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En ménage

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XV

—Monsieur n'a plus besoin de rien?

—Non, Mélanie.

—Alors bonsoir, Monsieur.

André tira sa montre, constata que six heures sonnaient à peine et il pensa: Mélanie va, ce soir, au concert avec son mari et elle m'a forcé une fois de plus à dîner vingt minutes d'avance.

Il arpenta son petit logement, puis il se promena sur la terrasse.—Tiens, le couchant est beau, se dit-il, et il contempla avec un peu de mélancolie, dans l'horizon borné, là-bas, la rouge descente des nuages derrière les maisons dont l'arête des toits s'accusait en noir.

Il alluma une cigarette et, penché sur le balcon, il regarda sous ses pieds, la rue toute mouillée par une averse et teintée par le ciel qui éclairait de lueurs roses des files entières de croisées et de murs ou se mirait, en courant, dans l'eau des ruisseaux grossis.

Çà et là, quelques passants barbotaient, enfonçant des ombres noires, presque droites, dans la chaussée rose, tandis que sur le trottoir quelques parapluies encore ouverts mettaient des ronds de couleur sombre, emperlés de gouttes claires aux bords, cachant le chapeau et le cou qu'ils abritaient, s'avançant sur des corps qui marchaient sans têtes.

Soudain, André se prit à rire, il se rappelait que dans sa souveraine sottise, Mélanie vantant, le matin même, la forme tentante de ses appas, s'était amèrement plainte à lui que son époux ne la sollicitât pas davantage.

Ce souvenir le mit en gaieté, il rentra dans sa chambre et une convoitise de plaisirs l'agita, un désir d'aller s'amuser quelque part, dans un concert, dans un bal, n'importe où, bientôt suivi d'une sorte de désenchantement, parce que, seul, sans la compagnie d'un camarade, il se sentait incapable de les satisfaire.

Ah! si cet animal de Cyprien n'était pas collé, je serais allé le chercher, pensa-t-il, nous aurions flâné, tous les deux, dans un endroit quelconque; les choses les plus médiocres m'eussent semblé charmantes, dans la disposition d'esprit où je me trouve; enfin, il n'y faut plus songer; et cependant, comme pour tenter au moins de faire naître artificiellement, chez lui, le plaisir qu'il savait ne pouvoir naturellement éclore qu'en société et au dehors, il se livra devant sa bibliothèque à la recherche d'un volume qui fût à l'unisson de ses pensées. De même que pendant la période de la crise juponnière où il demandait à des livres l'apaisement de ses ennuis, il n'en découvrit point, la littérature s'étant peu, jusqu'à ce jour, occupée de ces sensations tristes ou joyeuses qui s'éveillent chez l'homme, dans la solitude, sans cause bien définie, souvent.

Un coup de sonnette retentit.

—Qui diable peut venir? se dit-il, en allant ouvrir avec empressement.

Un monsieur demandait une dame.

—Ce n'est pas ici, répondit André qui referma brusquement la porte.

—C'est étonnant, il vient toujours une personne qui se trompe sonner chez vous, quand, s'affligeant, l'on serait si heureux de voir arriver un ami, murmura-t-il, en allumant sa lampe que Mélanie avait posée, toute montée, sur le bureau, avant de partir.

Il alla s'asseoir, dans le fauteuil, en face de la croisée, et il regarda la pièce où les rayons épars de la lampe perdaient, en se fondant dans la sombreur des coins, l'orange de leurs lueurs, puis il contempla, bâillant et s'étirant les bras, la fenêtre demeurée dans l'ombre qui coupait dans la nuit tombante un grand carré pâle et au travers des fleurs blanches des petits rideaux, le ciel tamisé par la mousseline lui apparut, violâtre, immobile, battu derrière la vitre par la corde du store qui oscillait au vent comme un pendule.

Mais ses yeux ne virent bientôt plus rien. Quelques ennuis d'argent dernièrement ressentis lui revinrent en mémoire et l'amenèrent à penser combien la vie serait clémente s'il devenait subitement riche. Alors, il se lança sur cette piste, dévalant au grand trot dans le rêve. Il bâtissait des châteaux en Espagne, souriant aux féeries qui se jouaient dans sa cervelle. A l'occasion d'un fauteuil qu'il avait donné à réparer la veille, des projets d'ameublement le hantèrent et il se figurait les bibelots qu'il achèterait, les toiles rares, et il pensait aussi à une cave splendide et à une femme charmante qui rayonnerait doucement au milieu de ces élégances.

Il était, dans ces transports d'imagination, animé d'une bienfaisante indulgence. Ma foi, je garderai Mélanie, se dit-il, et je prendrai son mari en qualité de concierge ou de valet de chambre. Ce qui me contrarie, par exemple, c'est qu'il ne puisse pas me servir aussi de jardinier, car il m'en faudra un et ce n'est guère agréable d'introduire chez soi de nouvelles personnes.

Soudain, il reçut comme un heurt dans l'estomac, la sonnette tintait. Il se redressa, très ahuri, n'ayant pas encore bien repris son équilibre, pareil aux gens que l'on réveille brutalement d'un somme.

Quel imbécile je suis avec toutes mes rêveries! se dit-il en prenant la lampe. Il traversa la salle à manger, ouvrit la porte et il béa devant une femme.

Malgré la voilette qui lui couvrait et les yeux et le nez, il reconnut Berthe.

—C'est toi, fit-il, suffoqué.

Et après une minute de silence, où ils demeurèrent, l'un devant l'autre, haletants, sans pouvoir parler, machinalement André alla déposer sur la table de la salle à manger la lampe que sa main avait peine à tenir droite.

—Entre, murmura-t-il, fermant la porte du palier qui était restée tout contre.

Elle marcha devant lui, hésitant devant le noir du petit salon et, pendant une seconde que dura le trajet d'une pièce dans l'autre, derrière le pas indécis de Berthe, une honte rapide de son émotion, de son trouble, prit André, une honte d'homme un peu ivre qui, voulant cacher son état aux autres, tâcherait de ne pas parler, de se montrer calme.

Il désigna de la main à sa femme le fauteuil, près de la cheminée et, plaçant la lampe qu'il rapportait sur son bureau, il assujettit le verre de ses doigts tremblants, soupirant: Oh! comme elle fume!

Puis, instinctivement, il se renversa sur le canapé, un peu en arrière pour sortir du cercle de lumière tracé par l'abat-jour, n'osant dévisager sa femme, sentant son embarras, son angoisse s'accroître de toute la gêne de Berthe qui remuait, sans lever les yeux, avec sa main, la chaînette de son en-tout-cas.

—Je ne pensais pas venir, dit-elle, très bas.—Ah! après tout ce qui s'est passé, il a fallu des circonstances pour que je sois ici; enfin, tu verras, c'est pour affaires. Du reste, j'ai apporté toutes les pièces et elle fouilla fébrilement dans sa robe, debout, cherchant avec précipitation, plusieurs fois dans la même poche, avant que d'amener un rouleau de papier retenu par du fil blanc.

Elle le tendit à André qui le posa sur le divan sans l'ouvrir.

Berthe se rassit et, laissant l'en-tout-cas tranquille, elle contempla machinalement la pointe de sa main gantée qu'elle poussa légèrement en avant, sur son genou.

Les yeux d'André suivirent ce mouvement et se fixèrent sur les doigts qui remuaient un peu.

Ils restèrent silencieux, les regards, fixés sur cette main gantée, puis André respirant plus fort reprit le rouleau, le tourna et le retourna, et d'instinct il l'abandonna, voyant qu'il le mollissait et que l'empreinte jaune de son pouce, taché par la fumée des cigarettes, marquait près du fil, sur le papier blanc.

—Tu es malade? fit-il doucement, et il chercha à distinguer les traits de Berthe sous la voilette.

Elle lui parut plus pâle que jadis, avec des yeux plus grands.

Elle eut un sourire un peu dolent et répondit, d'une voix tremblée: Je ne suis pas bien portante depuis longtemps déjà, mais je vais plutôt mieux. Le médecin assure à mon oncle que je n'ai pas de lésions et que je me remettrai avec de la chaleur et du beau temps.

—Et il va bien ton oncle? demanda André avec un peu d'hésitation.

Elle inclina légèrement la tête.

A bout de paroles, André ressaisit les papiers et il essaya de défaire le nœud qui les liait. Il s'écorna les ongles sans réussir. Berthe se déganta et, un peu rouge, détortilla le fil.

—Ah! ce sont des devis et un plan… Et il se plongea le nez dans les pièces qu'il ne put parvenir à lire. Les lettres et les chiffres lui dansaient devant les yeux et le plan qu'il tenta d'examiner lui troubla la vue avec ses larges places qui lui semblèrent se soulever et déborder des liserés de couleur qui les ourlaient.

—C'est très bien, dit-il; et après un assez long intervalle, il poursuivit, bredouillant un peu: C'est Désableau qui t'a engagée à acheter cette maison? du reste, ça se conçoit.

Et il ajouta avec une certaine acrimonie: Il a toujours aimé à profiter de la campagne des autres?

Mais elle défendit son oncle.

Non, il n'était ni un homme intéressé, ni un égoïste comme André le croyait et elle ne pouvait accuser ni sa sollicitude, ni sa tendresse. Lui et sa femme la traitaient comme leur propre fille, sa tante surtout, et elle continuait à débiter l'éloge des Désableau qu'André écoutait, l'air peu convaincu et la mine pincée.

Néanmoins, l'attitude décidée de Berthe l'intimida. Il n'osa plus attaquer sa famille de front, et, lentement, il rôda autour des Désableau, hasardant des questions, préparant des amorces, s'efforçant de confesser sa femme, de lui faire dire les froissements quotidiens, les souffrances journalières d'une vie en commun chez d'intolérables gens.

Elle rougissait un peu, se défendait d'accuser son oncle, et, harcelée, pressée, convenait cependant, entre deux louanges qu'elle avivait pour ôter toute amertume à ses aveux, les petites faiblesses de cet homme, son caractère enflé et pointu, ses idées qui se rétrécissaient sur chaque chose, avec l'âge.

—C'est égal, c'est un brave cœur, dit-elle. Quand on est seule, écartée par tout le monde, quand toutes vos anciennes amies vous tournent le dos, c'est bon de trouver des parents qui vous accueillent, à bras ouverts, et qui vous aiment.

André hocha la tête.

—N'empêche, fit-il, que malgré tout son bon cœur, ton oncle m'a, et sans aucun motif, toujours exécré.

—Tu as tort de croire cela, répondit-elle, vivement. C'était ton métier qu'il exécrait, mais toi, tu étais en dehors. Et elle se tut, songeant tout de même à la haine de Désableau pour ce qu'il appelait: la bohème des lettres,—se rappelant ses fureurs contre un employé de son bureau qui s'occupait de journalisme et qu'il aurait fait renvoyer, sous prétexte d'inexactitude, sans ses supplications à elle, qui le défendait, bien qu'elle ne l'eût jamais vu, croyant vaguement qu'elle réparait un peu, ainsi, ses torts envers André, s'intéressant à cet employé par ce seul motif qu'il se mêlait comme son mari d'écrire.

—Enfin, dit André, pour ce qui regarde la maison de Viroflay, je n'en ai refusé l'achat que dans ton intérêt. D'ailleurs, je tiens si peu à te faire de la peine et à désobliger ton oncle que, si tu le désires, je vais te signer les pièces nécessaires tout de suite.

Elle le remercia avec un accent attendri qui le remua. L'émotion qui s'était comme relâchée, tandis que sa rancune contre les Désableau se ranimait, le reconquit et il se promena pour cacher son trouble. Il lui était presque impossible de parler maintenant, sa gorge était sans salive, sèche, et la pomme d'Adam allait et revenait, fièvreusement, dans le cou. Il oublia Désableau, sa famille, tout, car la voix de sa femme l'avait assailli aux entrailles et l'intimité des rares heures charmantes de son ménage renaissait. Il revit Berthe, après le mariage, se laissant embrasser, au bas de la raie, sur les cheveux; il la revit à table, roulant une boulette de mie de pain, entre ses doigts, au dessert; il la revit, déshabillée, retenant d'une main sa chemise sur sa gorge, en montant dans le lit et un grand amollissement lui vint, une défaillance de toute fermeté, de toute alerte. Il eût voulu ne pas remuer, ne pas ouvrir la bouche, de crainte que la lente torpeur qui l'envahissait ne cessât.

Puis, ce fut plus fort que lui, il leva les yeux sur Berthe. Il était maintenant en face d'elle et le rayon de la lampe la frappait au visage, allumant les grains de jais de sa voilette, éclairant sous le tulle la figure en plein.

Il eut une brève secousse. Les regards tristes, le sourire douloureux de sa femme, le poignèrent. Des larmes lui emplirent les yeux, il fit un pas vers Berthe et, suffoqué, la serra dans ses bras, la baisant, éperdu, sur le front, les oreilles, les joues, balbutiant: «Va, ça ne fait rien, ça ne fait rien,» tandis que confusément, la tête sur l'épaule d'André, elle étouffait, geignant très bas comme une enfant qui pleure, la bouche dans son oreiller.

—Mon pauvre petit chat, fit-il, oubliant du coup les gracieusetés un peu froides, les façons mesurées, jadis adoptées dans son ménage, parlant à sa femme calmement ainsi qu'à une maîtresse: Voyons, il ne faut pas pleurer. Dis, ris un peu, ma petite Berthe;—et il l'écarta, lui mettant les mains sur les épaules, la contemplant, avidement, toute rose, les yeux gonflés, souriante dans ses larmes, balbutiant des mots sans suite, des paroles d'excuses et de pardons; et il lui baisait la bouche, la suppliant de se taire, affirmant que, lui aussi, avait eu des torts.

Ma pauvre mignonne, reprit-il, saisi d'un accès de gaîté nerveuse, parcourant la pièce, se frottant les mains, va, toutes nos bêtes de brouilles sont terminées. Essuie tes yeux, ma chérie, tiens, veux-tu de l'eau fraîche?—Et il courut jusqu'au cabinet de toilette, versa dans sa précipitation la moitié du pot à l'eau sur le parquet, apporta la cuvette, la tint pendant que Berthe se bassinait les yeux, la posa enfin sur le tapis parce qu'elle était en terre de fer, très lourde, tandis que, toute penchée en avant, sa femme se mirait dans la glace, fourrageant avec ses doigts dans les frisettes de ses cheveux qui s'étaient chiffonnées sur le front, appuyant sur ses paupières enflammées, avec la paume de ses mains.

André lui enveloppa la taille et la força à s'asseoir près de lui sur le divan. Là, il l'accola, plus fort, humant dans son cou l'odeur de la chair moite, remuant avec la pointe de ses moustaches les boucles d'oreilles. Elle ne soufflait mot, mais elle le regardait en dessous et son corsage soulevé semblait aller plus vite.

André s'empara de ses doigts autour desquels il fit lentement tourner les bagues.

—Enfin te voilà donc! dit-il, en la regardant, tout ému, dans les yeux.

Elle sourit un peu.

—Ah! je t'ai bien souvent attendue! reprit-il, emporté par un élan, parlant pour se soulager, mentant sans même en avoir conscience.

Elle lui pressa la main, et avec une expansion qui le surprit et elle finit par avouer qu'elle n'était pas heureuse, mais que jamais cependant elle n'aurait osé venir si elle n'y avait été en quelque sorte forcée par les instances de Cyprien.

—Ah! tu as vu Cyprien, fit-il.

—Oui, il est venu, un matin, pendant que mon oncle était à son bureau et que ma tante était au marché; et elle laissa entendre que le peintre lui avait affirmé qu'André serait heureux de la revoir.

—C'est un garçon bien intelligent que Cyprien, dit André en s'éloignant un peu de sa femme, très rouge, honteux que le peintre eût montré à Berthe combien il la désirait. Oui, poursuivit-il d'un ton qu'il essaya de rendre dégagé. Cyprien me parlait souvent de toi et comme il comprenait que la pensée de te savoir malheureuse ou malade me chagrinait, il en aura conclu… Il s'arrêta.

—Il a bien fait, du reste, lança-t-il, vivement, en se rapprochant et en embrassant sa femme qui était devenue, à son tour, très rouge. Sans lui, tu ne serais peut-être pas ainsi près de moi. Méchante, va, qui n'aurait pas eu, sans cela, l'idée de venir me voir!

—D'abord, je ne savais pas si je te trouverais seul et puis, non, ce n'était pas possible;—et, elle regarda autour d'elle, réveillée, ayant peine à croire que c'était elle qui était là, assise, près de son mari, sur un divan.

—J'ai toujours vécu seul, dit André avec aplomb. Mais, je ne sais vraiment pas ce que cette lampe a ce soir, et il se leva pour la remonter. Ah! les hommes sont tout de même à plaindre quand ils vivent isolés, soupira-t-il, et il jugea utile de se rendre intéressant, racontant que Mélanie le grugeait sans mesure, cherchant de la poussière qu'il ramassait difficilement, avec son doigt, sur les meubles, pour convaincre sa femme.

—Voilà comme je suis servi, dit-il en hochant la tête.

—Ton ménage semble pourtant bien tenu, répondit Berthe, qui regarda de tous les côtés, la pièce. Oh! mais tu as acheté beaucoup de meubles!

Il lui proposa de visiter le logement et il supprima l'abat-jour de la lampe.

—Je ne m'étonne pas si elle charbonne ainsi, la mèche est mal coupée, attends, je vais te l'arranger tout à l'heure, et Berthe contempla les tableaux, souriant à ceux qu'elle connaissait, s'étonnant devant les autres. La chimère du Japon l'épouvanta, «Oh! l'horreur! fit-elle»; et elle passa dans la chambre à coucher, examinant le lit blanc, les meubles en bois de rose, touchant les clefs dont les poignées dorées lui plaisaient surtout.

—Tu es bien logé, murmura-t-elle, en entrant dans le cabinet de toilette.

Sans motif, sans qu'aucune filiation d'idées se fût produite, André revit tout à coup la chambre à coucher de son ancien ménage, l'affront qu'il avait subi, et bien que sa colère fût depuis longtemps épuisée, mu par un sentiment de rancune puérile, par la pensée d'une mesquine vengeance, née d'un souvenir gardé sans motif plutôt qu'un autre de son ancienne liaison, il entoura la taille de Berthe comme il avait jadis entouré celle de Jeanne, et il embrassa sa femme devant la glace, au-dessus du pot à l'eau, se croyant peut-être homme fort, sceptique, effaçant à coup sûr un reste d'offense, en égalant ainsi sa femme à une maîtresse, en les rapprochant, en les mettant sur le même niveau, sur le même plan.

Mais Berthe se dégagea et passa avec autorité dans la cuisine, se sentant maintenant chez elle, et elle contempla les culs étincelants des casseroles, brillantes comme des soleils, le bonnet de tulle noir, à brides vert pomme pendant sur l'ocre des murs, disant: Mais c'est très propre!

—Tiens, donne-moi les ciseaux à lampe, reprit-elle, je vais couper la mèche.

Ils les cherchèrent vainement.

Dans cette pièce, grande comme un mouchoir, et qu'elle emplissait de ses jupes, ils se pressèrent, l'un contre l'autre, devant le buffet, découvrant des mèches à lampe et des gousses d'ail, pêle-mêle dans une tasse, des croûtons de pain dur sur un plat, du beurre dans un bol d'eau, du sel gris et de la farine dans des pots à confiture, enfin, près d'un pilon de bois et d'une râpe contenant encore des copeaux de gruyère, une petite bouteille noire avec cette étiquette: «L'arôme des potages, manufacture d'oignons brûlés à Romainville.»

A force de chercher, ils trouvèrent pourtant dans un tiroir, où leurs doigts se mêlaient et où les bagues de Berthe pétillaient dans l'ombre, plus vives, d'infectes mouchettes trempées d'huile, au milieu d'un paquet déficelé de laurier et de thym.

—Tiens, dit André, ravi de l'excessive malpropreté de ces mouchettes, avais-je raison d'accuser ma bonne, tu peux voir par toi-même si elle est sale?

Berthe ne répondit pas; elle arrangea prestement la lampe; voilà qui est fait, dit-elle; et elle retourna dans le cabinet de toilette pour se laver les mains.

Alors, tandis qu'elle se frottait lentement les doigts de mousse, André, debout derrière elle, suivit le mouvement des bras dont le va-et-vient faisait onder l'étoffe de la robe dans le dos et se mourait en un léger frisson le long des hanches, et de grands désirs lui vinrent.

Depuis le départ de Jeanne ses amours étaient coûteuses et avec cela privées de cet appétit qui rend suffisantes les plus médiocres des voluptés et des pâtures. Un désir bête l'occupa de savoir si rien n'était changé chez Berthe; puis l'existence menée après leur rupture, la liaison renouée avec Jeanne l'avaient comme modifié. Il était devenu moins timide, moins respectueux, plus brave. Il était enfin chez lui, dans son logement de garçon et non plus chez eux, dans son ménage, et des fumées de jeunesse lui remontèrent, des souvenirs des paillardises des anciens tête-à-tête qui lui attisèrent encore les sens. Il ne vit plus bien clair, il alla simplement, sans raisonner, vers Berthe comme vers une femme attirante, comme vers une bonne fortune tombée, après une longue abstinence, par hasard, chez lui.

Il était d'ailleurs dans un terrible état d'énervement. Les secousses de la soirée l'avaient brisé; il éprouvait une fatigue énorme, une courbature générale et sa cervelle lui semblait flotter dans le vide. Loin de le soulager, les larmes d'abord retenues puis rapidement taries avaient encore augmenté cet indicible malaise qui devait forcément aboutir à la détente charnelle.

Il s'étira les doigts qui craquèrent, pris d'évanouissement, ayant la subite récurrence, sous la chemise de sa femme, d'une mignonne tache fauve, arrondie comme une pastille entre les deux seins.

Énervée elle aussi, et en dépit de la froideur de ses sens encore accentuée par l'habitude depuis longtemps acceptée des jeûnes, elle eut un brusque réveil et elle se tendit, les joues en feu et les yeux noyés, laissant choir la serviette avec laquelle elle s'essuyait les doigts, dans la cuvette à moitié pleine. Elle sourit à son mari dans la glace et courbée en deux, les reins un peu haut, le dos remué jusqu'à la nuque, elle tordit le linge.

Le sourire où la surdent mettait dans sa bouche un point de lumière avancé sur la ligne des dents affola André; il se jeta sur elle et la baisa lentement sur les yeux qui battirent, lui chatouillant les lèvres avec leurs cils.

Il l'étreignit et l'emmena, lacée à lui, dans la chambre, oubliant volontairement la lumière dans le cabinet. Berthe s'affaissa sur le lit, inerte, un bras replié sur la figure, tandis que le bruit de ses jupes longuement froissées s'entendait seul, avec le souffle haletant d'André.

—Oh! c'est vilain, dit-elle, tout bas.

Et André un peu étonné maintenant que sa surexcitation avait cessé, se demandait si, dans l'intérêt de son futur ménage, il n'avait pas commis une irréparable faute. Une certaine lueur qui fila dans les yeux de sa femme l'inquiéta, puis il se fit la remarque que Berthe avait le linge plus élégant et plus parfumé que jadis et il eut peur qu'elle ne se fût ainsi parée pour le séduire.

Un peu embarrassés, ils revinrent s'asseoir dans le petit salon et ils se taisaient, abîmés, chacun dans ses réflexions; elle, malgré les déboires renouvelés de ses sens, satisfaite d'avoir goûté à un fruit défendu, d'avoir accompli, dans une chambre de garçon, une escapade rêvée autrefois dans son ménage, et honnêtement réalisée maintenant, sans honte et sans risques, heureuse de secouer le joug de son oncle, de quitter de nouveau son existence de jeune fille, de reprendre sa liberté, de rentrer toute-puissante chez elle, ressentant cette joie que les gens casaniers éprouvent à retrouver leur chez eux après de longues haltes dans les hôtels et dans les garnis; lui, très perplexe, se reprochant d'être toujours le même, sans défense devant une femme, n'augurant rien de bon de cette facilité avec laquelle Berthe s'était laissé vaincre, se répétant: Je suis à sa merci,—puis se consolant par la perspective de quitter cette odieuse existence de garçon, regorgeant de crises juponnières et de carottes de bonnes, de se réinstaller dans un ménage sérieusement organisé, de vivre peut-être enfin tranquille.

—Veux-tu que nous préparions une tasse de thé? fit-il, pour dire quelque chose.

Elle entendit le son de ses paroles sans en comprendre le sens. Elle s'éveilla de ses réflexions et regarda sa montre.

—Dix heures! mon oncle ne doit pas savoir ce que je suis devenue. Oh! comme je suis faite!—murmura-t-elle, et, pendant qu'elle réparait, de son mieux, devant la glace, le désordre de sa coiffure et de sa robe, André tout en enfilant ses bottines pour la reconduire, parvint à se convaincre qu'il avait sagement agi. C'est peut-être la seule fois que je me sois conduit comme il le fallait avec ma femme. Oui, avoir plus de laisser-aller, moins de retenue et plus d'abandon, être enfant, gentil, bon garçon, comme je l'ai été avec Jeanne, voilà! conclut-il en frappant le plancher de ses semelles pour faire mieux glisser la chaussette dans la bottine.

Berthe était prête, il l'embrassa et ils descendirent dans la rue, recueillis, muets, obsédés par les mêmes préoccupations, soucieux et contents à la fois, songeant à toute leur vie ratée qu'ils allaient reprendre, appréhendant que, malgré l'expérience qu'ils avaient acquise, ils ne la gâchassent et à jamais, cette fois encore; et ils marchèrent résignés, chacun se promettant, pour avoir la paix, de s'effacer devant l'autre, et se réservant de se montrer néanmoins dans certains cas quand il le jugerait convenable, chacun supputant déjà, en serrant tendrement le bras joint au sien, les indulgences qu'il devrait avoir, les défauts qu'il devrait s'engager, mentalement, à passer à l'autre.

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