En ménage
XI
Ce fut le lendemain, de la part de Mélanie, un déluge d'observations sur le nez de Jeanne, sur ses belles qualités, sur sa robe noire.—Ah! Monsieur avait eu du bonheur de dénicher une petite dame aussi peu affichante et aussi douce!—Mélanie ne connaissant que les femmes à officiers, installées dans son quartier, au Gros-Caillou, s'étonnait devant cette fillette réservée, pas orgueilleuse et pas canaille, ainsi que la plupart des filles qu'elle rencontrait traversant, en cheveux, sa rue, accompagnées comme d'un domestique par une ordonnance chargée de les brosser et de les occuper, en l'absence des supérieurs retenus, par leurs devoirs professionnels, devant des verres d'absinthe, dans des cafés.
André accepta presque joyeusement les seaux que la bonne lui versa sur la tête. Toutes ses venettes s'étaient évanouies; les anicroches n'étaient même plus à redouter; Jeanne prenait place dans le ménage, sans qu'un cri se fût élevé ni une dispute. Les embarras que pouvait susciter le concierge demeuraient seuls à éviter, mais Mélanie devant laquelle André laissa échapper quelques craintes, se récria, sentant sa vieille haine s'accroître contre l'homme qui l'empêchait de battre ses tapis et de secouer ses torchons, après dix heures.—Ah bien, faudrait plus que ça, qu'un pipelet fît la loi à Monsieur! dit-elle;—et, elle s'engagea sans qu'il lui fût rien proposé, à protéger la petite, à être muette si quelqu'un tentait de lui arracher les vers du nez; elle s'offrit enfin à rembarrer les locataires et le portier au premier mot.
André calma ce beau zèle appréhendant d'irréparables bévues.
En attendant, une touchante amitié se liait entre les deux femmes. Jeanne, le second jour où elle coucha chez André, fut surprise, au lit, tandis qu'elle se réveillait, par Mélanie qui entrait, discrètement, sur la pointe de ses longs pieds. Elle se saluèrent et se sourirent gracieusement:
—Bonjour, Madame, vous allez bien?
—Mais je vous remercie.
—Je ne savais quoi acheter ce matin, pour manger. J'ai commandé au charcutier des côtelettes à la sauce. Madame les aime-t-elle?
—Mais certainement, Madame, j'aime bien toutes les sauces où il y a du vinaigre et des cornichons.—Et, reconnaissante de la chaufferette apportée, la dernière fois, Jeanne demanda des nouvelles du sergent de ville.
Mélanie, très flattée, devint prolixe. Elle s'étendit, à perte de vue, sur les rhumatismes de son mari, parla de son futur avancement, des enfants qu'ils avaient désiré avoir, convint, sans que personne eût mis le fait en doute, qu'elle ou son mari, tous les deux peut-être, étaient stériles; puis, malgré l'opposition de Jeanne, elle s'empara de ses chaussures, déclarant qu'elle ne consentirait jamais à ce que Madame tachât ses jolis doigts et elle fit reluire les brodequins d'une telle façon que les bottines d'André proprement cirées à l'ordinaire, semblaient, en comparaison, des savates ternes et souillées. Elle poussa même le raffinement jusqu'à faire chauffer les brodequins, près du feu, les talons en l'air.
Un peu surpris, malgré tout, de cette soudaine tendresse, André chercha quelles pouvaient bien être les intentions de Mélanie; il ne tarda pas à les connaître, un jour que rentrant chez lui, il trouva les deux femmes assises, dans la salle à manger, devant une table; Jeanne bâtissant une robe pour la bonne, lui attachant les papiers de son patron, comme des affiches, le long du dos.
Il ne dit rien, pensant toutefois que Jeanne allait être largement grugée; il commença seulement à se défier de l'intimité des deux femmes, un samedi où Jeanne manifesta le désir d'aller dîner, le lendemain, dans un restaurant.
Il fut très étonné de cette fantaisie, sachant que d'habitude elle n'aimait pas se promener avec lui, de peur d'être rencontrée par les amis de son autre amant; il la questionna et elle finit par avouer que Mélanie souhaitait d'avoir campos.—Je me chargerai de la cuisine, si tu ne veux pas te déranger, fit-elle, très bas; tu sais, Mélanie me l'a demandé comme un service.
Il ne voulut pas désobliger Jeanne et irriter la bonne; il octroya gracieusement le congé et Jeanne, le lendemain, se déclarant un peu souffrante, hasarda qu'il serait plus agréable de manger au coin du feu et proposa d'envoyer Mélanie chercher les provisions. André accepta; il consentit même à ne pas dîner dans la salle à manger parce qu'il était plus mignon de s'installer comme autrefois dans la chambre et il fut récompensé de son obéissance par la grande joie de Jeanne qui, le ventre enveloppé d'une serviette, la mine délurée et bien portante, dressait la table, baisait son petit homme sur les joues, lui soufflait dans l'oreille: hein?—n'est-ce pas que c'est amusant?—parlait des anciennes portions qu'il faisait, au temps jadis, au temps où il n'avait point de bonne, monter d'une gargote du voisinage, affirmait, malgré les observations d'André débinant les plats figés trimballés dans une serviette au travers des rues, qu'elle aimait mieux manger comme cela, à la flan, sans pose, plutôt que de changer tout le temps d'assiettes et de dîner en cérémonie, au son du timbre.
André sourit.—Mon petit minouchon, dit-il, avoue que Mélanie t'effraie encore?
Elle nia, toute rouge.—Voyons, je ne suis plus une enfant pour avoir peur d'une bonne! Non, je préfère le tête-à-tête, à table, simplement parce qu'il est ennuyeux d'avoir constamment quelqu'un derrière le dos. Avec cela, Mélanie arrive toujours quand on voudrait s'embrasser; on n'est pas libre, on ne peut plus causer; tu sais, tu auras beau dire, on n'est plus chez soi.
André jugea prudent de garder le silence. Jeanne, du reste, emporta les plats, débarrassa la table, la repoussa dans un coin et se mit en devoir de moudre le café. André s'offrit à exécuter ce travail facile et tandis qu'elle apportait les cuillers et les tasses, il tourna maladroitement la manivelle, entre ses genoux, surpris, malgré tout, que l'appareil ne broyât pas les grains plus vite.
Jeanne haussa les épaules, lui reprit le moulin et acheva prestement l'ouvrage. Assis, l'un à côté de l'autre, les pieds sur le garde-feu, ils causèrent à l'aventure; la conversation languissait, ne touchant qu'à des choses futiles, rasant des sujets indéterminés. Comme ces peluches qui volent au hasard jusqu'à ce qu'elles s'arrêtent, à un endroit, leurs paroles, après avoir d'abord frôlé le sujet des robes amené par la jupe de Jeanne qui s'était graissée en desservant, se posèrent sur le magasin où elle travaillait.
Alors, elle exprima le mépris qu'elle et les autres ouvrières ressentaient pour les filles-mannequins qui se promènent sur du parquet luisant, dans des robes prêtées. C'étaient des grues journellement enlevées des salons d'essayage par les riches acheteurs pour l'étranger, des rien-de-propre en un mot.
Quant aux trois catégories d'ouvrières: les jupières, les corsagières et les confectionneuses de manteaux, il n'y avait, parmi elles, que très peu de bonnes filles et, lancée sur ses compagnes de la confection, elle dit quelles petites rosses étaient les quelques vierges disséminées dans les ateliers, des mijaurées, savantes comme chaussons, escomptant pour l'avenir des appas déjà fanés et des dessous rances; elle avoua les aigreurs échangées du matin au soir, les airs dégoûtés et chipies des femmes vivant en concubinage, portant le nom de leurs amants, voulant être traitées de Mesdames, long comme le bras, affirma cependant qu'on était, malgré les échanges de piques et de gros mots, très polies, les unes envers les autres, car lorsqu'une ouvrière entrait, le matin, sans souhaiter le bonjour, tout l'atelier s'écriait: Dites donc, vous avez oublié quelque chose derrière la porte!—Et Jeanne riait, prétendant qu'il y en avait d'assez godiches pour retourner sur le palier, à la recherche de l'objet perdu.
Puis, effleurant les ateliers situés, dans les combles, au cinquième, des enfilades de mansardes, tapissées de papier à six sous le rouleau, des fleurs roses grimpant dans des treilles grises, éclairées par des tabatières, réunies par des portes dont les battants manquaient, Jeanne, excitée par André, parla de la mercière, une pimbêche qui marque les heures d'arrivée, possède dans de grandes boîtes toutes les nuances des soies, crie lorsqu'on va lui réclamer des fournitures:—Comment vous avez déjà fini? Montrez-moi votre bobine!—une moucharde pucelle et vieille disant à celles qui ont découché:—Tiens, une telle, tu as un col sale et c'est jeudi; tu n'es donc pas rentrée, hier, chez toi? Du reste, vrai, tu peux te regarder, tu en as des yeux!—ou bien jetant des apostrophes de ce genre à celles dont le ventre bombe:—Ah! la petite qui s'est étalée sur une pierre pointue! ou encore:—dites donc, la belle, vous avez sans doute mangé des haricots pas cuits, c'est cela qui vous aura fait gonfler?
—Ça t'amuse, reprit Jeanne, avec un peu de mélancolie, regardant André qui souriait, béatement, dans son fauteuil.—Eh bien! si l'hiver, tu étais enfermé dans des pièces pareilles, pleines de courants d'air, chauffées au coke, éclairées dès deux heures de l'après-midi, par des becs de gaz, pendus si bas, qu'ils vous brûlent et vous font tomber les cheveux, si tu étouffais, l'été, au milieu de tout un monde qui se déshabille pour se mettre à l'aise, tire les nainais de son corsage et les soupèse afin de voir qui les a les plus gros et les plus fermes, si tu avais à supporter aussi trois ou quatre mois de morte saison, tu verrais qu'il n'y a vraiment pas de quoi rire.—Non, il n'y a pas de quoi rire, reprit-elle, d'un ton convaincu, après un silence.
André s'excusa de son air radieux et il le justifia par le spectacle qu'elle avait montré.
—C'est égal, je voudrais voir ça, fit-il, réjoui par cette perspective de corsages laissant passer à la file, dans un cadre fripé de linge, de blanches poires aux queues couleur de rouille, de chocolat, de framboise ou de mauve.
—Il y a même quelquefois du tabac à priser dessus, riposta Jeanne, en riant, à son tour, car tu sais que nous avons toutes un petit cornet d'un sou que nous faisons sécher sous les fers.
—Ah! bien, c'est du propre, s'écria André.
—Tu es bon, toi! Il faut bien ça pour nous réveiller, pour nous permettre de tenir jusqu'à huit heures. Oh! alors, personne ne dort plus, je t'assure; on crie dans tous les ateliers: V'là l'heure! et la toilette commence: chacune se lisse les cheveux avec un peu de salive, s'épluche les bouts de fil restés sur la robe, se pomponne les joues avec la houpette, se prépare les cils avec une épingle à cheveux, et alors faut voir, ce sont les plus dégingandées qui font le plus leur tata, qui prennent pour descendre les airs les plus innocents et les plus dignes!
—Parbleu, s'écria André, c'est dans les manteaux comme dans l'art. On peut être certain, que ce sont les gens dont la vie privée est la plus abjecte qui écrivent les œuvres les plus sentimentales et les plus bégueules! Enfin, c'est ainsi!
Il eut un soupir, puis il demanda quelques renseignements sur la nourriture des ouvrières, apprit sans étonnement que ces jeunes personnes se repaissaient de crudités, d'artichauts à la poivrade, de fromage blanc à la ciboule, de pommes vertes, et, en fait de nourritures plus substantielles, de clovisses, de moules, de côtelettes, le tout apporté du dehors, dans de grands paniers, et chauffé dans une pièce spéciale, commune à toutes les séries d'ouvrières, au sixième, sur des fourneaux à gaz dont on se disputait les trous retenus à l'avance pourtant par les apprenties de chaque atelier.
—Ah! bien, vous devez en débiter sur les hommes! hasarda André.
Jeanne convint que sans doute on causait des hommes, mais le thème de la conversation reposait surtout sur les rêves qu'on avait eus.
Tous les matins, du reste, les ouvrières criaient à leurs amies, en arrivant:
—Bonjour, ma chérie, tu as bien dormi?
—Oh oui, ma chère, j'ai rêvé de toutes sortes de choses que je te raconterai, là-haut, pendant le déjeuner; oh! tu verras, ma chère;—et, en croquant des radis qu'elles se cotisaient pour acheter, elles racontaient leurs rêves qui étaient expliqués par la grande Amélie, une femme joliment forte là-dessus, possédant, comme pas une, la clef des songes.
Ainsi, quand on embrassait une femme ou qu'on voyait son derrière, c'était un affront qui vous attendait dans la journée;—quand on rêvait d'oiseaux, c'était cancan;—de feu, une grande joie, à condition pourtant qu'on ne vît pas les flammes;—puis il y avait encore le chat qui était trahison;—l'enfant qui était tourment et un tas d'autres devinettes que Jeanne avouait ne plus connaître.
—Et tu crois à tout cela? demanda André.
—Mais oui, pourquoi pas?—Seulement le sourire de Jeanne était si ambigu, qu'André ne put savoir au juste si elle était de bonne foi et grave.
—Nous sommes toutes superstitieuses, conclut-elle, souriante.—Ainsi quand nous sortons de table, nous avons constamment les cheveux mouillés, parce que nous renversons du vin sur la table et que nous y trempons vite le doigt et l'essuyons sur la tête pour nous porter bonheur.
—Et Eugénie, elle croit aussi à tout cela?
—Mais oui.—Oh! du reste, elle est payée pour y croire, car toujours ses songes se sont réalisés. Ainsi, avant de se marier, elle a vu un homme tenant un rabot et elle a eu pour mari, un emballeur. Et le même fait s'est produit pour sa sœur; elle a vu, étant jeune fille, un homme en redingote et le premier amant qu'elle a eu, a été un homme de plume. Ah bien, tu sais, il ne faudrait pas dire devant Eugénie que les rêves sont des blagues! elle t'arrangerait!
—Je respecte toutes les convictions, même quand elles sont sincères, affirma André, puis se penchant sur Jeanne, il lui chuchota une question dans le tuyau de l'oreille.
—Oh! que tu es sale! fit-elle. En voilà des questions! je me demande quel intérêt tu as à savoir qu'ils sont au sixième, près des pièces où l'on mange, qu'il y a des tronçons de cigarettes, du sang par terre, et puis que c'est plein de bouts de mousselines.
—Ah alors! c'est avec de la mousseline…, dit André en riant. Voilà une bonne note à prendre sur les ateliers de confection.
—Comment une note à prendre! Ah oui, c'est vrai, tu écrivais dans le temps. Oh mais, ne vas pas mettre ce que je te raconte, dans tes livres, parce que tu sais! Mais, je suis bête, tu n'oserais pas écrire des choses semblables!
—Tu verras, dit simplement André.
Jeanne haussa les épaules et reprit: alors tu travailles dans les journaux?
—Non. Voici plus de trois ans que j'ai renoncé au journalisme et il continua, parlant plus à lui-même qu'à la petite: j'avais assez des directeurs, un tas d'icoglans qui veulent commander et diriger la virilité des autres! J'aurais bien dû par exemple, avant de rendre mon tablier, démontrer dans un sincère article la parfaite inutilité de la critique; mais voilà, j'aurais commis, aux yeux de mes confrères, une hérésie pécuniaire; ces imbéciles n'auraient même pas compris combien mon idée était humaine: je débinais le métier qui m'aidait à vivre!—ce que nous sommes en train de faire tous les deux, poursuivit-il, en se tournant vers Jeanne.
Il se tut, pris de mélancolie et de dégoût. Depuis des mois, il ne travaillait guère. Il traversait une période de découragement et d'abandon, se remâchait les terribles arguments de l'homme de lettres, las de travail et soûlé d'art. A quoi bon! quelle nécessité! Il faut lire les ouvrages des autres et n'en pas écrire. Puis dans ce laisser-aller, dans cette déroute, le roman commencé apparaissait dans une perspective lointaine et magnifique. Il disait: Ah! tout de même!—puis comprenant que le livre exécuté à grand'peine, serait forcément inférieur à celui qu'il avait rêvé, il retombait dans ses premières tristesses, se répétant comme excuse: aujourd'hui, je ne suis pas en veine, nous verrons plus tard.
Et cet aujourd'hui, c'était demain, c'était après-demain, c'était des semaines et c'était des mois; à force d'attendre, il avait perdu le profit de la mise en train qu'il avait acquise, une fois installé dans son ménage.
Et puis… et puis… il s'était marié. Il fréquentait déjà peu le monde. Ce mariage l'avait forcé à rompre toutes relations avec les gens qui auraient pu lui donner un coup d'épaule et lui venir en aide. La peur que son cocuage ne fût su de tout le monde, la honte d'expliquer par un mensonge qui amènerait des sourires sur les lèvres des autres, la séparation effectuée entre sa femme et lui, le retenait encore. Il avait abandonné le bénéfice des labeurs accomplis au temps où il tâchait dans les maisons de passe de la presse. Il était caserné dans un trou, oublié; il s'était fermé par son abstention toutes les portes, il ignorait aujourd'hui les signaux d'entrée et les mots d'ordre. La difficulté de mettre la main sur un éditeur, difficulté qui, bien que ses premiers livres se fussent mal vendus, était presque éloignée à un moment, s'il avait persisté à demeurer sur la brèche, s'imposait comme à ses débuts. A sa paresse instinctive, se joignaient maintenant l'inanité de nouvelles recherches, la fatigue de nouveaux efforts.
—C'est drôle, reprit Jeanne, qui devant la mine assombrie d'André, changea de conversation; dans le temps tu avais des masses d'amis qui venaient te voir et Mélanie m'a assuré que tu ne fréquentais aujourd'hui personne. Est-ce que tu es fâché avec un petit, tu sais bien, ah! je ne me rappelle plus son nom, un petit qui portait toujours un binocle et des cravates La Vallière, à pois.
—Ah! Eugène;—non, il s'est marié et, dame, le mariage, ça rompt bien des relations.
—Oui; et toi? tu n'as jamais eu envie de te marier?
—Non.
—C'est drôle, quand on aime tant son intérieur, qu'on ne finisse pas comme les autres par là!
André, qui était devenu très inquiet, respira; Jeanne ignorait certainement qu'il fût marié; Mélanie avait gardé le silence, tenant compte par extraordinaire des ordres qu'elle avait reçus.
—Alors tu ne me croyais plus garçon, dit-il à Jeanne?
—Non, je me figurais plutôt que tu étais mort.
Il ne répondit point, songeant que lui aussi avait cru au décès de Jeanne.
—Mais voyons, reprit-elle, cherchant dans sa tête, tu avais autrefois pour ami un grand maigre avec de la barbe.
—Cyprien?
—Oui, eh bien! celui-là, tu ne le vois plus?
—Mais si—nous sommes toujours camarades, et, tout en ajoutant: «Nous nous voyons très souvent même», il réfléchit que le peintre s'était abstenu de visites et de lettres depuis le retour de Jeanne. Il faudra que je passe chez lui, se dit-il.
—Quand tu seras là à bâiller aux corneilles, fit la petite, un peu dépitée de voir André voguer dans ses rêves, loin d'elle: qu'est-ce que tu as? tu es tout chose, ce soir!
Le fait est que ce soir-là, André remuait un tas de cendres; il retrouvait des bouts de tisons sommeillant dessous, des souvenirs qui pétillaient de toutes parts, et la tête maintenant appuyée sur l'épaule de Jeanne, pour avoir au moins l'air de s'occuper d'elle, il songeait, les yeux perdus.
—C'est dommage que tu ne sois plus dans les journaux, soupira-t-elle, tu m'aurais eu des billets de théâtre.
Cette phrase le lança sur une nouvelle piste. Ah! combien de fois Berthe, sa femme, lui avait-elle formulé cette demande! tout un rappel de tenaces exigences lui arriva; il embrassa Jeanne, heureux de se presser contre elle. Tout un parallèle s'établissait maintenant, dans son esprit, entre les deux femmes: Berthe plus jolie avec son visage régulier sous ses cheveux châtains, ses yeux noirs profonds, sa surdent amusante dans une bouche bien rose; Jeanne les traits plus bafouillés, le nez bravache, bougeant et retroussé, les yeux jaseurs, ardents et doux, les cheveux éparpillés en pluie fine et blonde sur la peau du front: elle avait une bonne flanquette plus drôle, une tournure plus provoquante, et surtout une douceur de caractère, une crainte de gêner, une discrétion savoureuses pour un homme qui avait supporté le rêche despotisme d'une épouse, jugeant tout, tranchant tout, imposant ses idées, ses préférences, une bourgeoise convaincue qui, le jour où elle prit possession de son logement de mariée, lâcha cette déclaration qu'André avait encore sur le cœur: Il faudra enlever ces gravures-là, on ne met pas de gravures dans un salon.—Et il avait dû accepter les turpitudes choisies par elle et reléguer dans le vestibule ses belles estampes.
Ces souvenirs lui firent lever le nez sur ces mêmes gravures qui tapissaient maintenant les murailles de son petit salon.
—Vilain maniaque, va, dit Jeanne qui épiait ses mouvements des yeux, te voilà encore à regarder tes vieux bibelots. Tiens, ce cadre-là est de travers, poursuivit-elle, en riant, connaissant l'habitude d'André de redresser les tableaux que Mélanie dérangeait sans cesse, ayant, comme personne, le sens de l'indroit dans l'œil.
Il se leva, remit le cadre en place, heureux d'amuser Jeanne, puis il se rassit et se replongea dans ses méditations.
Il se répéta, une fois de plus, que joyeuse et câline, elle était encore obligeante et charitable, car il en avait eu des preuves, un soir, que malade, battu par la migraine, elle lui posa doucement des compresses sur le front, l'embrassant comme un enfant que l'on console, lui disant dans un baiser: Eh bien, et la tétête va-t-elle mieux, chéri?
Elle avait eu, ce soir-là, une façon charmante de calmer la maladie. André qui restait, d'ordinaire, en proie aux soins de sa bonne, trouvait bien chez elle une servante correctement dévouée jusqu'aux heures de ses départs, mais il souffrait atrocement alors que, ne pouvant supporter la lumière et le bruit, Mélanie apportait brusquement une lampe, fichait une tasse par terre, l'assaillait d'offres inutiles, le bourrait, à contre-sens, de tisanes, le harcelait jusqu'à ce qu'il eût avalé d'indigestes soupes.
Quant à Berthe, elle remplissait, dans ces cas, honnêtement son devoir; elle envoyait la bonne s'enquérir de temps à autre, si Monsieur n'avait besoin de rien, la sonnait afin qu'elle préparât et portât à André un verre d'eau sucrée à la fleur d'orange, puis à l'heure habituelle elle se déshabillait sur la pointe des pieds, usant, à défaut de caresses, de précautions, murmurant une fois couchée des: «comme tu as chaud, tu dois avoir la fièvre», tournant le dos et baissant la lampe.
Cette question du lit amenait André à des rapprochements plus intimes encore entre Berthe et Jeanne. Celle-ci triomphait avec ses jolies simagrées, ses frissons et ses remous de corps, sa tête promptement abasourdie et ses mots hachés. L'autre était froide, rigide, acceptant sans bonne grâce, repoussant les mains, se garant des lèvres, ne fermentant pas.
—Tiens, tu es encore la meilleure de toutes, dit-il subitement.
Mais Jeanne bouda, lui reprochant de songer à ses anciennes maîtresses.
Il la cajola, étonné lui-même de la phrase qu'il avait prononcée tout haut et il se soumit pour la contenter à une opération qu'il retardait depuis des mois. Jeanne le priait instamment de se laisser enlever deux vers qui s'étaient logés, paraît-il, sous la peau du front.
Alors elle les serra entre ses ongles acérés de telle sorte qu'il se prit à hurler, mais elle le menaça d'employer une pointe d'aiguille s'il ne se taisait point, puis elle le baisa tendrement.
—Tu es plus beau maintenant, dit-elle, tiens, regarde-toi.
Et il dut se lever pour se mirer dans une glace. Il ne se jugea ni plus mal, ni mieux; il déclara cependant que sa tête s'était heureusement modifiée depuis l'extraction des matières sébacées qu'elle avait subie.
Et des soirées continuèrent, pareilles à celle-là, faisant peu à peu sortir tout l'enfantillage contenu dans la femme et dans l'homme. Après le dîner, on buvait une larme de bénédictine ou de prunelle, parfois même André allait chercher des marrons et du macadam et, tout en grignotant et en buvant, ils échangeaient ces banales effusions, ces commodes courtoisies nécessaires à l'entretien de l'affection et au repos de l'intelligence.
D'autres fois, quand Jeanne était venue de bonne heure, dans la matinée, André lui proposait d'aller prendre un peu l'air, après le dîner, et, par le froid sec, par ces temps où la lune luit sans taches dans un ciel bleu dur, ils filaient, à grands pas, dans la rue Saint-Honoré, Jeanne toute envolée dans son manteau de fourrures étroitement fermé, et ils s'engageaient, bras dessus, bras dessous, sous les arcades du Palais-Royal, stationnaient, une minute, devant les montres des orfèvres et, chassés par le vent, transis, ils se réfugiaient dans une brasserie allemande, située dans ces parages.
Là, enfoncés dans un divan, devant une table, ils demandaient, par gourmandise, de la choucroute, du jambon cru de Westphalie, des saucisses au raifort et du pain noir; et l'appétit s'éveillait aux odeurs acidulées qui fumaient dans l'assiette, et la soif, aiguisée par le sel du pain et l'âcre sucre des baies de genièvre qu'ils croquaient dans la choucroute, les faisait lamper, à pleines chopes, le salvator de Munich, une bière magnifique, couleur d'acajou, huileuse et douce.
Alors Jeanne s'arrêtait de manger, pour rire, voyant la moustache d'André pleine d'une mousse blanche, semblable à de la crème. Engourdis par cette chaude atmosphère, aveuglés par ce passage ininterrompu de bocks, ils se sentaient des fantaisies d'ivrognes de goûter à toutes ces bouteilles, rangées en bataille sur un rayon, diaprées d'éclairs par des jets de gaz.
Il fait bon ici, soupirait Jeanne, en soufflant et tendant son assiette. André répondait oui;—et tous deux ne parlaient plus, les yeux recueillis devant un buffet rempli de jambons fumés, dorés et gras, les uns suintant des gouttes de gelée pâle sur un plat, les autres montrant de sanglantes entailles laissant voir l'os sous leurs chairs coupées.
Bien qu'ils eussent amplement dîné, ils éprouvaient maintenant presque du mépris pour les nourritures éphémères et fines de Mélanie; la salive leur montait aux lèvres, une vorace fringale les prenait devant ce buffet encombré de larges et solides viandes, flanquées et appuyées encore par des barils de harengs roulés, des corbeilles de pain au fenouil, des craquelins et des bretzel, des saladiers où marinaient des vinaigrettes de museaux de bœufs, des cloches sous lesquelles se liquéfiaient les hauts Munster et les Limbourg.
Et tous deux, l'estomac languissant et chargé, s'attardaient sur leur banquette jusqu'à l'heure de la fermeture; Jeanne, un peu étourdie par la fumée du tabac et par la bière; André rêvant, les yeux ouverts, aux puissantes bitures de l'Alsace, regardant défiler devant lui, en songe, des gilets rouges et des tricornes, des nez en fleur et des ventres ronds, toute une séquelle de pochards rigolos tournant et buvant autour de l'énorme panse du Gambrinus de terre cuite qui se dressait, sur un comptoir, dans la brasserie, victorieux et gorgé, à cheval sur un foudre et le verre en l'air!