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En ménage

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XII

André et Jeanne se traitaient de gueulards maintenant, et ils s'étonnaient de cette gourmandise qui leur était soudain née. Chacun reprochait à l'autre de lui inculquer ses défauts et ses vices, et il y avait là un fait curieux: l'éclosion inattendue d'un sens nouveau chez Jeanne qui, mangeant d'ordinaire et sans répugnance dans des gargotes à vingt-deux sous, ne pouvait être raisonnablement traitée de gourmette et de goinfre; le mépris de tout un passé d'indifférence culinaire chez André qui menait sa maîtresse dans des brasseries où jamais il ne se serait attablé seul et achetait, aujourd'hui, chez les marchands rencontrés sur sa route, des primeurs, des fruits, se disant: Tiens, nous dégusterons cela, ce soir, au dîner, avec Jeanne.

Ce vice atteignit Mélanie, carambola jusque dans son ménage. A force de combiner de savantes cuisines, elle devint portée sur sa bouche, et son mari qui s'intéressait, et pour cause, aux repas d'André, invita sa femme à soigner davantage encore les plats, à perfectionner surtout ceux qu'il préférait.

—Hé! monsieur Denis! cria Jeanne, un soir qu'étendus dans le lit, ils cessaient de bavarder sans même songer à se bécotter ou à s'étreindre.

André qui s'endormait leva le nez sur la couverture.

—Eh bien quoi? fit-il.

Elle reprit: Dis donc, tu sais, nous pouvons commencer à répéter le refrain de la chanson: «Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en», car vois-tu, quand on jouit à s'emplir ainsi le ventre, c'est la fin des bonnes nuits où l'on ne dort pas.

Elle avait raison, la gourmandise s'était introduite chez eux comme un nouvel intérêt, amené par l'incuriosité grandissante de leurs sens, comme une passion de prêtres qui, privés de joies charnelles, hennissent devant des mets délicats et de vieux vins. Le renouveau de leurs amours étant épuisé, André et Jeanne n'eurent bientôt plus que de béates tendresses, de maternelles satisfactions à coucher quelquefois ensemble, à s'allonger simplement pour être l'un près de l'autre, pour causer avant de se camper dos à dos et de dormir. Ils goûtèrent alors ces bonheurs monotones des vieux mariages rompus par les inévitables et faibles querelles, nées d'un ronflement continu, ou d'une bousculade maladroite des corps, pendant la nuit.

Dans cette existence tranquillisée, dans cette tiédeur de ménage vivant au milieu de Paris ainsi que dans une province, André se plongeait comme en un bain sédatif et apaisant; les caresses de Jeanne fermaient les blessures ouvertes par les trahisons de Berthe et à peine pansées par la bonne franquette de Blanche. Pour la première fois peut-être depuis sa rupture avec sa femme, il pouvait songer à elle sans angoisses, sans regrets.

C'est trop bien arrangé pour que ça dure, se disait-il, surpris que tous ses souhaits se fussent si facilement exaucés, car le concierge tant redouté continuait à garder une attitude pacifique, et Mélanie persistait à être prévenante; ça va se détraquer. Et, en effet, surgit peu à peu une question que Jeanne et lui avaient toujours écartée d'un commun accord, la question de l'entretien payé par un autre monsieur, d'un bout de la France à l'autre.

Il ne fut pas tout d'abord parlé de ce jeune béjaune, mais bien de son frère aîné, M. Auguste Vidouvé, ancien négociant en meubles, un homme d'une quarantaine d'années, célibataire et riche, qui devint l'amant de la veuve Laveau, grâce à quelques bouteilles de champagne, un soir. L'ivresse de cette veuve fut désastreuse pour le ménage d'André, car ce monsieur jugea nécessaire de veiller sur les bonnes mœurs de sa fausse belle-sœur.

Alors, eurent lieu, certains jours, des courses folles au travers de Paris. Jeanne montait dans des tramways, suivie par l'ancien négociant, descendait de la voiture dans une rue de Montmartre, où demeurait sa mère, grimpait deux étages, attendait longtemps sur un palier, surveillant la rue par une fenêtre, et quand elle ne voyait plus cet imbécile en sentinelle sur le trottoir, elle descendait comme un tourbillon, s'élançait dans un autre tramway, filait par des embranchements de lignes, arrivait par des correspondances d'omnibus chez André, morte de faim et de froid, suffoquée, riante, criant: Ah bien, va, j'en ai eu du mal!

L'affection filiale de Jeanne excusa certaines rentrées tardives, le matin, chez elle, mais le monsieur se défia, et comme il avait peu pratiqué les femmes, il s'imposa la tâche de la visiter tous les jours, de très bonne heure, déclarant qu'il n'admettait pas, en principe, l'habituel prétexte de sortie, les bains.

Alors, tout en dressant de nouvelles batteries, Jeanne n'osa plus découcher. Traquée à la porte de son magasin par cet homme qui l'épiait, pensant n'être pas vu, elle le dépistait dans des embarras de voitures et de foule, accourait chez André et, par haine de ces difficultés, par représailles, ils se jetaient, les sens brutalement levés, l'un sur l'autre, et se culbutaient, à la volée, sur les tapis et sur les chaises, puis Jeanne repartait vite et, rentrée chez elle, elle écoutait le monsieur lui dire d'un ton convaincu:

—Vous savez, ma petite, vous faites bien de ne pas courir, car voyez-vous, ce n'est pas à un vieux singe comme moi qu'on en conterait.

Il fit si bien que, tandis qu'il surveillait la femme de son frère, la sienne, Eugénie, femme modérée pourtant, en laquelle, par une heureuse exception, il avait placé toute sa confiance, s'attardait pour venger Jeanne, chez chaque locataire de sa maison.

—Une de plus, disait-elle, lorsqu'il rentrait.

—Une de quoi? demandait-il.

—Tiens, pardi, tu comprends bien, et elle dressait, en goguenardant, deux doigts en l'air.

Il haussait les épaules, pensant qu'elle n'oserait pas, si elle disait vrai, avouer aussi simplement la chose.

Toutes ces histoires ne déridèrent pas André, qui se désola de tous les obstacles apportés par cette liaison. Bientôt il appréhenda des embarras plus graves. Jeanne semblait avoir perdu toute gaieté. Il la pressa de questions. Elle répondit vaguement, continuant à se plaindre seulement de l'amant d'Eugénie, répétant que c'était un vilain homme, un malade imaginaire et noceur, pas élevé et exigeant néanmoins un langage correct et choisi de la part de sa maîtresse qui s'entêtait, ripostant à ses objurgations furibondes: Tiens, pourquoi donc qu'on ne dirait pas une omnibus, puisqu'on dit bien une voiture!

—Tu sais, il lui fiche des claques quand elle lui répond, ajouta Jeanne. Ah bien! moi, il pourrait me donner encore plus d'argent qu'il n'en donne à Eugénie, que je ne resterais pas avec lui, pour sûr!

Les cuirs lâchés et les gifles reçues par Eugénie ne parurent pas suffisants à André, pour justifier la tristesse de Jeanne. Il l'accusa de ne plus l'aimer, mais cette invite, généralement suivie de protestations et de bavardages, n'eut aucun succès. Jeanne l'embrassa tendrement pour toute réponse et, gardant encore le silence sur ses propres affaires, revint à sa camarade, racontant qu'Eugénie avait des cuirs dans le sang, qu'il était bien à craindre enfin que, las de l'insulter, le monsieur ne cessât de l'entretenir.

Ces détails sur le malheureux sort de la veuve Laveau commencèrent à exaspérer André. Il trouva que le monsieur ne la cognait pas suffisamment, et comme il chantonnait maintenant quand Jeanne narrait les méfaits de cet homme, la petite ne causa plus; lasse de remâcher des ennuis, toute seule, elle finit, un soir, pourtant, par parler d'elle-même.

—Tu veux le savoir, fit-elle, eh bien! le volontariat va se terminer et mon amant revient, là!

André ne broncha pas.

Elle entra dans des explications. Son amant était un gommeux fier comme un artaban de ses hauts cols, un bellâtre avec du bleu dans l'âme, pas méchant et grossier comme son frère, mais maladroit et incapable de comprendre une femme et de la récréer, au lit ou debout. Un vrai gosse, dit-elle, résumant sa pensée en un mot; et elle poursuivit: Oui, il va revenir, mais ce qui est moins drôle, c'est qu'aussitôt de retour à Paris, il s'associe avec un banquier et se marie, et elle ajouta plus bas: Je ne sais vraiment pas comment je ferai maintenant pour vivre.

André baissa le nez et il se tut, accablé, car il ne pouvait avec la meilleure volonté du monde entretenir Jeanne. Il ne gagnait pas un sou avec sa plume et Mélanie dévorait, en carottage et en cuisine, ses maigres rentes. Plusieurs fois déjà, il était demeuré sans le sou, aux approches du terme. Les quelques avances d'argent qu'il possédait au moment de sa rupture avec Berthe avaient été mangées en dépenses de meubles et de linges, en frais de déménagement et d'installation. Actuellement, c'était dans sa maison une véritable gabegie, un vrai pillage; chacun tirait à soi et le plus âpre encore était le mari de la bonne qui emportait les gilets et les chaussettes, dévorait des argents fous en achat d'eau seconde et de cire, aidait à vider les bouteilles de vin et empêchait l'eau-de-vie de vieillir dans les armoires.

Tous les matins, Mélanie réclamait vingt francs. André se cabrait, déclarait qu'il ne pourrait pas continuer ainsi, qu'elle devrait n'importe comment restreindre la marche de son ménage et elle, de son côté, répondait que c'était impossible, que la vie était hors de prix, qu'elle dirigeait la maison au meilleur compte. Il n'y avait plus qu'à se taire ou à congédier la bonne. Forcément il la gardait, redoutant la débâcle de son existence.

Toutes ces raisons qu'André débita à Jeanne pour s'excuser de sa réelle impuissance à l'assister ne produisirent aucun effet.

—Renvoie Mélanie qui te vole comme dans un bois, dit-elle; et légèrement, petit à petit, elle insinua, comme jadis, qu'ils pourraient vivre plus économiquement, en se mettant en ménage ensemble.

Cette suggestion consterna André. Il chercha à gagner du temps, opposant à ces attaques la force d'inertie, bien résolu, dans tous les cas, à ne pas concubiner avec Jeanne et à ne pas congédier sa bonne.

Une ou deux discrètes tentatives furent encore osées par Jeanne, certains soirs; puis bien qu'elle eût annoncé gravement une fois que, le mariage de son amant étant dès à présent consommé, elle pourrait revenir comme autrefois coucher, elle évita de reparler de vie commune et laissa de côté ses mines longues.

André s'applaudit de ce changement, et reprit confiance; il arrangea par prudence ses affaires, vendit quelques obligations et distribua, de temps à autre, à des distances préalablement calculées, un peu d'argent à Jeanne.

Un ou deux mois s'écoulèrent; février touchait à sa fin. Complètement remis de ses alarmes, se croyant sauvé, André respirait, quand un jour, Jeanne un peu pâlotte déclara que sa situation allait changer.

André s'effara devant cette phrase qui retentit à ses oreilles comme une menace; il baissa la tête, s'attendant à tout.

Elle chercha ses mots:

—Oui, vois-tu, je n'avais pas le choix, j'ai dû accepter; enfin, voilà, je pars, le mois prochain, pour l'Angleterre.

Il fut terrassé et, après un silence, tandis qu'elle s'approchait de lui, il se remit un peu, la regarda tristement dans les yeux, et fit d'une voix tremblante:

—Alors, tu me lâches?

Elle se récria:

—Oh! que c'est méchant de dire des choses pareilles; non, tu seras toujours mon petit homme, comment peux-tu croire que je ne t'aime plus? seulement tu devrais comprendre qu'une femme ne peut vivre avec l'air du temps!—Mon Dieu, tu as fait tout ce qui était possible, je le sais, et je ne te reproche rien; mais, maintenant que les magasins chôment, que je ne parviens même plus à gagner ma nourriture, je traînerais la misère à Paris. Voyons, aimerais-tu mieux que je fasse des bêtises, que j'aille avec l'un et avec l'autre?

Il hocha la tête, soupirant, s'avouant très bas, que peut-être il eût préféré que Jeanne noçât sans rien lui dire, plutôt que de l'abandonner brutalement ainsi.

Elle prit son soupir pour un symptôme du désespoir qu'il éprouvait à la pensée que sa petite Jeanne pourrait appartenir au public, au premier venu. Elle soupira à son tour, puis déplora, soucieuse, les périls de la traversée, les douleurs du mal de mer, la tristesse d'un pays dont on ne connaît pas la langue, ensuite elle embrassa André sur les yeux, murmurant: Ne te désole pas, mon petit homme, va, je reviendrai, ce ne sera pas bien long.

Il ne répondait pas.

Alors elle reprit, très douce:—Voyons, ne sois pas comme cela, parle-moi, je ne suis pas bien heureuse non plus, tu vois bien; tu n'es pas fâché contre moi, dis?

Il eut un geste vague, elle le baisa sur la bouche et sourit un peu:

—Tiens, il y a un mois déjà que j'ai signé mon engagement, je savais bien que cela te peinerait, ainsi je ne pouvais pas me décider à te l'apprendre; je suis allée rue Richelieu à l'agence de mademoiselle Tricot, une grosse maman très farce, qui a des lunettes rondes sur le nez et des boudins à la reine Amélie le long des joues. Elle s'est procuré des renseignements dans des maisons où j'ai travaillé et elle m'a fait signer un contrat de trois mois. C'est une brave femme qui a la spécialité d'exporter des ouvrières et qui est professeur de natation pour dames, quand ses marchés sont conclus, l'été.

Et Jeanne se mit à rire, espérant qu'André se dériderait aussi, mais le portrait de mademoiselle Tricot ne le toucha guère et, mal disposé pour cette négociante qui expédiait sa maîtresse au loin, il s'acharna au contraire sur l'agence qu'elle dirigeait, déclarant que c'était une boîte à filous, un rendez-vous d'entremetteuses, affirmant sans preuves, du reste, que Jeanne s'était fait voler.

Mais la petite secouait la tête, soutenant qu'elle ne risquait rien, expliquant la marche de ces sortes d'affaires, répétant:

—Les conditions sont celles-ci: je suis engagée à cent quarante francs par mois, plus la nourriture, le logement (un lit pour deux ouvrières par exemple); quant aux frais de courtage, ils sont à la charge de la maison de Londres qui paye également l'aller du voyage.

André ne fut nullement convaincu et il attaqua furieusement la qualité de la nourriture qu'on servirait à Jeanne, exprima le dégoût qu'elle ressentirait à coucher avec une autre.

Enfin, reprit Jeanne, en admettant même que tu aies raison, je ne peux plus me dédire. Mon contrat est signé et j'aurais une grosse somme à payer si je ne partais pas.

André n'insista plus.

A dater de ce jour, Mélanie eut beau s'ingénier à façonner des chatteries et des petits plats, ce fut peine perdue. La gourmandise des temps heureux avait disparu; éclose tout d'un coup, elle mourut de même. Une tristesse planait maintenant sur André et sur Jeanne. Cette réflexion «nous n'avons plus que quelques jours à vivre ensemble» s'imposait à eux, ne les quittait plus. Les angoisses d'André devinrent même si despotiques qu'il espéra comme une délivrance le départ de Jeanne. Bien qu'il se ressassât les mêmes idées, pendant des heures, il souffrait moins peut-être quand il était seul. La vue de Jeanne développait ses rancœurs et ses regrets; et la tristesse de chacun, augmentée de celle de l'autre, devenait pour tous les deux intolérable.

Leurs rendez-vous s'espacèrent, heureusement, bientôt, car Jeanne ne le visita plus que très irrégulièrement, occupée, disait-elle, par les préparatifs de son voyage.

Il reçut une lettre enfin, portant le timbre de Boulogne-sur-Mer. Jeanne n'avait pas eu le courage de l'embrasser avant son départ.

A quoi bon nous désoler? écrivait-elle, ce sera moins pénible ainsi; et elle ajoutait: Au moment où ma lettre t'arrivera, je serai sur le paquebot, en mer.

André tomba dans un fauteuil.

Alors, c'était fini. Jeanne aussi le lâchait! Sa vie était complète maintenant, elle pouvait se résumer de la sorte: Avoir été berné par ses maîtresses, cocufié par sa femme et lâché par Jeanne! Et il se sentait de la colère contre l'amant de la petite.—Quel niais! Je vous demande un peu, ça avait à peine vingt-deux ans et ça se mariait! il avait donc bien hâte d'être aussi trompé ou, ce qui est pis, sans doute, de ne l'être pas, grâce seulement aux désastres des couches et à toutes ces infirmités spécialement inhérentes aux petites bourgeoises! Comme s'il n'aurait pas mieux valu qu'il restât avec Jeanne, qu'il continuât de posséder en elle une maîtresse docile, qu'enfin il ne désorganisât pas, dans son propre intérêt, le train-train de trois existences s'acheminant parallèlement heureuses!

Au fond, j'ai tort, se dit-il, ce n'est pas à ce monsieur que je puis en vouloir, c'est à moi-même, c'est à l'argent qui me manque! Jeanne ne serait pas à Londres si je l'avais aidée, et il comprit presque l'ignominie de la foule, l'abjection de la société buvant le nez dans la boue, à plat ventre, l'ordure, sacrifiant l'amitié, les convictions, tout, à cet argent qui rend impeccable et grandiose, qui domine les tribunaux méprisés et les bagnes, qui fournit à tout particulier, au choix, les joies considérées de la famille ou les noces enviées des riches!

Aussi pourquoi n'en gagnait-il point? pourquoi avait-il toujours exercé des états stériles, des professions improductives comme celles de répétiteur et d'homme de lettres? pourquoi n'avait-il pas accepté les basses besognes de son métier, ne s'était-il point fait sérieusement journaliste? Il avait pourtant connu des gens qui cousaient, bout à bout, des balivernes évaluées avec raison au poids de l'or, car toutes les nuits la gomme les répétait stupidement, à table, parmi les filles! Oui, mais encore eût-il fallu avoir la sottise de les inventer et l'audace de les écrire, encore eût-il fallu avoir le cœur assez solide pour qu'il ne se renversât point devant les pitoyables besognes imposées par l'actualité, par la vogue, chaque jour, et une vision soudaine des heures perdues dans les salles de rédaction se dressa devant lui. Il se revit accoudé sur le tapis vert d'une table, en quête de ses épreuves, alors que, vers trois heures du matin, semblables aux servantes de l'amour enfermé dans des salons munis de divans et de gaz, ses collègues dormassaient, s'étirant, bâillant, demandant l'heure, buvant et fumant, attendant le moment longtemps souhaité de cesser le métier et d'aller dormir.

Ah! cette vie de filles résignées à obéir aux exigences de Monsieur et à satisfaire aux caprices des abonnés et des passants l'avait révolté, puis il avait eu aussi des ambitions plus hautes, il avait voulu être un artiste; l'était-il seulement? avait-il fait œuvre de talent, s'était-il affirmé dans le monde des lettres, avait-il dans la cohue joué des coudes, s'était-il, enfin, assis sur l'estrade, devant le public, le mâtant par sa hardiesse, ou l'apprivoisant par des bouffonneries sentimentales ou graves? Non, il n'avait rien tenté, rien osé, rien fait. Il s'était trompé de voie, il eût dû suivre la grande route, devenir tout comme un autre, ouvrier ou commerçant. Eh non! s'écria-t-il, je n'ai jamais rien appris et je ne sais rien! Et, en effet, il était bachelier!

Un état manuel? mais il eût fallu subir des années d'apprentissage! un commerce quelconque? mais il ne connaissait ni la tenue des livres ni les affaires! il n'avait appris ni l'anglais, ni l'allemand, rien des choses pratiques, rien. Est-ce qu'il était capable d'auner de la toile, de ficeler un paquet, de cacheter une bouteille ou de planter un clou? pouvait-il seulement comme un ancien sergent écrire des pages de bâtarde et de ronde, ou comme un ex-brigadier panser et étriller des chevaux? Il avait su jadis un peu de latin et un peu de grec, il savait maintenant un peu de français et c'était tout! Et il reprochait à sa famille son instruction creuse, les dépenses inutiles du collège, les sacrifices qu'elle s'était résolument imposés pour le mettre à même de ne pouvoir jamais gagner son pain!

Puis, et cela n'était pas la faute de sa famille, cette note «passable» habituellement inscrite sur ses cahiers de classe l'avait poursuivi pendant toute sa vie! Après l'avoir autrefois coté aux yeux des pions, elle le cotait maintenant aux yeux du monde. Il avait été sans interruption passable,—passable dans ses devoirs, passable dans ses répétitions, passable dans ses livres.—Et, ce n'était pas tout, dans son existence privée, dans son ménage, auprès de sa femme, auprès de Jeanne, il s'était montré comme ni un amoureux ni glacé, ni chaud, ni vaillant, ni lâche. Non, il avait été Monsieur tout-le-monde, une personnalité insignifiante, un de ces pauvres gens qui n'ont même point cette suprême consolation de pouvoir se plaindre d'une injustice dans leur destinée, puisqu'une injustice suppose au moins un mérite méconnu, une force.

Ainsi qu'un homme qui se réveille, il jeta les yeux autour de lui et la marche de ses pensées s'arrêta, puis elles s'ébranlèrent à nouveau et la marée de ses embêtements s'accrut. Il aurait beau dire, il avait eu tout de même de la déveine, car enfin il travaillait avant son mariage, il donnait des promesses de talent pour quelques-uns. L'impuissance ne lui était radicalement venue qu'après sa rupture avec Berthe! C'était elle qui lui avait pour toujours effondré ses énergies et ses espoirs. La mesure était comble, maintenant, Jeanne était partie! Et, mentalement, il aperçut un concubinage disparaissant dans le lointain, bras dessus, bras dessous, se chauffant au soleil, uni contre les misères du sort, contre les maladies de l'âge. Ce collage qu'il avait péremptoirement repoussé, lui apparut comme un havre, comme une Sainte Périne, soignant les impotents et les infirmes! J'aurais dû me mettre avec Jeanne, se dit-il. Ah! si elle revient!—Et il sourit tristement, sachant bien qu'elle se créerait une existence là-bas, que jamais plus, sans doute, il ne la verrait.

Pauvre chérie, murmura-t-il, elle est loin maintenant, et il s'oublia en elle, s'identifiant pour une seconde avec son sexe, cousant à Londres, au milieu d'un atelier éclairé par des vitres troubles, sous un jour louche, dans un boulevari de paroles inconnues; et, sans transition, rappelé à lui par sa pantoufle qui butait sur le plancher, il se retrouva, tout abêti, rue Cambacérès, tandis que de bruyantes lamentations montaient de nouveau dans son âme, conduisant le deuil de cette vie, traversée d'amours incomprises, d'opiniâtres chagrins et de joies brèves.

Puis, comme pendant une messe funèbre une voix se lève, douce et triste, dans le silence de l'église, quand l'orgue s'est tu, une voix s'élança plaintive, dans l'anéantissement de son âme, implorant de vagues miséricordes, d'incertaines pitiés, couverte bientôt, comme par la reprise des grandes orgues, par la véhémence de la crise juponnière qui éclata, débridant les plaies, les ouvrant toutes larges, arrachant les pansements posés par Jeanne.

C'était la fin; les accidents tertiaires sortaient.

Après le ressentiment de l'outrage subi, les postulations courroucées et les amers regrets des caresses absentes, après les souvenirs ranimés des époques lointaines et les réveils aussitôt éteints des amours défuntes, après les sourdes convoitises des atmosphères féminines et les violentes séditions contre une existence murée, sans jour, sans intérêt, sans femme, la première période de la crise avait cessé.

Alors plus de lancinantes angoisses, plus de fièvres chaudes, d'idées fixes, plus de folles défaillances et d'affreux sursauts, mais une sorte de langueur charmante comme celle d'une convalescence, un lent apaisement de pensées, une complète résignation, une pâle quiétude, une rêverie mélancolique et souriante, un sentiment consolé et tendre comme celui que l'on éprouve parfois, le jour des Morts, devant une tombe d'ami depuis longtemps close.

Puis ces symptômes de la deuxième période avaient aussi disparu et la maladie semblait usée, quand tout à coup, au reçu de la lettre de Jeanne, elle se déclarait encore en un brutal accès; alors, une abdication de soi-même, une détresse sans remède, un spleen sans secours, l'accablèrent; il s'affaissa sous l'écroulement d'une vie qui, à peine reconstruite, s'abattait de nouveau, ensevelissant ses dernières espérances sous un bruyant monceau de dégâts et de ruines.

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