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En ménage

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III

Vers les neuf heures, Cyprien s'étira et se fit remarquer qu'il avait la bouche mauvaise. Il ne fut pas surpris du reste, ayant ardemment trinqué, la veille, à la santé de sa famille.

Il grogna, toussa, et, secoué par l'irrémédiable pituite des fumeurs de cigarettes, il cracha, dans son pot, avec des hauts de cœur.

André se réveilla au bruit; il eut un bâillement sonore.

—Tu vas bien? lança Cyprien entre deux hoquets,

—Pas mal, et toi? répliqua André. Il s'était mis sur son séant et repliait plusieurs lames du paravent.

—Je glaviote, comme tu vois, répondit Cyprien, et il apparut, la face terreuse, les yeux bouffis, montrant ses salières d'homme maigre, sous le col déboutonné de la chemise. Il roula une cigarette, l'alluma, demanda à son ami s'il avait trouvé un logement, la veille.

André lui rendit compte de l'emploi de sa journée et il ajouta:

—Je vais aller, aujourd'hui, à la recherche de mon ancienne bonne.

—Eh bien, je t'accompagne, s'écria le peintre. J'ai besoin de respirer. Ça ne va pas ce matin. J'ai le cœur en compote. Ce n'est pas pour dire, mais les familles sont bien inconséquentes! elles vous lèguent tous les vices héréditaires de leur santé et, de plus, elles vous fichent sur la terre sans le sou! Au bout de deux générations, je ne sais vraiment pas ce qui peut rester d'un estomac qui va, se détraquant à mesure qu'on le repasse à ses successeurs! Ça devient de la jolie filasse! On en est réduit à boire de ce jus-là! Et Cyprien, sautant de sa couche, but, coups sur coups, de pleins verres d'eau.

—Si je me levais? dit André, sans conviction.

—Tu ne ferais pas mal, riposta le peintre.

Une fois debout et sa toilette achevée, André se donna un coup de brosse, et, précéda sur le palier Cyprien qui fermait la porte.

André ne souffla mot pendant la route. Il voulait éviter d'avance les questions indiscrètes de la bonne qu'il avait congédiée, la veille même de son mariage. Il était évident qu'elle demanderait des nouvelles de Madame, désirerait connaître les motifs de la rupture, éprouverait le besoin de s'apitoyer sur le sort de son ancien maître. André était résolu à lui raconter simplement que sa femme voyageait, pour cause de maladie, dans les pays chauds.

—Ce n'est pas très fort ce que j'ai inventé, se dit-il, mais enfin, étant donnée la bêtise de Mélanie, c'est suffisant.

Il en était là de ses réflexions, lorsqu'ils atteignirent la rue des Quatre-Vents. La boutique qu'ils cherchaient était située dans une encoignure, badigeonnée de noir du haut en bas, ornée de filets et de lettres jaune-serin. C'était une blanchisserie écloppée modèle, une cabine fumeuse, pavoisée de trois bonnets à choux, pendus dans une montre. Près d'une porte sur les vitres de laquelle des doigts avaient dessiné des 8 dans la poussière, un vieillard paralytique et gâteux était assis sur un fauteuil percé d'un trou et humait l'air. Quand il vit les jeunes gens s'avancer vers lui, il baissa la tête et, avant même qu'ils eussent parlé, il saliva copieusement sur son linge et murmura, à voix basse, d'un ton où il y avait du désespoir et de la confidence: Je ne sais pas moi… je ne sais pas…

Ce vieillard était lugubre et puait.

André et Cyprien entrèrent. Dans la boutique, au fond, une fillette, la mine abrutie, s'amusait à faire griller sur la bouche du poêle, un de ses cheveux et lorsqu'il se recroquevillait, elle l'approchait de son nez et semblait se complaire à en flairer l'odeur.

André lui exposa le motif de sa visite. Elle ricana et parut encore plus hébétée. Heureusement que la patronne survint.

—Faudra, dit-elle, si vous tenez à parler à Mélanie, que vous alliez jusqu'au no 46 de la rue Duvivier au Gros-Caillou, c'est là qu'elle habite, mais si vous voulez l'attendre, elle sera ici dans une heure au plus; elle fait un ménage, dans le quartier et elle s'amène toujours chez moi pour tailler une bavette avant de retourner chez elle.

Ils résolurent de se présenter à l'heure dite et comme ils étaient désœuvrés, ils flânèrent sous l'Odéon. L'examen des livres nouveaux fut terminé vite.

—Si nous nous promenions au Luxembourg? proposa Cyprien.

Ils franchirent la grille de la rue de Vaugirard.

—Hein? crois-tu, disait le peintre, en avons-nous laissé des souvenirs dans ce jardin! quel malheur tout de même qu'on les ait changés, avec les allées, de place! Tiens, montons sur la grande terrasse; on a oublié de lui rafistoler sa robe et de la pommader.

Et il marchait tranquillement, les mains derrière le dos, salivant de gauche à droite, sans besoin, reprenant:

—C'est égal, voilà un endroit où, après une enfance giflée, j'ai eu une jeunesse bien détroussée par les femmes! c'est là que j'ai rencontré, pour la première fois, Héloïse, tu sais, la grosse mémère blonde—ah! non, c'est vrai, tu ne l'as pas connue, toi!—eh bien, mon cher, elle était pleine de pitié pour mes seize ans; elle me chipait toutes mes pièces blanches et comme je n'avais point la figure d'un homme satisfait, elle me disait, en face, posément:

—Ce n'est pas moi qui vous trouble?

Elle me grugeait angéliquement, était pour moi maternelle et digne. Je l'ai souvent regrettée quand j'en ai eu d'autres.

Ils étaient arrivés sur la terrasse et ils se promenaient de long en large.

Ils passaient et repassaient sans cesse devant deux statues. Cyprien dissimulait mal le dégoût qu'elles lui inspiraient. Il s'arrêtait devant, contemplait avec des gestes excessifs une Anne d'Autriche, portant dans une main, un papier roulé, une serviette à musique pour jeune fille et, dans l'autre, un sceptre semblable à ces gratte-dos qu'on vend chez les tablettiers et les parfumeurs. Elle était soufflée, avait des poches sous les yeux, l'air grognon, ne possédait ni gorge, ni derrière, semblait, en fin de compte, une reine de lavoir qui ne serait pas encore soûle.

L'autre arborait peut-être un port moins imposant et une mine plus canaille, s'il était possible. Étiquetée: «Anne de Bretagne, reine de France, 1476-1514»; elle tenait une corde entre de grands doigts gonflés et mous comme des boudins blancs; pas plus de gorge et de derrière que la précédente. Avec son pif en trompette, ses lèvres en rebord de vase, son ventre mastoc et son allure arsouille, on l'eût prise pour une marinière qui va haler une barque.

—Ce n'est toujours pas avec des bergères comme celles-là qu'on corrompra la jeunesse qui rôde ici, dit Cyprien. Ce sont des bobonnes de maisons suspectes ces princesses-là!—Il regarda, sur les socles, les noms des sculpteurs, fut étonné qu'ils ne portassent point la signature de Maindron, jugea ces œuvres dignes de l'auteur de Velléda, une statue vraiment surprenante.

André s'était installé sur un banc. Le jardin était presque désert. L'heure n'était pas encore venue où des dames assises se vantent mutuellement les belles qualités de leurs garçons qui se jettent, en une allée plus loin, du sable dans les yeux et se pincent. Les petites filles ne se pavanaient pas encore, étalant des pantalons brodés, des jupons blancs, faisant les dédaigneuses, dévisageant de haut les enfants de leur âge qui les invitent à jouer, répondant non si la robe est fanée et le manteau pas neuf.

Dix heures sonnaient. Entre des arbres, çà et là, en groupe, la marmaille des pauvres commençait à braire.

André et Cyprien dessinaient avec leurs cannes des ronds sur la terre. Ils ne parlaient plus, écoutaient, dans le silence du jardin, les cris aigus des mômes, le craquement du gravier sous les pas, le son éloigné d'une trompe.

Ils sentaient autour d'eux un silence enveloppé de bruit; la rumeur des rues avoisinantes s'étendait, apaisée et lointaine, se mourait, dans les allées, proches des grilles. Quelques moineaux pépiaient par endroits; par d'autres, des pigeons sautillaient sur des vases de fleurs; partout des traces de clous de souliers se voyaient dans le sable.

Cyprien, les coudes sur ses genoux, la tête entre les mains, sifflotait, contemplant la barre sale des maisons, derrière les arbres, le dôme du Panthéon, arrondissant sa calotte grise sur le bleu-lin du ciel, coupé, net, plus bas, par une ligne d'eau, une ligne formée par des toitures en zinc, frappées de lumière.

Aucun promeneur sur la terrasse. A cent pas environ, des fillettes d'ouvriers sautaient à la corde, le chapeau tombé en arrière et retenu au cou, par un élastique. Elles criaient: «Anaïs, du vinaigre! du vinaigre!» et montraient sous leurs jupes relevées, de petits mollets blancs et des pieds très longs.

—Voilà, murmurait André, les yeux fixés sur les cailloux; c'était le temps où l'on recevait dix sous de sa famille, par semaine, afin d'acheter chez le concierge du bahut, des suçons ou du chocolat; le temps où, les jours de promenade, le jeudi, lorsqu'on faisait halte sur cette terrasse, l'on n'entamait plus de parties de visa, pour parler des femmes. Ça nous met joliment loin, dis donc?

—Près de vingt-cinq ans en arrière, répondit Cyprien. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous nous connaissons, hein? Je te vois encore arriver à la pension. Tu pleurais comme une madeleine;—tu n'étais pourtant pas à plaindre, toi; tu avais une famille qui assiégeait sans arrêt le parloir; presque tous les dimanches tu lâchais le bazar. Moi, j'étais régulièrement collé. Dieu de Dieu! j'ai froid dans le dos, lorsque je songe à la tristesse de la cour, vide ce jour-là, au navrement sans borne de l'étude, avec le pion vautré dans sa chaire, embêté, maussade, rêvant à des ribotes de billards et de petits verres, se vengeant de ses ennuis sur nous, nous empêchant de sortir quand on levait la main pour aller aux lieux!

—Ah bien, reprit André, si tu t'imagines que les jours de congé étaient plus gais au dehors! toute ma journée, à moi, était gâtée par l'appréhension de la rentrée, le soir. Ma famille consultait sa montre. «Il faut se dépêcher, disait ma mère, l'heure avance.» Je quittais la table, après le second plat, j'emportais mon dessert dans ma poche, et alors, après les recommandations et les embrassades, j'étais reconduit par Irma, la bonne. Les rues pleines de monde me serraient le cœur. Je voyais des enfants qui s'attardaient devant des boutiques criblées de lumière. J'enviais la misère des mioches du peuple qui galopinaient sur les trottoirs. Ceux-là étaient libres! moi, je devais presser le pas, afin d'arriver à l'heure. O les rues, ce soir-là! la rumeur des cafés remplis de monde, les affiches des théâtres qui me semblaient inviter à des bonheurs inouïs, tout cela me jetait la mort dans l'âme! J'essayais de marcher moins vite, mais la bonne avait hâte de se débarrasser de moi, pour aller rejoindre, sans doute, un amoureux. Elle doublait les enjambées, nous étions enfin devant la triste loge où Piffard veillait derrière les vitres d'une cage. Dès que je mettais les pieds dans cette salle, un grand froid me tombait sur les épaules, comme si j'étais entré dans une cave; le dos de la bonne qui partait me donnait envie de pleurer et de fuir. Tu te souviens, on regagnait le dortoir; le pion vous menaçait d'une privation de sortie pour le dimanche suivant parce que nos talons sonnaient trop fort. L'on se déchaussait et, sans pantoufles, dans ce dortoir éclairé comme pour une veillée mortuaire, sinistre avec sa rangée blanche de lits, l'on se coulait au plus vite dans les draps, et l'on entendait les autres rentrer, aller près des pots rangés le long des fenêtres, pisser tant qu'ils avaient, chuchoter sous les menaces du pion gueulant dans ses couvertures.

Dire qu'il s'est trouvé des gens pour prétendre qu'on regrettait plus tard le temps du collège! Ah non! par exemple. Si malheureux que je puisse être, je préférerais crever que de recommencer cette vie de caserne, subir la tyrannie des poings plus gros que les miens, la rancune ignoble des pions!

—Les pions! tiens, parlons-en de ceux-là! Apitoyons-nous un peu sur leur sort. Leur vie est dure? Soit. C'est une existence atroce que de surveiller et de faire éclore les vices d'un tas de polissons, de se lever et de se coucher avec eux, à des heures stupides? eh bien, après? A part un ou deux qui attendent, dans ce dépôt, des jours meilleurs, je n'ai connu que des absinthiers, des gens travaillés par ces maladies qui se traitent spécialement devant les cours d'assises! A propos, te rappelles-tu Bourdat, dit «il faut que je sors»—c'est comme cela qu'il parlait sa langue celui-là!—te le rappelles-tu, avec son costume de misère, traîné dans tous les caboulots et les débits de prunes, son chapeau galeux et pelé, sa moustache limoneuse, son menton fleuri de boutons de vin, ses yeux qui suaient des luxures sales? Il embrassait ceux qui n'avaient pas de barbe, raflait nos sous, confisquait notre tabac pour le fumer, vendait les livres qu'il nous empruntait, se soûlait comme un fifre et nous obligeait à payer deux francs pour une levée de consigne. Celui-là était un des plus remarquables échantillons…

—C'était le meilleur de tous, jeta Cyprien. Lorsqu'on n'avait pas d'argent pour racheter sa privation de sortie, il vous accordait un crédit de deux jours. Gouape au fond de l'âme, je ne dis pas, mais une gouape bonhomme. C'est le seul, ma foi, pour lequel j'ai gardé un peu d'estime!

Et ils alternaient, l'un l'autre, à mesure que les souvenirs leur revenaient. C'était maintenant la nourriture toujours la même à des jours fixés: le gigot au suif et les haricots à l'eau tiède du lundi; le veau et le plâtreux fromage blanc de tous les mardis, les carottes à la sauce rousse, l'oseille du jeudi qui rendait malade, le macaroni sans parmesan et sans gruyère, la purée des pois mal concassés, les pommes de terre sautées dans de la graisse noire; puis, ils songeaient à l'abominable souffrance des soirs d'étude, l'hiver, où l'on s'endormait brisé par la chaleur lourde du poêle et des gaz, réveillé en sursaut par le pion, par un camarade qui vous cognait le coude; ils songeaient à l'attente anxieuse de l'heure où l'on ferme ses dictionnaires, où l'on se met, au son d'une cloche, en rang dans la neige, où l'on peut enfin s'étendre sur un lit de glace, dans un dortoir ouvert, par raison d'hygiène, du matin au soir, et ils se rappelaient, tous les deux, le grelottement du déshabillage, les chaussettes gardées pour avoir moins froid, l'étendue du caban et de la tunique sur la couchette. On s'endormait, et, le lendemain, à cinq heures et demie, un domestique vous arrachait au lit chaud, avec l'horrible vacarme d'une brosse qu'il tapait entre les rayons du casier aux chaussures.

L'été, c'était peut-être plus épouvantable encore. Tous les quinze jours, le samedi, on se lavait les pieds, dans le réfectoire; mais, d'aucuns en repuaient le soir même et une odeur fade, une douceur sûre à faire vomir, s'envolait de certaines couches, flottait dans la pièce entière.

Et ça se prolongeait ainsi, pendant des mois, pendant des années; on quittait une classe pour entrer dans une autre; on étudiait sur des livres neufs; on devait admirer les lourdes balivernes d'Horace, le fatras stupéfiant d'Homère, réciter du Racine et du Virgile, du Cicéron et du Boileau, passer en revue tout le solennel ennui des époques classiques, copier des 100 et des 1000 vers, n'apprendre, au demeurant, rien qui fût utile; et, les semaines se suivaient, les unes après les autres, apportant la même pâture mal assaisonnée, la même eau rougie ou la même eau pure; les jours s'écoulaient, également tristes, entre la désolation du lundi matin où l'on se réveillait, consterné par la perspective d'une semaine à vivre et l'espérance qui vous prenait, le jeudi, d'atteindre enfin le dimanche.

Les seules lueurs qui brillaient, dans cette nuit sans fin d'embêtements, se montraient, vers le mois de Juillet, à l'approche des grandes vacances, alors que la discipline se relâchant un peu, on collait, au plafond, avec une boulette de papier mâché, la figure des pions découpés dans des morceaux de papier et de carton peint.

Et l'aspect même du pensionnat où ils avaient vécu ensemble leur apparaissait: les deux préaux, celui des petits et celui des grands, séparés par une grille de bois, les quatre latrines, surmontées d'une horloge, la fontaine où l'on se donnait tant de coliques, à force d'y puiser de l'eau, les trois acacias dont on mangeait les fleurs, le hangar de la grande cour, avec une chapelle dessus et une cabane à porcs en dessous, les classes entourant la petite cour, les dortoirs s'élevant jusqu'aux toits, avec leurs grandes fenêtres voilées de rideaux blancs, la cuisine dans les sous-sols, avec deux lucarnes grillagées, à ras de terre, le parloir où l'on apprenait le violon et le piano, et, en face des dortoirs, encore deux étages de classe avec un escalier suspendu pour y grimper.

Des nausées venaient à André qui se reportait à son ancienne étude, avec ses gradins, ses mauvais pupitres de bois noir, tailladés, creusés d'initiales à coups de couteau, percés de trous de pitons pour les cadenas et il revoyait nettement, la pièce, les bancs, les rayons courant autour pour ranger les Alexandre et les Quicherat, les deux becs à gaz dont les verres claquaient quand on crachait dessus; il se souvenait des interminables disputes, des jalousies féroces pour conquérir une place, en haut de la salle, près du poêle et loin du pion, des vilenies qui se commettaient afin d'obtenir un pupitre moins endommagé, plus facile à clore; mais une figure dominait, comme dans une apothéose de dégoûtation, la cour, la salle, les maîtres, la figure du marchand de soupe, beuglant d'une voix énorme, giflant à tour de bras, laissant le chaton de sa bague imprimé en rouge sur les joues. Il le revoyait avec son ventre prodigieux, sa tête de veau, ses bras d'hercule, il se rappelait ses viles finasseries, ses grossiers mensonges, l'exhibition qu'il faisait d'un livre contenant des portraits d'hommes, chimériquement ravagés par la syphilis. Tiens, tu vois, l'ami, disait-il, tu deviendras comme cela si tu continues à t'amuser avec tes petits camarades; et, il vous gravait l'infecte image dans la tête, à coups répétés de calottes.

Et Cyprien et André aidaient leur mémoire, l'un l'autre. Ils se remémoraient les caresses disputées des lapins, les cigarettes fumées dans les lieux, la religion imposée à coups de pensums, les envies douloureuses des orphelins qu'aucun ami, aucun correspondant ne venait chercher, les supplices des infirmes, raillés par toute une classe, bousculés, battus, sans pouvoir se défendre, les malheurs des bâtards dont on injuriait les mères, l'infamie du pion qui fermait les yeux parce que les assaillants étaient ses favoris et ses choux-choux.

Et d'autres, d'autres souvenirs se réveillaient encore: les peurs terribles, les fuites au cri répété de «vesse, vesse, v'là le pion!» le charivari, dans les rues, lorsqu'on se dirigeait vers le collège, la mère «Ça Pue», une marchande près de Saint-Sulpice, qui se dressait, hurlante, quand on mollardait dans ses poires cuites ou sur ses volailles, «Pichi», un marchand de curiosités de la rue de Grenelle que ce surnom rendait comme fou, et les plaisanteries sinistres: les papiers roulés, pliés en deux, durs, lancés, au moyen d'un élastique, dans le bas ventre des chevaux qui s'élançaient, menaçaient de briser leurs voitures, d'écraser les passants et tout, tout, les appréhensions terribles lorsqu'on partait pour le lycée sans savoir ses leçons, l'infernale pluie des retenues et des consignes, les gronderies de la famille, les emportements du marchand de soupe!

—Quelle ordure que tous ces pensionnats! finit par dire André, et Cyprien était bien de son opinion, il en crachait de mépris sur le sable.

—Et pourtant, reprit-il, après un silence—avouons que nous avons eu de bons moments dans ce jardin. Les jours où nous étions bouche-trous au concours, nous mangions sur ce banc la tranche de pâté traditionnelle et nous vidions la topette de vin nichée dans le filet. En avons-nous fumé des cigarettes trop mouillées, derrière ces arbres!—Et il désignait, au loin, des massifs tachés de rouge et de jaune par des fleurs, des taillis ouverts par un coup de vent, laissant voir par les éclaircies tremblantes de leurs feuilles des étoiles de ciel bleu—et il ajouta, comme conclusion: le Luxembourg est bien encore le seul pan de terre ratissé auquel je m'intéresse!

André chassait mélancoliquement les cailloux avec sa canne.

—C'est toute ma jeunesse, une jeunesse d'humiliation et de panne qui est là, disait-il. Avec une mère veuve et sans le sou, une bourse au lycée, un rabais à la pension, je ne pouvais réclamer quand la viande putridait et que des cafards submergés dansaient dans l'abondance. Ah! j'étais sûr de mon affaire! lorsque le domestique portait au patron les assiettes et lui soufflait, à mi-voix, le nom des élèves qu'il allait servir, l'assiette me revenait avec des rogatons et des boules de graisse, des arêtes ou des os! je mangeais peu et mal et j'étais régulièrement désigné pour réciter la prière.—Avec cela, des punitions, en veux-tu, en voilà—100 vers pour les autres et 500 pour moi. Pas de compliments, quand j'étais premier, un air rogue lorsque j'étais troisième—méprisant et furieux si j'étais onzième.—Des pièces et des béquets à toutes mes bottines. Des gilets taillés dans les vieux gilets qu'un oncle abandonnait à ma mère, pour moi,—un uniforme de dimanche toujours fané, faute de pouvoir en renouveler les pièces. Les camarades riches me lâchaient à la porte du bahut, les jours de sortie, parce que je n'avais pas, comme eux, des cravates d'azur et des cols droits.—Je ne salivais pas sur des manilles, moi! je suçais des bouts coupés à un sou. Voilà ce que je vois, lorsque je me retourne, un cortège lamentable de misères et d'insultes, des tombereaux de voirie, des vices de maisons centrales et des chiourmes abjectes!

Et cependant, je n'étais ni un crétin, ni un chahuteur—non—je n'étais rien—j'étais médiocre simplement.—Je ne paressais guère; l'on ne pouvait, en bonne conscience, me reprocher que des lectures interdites derrière mon pupitre, des contes de la Fontaine que je considérais alors comme un grand poète. Ça a continué ainsi, indéfiniment. Les années s'abattaient sur les années, les pions s'usaient et étaient remplacés par d'autres, le maître de pension prenait de l'âge et frappait moins fort, les murs de l'étude devenaient plus maculés et plus gluants, les gradins s'affaissaient et se creusaient de plus en plus, et la vie continuait à être la même, stupéfiante et morne.

Il est vrai qu'une fois mon bachot passé, ça n'a guère été plus ragoûtant. J'ai dû donner des leçons de latin dans une famille de la rue d'Anjou. Il s'agissait d'allonger l'intelligence irréparablement courte d'un gommeux. L'héritage de l'oncle est enfin venu, lorsque ma mère était morte à la peine. Dieu de Dieu! quel tas de boue l'on remue quand on se reporte en arrière.

—Oh! répliqua Cyprien, il n'est même pas besoin de penser à ses années de collège, pour qu'il vous tombe sur la tête de pleins baquets d'eau de vaisselle.

—Je n'ai pas à aller si loin, moi, je n'ai qu'à évoquer le souvenir de mes anciennes maîtresses, de Céline Vatard, entr'autres, et me voilà servi!—Et, quand on songe que j'avais trois cents francs de rentes à manger par mois et que j'ai boulotté le capital avec des cocottes, sous le prétexte de mieux les peindre!—je devais regagner avec le tableau ce que me coûtait la peau du modèle—fichue spéculation!—je n'ai rien appris.—Mes toiles ont été refusées à tous les salons et ne se sont pas vendues. Je les ai chez moi encore et il y a beau temps que les originaux ont été achetés et que je ne les ai plus!—Enfin, ce qui me console, c'est que si notre sort n'est pas digne d'envie, celui de nos anciens copains de collège ne me paraît pas l'être beaucoup plus—à ce que j'en sais du moins—et il citait un nom:

Letousey, par exemple, celui qui lança au pion qui voulait le rosser, cette apostrophe mémorable: «si t'approches, je te casse la dent qui te fait schlinguer!» il est, m'a-t-on affirmé, employé à 1,800 francs dans un ministère.

—De la dêche! répliquait André.—Une femme, sans doute—des enfants—logement au cinquième—lampe de pétrole—buffet de faux chêne—piano d'acajou.—La femme a nourri, elle-même, par économie—seins déformés.—Le dimanche, roulement du dernier né dans une petite voiture, remisée, le soir, au bas des escaliers. Des nuits occupées à surveiller les dents de lait qui poussent.—Avec cela, travail opiniâtre d'aiguille; prise dans le haut du pantalon, du drap nécessaire pour coudre une pièce au bas. De la dêche! ou bien la mariée cascade!

—Et Degagnac, tu te souviens? reprenait-il; ce maniaque qui avait la vue basse parce que sa nourrice était myope—c'est lui qui le disait du moins.—Degagnac, l'homme qui a tété le lait de la cécité, que diable est-il devenu?

—Je ne sais pas, répondait Cyprien.—Celui-là a dû séduire la bonne de sa mère et il vit maritalement avec.

A l'heure où les vieux concubinages sortent des allées, le soir, on le verrait sûrement, dans un quartier vague, accolé à un monstre gras, tétant un cigare de cinq centimes, causant avec les portiers, à cheval sur des chaises, devant leurs portes.

Et un tel? et tel autre? et des noms défilaient,—des figures tantôt précises, tantôt vagues, à peine tracées, passaient, une à une. André se rappelait celle-ci, Cyprien plus. Cyprien revoyait encore celle-là et André la cherchait en vain. Aucun, dans tous ceux dont ils évoquaient l'image, n'apparaissait, dans une auréole de richesse et de bien-être.—Un seul faisait exception, le plus bête de tous, le fils d'un marchand de couleurs.—Celui-là s'était enrichi dans la céruse et dépensait ses revenus à boire des chopes et à parier aux courses.

—Tout cela, ce n'est pas consolant, dis donc, murmura Cyprien—et, avec cela, pas d'échappées, pas de vues! Un long mur de débine partout.—Les anciens amis, les camarades que l'on rencontre, les connaissances que l'on salue, tous accablés par des stations dans les gargotes par des amours rationnées, par des postulations vers des femmes qui appartiennent aux autres! partout, des arias avec le propriétaire, des transes aux approches du terme! partout, une éternelle et irrévocable dêche! Tiens, regarde, voilà un jeune homme qui passe; le paletot est presque neuf, mais les bottines sont blettes, les élastiques ont joué, les talons tournent, les tirants ne sont plus. La cravate est longue pour cacher la chemise. O les devants malades! je les connais les devants qu'on épluche, tous les matins, les ouvertures qui bâillent, les boutons qu'on attache tous ensemble, au-dessous du plastron, par un bout de fil, pour ne pas les perdre. Et encore, faudrait lui voir le dessous à ce Monsieur-là!… Du linge que la crasse aumône! des fonds de culottes minces comme des pelures d'oignons, tannés et roussis comme elles, des chaussettes durant quinze jours, avec des plis noirs au talon, des zébrures de sépia sur le cou-de-pied, des pointes couleur terre! Et, en voilà encore d'autres, reprit-il, après un moment de silence, qui la feront mijoter et cuire la misère, que c'en sera une vraie bouillie! et il montrait du doigt des enfants qui s'étaient rassemblés peu à peu, et vagabondaient sur la terrasse.

Alors ils regardèrent, sans plus dire mot, des mioches avec des chemises s'envolant des pantalons, des épaules en pente, des mines rachitiques, des trous secs de scrofules au cou; ils s'apitoyèrent presque devant des rouleaux de chairs rouges, empaquetés dans des langes, tenus par des galopines, des rouleaux gigotants d'où s'échappaient des cris, de l'urine, des larmes. Plus loin, c'était un grand garçon, efflanqué et pâle, à l'époque de la mue, avec des jambes trop longues et une voix bizarre, qui brutalisait un plus petit, décoré sur sa blouse, d'une croix en plomb, et, en face d'eux, juste, trois petites filles moulaient des pâtés dans des seaux de fer peint. Elles étaient accroupies, leur tournaient le dos, et elles se levaient et s'abaissaient, en mesure, découvrant des petits derrières bien fendus au milieu et blancs.

Onze heures sonnèrent. André eut un soubresaut.

—Allons retrouver Mélanie, dit-il; et puis, j'en ai assez, moi, du Luxembourg; c'est un bain de tristesse que ce jardin là! que le diable t'emporte, toi et tes souvenirs d'enfance! Viens, filons; et ils descendirent de la terrasse dans les allées qui bordent les parterres, enserrés de grilles, devant le Sénat.

Ils marchaient vite, croisaient un prêtre ronchonnant sur un bouquin relié de drap noir, un homme se rendant à son travail, le nez dans un journal; ils longeaient les files d'ouvriers étendus sur des bancs, fumant des cigarettes, s'épuçant la main sous la blouse, frôlaient un vieillard tapant sa pipe, pleine de cendre, sur la caisse verdâtre d'un oranger, suivaient des yeux les reins tout remués de jeunes ouvrières, à peu près honnêtes sans doute, car elles se pressaient, portant encore leur manger dans un sac de cuir. André hâtait le pas, écartait un moutard qui se dirigeait vers le bassin, un bateau minuscule au bras, sacrait après une polissonne qui lui lançait son cerceau dans les jambes.

—Dépêchons, répétait-il, je tiens à ne pas rater Mélanie.

Ils arrivèrent enfin devant la boutique.

—Asseyez-vous, une minute, dit la blanchisseuse aux deux jeunes gens. Mélanie est à côté chez la voisine, je vas la chercher.

Ils prirent des chaises. Le vieillard avait été remisé, en un lit, dans la salle du fond et on l'entendait geindre. Ils virent qu'on lui frottait le coccyx avec des couennes de lard, pour empêcher qu'il ne s'écorchât. Une vieille femme sortait de l'arrière-boutique et jetait, près de la mécanique, au bas d'un monceau de linge, les tronçons usés de cette charcuterie.

Trois ouvrières tripotaient des chemises. L'apprentie était assise, sur une chaise, les pieds sur les barreaux, les genoux relevés. Elle marmottait tout bas, l'œil perdu. A un moment, elle dit, inconsciemment, presque haut: je n'entends pas mes moutons!

Les ouvrières s'arrêtèrent de travailler et crièrent en chœur: en v'là une sale arpette! tu nous embêtes avec tes moutons, toi!—fallait rester avec eux!—Le vieillard s'agitait, à côté, dans sa couchette. Ses bras qu'il pouvait encore remuer se cognaient à l'étroit contre la cloison. Il jurait d'une voix sourde. Une ouvrière s'en fut le consoler.—Allons, mon oncle en voilà assez, n'est-ce pas? si vous ne vous tenez pas tranquille, vous n'aurez pas de sucre dans votre vin!—et des plaintes d'enfant grondé s'entendaient: est-ce que je sais, moi…, je ne sais pas…

—C'est votre oncle? demanda Cyprien, à la femme.

L'autre secoua la tête. Il n'était l'oncle de personne. On l'avait recueilli, simplement, parce qu'il avait des rentes.

—C'est seulement dommage que ce vieux cochon-là en ait placé une partie en viager, remarqua judicieusement une des repasseuses.

Cyprien ne crut pas utile de répondre à cette réflexion. L'arpette l'étonnait d'ailleurs; jamais il n'avait vu autant de rousseurs sur un visage, des bras plus rouges et des mains plus noires. Il fut tiré de sa contemplation par l'arrivée de Mélanie qui demeura stupéfiée devant son maître.

—Bonjour, Monsieur André, dit-elle enfin. Monsieur va toujours bien? et elle regardait s'il n'avait pas un crêpe à son chapeau. N'en apercevant point, elle concluait sans doute que la bourgeoise n'était pas morte, comme elle l'avait cru.

André la prit à part, lui raconta que sa femme était très malade, qu'elle ne pouvait revenir à Paris d'ici longtemps. Il coupa court aux jérémiades que Mélanie jugeait de bon goût de pleurnicher et il lui proposa simplement ainsi qu'autrefois trente-cinq francs et la nourriture pour préparer son manger et nettoyer ses pièces. Elle hésitait. C'est que j'ai plusieurs ménages, finit-elle par dire. Elle accepta pourtant, déclara par exemple qu'elle ne pourrait entrer à son service, avant le commencement de l'autre mois. André voulait qu'elle vînt, dans trois jours, au moment même où il emménagerait. Elle s'y refusa, ne pouvant ainsi abandonner ses clients dont elle entama l'éloge. André l'interrompit, accepta ses conditions, lui donna son adresse, se souvint qu'elle était mariée, s'enquit de l'état de santé du sergent de ville, son époux, coupa court encore aux longs détails qu'elle commençait et, sorti, dans la rue, oubliant tout à coup la tristesse qu'il avait agitée, il prit le bras de Cyprien et, ragaillardi, il lui disait:

—Ouf! je respire! j'entrevois la côte. Dans une huitaine, je serai presque réinstallé. J'ai, cette fois, des atouts dans mon jeu.—Le feu et la lampe allumés, les vêtements brossés et recousus, le dîner prêt à l'heure et mangé, les pieds dans mes pantoufles, je vais donc avoir tout cela et des égards en plus pour mes trente-cinq francs par mois; je suis sauvé!

—Le rêve, quoi! conclut Cyprien. Le confortable du mariage avec la femme en moins!—une soirée perdue par semaine, au plus, pour les clowneries sensuelles; les autres jours, du silence et du bien-être, de l'amour pas encombrant et du travail abattu en masse. Seulement, attention, hein? pas de blagues, ma vieille! Te voilà dans le train, ne descends pas aux stations, t'y trouverais des concubines en gare!

—Oh! quant à ça, tu n'as rien à craindre pour moi, merci, j'ai reçu mon compte…

—On ne sait pas, murmura le peintre, ce Paris, c'est si troublant avec son obscène candeur des pubertés qui poussent, son hystérie sympathique des femmes de quarante ans, son vice compliqué des bourgeoises plus mûres! Ah! c'est du gingembre auquel on a bien envie de goûter! ensuite, vois-tu, on a beau les avoir muselées, toutes les vieilles passions qu'on n'a pu placer, se lèvent et aboient quand un jupon passe! attention, attention, mon pauvre vieux, tenons-nous bien, va; serrons-nous, l'un contre l'autre.

—Et allons manger, fit André que les craintes mélancoliques de Cyprien gagnaient. Tiens, après le déjeuner qui enterrait ma vie de garçon, je t'offre maintenant le repas de fin de mariage. Nous y demanderons du vin de Bourgogne et nous tâcherons d'y faire tremper et mollir toutes nos vieilles rancunes…

—Ça va! dit Cyprien et, bras dessus bras dessous, ils franchirent la porte d'un restaurant, salués jusqu'à terre par un larbin dont les rouges fanons s'écrasèrent, en cette courbette, sur la cuirasse empesée de la chemise.

Ils s'assirent, vis-à-vis l'un de l'autre, étudiant la carte des mets, s'égarant dans la table des vins.

André lisait à mi-voix le nom des grands crus; Cyprien l'écoutait, rêvait longuement sur chaque nom:

La Romanée et le Chambertin, le Clos-Vougeot et le Corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêtes princières, des opulences de vêtements brochés d'or, embrasés de lumière! Le Clos-Vougeot surtout l'éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L'étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l'occiput des Vierges.

—Non, pas de ceux-là, dit-il; prenons du vin moins élevé en grade. Voyons, dégringolons l'échelle des crus, arrivons aux bouteilles sans tralala et sans pose. Pas de grandes dames, elles ont fait leur temps; cherchons des fifilles polissonnes et modestes, des bouteilles frottées d'élégance mais qui se laissent caresser à la bonne franquette!

—Volnay, Nuits, Beaune, Pomard? continua André.

—Pomard! hein? dit Cyprien, l'œil goulu; que penses-tu de celui-là?

Et il donnait des coups de pinceaux dans l'air, voyait un tableau tout fait: une salle à manger confortable, sans femmes, de joyeux compères attablés, la bedaine au vent, avec des rougeurs sur la trogne, des mines de goinfres repus, des rires de vieux gueulards que le vin travaille! Il voyait une débauche d'artistes à la papa, dans une chambre chaude, avec un tapis sous les pieds, des sièges moelleux, un service bien organisé, des éclats de gaieté jouant à l'aventure, des paradoxes valsant sur des cordes roides, tombant sur des tremplins, rebondissant et jaillissant en des pirouettes d'adjectifs qui étincelaient, dans la phrase, comme dans une culbute, les maillots pailletés des pitres!

—Ah ça! te décideras-tu, grogna André, que l'air rêveur de Cyprien impatientait?

—Eh bien mais, du Pomard, répliqua l'autre.

Ils commandèrent une bouteille au sommelier et remplirent les verres.

—Je n'aperçois plus rien, moi, se dit le peintre. La vision charmante de la tablée, en désordre, et tendant ses verres, avait disparu. Il buvait du vin qui n'était pas désagréable, mais ça se bornait là.

Il regarda d'un air découragé le restaurant qui commençait à bruire, et, avalant deux gorgées, il s'écria:

—Non, ce n'est pas la vieillesse qui rend le vin bon, c'est le décor, c'est l'atmosphère dans lesquels on le boit! Ce vin-ci, eh bien, ce ne serait du Pomard que si on le dégustait chez soi, dans un profond fauteuil et dans un joli verre. Ici, c'est du Château-Vélisy, c'est du Saint-Clamart qui a trois ans de bouteille et voilà tout! Ah! vois-tu, demander dans un restaurant du vin intime comme celui-là, descendre même plus bas, si tu veux: trier les Mâcons et les Beaujolais et pitancher des Thorins ou des Moulin-à-Vent, c'est tout bonnement absurde! Nous aurions dû solliciter de la piquette de lieu public, du vin qui se boive avec des courants d'air dans les jambes et des fracas d'assiettes sur la tête, du champagne, enfin! Oui, il faut laper dans les gargotes en renom, des boissons qui vous donnent envie de quitter la table avant le café, ne pas savourer du faux bien-être qui vous endorme les jambes et vous attache à votre chaise. Sans cela, c'est un contre-sens.

—Baste, après tout, reprit-il en examinant son ami qui ne l'écoutait pas, retombé qu'il semblait être dans ses pensées noires; nous nous sommes simplement trompés, et il ajouta en s'enfournant une bouchée de poisson qui sentait le linge:

—C'est égal, il y a des gens bien heureux. A table et au lit, ils obtiennent, en guise de fourniture et de réjouissance, en plus de ce qui leur est dû, un peu d'illusion! Nous, rien du tout. Nous sommes les malheureux qui allons éternellement chercher au dehors une part mesurée de fricot dans un bol! Au fond, ce n'est pas réjouissant ce que je dis là. Mais aussi pourquoi André a-t-il des allures de bonnet de nuit. Il me navre à la fin des fins!


Ainsi que ces gens qui, voyant tout à coup sur l'affiche du théâtre où ils allaient acheter du rire l'annonce lamentable d'une relâche, contemplent désespérément les portes, Cyprien et André, après s'être attendus aux joyeuses féeries du vin, regardaient maintenant, atterrés, leurs verres.

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