En ménage
IX
Deux mois après, André finissait, à son déjeuner, d'étaler de la confiture de groseille, achetée chez un épicier, sur son pain; cette gélatine dégoulinait sur la croûte en larmes poisseuses et rouges. André lança un coup de timbre et tandis que la bonne apportait le café, il la pria, lorsqu'elle aurait l'intention d'acheter au dehors des confitures, de les prendre désormais aux cerises, aux prunes, aux abricots, aux poires, à tout ce qu'elle voudrait, excepté aux groseilles et aux fruits confits qu'il soupçonnait d'être les vieux débris des chinois du jour de l'an, coulés, sous la rubrique de confitures du Midi, dans du sirop de sucre.
Mélanie s'apprêtait à lâcher quelques judicieuses opinions sur la filouterie des épiciers, quand la sonnette de la porte tinta.
Mélanie se précipita et ouvrit à un commissionnaire qui tendit une lettre.
La bonne retourna dans sa cuisine. André décacheta l'enveloppe, et, devenu subitement très pâle, il lut ces lignes signées d'un camarade qu'il ne fréquentait plus depuis son mariage:
«Émilie, mon ex-maîtresse, m'écrit afin d'avoir votre adresse pour Jeanne, votre ancienne femme, qui désire vous revoir. Puis-je le faire?—Prière de donner une réponse immédiate au porteur de la présente lettre.»
André hésita, bouleversé.—Toute une bouffée de souvenirs amoureux s'échappait de ce papier et l'étourdissait. La seule maîtresse à laquelle il eût tenu, demandait à le revoir!—En un rapide éclair, il l'aperçut se jetant dans ses bras, l'accolant, lui baisant les paupières et le cou. Une envie folle de renouer avec elle, le prit. Il se disposa à répondre oui, mais il s'arrêta, inquiet. Était-il bête! comment, il était là, chez lui, calme, et il allait perdre le bénéfice de cette quiétude si chèrement achetée! il allait subir des attentes de femmes, poser!—ah non, par exemple! c'était bon à vingt ans, ce jeu-là! Il n'y avait pas à hésiter! Il se résolut à répondre non, mais tout le bonheur qu'il avait jadis goûté dans la compagnie de Jeanne, toute sa jeunesse, heureuse un moment, s'exhuma, envahit toutes ses pensées, submergea ses instincts de prudence et de peur. Il traça vivement sur du papier un oui. Le commissionnaire partit et André resta tout frissonnant, sur sa chaise, déplorant aussitôt son attendrissement et sa lâcheté. Il se prépara à écrire à son ami de considérer sa lettre comme non avenue, puis il eut peur de passer pour un imbécile et n'en fit rien. Petit à petit, à force de se raisonner, il se décida cependant à ne pas se remettre avec Jeanne. Il bâcla une lettre dans ce sens et il la regretta dès qu'il l'eût jetée à la poste. Son camarade l'informa par le retour du courrier, qu'il était trop tard, que l'adresse était parvenue. Alors André éprouva un soulagement.—C'était fait, tant pis ou tant mieux, il n'y pouvait plus rien.—Et puis, après tout, à quoi l'engageait ce retour de Jeanne? devait-il donc en résulter nécessairement une reprise charnelle? Eh oui! se cria-t-il, oui, ce n'est pas la peine de me blouser, je suis fichu si je la revois!
Il oublia de boire son café que Mélanie lui apporta, au salon, stupéfiée par l'attitude agitée de son maître.—Ah j'étais si tranquille, se disait-il par moments! quelle misère, bon Dieu! que d'être aussi faible.—Il ne pensait plus maintenant qu'à Jeanne; elle s'imposait à lui, ne le quittait plus, à table, dans les rues, au lit.
Une dernière bataille s'engagea néanmoins, le lendemain matin. Plus d'aplomb, plus froid, il avait adopté l'héroïque résolution de ne plus mêler à son existence celle d'une femme, lorsque le concierge lui monta une lettre.
Alors ce fut fini; son courage échoua. L'écriture qu'il reconnaissait entre toutes, indistincte, barbouillée, dansant follement, avec des queues et des croches ajoutées aux lettres, l'anéantit. Il lut, tout secoué:
«Mon cher AndréTu as dû avoir de mes nouvelles par Monsieur Jules qui a reçu une lettre d'Émilie pour connaître ton adresse. J'y mets de la réflexion, diras-tu, après cinq années de silence, mais mieux vaut tard que jamais et je vais t'en donner la preuve.»
«Te souviens-tu d'une Manon Lescaut avec gravures. Je l'ai retrouvée dans un piteux état; malgré cela, un docteur bouquiniste voulait que je la lui donne. Voyant qu'il y tenait tant, je me suis fait un remords de conscience de la donner, sachant que tu y tiens tout autant que lui et surtout t'appartenant.»
«M'approuveras-tu, je l'ignore, mais comme Monsieur Jules, dans la lettre qu'il a écrit à Émilie lui dit que tu me reverras avec plaisir, j'ose; sans cela, tu n'aurais pas eu de mes nouvelles, mais est-ce bien pour moi ou pour ton bouquin?—enfin, tu peux tout te permettre après si longtemps; malgré tout, j'aurai un grand plaisir à te revoir, mais comment? voilà.—Je travaille toujours rue du Quatre-Septembre, dans la maison Larmange que tu connais et je sors le plus souvent à 8 heures. Si tu pouvais venir un jour ou l'autre de cette semaine, jeudi par exemple, je sortirais à 8 heures juste; ou bien, écris-moi si tu n'étais pas libre; viens toujours un jour ou l'autre, nous nous rappellerons nos vieux souvenirs.»
«En attendant, permets-moi de t'embrasser comme autrefois.»
Bien à toi,Jeanne.«Si tu ne peux pas venir, écris-moi chez madame veuve Laveau, 18, rue Sauval.»
Il répondit immédiatement qu'il se rendrait à la rue du Quatre-Septembre, jeudi, à l'heure dite.
Il rayonna, complètement changé; la lutte avait pris fin, l'incertitude avait cessé. Il réfléchissait seulement, relisant la lettre.
Jeanne doit avoir été balancée par son amant et être à court d'argent, pensa-t-il d'abord, car l'histoire du livre n'est qu'un prétexte par trop visible. Mais comment diable Jules que je n'ai plus vu depuis des années a-t-il pu savoir que j'habitais la rue Cambacérès? et ensuite, qu'est-ce que ce médecin, amateur de vieux livres et cette veuve Laveau qui reçoit les lettres?
Il chercha enfin, sur son plan de Paris, où était située la rue Sauval dont il ignorait jusqu'au nom. Il découvrit que c'était une sorte de ruelle près de la Halle au blé. Ce fut pour lui un prétexte à promenade. Il alla flâner dans cette rue, vit le numéro en question, une vieille bâtisse, aux fenêtres voilées de rideaux pauvres et à la cour infectant le pipi et le chlore. L'aspect de cette maison ne lui suggéra aucune idée sur les professions qui pouvaient s'y exercer. C'était ordurier et triste, voilà tout.
Il retourna chez lui où Cyprien installé dans un fauteuil l'attendait. Il lui raconta, non sans quelques hésitations, son aventure. Le peintre l'écouta, attisant sa cigarette, rendant la fumée par les narines, hochant simplement la tête.
Ses conjectures étaient les mêmes que celles d'André. C'était un revenez-y motivé par un pressant besoin d'argent.—De deux choses l'une, fit-il: ou Jeanne loge chez la veuve Laveau, faute de quoi payer le terme d'une chambre et la veuve doit lui laisser entendre, en qualité de camarade, qu'elle serait bien aise de la voir déguerpir, ou bien encore la veuve en question tient à garder son amie pour allécher ses clients et les exploiter. Ce sont, à mon sincère avis, deux noceuses et deux roublardes. Dans tous les cas, que Jeanne fréquente celui-ci ou celui-là, ou qu'elle soit presque honnêtement dans une misère digne, le résultat sera le même, tu seras énergiquement tapé!
—Mais, dit André, vexé par ces suppositions qui lui salissaient, dans la bouche d'un autre, le souvenir de sa maîtresse, tu bâtis des édifices sur des riens, toi!—Tu n'en sais pourtant pas plus long que moi sur elle; rien ne prouve d'ailleurs que la femme Laveau à qui tu attribues une importance qu'elle n'a sans doute pas, ne soit point tout bonnement une amie d'atelier qui, pour un motif que j'ignore et toi aussi du reste, se borne à recevoir et à remettre les lettres.
Le son de voix dépité, presqu'agressif d'André blessa Cyprien qui riposta, à son tour, d'un ton sec: quand il s'agit des femmes, je vais toujours aux hypothèses qui peuvent leur être les plus défavorables; je suis sûr ainsi de ne pas me tromper!
—Allons, allons, repartit André qui devenait de plus en plus aigre, ne fais donc pas l'homme fort comme cela, ça ne te va pas!
—L'homme fort! s'écria le peintre, Dieu que tu es moule!—quand il y a un danger à courir près des femmes, toute ma bravoure consiste à les éviter et à fuir; tu le sais bien, pourtant. Sur ce, bonsoir; je te conseille de marchander l'affection qu'on veut te revendre et de vérifier la balance où ça se pèsera! et il quitta la place, laissant André irrité de ce scepticisme féroce, le jugeant ridicule depuis que son ami l'appliquait à des choses qui lui étaient toutes personnelles.
La journée du jeudi parut longue à André. Il lui sembla qu'elle ne coulerait jamais. Appréhendant que Cyprien ne vînt, il commanda à Mélanie de lui servir le dîner de meilleure heure, et il s'habilla avant, se nettoyant à fond, mettant ses effets les plus propres. Il mangea sans appétit, sortit et comme il avait encore plusieurs heures à tuer, il flâna, songeant à cette rencontre de deux amoureux qui ne se sont pas revus depuis cinq ans. Il avait peur de trouver Jeanne molle et fanée. Qu'était-elle devenue depuis ce temps? par quelles tribulations, par quels hauts et quels bas de misère avait-elle passé avant que de revenir à lui? elle était maintenant, peut-être, très laide, grêlée ou infirme?—Il se disait que, dans ce cas, elle n'eût certainement pas désiré le revoir.—Eh qui sait? c'était peut-être une tentative désespérée, les derniers abois d'une atroce dèche!—Et, il se sentait attendri d'avance, prêt à des sacrifices, car, pour l'instant, une recrudescence d'affection le poussait vers elle.
Il consulta sa montre, la colla à son oreille, croyant qu'elle ne marchait pas, mais elle tictaquait régulièrement. Les minutes lui paraissaient s'égoutter lentement, comme des heures; puis il essaya de se représenter leur tête à tête.—Nous allons être fièrement embarrassés, pensait-il et il cherchait des phrases qui sauveraient la situation et n'en découvrait pas.
Ennuyé et joyeux tout à la fois, il se mirait dans les pans de glace des magasins et vérifiait la tenue de sa cravate et de son col.
Il se promenait maintenant dans le Palais-Royal; il musait dans cette galerie où se tient Chevet, une courte galerie qui combine toujours, près du Théâtre-Français, le doux parfum d'un marché aux fleurs et le pestilentiel bouquet d'une tinette et, souriant, oubliant pour une seconde la longueur de son attente, il se faisait cette réflexion: que par le soupirail ouvert sous la boutique d'un fabricant d'écume, située en face de Chevet, dans le même couloir, montait chaque fois qu'il le longeait, une odeur de vinaigre chaud à l'échalotte et d'oignons qui roussissent dans une poêle. Il baguenaudait, revenant sur ses pas, examinant la vitrine affriolante du marchand de primeurs, avec ses tortues endormies sous un jet d'eau dans une cuvette, ses grands poissons fumés couleur de colle forte, ses oranges posées dans du papier de soie comme des boules de seins dans un corsage, ses jambonneaux, ses mortadelles, ses poulardes et ses fruits, si énormes et si superbes, qu'ils semblent façonnés par la main de l'homme.
Et il tirait encore sa montre, arrivait dans ce carré à colonnes qui sert de vestibule à la galerie d'Orléans et il demeurait extasié devant cette boutique où se prélassent les extraordinaires tromblons de la vieille garde, les invraisemblables schapskas, les exorbitants kolbachs des soldats du premier Empire, et il pensait, narquois, que ça puait le Laurent de l'Ardèche et le Marco Saint-Hilaire, l'histoire écrite pour les Invalides qu'on a oublié de nous tuer!
Puis, opérant une volte-face, s'engageant dans la galerie vitrée, il errait, se demandant s'il reconnaîtrait Jeanne. L'image de cette fille se brouillait toujours devant lui. Ils étaient peut-être tellement changés, tous les deux, qu'ils passeraient l'un à côté de l'autre sans se voir; mais cette crainte ne l'étreignit que pendant une minute, il était impossible qu'en s'apercevant, ils ne se rappelassent pas brusquement leurs traits;—et, réfléchi, il n'examinait même pas les longues vitrines devant lesquelles il stationnait, des vitrines de librairies éclairées comme des cafés, où s'étageaient des livres aux couvertures voyantes et de mauvais goût, des livres qui faisaient, en peignoir de couleur, la retape pour 3 fr. 50 c.
L'éclairage furieux de ce magasin et de tout ce couloir le gênait. Il s'engagea dans les corridors qui encadrent le préau, mais là encore, le scintillement des bijoux sous le gaz, le fatigua. Des gens se pétrifiaient devant l'or des joailleries et des bureaux de change. Il s'écarta de cette foule, laissa de côté les fabricants de gamelles et de crachats, tous les débitants de la dinanderie honorifique et entrant dans le jardin désert, presque noir, il se rappela, dégoûté par l'horreur des articles de Paris qu'il avait vu flamboyer impudemment sous les arcades, cette phrase proférée par Cyprien, un jour que chassés par la pluie ils se promenaient, tous les deux, dans le Palais-Royal: «c'est un lieu qui contient des boutiques pleines de victuailles qu'on ne mange point et de livres qu'on ne lit pas, des magasins où sont exposés sur du velours tous les mobiles des saletés humaines, des bijoux pour les femmes et des croix pour les hommes!»
Et ramené à Cyprien par cette définition chagrine, André se dit que le peintre rirait certainement, s'il le voyait ambuler ainsi, attendant l'heure du berger, dans ce lieu foisonnant d'étrangers et de filles. Une certaine rancune persistait encore chez lui contre son camarade; c'est un anémique et un hypocondre, se disait-il, j'ai tort de lui en vouloir. Mais ces raisons ne l'apaisaient pas. Son mécontentement s'activait même au souvenir de l'involontaire blessure qu'il avait reçue.
Il tira sa montre encore. L'heure du rendez-vous approchait. Il partit du jardin et s'engagea dans la rue Vivienne.
J'ai tout de même de la chance qu'il ne pleuve pas, murmura-t-il, en levant le nez. Il bruinait seulement; le pavé était gras et l'air humide. Il gagna rapidement la Bourse; il n'était plus qu'à deux pas de la rue du Quatre-Septembre. Il s'assit sur un banc, regardant comme d'une berge, cet océan des pavés de Paris, où incessamment moutonnent des équipages de luxe, des voitures de commerce et de place. Il resta là, contemplant le flux des passants, marchant, courant, se croisant, s'arrêtant, échangeant quelques mots et reprenant leur course. Des gens s'échappaient des portes sur les trottoirs, d'autres entraient dans les magasins aux carillons des sonnettes, d'autres encore interpellaient les concierges, ou s'asseyaient, desheurés, dans les cafés et se disputaient avec les garçons, les journaux et les cartes.
C'était l'heure où les affaires se calment et où les plaisirs du soir vont naître. La formidable activité qui se mouvait autour de lui, la féroce puissance du commerce, enlaçant tout ce quartier et rayonnant par toute la ville, s'éteignait peu à peu; la chasse aux subsistances, la sourde bataille du négoce en sentinelle derrière ses devantures cessaient et la Bourse, maintenant vide de clameurs et de bruits, dormait, silencieuse, dans son lit de rues sombres.
André constata avec une joie puérile, que sa montre retardait de cinq minutes; il la régla sur le cadran allumé de la Bourse. Une quarantaine de minutes le séparait maintenant, à peine, de son rendez-vous. Il tenait à être à son poste plus tôt, connaissant les habitudes des femmes, sachant qu'elles se présentent avant ou après, à l'heure fixe jamais.
Il arriva à la porte de la maison Larmange, une grande porte cochère, ouverte, montrant le bout d'un péristyle et le perron d'un escalier, et il acheta, dans un kiosque voisin, un journal pour se donner une contenance, mais le bec de gaz contre lequel il s'appuyait, éclairait mal. Il eut froid aux pieds et il se promena lentement devant la maison, s'étonnant de ne pas voir, contrairement à ses prévisions, des messieurs en train de croquer le marmot, s'arrêtant de temps à autre, devant la vitrine des magasins.
Il essaya de s'intéresser, par désœuvrement, à la boutique d'un marchand de cheveux et de postiches, pleine de têtes immobiles de femmes, roses des joues, bleues des yeux, rouges des lèvres, ornées de cheveux de toute nuance, cannelle, orange, poivre et sel, marron, piquées de fleurs en taffetas, d'oiseaux de paradis, d'épis d'argent ou d'or et toutes ces figurines étaient coupées, au bas du buste qui sortait d'une glace comme d'une nappe d'eau, et elles arboraient pour indiquer le prix de leur chevelure, des étiquettes en carton fichées dans la cire du crâne.
Il s'enfuit, honteux. Derrière une vitrine, une demoiselle de magasin le dévisageait avec un sourire et il reprit son va-et-vient, perdant son rôle d'homme, prenant celui d'une fille, battant son quart, observé derrière les marchandises des montres par de jeunes femmes qui se chuchotaient à l'oreille, dans un éclat de rire: encore un poireau!—Il alla plus loin, jusqu'à un débit d'objets du Japon et il recommença, sur le trottoir, sa mélancolique promenade, débusqué bientôt par une paire d'yeux qui ricanaient derrière des magots et des cabinets de fausse laque. Alors, il retraversa la rue et se planta de nouveau devant le bec de gaz, dressé près de la porte de la bâtisse où travaillait Jeanne.
Huit heures moins le quart tintèrent à une horloge. Bon Dieu, que le temps lui semblait long! Il regarda, désappointé, en l'air, vit, s'étalant à perte de vue, d'énormes lettres d'or, de cyclopéennes inscriptions trouant la brume: «robes et manteaux» «confections pour dames» «jupons et tournures» «dresses et mantles». Partout, ce n'étaient que des annonces pour vêtements de femmes, courant, s'enroulant le long des façades, rampant au-dessus des portes, s'accrochant aux balustres des terrasses, grimpant jusqu'aux sixièmes étages, jusqu'aux faîtes des toits, et il demeurait là, les yeux au ciel, considérant cette rue qui suait la richesse et la faillite, une rue vivant au jour le jour, subordonnée aux engouements de toute une clientèle d'actrices et de filles!
Le froid qui lui glaçait de nouveau les jambes le tira de sa rêverie et il consulta, une fois de plus sa montre. Huit heures allaient sonner. Il tressaillit et, la figure un peu cachée par son journal, voulant être reconnu le premier, il attendit, les yeux impatiemment fixés sur la porte.
Bientôt apparurent deux jeunes filles qui filèrent à grands pas, à droite, puis deux autres qui filèrent à grands pas, à gauche, puis ce fut tout un tourbillon qui se jeta, en piaillant, sur le trottoir, se baisa sur les joues et se dispersa, en tous sens, par couple.
André s'approcha un peu, craignant que Jeanne se sauvât sans qu'il l'aperçût.—Elle s'était peut-être échappée déjà.—A cette pensée, une angoisse atroce le saisit.—Mais des ouvrières descendaient, s'échelonnant encore. Soudain, Jeanne débucha, bras dessus, bras dessous avec une autre. Il fit un pas en avant, elle s'arrêta, et, le sang au visage, ils se serrèrent, tous les deux, la main, n'osant s'embrasser devant tout ce monde, se demandant, d'une voix tremblée, de leurs nouvelles.
—Tu t'es toujours bien portée?
—Oui, merci et toi?
—Oui, comme tu vois.
Il lui offrit son bras.—Où allons-nous, dit-il?
—Nous allons dîner, ce ne sera pas bien loin; c'est là, à côté.
Ils entrèrent, dans une rue latérale, à droite, et montèrent dans un restaurant installé à un premier étage.
La salle était déserte. André s'empressa de débarrasser les femmes de leurs manteaux et il s'assit en face d'elles.
—Tout le monde a fini de manger, dit Jeanne, en souriant; et elle raconta qu'elle venait tous les jours avec la veuve Laveau, ici présente, dîner dans cette salle.
Il l'examinait; elle était la même qu'anciennement, plus fraîche, plus grasse même. C'était toujours ce bout de nez riant sous des chipettes de cheveux pâles, dans un teint blanc, c'étaient toujours ces yeux actifs, pétillant au moindre mot, cette jolie tournure, ces fines mains, cette allure pimentée d'une Parisienne, ce petit air «tam-tam», comme elle disait jadis, en parlant d'elle.
Elle était mieux mise qu'autrefois pourtant, vêtue tout de noir, avec un médaillon à camée qu'il lui avait toujours connu, des bagues à turquoises et à perles dont il se souvenait, et des boucles d'oreilles et des porte-bonheur qu'il ne se rappelait pas lui avoir jamais vu porter, de son temps.
—Tu me trouves changée, fit-elle, en dépliant sa serviette?
—Mais non, tu es toujours la même!
—Comme toi. Tu es mieux, cependant; les cheveux courts te vont bien—dans le temps, tu avais l'air pauvre, avec tes grands cheveux qui te couvraient l'oreille.
Ils se mirent à rire tous les deux, et la veuve Laveau les imita, poliment.
Le garçon de restaurant reparut.
Pendant qu'elles épelaient la carte, André jeta un coup d'œil sur cette veuve qu'il aurait voulu pouvoir envoyer coucher. Elle le gênait, avec sa figure grave, sa réserve silencieuse, son filet de rire. Elle lui déplut, mais elle lui sembla d'une perversion problématique. Cyprien est absurde, pensa-t-il, et il contempla cette grande femme solidement râblée, mais de mine bonasse et simple, s'imaginant qu'elle devait avoir d'humbles et robustes amours qui lui coûtaient cher.
—Alors, pas de potage? disait le garçon que les hésitations des deux femmes ennuyaient.
—Non, servez-nous tout de suite des grives.
Le garçon fut surpris.
André pensa que Jeanne désirait lui montrer qu'elle se nourrissait bien; il commanda, à son tour, un mazagran.
La conversation reprit. André dévisagea la petite tendrement et, les coudes sur la table, il lui dit:
—Ah! ma pauvre Jeanne, y a-t-il assez longtemps que nous ne nous sommes vus! ma foi, je suis joliment content de te revoir.
Elle aussi sourit et s'affirma heureuse de leur rencontre.
Ils gardèrent, une minute, le silence, ayant tous les deux sur les lèvres des questions plus expansives, plus pressantes, mais la présence d'un tiers les gênait.
Le garçon apporta les grives.
Elles s'escrimèrent à coups de couteau sur la carcasse faisandée de ces bêtes. André se recula un peu car ce fumet lui retournait le cœur. Les deux femmes n'eurent pas le courage d'avaler cette pourriture et elles appelèrent le garçon qui vanta le gibier très avancé, sans convaincre personne, et conseilla à ces dames un veau maigre.—Elles acceptèrent; il disparut comme un coup de vent et rapporta presqu'aussitôt une tranche d'une viande blanche et molle. La veuve se récria, devant la seule part couchée sur l'assiette, mais Jeanne dit, un peu rouge: bah! va, mangeons toujours, nous verrons après.
Le garçon souriait, encore ébahi; André ne douta plus que les deux amies n'eussent l'habitude de se partager entr'elles une seule portion et il demeura gêné de les voir consommer, en son honneur, des nourritures aussi considérables et aussi choisies.
Il souhaitait ardemment avec cela la fin du repas, espérant que la veuve Laveau partirait et qu'il serait seul avec Jeanne. Celle-ci semblait du reste avoir la même idée car elle bousculait son amie pour achever le dîner plus vite.
Le service lambinait malheureusement et la chaleur de cette salle, très basse de plafond, avec des fenêtres en demi-roues, était accablante. André étouffait sous son paletot.
Jeanne lui proposa de l'enlever.
—Ce n'est plus la peine, répliqua-t-il, puisque vous allez avoir terminé.
La conversation se traîna encore pendant qu'elles grapillaient du raisin sec et que, dédaignant comme la plupart des femmes les casse-noix, elles brisaient les amandes et les noisettes avec leurs dents; Jeanne expliqua à André, tout en cherchant des philippines dans ses coques, que c'était un restaurant où déjeunaient toutes les demoiselles de magasin qui ne mangeaient pas dans leur atelier. Elle parla aussi de certains mets qui étaient constamment réussis et que l'on pouvait demander de confiance, du lapin sauté et des cervelles au vin, par exemple, et la veuve Laveau, toujours silencieuse l'approuvait.
Les mendiants étaient définitivement croqués.—André tira son porte-monnaie et réclama l'addition, mais les deux femmes s'y opposèrent. Il insista sans plus de succès, et il régla son mazagran, un peu honteux de laisser payer des femmes devant le garçon qui les regarda sans surprise, cette fois.
Ils descendirent; Jeanne prit le bras d'André. Madame Laveau déclara au coin de la rue, qu'elle devait retourner chez elle, et, après avoir embrassé Jeanne du bout des lèvres, elle salua André et disparut.
Ils étaient maintenant seuls! Alors, tous deux se jetèrent un coup d'œil et André serra plus fort le bras qui pendait au sien.
—Mon petit chien, fit-il, très bas, je t'appelle comme autrefois, hein? je suis joliment content de te revoir.
Il s'arrêta, pensant qu'il retombait dans les redites du restaurant, mais Jeanne rompit les lieux communs, en riant comme une folle.
—Tiens, dit-elle, j'ai oublié ton livre.
Il eut un geste qui signifiait le peu d'importance qu'il attachait à ce livre.
Elle reprit: oh! je l'ai chez moi! je te l'apporterai, la première fois… si je te revois, ajouta-t-elle en hésitant.
—Comment si tu me revois?
Ils abordaient enfin le but autour duquel ils gravitaient depuis des heures.—Alors Jeanne, harcelée de questions par André, raconta qu'elle était heureuse, qu'elle ne manquait de rien, que, du reste, elle avait toujours travaillé depuis leur rupture.
—Mais tu as un amant? dit André, un peu anxieux.
Elle avoua posséder un amant, mais il n'était pas à Paris, il faisait son volontariat dans une ville de l'Est.—Tu sais, il m'envoie tout de même mon argent, dit-elle.
André pensa que ce monsieur était bien jeune, mais il garda cette réflexion pour lui. Il songeait à la sottise de Cyprien, maintenant. S'était-il assez trompé! Elle n'avait pas besoin d'argent!—Il oublia que lui-même avait cru à un retour intéressé de Jeanne, et il s'imagina que ses premières suppositions étaient les mêmes que celles qui l'assaillaient maintenant: un retour simplement motivé par le désir d'avoir un amant qui vous contenterait les besoins de la chair et vous sortirait.
Tandis qu'il marmottait, le nez baissé, Jeanne sautillait à son bras, montrant sous son voile à pois, des lueurs de dents, des battements de cils, des éclairs d'yeux. Elle s'enquerrait, à son tour, de ce qu'il était devenu depuis cinq ans.—J'avais peur de t'écrire, dame tu comprends, tu pouvais être marié, je n'aurais pas voulu que tu aies des ennuis à cause de moi.—C'est pour cela que j'ai chargé Émilie d'écrire à M. Jules.
Il s'occupa alors du sort d'Émilie. Qu'était-elle devenue?
Rien.—Elle concubinait avec l'un des amis de l'amant de Jeanne.
—Et M. Jules? interrogea la petite.
—Rien non plus.—Je ne le fréquente pas, du reste, ajouta André un peu embarrassé.
—Ah ça, mais voyons, où me mènes-tu? s'écria-t-elle tout à coup, après un silence, en s'arrêtant.
—Mais, je n'en sais rien…
Le fait est qu'ils avaient marché au hasard, s'engageant machinalement dans des rues noires. La brume descendait plus épaisse maintenant, les pavés gluaient. Jeanne, dont les hauts talons clignaient était obligée de s'appuyer de tout son poids sur le bras d'André.
—Je te fatigue, hein?
—Toi, mais pas du tout, et il lui pinça tendrement le bras.
—Tiens, eh bien mais, nous voilà dans la rue de Rivoli, reprit André; ils débouchèrent, en effet, d'une ruelle noire, en face de la rue de la Tacherie.
Il proposa d'entrer dans un café pour qu'elle pût se reposer et boire quelque chose de chaud, et il regarda autour de lui, espérant trouver une brasserie peu achalandée, sans vacarme de billards et de jackets et, tout en cherchant, il s'engagea dans la rue qui longe le chantier de construction de l'Hôtel de Ville. Un triste café, représentant à lui seul tout le mortel ennui d'une province, était là. André glissa un coup d'œil entre deux rideaux mal joints, mais les vitres embuées pissaient; il ne vit rien; il écouta et n'entendit aucun bruit; il pensa que la salle était déserte, tourna le bec de cane d'une petite porte et entra.
Quatre personnes buvaient des mazagrans devant une table; le garçon en buvait un autre dans un coin; et au centre d'un comptoir, une femme dormait, devant une tasse. André fut enchanté de ce lieu placide et il commanda deux grogs.
Voyons, se dit-il, avec tout cela, je ne sais pas encore à quoi m'en tenir sur les intentions de Jeanne. Il essaya de lui frayer la route, espérant qu'elle aborderait cette question, la première, mais elle parlait d'autre chose, décidée à rester sur la défensive, à le laisser venir.
—Petit loup, lui dit-il, tandis qu'elle écrabouillait sa tranche de citron avec une cuiller et pêchait les pépins qui dansaient dans l'eau trouble, tu te rappelles les bonnes soirées d'autrefois dans ma chambre?
Elle hocha joyeusement la tête et le regarda avec des yeux noyés et lents.
—Eh bien? demanda-t-il, en hésitant et se penchant sur elle…
Jeanne gardait le silence, un peu troublée.
Il lui prit la main sous la table; et murmura, très bas:
—Voyons, dis…
—Ça dépend, soupira-t-elle, tu sais, je ne peux pas te recevoir chez moi.
Ces mots furent une douche pour André.
L'idée d'amener Jeanne chez lui le renversa. Il aperçut la maison bourgeoise qu'il habitait, soulevée, le concierge cherchant noise à la petite, lui criant d'essuyer ses pieds, lui demandant, chaque fois, où elle allait; Mélanie outrée, déblatérant sur le compte de Jeanne, bougonnant, grognant, se refusant à la saluer et à la servir; il aperçut d'un coup, la tranquillité de son intérieur fuyant à vau-l'eau, remplacée par tout un enfer de cancans et de luttes.
—Mais, moi non plus, je ne puis pas te recevoir, dit-il!
—Jeanne répliqua, très ferme: eh bien dame alors, que veux-tu? Nous resterons bons amis, il n'en sera que ça.
La pensée qu'il revoyait Jeanne maintenant pour la dernière fois l'accabla; il perdit la tête et proposa de louer une chambre d'hôtel.
—Oh non, par exemple, cria la petite, non, je te connais; tu as besoin de ton chez-toi, tu ne viendrais qu'à contre-cœur aux rendez-vous, et moi aussi! nous nous fâcherions; non, il est bien plus simple que nous en restions là!—Et elle ajouta, après un silence: tu n'es pas marié, tu habites chez toi et tu ne peux pas m'amener! tu as donc une autre femme?
Il jura ses grands dieux que non.
—Alors je suis compromettante?
Il jura de nouveau que non.
—Eh bien, qu'est-ce qui t'empêche?
Il débita des raisons vagues: sa maison était bégueule, son concierge désagréable, ce serait toute une histoire si une femme montait chez lui. Ce n'était plus, hélas! comme jadis!
—Oh! toi, tu n'as pas changé, fit-elle vivement, tu as toujours peur de tout, tu te fais des monstres de rien; ah bien, si j'étais homme!
Il rougit, de plus en plus décontenancé.—Comment faire, balbutia-t-il?—puis il crut habile de retourner les arguments de Jeanne contre elle.
—Mais toi, reprit-il, pourquoi ne me recevrais-tu pas puisque ton amant n'est pas à Paris?
—Pourquoi?—Mais parce qu'Émilie et son amant sont très souvent chez moi, parce que je suis surveillée par eux et par ma portière; parce qu'enfin je suis obligée de ménager dans mon quartier un tas de monde!
André était vaincu. Il garda le silence pour ne pas avouer sa défaite tout de suite.
Ils quittèrent le café. Le brouillard s'était un peu dissipé, mais le froid piquait. Séparé d'eux par un mur de palissades criblé d'affiches, un monstrueux treillis de madriers et de planches se dressait, toute la haute carcasse de l'Hôtel de Ville en construction, et cela escaladait la brume, montait comme un palais à jour dans le ciel, plus imposant, plus superbe, plus grand, que la bâtisse de pierre autrefois détruite. André songea vaguement à ces terribles eaux-fortes de Piranèse où d'énormes monuments s'élèvent dans un effroyable chaos d'échafaudages—puis, il sourit, voyant la lune remuer là dedans, comme enfermée dans une gigantesque cage, grillée par de formidables poutres.
Il montra la lune à Jeanne qui leva le nez vers elle, puis le baissa, sans rien dire, et ils marchèrent, silencieux et mécontents, lui vexé d'être ainsi réduit; elle, ennuyée par ces débats et par ces contraintes.
—Prenons là, dit-elle, car il est tard et il faut que je rentre chez moi.
—Tu ne demeures pas rue Sauval, demanda-t-il?
—Non, c'est Eugénie qui demeure là.
—Madame Laveau?
—Elle fit signe que oui;—et ils se turent longuement.
Honteux de reproposer l'offre qu'il avait d'abord rejetée, André se mordait les lèvres. Il faut pourtant que je me décide, se dit-il; alors il mit tout amour-propre de côté et il déclara qu'en somme, en prenant certaines précautions, il pourrait l'accueillir chez lui, que si elle voulait, il irait la chercher, après demain, samedi, à son atelier, qu'il aviserait d'ici là au moyen de l'introduire, sans scandale et sans bruit, dans son logement.
Le visage de Jeanne s'éclaira; tu verras comme je mangerai vite, samedi, pour avoir fini plus vite, fit-elle, en riant.
Ils avaient atteint la rue Bonaparte où elle habitait.—Jeanne pensa qu'André allait l'embrasser et elle s'essuya furtivement la bouche, mouillée par la buée de l'haleine condensée sous le voile; lui, sous le prétexte de se moucher, s'essuya dans la même intention, les moustaches. Et, alors, ils s'embrassèrent, mais mal. Devenu timide soudain, André ne la baisa que sur les joues et sur le front.—Des baisers de nounou et de père, dit-il, pour s'excuser, mais elle offrit bravement ses lèvres qu'il plaqua aussitôt sur les siennes, murmurant: alors, c'est entendu, je t'attendrai devant la porte;—samedi, à huit heures, n'est-ce pas?