Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II
en particuliere recommandation, comme le grand Alexandre,•
Homere: Scipion Aphricain, Xenophon: Marcus Brutus, Polybius:
Charles cinquiesme, Philippe de Comines. Et dit-on de ce temps,
que Machiauel est encores ailleurs en credit. Mais le feu Mareschal
Strossy, qui auoit pris Cæsar pour sa part, auoit sans doubte
bien mieux choisi: car à la verité ce deuroit estre le breuiaire de2
tout homme de guerre, comme estant le vray et souuerain patron
de l'art militaire. Et Dieu sçait encore de quelle grace, et de quelle
beauté il a fardé cette riche matiere, d'vne façon de dire si pure,
si delicate, et si parfaicte, qu'à mon goust, il n'y a aucuns escrits
au monde, qui puissent estre comparables aux siens, en cette partie.•
Ie veux icy enregistrer certains traicts particuliers et rares,
sur le faict de ses guerres, qui me sont demeurez en memoire.
des grandes forces, que menoit contre luy le Roy Iuba, au lieu de
rabattre l'opinion que ses soldats en auoyent prise, et appetisser
les moyens de son ennemy, les ayant faict assembler pour les r'asseurer
et leur donner courage, il print vne voye toute contraire à
celle que nous auons accoustumé: car il leur dit qu'ils ne se missent•
plus en peine de s'enquerir des forces que menoit l'ennemy, et qu'il
en auoit eu bien certain aduertissement: et lors il leur en fit le
nombre surpassant de beaucoup, et la verité, et la renommée, qui
en couroit en son armée. Suiuant ce que conseille Cyrus en Xenophon.
D'autant que la tromperie n'est pas de tel interest, de trouuer1
les ennemis par effect plus foibles qu'on n'auoit esperé: que de les
trouuer à la verité bien forts, apres les auoir iugez foibles par
reputation. Il accoustumoit sur tout ses soldats à obeyr simplement,
sans se mesler de contreroller, ou parler des desseins de
leur Capitaine; lesquels il ne leur communiquoit que sur le poinct•
de l'execution: et prenoit plaisir s'ils en auoyent descouuert
quelque chose, de changer sur le champ d'aduis, pour les tromper:
et souuent pour cet effect ayant assigné vn logis en quelque lieu,
il passoit outre, et allongeoit la iournée, notamment s'il faisoit
mauuais temps et pluuieux. Les Souisses, au commencement de2
ses guerres de Gaule, ayans enuoyé vers luy pour leur donner passage
au trauers des terres des Romains; estant deliberé de les
empescher par force, il leur contrefit toutesfois vn bon visage, et
print quelques iours de delay à leur faire responce, pour se seruir
de ce loisir, à assembler son armée. Ces pauures gens ne sçauoyent•
pas combien il estoit excellent mesnager du temps: car il redit
maintes-fois, que c'est la plus souueraine partie d'vn capitaine, que
la science de prendre au poinct les occasions, et la diligence, qui
est en ses exploicts, à la verité, inouye et incroyable. S'il n'estoit
pas fort conscientieux en cela, de prendre aduantage sur son3
ennemy, sous couleur d'vn traicté d'accord: il l'estoit aussi peu,
en ce qu'il ne requeroit en ses soldats autre vertu que la vaillance,
ny ne punissoit guere autres vices, que la mutination, et la desobeyssance.
Souuent apres ses victoires, il leur laschoit la bride à
toute licence, les dispensant pour quelque temps des regles de la•
discipline militaire, adioustant à cela, qu'il auoit des soldats si bien
creez, que tous perfumez et musquez, ils ne laissoyent pas d'aller
furieusement au combat. De vray, il aymoit qu'ils fussent richement
armez, et leur faisoit porter des harnois grauez, dorez et argentez:
afin que le soing de la conseruation de leurs armes, les rendist
plus aspres à se deffendre. Parlant à eux, il les appelloit du nom
de compagnons, que nous vsons encore: ce qu'Auguste son successeur
reforma, estimant qu'il l'auoit faict pour la necessité de ses•
affaires, et pour flatter le cœur de ceux qui ne le suyuoient que
volontairement:
Rheni mihi Cæsar in vndis
Dux erat: hic socius; facinus quos inquinat, æquat;
mais que cette façon estoit trop rabbaissée, pour la dignité d'vn1
Empereur et general d'armée, et remit en train de les appeller
seulement soldats. A cette courtoisie, Cæsar mesloit toutesfois
vne grande seuerité, à les reprimer. La neufiesme legion s'estant
mutinée au pres de Plaisance, il la cassa auec ignominie, quoy que
Pompeius fust lors encore en pieds, et ne la reçeut en grace qu'auec•
plusieurs supplications. Il les rappaisoit plus par authorité et
par audace, que par douceur. Là où il parle de son passage
de la riuiere du Rhin, vers l'Allemaigne, il dit qu'estimant indigne
de l'honneur du peuple Romain, qu'il passast son armée à
nauires, il fit dresser vn pont, afin qu'il passast à pied ferme. Ce2
fut là, qu'il bastit ce pont admirable, dequoy il dechiffre particulierement
la fabrique: car il ne s'arreste si volontiers en nul
endroit de ses faits, qu'à nous representer la subtilité de ses inuentions,
en telle sorte d'ouurages de main. I'y ay aussi remarqué
cela, qu'il fait grand cas de ses exhortations aux soldats•
auant le combat: car où il veut montrer auoir esté surpris, ou
pressé, il allegue tousiours cela, qu'il n'eut pas seulement loisir de
haranguer son armée. Auant cette grande battaille contre ceux de
Tournay; Cæsar, dict-il, ayant ordonné du reste, courut soudainement,
où la fortune le porta, pour exhorter ses gens; et rencontrant3
la dixiesme legion, il n'eut loisir de leur dire, sinon, qu'ils
eussent souuenance de leur vertu accoustumée, qu'ils ne s'estonnassent
point, et soustinsent hardiment l'effort des aduersaires:
et par ce que l'ennemy estoit des-ia approché à vn iect de traict,
il donna le signe de la battaille: et de là estant passé soudainement•
ailleurs pour en encourager d'autres, il trouua qu'ils estoyent
des-ia aux prises: voyla ce qu'il en dit en ce lieu là. De vray, sa
langue luy a faict en plusieurs lieux de bien notables seruices, et
estoit de son temps mesme, son eloquence militaire en telle recommendation,
que plusieurs en son armée recueilloyent ses harangues:4
et par ce moyen, il en fut assemblé des volumes, qui ont
duré long temps apres luy. Son parler auoit des graces particulieres;
si que ses familiers, et entre autres Auguste, oyant reciter
ce qui en auoit esté recueilly, recognoissoit iusques aux phrases,
et aux mots, ce qui n'estoit pas du sien. La premiere fois qu'il
sortit de Rome, auec charge publique, il arriua en huict iours à la
riuiere du Rhone, ayant dans son coche deuant luy vn secretaire•
ou deux qui escriuoyent sans cesse, et derriere luy, celuy qui portoit
son espée. Et certes quand on ne feroit qu'aller, à peine pourroit-on
atteindre à cette promptitude, dequoy tousiours victorieux
ayant laissé la Gaule, et suiuant Pompeius à Brindes, il subiuga
l'Italie en dix huict iours; reuint de Brindes à Rome; de Rome il1
s'en alla au fin fond de l'Espaigne; où il passa des difficultez extremes,
en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siege
de Marseille: de là il s'en retourna en la Macedoine, battit l'armée
Romaine à Pharsale; passa de là, suiuant Pompeius, en Ægypte,
laquelle il subiuga; d'Ægypte il vint en Syrie, et au pays de Pont,•
où il combattit Pharnaces; de là en Afrique, où il deffit Scipion et
Iuba; et rebroussa encore par l'Italie en Espaigne, où il deffit les
enfans de Pompeius.
Ocior et cœli flammis et tigride fœta.
Ac veluti montis saxum de vertice præceps2
Cùm ruit auulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis soluit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exultátque solo, siluas, armenta, virósque,
Inuoluens secum.•
de se tenir nuict et iour pres des ouuriers, qu'il auoit en besoigne.
En toutes entreprises de consequence, il faisoit tousiours la descouuerte
luy mesme, et ne passa iamais son armée en lieu, qu'il
n'eust premierement recognu. Et si nous croyons Suetone; quand3
il fit l'entreprise de traietter en Angleterre, il fut le premier à sonder
le gué. Il auoit accoustumé de dire, qu'il aimoit mieux la
victoire qui se conduisoit par conseil que par force. Et en la guerre
contre Petreius et Afranius, la Fortune luy presentant vne bien
apparante occasion d'aduantage; il la refusa, dit-il, esperant auec•
vn peu plus de longueur, mais moins de hazard, venir à bout de
ses ennemis. Il fit aussi là vn merueilleux traict, de commander à
tout son ost, de passer à nage la riuiere sans aucune necessité,
Rapuitque ruens in prælia miles,
Quod fugiens timuisset iter: mox vda receptis4
Membra fouent armis, gelidósque a gurgite, cursu
Restituunt artus.
qu'Alexandre: car cettuy-cy semble rechercher et courir à force
les dangers, comme vn impetueux torrent, qui choque et attaque•
sans discretion et sans chois, tout ce qu'il rencontre.
Sic tauriformis voluitur Aufidus,
Qui regna Dauni perfluit Appuli
Dum sæuit, horrendámque cultis
Diluuiem meditatur agris.1
Aussi estoit-il embesongné en la fleur et premiere chaleur de son
aage; là où Cæsar s'y print estant desia meur et bien auancé.
Outre ce, qu'Alexandre estoit d'vne temperature plus sanguine,
cholere, et ardente: et si esmouuoit encore cette humeur par le
vin, duquel Cæsar estoit tres-abstinent. Mais où les occasions de•
la necessité se presentoyent, et où la chose le requeroit, il ne fut
iamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à
moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploicts, vne certaine
resolution de se perdre, pour fuyr la honte d'estre vaincu. En cette
grande battaille qu'il eut contre ceux de Tournay, il courut se presenter2
à la teste des ennemis, sans bouclier, comme il se trouua,
voyant la pointe de son armée s'esbranler: ce qui luy est aduenu
plusieurs autres fois. Oyant dire que ses gens estoyent assiegez, il
passa desguisé au trauers l'armée ennemie, pour les aller fortifier
de sa presence. Ayant trauersé à Dirrachium, auec bien petites•
forces, et voyant que le reste de son armée qu'il auoit laissée à
conduire à Antonius, tardoit à le suiure, il entreprit luy seul de
repasser la mer par vne tres-grande tormente: et se desroba, pour
aller reprendre le reste de ses forces; les ports de delà, et toute la
mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprises qu'il a3
faictes à main armée, il y en a plusieurs, qui surpassent en hazard
tout discours de raison militaire: car auec combien foibles moyens,
entreprint-il de subiuger le Royaume d'Ægypte: et depuis d'aller
attaquer les forces de Scipion et de Iuba, de dix parts plus grandes
que les siennes? Ces gens là ont eu ie ne sçay quelle plus qu'humaine•
confiance de leur fortune: et disoit-il, qu'il falloit executer,
non pas consulter les hautes entreprises. Apres la battaille de Pharsale,
comme il eust enuoyé son armée deuant en Asie, et passast
auec vn seul vaisseau, le destroit de l'Hellespont, il rencontra en mer
Lucius Cassius, auec dix gros nauires de guerre: il eut le courage
non seulement de l'attendre, mais de tirer droit vers luy, et le sommer
de se rendre: et en vint à bout. Ayant entrepris ce furieux
siege d'Alexia, où il y auoit quatre vingts mille hommes de deffence,
toute la Gaule s'estant esleuée pour luy courre sus, et leuer le•
siege, et dressé vn' armée de cent neuf mille cheuaux, et de deux
cens quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle
confiance fut-ce, de n'en vouloir abandonner son entreprise, et se
resoudre à deux si grandes difficultez ensemble? Lesquelles toutesfois
il soustint: et apres auoir gaigné cette grande battaille contre1
ceux de dehors, rengea bien tost à sa mercy ceux qu'il tenoit enfermez.
Il en aduint autant à Lucullus, au siege de Tigranocerta
contre le Roy Tigranes, mais d'vne condition dispareille, veu la
mollesse des ennemis, à qui Lucullus auoit affaire. Ie veux icy
remarquer deux rares euenemens et extraordinaires, sur le faict•
de ce siege d'Alexia, l'vn, que les Gaulois s'assemblans pour venir
trouuer là Cæsar, ayans faict denombrement de toutes leurs forces,
resolurent en leur conseil, de retrancher vne bonne partie de cette
grande multitude, de peur qu'ils n'en tombassent en confusion.
Cet exemple est nouueau, de craindre à estre trop: mais à le bien2
prendre, il est vray-semblable, que le corps d'vne armée doit auoir
vne grandeur moderée, et reglée à certaines bornes, soit pour la
difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et
tenir en ordre. Aumoins seroit il bien aisé à verifier par exemple,
que ces armées monstrueuses en nombre, n'ont guere rien fait qui•
vaille. Suiuant le dire de Cyrus en Xenophon, ce n'est pas le nombre
des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l'aduantage:
le demeurant servant plus de destourbier que de secours.
Et Baiazet print le principal fondement à sa resolution, de liurer
iournée à Tamburlan, contre l'aduis de tous ses Capitaines, sur ce,3
que le nombre innombrable des hommes de son ennemy luy donnoit
certaine esperance de confusion. Scanderbech bon iuge et tres
expert, auoit accoustumé de dire, que dix ou douze mille combattans
fideles, deuoient baster à vn suffisant chef de guerre, pour
garantir sa reputation en toute sorte de besoing militaire. L'autre•
poinct, qui semble estre contraire, et à l'vsage, et à la raison de
la guerre, c'est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general
de toutes les parties des Gaules, reuoltées, print party de s'aller
enfermer dans Alexia. Car celuy qui commande à tout vn pays ne
se doit iamais engager qu'au cas de cette extremité, qu'il y allast4
de sa derniere place, et qu'il n'y eust rien plus à esperer qu'en la
deffence d'icelle. Autrement il se doit tenir libre, pour auoir moyen
de prouuoir en general à toutes les parties de son gouuernement.
et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius: estimant,
qu'il ne deuoit aisément hazarder l'honneur de tant de victoires,
lequel, vne seule defortune luy pourroit faire perdre. C'est•
ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse
temeraire, qui se void aux ieunes gens, les nommants necessiteux
d'honneur, bisognosi d'honore: et qu'estans encore en
cette grande faim et disette de reputation, ils ont raison de la chercher
à quelque prix que ce soit: ce que ne doiuent pas faire ceux1
qui en ont desia acquis à suffisance. Il y peut auoir quelque iuste
moderation en ce desir de gloire, et quelque sacieté en cet appetit
comme aux autres: assez de gens le pratiquent ainsin. Il estoit
bien esloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloyent
preualoir en leurs guerres, que de la vertu simple et nayfue.•
Mais encore y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à
cette heure, et n'approuuoit pas toutes sortes de moyens, pour
acquerir la victoire. En la guerre contre Ariouistus, estant à parlementer
auec luy, il y suruint quelque remuement entre les deux
armées, qui commença par la faute des gens de cheual d'Ariouistus.2
Sur ce tumulte, Cæsar se trouua auoir fort grand aduantage
sur ses ennemis, toutes-fois il ne s'en voulut point preualoir, de
peur qu'on luy peust reprocher d'y auoir procedé de mauuaise foy.
et de couleur esclatante, pour se faire remarquer. Il tenoit•
la bride plus estroite à ses soldats, et les tenoit plus de court
estants pres des ennemis. Quand les anciens Grecs vouloient accuser
quelqu'vn d'extreme insuffisance, ils disoyent en commun
prouerbe, qu'il ne sçauoit ny lire ny nager: il auoit cette mesme
opinion, que la science de nager estoit tres-vtile à la guerre, et en3
tira plusieurs commoditez: s'il auoit à faire diligence, il franchissoit
ordinairement à nage les riuieres qu'il rencontroit: car
il aymoit à voyager à pied, comme le grand Alexandre. En Ægypte,
ayant esté forcé pour se sauuer, de se mettre dans vn petit batteau,
et tant de gens s'y estants lancez quant et luy, qu'il estoit•
en danger d'aller à fons, il ayma mieux se ietter en la mer, et gaigna
sa flotte à nage, qui estoit plus de deux cents pas au delà,
tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l'eau, et trainant à
belles dents sa cotte d'armes, afin que l'ennemy n'en iouyst, estant
desia bien auancé sur l'aage. Iamais chef de guerre n'eut tant
de creance sur ses soldats. Au commencement de ses guerres
ciuiles, les centeniers luy offrirent de soudoyer chacun sur sa•
bourse, vn homme d'armes, et les gens de pied, de le seruir à leurs
despens: ceux qui estoyent plus aysez, entreprenants encore à deffrayer
les plus necessiteux. Feu Monsieur l'Admiral de Chastillon
nous fit veoir dernierement vn pareil cas en noz guerres ciuiles:
car les François de son armée, fournissoient de leurs bourses au1
payement des estrangers, qui l'accompagnoient. Il ne se trouueroit
guere d'exemples d'affection si ardente et si preste, parmy
ceux qui marchent dans le vieux train, soubs l'ancienne police des
loix. La passion nous commande bien plus viuement que la raison.
Il est pourtant aduenu en la guerre contre Annibal, qu'à•
l'exemple de la liberalité du peuple Romain en la ville, les gendarmes
et Capitaines refuserent leur paye; et appelloit on au camp
de Marcellus, mercenaires, ceux qui en prenoient. Ayant eu du pire
aupres de Dyrrachium, ses soldats se vindrent d'eux mesmes offrir
à estre chastiez et punis, de façon qu'il eut plus à les consoler qu'à2
les tancer. Vne sienne seule cohorte, soustint quatre legions de
Pompeius plus de quatre heures, iusques à ce qu'elle fut quasi
toute deffaicte à coups de trait, et se trouua dans la tranchée, cent
trente mille flesches. Vn soldat nommé Scæua, qui commandoit à
l'vne des entrées, s'y maintint inuincible ayant vn œil creué, vne•
espaule et vne cuisse percées, et son escu faucé en deux cens trente
lieux. Il est aduenu à plusieurs de ses soldats pris prisonniers,
d'accepter plustost la mort, que de vouloir promettre de prendre
autre party. Granius Petronius, pris par Scipion en Affrique, Scipion
apres auoir faict mourir ses compagnons, luy manda qu'il luy3
donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur: Petronius
respondit que les soldats de Cæsar auoyent accoustumé de donner
la vie aux autres, non la receuoir; et se tua tout soudain de sa
main propre. Il y a infinis exemples de leur fidelité: il ne faut
pas oublier le traict de ceux qui furent assiegez à Salone, ville partizane•
pour Cæsar contre Pompeius, pour vn rare accident qui y
aduint. Marcus Octauius les tenoit assiegez; ceux de dedans estans
reduits en extreme necessité de toutes choses, en maniere que pour
suppleer au deffaut qu'ils auoyent d'hommes, la plus part d'entre
eux y estans morts et blessez, ils auoyent mis en liberté tous leurs
esclaues, et pour le seruice de leurs engins auoient esté contraints
de coupper les cheueux de toutes les femmes, affin d'en faire des
cordes; outre vne merueilleuse disette de viures; et ce neantmoins
resolus de iamais ne se rendre. Apres auoir trainé ce siege en•
grande longueur, d'où Octauius estoit deuenu plus nonchalant, et
moins attentif à son entreprinse, ils choisirent vn iour sur le midy,
et comme ils eurent rangé les femmes et les enfans sur leurs murailles,
pour faire bonne mine, sortirent en telle furie, sur les
assiegeans, qu'ayants enfoncé le premier, le second, et tiers corps1
de garde, et le quatriesme, et puis le reste, et ayants faict du
tout abandonner les tranchées, les chasserent iusques dans les nauires:
et Octauius mesmes se sauua à Dyrrachium, où estoit Pompeius.
Ie n'ay point memoire pour cett' heure, d'auoir veu aucun
autre exemple, où les assiegez battent en gros les assiegeans, et•
gaignent la maistrise de la campaigne; ny qu'vne sortie ait tiré
en consequence, vne pure et entiere victoire de battaille.
CHAPITRE XXXV. (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXV.)
De trois bonnes femmes.
aux deuoirs de mariage: car c'est vn marché plein de tant d'espineuses
circonstances, qu'il est malaisé que la volonté d'vne femme,2
s'y maintienne entiere long temps. Les hommes, quoy qu'ils y
soyent auec vn peu meilleure condition, y ont trop affaire. La
touche d'vn bon mariage, et sa vraye preuue, regarde le temps que
la societé dure; si elle a esté constamment douce, loyalle, et commode.
En nostre siecle, elles reseruent plus communément, à•
estaller leurs bons offices, et la vehemence de leur affection, enuers
leurs maris perdus: cherchent au moins lors, à donner tesmoignage
de leur bonne volonté. Tardif tesmoignage, et hors de
saison. Elles preuuent plustost par là, qu'elles ne les ayment que
morts. La vie est pleine de combustion, le trespas d'amour, et de
courtoisie. Comme les peres cachent l'affection enuers leurs enfans,
elles volontiers de mesmes, cachent la leur enuers le mary, pour
maintenir vn honneste respect. Ce mystere n'est pas de mon goust.
Elles ont beau s'escheueler et s'esgratigner; ie m'en vois à l'oreille•
d'vne femme de chambre, et d'vn secretaire: comment estoient-ils,
Comment ont-ils vescu ensemble? il me souuient tousiours de ce
bon mot, iactantius mœrent, quæ minus dolent. Leur rechigner est
odieux aux viuans, et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers
qu'on rie apres, pourueu qu'on nous rie pendant la vie. Est-ce1
pas de quoy resusciter de despit: qui m'aura craché au nez pendant
que i'estoy, me vienne frotter les pieds, quand ie ne suis plus?
S'il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n'appartient qu'à
celles qui leur ont ry: celles qui ont pleuré en la vie, qu'elles rient
en la mort, au dehors comme au dedans. Aussi, ne regardez pas à•
ces yeux moites, et à cette piteuse voix: regardez ce port, ce teinct,
et l'embonpoinct de ces iouës, soubs ces grands voiles: c'est par
là qu'elle parle François. Il en est peu, de qui la santé n'aille en
amendant, qualité qui ne sçait pas mentir. Cette ceremonieuse
contenance ne regarde pas tant derriere soy, que deuant; c'est2
acquest, plus que payement. En mon enfance, vne honneste et
tresbelle dame, qui vit encores, vefue d'vn Prince, auoit ie ne sçay
quoy plus en sa parure, qu'il n'est permis par les loix de nostre
vefuage: à ceux qui le luy reprochoient: C'est, disoit elle, que ie
ne practique plus de nouuelles amitiez, et suis hors de volonté de•
me remarier. Pour ne disconuenir du tout à nostre vsage, i'ay
icy choisi trois femmes, qui ont aussi employé l'effort de leur
bonté, et affection, autour la mort de leurs maris. Ce sont pourtant
exemples vn peu autres, et si pressans, qu'ils tirent hardiment la
vie en consequence. Pline le ieune auoit pres d'vne sienne maison3
en Italie, vn voisin merueilleusement tourmenté de quelques vlceres,
qui luy estoient suruenues és parties honteuses. Sa femme le
voyant si longuement languir, le pria de permettre, qu'elle veist à
loisir et de pres l'estat de son mal, et qu'elle luy diroit plus franchement
qu'aucun autre ce qu'il auoit à en esperer. Apres auoir•
obtenu cela de luy, et l'auoir curieusement consideré, elle trouua
qu'il estoit impossible, qu'il en peust guerir, et que tout ce qu'il
auoit à attendre, c'estoit de trainer fort long temps vne vie douloureuse
et languissante: si luy conseilla pour le plus seur et souuerain
remede, de se tuer. Et le trouuant vn peu mol, à vne si rude entreprise:•
Ne pense point, luy dit-elle, mon amy, que les douleurs que
ie te voy souffrir ne me touchent autant qu'à toy, et que pour m'en
deliurer, ie ne me vueille seruir moy-mesme, de cette medecine
que ie t'ordonne. Ie te veux accompagner à la guerison, comme
i'ay faict à la maladie: oste cette crainte, et pense que nous n'aurons1
que plaisir en ce passage, qui nous doit deliurer de tels tourmens:
nous nous en irons heureusement ensemble. Cela dit, et ayant
rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient
en la mer, par vne fenestre de leur logis, qui y respondoit. Et
pour maintenir iusques à sa fin, cette loyale et vehemente affection,•
dequoy elle l'auoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encore qu'il
mourust entre ses bras; mais de peur qu'ils ne luy faillissent, et
que les estraintes de ses enlassemens, ne vinssent à se relascher par
la cheute et la crainte, elle se fit lier et attacher bien estroitement
auec luy, par le faux du corps; et abandonna ainsi sa vie, pour le2
repos de celle de son mary. Celle-là estoit de bas lieu; et parmy
telle condition de gens, il n'est pas si nouueau d'y voir quelque
traict de rare bonté,
Extrema per illos
Iustitia excedens terris vestigia fecit.•
se logent rarement. Arria femme de Cecinna Pætus, personnage
consulaire, fut mere d'vne autre Arria femme de Thrasea Pætus,
celuy duquel la vertu fut tant renommée du temps de Neron; et
par le moyen de ce gendre, mere-grand de Fannia; car la ressemblance3
des noms de ces hommes et femmes, et de leurs fortunes,
en a fait mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecinna
Pætus, son mary, ayant esté prins prisonnier par les gens de l'Empereur
Claudius, apres la deffaicte de Scribonianus, duquel il auoit
suiuy le party: supplia ceux qui l'emmenoient prisonnier à Rome,•
de la receuoir dans leur nauire, où elle leur seroit de beaucoup
moins de despence et d'incommodité, qu'vn nombre de personnes,
qu'il leur faudroit, pour le seruice de son mary: et qu'elle seule
fourniroit à sa chambre, à sa cuisine, et à tous autres offices. Ils
l'en refuserent: et elle s'estant iettée dans vn batteau de pescheur,4
qu'elle loua sur le champ, le suyuit en cette sorte depuis la Sclauonie.
Comme ils furent à Rome, vn iour, en presence de l'Empereur,
Iunia vefue de Scribonianus, s'estant accostée d'elle familierement,
pour la societé de leurs fortunes, elle la repoussa
rudement auec ces parolles: Moy, dit-elle, que ie parle à toy, ny
que ie t'escoute, à toy, au giron de laquelle Scribonianus fut tué,
et tu vis encores? Ces paroles, auec plusieurs autres signes, firent
sentir à ses parents, qu'elle estoit pour se deffaire elle mesme, impatiente
de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea son•
gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy
disant ainsi: Quoy? si ie courois pareille fortune à celle de Cecinna,
voudriez vous que ma femme vostre fille en fist de mesme?
Comment donc? si ie le voudrois, respondit-elle: ouy, ouy, ie le
voudrois, si elle auoit vescu aussi long temps, et d'aussi bon accord1
auec toy, que i'ay faict auec mon mary. Ces responces augmentoient
le soing, qu'on auoit d'elle, et faisoient qu'on regardoit de
plus pres à ses deportemens. Vn iour apres auoir dict à ceux qui
la gardoient, Vous auez beau faire, vous me pouuez bien faire plus
mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sçauriez:•
s'eslançant furieusement d'vne chaire, où elle estoit assise, elle
s'alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voisine:
duquel coup, estant cheute de son long esuanouye, et fort blessée
apres qu'on l'eut à toute peine faite reuenir: Ie vous disois
bien, dit-elle, que si vous me refusiez quelque façon aisée de me2
tuer, i'en choisirois quelque autre pour mal-aisée qu'elle fust. La
fin d'vne si admirable vertu fut telle: Son mary Pætus, n'ayant
pas le cœur assez ferme de soy-mesme, pour se donner la mort, à
laquelle la cruauté de l'Empereur le rengeoit; vn iour entre autres,
apres auoir premierement employé les discours et enhortements,•
propres au conseil, qu'elle luy donnoit à ce faire, elle print le
poignart, que son mary portoit: et le tenant traict en sa main,
pour la conclusion de son exhortation; Fais ainsi Pætus, luy
dit-elle. Et en mesme instant, s'en estant donné vn coup mortel
dans l'estomach, et puis l'arrachant de sa playe, elle le luy presenta,3
finissant quant et quant sa vie: auec cette noble, genereuse,
et immortelle parole, Pæte non dolet. Elle n'eust loisir que de dire
ces trois parolles d'vne si belle substance; Tien Pætus, il ne m'a
point faict mal.
Casta suo gladium cùm traderet Arria Pæto,•
Quem de visceribus traxerat ipsa suis:
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit,
Sed quod tu facies, id mihi Pæte dolet.
Il est bien plus vif en son naturel, et d'vn sens plus riche: car
et la playe, et la mort de son mary, et les siennes, tant s'en faut4
qu'elles luy poisassent, qu'elle en auoit esté la conseillere et promotrice:
mais ayant fait cette haulte et courageuse entreprinse
pour la seule commodité de son mary, elle ne regarde qu'à luy,
encore au dernier traict de sa vie, et à luy oster la crainte de la
suiure en mourant. Pætus se frappa tout soudain, de ce mesme•
glaiue; honteux à mon aduis, d'auoir eu besoin d'vn si cher et
pretieux enseignement. Pompeia Paulina, ieune et tres-noble
Dame Romaine, auoit espousé Seneque, en son extreme vieillesse.
Neron, son beau disciple, enuoya ses satellites vers luy, pour luy
denoncer l'ordonnance de sa mort, ce qui se faisoit en cette maniere.•
Quand les Empereurs Romains de ce temps, auoyent condamné
quelque homme de qualité, ils luy mandoyent par leurs
officiers de choisir quelque mort à sa poste, et de la prendre dans
tel, ou tel delay, qu'ils luy faisoyent prescrire selon la trempe de
leur cholere, tantost plus pressé, tantost plus long, luy donnant1
terme pour disposer pendant ce temps là, de ses affaires, et quelque
fois luy ostant le moyen de ce faire, par la briefueté du temps:
et si le condamné estriuoit à leur ordonnance, ils menoyent des
gens propres à l'executer, ou luy couppant les veines des bras, et
des iambes, ou luy faisant aualler du poison par force. Mais les•
personnes d'honneur, n'attendoyent pas cette necessité, et se seruoyent
de leurs propres medecins et chirurgiens à cet effect. Seneque
ouyt leur charge, d'vn visage paisible et asseuré, et apres, demanda
du papier pour faire son testament: ce que luy ayant esté refusé par
le Capitaine, il se tourne vers ses amis: Puis que ie ne puis, leur2
dit-il, vous laisser autre chose en recognoissance de ce que ie vous
doy, ie vous laisse au moins ce que i'ay de plus beau, à sçauoir
l'image de mes mœurs et de ma vie, laquelle ie vous prie conseruer
en vostre memoire: affin qu'en ce faisant, vous acqueriez la
gloire de sinceres et veritables amis. Et quant et quant, appaisant•
tantost l'aigreur de la douleur, qu'il leur voyoit souffrir, par
douces paroles, tantost roidissant sa voix, pour les tancer: Où
sont, disoit-il, ces beaux preceptes de la philosophie? que sont
deuenuës les prouisions, que par tant d'années nous auons faictes,
contre les accidens de la fortune? la cruauté de Neron nous estoit3
elle incognue? que pouuions nous attendre de celuy, qui auoit tué
sa mere et son frere, sinon qu'il fist encor mourir son gouuerneur,
qui l'a nourry et esleué? Apres auoir dit ces paroles en commun, il
se destourne à sa femme, et l'embrassant estroittement, comme
par la pesanteur de la douleur elle deffailloit de cœur et de forces;•
la pria de porter vn peu plus patiemment cet accident, pour l'amour
de luy; et que l'heure estoit venue, où il auoit à montrer, non
plus par discours et par disputes, mais par effect, le fruict qu'il
auoit tiré de ses estudes: et que sans doubte il embrassoit la mort,
non seulement sans douleur, mais auecques allegresse. Parquoy4
m'amie, disoit-il, ne la deshonnore par tes larmes, affin qu'il ne
semble que tu t'aimes plus que ma reputation: appaise ta douleur,
et te console en la connoissance, que tu as eu de moy, et de
mes actions, conduisant le reste de ta vie, par les honnestes occupations,
ausquelles tu és addonnée. A quoy Paulina ayant vn peu
repris ses esprits, et reschauffé la magnanimité de son courage,
par vne tres-noble affection: Non Seneca, respondit-elle, ie ne•
suis pas pour vous laisser sans ma compagnie en telle necessité:
ie ne veux pas que vous pensiez, que les vertueux exemples de
vostre vie, ne m'ayent encore appris à sçauoir bien mourir: et
quand le pourroy-ie ny mieux, ny plus honnestement, ny plus à
mon gré qu'auecques vous? ainsi faictes estat que ie m'en voy1
quant et vous. Lors Seneque prenant en bonne part vne si belle et
glorieuse deliberation de sa femme; et pour se deliurer aussi de la
crainte de la laisser apres sa mort, à la mercy et cruauté de ses
ennemis: Ie t'auoy, Paulina, dit-il, conseillé ce qui seruoit à conduire
plus heureusement ta vie: tu aymes donc mieux l'honneur•
de la mort: vrayement ie ne te l'enuieray point: la constance et
la resolution, soyent pareilles à nostre commune fin, mais la
beauté et la gloire soit plus grande de ta part. Cela fait, on leur
couppa en mesme temps les veines des bras: mais par ce que
celles de Seneque reserrées tant par la vieillesse, que par son2
abstinence, donnoyent au sang le cours trop long et trop lasche, il
commanda qu'on luy couppast encore les veines des cuisses: et de
peur que le tourment qu'il en souffroit, n'attendrist le cœur de sa
femme, et pour se deliurer aussi soy-mesme de l'affliction, qu'il
portoit de la veoir en si piteux estat: apres auoir tres-amoureusement•
pris congé d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportast
en la chambre voisine, comme on feit. Mais toutes ces incisions
estans encore insuffisantes pour le faire mourir, il commanda à
Statius Anneus son medecin, de luy donner vn breuuage de poison;
qui n'eut guere non plus d'effect: car par la foiblesse et froideur3
des membres, elle ne peut arriuer iusques au cœur. Par ainsin on
luy fit en outre apprester vn baing fort chauld: et lors sentant sa
fin prochaine, autant qu'il eut d'halene, il continua des discours
tres-excellens sur le subiect de l'estat où il se trouuoit, que ses
secretaires recueillirent tant qu'ils peurent ouyr sa voix; et demeurerent•
ses parolles dernieres long temps depuis en credit et honneur,
és mains des hommes: ce nous est vne bien fascheuse perte,
qu'elles ne soyent venues iusques à nous. Comme il sentit les derniers
traicts de la mort, prenant de l'eau du baing toute sanglante,
il en arrousa sa teste, en disant; Ie vouë cette eau à Iuppiter le4
liberateur. Neron aduerty de tout cecy, craignant que la mort de
Paulina, qui estoit des mieux apparentées dames Romaines, et
enuers laquelle il n'auoit nulles particulieres inimitiez, luy vinst à
reproche; renuoya en toute diligence luy faire r'atacher ses playes:
ce que ses gens d'elle, firent sans son sçeu, estant desia demy•
morte, et sans aucun sentiment. Et ce que contre son dessein, elle
vesquit depuis, ce fut tres-honnorablement, et comme il appartenoit
à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son visage,
combien elle auoit escoulé de vie par ses blessures. Voyla mes
trois comtes tres-veritables, que ie trouue aussi plaisans et tragiques
que ceux que nous forgeons à nostre poste, pour donner•
plaisir au commun: et m'estonne que ceux qui s'addonnent à cela,
ne s'auisent de choisir plustost dix mille tres-belles histoires, qui
se rencontrent dans les liures, où ils auroyent moins de peine, et
apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir
vn corps entier et s'entretenant, il ne faudroit qu'il fournist du1
sien que la liaison, comme la soudure d'vn autre metal: et pourroit
entasser par ce moyen force veritables euenemens de toutes sortes,
les disposant et diuersifiant, selon que la beauté de l'ouurage le
requerroit, à peu pres comme Ouide a cousu et r'apiecé sa Metamorphose,
de ce grand nombre de fables diuerses. En ce dernier•
couple, cela est encore digne d'estre consideré, que Paulina
offre volontiers à quitter la vie pour l'amour de son mary, et que
son mary auoit autre-fois quitté aussi la mort pour l'amour d'elle.
Il n'y a pas pour nous grand contre-poix en cet eschange: mais
selon son humeur Stoïque, ie croy qu'il pensoit auoir autant faict2
pour elle, d'alonger sa vie en sa faueur, comme s'il fust mort pour
elle. En l'vne des lettres, qu'il escrit à Lucilius; apres qu'il luy a
fait entendre, comme la fiebure l'ayant pris à Rome, il monta soudain
en coche, pour s'en aller à vne sienne maison aux champs,
contre l'opinion de sa femme, qui le vouloit arrester; et qu'il luy•
auoit respondu, que la fiebure qu'il auoit, ce n'estoit pas fiebure
du corps, mais du lieu: il suit ainsin: Elle me laissa aller me recommandant
fort ma santé. Or moy, qui sçay que ie loge sa vie en
la mienne, ie commence de pouruoir à moy, pour pouruoir à elle:
le priuilege que ma vieillesse m'auoit donné, me rendant plus3
ferme et plus resolu à plusieurs choses, ie le pers, quand il me
souuient qu'en ce vieillard, il y en a vne ieune à qui ie profite.
Puis que ie ne la puis ranger à m'aymer plus courageusement,
elle me renge à m'aymer moy mesme plus curieusement: car
il faut prester quelque chose aux honnestes affections: et par•
fois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut
r'appeler la vie, voire auec que tourment: il faut arrester l'ame
entre les dents, puis que la loy de viure aux gens de bien, ce n'est
pas autant qu'il leur plaist, mais autant qu'ils doiuent. Celuy qui
n'estime pas tant sa femme ou vn sien amy, que d'en allonger sa
vie, et qui s'opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol: il
faut que l'ame se commande cela, quand l'vtilité des nostres le requiert:
il faut par fois nous prester à noz amis: et quand nous
voudrions mourir pour nous, interrompre nostre dessein pour eux.•
C'est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la
vie pour la consideration d'autruy, comme plusieurs excellens personnages
ont faict: et est vn traict de bonté singuliere, de conseruer
la vieillesse, (de laquelle la commodité la plus grande, c'est
la nonchalance de sa durée, et vn plus courageux et desdaigneux1
vsage de la vie,) si on sent que cet office soit doux, aggreable, et
profitable à quelqu'vn bien affectionné. Et en reçoit on vne tres-plaisante
recompense: car qu'est-il plus doux, que d'estre si cher
à sa femme, qu'en sa consideration, on en deuienne plus cher à
soy-mesme? Ainsi ma Paulina m'a chargé, non seulement sa•
crainte, mais encore la mienne. Ce ne m'a pas esté assez de considerer,
combien resolument ie pourrois mourir, mais i'ay aussi
consideré, combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Ie me
suis contrainct a viure, et c'est quelquefois magnanimité que viure.
Voyla ses mots excellens, comme est son vsage.2
LIVRE SECOND.
(Suite).
CHAPITRE VII. (ORIGINAL LIV. II, CH. VII.)
Des récompenses honorifiques.
Les distinctions honorifiques sont éminemment propres à récompenser la valeur.—Les historiens de l'empereur Auguste remarquent que lorsqu'il s'agissait de services militaires, il avait pour règle d'être excessivement prodigue de cadeaux envers ceux qui le méritaient, tandis qu'il était bien autrement parcimonieux de récompenses purement honorifiques; peut-être était-ce parce que son oncle lui avait à lui-même décerné toutes les récompenses militaires avant qu'il eût jamais été à la guerre. C'est une belle invention, qui subsiste dans la plupart des états du monde, que d'avoir créé, pour en honorer et en récompenser la vertu, certaines distinctions s'adressant à la vanité et sans valeur par elles-mêmes, telles que couronnes de laurier, de chêne, de myrte, certains vêtements de forme particulière, le privilège de circuler en ville sur un char, ou de nuit avec des flambeaux, une place réservée dans les cérémonies publiques, la prérogative de certains surnoms, de certains titres, certaines marques dans les armoiries et autres choses analogues, variables selon les nations suivant leur tempérament, et dont l'usage dure encore.
A cet égard, l'institution des ordres de chevalerie est une conception heureuse.—Chez nous et chez certains peuples voisins, nous avons les ordres de chevalerie qui n'ont pas d'autre objet. C'est assurément une bien bonne et profitable idée que d'avoir trouvé le moyen de récompenser le mérite du petit nombre d'hommes de valeur exceptionnelle, de les contenter et de les satisfaire par des distinctions qui ne soient pas une charge pour le trésor public et ne coûtent rien au prince. C'est un fait d'expérience qui remonte aux temps anciens et que nous avons aussi pu voir jadis chez nous, que les gens de qualité se sont toujours montrés plus jaloux d'obtenir ces récompenses que celles procurant gain et profit; ce qui s'explique parfaitement et rehausse considérablement le cas qu'on en fait. Si à un prix qui doit être uniquement honorifique, on attache des avantages particuliers, voire même une rémunération importante, ce mélange, au lieu de grandir l'estime en laquelle on le tient, la lui enlève et l'avilit.—L'ordre de Saint-Michel, qui a été si longtemps en crédit parmi nous, avait pour plus grand avantage de n'en conférer d'aucune sorte, ce qui faisait qu'autrefois il n'y avait pas de charge ni de situation, quelles qu'elles fussent, auxquelles la noblesse aspirât plus ardemment qu'à l'obtention de cet ordre et qui lui causassent plus de satisfaction; aucune autre qualité ne procurait plus de respect et de considération, la vertu souhaitant et recevant plus volontiers qu'aucune autre, une récompense qui est son apanage exclusif alors même qu'elle est plus glorieuse qu'utile.
Les récompenses pécuniaires s'appliquent à des services rendus de tout autre caractère.—Toutes les autres récompenses sont en effet moins honorables, d'autant qu'on en use à propos de tout: par des dons en argent se rémunèrent les services d'un valet, la diligence d'un courrier, quiconque nous charme par ses danses, ses talents en équitation, par sa parole. Tous les services en somme, même les plus vils, qu'on nous rend; tout, même le vice, est payé de cette façon: la flatterie, la trahison, celui qui favorise la débauche; par suite, il n'est pas étonnant que la vertu désire et accepte moins volontiers cette sorte de monnaie courante, que celle dont rien n'entache le caractère noble et généreux qui lui est propre et tout spécial.—Auguste avait raison d'être beaucoup plus économe de celle-ci que des autres, d'autant que l'honneur est un privilège dont la caractéristique essentielle est la rareté; c'est aussi celle de la vertu: «Pour qui ne voit pas de méchants, les bons ne sauraient exister (Martial).» On ne remarque pas un homme qui s'occupe de l'éducation de ses enfants: ce n'est pas là un titre de recommandation, si louable que ce soit, parce que c'est chose qui se rencontre communément; remarque-t-on un arbre de grande élévation, dans une forêt où tous sont de même? Je ne crois pas que jamais citoyen de Sparte se soit glorifié de sa vaillance, vertu pratiquée de tous chez ce peuple; non plus que de sa fidélité aux lois et de son mépris pour la richesse. Il n'est pas de récompense pour la vertu, si grande qu'elle soit, quand elle est dans les habitudes; je ne sais si même on donnerait cette qualification de grande, à une vertu qui se pratiquerait communément.
La vaillance est une vertu assez commune qui prime chez nous la vertu proprement dite.—Puisque ces témoignages d'honneur n'ont de prix et ne sont tenus en si haute estime que parce qu'ils sont décernés à un petit nombre, pour les anéantir il n'y a rien de tel que de les prodiguer. Quand même il y aurait aujourd'hui plus de gens que par le passé, qui mériteraient cet ordre, et je reconnais qu'il peut très bien se faire qu'il en soit ainsi, car aucune vertu plus que le courage militaire n'est de nature à se répandre davantage, ce n'est pas une raison suffisante pour, en le multipliant, l'avoir laissé tomber en discrédit.—En dehors de la vaillance que je qualifie ici de vertu, employant ce mot dans son acception courante, il en existe une autre, la vertu proprement dite, qui constitue la perfection et est la seule que les philosophes reconnaissent. De nature plus élevée que la vaillance, à l'encontre de celle-ci elle s'étend à tout; elle consiste dans cette force et cette fermeté de l'âme, qui la rendent indifférente à tout événement quel qu'il soit, heureux ou malheureux, qui peut survenir; elle est toujours égale, pondérée, constante, et notre vertu par excellence n'en est qu'une très faible émanation.
Conditions dans lesquelles se décernait l'ordre de Saint-Michel; abus qui en a été fait.—Nos mœurs, notre éducation, les traditions, l'exemple, nous rendent celle-ci (la vaillance) aisée à pratiquer et font qu'elle est assez généralement répandue, ainsi qu'on peut parfaitement s'en rendre compte par ce qui se passe en ces temps de guerre civile; et si quelqu'un pouvait à cette heure ramener la concorde parmi nous et faire que les efforts de tous soient dirigés vers un même but, par elle nous verrions refleurir notre ancien renom militaire. Il est bien certain qu'aux temps passés, l'attribution de cet ordre ne visait pas cette seule vertu, il fallait plus encore: jamais il n'a été décerné à un soldat n'ayant que sa valeur, il ne l'était qu'à des chefs qui s'étaient particulièrement distingués. Savoir obéir ne suffisait pas alors pour une si honorable distinction; il fallait de plus des connaissances militaires étendues, embrassant l'ensemble et la majeure partie des branches qui constituent l'homme de guerre, «car les talents du soldat et ceux du général ne sont pas les mêmes (Tite-Live)», et, en outre, être de naissance permettant l'accès à une si haute dignité. Quoi qu'il en soit, quand même plus de gens qu'autrefois en seraient dignes, on n'eût pas dû le concéder avec tant de libéralité; mieux eût valu ne pas le donner à tous ceux qui pouvaient le mériter, que de déprécier l'institution à tout jamais, comme cela est arrivé par l'abus qui en a été fait, et se priver ainsi des services qu'elle pouvait rendre. Aucun homme de cœur ne daigne tirer avantage d'une chose qui lui est commune à lui et à beaucoup d'autres; et aujourd'hui, ceux mêmes qui ont le moins mérité de se voir attribuer cette récompense, sont ceux qui affectent le plus de la dédaigner pour se mettre sur le même rang que ceux qui l'ont bien gagnée, et auxquels on porte tort en l'avilissant par la prodigalité avec laquelle on l'octroie à des gens qui en sont indignes.
Le discrédit en lequel il est tombé, rend difficile de mettre en honneur un nouvel ordre de chevalerie.—Après avoir supprimé et aboli cet ordre, en avoir créé un autre avec l'espérance que, dès son apparition, cet autre sera tenu en considération, c'est une entreprise bien risquée en des temps aussi pervertis et agités que ceux où nous vivons, et il faut s'attendre à ce que celui-ci se heurte, dès le début, aux difficultés qui ont entraîné la ruine du premier. Les conditions dans lesquelles ce dernier ordre est attribué, devraient, pour qu'il s'impose, être très sévères et rigoureusement observées; or, en cette époque troublée, il n'est pas possible de tenir la bride courte et bien ajustée; sans compter qu'avant qu'il trouve crédit, il faut qu'on ait perdu la mémoire du précédent et du mépris en lequel il est tombé.
En France, la vaillance tient le premier rang chez l'homme comme la chasteté chez la femme.—Je pourrais émettre ici quelques réflexions sur la vaillance et la différence entre cette vertu et les autres; mais c'est un sujet que Plutarque a traité à diverses reprises et je ne pourrais que rapporter ce qu'il a dit. Il y a lieu toutefois de remarquer que chez nous, nous assignons à cette vertu le premier rang, ainsi que le témoigne son nom, qui vient de valeur; et que, lorsque nous disons d'un homme qu'il a beaucoup de valeur ou que c'est un homme de bien, cela ne signifie autre chose, dans le langage de la cour et de la noblesse, sinon que c'est un homme vaillant. Les Romains l'entendaient également ainsi; chez eux, le mot vertu pris dans son acception la plus générale était synonyme de force. En France, le service militaire seul concède la noblesse; il en est la condition essentielle, exclusive. Il est vraisemblable que cette vertu qui, chez les hommes, donna la première la supériorité aux uns sur les autres, est celle qui tout d'abord les a frappés: par elle, les plus forts et les plus courageux ont dominé les plus faibles et ont acquis une réputation et un rang particuliers, ce qui lui a valu à elle-même d'avoir, dans notre langue, la place si élevée et si honorable qu'elle occupe. Il a pu encore arriver que nos ancêtres, étant d'humeur fort belliqueuse, ont donné la prééminence à cette vertu qu'ils pratiquaient journellement et l'ont désignée d'un nom en rapport avec l'estime qu'ils en faisaient. C'est un sentiment analogue à celui qui fait que, dans notre passion, dans notre fiévreuse sollicitude pour la chasteté de la femme, quand nous disons: une bonne femme, une femme de bien, une femme honorable et vertueuse, nous ne voulons pas dire autre chose qu'une femme chaste; il semble que pour les contraindre à l'observation de ce devoir, nous ne fassions aucun cas des autres et que nous n'attachions aucune importance aux fautes d'autre nature, pour en arriver à les détourner de celle-ci.
CHAPITRE VIII. (ORIGINAL LIV. II, CH. VIII.)
De l'affection des pères pour leurs enfants.
A Madame d'Estissac.
Comment Montaigne a été amené à écrire et à faire de lui-même le sujet de ses essais, et pourquoi il consacre ce chapitre à Madame d'Estissac.—Madame, si la singularité et la nouveauté qui, d'habitude, donnent du prix aux choses, ne me sauvent, jamais je ne sortirai à mon honneur de ma sotte entreprise; elle est si fantastique, se présente sous une forme si éloignée de ce qui se fait d'ordinaire, que peut-être cela pourra-t-il la faire admettre. C'est une humeur mélancolique, humeur par conséquent bien opposée à mon tempérament naturel, amenée par la solitude en laquelle je vis depuis quelques années, qui tout d'abord m'a mis en tête cette folie d'écrire.—Cette détermination prise, me trouvant entièrement dépourvu de documents autres que je pusse mettre en œuvre, je me suis pris moi-même comme sujet d'analyse et de discussion. Conçu dans cet ordre d'idées, extravagant et en dehors de toutes les règles conventionnelles, mon livre se trouve, par là, être unique au monde en son genre. En dehors de sa bizarrerie, un tel travail n'est guère de nature à éveiller l'attention; car, lorsque le sujet est aussi peu sérieux et si peu relevé, le meilleur ouvrier de la terre ne saurait arriver à lui donner une tournure qui lui procure du relief.—Or, Madame, ayant dessein de m'y peindre avec toute l'exactitude possible, j'aurais omis un fait d'importance, si j'avais passé sous silence l'hommage que j'ai toujours rendu à vos mérites. C'est cet hommage que j'ai voulu affirmer d'une manière particulière en tête de ce chapitre, d'autant que, parmi vos excellentes qualités, l'affection que vous avez témoignée à vos enfants tient l'un des premiers rangs. Ceux qui, sachant à quel âge M. d'Estissac votre mari vous a laissée veuve, connaîtront les grands et honorables partis, tels qu'il convient à une dame de France de votre condition, qui vous ont été offerts, la constance et la fermeté avec lesquelles, pendant tant d'années et malgré de si graves difficultés, vous avez administré et conduit les intérêts de ces enfants pour lesquels vous avez dû sans cesse aller et venir dans tous les coins de la France et qui vous absorbent encore maintenant, les heureux résultats auxquels vous êtes arrivée, uniquement par votre prudence et que d'autres attribueront à votre bonne fortune, diront certainement avec moi qu'il n'y a pas chez nous, eu ces temps-ci, d'exemple d'affection maternelle au-dessus de la vôtre. Je loue Dieu, Madame, qu'elle ait abouti dans d'aussi heureuses conditions; les brillantes espérances que donne de lui M. d'Estissac votre fils sont une garantie que, lorsqu'il sera en âge, vous en aurez l'obéissance et la reconnaissance qu'on peut attendre d'un excellent fils. A cause de son jeune âge, il ne peut encore se rendre compte des soins éclairés et incessants que vous lui prodiguez; je veux que si ces lignes viennent un jour à tomber sous ses yeux, quand ma bouche sera close et ma parole éteinte, qu'il reçoive de moi le témoignage de cette vérité, qui lui sera encore plus vivement attestée par les précieux effets que, s'il plaît à Dieu, il en ressentira: qu'il n'est pas en France de gentilhomme qui doive plus à sa mère, et qu'il ne saurait, plus tard, donner une meilleure preuve de son bon cœur et de sa vertu qu'en reconnaissant ce que vous avez été.
L'affection des pères pour leurs enfants est plus grande que celle des enfants pour leurs pères.—S'il est vraiment une loi naturelle, c'est-à-dire quelque instinct qui se manifeste toujours et chez tous, bêtes et gens (quoiqu'il y en ait qui prétendent le contraire), c'est, à mon avis, l'affection que celui qui engendre porte à l'être qu'il a engendré: sentiment qui vient immédiatement après le soin que chacun prend de sa conservation et d'éviter ce qui peut lui être nuisible. La nature elle-même semble l'avoir voulu ainsi, pour que les diverses pièces dont se compose la machine qu'elle a créée, se développent et progressent; aussi n'est-ce pas étonnant que l'affection soit moins grande, quand, au rebours, elle s'exerce des enfants à l'égard des pères. A cela s'ajoute cette autre considération émise par Aristote, que celui qui fait du bien à un autre, aime mieux cet autre qu'il n'en est aimé; que celui envers lequel vous avez des obligations, vous aime mieux que vous ne l'aimez. Tout ouvrier aime plus l'œuvre dont il est l'auteur, qu'il n'en serait aimé, si cette œuvre était capable de sentiment; du reste, ce que nous avons de plus cher, c'est l'existence; et l'existence consiste à nous mouvoir et à agir: il en résulte que chacun se retrouve quelque peu dans ses œuvres. Qui donne, accomplit un acte beau et honnête; qui reçoit, fait seulement œuvre utile à lui-même; or, ce qui est utile plaît moins que ce qui est honnête. Ce qui est honnête est stable et permanent, et procure à son auteur une récompense qui se perpétue, tandis que l'utile se perd, échappe facilement, et le souvenir qui en demeure est moins agréable et moins doux. Les choses nous sont d'autant plus chères qu'elles nous ont coûté davantage, et donner a plus de prix que recevoir.
Il ne faut pas se laisser trop influencer par les penchants que l'on nomme naturels, on ne doit d'amitié aux enfants que s'ils s'en rendent dignes.—Puisqu'il a plu à Dieu de nous donner la faculté de raisonner quelque peu, afin que nous ne soyons pas, comme les bêtes, servilement assujettis aux lois qui nous sont communes à elles et à nous, et de permettre qu'en usant de notre libre arbitre nous en fassions une judicieuse application, nous devons bien nous prêter, dans une certaine limite, à ce qu'édicte la nature, sans toutefois nous en laisser despotiquement imposer par elle, car seule la raison doit servir de règle à nos inclinations.—J'ai, quant à moi, extraordinairement peu de goût pour ces dispositions qui naissent en nous, auxquelles notre jugement n'a aucune part et qu'il ne ratifie pas. Par exemple, pour demeurer dans le sujet qui nous occupe, je ne puis concevoir cette passion qui fait que l'on embrasse les enfants, alors qu'ils viennent à peine de naître, qu'ils n'ont aucun mouvement d'âme, ni rien dans l'expression de leur physionomie qui leur permette de se montrer aimables; aussi n'ai-je pas souffert volontiers que les miens fussent élevés près de moi.—Une affection sincère et justifiée à leur égard devrait naître de la connaissance qu'ils nous donnent d'eux et croître avec elle pour alors, s'ils le méritent, et la disposition naturelle qui nous porte à les aimer marchant de pair avec le bon sens, en arriver à les chérir d'une affection vraiment paternelle; s'ils n'en étaient pas dignes, nous arriverions également ainsi à nous en rendre compte, écoutant toujours notre raison malgré les suggestions contraires de la nature. Fort souvent, c'est l'inverse qui a lieu: le plus généralement, nous nous sentons plus émus des trépignements, des jeux, des niaiseries puériles de nos enfants que nous ne le sommes plus tard d'actes accomplis par eux en toute connaissance; nous paraissons en cela les aimer en manière de passe-temps, comme nous ferions de guenons et comme cela ne devrait pas être pour des hommes. Il est des gens qui leur prodiguent les jouets quand ils sont enfants et qui, lorsqu'ils sont devenus grands, se montrent peu disposés à subvenir à la moindre dépense qu'ils peuvent avoir à faire. Il semble même que la jalousie de les voir faire bonne figure dans le monde et d'en jouir, quand nous-mêmes sommes sur le point de le quitter, nous rende plus parcimonieux et avares à leur endroit, et qu'il nous soit désagréable de les avoir sur nos talons comme s'ils nous pressaient de disparaître; cela ne devrait cependant pas nous émotionner à ce point ou alors il ne faut pas nous mêler d'avoir des enfants, parce qu'il est dans l'ordre des choses qu'ils ne peuvent ni exister, ni vivre, qu'aux dépens de notre existence et de notre vie à nous-mêmes.
Il faudrait partager de bonne heure ses biens avec ses enfants, cela leur permettrait de s'établir plus tôt et les préserverait de mauvaises tentations.—Je trouve qu'il y a cruauté et injustice à ne pas admettre nos enfants au partage et à la jouissance commune de nos biens, de ne pas les associer à nos affaires domestiques dès qu'ils en sont capables, et de ne rien retrancher ni réduire de nos commodités pour pourvoir aux leurs, alors que c'est pour cela que nous avons fait qu'ils sont au monde. Il n'est pas juste de voir un père vieux, cassé, demi-mort, jouir seul dans un coin de son foyer de biens qui suffiraient à placer et faire vivre plusieurs enfants auxquels, faute de leur en donner les moyens, il laisse perdre leurs meilleures années sans qu'ils aient possibilité d'entrer dans les services publics et d'apprendre à connaître les hommes. Par désespoir, on les fait se jeter dans n'importe quelle voie, si mauvaise soit-elle, qui les met à même de pourvoir à leurs besoins; et c'est ce qui fait que j'ai vu, de mon temps, plusieurs jeunes gens de bonne famille avoir pris l'habitude du vol, au point que nulle correction ne pouvait les en détourner.—J'en connais un très bien apparenté auquel, sur la prière de son frère, très honnête et très brave gentilhomme, je parlais une fois à ce sujet. Il me répondit et me confessa bien franchement qu'il avait été amené à ce vilain penchant par la rigueur et l'avarice de son père, et qu'à présent, il y était tellement fait qu'il ne pouvait s'en défendre. Il venait d'être surpris volant les bagues d'une dame au lever de laquelle, avec beaucoup d'autres personnes, il avait assisté.—Cela me rappelle ce qu'on m'a conté d'un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau métier qu'il avait exercé dans sa jeunesse que, devenu maître de ses biens et résolu à renoncer à cette passion du vol, il ne pouvait cependant s'empêcher, s'il venait à passer près d'une boutique où se trouvait quelque chose dont il eût besoin, de la dérober, prenant soin plus tard de l'envoyer payer. J'en ai même vu plusieurs qui, sous l'effet de cette impulsion et par habitude, volaient aux personnes de leur société des objets avec l'intention de les leur rendre.—Je suis Gascon, et cependant c'est un des vices que je comprends le moins; je le hais plus encore par tempérament que je ne le poursuis par raison; même en pensée, je ne suis porté à rien soustraire à personne. Mon pays est, à cet égard, un peu plus décrié que les autres parties de la France, je le reconnais; et pourtant nous avons vu en ces temps-ci, à différentes reprises, en d'autres provinces, sous la main de la justice, des gens de bonne maison convaincus de vols commis dans des circonstances particulièrement horribles. Je crains que cette dépravation ne soit imputable, dans une certaine mesure, à ce vice que je signale chez les pères.
Mauvaise excuse des pères qui thésaurisent pour conserver le respect de leurs enfants.—On peut me répondre comme le fit un jour un seigneur, de jugement droit, qui me disait que «s'il économisait, ce n'était pas pour un usage et un profit autres que de demeurer honoré et recherché des siens; que l'âge lui ayant ôté tout autre moyen d'action, c'était le seul qui lui restât pour conserver son autorité dans sa famille et éviter d'arriver à être méprisé et dédaigné de tout le monde». Cela peut être juste; mais ce n'est pas la vieillesse seule, c'est toute faiblesse intellectuelle qui, au dire d'Aristote, dispose à l'avarice. Quoi qu'il en soit, c'est là une raison; seulement, ce n'est qu'un remède à un mal, et c'est le mal qu'il faudrait éviter de voir se produire. Un père est bien malheureux si l'affection, en admettant que cela puisse s'appeler de ce nom, que lui portent ses enfants, dépend du besoin qu'ils ont de lui; c'est par la vertu et la capacité qu'on s'attire le respect, par la bonté et la douceur de ses mœurs qu'on se fait aimer; les cendres mêmes d'une matière précieuse ont de la valeur, et il est dans nos coutumes de respecter et d'honorer les ossements et les restes des personnes qui se sont illustrées. Si caduc, si décrépit que soit, en sa vieillesse, un personnage dont la vie a été honorable, il n'en est pas moins vénérable, surtout pour ses enfants dont l'âme aura été formée au devoir par la raison et non par la nécessité ou le besoin, non plus que contrainte et forcée: «Il se trompe fort, à mon avis, celui qui croit son autorité mieux établie par la force que par l'affection (Térence).»
Trop de rigueur dans l'éducation forme des âmes serviles.—Je suis opposé à toute violence dans l'éducation d'une âme jeune, que l'on veut dresser au culte de l'honneur et de la liberté. La rigueur et la contrainte ont quelque chose de servile; et j'estime que ce que l'on ne peut obtenir par la raison, la prudence ou l'adresse, on ne l'obtiendra jamais par la force. J'ai été élevé ainsi, m'a-t-on dit, dans ma plus jeune enfance; je n'ai été fouetté que deux fois et encore avec beaucoup de ménagements. J'eusse agi de même avec mes enfants, mais tous sont morts en nourrice. Léonore, la seule fille que je n'ai pas eu le malheur de perdre dans ces conditions, a atteint l'âge de six ans et plus, sans qu'on ait employé pour la diriger et la punir de ses petites fautes d'enfant (ce en quoi, par son indulgence, sa mère se prêtait aisément), autre chose que des paroles et encore bien anodines. Si les espérances que je conçois d'elle venaient à être déçues, il est assez d'autres causes auxquelles nous pourrions nous en prendre, sans incriminer mon système d'éducation que je suis convaincu être juste et naturel. Envers des garçons, j'en aurais été encore plus fidèle observateur, parce qu'eux sont moins destinés à faire la volonté des autres et sont de condition plus libre; j'eusse aimé à développer en leur cœur l'ingénuité et la franchise. Le seul effet que j'aie constaté dans l'emploi des verges, c'est de rendre les âmes plus lâches ou de les faire s'opiniâtrer dans le mal.
Il ne faut pas se marier trop jeune; âge qui semble le mieux convenir.—Voulons-nous être aimés de nos enfants? leur ôter la tentation de souhaiter notre mort? quoique, en aucune circonstance, un si horrible souhait ne soit ni justifié, ni excusable, «Nul crime n'a sa raison d'être (Tite-Live)»: faisons-leur une vie aussi raisonnable que cela nous est possible. Pour ce faire, il ne faudrait pas nous marier tellement jeunes, que notre âge puisse être confondu avec le leur; il peut en résulter de très grands inconvénients. Je dis cela spécialement pour la noblesse qui passe son temps dans l'oisiveté et ne vit, comme on dit, que de ses rentes; car dans les autres classes de la société où l'on est obligé de travailler pour vivre, le nombre et la présence des enfants constituent une source de revenus, ce sont autant d'outils et d'instruments de travail qui concourent à enrichir.
Je me suis marié à trente-trois ans; j'admets très bien trente-cinq, âge qu'on dit avoir été indiqué par Aristote. Platon ne veut pas qu'on se marie avant trente ans et se moque avec raison de ceux qui font œuvre de mariage après cinquante-cinq, déclarant leur progéniture indigne d'être élevée et de vivre. Thalès en fixe judicieusement les limites: dans sa jeunesse il répondait à sa mère qui le pressait de se marier «qu'il n'était pas encore temps»; plus tard, gagné par l'âge, «qu'il n'était plus temps». Chaque chose a son heure; ce qui ne vient pas à son moment est à écarter.—Les anciens Gaulois considéraient comme très répréhensible pour l'homme d'entrer en liaison avec la femme avant l'âge de vingt ans, et recommandaient expressément à ceux qui voulaient se consacrer au métier des armes, de conserver pendant longues années leur virginité, l'énergie s'amoindrissant et s'altérant par le contact de la femme: «Maintenant il est le mari d'une jeune femme et il est père: ce double bonheur a amolli son courage (Le Tasse).»—Muley Hassein, roi de Tunis, celui que l'empereur Charles-Quint replaça sur le trône, reprochait à la mémoire de Mahomet, son père, ses fréquentations continues des femmes, le traitant de lourdaud, d'efféminé, bon uniquement à faire des enfants.—L'histoire grecque relate que Jecus de Tarente, Crisson, Astyllus, Diopompe et autres, afin de se maintenir en bonnes conditions pour prendre part aux courses des jeux olympiques, aux exercices de la palestre et autres semblables, se privaient pendant la durée de leur entraînement de tout rapprochement avec la femme.—Dans certaines contrées des Indes espagnoles, on ne permettait aux hommes de se marier qu'après quarante ans, bien qu'on le permît aux filles à dix.—Un gentilhomme, à trente-cinq ans, n'est pas encore en âge de céder la place à un fils qui en a vingt: il n'a cessé d'être à même de supporter gaillardement les fatigues de la guerre et de faire bonne figure à la cour de son prince; et, quoique pour cela il ait besoin de toutes ses ressources, il lui est cependant d'obligation d'en faire une part pour son fils, sans toutefois s'oublier lui-même; dans ces conditions, il est naturel que lui vienne à l'idée cette réponse que les pères ont ordinairement à la bouche: «Je ne veux pas me dépouiller avant d'aller me coucher.»
Celui qu'accablent les ans et les infirmités ne devrait conserver pour lui que le nécessaire.—Mais un père accablé d'ans et d'infirmités, obligé de vivre à l'écart par son manque de force et de santé, est dans son tort et porte préjudice aux siens s'il conserve, sans en faire usage, une fortune excédant ses besoins. En ayant le moyen, il sera porté, s'il est sage, à se dépouiller, en attendant le moment de se coucher, non jusqu'à sa chemise, mais en ne conservant qu'une bonne robe de chambre bien chaude; le reste, qui ne sert qu'à une représentation dont il n'a plus que faire, il l'abandonnera de bonne grâce à ceux auxquels, par droit naturel, cela doit revenir après lui. Il est raisonnable qu'il leur en laisse l'usage, puisque la nature l'empêche d'en jouir; agir autrement c'est, sans aucun doute, faire mal et obéir à un sentiment d'envie. Le plus beau des actes de l'empereur Charles-Quint fut d'avoir su, à l'instar de certains de son caractère dans l'antiquité, reconnaître que la raison elle-même nous commande de nous dépouiller quand, devenues d'un poids trop lourd pour nos épaules, nos robes nous gênent, et de nous coucher lorsque nos jambes fléchissent. Il résigna ses moyens d'action, son haut rang, sa puissance entre les mains de son fils, lorsqu'il sentit faiblir en lui la fermeté et la force qui lui étaient nécessaires pour conduire les affaires publiques avec la gloire qu'il y avait acquise: «Il n'est que temps de lâcher la bride à ton cheval devenu vieux, si tu ne veux pas qu'il devienne poussif, butte au bout de la carrière et soit un objet de risée (Horace).»
Mais peu de gens savent se retirer de la vie active quand l'âge les gagne.—Cette faute de ne pas savoir reconnaître en temps opportun l'affaiblissement et l'altération profonde que l'âge apporte naturellement à nos facultés physiques et morales, où, à mon sens, le corps et l'âme sont aussi éprouvés l'un que l'autre, si même l'âme ne l'est davantage, et de n'en pas convenir, a nui à la réputation de la plupart des grands hommes de tous les siècles et de tous les pays. J'ai vu, en ces temps-ci, et connu particulièrement des personnages de haut rang, chez lesquels on constatait aisément un amoindrissement considérable de leurs capacités d'autrefois que je connaissais par la réputation qu'ils s'étaient faite, quand ils étaient à un âge plus fortuné; j'eusse bien vivement souhaité, pour leur honneur, les voir retirés chez eux, jouissant en paix du passé, dégagés de toute fonction publique ou militaire qu'ils n'étaient plus de taille à remplir.—J'ai vécu jadis sur un pied de familiarité assez grande avec un gentilhomme veuf et fort âgé, supportant cependant assez allègrement sa vieillesse. Il avait plusieurs filles en état d'être mariées, et un fils à même de tenir sa place dans le monde; cela était pour lui une source de dépenses assez lourdes et faisait qu'il recevait beaucoup. Il y prenait peu de plaisir non seulement parce que ses goûts pour l'épargne s'en trouvaient contrariés, mais surtout parce qu'en raison de son âge, il menait un genre de vie fort différent du nôtre. Je lui dis un jour (c'était un peu hardi de ma part, mais cette liberté de langage était dans mes habitudes) que, puisque à cause de ses enfants il ne pouvait éviter la gêne que nous lui causions, il ferait bien mieux de nous céder la place, de laisser à son fils sa maison principale, la seule qui fût bien aménagée et où l'on pût loger commodément, et de se retirer dans une de ses terres, où personne ne troublerait son repos. Depuis, il m'a cru et s'en est bien trouvé.
En faisant abandon de l'usufruit de son superflu à ses enfants, un père doit se réserver la possibilité, si besoin était, de revenir sur sa décision.—Cela ne veut pas dire qu'on doive s'engager irrévocablement vis-à-vis de ses enfants, sans pouvoir se dédire par la suite. Moi, qui puis me trouver dans ce cas, je leur laisserais la jouissance de ma maison et de mes biens, mais sous réserve de revenir sur cette disposition, s'ils m'en donnaient sujet. Je leur en abandonnerais l'usufruit, parce que cela me serait plus commode; et, en ce qui touche la direction générale de mes intérêts, je n'en conserverais que ce qui me plairait. J'ai toujours estimé que ce doit être une grande satisfaction pour un père, dans sa vieillesse, d'avoir initié ses enfants à la gestion de ses affaires et de pouvoir, de la sorte, pendant sa vie, juger de leur manière de faire tout en les aidant des conseils et des avis que son expérience lui suggère; remettant lui-même entre les mains de ses successeurs, avec les traditions du passé, l'honneur et la conduite de sa maison, il est à même de se confirmer par là dans les espérances qu'il a pu concevoir pour l'avenir. Aussi, je ne fuirais pas leur compagnie, afin de pouvoir les suivre de près et jouir, dans la mesure de mon âge, de leurs joies et de leurs fêtes. Si je ne vivais avec eux, ce que je ne pourrais sans les troubler par mon caractère morose conséquence de mon âge, par la gêne résultant de mes infirmités, et aussi afin de ne rien changer au genre de vie et au régime qu'à ce moment je devrais mener, je voudrais au moins vivre près d'eux, dans une partie de ma maison, non la plus en vue, mais la plus commode.—Je ne ferais pas comme ce doyen de Saint-Hilaire de Poitiers que j'ai vu, il y a quelques années, confiné dans une telle solitude par la mélancolie dont il était atteint que, lorsque j'entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux ans qu'il n'en était sorti et n'avait mis un pied dehors; et cependant, il avait tous ses mouvements libres et faciles, et n'était affligé que d'un rhume qui lui était tombé sur l'estomac. Il se tenait toujours seul, enfermé dans sa chambre; à peine une fois la semaine, permettait-il qu'on y entrât pour le voir; un domestique lui apportait à manger une fois par jour et ne devait faire qu'entrer et sortir. Il passait son temps à se promener et à lire, car il était quelque peu versé dans l'étude des lettres; du reste, absolument résolu à vivre de la sorte jusqu'à sa mort, qui arriva peu après.—Par mes bons procédés, j'essaierais d'entretenir chez mes enfants, à mon égard, une affection sincère, empreinte de bienveillance, ce à quoi on arrive aisément avec des natures ayant de bons sentiments; si, au contraire, on avait affaire à des bêtes furieuses, comme notre siècle en produit par milliers, il faudrait les haïr et les fuir.
Appeler les parents des noms de père et de mère ne devrait pas être interdit aux enfants.—Je suis ennemi de cette coutume d'interdire aux enfants d'appeler leurs parents père et mère, et de leur imposer, comme plus respectueuse, une dénomination ne rappelant en rien cette parenté, comme si la nature n'avait pas assez bien pourvu à notre autorité. Nous donnons ce nom de Père à Dieu tout-puissant, et dédaignons que nos enfants l'emploient vis-à-vis de nous; c'est là une erreur que j'ai réformée dans ma famille.—C'est aussi folie et injustice que de ne pas traiter nos enfants, quand ils sont en âge, avec une certaine familiarité et vouloir conserver à leur égard une morgue austère et dédaigneuse dans l'idée de les tenir de la sorte dans la crainte et l'obéissance; c'est là une mascarade bien inutile, qui rend les pères ennuyeux pour leurs enfants, et en même temps ridicules, ce qui est pire. Les enfants ont pour eux la jeunesse et toutes les forces, par suite le vent et la faveur du monde; les mines fières et tyranniques d'un homme qui n'a plus de sang ni au cœur ni dans les veines les font sourire; ce ne sont là que des épouvantails pour éloigner les oiseaux des jardins. Alors même que je pourrais me faire craindre, je préférerais encore me faire aimer; il y a tant de défauts dans la vieillesse, tant d'impuissance, elle prête si fort au mépris, que ce qu'elle peut avoir de mieux à son actif, c'est l'affection et l'amour des siens; le commandement et la crainte ont cessé d'être des armes en ses mains.
Exemple d'un vieillard qui, voulant se faire craindre, était le jouet de tout son entourage.—J'ai connu quelqu'un qui avait été très autoritaire dans sa jeunesse; l'âge l'a atteint, mais il se maintient dans un aussi bon état que possible: il frappe, il mord, il jure, se montre le maître le plus difficile à servir qui soit en France; il s'épuise en soins et vigilance. Tout cela est comédie: autour de lui, c'est un complot dans lequel entre sa famille elle-même; la meilleure part de tout ce qui est dans le grenier, dans la cave, voire même dans sa bourse, est pour les autres, bien qu'il en ait les clefs dans son aumônière et y veille plus que sur ses yeux. Pendant qu'il se contente de vivre sur ses économies et d'une table chichement servie, dans tous les réduits de sa maison c'est une débauche continue; on s'amuse, on dépense, on raille les chimères que se forgent sa vaine colère et sa prévoyance. Chacun est en sentinelle contre lui; si par hasard quelque serviteur de petite importance s'attache à lui, on excite aussitôt contre ce fâcheux les soupçons du maître: chose facile, la vieillesse méfiante y étant naturellement portée. Bien souvent il s'est vanté à moi de la fermeté avec laquelle il tient les siens en bride, de l'obéissance absolue et du respect qu'il en obtient; il voit vraiment bien peu clair dans ses affaires! «Lui seul ignore ce qui se passe chez lui (Térence)!» Je ne connais pas d'homme qui, pour conserver la direction de sa maison, ait recours à plus de moyens naturels ou indiqués par l'expérience, et cela pour être joué comme un enfant; c'est ce qui me l'a fait choisir comme un exemple des plus typiques, parmi plusieurs situations de ce genre au courant desquelles je suis. «En est-il mieux ainsi ou vaudrait-il mieux qu'il en fût autrement?» c'est une question sur laquelle on peut ergoter. En apparence on lui cède toujours, mais c'est là une concession sans portée faite à son autorité; on ne lui résiste jamais, on l'écoute, on le craint, on le respecte autant qu'il peut le souhaiter. Donne-t-il congé à un domestique? celui-ci fait son paquet et le voilà parti, mais seulement hors de sa présence; la vieillesse a de si lentes allures, ses sens sont si troublés, que le dit valet vivra et continuera son service dans la maison pendant un an, sans qu'il l'aperçoive; puis, au bout d'un laps de temps convenable, on fait arriver des lettres qui viennent de loin, excitant la compassion, pleines de supplications et de promesses de bien faire, et il obtient de rentrer en grâce. Monsieur passe-t-il quelque marché, écrit-il quelque lettre qui déplaisent, on les supprime, et, quelque temps après, on invente des raisons pour justifier le défaut d'exécution ou une réponse non arrivée. Nulle lettre du dehors ne lui est remise de prime abord, il ne voit que celles dont il n'est pas à craindre qu'il ait connaissance; si par hasard il met la main sur une qu'on avait intérêt à lui cacher, comme il a l'habitude de s'en remettre à certaine personne pour les lui lire, on leur fait toujours dire ce qu'on veut; c'est ainsi que fréquemment tel est présenté comme lui demandant pardon, alors qu'il l'injurie. Finalement, il ne voit ses affaires que sous un jour autre que ce qui est arrangé à dessein et lui donnant satisfaction au mieux de ce qui se peut, pour n'éveiller ni sa mauvaise humeur, ni son courroux. Sous des formes différentes, j'ai vu dans bien des maisons les affaires domestiques se régler longtemps et d'une façon continue de même sorte, c'est-à-dire tout autrement en réalité qu'en apparence.
Quand les vieillards sont chagrins, grondeurs, avares, femme, enfants, domestiques se liguent contre eux pour les tromper.—Les femmes ont toujours un penchant naturel à contrarier la volonté de leurs maris; elles saisissent avec empressement toutes les occasions de faire le contraire de ce qu'ils voudraient, et la première excuse venue suffit pour les justifier pleinement à leurs propres yeux. J'en ai connu une qui volait de grosses sommes à son mari pour, disait-elle à son confesseur, faire des aumônes plus abondantes; fiez-vous donc à cet emploi en œuvres pies! Nulle jouissance ne leur paraît digne, si c'est du consentement du mari; il faut, pour qu'elle leur soit agréable et qu'elles en fassent cas, qu'elles s'en soient emparées, soit par adresse, soit par autorité et toujours autrement que ce ne devrait être. Quand il arrive, comme dans le cas que je viens de citer, que la femme a affaire à un pauvre vieillard et qu'elle agit pour ses enfants, forte de ce prétexte, cela devient chez elle une passion dont elle se fait gloire; et pour s'affranchir, eux et elle, de cet esclavage commun, elle en arrive facilement à conspirer contre sa domination et son administration. Si les enfants sont déjà grands et en plein développement, ils ont vite fait aussi de suborner, soit en les intimidant, soit en les corrompant, le maître d'hôtel, l'homme d'affaires et tout le reste. Celui qui n'a ni femme ni fils est davantage à l'abri de semblable disgrâce; mais quand elle lui survient, elle est plus cruelle encore et moins honorable. Caton disait de son temps: «Autant de domestiques, autant d'ennemis»; ne pensez-vous pas qu'étant donnée la pureté relative de son siècle par rapport au nôtre, il dirait aujourd'hui: «Femme, enfants, domestiques sont autant d'ennemis, que nous avons.» Il est heureux que la décrépitude apporte avec elle un défaut de clairvoyance, une ignorance de ce qui se passe autour de nous, une facilité à nous laisser tromper, qui sont autant de bienfaits. S'il en était autrement et que nous voulions regimber, que deviendrions-nous en ce temps où les juges qui ont à intervenir dans nos débats, sont eux-mêmes d'ordinaire portés à donner raison aux enfants et intéressés dans la question?
Pour nous diriger à ce moment de la vie, profitons des exemples que nous avons autour de nous.—Si je ne m'aperçois pas que je suis joué, au moins ne m'échappe-t-il pas de voir que je puis très bien l'être; aussi, combien appréciable un ami véritable et comme en diffèrent ces liaisons qui ne sont que des relations de société; les bêtes elles-mêmes nous donnent ce spectacle de rapports aussi touchants et, quand j'en suis témoin, je me fais scrupule de les troubler! Si les autres me trompent, du moins je ne me trompe pas moi-même au point de me croire capable de m'en garantir et de me mettre la cervelle à l'envers pour y échapper; je me garde de semblables trahisons dans mon intérieur, non par une curiosité inquiète et toujours en émoi, mais par les diversions que je fais naître et les résolutions que je prends. Quand j'entends raconter ce qui arrive à quelqu'un, je ne m'amuse pas à m'apitoyer sur lui; je fais aussitôt un retour sur moi-même et considère dans quelle mesure cela peut s'appliquer à moi; tout ce qui touche mon prochain, me touche; tout accident qui lui survient est pour moi un avertissement et appelle de ce côté mon attention. Tous les jours, à toutes heures, nous disons d'un autre ce que nous pourrions dire plus à propos de nous si nous savions reporter aussi sur nous-mêmes cet esprit d'observation dont nous faisons si bien application à ce qui ne nous touche pas. Nombre d'auteurs portent atteinte à la cause qu'ils défendent, en se livrant d'une façon irréfléchie à des attaques contre la partie adverse, lui décochant des traits qui se prêtent à leur être retournés et susceptibles de leur faire plus de mal qu'ils n'en ont fait eux-mêmes.
Un père regrette parfois de s'être montré trop grave, trop peu bienveillant envers ses enfants, au lieu de les traiter en amis et de les prendre pour confidents.—Feu M. le Maréchal de Montluc qui, à l'île de Madère, avait perdu son fils, brave gentilhomme en vérité et sur lequel reposaient de grandes espérances, me contait ses regrets, insistant surtout sur le chagrin et le crève-cœur qu'il éprouvait de ne s'être jamais complètement livré à lui; de ce que, pour avoir eu la fantaisie de conserver vis-à-vis de lui cette gravité, cette morgue affectée que revêt volontiers l'autorité paternelle, il s'était bénévolement privé de l'agrément d'apprécier et de bien connaître ce fils et aussi de lui révéler la profonde affection qu'il lui portait et en quelle estime il le tenait pour ses qualités: «Ce pauvre garçon, disait-il, ne m'a jamais vu qu'avec une mine refrognée et semblant faire peu de cas de lui; il a emporté la croyance que je n'ai su ni l'aimer, ni apprécier ses mérites. A qui donc devais-je découvrir la tendresse particulière qu'au fond du cœur je lui portais? n'est-ce pas à lui, auquel j'eusse dû m'en ouvrir pour lui en donner la joie et qu'il m'en fût reconnaissant. Je me suis contraint, mis à la torture, pour conserver à son endroit ce vain masque d'indifférence; cela m'a fait perdre le plaisir de sa fréquentation, et aussi de son affection qui ne pouvait être bien chaude à mon endroit, n'ayant jamais été que rudoyé par moi et d'une façon parfois tyrannique.» Je trouve ces regrets fondés et bien rationnels. Je ne le sais que trop par expérience, il n'est rien qui adoucisse le chagrin que nous ressentons de la perte de nos amis comme d'avoir la certitude de n'avoir rien omis de ce qu'on avait à leur dire et d'avoir été avec eux en communication parfaite et complète d'idées et de sentiments. O mon ami, cet échange de pensées entre nous a-t-il été pour moi un bien, a-t-il été un mal? Il a été un bien, j'en vaux beaucoup mieux, il n'y a pas à en douter; le regret que je conserve de toi m'honore et me console, et c'est un pieux et agréable devoir de ma vie de me remémorer constamment ces souvenirs qui ne sont plus, privation qu'aucune jouissance ne peut compenser.
Je m'ouvre aux miens autant que je le puis et leur marque très volontiers les dispositions de cœur et d'esprit en lesquelles je suis à leur égard; j'en agis du reste ainsi avec chacun. Je me hâte de me révéler, pour qu'on me voie tel que je suis, ne voulant pas qu'on y trouve du mécompte sous quelque rapport que ce soit.—On lit dans César que, parmi les coutumes spéciales à nos ancêtres les Gaulois, les enfants se présentaient à leurs pères et n'osaient paraître avec eux en public que lorsqu'ils commençaient à porter les armes, comme si par là ils eussent voulu témoigner que c'était le moment, pour les pères, d'admettre leurs enfants à frayer familièrement avec eux.
C'est un tort de laisser à sa veuve les biens dont les enfants devraient jouir; comme aussi épouser une femme ayant une belle dot, n'est pas toujours une bonne affaire.—J'ai encore relevé en mon temps un autre genre d'abus chez certains pères de famille: non contents d'avoir, pendant une longue vie, privé leurs enfants de la part de revenus que, naturellement, ils eussent dû leur abandonner, ils laissent encore, après eux, à leurs femmes la possession de tous leurs biens avec latitude d'en disposer à leur fantaisie. J'ai connu un seigneur occupant une des premières charges de la couronne de France, qui, de par ses droits, avait en espérance plus de cinquante mille écus de rente, et qui est mort, à cinquante ans, dans le besoin, accablé de dettes, ayant encore sa mère arrivée à la plus extrême décrépitude qui jouissait de tous ses biens de par la volonté de son père qui, pour son compte, avait vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble pas du tout raisonnable.—Et pourtant, je trouve peu d'avantage, pour quelqu'un qui se trouve en bonne situation de fortune, à rechercher, pour s'allier, une femme qui lui apporte une grosse dot; de toutes les dettes qu'on peut avoir, il n'en est pas qui soit plus une cause de ruine pour les maisons; mes pères s'en sont tous fort judicieusement gardés et j'ai fait de même.—Toutefois ceux qui nous détournent d'épouser des femmes riches, de peur qu'elles soient moins traitables et moins reconnaissantes, se trompent lorsque, pour une conjecture aussi douteuse, ils nous font perdre de réels avantages. Une femme déraisonnable ne se laisse pas plus arrêter par une raison que par une autre; ce qu'elle préfère, c'est ce qui est le moins à faire; le mal l'attire, tout comme fait la vertu chez celles qui sont bonnes; les plus riches sont fréquemment les plus maniables, comme souvent aussi plus belles elles sont, plus elles mettent leur gloire à demeurer chastes.
Un mari ne doit laisser à sa veuve que ce qui lui est nécessaire pour se maintenir dans le rang qu'elle occupe dans la société.—On a raison de laisser l'administration de leurs biens entre les mains de la mère, tant que les enfants ne sont pas à l'âge fixé par la loi pour l'exercer eux-mêmes; mais le père les a bien mal élevés, s'il ne peut compter qu'à leur majorité, ils n'auront pas plus de sagesse et de capacité que sa femme, étant donnée la faiblesse ordinaire de ce sexe. Je conviens toutefois qu'il est encore plus contre nature de mettre une mère à la discrétion de ses enfants; il faut lui laisser largement de quoi lui permettre de tenir son rang d'après la situation de sa maison et suivant son âge, d'autant que le besoin et l'indigence étant beaucoup plus malséants et pénibles pour la femme que pour l'homme, il faut les épargner à la mère plutôt qu'aux enfants.
Pour la répartition de ses biens, à sa mort, le mieux est de s'en rapporter aux lois de son pays.—En général, la plus sage répartition que nous puissions faire de nos biens, en mourant, me paraît être de nous conformer en cela aux usages du pays: les lois y ont pourvu mieux que nous ne pouvons le faire, et il est préférable qu'elles fassent erreur dans les choix qu'elles ont faits que de nous hasarder nous-mêmes à nous tromper dans ceux que nous pourrions faire inconsidérément. Nos biens, à proprement parler, ne nous appartiennent pas puisque des dispositions légales déterminent, en dehors de nous, ceux qui doivent les posséder après nous. Bien que nous ayons quelque liberté de faire autrement, je tiens qu'il faut un motif bien sérieux, bien indiscutable, pour que nous enlevions à quelqu'un ce que sa bonne fortune lui a réservé et que les lois lui reconnaissent, et que c'est abuser, contre tout droit, de cette liberté, que de la faire servir à nos fantaisies frivoles et personnelles. Le sort m'a fait grâce d'occasions où j'eusse pu être tenté d'égarer mon affection en dehors de ce qui est dans les règles communes et légitimes.—Je vois des gens auprès desquels c'est perdre son temps que de leur prodiguer ses bons offices; un mot pris de travers efface le mérite de dix années d'excellents services; heureux, en pareil cas, qui se trouve à point pour, à leur heure dernière, faire tourner à leur avantage les dispositions en lesquelles ils sont! Avec eux, ce qui a été fait en dernier lieu décide de tout; ce ne sont pas les services les meilleurs et les plus fréquents qu'ils considèrent, mais les plus récents, ceux du moment. Ils jouent de leur testament comme de pommes et de verges, pour récompenser ou punir chaque action de ceux qui peuvent y être intéressés. C'est cependant chose de trop d'importance et qui mérite qu'on y réfléchisse longtemps, pour être ainsi modifiée à tout instant; les sages ne s'y résolvent qu'une fois pour toutes, s'y préoccupant surtout de ce que commandent la raison et l'observation des lois.
Les substitutions sont ridicules, et on fait souvent erreur en jugeant de l'avenir des enfants sur leur extérieur.—Nous prenons aussi un peu trop à cœur ces substitutions favorisant les branches masculines dans l'idée ridicule d'éterniser notre nom. Nous tenons également trop de compte des conjectures incertaines de l'avenir que nous formons sur le caractère que nous croyons reconnaître chez les enfants. N'eût-il pas été injuste de me faire déchoir du rang que j'occupais, parce que j'étais le plus lourdaud et le moins dégourdi, le plus long à apprendre et le plus ennuyé lorsqu'il était question de leçon, non seulement de tous mes frères, mais de tous les enfants de ma province, qu'il s'agît d'exercices de corps ou de ceux de l'esprit? C'est folie de faire des distinctions de quelque importance, basées sur ce qu'on croit deviner et qui, si souvent, ne se réalise pas. S'il est licite d'aller à l'encontre des règles qui déterminent quels sont nos héritiers et de corriger ces désignations, il semble que ce doit être surtout à titre de compensation, dans le cas de quelque particulière difformité corporelle, constituant un vice irrémédiable et qui ne peut s'atténuer, ce qui, selon nous qui sommes grands appréciateurs de la beauté, est une cause de préjudice considérable.
Raisons données par Platon pour que les héritages soient réglés par les lois.—Je rapporterai ici, pour donner plus de relief à ma prose, le plaisant dialogue du législateur de Platon avec ses concitoyens: «Comment, lui dit-on, sentant notre fin prochaine, nous ne pourrons disposer de ce qui nous appartient en faveur de qui nous plaira? Dieux, quelle cruauté! nous ôter la possibilité de donner plus ou moins, à notre gré, à ceux des nôtres qui nous auront prodigué leurs soins pendant que nous étions malades, durant notre vieillesse, ou qui se seront occupés de nos affaires!»—A quoi le législateur répond: «Mes amis, sans aucun doute vous ne tarderez pas à mourir; et comme, ainsi que le porte l'inscription du temple de Delphes, il vous est difficile de vous connaître et de connaître ce qui est à vous, moi qui fais les lois, j'estime que vous ne vous appartenez pas et que ce dont vous avez la jouissance ne vous appartient pas davantage. Vous et vos biens appartenez à votre famille tant passée que future; mais plus encore, vous, votre famille et vos biens appartenez à la chose publique. C'est pourquoi, de peur que quelque flatteur, durant votre vieillesse ou votre maladie, ou quelque passion ne vous sollicitent mal à propos de faire un testament inique, je vous en préserverai; et comme je respecte l'intérêt commun de la cité et celui de votre maison, je ferai des lois où, comme de raison, l'intérêt particulier sera primé par l'intérêt général. Allez-vous-en donc gaîment où les nécessités auxquelles l'humanité est astreinte, vous appellent; c'est à moi, qui ne me passionne pas plus pour une chose que pour une autre, et qui, dans la mesure du possible ne me préoccupe que de l'intérêt de tous, à avoir souci de ce que vous laissez.»
Il ne faut pas laisser aux femmes le droit de partager nos biens entre leurs enfants; la mobilité et la faiblesse de leur jugement ne leur permettent pas de faire de bons choix.—Revenons à notre sujet. Il me semble que, quel que soit le point de vue auquel nous nous placions, il est peu de femmes nées avec des aptitudes telles, que leur autorité sur l'homme s'impose, en dehors de l'autorité maternelle et de l'influence qu'elles ont de par la nature elle-même. Il n'est pas question ici de ceux qui, punis par où ils ont péché, se sont, par suite de quelque passion malsaine, volontairement soumis à elles, d'autant que nous parlons de vieilles femmes, ce qui n'est pas le cas des leurs. C'est apparemment cette considération qui nous a fait édicter cette loi, admise si facilement et dont nul n'a jamais vu le texte, qui, chez nous, prive les femmes de la couronne. Il n'est guère de seigneurie au monde où la question ne se soit posée en raison du bien-fondé du motif qui justifie le principe; mais les choses ont fait qu'il a trouvé plus de partisans dans certains pays que dans d'autres.—Il est dangereux de laisser la femme disposer comme elle l'entend de notre succession, les choix qu'elle fait parmi ses enfants étant toujours iniques et fantastiques parce que les appétits bizarres, les goûts dépravés qu'elle manifeste lors de ses grossesses, elle les a dans l'âme en tous temps. Communément, on la voit donner la préférence à ceux d'entre eux les plus faibles et les plus mal tournés, ou à ceux, s'il en existe, qu'elle porte encore pendus à son cou. N'ayant pas la raison assez forte pour comprendre et saisir les choses suivant la valeur qui leur est propre, elles se laissent plus volontiers aller aux impressions résultant du seul fait de la nature, comme font les animaux qui ne reconnaissent leurs petits que lorsqu'ils les ont à la mamelle.
On compte en vain sur ce qu'on appelle la tendresse maternelle.—Il est du reste facile de juger par expérience combien sont peu profondes les racines de cette affection naturelle, à laquelle nous attribuons tant d'autorité. Pour un maigre salaire, nous arrachons tous les jours des enfants des bras de leur mère pour leur substituer les nôtres; nous amenons ces femmes à abandonner les leurs à quelque chétive nourrice à laquelle nous ne voulons pas confier les nôtres ou à quelque chèvre, et nous leur interdisons non seulement de les allaiter, quelque danger qui puisse en résulter pour eux, mais encore d'en prendre aucun soin, pour s'employer tout entières au service des nôtres; et l'on voit la plupart d'entre elles concevoir, par le fait de l'habitude, pour ces enfants d'emprunt qu'elles nourrissent, une affection bâtarde souvent plus vive que l'affection naturelle qu'elles ont pour les leurs et apporter dans les soins qu'elles leur donnent, une sollicitude plus grande qu'à l'égard de ceux qui leur appartiennent.—Si j'ai parlé de chèvre, c'est qu'autour de moi il est ordinaire que les femmes des villages, quand elles ne peuvent nourrir leurs enfants, aient recours à des chèvres; j'ai chez moi, à cette heure, deux laquais qui n'ont tété que pendant huit jours du lait de femme. Ces chèvres s'habituent de suite à allaiter leurs nourrissons; elles reconnaissent leur voix quand ils crient et accourent au plus vite; si on leur en présente un autre que celui qu'elles nourrissent, elles le refusent; l'enfant repousse également une chèvre autre que celle qui le nourrit. J'en ai vu un, dernièrement, auquel on enleva sa chèvre que son père n'avait fait qu'emprunter à un de ses voisins; il ne voulut jamais prendre le pis de celle qu'on lui présentait à la place et mourut, probablement de faim. Chez les animaux, l'affection naturelle s'altère et s'abâtardit aussi facilement que chez nous. Je crois que ce qui, d'après Hérodote, se pratiquerait en certaines parties de la Libye, où hommes et femmes s'uniraient indifféremment et où l'enfant, quand il commence à marcher, reconnaît de lui-même son père vers lequel, au milieu de tous, le portent naturellement ses premiers pas, doit donner lieu à bien des erreurs.
Les hommes chérissent les productions de leur esprit bien plus que leurs propres enfants et, en effet, c'est bien plus exclusivement leur ouvrage.—A ne considérer que cette seule raison d'aimer nos enfants parce que nous les avons engendrés, ce qui nous les fait qualifier d'autres nous-mêmes, il est des productions d'un autre genre, émanant également de nous, qui ne sont pas, ce me semble, de moindre importance. Ce que notre âme engendre, ce qui naît de notre esprit, de notre courage, de notre capacité, provient d'une plus noble partie de nous-mêmes que notre corps, et est encore plus nous que nos enfants; nous en sommes à la fois le père et la mère. Ces créations nous coûtent bien plus, mais aussi, lorsqu'elles ont du bon, nous font bien plus honneur. Nos enfants valent beaucoup plus de leur propre fait que du nôtre, la part que nous y avons est bien légère; dans ces autres émanations de nous-mêmes au contraire, leur beauté, leur grâce, tout ce qui leur donne du prix est notre œuvre exclusive; aussi nous représentent-elles et éveillent-elles sur nous l'attention beaucoup plus vivement que nos enfants. Platon ajoute que ce sont elles qui arrivent à l'immortalité et immortalisent leurs pères, allant jusqu'à en faire des dieux: Lycurgue, Solon, Minos en sont des exemples.—Les histoires étant pleines de faits qui témoignent de l'affection que les pères portent communément à leurs enfants, il m'a paru ne pas être hors de propos d'en citer quelques-uns ayant trait à l'affection que l'on porte parfois à ces autres d'origine immatérielle:—Héliodore, ce bon évêque de Tricca, préféra renoncer au rang, aux bénéfices et à la vénération que lui valait la dignité épiscopale dont il était investi, plutôt que de désavouer son roman amoureux intitulé «Théagène et Chariclée», fillette pleine de gentillesse, qui est encore de ce monde, mais, j'en conviens, un peu trop pimpante, sémillante, d'allures trop provocantes pour la fille d'un tel père, revêtu de fonctions ecclésiastiques et sacerdotales.—Il y eut à Rome un personnage de haute valeur et de grande autorité, du nom de Labiénus, qui, parmi ses autres qualités, avait celle d'exceller dans tous les genres de littérature. Il était, je crois, fils de ce grand Labiénus, le premier des lieutenants de César dans ses guerres des Gaules, lequel plus tard embrassa le parti de Pompée où il se comporta si vaillamment et finit par être défait par César en Espagne. Le Labiénus dont je parle se fit des envieux par sa vertu, et vraisemblablement aussi, en raison de sa franchise, de nombreux ennemis parmi les courtisans et les favoris des empereurs sous lesquels il vécut, non moins que par son esprit d'opposition à la tyrannie qu'il pouvait tenir de son père et qui probablement devait se retrouver dans ses écrits et dans ses livres. Ses adversaires le poursuivirent devant les magistrats et obtinrent par jugement que plusieurs de ses ouvrages, de ceux qui l'avaient mis en lumière, fussent brûlés. C'est à lui que fut appliqué, pour la première fois, à Rome, ce genre de peine qui le fut depuis à certains autres, emportant condamnation à mort des écrits eux-mêmes et de travaux littéraires. Nous n'avions pas assez de moyens ni de sujets d'exercer notre cruauté, il a fallu que nous y ajoutions des choses que la nature a exemptées de sentiment et sur lesquelles la souffrance n'a pas prise, comme les productions de l'esprit et la réputation que nous pouvons en acquérir; que nous soumettions aux rigueurs de la discipline les inspirations qui nous viennent des Muses, et que nous leur étendions les peines corporelles qui peuvent nous atteindre nous-mêmes. Labiénus ne put supporter cette perte, ni survivre à l'œuvre qui lui devait le jour et qui lui était si chère; il se fit porter et enfermer vivant dans le monument funéraire de ses ancêtres, où il se tua et s'ensevelit tout à la fois: il est difficile de trouver un témoignage d'affection paternelle qui surpasse celui-ci. Cassius Severus, homme d'une grande éloquence, qui était de l'intimité de Labiénus, s'écria, en voyant consumer ses livres, que la sentence eût dû le condamner lui-même à être en même temps brûlé vif, parce qu'il portait et conservait dans sa mémoire tout ce qui s'y trouvait écrit.—Pareil accident advint à Cremutius Cordus, accusé d'avoir dans ses ouvrages fait l'éloge de Brutus et de Cassius; ce misérable sénat, servile autant que corrompu, digne d'un pire maître tel que Tibère, les condamna au feu. Pour leur tenir compagnie dans la mort, Cremutius se laissa mourir de faim.—Lucain, cet homme de bien condamné par ce monstre qu'était Néron, s'était fait, pour se donner la mort, ouvrir les veines par son médecin. Il touchait à ses derniers moments et déjà avait perdu la presque totalité de son sang, le froid avait envahi les extrémités des membres et gagnait les organes essentiels de la vie, quand il se mit à réciter certains vers de son poème sur la bataille de Pharsale, qui lui revinrent en dernier lieu à la mémoire; il s'éteignit les ayant à la bouche. N'est-ce pas là comme un tendre et paternel congé qu'il prenait de ses enfants: tels les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres, quand notre mort est proche; n'est-ce pas un effet de ce sentiment de la nature qui, à nos derniers moments, nous remet en mémoire ce qui, dans notre vie, a été l'objet de nos plus chères pensées?
Épicure, à l'heure de sa mort, en proie, ainsi qu'il était obligé d'en convenir, à de très violentes douleurs d'entrailles, éprouvait une vive consolation à l'idée de la beauté de la doctrine dont il avait doté le monde. Croit-on que si, au lieu de ses écrits remarquables, il eût eu une nombreuse lignée d'enfants qu'il eût laissés après lui bien portants et bien élevés, il en eût ressenti autant de satisfaction? ou encore, qu'ayant à choisir, pour perpétuer sa mémoire, entre un enfant contrefait et mal portant ou un livre sot et inepte, il ne se fût pas résigné, lui et tout autre de son mérite, au premier de ces malheurs plutôt qu'au second?—Si, par exemple, on eût proposé à saint Augustin d'anéantir ses écrits dont notre religion a retiré un si grand fruit, ou de perdre ses enfants en admettant qu'il en ait eu, n'eût-ce pas été une impiété de sa part de ne pas sacrifier ces derniers?—Je ne sais vraiment pas si je n'aimerais pas beaucoup mieux en avoir mis au monde un, réunissant toutes les perfections, issu de mon commerce avec les Muses, plutôt que de mes relations avec ma femme. A celui-ci que je suis obligé d'accepter tel qu'il est, ce que je donne, je le lui donne simplement et d'une façon irrévocable, comme tout ce que nous donnons à nos enfants selon la chair; le peu de bien que je lui fais, cesse dès lors d'être à ma disposition. Il peut savoir des choses que je ne sais plus, en tenir de moi dont moi-même n'ai plus souvenir; et si besoin était que je lui fasse un emprunt, il me faudrait le contracter comme le ferait un étranger; si je suis plus sage que lui, il est plus riche que moi.—Il est peu d'hommes cultivant la poésie, qui ne se trouveraient mieux lotis d'être le père de l'Énéide que du plus beau garçon de Rome, et ne souffriraient davantage de la perte de celle-là que de celui-ci; d'autant que selon Aristote, de tous ceux qui produisent, le poète est, en particulier, le plus porté à s'éprendre de ses œuvres.—On croirait difficilement qu'Épaminondas, qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (c'étaient les deux brillantes victoires qu'il avait remportées sur les Lacédémoniens), eût volontiers consenti à les échanger pour les deux plus belles filles de la Grèce; ni qu'Alexandre et César aient jamais souhaité sacrifier la célébrité qu'ils doivent à leurs glorieuses conquêtes, à l'avantage d'avoir des enfants qui eussent été leurs héritiers, si parfaits et si accomplis qu'ils eussent pu être. Je doute aussi beaucoup que Phidias, ou tout autre sculpteur passé maître en son art, eût préféré la conservation et la durée des enfants que la nature lui avait donnés, à celles de telles de ses œuvres qu'à force de travail et d'étude il a amenées à la perfection.—Ces mêmes passions contre nature que rien ne peut contenir, qui ont parfois porté des pères à concevoir de l'amour pour leurs filles et des mères pour leurs fils, se rencontrent parfois au même degré dans cette parenté d'un autre genre; témoin ce que l'on dit de Pygmalion qui, ayant sculpté une statue de femme de singulière beauté, en devint si éperdument épris, d'un amour si violent qu'il fallut que, cédant à ses transports, les dieux lui donnassent la vie: «Il touche l'ivoire, et l'ivoire oubliant sa dureté naturelle cède et s'amollit sous ses doigts (Ovide).»
CHAPITRE IX. (ORIGINAL LIV. II, CH. IX.)
Des armes des Parthes.
Mauvaise habitude de la noblesse de nos jours de ne s'armer, aux armées, qu'au dernier moment.—C'est un tort de la noblesse de notre époque qui dénote de la mollesse, qu'au contact de l'ennemi, elle ne prenne les armes qu'au dernier moment, alors qu'il y a urgence, et de s'en défaire aussitôt, à la moindre apparence que le danger s'est éloigné; il en résulte bien de la confusion: chacun va criant, courant après ses armes, alors qu'il faudrait charger l'ennemi, et il en est qui en sont encore à lacer leurs cuirasses que déjà leurs compagnons sont en déroute. Nos pères donnaient à porter leur casque, leur lance et leurs gantelets, et conservaient le reste de leur équipement tant que l'expédition durait. Actuellement nos troupes sont en grand trouble et en grand désordre par le pêle-mêle des bagages et des valets, qui ne peuvent marcher à part de leurs maîtres dont ils portent les armes. Parlant de nos ancêtres, Tite-Live disait déjà: «Incapables de souffrir la fatigue, ils avaient peine à porter leurs armes.»
Nos armes actuelles sont plus incommodes par leur poids qu'elles ne sont propres à la défense.—Il est au contraire des nations qui, dans l'antiquité et encore de nos jours, vont à la guerre sans se couvrir ou n'usent que d'armes défensives dont ils ne tirent aucune protection efficace: «N'ayant pour se couvrir la tête que des casques de liège (Virgile).» Alexandre, celui de tous les hommes de guerre qui se confiait le plus au hasard, ne revêtait que rarement son armure. Ceux d'entre nous qui n'en font pas cas, n'augmentent pas beaucoup pour cela les risques qu'ils courent; s'il arrive qu'il y en ait qui soient tués faute de ne pas l'avoir, le nombre n'est pas moindre de ceux qui ont été perdus parce que leurs armes gênaient leurs mouvements, que dans une chute leur poids les immobilisait, ou qu'ils avaient quelques membres froissés ou fracturés, soit par le contre-coup, soit autrement.—A voir le poids et l'épaisseur de celles dont nous faisons usage, on dirait en vérité que nous ne cherchons qu'à nous défendre; elles nous chargent, plus qu'elles ne nous garantissent. Nous avons un tel effort à faire pour les porter, elles nous entravent et nous gênent à tel point, qu'il semble que combattre consiste uniquement dans le choc des unes contre les autres et que nous n'avons pas l'obligation de les défendre tout autant qu'elles celle de nous protéger. Tacite peint assez plaisamment les gens de guerre de l'ancienne Gaule, armés de telle sorte qu'ils avaient déjà grand'peine à se tenir debout et étaient dans l'impossibilité aussi bien d'attaquer que d'être attaqués, et qui, une fois à terre, ne pouvaient se relever.—Lucullus, voyant sur un point de la ligne de bataille de l'armée de Tigrane des guerriers mèdes pesamment et fort incommodément armés, semblant comme dans une prison de fer, pensa qu'il en aurait facilement raison et commença par eux son attaque, ce qui fut le prélude de sa victoire. A présent que les mousquetaires ont pris place dans nos armées, on va peut-être inventer quelque muraille derrière laquelle nous serons à l'abri de leurs coups, et nous irons à la guerre, enfermés dans des bastions mobiles dans lesquels on nous traînera comme ceux que les anciens faisaient porter à leurs éléphants.
On est plus vigilant quand on se sent moins protégé.—Cette manière de voir est bien éloignée de celle de Scipion Emilien, qui reprochait amèrement à ses soldats d'avoir semé de chausse-trapes le fond du fossé garni d'eau d'une ville dont il faisait le siège, en un endroit où les assiégés pouvaient exécuter des sorties, disant que lorsqu'on assaillait une place, il fallait songer à attaquer et non à se défendre; il craignait avec raison que cette mesure de précaution ne les portât à se garder avec moins de vigilance. C'est aussi lui qui disait à un jeune homme qui lui montrait un beau bouclier: «Il est, en effet, bien beau; mais, mon fils, un soldat romain doit plus se confier à sa main droite qu'à sa main gauche.»
C'est le défaut d'habitude qui nous fait paraître nos armes si pesantes.—Seul le défaut d'habitude nous rend pénible le port de nos armes: «Deux des guerriers que je chante ici, avaient la cuirasse sur le dos et le casque en tête; ni jour, ni nuit, depuis qu'ils étaient entrés dans ce château, ils n'avaient quitté cette armure qu'ils portaient aussi aisément que leurs habits, tant ils y étaient accoutumés (Arioste).»—L'empereur Caracalla marchait à pied, armé de toutes pièces, à la tête de ses troupes.—Les fantassins romains portaient non seulement le morion, l'épée et le bouclier, et leur habitude d'avoir constamment leurs armes sur le dos était telle, qu'ils ne s'en trouvaient pas plus gênés que de leurs propres membres, écrit Cicéron: «Ils disent que les armes du soldat sont comme ses membres»; ils avaient en outre les vivres nécessaires pour quinze jours, plus un certain nombre de pieux pour palissader leur camp, le tout représentant un poids qui atteignait jusqu'à soixante livres. Avec ce chargement, les soldats de Marius, allant au combat, faisaient d'habitude cinq lieues en cinq heures, et même six quand il y avait urgence.—Leur discipline était beaucoup plus stricte que la nôtre, aussi en obtenait-on bien d'autres résultats; Scipion Emilien, ayant à la rétablir dans son armée, en Espagne, défendit à ses soldats de manger autrement que debout et de faire cuire leurs aliments.—A ce propos, voici un trait vraiment étonnant, c'est le reproche adressé à un soldat lacédémonien, se trouvant en expédition, de s'être abrité dans une maison; ils étaient si endurcis aux privations, que c'était une honte d'être vu sous un autre abri que la voûte céleste, quelque temps qu'il fît: à ce compte, nous n'irions guère loin aujourd'hui avec nos gens.
Ressemblance des armes des Parthes avec celles dont nous faisons nous-mêmes usage aujourd'hui.—Sur ce même chapitre, Ammien Marcellin, si au fait des guerres des Romains, donne des détails intéressants sur la manière dont les Parthes étaient armés; il y insiste d'autant plus qu'elle diffère notablement de celle des Romains: «Ils avaient, dit-il, des armures qu'on eût dit formées d'un tissu de petites plumes (probablement d'écailles métalliques s'imbriquant les unes dans les autres, qui étaient si fort en usage chez nos ancêtres), qui ne gênaient pas les mouvements du corps et étaient si résistantes que nos traits ne les pénétraient pas et rebondissaient quand ils venaient à les frapper.» Dans un autre passage, on lit: «Ils avaient des chevaux vigoureux et calmes, caparaçonnés de cuir épais; eux-mêmes étaient armés des pieds à la tête de grosses lamelles de fer agencées de telle façon, qu'aux jointures des membres, elles prêtaient aux mouvements. Ils semblaient des hommes de fer. La partie afférente à la tête, affectait la forme des divers contours du visage et était si bien ajustée, qu'il n'y avait pas possibilité d'atteindre la figure autrement que par de petits trous ronds qui correspondaient aux yeux et laissaient passer un peu de lumière, ou par des fentes correspondant aux narines et permettant à grand'peine de respirer. «Le métal flexible semble animé par les membres qu'il recouvre. C'est horrible à voir; on dirait des statues de fer qui marchent, le métal incorporé au guerrier qui le porte. De même des coursiers, leur front est bardé de fer; sous le fer, leurs flancs sont à l'abri des blessures (Claudien).» Cette description ne rappelle-t-elle pas l'équipement d'un de nos hommes d'armes, avec son armure complète?—Plutarque rapporte que Démétrius fit fabriquer pour lui et pour Alcinus, celui de ses guerriers appelé à marcher constamment à ses côtés, deux armures pesant chacune cent vingt livres, alors que celles dont on faisait d'ordinaire usage n'en pesaient que soixante.
CHAPITRE X. (ORIGINAL LIV. II, CH. X.)
Des livres.
En écrivant ses Essais, Montaigne n'a pas de plan arrêté et laisse libre cours à sa fantaisie.—Je ne doute pas qu'il ne m'arrive souvent de parler de choses qui sont mieux et plus exactement traitées par les hommes du métier passés maîtres, que par moi qui ne fais ici application que de mes dispositions naturelles et non de connaissances que je puis avoir acquises. Qui relèvera chez moi des erreurs provenant de mon ignorance, ne me contrariera nullement; je ne puis guère répondre auprès des autres de ce que j'écris, n'en répondant déjà pas auprès de moi-même qui n'en suis pas satisfait. Qui est en quête de science, doit aller la pêcher où elle se trouve et non chez moi qui n'en fais pas profession. Je n'ai d'autre idée ici que de suivre ma fantaisie; je n'ai nullement l'intention de faire connaître les choses dont je parle; ce que j'en fais, est uniquement pour me dépeindre moi-même. Ces choses, peut-être les connaîtrai-je un jour à fond; peut-être les ai-je connues ainsi jadis, quand le hasard m'a conduit sur les lieux où il m'était possible de les éclaircir; mais je ne m'en souviens plus. Je suis à même de tirer profit de ce que j'apprends, mais incapable de le retenir; aussi je ne garantis pas l'exactitude de ce que je dis, et on ne doit y voir que le degré de connaissance que j'en ai pour le moment.
Double motif qu'il a pour ne point nommer les auteurs auxquels il fait des emprunts et dont il donne des citations.—Il n'y a pas à prêter attention au choix des matières qui y sont traitées, mais seulement à la manière dont elles le sont; qu'on juge par les emprunts que j'ai faits, si j'ai su trouver ce qui est le plus propre à rehausser et appuyer convenablement l'idée que je veux développer et qui, elle, vient toujours de moi. Je ne m'inspire pas des citations que je fais, je m'en sers pour corroborer ce que je dis et que je ne puis exprimer aussi bien, soit parce que mon langage est moins expressif, soit parce que je sens moins bien. Je ne compte pas mes emprunts, j'en use selon ce qu'ils valent; si je m'étais appliqué à les multiplier, j'aurais pu en faire deux fois autant.—Ils proviennent tous, ou peu s'en faut, d'auteurs anciens si connus qu'il semble bien qu'on les reconnaîtra sans que j'aie besoin de les nommer. Les causes, les comparaisons, les preuves que j'en tire et insère dans mon ouvrage, je les confonds avec celles qui sont de mon crû; c'est intentionnellement que je ne cite pas ceux qui me les fournissent, pour tenir en respect les audaces de ces critiques qui assaillent hâtivement tous les écrits, surtout ceux qui viennent de paraître, émanant d'hommes encore vivants et écrits dans le langage de tout le monde, ce qui permet à chacun d'en parler et fait croire que leur plan et les idées qui y sont émises sont aussi vulgaires que le langage employé; je veux que ces Zoïles commettent la maladresse de donner une chiquenaude sur le nez de Plutarque, en croyant me la donner à moi, et d'injurier Sénèque en ma personne.—Il me faut cacher ma faiblesse sous ces grandes réputations, mais volontiers je verrais quelqu'un m'ôter, grâce à la clairvoyance de son jugement, ces plumes dont je me suis paré, en distinguant, par la seule différence de force et de beauté qu'elles présentent d'avec les miennes, celles qui ne sont pas de moi. Si, faute de mémoire, je suis arrêté à tout instant quand moi-même je cherche à reconnaître l'origine de ces fragments qui me sont étrangers, je n'en sais pas moins très bien reconnaître, me connaissant assez pour cela, que ma terre est absolument hors d'état de produire les fleurs par trop riches que j'y trouve écloses, et que tout ce dont je suis capable ne saurait les égaler.—Là où je suis réellement responsable, c'est quand de moi-même, par vanité ou manque de jugement, je mets obstacle à reconnaître mes erreurs parce que je ne les sens pas ou que je suis incapable de les sentir alors même qu'on me les signale; bien souvent, en effet, des fautes nous échappent que nous ne voyons pas, mais c'est une infirmité de notre jugement que de ne pouvoir les apercevoir quand un autre nous les accuse. Nous pouvons posséder la science et la vérité, et manquer de jugement, comme aussi avoir du jugement sans ces deux autres qualités; savoir reconnaître notre ignorance est même l'une des garanties les plus belles et les plus sûres que le jugement ne nous fait pas défaut.—Le hasard est mon unique sergent de bataille; seul, il préside au rangement de ce que j'écris; à mesure que mes rêveries me passent par la tête, je les entasse: tantôt elles se pressent en foule, tantôt se présentent une à une. Je veux qu'on me voie dans mon allure naturelle, dans celle à laquelle je vais d'ordinaire, quelque décousue qu'elle soit. Je me laisse aller au gré de ce qui me vient à l'idée; c'est ce qui fait qu'ici, je ne traite que des sujets qu'il n'est pas permis d'ignorer et dont on peut parler sans préparation et hardiment.
La science coûte trop à acquérir, aussi ne lit-il que les livres qui l'amusent et ceux qui lui apprennent à bien vivre et à bien mourir.—Je souhaiterais certainement avoir une plus complète intelligence des choses dont je parle, mais pour l'acquérir je ne veux pas y mettre un prix aussi élevé que ce qu'elle coûte. J'ai dessein de passer tranquillement, sans me donner de peine, le temps qu'il me reste à vivre et ne veux me mettre martel en tête pour quoi que ce soit, pas même pour la science, malgré le grand cas que j'en fais.
Je ne cherche dans les livres que le plaisir que procure un honnête délassement; ou, si je les étudie, je ne m'attache qu'à ce qui peut développer en moi la connaissance de moi-même et me disposer à bien vivre et à bien mourir: «C'est vers ce but que doivent tendre mes coursiers (Properce).»
Les difficultés, quand j'en rencontre en lisant, ne me préoccupent pas outre mesure, je les laisse de côté après m'être essayé une fois ou deux à les résoudre. Si je m'y arrêtais, je m'y perdrais et perdrais mon temps; car j'ai l'esprit qui, dès le début, donne tout ce qu'il peut, et ce que je ne saisis pas du premier coup, je le démêle de moins en moins en m'y obstinant. Je ne fais rien si je n'y ai de l'agrément, et m'attarder par trop sur un sujet, y apporter trop de contention d'esprit troublent mon entendement, l'attristent et le lassent. Ma vue s'y confond et s'y perd; il faut que je m'interrompe et m'y reprenne à plusieurs fois, ainsi que l'on fait pour juger du lustre d'une étoffe écarlate que l'on promène devant nos yeux, la faisant passer et repasser pour que nous la voyions sous ses différents reflets.—Si un livre m'ennuie, j'en prends un autre et ne m'y adonne que dans les moments où, à ne rien faire, l'ennui commence à s'emparer de moi. Je ne lis guère les livres nouveaux, je préfère les anciens qui me semblent plus sérieux et mieux faits; je ne recherche pas non plus les auteurs grecs, parce que, comme chez un enfant ou un apprenti, mon jugement s'accommode peu de ce que je ne comprends qu'à moitié.
Auteurs modernes du genre amusant qu'il lit volontiers.—Parmi les ouvrages qui ne sont que plaisants, je ne trouve guère de réellement amusant, parmi les modernes, que le Décaméron de Boccace, Rabelais et les Baisers de Jean Second, si toutefois on peut placer ce dernier, écrit en latin, parmi les modernes. Quant aux Amadis et autres romans de même sorte, ils ne m'ont même pas intéressé quand je les lisais étant enfant. Je dirai même, ce qui paraîtra bien hardi ou téméraire, que mon esprit vieilli ne prend plus plaisir à la lecture, non seulement de l'Arioste, mais encore de ce bon Ovide; sa facilité, sa richesse d'imagination qui, autrefois, m'ont ravi, ne me distraient plus aujourd'hui.—J'exprime librement mon avis sur toutes choses, même sur celles qui, de rencontre, dépassent mes connaissances intellectuelles et que je considère comme n'étant nullement de ma compétence; ce que j'en dis, c'est également pour donner la mesure de ma vue et non pour juger les choses elles-mêmes. Quand je me dégoûte de l'Axioche de Platon comme me faisant l'effet d'un ouvrage de peu de valeur eu égard à la puissance d'un pareil auteur, mon jugement ne croit pas pour cela à son infaillibilité; il n'a pas l'outrecuidance de contester l'autorité de tant d'autres juges de renom de l'antiquité qu'il tient pour ses maîtres, devant lesquels il s'incline et en compagnie desquels il serait plutôt satisfait de se tromper; c'est à lui-même qu'il s'en prend de cette divergence d'opinion, et il se condamne soit parce qu'il s'arrête à l'écorce, faute de pouvoir pénétrer jusqu'au cœur de l'œuvre qu'il a sous les yeux, soit parce qu'il l'a regardée sous un faux jour. Il se contente uniquement de ne se laisser ni troubler, ni entraîner à divaguer; quant à sa faiblesse, il la reconnaît et l'avoue sans peine. Il pense donner une juste interprétation aux apparences telles qu'il les saisit; mais combien ces apparences elles-mêmes sont trompeuses et imparfaites. La plupart des fables d'Ésope ont plusieurs sens et significations; ceux qui en tirent un sens mythologique ou figuré, en choisissent un qui cadre bien avec le texte de la fable; généralement ce sens est celui qui apparaît à première vue, mais il n'est que superficiel, et il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels que l'on découvre en allant plus avant, ce qu'ils n'ont pas su faire; c'est là précisément la façon dont je me comporte moi-même.
Poètes latins qu'il met au premier rang.—Mais poursuivons: Il m'a toujours semblé que parmi les poètes, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent, et de beaucoup, le premier rang. Particulièrement Virgile, dont les Géorgiques sont, à mon avis, l'ouvrage de poésie le plus accompli; en leur comparant l'Énéide, on reconnaît aisément chez ce dernier, des passages que l'auteur eût retouchés si le temps ne lui eût manqué; le cinquième livre de ce poème est celui que j'estime le plus parfait. J'aime aussi Lucain et le pratique volontiers, moins pour son style, que pour la valeur propre et la vérité des opinions et des jugements qu'il émet.—Quant au bon Térence, en lequel on retrouve toute la mignardise et les grâces de la langue latine, je le tiens pour admirable quand il peint les mouvements de l'âme et nos mœurs qu'il a su prendre sur le vif; à toute heure, mes actions me reportent en pensée vers lui et, si souvent que je le lise, j'y trouve toujours quelque beauté, quelque grâce nouvelles.—Les contemporains de Virgile se plaignaient de ce que certains lui égalaient Lucrèce, j'estime que c'est à tort; Virgile lui est supérieur, mais j'ai bien de la peine à penser ainsi quand j'ai sous les yeux de beaux passages de son émule. Si les admirateurs de Virgile s'offensaient de cette opinion, que diraient-ils donc de la bêtise et de la stupidité dignes des Barbares, de ceux qui aujourd'hui lui comparent l'Arioste? Qu'en dirait l'Arioste lui-même? «O siècle grossier et sans goût (Catulle)!» Je suis d'avis que les anciens avaient encore plus sujet de se plaindre quand ils voyaient Plaute placé sur la même ligne que Térence (qui, beaucoup plus que lui, a des façons de gentilhomme), que de voir mettre en balance Lucrèce avec Virgile. Ce qui marque l'estime que mérite Térence et la préférence que nous devons lui donner, c'est que Cicéron, le père de l'éloquence romaine, le cite constamment, ce qui n'est le cas pour personne autre de ce genre, et aussi le jugement sévère qu'Horace, le premier critique des poètes latins, porte sur Plaute.
Combien les poètes comiques de l'époque de Montaigne sont inférieurs en ce genre aux poètes latins.—J'ai souvent eu la fantaisie de constater combien, à notre époque, ceux qui se mêlent de faire des comédies (comme les Italiens qui s'y livrent avec assez de succès), usent de Térence et de Plaute auxquels ils empruntent les sujets de trois et quatre de leurs pièces pour en composer une; il en est de même des contes de Boccace, dont ils réunissent cinq ou six dans une même comédie. La défiance en laquelle ils sont de pouvoir captiver l'intérêt avec leurs propres grâces, est la raison pour laquelle ils coulent tant de matières dans une seule composition; il leur faut s'appuyer sur quelque chose de résistant et, n'ayant pas en eux-mêmes de quoi nous retenir par les développements qu'ils donnent à leur sujet, ils cherchent à nous amuser par le sujet lui-même. Il en est tout autrement de Térence: la perfection et la beauté de son style nous font perdre de vue le thème qu'il traite; sa gentillesse, sa délicatesse, nous captivent de toutes parts; partout il plaît tellement, «il coule avec tant de pureté et de naturel (Horace)», il nous séduit par ses grâces à tel point que nous en oublions celles du sujet de sa comédie.
Les bons poètes évitent l'affectation et la recherche; ils n'ont pas besoin non plus d'ornements superflus pour soutenir l'intérêt.—Cette observation m'amène encore à remarquer que les bons poètes de l'antiquité ont évité l'affectation et la recherche, non seulement telles qu'elles se manifestent dans ces exagérations fantastiques comme il s'en rencontre dans les auteurs espagnols et qu'on trouve également chez Pétrarque et ses imitateurs, mais même dans ces saillies plus douces et plus retenues qui ornementent tous les ouvrages de poésie des siècles suivants. Aussi quiconque s'y connaît, le regrette s'il vient à les trouver chez un poète ancien, et admire beaucoup plus la perfection du fini, la douceur continue, la beauté fleurie des épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons dont Martial affine ses satires; et cela, pour cette même raison que je viens de donner et que Martial indique en parlant de lui-même: «Il n'avait pas de grands efforts à faire, le sujet lui tenait lieu d'esprit (Martial).»—Les premiers, ceux qui brillent par leur imagination, se font suffisamment comprendre, sans s'agiter outre mesure, ni se piquer pour s'exciter; ils ont constamment de quoi rire, sans que pour cela il leur soit nécessaire de se chatouiller; les autres ont besoin de secours étrangers; moins ils ont d'esprit, plus il leur faut de corps; ils montent à cheval, parce qu'ils ne sont pas assez forts pour se tenir sur leurs jambes. C'est ainsi que dans nos bals publics, ces hommes de classe inférieure qui y enseignent à danser, dans l'impossibilité où ils sont d'avoir le maintien décent de notre noblesse, cherchent à se faire valoir, en exécutant des sauts périlleux et autres mouvements extraordinaires, comme ceux que pratiquent les bateleurs. C'est pour cela également que les dames ont plus facile contenance, dans les danses comportant des figures et des mouvements de corps, que dans certaines autres de cérémonie où elles n'ont simplement qu'à marcher en conservant leur port naturel et leur grâce ordinaire. De même aussi ne voit-on pas les baladins qui excellent dans leur art, vêtus de leurs habits de tous les jours, nous donner quand même, sans se grimer, tout le plaisir que leurs farces peuvent nous causer; tandis que leurs apprentis, non encore rompus au métier, sont obligés de s'enfariner la figure, de se travestir, de faire force tours et grimaces burlesques, pour nous déterminer à rire.—Cette opinion de ma part éclate mieux que partout ailleurs, quand je compare l'Énéide et Roland le furieux. Le premier de ces poèmes se déroule à tire d'aile; son vol demeure constamment haut et ferme, on le voit toujours allant droit, sans dévier de sa direction; tandis que le second va voletant et sautillant d'épisode en épisode comme si, ne se fiant à ses ailes que pour franchir de courts espaces, il allait de branche en branche afin de prendre pied à chaque effort nouveau, de peur de perdre haleine et que la force ne lui manque: «Il ne tente que de petites courses (Virgile).»—Voilà, sur les sujets de ce genre, les auteurs qui me plaisent le plus.
Parmi les auteurs sérieux, Plutarque et Sénèque sont ceux que Montaigne préfère; comparaison entre ces deux écrivains.—Quant à mes autres lectures, celles où je m'instruis quelque peu en même temps que je me délecte, celles qui m'apprennent à penser et à me conduire, je les puise dans Plutarque depuis qu'il a été traduit en français, et dans Sénèque. Tous deux ont ce grand avantage, eu égard à ma disposition d'esprit, que les enseignements que j'y cherche s'y trouvent épars, ce qui ne m'impose pas un travail long et continu dont je suis incapable; ce caractère est celui des opuscules de Plutarque et des épîtres de Sénèque, qui sont ce qu'ils ont écrit de mieux et de plus profitable. Il ne faut pas disposer de grand temps pour s'y mettre et je les quitte où et quand cela me plaît, parce que les sujets ne s'y font pas suite et ne dépendent pas les uns des autres. Ces deux auteurs, d'accord sur la plupart des idées fondamentales, ont encore d'autres points communs: ils ont vécu dans le même siècle, ont été tous deux précepteurs d'empereurs romains, tous deux venaient de pays étrangers et ont été riches et puissants.—Leur enseignement est de la philosophie la meilleure, présentée de la façon la plus simple et avec compétence. Plutarque est plus égal et plus constant, Sénèque plus ondoyant et varié. Celui-ci peine, se raidit, fait effort pour défendre la vertu contre la faiblesse, la crainte et les appétits du vice; l'autre ne semble pas faire cas de ces ennemis, il dédaigne de hâter le pas, pour se mettre hors de leurs atteintes. Plutarque est de l'école de Platon, ses idées se gardent de toute exagération et s'accommodent de la société telle qu'elle est; chez l'autre qui est de l'école des Stoïciens et de celle d'Épicure, elles s'écartent davantage de ce qui est de mise dans la vie en commun mais sont, à mon avis, plus commodes pour l'individu et empreintes de plus de fermeté. Sénèque semble avoir fait quelque concession à la tyrannie des empereurs de son temps, car je considère comme certain que c'est parce qu'il y a été forcé, qu'il condamne la cause de ces hommes généreux qui ont frappé César; Plutarque conserve toujours son indépendance. Sénèque abonde en saillies et en critiques, chez Plutarque les faits prédominent; le premier vous échauffe et vous émeut davantage, le second vous procure plus de contentement et vous dédommage mieux du temps que vous lui consacrez; celui-ci nous guide, l'autre nous pousse.
Jugement porté par Montaigne sur les ouvrages philosophiques de Cicéron.—Pour ce qui est de Cicéron, celles de ses œuvres qui conviennent au but que je me suis proposé, sont ses ouvrages philosophiques traitant de la morale. Mais, à vrai dire et si hardi que cela paraisse (et une fois que l'on a commencé à être impudent, on est dans une voie où l'on ne s'arrête pas), sa façon d'écrire, toute autre que celle des précédents, me semble ennuyeuse; ses préfaces, ses définitions, ses classifications, ses étymologies y tiennent en effet, et bien inutilement, presque toute la place; ce qu'il y a de vif et de nerveux est étouffé par * ces longueurs préliminaires. Si j'ai passé une heure à le lire, ce qui est beaucoup pour moi, et que je récapitule tout ce que j'en ai tiré de substantiel et de nutritif, la plupart du temps je ne trouve que du vent, parce que je ne suis encore arrivé ni aux arguments, ni aux raisons qui touchent directement au nœud de la question que je cherche à démêler. Pour moi, qui ne demande autre chose que de devenir plus sage, et ne veux devenir ni plus savant ou éloquent, cette exposition logique et conforme aux règles posées par Aristote est hors de propos; je voudrais que l'on commençât par ce qu'il met à la fin; je sais assez ce que c'est que la Mort et la Volupté, sans qu'on s'amuse à me les analyser en grand détail. Je cherche d'emblée les raisons bonnes et sérieuses de nature à me réconforter contre l'effort que j'ai à supporter de leur part, et les subtilités chères aux grammairiens, pas plus qu'un ingénieux agencement de phrases et d'argumentations, n'y ajoutent rien. Je veux des raisonnements qui, dès le début, battent en brèche le point principal du litige; les siens traînent trop autour de la question; ils sont bons pour l'école, le barreau ou le sermon où nous avons tout le loisir de sommeiller et sommes encore à temps, quand un quart d'heure après nous revenons à nous, d'en ressaisir le fil. C'est ainsi qu'il faut parler à des juges que l'on veut gagner à sa cause, que l'on ait tort ou raison; ou encore à des enfants ou à la foule auxquels il faut tout dire pour arriver à ce qu'ils en retiennent quelque chose; mais moi, je ne veux pas qu'on soit sans cesse à éveiller mon attention et qu'on me crie cinquante fois: «Entendez bien ceci,» comme font nos crieurs publics. Les Romains disaient dans leurs prières liturgiques: «Attention!» nous disons dans les nôtres: «Haut les cœurs!» ce sont là autant de paroles perdues pour moi qui arrive de chez moi tout disposé à écouter. Les assaisonnements et la sauce me sont inutiles, je mange très bien la viande toute crue; et, au lieu de me mettre en appétit, ces préambules, cette parade précédant la pièce, me fatiguent et lui font perdre de son charme.—La licence des temps sera-t-elle pour moi une excuse de l'audace sacrilège qui me porte à trouver également trop traînants les dialogues mêmes de Platon? sous cette forme, le sujet est par trop étouffé et je regrette le temps que passe à ces longues interlocutions sans utilité, qui lui servent d'entrée en matière, un homme qui avait tant de meilleures choses à dire; mon ignorance me sera une excuse plus admissible de ce que je n'apprécie pas la beauté de son style.—En général, je recherche les livres qui mettent en œuvre la science et non ceux qui l'exposent; Plutarque et Sénèque, comme Pline l'ancien et leurs semblables, ne nous disent pas: «Attention!» ils ne veulent avoir affaire qu'à des gens qui se donnent d'eux-mêmes cet avertissement, ou, s'ils l'emploient, c'est alors à propos d'un point essentiel, ce n'est plus dès lors un simple préambule et il a une importance spéciale.
Éloge des lettres à Atticus.—Je lis volontiers les épîtres à Atticus de Cicéron, parce qu'elles donnent de très nombreux détails sur l'histoire et les affaires de son temps; et plus encore parce qu'elles nous édifient sur son caractère personnel et que, comme je l'ai dit ailleurs, j'éprouve une curiosité singulière à connaître l'âme et la tournure naturelle d'esprit des auteurs que je lis. Ce n'est guère que leur capacité, et non leurs mœurs ni eux-mêmes, que nous pouvons juger d'ordinaire par ce qu'ils mettent dans les écrits qu'ils étalent à la face du monde. J'ai mille fois regretté que l'ouvrage que Brutus a écrit sur la vertu, ne soit pas parvenu jusqu'à nous; il eût été beau d'apprendre la théorie de qui s'y connaissait si bien en pratique. Toutefois comme celui qui prêche et ce qu'il prêche sont deux choses différentes, j'aime encore mieux voir Brutus peint par Plutarque que par lui-même; mais je préférerais savoir au juste ce dont il devisait, sous sa tente, avec un quelconque de ses amis intimes, la veille d'une bataille, plutôt que les propos qu'il tenait le lendemain à son armée, et ce qu'il faisait dans son cabinet et dans sa chambre, plus encore que sur la place publique et au sénat.
Caractère de Cicéron, sa poésie, son éloquence.—Sur Cicéron, je suis de l'avis général, c'est qu'en dehors de son savoir, son âme, sous bien des rapports, n'atteint pas la perfection. Il était bon citoyen, de nature débonnaire ainsi que sont le plus souvent les hommes qui, comme il l'était, sont replets et disposés à se moquer; mais, à dire vrai, il y avait en lui beaucoup de mollesse, d'ambition et de vanité. Je ne sais comment expliquer autrement le cas qu'il faisait de sa poésie; certes, ce n'est pas une grande imperfection que de faire de mauvais vers; mais c'en est une que de ne pas sentir combien les siens étaient indignes de la gloire attachée à son nom.—Son éloquence est absolument hors de pair; je crois qu'aucun homme ne l'égalera jamais. Cicéron le jeune, son fils, qui n'avait d'autre point de ressemblance avec son père que le nom qu'il portait, commandait en Asie. Il avait un jour à sa table plusieurs personnes étrangères, parmi lesquelles Cestius qui était placé au bas bout et se trouvait là, comme il arrive qu'on se fourre chez les grands quand ils tiennent table ouverte. Cicéron s'informa qui il était, auprès d'un de ses gens qui lui dit son nom; mais sa pensée était ailleurs, et, oubliant la réponse qui venait de lui être faite, il renouvela sa demande par deux ou trois fois différentes. Son serviteur, pour n'avoir pas la peine de lui répéter encore la même chose, finit par lui répondre, pour fixer son attention par quelque circonstance particulière: «C'est ce Cestius qui, vous a-t-on dit, ne fait pas grand cas de l'éloquence de votre père, quand il la compare à la sienne.» Cicéron, prenant la mouche sur ce propos, fit sur-le-champ saisir ce pauvre Cestius et, sans plus de façon, fouetter en sa présence. Voilà certes un amphitryon peu courtois!—Parmi ceux mêmes qui, tous comptes faits, avaient le plus d'estime pour son incomparable éloquence, il s'en est trouvé que cela n'a pas empêchés d'y relever des fautes; dans le nombre, le grand Brutus, son ami, qui disait que c'était une éloquence «cassée et sans vigueur». Les orateurs de l'époque qui suivit, lui reprochaient aussi ce soin singulier qu'il avait de terminer ses périodes par des phrases harmoniques d'une certaine longueur et les mots «à effet», qu'il emploie si souvent; pour moi, je préfère des phrases finales plus brèves, nettement scandées. Malgré ce souci de l'harmonie, il arrive, quoique assez rarement, qu'on rencontre chez lui des sons qui se heurtent, comme je l'ai remarqué dans cette phrase: «En vérité, quant à moi, j'aimerais mieux vieillir moins longtemps, que de vieillir avant le temps.»
Montaigne se plaît surtout avec les historiens, particulièrement avec ceux qui ont écrit les vies de grands personnages.—Les historiens constituent mon passe-temps favori; leur lecture m'est agréable et facile; avec cela, l'homme vu d'une façon générale, celui-là même que je cherche à pénétrer, est présenté par eux plus nettement et plus complètement que partout ailleurs; sa manière d'être y apparaît sous son vrai jour, tant dans son ensemble que dans ses détails et avec toutes ses variations; de même son caractère formé de l'assemblage de ses qualités et de ses défauts, ainsi que les accidents auxquels il est exposé. Parmi ceux qui écrivent l'histoire, ceux qui s'attachent moins aux événements qu'à leurs causes, qui considèrent les mobiles auxquels l'homme obéit plutôt que ce qui lui arrive, sont ceux qui me plaisent le plus; c'est pourquoi, à tous égards, Plutarque est mon homme.—Je suis très contrarié que nous n'ayons pas une douzaine de Diogène Laerce, ou que son ouvrage ne soit pas plus étendu ou plus intelligemment fait, parce que je suis tout aussi curieux de connaître la vie et les détails de l'existence de ces grands éducateurs du monde, que d'être renseigné sur leurs dogmes et leurs idées.—Quand on se livre à des études historiques de ce genre, il faut feuilleter indistinctement toutes sortes d'auteurs, vieux et nouveaux, qu'ils soient écrits en bon ou en mauvais français, afin d'arriver à connaître les différents points de vue sous lesquels chaque chose s'y trouve présentée.
Éloge des Commentaires de César.—Entre tous, César me paraît mériter qu'on l'étudie, non seulement sous le rapport de l'histoire, mais pour lui-même, tant il y a en lui de perfection et de supériorité qui le placent au-dessus de tous les autres, même de Salluste. Je le lis assurément avec beaucoup plus de recueillement et de respect qu'on ne lit d'ordinaire les ouvrages autres que les écritures saintes, séduit tantôt par ses faits et gestes et sa merveilleuse grandeur, tantôt par la pureté et l'inimitable correction de son style bien supérieur, comme le dit Cicéron, à celui de tous les autres historiens, et parfois à celui de Cicéron lui-même. A la sincérité dans les jugements qu'il porte sur ses adversaires se joint, qu'en dehors des couleurs fausses sous lesquelles il dissimule ce que sa cause a de mauvais et l'horreur de sa funeste ambition, on ne peut, à mon sens, lui reprocher que de ne pas avoir parlé assez de lui-même, car d'aussi grandes choses que celles qu'il a accomplies, ne peuvent l'avoir été sans que la part qu'il y a prise ne soit beaucoup plus considérable qu'il ne le dit.
Les meilleurs historiens sont ceux qui ont le génie de l'histoire et s'imposent par leur valeur, ainsi que ceux qui écrivent avec simplicité et bonne foi.—Parmi les historiens, j'aime ceux qui sont ou très simples ou excellents. Ceux qui sont simples, n'étant pas à même d'y rien ajouter du leur, recueillent avec soin et exactitude tout ce qui arrive à leur connaissance, enregistrent tout de bonne foi, sans choix, ni triage, sans rien faire qui influence notre jugement dans la découverte de la vérité. Tel entre autres le bon Froissart qui, dans son œuvre, est d'une si franche naïveté, que lorsqu'il a commis une erreur, il ne craint pas de la reconnaître et de rectifier le passage où elle lui a été signalée; tous les bruits qui courent, il les relève avec les variantes qu'ils peuvent présenter; toutes les versions qu'il recueille, il les consigne; ce sont des matériaux bruts et informes pour servir à écrire l'histoire, qu'il collige; et chacun, après lui, peut les utiliser suivant ses aptitudes.—Les historiens parfaits ont l'intelligence nécessaire pour discerner ce qui mérite de passer à la postérité; ils sont à même de distinguer entre deux relations celle qui est la plus vraisemblable; de la situation en laquelle se trouvent les princes et de la connaissance de leur caractère, ils en déduisent les mobiles qui leur dictent leurs déterminations et ils placent en leur bouche les paroles qui conviennent à la circonstance; ils sont fondés à nous imposer leur manière de voir, mais cela n'est le propre que d'un petit nombre.—Ceux qui occupent un rang intermédiaire, et c'est la généralité, gâtent tout. Ils veulent nous mâcher les morceaux; ils prétendent juger et faussent l'histoire suivant l'idée qu'ils s'en forment; car une fois que l'on a jugé dans un certain sens, on ne peut se défendre de forcer les faits et de les présenter de manière à les faire abonder d'après l'idée qu'on s'en est prématurément fait. Ils font choix de ce qu'ils estiment devoir être conservé, et nous cachent souvent telle parole, telle action particulière qui éclaireraient mieux la situation; ils éliminent comme incroyables les choses qu'ils ne comprennent pas, et d'autres encore, peut-être parce qu'ils ne savent pas bien les rendre en latin ou en français. Qu'ils nous développent hardiment et aussi éloquemment qu'ils le voudront leurs déductions, qu'ils jugent comme ils croient devoir le faire, mais qu'ils nous laissent, à nous aussi, la possibilité de juger après eux; que pour être plus précis et plus concis, ils n'altèrent et ne suppriment rien des matériaux qu'ils exposent, et qu'ils nous les présentent sans falsification et dans leur intégralité sous tous rapports.
Les bonnes histoires sont d'ordinaire celles faites par des hommes ayant pris part aux événements qu'ils racontent; difficulté de fixer les détails de certains faits.—Le plus souvent, surtout en ces siècles derniers, on attribue ces fonctions d'historiographe à des gens du commun, par cette seule raison qu'ils savent très bien parler, comme si c'était pour apprendre la grammaire que nous devions recourir à leurs travaux; quant à eux, n'ayant été choisis que par cette considération et n'ayant vendu que leur babil, c'est de cela surtout qu'ils se préoccupent et, qu'à grand renfort de belles phrases et de bruits ramassés dans les carrefours des villes, ils vont composant leurs chroniques. Les seules histoires ayant de la valeur, sont celles écrites par ceux-là mêmes qui commandaient aux affaires qu'ils racontent, qui participaient à leur direction ou au moins qui se sont trouvés en conduire d'autres de même sorte; c'est le cas de presque tous les historiens grecs et romains; car alors, si plusieurs témoins oculaires ont écrit sur le même sujet (et il arrivait fréquemment, en ces temps-là, que les hautes situations et le savoir se trouvaient réunis), et qu'il y ait erreur, elle ne peut être qu'excessivement légère et ne porter que sur un incident fort douteux. Que peut-on espérer d'un médecin qui parle guerre, ou d'un écolier qui traite des projets que les princes ont en tête?—Un seul exemple suffira pour montrer combien les Romains étaient scrupuleux à cet égard: Asinius Pollio signale dans les Commentaires mêmes de César, quelques erreurs qui seraient dues à ce qu'il ne pouvait voir par lui-même tout ce qui se passait dans son armée et à ce qu'il aurait cru des personnes lui rapportant parfois des faits qui n'avaient pas été suffisamment vérifiés, ou encore parce que ses lieutenants ne l'ont pas exactement renseigné sur les opérations qu'ils ont conduites en son absence. On peut juger par là combien cette recherche de la vérité est délicate puisqu'on ne peut se fier, pour connaître ce qui s'est passé dans un combat, à ce qu'en sait ce qui lui y commandait, ni aux soldats sur ce qui s'est passé près d'eux, qu'autant que, comme dans le cas d'une instruction judiciaire, on confronte les témoignages et on reçoit les objections avant d'admettre comme prouvés les moindres détails de chaque fait. La connaissance de ce qui se passe aujourd'hui offre bien moins de garantie encore, mais c'est là un point qui a été traité tout au long par Bodin dans le sens où je le conçois moi-même.
Jugements de Montaigne sur Guichardin, Philippe de Comines et les sieurs de Bellay.—Pour remédier un peu aux trahisons de ma mémoire qui me fait défaut à un degré tel qu'il m'est arrivé plus d'une fois de reprendre, comme récents et m'étant inconnus, des livres que quelques années auparavant j'avais lus avec attention et couverts de notes, j'ai pris, depuis quelque temps, l'habitude d'inscrire à la fin de chacun de ceux dont je ne compte pas user à nouveau, l'époque à laquelle j'en ai terminé la lecture et, en gros, l'impression que j'en ai éprouvée, de manière à me représenter au moins la physionomie et l'idée générale qu'en lisant, je me suis faites de l'auteur. Voici quelques-unes de ces annotations:
Il y a environ dix ans, sur mon Guichardin (en quelque langue que mes livres soient écrits, c'est dans la mienne que je les annote), j'inscrivais: «Historiographe soigneux, duquel on peut, je crois, aussi exactement que de n'importe quel autre, apprendre la vérité sur les affaires de son temps, dans la plupart desquelles, du reste, il a joué un rôle dans un rang honorable. Il ne semble pas que par haine, condescendance ou vanité, il ait rien déguisé; on peut s'en rendre compte par l'impartialité des jugements qu'il porte sur les grands, particulièrement sur ceux qui, comme le pape Clément VII, l'ont employé et lui ont donné de l'avancement dans les charges qu'il occupait. Il paraît se prévaloir surtout des digressions qu'il fait et des appréciations qu'il porte; il y en a de bonnes et il relate de beaux traits, mais il s'y complaît trop; et pour ne rien laisser de côté, bien que déjà le sujet par lui-même soit très plein et très ample, pour ainsi dire infini, il le délaie encore et son style dégénère en caquet scolastique. J'ai aussi remarqué chez lui que, bien qu'il apprécie nombre d'hommes et de choses, nombre d'événements et de résolutions, il n'en rapporte jamais aucun à la vertu, à la religion, à la conscience, dont il ne tient pas plus compte que si elles n'existaient plus en ce monde; toutes les actions, si belles en apparence qu'elles puissent être, il les attribue toujours à quelque cause vicieuse ou au profit que l'auteur doit en retirer. Il est cependant impossible d'admettre que dans cette infinité de faits qu'il relate, il n'en soit pas un qui ait une cause raisonnable; la corruption n'a pas pu être si générale que tout le monde en ait été atteint et que nul n'y ait échappé. Cela me porte à croire que le sens critique a pu lui faire un peu défaut et que peut-être il a jugé les autres d'après ce qu'il était lui-même.»
Sur mon Philippe de Comines, j'ai écrit: «C'est là un langage doux et agréable, d'une entière simplicité; la narration y est exempte de circonlocutions, la bonne foi de l'auteur y est manifeste; il parle de lui-même sans vanité, des autres sans partialité ni envie; ses récits et ses commentaires marquent plus de zèle empressé et d'amour de la vérité que de réelle supériorité; en tout et partout, se révèlent une autorité et un sérieux qui témoignent un homme de bonne famille, familiarisé avec les affaires d'importance.»
Sur les mémoires des sieurs de Bellay: «Il y a toujours plaisir à lire les choses écrites par ceux qui ont été mêlés à leur conduite; mais on ne peut nier que chez ces deux seigneurs on ne constate une infériorité évidente et très accentuée dans la sincérité et la liberté de langage qui, au contraire, caractérisent les écrivains similaires des temps passés, tels que le sire de Joinville familier de Saint Louis, Éginard chancelier de Charlemagne, et plus récemment Philippe de Comines. Leur ouvrage est plutôt un plaidoyer en faveur du roi François Ier contre l'empereur Charles-Quint, qu'une histoire. Je ne veux pas croire que les auteurs aient, quant au fond, rien changé aux faits qu'ils rapportent, mais ils se sont appliqués à les présenter, souvent à tort, sous un jour qui nous est favorable, omettant tout ce qui, dans la vie de leur maître, est de nature particulièrement délicate: c'est évidemment là un travail de commande; ainsi les disgrâces de Messieurs de Montmorency et de Brion n'y sont pas mentionnées, et même on n'y trouve seulement pas le nom de Madame d'Étampes; on peut admettre que l'on passe sous silence les choses secrètes, mais taire ce que tout le monde connaît, en passer de semblable importance qui ont eu une telle influence sur les affaires publiques, est inexcusable. En somme, si l'on m'en croit, on s'adressera ailleurs pour avoir une complète connaissance du roi François Ier et de ce qui s'est passé en son temps. Ce qu'on y peut lire avec profit, c'est le récit particulier des batailles et actions de guerre auxquelles ces deux gentilshommes ont assisté, quelques paroles et actes de la vie privée de certains princes de leur temps, les démarches faites et les négociations conduites par le seigneur de Langeais où sont consignées beaucoup de choses qui méritent d'être sues, accompagnées de réflexions assez remarquables.»
CHAPITRE XI. (ORIGINAL LIV. II, CH. XI.)
De la cruauté.
La bonté a l'apparence de la vertu; caractères qui les différencient.—Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que le penchant à la bonté qui est naturellement en nous. Les âmes bien équilibrées dont l'éducation a été bonne, se comportent comme les âmes vertueuses, les actions des unes et des autres se ressemblent; mais la vertu se distingue par je ne sais trop quoi de plus grand, de plus actif que de se laisser, sous l'influence d'un heureux naturel, doucement et paisiblement mener par la raison. Celui qui, par douceur et indifférence inhérentes à son tempérament, méprise les offenses, fait une chose très belle et digne d'éloges; mais celui qui, piqué au vif et profondément irrité par une offense, chez lequel la raison combat un furieux désir de vengeance, qu'après une longue lutte il parvient à surmonter, fait, sans aucun doute, beaucoup mieux encore. Celui-là agit bien, celui-ci vertueusement; l'acte du premier est de la bonté, celui du second de la vertu. Il semble que la vertu présuppose de la difficulté et de l'opposition, et qu'elle ne peut exister que s'il y a lutte. C'est peut-être pour cela que nous qualifions Dieu de bon, de fort, de libéral, de juste, mais non de «vertueux», parce que tout ce qu'il fait lui est naturel et qu'il n'a besoin d'aucun effort pour le faire.
Des philosophes, non seulement des Stoïciens mais même des Épicuriens, ont jugé qu'il ne suffit pas que l'âme soit animée de bons sentiments, voie juste et soit pleinement disposée à la pratique de la vertu, que par nos résolutions et nos discours nous nous élevions au-dessus des vicissitudes de la fortune, ils veulent encore que nous recherchions les occasions d'en faire la preuve, et ils vont au-devant de la douleur, de la misère, du mépris, afin de les combattre et de tenir leur âme en haleine: «La vertu s'affermit par la lutte (Sénèque).»—J'ai dit des Stoïciens, et même aussi des Épicuriens, suivant à cet égard l'opinion commune qui place les premiers au-dessus des seconds, et cela bien à tort, quoi qu'en dise Arcésilas dans cette boutade spirituelle par laquelle il répondait à quelqu'un qui lui faisait la remarque que beaucoup de gens passaient de son école à celle d'Épicure, * mais que l'inverse ne se produisait jamais: «Je crois bien; avec des coqs on fait assez de chapons, avec des chapons on n'a jamais fait de coqs.» La vérité est que la secte d'Épicure ne le cède en rien, comme fermeté et rigidité de principes et de préceptes, à celle de Zénon. Quelqu'un de cette dernière école, de meilleure foi que ceux qui dénigrent Épicure et qui, pour le combattre et se donner beau jeu, lui font dire ce qu'il n'a jamais pensé, interprètent ses paroles de travers, s'armant des règles de la grammaire pour y trouver un sens tout autre que celui suivant lequel il professait et des idées qu'ils savent contraires à ce qu'il pensait et mettait en pratique, disait que, entre autres considérations qui avaient fait qu'il n'avait pas voulu être épicurien, la voie qu'ils suivent, placée à trop grande hauteur, lui paraissait inaccessible, «car ceux qu'on appelle «les amoureux de la volupté», le sont en effet «de l'honnêteté et de la justice», et respectent et pratiquent toutes les vertus (Cicéron)».
C'est par les combats qu'elle livre que la vertu se perfectionne.—C'est parce que la vertu s'affermit par la lutte, qu'Épaminondas, qui était cependant d'une autre secte que les deux que je viens de citer, refuse les richesses que, très légitimement, la fortune lui met en mains, pour avoir sujet, dit-il, de lutter contre la pauvreté qui, chez lui, était grande et dont il ne sortit jamais.—Socrate était, ce me semble, soumis à plus rude épreuve encore, ayant affaire à une femme méchante qui, toujours appliquée à le tourmenter, était en quelque sorte pour lui comme un piège constamment tendu.—A Rome, Métellus, n'écoutant que la voix de la vertu, seul de tous les sénateurs résistait aux violences du tribun du peuple Saturninus qui voulait à toute force faire passer en faveur des plébéiens une loi injuste. Ayant, de ce fait, encouru la peine capitale portée par ce tribun contre quiconque y ferait opposition, il tenait à ceux qui le conduisaient au lieu du supplice, des propos de cette nature: «Il est bien facile de mal faire et cela demande peu de courage; faire le bien sans courir de risques, est chose vulgaire; faire bien, alors qu'il y a danger à le faire, est le propre de l'homme vertueux.» Ces paroles nous peignent très clairement ce que je voulais établir: que la vertu n'admet pas la facilité pour compagne; et que cette voie aisée, commode, à pente douce sur laquelle nous sommes naturellement entraînés, n'est pas celle que suit la véritable vertu, son chemin à elle est ardu et épineux. Il lui faut la lutte, soit contre les difficultés qui naissent en dehors de nous comme dans le cas de Métellus vis-à-vis duquel la fortune s'est plu à interrompre les peines de la vie, soit contre les difficultés intimes produites en nous par nos appétits désordonnés et les imperfections de notre nature.
Dans les âmes touchant à la perfection, la vertu est facile à pratiquer parce qu'elle y est à l'état d'habitude.—Jusqu'ici ma thèse marche bien; mais voilà que je m'aperçois qu'à ce compte, l'âme de Socrate, qui est pourtant la plus parfaite qui soit à ma connaissance, ne serait pas très recommandable; car je ne puis concevoir qu'il ait jamais été en proie à des désirs condamnables; étant donnée sa vertu, je n'imagine pas qu'il ait éprouvé de difficulté à la pratiquer et que, pour cela, il ait dû entrer en lutte avec lui-même. Sa raison était si grande et il avait un tel empire sur lui, qu'elle n'a jamais dû seulement laisser naître en lui le moindre appétit répréhensible; sa vertu était si haute, que je ne puis supposer que rien de blâmable ait existé chez lui et je me la représente marchant constamment d'un pas victorieux et triomphant, solennel, sans embarras, sans que quoi que ce soit l'arrête ou la trouble.—Si, pour exister, la vertu a besoin de luttes contre les passions contraires, en conclurons-nous qu'elle ne peut se passer du concours du vice et qu'il lui est indispensable pour qu'elle obtienne le crédit et l'honneur en lesquels on la tient? Que vaudrait alors cette brave et généreuse volupté que prône Épicure, qui a pour la vertu des sentiments maternels, qu'elle élève pour ainsi dire sur ses genoux, folâtrant avec elle, lui donnant pour jouets la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort, les cachots?—Si j'admets que la vertu parfaite se reconnaît dans la manière dont elle combat la douleur, dans la patience avec laquelle, sans en être émue, elle supporte les violences de la goutte; si l'âpreté et la difficulté sont les conditions essentielles de son existence, qu'est-ce donc alors que cette vertu montée à un diapason tel, que non seulement elle méprise la souffrance, mais s'en réjouit et se délecte sous l'étreinte d'une violente colique; cette vertu qui est celle dont les Épicuriens ont posé le principe auquel nombre d'entre eux ont d'une façon incontestable conformé leurs actes, et que bien d'autres qu'eux ont même outrepassé, comme par exemple Caton le jeune?
Combien est belle la mort de Caton d'Utique!—Quand je vois Caton se déchirer les entrailles lorsqu'il se donne la mort, je ne puis croire que c'est simplement parce que son âme était absolument exempte de trouble et d'effroi, ni penser qu'il agissait ainsi uniquement pour obéir aux règles posées par les Stoïciens, qui voulaient que l'acte qu'il accomplissait le fût de propos délibéré, sans émotion, sans que son impassibilité se démentit. Il devait, j'estime, y avoir dans sa vertu trop d'énergie, elle était de trop bonne trempe pour s'en tenir là; et je crois plutôt qu'il trouvait plaisir et volupté dans l'accomplissement de cette si noble action, et qu'il s'y complut plus que dans toute autre de son existence: «Il sortit de la vie, heureux d'avoir trouvé un prétexte de se donner la mort (Cicéron).» Je le crois si bien, que je doute qu'il eût voulu que cette occasion d'un si bel exploit ne se présentât pas; j'en demeurerais convaincu, n'était sa hauteur de sentiments qui lui disait placer le bien public au-dessus du sien propre; et je suis persuadé qu'il sut gré à la fortune, puisqu'elle favorisait un brigand foulant aux pieds les antiques libertés de sa patrie, de lui avoir réservé à lui-même une si belle épreuve. Il me semble voir, dans sa conduite en cette circonstance, je ne sais quelle satisfaction intime de son âme qui devait éprouver un plaisir extraordinaire, une mâle volupté, lorsqu'elle considérait la noblesse et l'élévation de ce qu'il allait faire, «d'autant plus fière, qu'il avait résolu de mourir (Horace)», soutenu non par le désir d'acquérir de la gloire, comme l'ont prétendu quelques-uns, le jugeant comme peuvent le faire les masses toujours portées à voir les choses par leur petit côté: c'eût été là un motif indigne de ce cœur si généreux, si haut placé, si scrupuleux, mais par la beauté de l'acte lui-même dont il appréciait la sublimité mieux que nous ne pouvons le faire, parce que plus que personne il en connaissait les mobiles. Les philosophes, à ma grande satisfaction, ont estimé que cette action si belle, n'eût été chez personne mieux en place que dans la vie de Caton, qu'à lui seul il appartenait de finir ainsi; et néanmoins, il eut également raison d'ordonner à son fils et aux sénateurs qui l'accompagnaient de prendre une résolution autre: «Caton, qui avait reçu de la nature une sévérité incroyable, qui, par une perpétuelle constance et l'immuabilité de ses principes, avait encore affermi son caractère, devait mourir plutôt que de soutenir la vue d'un tyran (Cicéron).»—Toute mort doit être conforme à la vie à laquelle elle met un terme; au moment de mourir, nous ne devenons pas autres que nous n'étions. Je juge toujours de la mort par la vie et, si on vient à m'en citer quelqu'une témoignant de l'énergie, consécutive à une vie faible, je tiens que ce n'est là qu'un effet d'apparence et qu'elle n'en a pas moins une cause entachée de faiblesse, assortie à cette vie.
La gaîté qui accompagne la mort de Socrate met celle-ci au-dessus de celle de Caton.—De ce que la mort de Caton s'est accomplie dans d'heureuses conditions, de ce qu'elle lui a été rendue facile par la force d'âme qu'il avait acquise, cela diminue-t-il le mérite transcendant de sa vertu? Qui, parmi ceux tant soit peu imbus des vrais principes de la philosophie, se borne à se représenter Socrate uniquement exempt de crainte et de passions, lorsqu'il fut jeté en prison, chargé de fers, puis condamné? Qui ne reconnaît en lui, outre la fermeté et la constance qui étaient le propre de sa vie ordinaire, une sorte de satisfaction nouvelle, de joie manifeste dans ses entretiens et sa manière d'être, lorsqu'il approche de sa fin? Le tressaillement de plaisir qu'il éprouve à se frotter la jambe quand ses fers viennent de lui être ôtés, n'est-ce pas un reflet du contentement, du bonheur que son âme ressent d'être dégagée des incommodités du passé et de l'approche du moment où l'avenir va se révéler à elle! Caton me pardonnera, je l'espère: sa mort est plus tragique et frappe davantage que celle de Socrate, mais celle-ci est, je ne sais pourquoi, encore plus belle. Aristippe, répondant à ceux qui le plaignaient, disait: «Puissent les dieux m'en accorder une pareille!» Chez ces deux personnages, Caton et Socrate, et chez ceux qui marchent sur leurs traces (car pour de semblables je doute qu'il en ait jamais existé), la pratique constante de la vertu l'a rendue partie intégrante d'eux-mêmes, l'âme n'a plus besoin de faire effort pour obéir à la raison; il est dans son essence même qu'il en soit ainsi, c'est un état naturel qui lui est ordinaire, et elle en est arrivée là par une longue pratique des préceptes de la philosophie appliqués par une belle et riche nature. Les mauvaises passions qui s'emparent de nous, n'ont point accès en eux, où la force et la rigidité des principes étouffent et éteignent les désirs malsains dès qu'ils commencent à germer.
Différents degrés de vertu.—Or, il faut reconnaître qu'il est plus beau, grâce à une haute et divine résolution, d'empêcher les tentations de naître et de se former à la vertu en étouffant le vice dans son germe que de s'opposer aux progrès du mal, de s'armer et de faire effort pour l'arrêter dans sa course et en triompher quand une fois on s'est laissé aller aux premières émotions des passions. Cette seconde façon de se conduire est elle-même, sans doute possible, plus méritoire que d'être simplement d'un tempérament facile et débonnaire, éloigné par nature de la débauche et du vice. Dans cette troisième et dernière hypothèse, l'homme, ce me semble, peut demeurer innocent mais il n'est pas vertueux, il est exempt de faire le mal mais sans énergie suffisante pour faire le bien, et cela lui constitue un état voisin de l'imperfection et de la faiblesse dont les limites sont si difficiles à distinguer, que ces mots mêmes de «Bonté» et «Innocence» n'éveillent plus en nous en quelque sorte qu'une idée de mépris.
Certaines vertus nous sont attribuées qui ne proviennent que de la faiblesse de nos facultés.—Je constate que plusieurs vertus, telles que la chasteté, la sobriété, la tempérance, peuvent être produites en nous par un affaiblissement de nos facultés corporelles; la fermeté dans les dangers (si cela peut s'appeler de la fermeté), le mépris de la mort, la résignation dans le malheur, peuvent provenir et proviennent souvent de ce que l'homme ne juge pas bien de ces accidents et ne les conçoit pas tels qu'ils sont; c'est ainsi que faute de comprendre et par bêtise, on semble parfois être vertueux, et que j'ai vu louer des gens de choses pour lesquelles ils étaient à blâmer.—Un seigneur italien a tenu un jour devant moi le propos suivant, peu à l'avantage de sa nation: «La subtilité d'esprit des Italiens, disait-il, et la vivacité de leurs conceptions sont si grandes, ils prévoient de si loin les dangers et accidents qui peuvent leur advenir, qu'il n'est pas étrange qu'on les voie si souvent, à la guerre, pourvoir à leur sûreté avant même d'avoir reconnu le péril. Les Espagnols et nous qui ne sommes pas si fins, allons plus avant; il nous faut voir de nos propres yeux, toucher le danger avec la main, pour que nous nous en effrayions; mais, à partir de ce moment, nous n'avons pas meilleure tenue. Pour ce qui est des Allemands et des Suisses, plus grossiers et plus lourds, ils ont à peine l'esprit de se raviser, quand les coups commencent à pleuvoir sur eux.» C'était peut-être là une plaisanterie; il n'en est pas moins vrai qu'à la guerre, les débutants se risquent souvent avec une imprudence bien autrement grande qu'ils ne le font après avoir été échaudés: «On sait ce que peuvent sur un guerrier la soif de la gloire et l'espoir caressé d'un premier triomphe (Virgile).» Et c'est pourquoi, lorsqu'on juge une action particulière, il faut considérer les circonstances au milieu desquelles elle s'est produite, et dans son entier l'homme qui en est l'auteur, avant de se prononcer sur la qualification à lui donner.
Montaigne déclare qu'il a dû à son tempérament, plus qu'aux efforts faits pour résister, de n'avoir pas cédé à ses passions, et qu'il était plus réglé dans ses mœurs que dans ses pensées.—Un mot sur moi-même à ce propos. J'ai vu quelquefois mes amis appeler «prudence» ce qui, chez moi, n'était qu'une chance heureuse, et considérer comme un résultat de mon courage et de ma patience ce qui était un effet de mon jugement et de l'opinion que je m'étais faite de la situation, m'attribuant ainsi un titre pour un autre, tantôt à mon avantage, tantôt à mon détriment. Du reste, il s'en faut de tant que j'en sois arrivé à cet état qui tient le premier rang et réalise la perfection, où la vertu est passée en habitude, que je n'ai même donné que peu de preuves d'avoir atteint le degré précédent, n'ayant jamais fait grand effort pour contenir les désirs qui ont pu m'assaillir. Ma vertu n'est que de l'innocence ou, pour mieux dire, une vertu tout accidentelle et fortuite. Si j'étais venu au monde avec un tempérament plus ardent, j'aurais été en fort mauvaise posture, je le crains, car je n'ai guère trouvé en moi une fermeté d'âme capable de refréner mes passions, pour peu qu'elles aient été tant soit peu violentes; les querelles et débats à soutenir en moi-même ne sont pas mon fait.
Je n'ai donc pas grand mérite à ne pas avoir certains vices. «Si ma nature est bonne et si je n'ai que quelques légers défauts, comme un beau visage peut avoir des taches légères (Horace)», je le dois moins à la raison qu'à la fortune. Celle-ci m'a fait naître d'une race réputée pour son honorabilité et d'un excellent père; je ne sais s'il m'a passé en partie son caractère, si les exemples de ma famille, la bonne éducation que j'ai reçue dans mon enfance, y ont insensiblement aidé, ou bien si je suis né dans ces dispositions; «Que je sois venu au monde sous le signe de la Balance, sous celui du Scorpion dont le regard est si funeste au moment de la naissance, ou sous celui du Capricorne qui règne en tyran sur les mers d'Occident (Horace)», ce qu'il y a de certain, c'est que de moi-même j'ai la plupart des vices en horreur. Le mot d'Antisthènes à quelqu'un qui lui demandait quel est le meilleur apprentissage de la vie: «Désapprendre le mal», ne semble pas applicable à mon cas. La répulsion que j'en ressens part d'un sentiment qui m'est si naturel et si personnel que cet instinct, cette impression qui remontent à mes premiers ans, sont demeurés sans qu'aucune circonstance ait pu les modifier, bien que, mes principes se départant sur quelques points de leur rigorisme, je me laisse aller, comme tout le monde, à des actes que ma nature intime réprouve. Cela peut paraître une énormité, il n'en est pas moins vrai que j'ai sur certaines choses plus de retenue et de règle dans mes mœurs que dans ma manière de voir, et que mes désirs ont moins que ma raison de propension à la débauche.—Aristippe, qui émet en faveur de la volupté et des richesses, des idées tellement hardies qu'elles ont mis en émoi et soulevé contre lui tous les philosophes, était tout autre dans sa vie privée: Denys le tyran lui ayant présenté trois belles filles pour qu'il fît son choix, il lui répond qu'il les choisit toutes les trois, Pâris s'étant trop mal trouvé d'en avoir préféré une aux deux autres; mais, arrivé chez lui, il les renvoie sans y toucher. Son valet, l'accompagnant dans un voyage, trouvait avoir trop grosse charge de l'argent qu'il portait; il lui dit d'en retirer ce qui pouvait l'embarrasser et de le laisser sur le bord du chemin.—Épicure, dont les dogmes sont irréligieux et nous incitent plutôt à bien jouir de la vie, vécut très attaché aux pratiques religieuses et adonné au travail. Nous le voyons écrire à un de ses amis qu'il ne vit que de pain bis et d'eau et qu'il le prie de lui envoyer un morceau de fromage, pour lui procurer la possibilité de faire à un moment donné un repas somptueux.—Serait-il donc vrai que, pour être tout à fait bon, il faille que nous y soyons porté par une disposition naturelle qui s'empare complètement de nous, dont nous n'avons pas conscience et à laquelle ni les lois, ni le raisonnement, ni l'exemple ne peuvent rien!
Mes propres débordements n'ont pas été, Dieu merci, des plus répréhensibles; je les ai condamnés, comme ils le méritaient, car mon jugement ne s'en est pas trouvé faussé; * il les a même blâmés chez moi plus que chez tout autre, mais c'est tout. Je conviens que j'y oppose bien peu de résistance et que je me laisse aisément entraîner par eux, sauf à en prévenir les abus et empêcher qu'ils ne dégénèrent en excès de toute nature parce que, volontiers, si on n'y prend garde, les différents vices naissent les uns des autres et finissent par agir simultanément. Je me suis efforcé de restreindre les miens, de les isoler, de les simplifier de mon mieux, «sauf cela, je ne suis pas vicieux (Juvénal)».
Il estime que pour être adonné à un vice on n'est pas nécessairement sujet à tous autres.—Les Stoïciens disent que «lorsque le sage agit, toutes les vertus qui sont en lui, participent à l'action, bien qu'il y en ait une qui, suivant la nature de l'acte, semble avoir un effet prédominant». Nous retrouvons quelque chose de semblable dans le corps humain, qui ne peut, par exemple, s'abandonner à la colère, sans que toutes ses humeurs ne soient en mouvement, cette passion elle-même ne cessant de prédominer. De là, ils concluent que du moment où nous cédons à un vice, tous les autres se donnent simultanément carrière en nous. Je ne crois pas que les choses se passent aussi simplement ou je ne saisis pas bien ce qu'ils veulent dire, car, chez moi, je ressens l'effet contraire; ce sont là subtilités des plus délicates qui échappent au raisonnement et sur lesquelles s'exerce parfois la philosophie; j'ai des vices, mais il en est d'autres que je fuis avec autant d'attention qu'un saint peut en apporter. Les Péripatéticiens non plus n'admettent pas cette connexité, cette relation inévitable, et Aristote est d'avis qu'un homme peut être prudent et juste tout en étant intempérant et incontinent. Socrate avouait à ceux qui trouvaient que sa physionomie marquait un penchant au vice, qu'il y était, en effet, naturellement porté, mais qu'il s'en était corrigé parce qu'il s'en était fait un devoir. Les familiers du philosophe Stilpon disaient de lui que, né avec un goût prononcé pour le vin et les femmes, il était arrivé, en s'y appliquant, à s'abstenir complètement de l'un et de l'autre.
Au contraire, ce que j'ai de bien, je l'ai, parce que le sort me l'a attribué à ma naissance; ce n'est un effet ni des obligations, ni des principes qui m'ont été inculqués, non plus que de l'apprentissage que j'ai pu en faire; l'innocence qui est en moi, est essentiellement primitive, elle a peu de ressort et est sans malice.—Parmi les vices, il en est un, la cruauté, que j'exècre particulièrement; par nature aussi bien que par raison, je le considère comme le pire de tous; j'en suis arrivé à cette faiblesse que je ne vois pas égorger un poulet sans que cela me soit désagréable et il m'est pénible d'entendre gémir un lièvre sous les dents de mes chiens, quoique je sois très passionné pour la chasse.—Ceux qui s'élèvent contre la volupté, arguent volontiers, pour montrer qu'elle est vicieuse et déraisonnable, de ce que «lorsqu'elle est portée à son paroxysme, elle nous maîtrise au point que la raison n'y peut avoir accès», et, à l'appui, ils invoquent ce que nous ressentons lorsque nous nous unissons à la femme, «quand, à l'approche du plaisir, Vénus va féconder son domaine (Lucrèce)», alors qu'il leur semble que la satisfaction de nos sens nous met tellement hors de nous que notre raison, anéantie et accaparée par la volupté, est hors d'état de jouer son rôle.
Il est possible à l'homme de demeurer maître de ses pensées et de sa volonté, dans les transports amoureux plus encore qu'à la chasse.—Je tiens qu'il peut en être autrement et qu'il est possible parfois, quand on le veut, de faire qu'en ce même instant, l'âme se reporte vers d'autres pensées; mais pour cela, il faut faire effort et que ce soit de propos délibéré. Je sais qu'on peut contenir l'effet de ce plaisir et j'en parle avec connaissance de cause; je n'ai pas trouvé que Vénus soit une si impérieuse déesse que le prétendent d'autres plus sévères que moi. Je ne considère pas comme un miracle, ainsi que le fait la reine de Navarre dans l'un des contes de son Heptaméron (livre très agréable en son genre), ni comme une difficulté excessive de passer des nuits entières, alors qu'on a toute liberté et facilité, avec une maîtresse que l'on a longuement désirée, et d'observer l'engagement que l'on aurait pris de se contenter de ses baisers et de simples attouchements. Je crois que la chasse nous donne un exemple plus probant de cette impuissance momentanée de la raison: le plaisir y est moins grand, le ravissement et la surprise le sont davantage, et cependant notre raison étonnée y perd la faculté de se ressaisir inopinément, quand, après une longue quête, la bête débouche tout à coup là où nous l'attendions le moins; la secousse, les cris poussés de toutes parts, nous entraînent au point qu'il serait difficile à ceux qui aiment cet exercice, de reporter à ce moment leur pensée ailleurs; aussi les poètes représentent-ils Diane victorieuse des embrasements et des flèches de Cupidon: «Comment ne pas oublier, au milieu de telles distractions, les soucis de l'amour (Horace)?»
Sensibilité de Montaigne; son horreur pour tout ce qui est cruauté.—Revenons à notre sujet. Je m'attendris très facilement sur les misères d'autrui; et, lorsqu'une circonstance quelconque me fait trouver avec d'autres personnes en larmes, je pleurerais facilement de compagnie, si une raison quelconque pouvait me tirer les larmes des yeux. Il n'est rien qui m'émeuve comme de voir pleurer, que ce soit en réalité, que l'on fasse semblant, ou même que ce soit simplement en peinture. Je ne plains guère les morts, je les envierais plutôt, mais je plains très fort les mourants. Les sauvages qui font rôtir et mangent les corps des trépassés, me produisent une impression moins pénible que ceux qui les tourmentent et les torturent quand ils sont encore vivants; je ne puis même voir avec calme les exécutions capitales ordonnées par la justice, si rationnelles qu'elles soient.—Quelqu'un voulant donner une preuve de la clémence de Jules César, disait: «Il était doux dans ses vengeances: Ayant contraint de se rendre à lui des pirates qui, quelque temps avant, l'avaient fait prisonnier, mis à rançon et qu'il avait menacés de faire mettre en croix, il leur tint parole, mais ne les y fit attacher qu'après les avoir fait étrangler auparavant. Philomon, son secrétaire, ayant tenté de l'empoisonner, il le fit simplement mettre à mort, sans le torturer autrement». Sans nommer l'auteur latin qui ose produire comme un témoignage de clémence, de se borner à mettre à mort qui vous a offensé, il est facile de deviner que cet auteur écrivait sous l'impression des si vilains et horribles faits de cruauté, dont usèrent les tyrans qui régnèrent à Rome.
Même à l'égard des criminels, la peine de mort devrait être appliquée sans aggravation de tourments inutiles.—Pour moi, je tiens pour de la cruauté tout ce qui, même du fait de la justice, va au delà de la mort simplement appliquée, surtout de notre part à nous, qui devrions avoir la préoccupation d'envoyer les âmes en bon état dans l'autre monde, ce qui ne se peut, quand elles quittent celui-ci agitées et désespérées par les tourments intolérables qu'elles ont eus à subir.—Ces jours derniers, un soldat qui était prisonnier, apercevant de la tour où il était détenu que la foule se réunissait sur la place et que des charpentiers y montaient un échafaud, crut que c'était pour lui. Il en conçut la résolution de se tuer, et, pour ce faire, ne trouva qu'un vieux clou de charrette, tout rouillé, que le hasard lui mit entre les mains. Il s'en porta d'abord deux coups dans la gorge; puis, voyant qu'il n'obtenait pas le résultat qu'il cherchait, il s'en donna peu après un troisième coup dans le ventre, laissant le clou dans la plaie. Le premier gardien qui entra dans sa prison, le trouva en cet état, encore vivant mais gisant à terre et presque sans force du fait de ses blessures. De peur qu'il ne vint à trépasser, sans perdre de temps, on lui lut en hâte sa sentence; quand il l'eut entendue et qu'il vit qu'il n'était condamné qu'à avoir la tête tranchée, il parut reprendre courage, accepta du vin qu'il avait d'abord refusé et remercia ses juges de la douceur inespérée de sa condamnation, déclarant qu'il avait pris le parti de se donner la mort, par crainte d'avoir à en subir une plus dure et plus douloureuse, croyant, d'après les préparatifs qu'il avait vu faire sur la place, qu'on voulait lui faire subir quelque horrible supplice. De ce que son genre de mort était changé, il semblait que ce fût pour lui comme s'il était gracié.
Ces barbaries devraient uniquement s'exercer sur les corps inanimés des suppliciés; ils produiraient tout autant d'effet sur le public.—Je serais d'avis que ces exemples de rigueur, que l'on fait pour retenir le peuple dans le devoir, s'exerçassent seulement sur les cadavres des criminels; les voir privés de sépulture, brûlés, écartelés, cela impressionnerait le vulgaire autant que peuvent le faire les peines que l'on fait souffrir aux vivants, bien que de fait ce soit peu ou même rien, comme il est dit dans les saintes Écritures: «Ils tuent le corps; mais après, que peuvent-ils faire de plus (S. Luc)?» Les poètes font très bien ressortir ce que l'horreur de ces sévices exercés après la mort, vient y ajouter: «Ho! ne leur laissez pas, sur ces champs désolés, traîner d'un roi sanglant les restes à demi brûlés (Ennius, cité par Cicéron).»—Je me trouvais un jour, par hasard, sur les lieux, quand, à Rome, fut supplicié Catena, un voleur fameux. On l'étrangla sans que l'assistance manifestât la moindre émotion; mais, quand on en vint à le mettre en quartiers, chaque coup que donnait le bourreau provoquait dans la foule des gémissements plaintifs et des exclamations, comme si chacun prêtait à ce cadavre les sensations qu'il éprouvait lui-même. Il faut exercer ces barbaries excessives, non sur qui vit encore, mais sur sa dépouille.—C'est en s'inspirant d'une pensée à peu près semblable, qu'Artaxerxès tempérait la rigueur des anciennes lois des Perses, en édictant que les seigneurs qui avaient manqué aux devoirs de leur charge, au lieu d'être fouettés, comme cela se faisait, seraient dépouillés de leurs vêtements que l'on fouetterait à leur place, et qu'au lieu de leur arracher les cheveux, on leur ôterait simplement leurs tiares.—Les Égyptiens, si remplis de dévotion, estimaient bien satisfaire à la justice divine, en lui sacrifiant des pourceaux, soit vivants, soit en effigie; idée hardie que de croire pouvoir s'acquitter ainsi par des moyens fictifs, tels que la peinture et l'ombre, vis-à-vis de Dieu qui est lui-même d'essence si essentiellement positive.
Je vis à une époque où, par suite des excès de nos guerres civiles, abondent des exemples incroyables de cruauté; je ne vois rien dans l'histoire ancienne, de pire que les faits de cette nature qui se produisent chaque jour et auxquels je ne m'habitue pas. A peine pouvais-je concevoir, avant de l'avoir vu, qu'il existât des gens assez farouches pour commettre un meurtre pour le seul plaisir de tuer; qui hachent, dépècent leur prochain, s'ingénient à inventer des tourments inusités et de nouveaux genres de mort, sans être mûs ni par la haine, ni par la cupidité, dans le seul but de se repaître du plaisant spectacle des gestes, des contorsions à faire pitié, des gémissements et des cris lamentables d'un homme agonisant dans les tortures; c'est là le dernier degré auquel la cruauté puisse atteindre: «Qu'un homme tue un homme, sans y être poussé par la colère ou la crainte, et seulement pour le voir mourir (Sénèque).»
Humanité de Montaigne vis-à-vis des bêtes.—Quant à moi, je n'ai seulement jamais pu voir sans peine poursuivre et tuer une innocente bête, qui est sans défense et de laquelle nous n'avons rien à redouter, ainsi que c'est d'ordinaire le cas du cerf qui, lorsqu'il se sent hors d'haleine, à bout de forces, qu'il n'a plus d'autre moyen d'échapper, se rend à nous qui le poursuivons et, les larmes aux yeux, implore merci, «plaintif, ensanglanté, il demande grâce (Virgile)»; ce spectacle m'a toujours été très pénible. Je ne prends guère de bêtes en vie, auxquelles je ne rende la liberté; pour en faire autant, Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs.—«C'est, je crois, du sang des animaux que le fer a été teint pour la première fois (Ovide)»; un naturel sanguinaire à l'égard des bêtes, témoigne une propension naturelle à la cruauté. Quand on se fut, à Rome, habitué au spectacle du meurtre des animaux, on en vint à celui des hommes et aux combats de gladiateurs. La nature, je le crains, nous a inculqué des tendances à l'inhumanité: nul ne prend plaisir à voir des bêtes jouant entre elles et se caressant; tout le monde en a, à les voir aux prises, se déchirant et se mettant en pièces réciproquement. Pour qu'on ne raille pas cette empathie que j'éprouve pour elles, je ferai observer que la théologie elle-même les recommande à notre bienveillance; par cela même qu'un même maître nous a placés, elles et nous, dans son palais pour son service, que, comme nous, elles sont de sa famille, c'est à bon droit qu'elle nous enjoint d'avoir pour elles quelque respect et de l'affection.
Le dogme de l'immortalité de l'âme a conduit au système de la métempsycose.—Pythagore a emprunté le dogme de la métempsycose aux Égyptiens; depuis, ce dogme a été admis par plusieurs nations, notamment par nos Druides: «Les âmes ne meurent pas; après avoir quitté leurs premières demeures, elles passent dans d'autres qu'elles habitent, et il en est éternellement ainsi (Ovide).» La religion des anciens Gaulois, admettant que l'âme est immortelle, en concluait qu'elle ne cesse d'être en mouvement et passe d'un corps dans un autre, associant en outre cette idée, acceptée par leur imagination, à l'action de la justice divine. Suivant la conduite qu'une âme a tenue, pendant qu'elle était chez tel d'entre nous, Dieu, disaient-ils, lui assigne un autre corps à habiter, la plaçant dans une condition plus ou moins pénible, d'après ce qu'elle a été: «Il emprisonne les âmes dans des corps d'animaux: celle de qui a été cruel va animer un ours, celle d'un voleur un loup, celle du fourbe un renard;... et, après avoir ainsi subi mille métamorphoses, purifiées enfin dans le fleuve de l'Oubli, elles sont rendues à leur forme humaine primitive (Claudien).» Si elle avait été vaillante, ils l'incarnaient dans le corps d'un lion; voluptueuse, dans celui d'un pourceau; lâche, dans un cerf ou un lièvre; malicieuse, dans un renard; et ainsi de suite, jusqu'à ce que, purifiée par cette pénitence, elle rentrât à nouveau dans le corps d'un autre homme: «Moi-même, il m'en souvient, au temps de la guerre de Troie, j'étais Euphorbe fils de Panthée,» fait dire Ovide à Pythagore.
Chez certains peuples, certains animaux étaient divinisés.—Je n'admets guère cette parenté entre nous et les bêtes; je ne partage pas davantage la manière de voir de certains peuples, des plus anciens et des plus avancés en civilisation notamment, où les bêtes étaient non seulement admises dans la société et la compagnie des hommes, mais y occupaient même un rang bien au-dessus du leur. Les uns les tenaient comme les familiers privilégiés des dieux et avaient pour elles un respect et une considération plus que pour n'importe quel être humain; d'autres, allant plus loin, les reconnaissaient pour dieux et n'avaient d'autres divinités qu'elles: «Les barbares ont divinisé les bêtes, à cause du profit qu'ils en retirent (Cicéron)»;—«Les uns adorent le crocodile, d'autres regardent avec une sainte terreur l'ibis engraissé de serpents; ici, brille sur l'autel la statue d'or d'un singe à longue queue;... là, on adore un poisson du Nil; ailleurs, des villes entières se prosternent devant un chien (Juvénal).»—L'explication très acceptable, que Plutarque donne de cette erreur, est encore en l'honneur des bêtes: Ce n'est pas le chat ou le bœuf par exemple, que les Égyptiens adoraient, mais les attributs divins dont ils étaient l'image éloignée: dans le bœuf, c'était sa patience et son utilité; dans le chat, sa vivacité, ou, comme chez les Bourguignons nos voisins, et par toute l'Allemagne, son impatience de se voir enfermé; il symbolisait pour eux la liberté que ces peuples aimaient et adoraient au delà de tous les dons qu'ils tenaient de Dieu, et ainsi des autres.—Quand je rencontre chez des auteurs aux idées les plus sensées, des dissertations tendant à démontrer une certaine ressemblance entre nous et les bêtes, faisant ressortir combien elles participent aux plus grands privilèges dont nous jouissons nous-mêmes, et combien il est vrai qu'il y a des points communs entre nous et eux, je rabats certainement beaucoup de mes présomptions et abdique sans difficulté cette royauté imaginaire que l'homme se donne sur tous les animaux.
Nous devons nous montrer justes envers nos semblables et avoir des égards vis-à-vis de toutes les autres créatures.—Témoignages de gratitude envers les animaux.—Quoi qu'on en puisse dire, nous sommes tenus, et c'est là un devoir d'humanité qui s'impose à tous, à avoir quelque respect, non seulement pour les bêtes, mais pour tout ce qui a vie et sentiment; et cela s'étend même aux arbres et aux plantes. Nous devons aux hommes la justice; à toutes les autres créatures, capables d'en sentir les effets, de la sollicitude et de la bienveillance; entre elles et nous, il y a des relations, d'où certaines obligations réciproques des uns vis-à-vis des autres.—Je n'ai pas honte d'avouer que je suis tellement porté à la tendresse, et si enfant sous ce rapport, que j'ai peine à ne pas me prêter aux caresses de mon chien, ou à celles qu'il me demande, même lorsque c'est dans un moment inopportun.—Les Turcs ont des établissements où ils recueillent les bêtes, et des hôpitaux où ils les soignent.—Les Romains nourrissaient aux frais du trésor public les oies dont la vigilance avait sauvé le Capitole.—Les Athéniens avaient décidé que les mules et les mulets qui avaient été employés à la construction du temple, connu sous le nom d'Hecatempedon, seraient laissés en liberté et pourraient paître partout, sans que personne puisse y mettre empêchement.—Les Agrigentins avaient la coutume, pratiquée couramment, d'enterrer d'une façon effective les bêtes qui leur avaient été chères, telles que les chevaux qui avaient présenté quelque particularité remarquable, les chiens et les oiseaux qui leur avaient été utiles ou qui, simplement, avaient servi à amuser leurs enfants; la richesse et le nombre de ces sépultures, qu'on admirait encore plusieurs siècles après, se ressentaient de la magnificence qu'ils apportaient à toutes choses.—Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats dans des lieux consacrés; ils les embaumaient et portaient leur deuil quand ces animaux trépassaient.—Cimon fit donner une sépulture honorable aux juments avec lesquelles, par trois fois, il avait remporté le prix de la course aux jeux Olympiques.—Xantippe, dans l'antiquité, fit enterrer son chien au bord de la mer, sur un promontoire qui depuis en a porté le nom.—Plutarque lui-même se faisait scrupule, nous dit-il, de vendre et d'envoyer à la boucherie, pour en tirer un léger profit, un bœuf qui l'avait longtemps servi.