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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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CHAPITRE XIX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XIX.)
De la liberté de conscience.

Le zèle religieux est souvent excessif et conséquemment dangereux.—Il est fréquent de voir les bonnes intentions, lorsqu'elles sont menées sans modération, aboutir aux pires résultats. Dans ce conflit qui fait que la France est, à l'heure présente, en proie à la guerre civile, le parti le meilleur, le plus sain, est, sans nul doute, celui qui a en vue le maintien de la religion et du gouvernement tels qu'ils existaient avant ces troubles. Et cependant, entre les gens de bien qui le suivent (je ne parle pas de ceux qui n'y voient que l'occasion, soit d'exercer leurs vengeances personnelles, soit de satisfaire leur avarice, ou encore de se concilier la faveur des princes; mais uniquement de ceux qui ne sont mus que par leur zèle pour la religion et le désir si respectable de voir maintenir dans leur patrie la paix et l'état de choses existant), parmi ceux-ci, dis-je, il s'en voit que la passion entraîne au delà des bornes de la raison, et leur fait prendre parfois des résolutions injustes, violentes et même téméraires.

Au zèle outré des premiers chrétiens est due la perte d'un grand nombre d'ouvrages de l'antiquité.—Il est certain que dans les premiers temps, lorsque notre religion commença à être admise par les lois, le zèle de ses prosélytes en amena quelques-uns à se porter contre les livres païens, de quelque nature qu'ils fussent, à des excès qui amenèrent des pertes irréparables que déplorent les gens de lettres, et qui causèrent à la littérature plus de préjudice que tous les incendies allumés par les Barbares. Cornélius Tacite en est un exemple probant; car bien que l'empereur Tacite, son parent, eût, par des ordonnances spéciales, répandu son ouvrage dans toutes les bibliothèques du monde, pas un seul exemplaire n'a pu cependant échapper entier aux recherches acharnées qu'en firent ceux qui, pour cinq ou six passages contraires à nos croyances, en ont poursuivi la destruction.

Leur intérêt les a aussi portés à louer de très mauvais empereurs favorables au christianisme et à en calomnier de bons qui leur étaient contraires. Du nombre de ces derniers est Julien surnommé l'Apostat; sa continence et sa justice.—A cette même époque, on fut aussi très porté à exalter outre mesure les empereurs favorables au christianisme, et à condamner, de parti pris, tous les actes de ceux qui lui étaient contraires, ainsi que cela se peut aisément constater à l'égard de l'empereur Julien, surnommé l'Apostat.—Ce prince fut véritablement un très grand homme comme on en voit peu, ainsi qu'il arrive de ceux dont l'âme est profondément imbue des principes de la philosophie, d'après lesquels il s'était fait une loi de régler toutes ses actions; et la vérité, c'est qu'il n'y a pas de vertu dont il n'ait donné de remarquables exemples. Sous le rapport de la chasteté, qu'il n'a cessé d'observer ainsi qu'en témoigne d'une manière irréfutable tout le cours de sa vie, on lit de lui un trait semblable à ceux attribués à Alexandre et à Scipion: plusieurs belles captives lui ayant été amenées, il ne voulut pas seulement en voir une, et il était alors à la fleur de l'âge, puisque lorsqu'il fut tué par les Parthes, il n'avait que trente et un ans. Pour ce qui est de sa justice, il prenait lui-même la peine d'entendre les parties; et bien que, par curiosité, il s'informât auprès de ceux qui se présentaient à lui, de quelle religion ils étaient, jamais cependant l'inimitié qu'il portait à la nôtre ne fit pencher la balance à leur préjudice. Lui-même fit plusieurs bonnes lois, et il réduisit dans de notables proportions les subsides et les impositions que levaient ses prédécesseurs.

Nous avons deux historiens dignes de foi qui furent témoins oculaires de ses actes. L'un d'eux, Ammien Marcellin, critique sévèrement en divers passages de son ouvrage l'édit de ce prince, par lequel il défendait à tous les rhétoriciens et grammairiens chrétiens de tenir école et d'enseigner; cet historien ajoute qu'il serait à souhaiter que cette action pût être ensevelie dans le silence. Il est probable que si Julien avait commis quelque acte de plus grande gravité contre nous, Ammien Marcellin, qui était très affectionné à notre parti, n'eût pas oublié de le relater. A la vérité, il fut dur, mais non cruel; les nôtres racontent eux-mêmes de lui le fait suivant. Se promenant un jour dans la banlieue de Chalcédoine, Maris, évêque de cette ville, osa l'appeler «méchant, traître au Christ»; Julien se borna à lui répondre: «Va-t'en, malheureux, pleure la perte de tes yeux.» A quoi, l'évêque répliqua: «Je rends grâce à Jésus-Christ de m'avoir ôté la vue, ce qui me permet de ne pas voir ton visage impudent.» L'empereur, en cette circonstance, ajoutent ceux qui rapportent le fait, fit preuve d'une patience toute philosophique. Toujours est-il que cela ne cadre guère avec les cruautés qu'on l'accuse d'avoir commises contre nous.—Eutrope, mon second témoin, dit qu'il était ennemi du christianisme, mais qu'il ne répandit pas de sang.

Sa sobriété, son application au travail, son habileté dans l'art militaire.—Pour en revenir à sa justice, il n'est rien qu'on puisse lui reprocher en dehors des rigueurs dont il usa, au commencement de son règne, contre ceux qui avaient suivi le parti de Constance, son prédécesseur.—Quant à sa sobriété, sa nourriture était constamment celle du soldat; il vivait en pleine paix, comme quelqu'un se préparant et voulant s'habituer aux austérités de la guerre.—Sa vigilance était telle, qu'il faisait de la nuit trois ou quatre parts: il donnait la moins longue au sommeil et employait le reste à se rendre compte par lui-même de l'état de son armée, à visiter ses postes ou à étudier; car parmi les autres qualités qui le distinguaient entre tous, il excellait dans tous les genres de littérature.—On dit d'Alexandre le Grand que, lorsqu'il était couché, de peur que le sommeil ne l'emportât sur ses méditations ou ses études, il faisait placer près de son lit un bassin, et dans l'une de ses mains qu'il laissait en dehors, tenait une petite boule de cuivre, de telle sorte que si le sommeil venait à le gagner, ses doigts se desserrant, le bruit que faisait la boule en tombant dans le bassin le réveillait. Julien était tellement à ce qu'il voulait et avait la tête si dégagée en raison de l'abstinence qu'il observait à si haut degré, qu'il n'avait pas besoin de recourir à ce moyen.—Pour ce qui est de ses qualités militaires, il fut admirable dans tout ce qui est du ressort d'un grand capitaine; aussi fut-il, pendant presque toute sa vie, occupé à guerroyer, particulièrement avec nous, en Gaule, contre les Allemands et les Francs de la Franconie. Nous n'avons guère d'hommes, dont la mémoire ait été conservée, qui aient couru plus de dangers, et payé plus souvent de leur personne.

Sa mort a quelque similitude avec celle d'Épaminondas.—Sa mort a quelque similitude avec celle d'Épaminondas: comme lui, il fut frappé d'un javelot qu'il essaya d'arracher de sa blessure; il l'eût fait, si les arêtes n'en avaient été tranchantes, ce qui fit qu'il se coupa et ne put se servir de sa main. En cet état, il ne cessa de demander qu'on le ramenât au combat, pour pouvoir encourager ses soldats qui, du reste, bien que hors de sa présence, disputèrent avec opiniâtreté la victoire, si bien que la nuit vint qui sépara les deux armées. Il devait à la philosophie le singulier mépris qu'il avait pour la vie et tout ce qui touche à l'humanité; il croyait fermement à l'immortalité de l'âme.

On l'a surnommé l'Apostat: c'est un surnom qu'il ne mérite pas, n'ayant vraisemblablement jamais été chrétien par le cœur. Il était excessivement superstitieux.—En matière de religion, il était absolument dévoyé; on l'a surnommé l'Apostat, pour avoir abandonné le christianisme. Je crois plus vraisemblable qu'il n'y avait jamais été attaché, mais que, pour obéir aux lois, il a dissimulé jusqu'à ce qu'il ait eu l'empire en main.—Il était d'une telle superstition que ceux mêmes de son époque, qui partageaient ses croyances, s'en moquaient, et, disait-on, s'il avait été victorieux des Parthes, il eût multiplié les sacrifices au point que c'en était fait de la race des bœufs en ce monde. Il avait aussi une confiance outrée dans la science des devins et croyait aux pronostics de tous genres. Entre autres choses, à son lit de mort, il dit savoir gré aux dieux, et les en remercier, de ce qu'ils ne l'avaient pas frappé par surprise, l'ayant depuis longtemps déjà averti du lieu et de l'heure de sa fin; et de ce qu'ils ne lui avaient pas infligé une mort molle ou lâche, telle que celle qui semble devoir être réservée aux gens oisifs et délicats, non plus qu'une mort languissante, longue et douloureuse; et de ce qu'ils l'avaient jugé digne de mourir si honorablement, au cours de ses victoires et dans tout l'éclat de sa gloire. A deux reprises différentes, il avait eu une vision semblable à celle de Marcus Brutus: une première fois en Gaule, qui l'avait averti d'un danger qui le menaçait; une seconde fois en Perse, un peu avant sa mort.—Quant à ces paroles qu'on lui prête, quand il se sentit frappé: «Tu as vaincu, Nazaréen!» ou selon d'autres: «Sois satisfait, Nazaréen!» les relations de mes deux historiens ne les eussent vraisemblablement pas omises, non plus que certains autres miracles qui se seraient produits et qu'on y rattache, s'ils y eussent ajouté foi, eux qui présents à l'armée, ont noté jusqu'aux moindres accidents et propos de cette fin.

Il voulait rétablir le paganisme et détruire les chrétiens en entretenant leurs divisions par une tolérance générale.—Pour achever ce que je veux en dire: Suivant Ammien Marcellin, l'empereur Julien méditait depuis longtemps, en son cœur, de restaurer le paganisme; mais son armée était entièrement composée de chrétiens, et il n'osa dévoiler ses projets que lorsque enfin il se vit assez fort pour oser rendre publique sa volonté; il fit alors rouvrir les temples des dieux et essaya par tous les moyens de remettre sur pied l'idolâtrie. Pour y parvenir, trouvant à Constantinople le peuple désuni, du fait même des divisions des prélats de l'Église chrétienne, il manda ceux-ci près de lui, à son palais, et les invita instamment à assoupir ces dissensions intestines, de telle sorte que chacun pût, sans obstacle et sans crainte, pratiquer sa religion comme il l'entendrait. Il s'y employa avec grand soin, dans l'espérance que cette liberté augmenterait le nombre des factions et des cabales religieuses et par là empêcherait le peuple de s'unir et de tourner contre lui la force que lui auraient donnée la concorde et une entente unanime. Il avait éprouvé, par les cruautés commises par quelques chrétiens «qu'il n'y a pas de bête féroce au monde qui soit tant à redouter pour l'homme que l'homme lui-même»; ce sont là à peu près ses propres expressions.

Nos rois, probablement par impuissance, suivent ce même système à l'égard des catholiques et des protestants.—Cette tactique de l'empereur Julien est à remarquer en ce que, pour attiser les troubles occasionnés par la discorde qui régnait dans les esprits, il mit en œuvre ce même moyen de liberté de conscience dont usent nos rois pour les apaiser. Ce qui conduit à dire que, si, d'une part, donner toute liberté d'opinions aux partis, c'est développer et semer la division, prêter la main pour ainsi dire à l'accroître en faisant tomber toute barrière, toute restriction du fait des lois qui la contiennent et l'arrêtent dans sa course; d'un autre côté, lâcher la bride et permettre à tous les partis de manifester leurs opinions, c'est aussi les affaiblir par la facilité et la latitude qu'on leur donne, c'est émousser l'aiguillon qui les pousse et qu'affinent la rareté, la nouveauté et la difficulté. Pour l'honneur de nos rois, je préfère croire que n'ayant pu ce qu'ils auraient voulu, ils ont fait semblant de vouloir ce qu'ils pouvaient.

CHAPITRE XX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XX.)
Nous ne goûtons rien qui ne soit sans mélange.

Les hommes ne sauraient goûter de bonheur sans mélange, toujours quelque amertume se joint à la volupté.—La faiblesse de notre condition fait que les choses ne peuvent, dans leur simplicité et pureté naturelle, être employées telles; tout ce dont nous avons la jouissance, est altéré: tels les métaux, et jusqu'à l'or qu'il faut mélanger avec d'autres de moindre valeur pour qu'il puisse servir aux usages que nous en faisons. La vertu dégagée de tout artifice, qu'Ariston et Pyrrhon et avec eux les Stoïciens indiquent comme le «but de la vie», ne peut davantage exister sans mélange, pas plus que la volupté telle que la conçoivent l'école Cyrénaïque et celle d'Aristippe. Des plaisirs et des biens dont nous jouissons, il n'en est pas un auquel ne se mêle quelque mal ou quelque inconvénient; aucun n'en est exempt: «De la source des plaisirs, s'élève comme une amertume qui tourmente, même sur un lit de fleurs (Lucrèce).»—L'extrême volupté qu'il nous est donné d'éprouver a quelque air de gémissement et de plainte! Ne diriez-vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Même quand nous nous la représentons dans ses sensations les plus délectables, nous l'accompagnons d'épithètes rappelant des impressions maladives et douloureuses: la langueur, la mollesse, la faiblesse, la défaillance, la morbidesse, qui témoignent bien de leur parenté et de leur semblable composition. Une joie profonde revêt plutôt un caractère de sévérité que de gaîté; l'extrême et plein contentement est calme plutôt qu'enjoué: «La félicité qui ne se modère pas, se détruit elle-même (Sénèque)»; la satisfaction nous épuise. C'est ce qu'exprime un ancien verset grec, dont le sens est: «Les dieux nous vendent tous les biens qu'ils nous donnent (Epicharme)»; c'est-à-dire qu'ils ne nous en donnent aucun de pur et de parfait et que nous n'achetons par quelque mal.

Le travail et le plaisir, qui sont de nature très dissemblable, sont liés pourtant par je ne sais quelle corrélation naturelle. Socrate dit qu'un dieu ayant essayé de faire un tout, où douleurs et voluptés se confondent, n'arrivant pas à ses fins, s'avisa de les accoupler au moins par leurs extrémités. Métrodorus disait que dans la tristesse il y a quelque alliage de plaisir; je ne sais si, dans sa pensée, cela avait une signification autre, mais je m'imagine bien que celui qui vit dans la mélancolie y apporte du parti pris, s'y prête et s'y complaît, sans compter que l'ambition peut encore s'y mêler. Dans nos accès mêmes de rêverie et de solitude, il y a comme une nuance légère de friandise, de délicatesse, qui nous rit et nous flatte; quelques tempéraments s'en repaissent: «Il y a de la volupté à pleurer (Ovide).»—Un certain Attale, dans Sénèque, dit que le souvenir des amis que nous avons perdus, nous cause une sorte de sensation agréable, tout comme l'amertume d'un vin trop vieux: «Jeune esclave, toi qui verses le vin vieux de Falerne, verse-m'en de plus amer (Catulle)»; ou comme le goût de pommes légèrement acides.—Dans la nature, le même contraste apparaît; les peintres admettent que les mouvements et les plis du visage, mis en jeu quand on pleure, sont les mêmes que lorsqu'on rit; et, en effet, regardez un tableau avant que le peintre ait achevé d'indiquer s'il veut que son sujet pleure ou rie, vous êtes en doute lequel des deux il va représenter; le rire confine aux larmes: «Il n'y a pas de mal qui n'ait sa compensation (Sénèque).»

Quand je me représente l'homme en pleine jouissance de tout ce qu'il peut désirer d'agréable (admettons qu'il ressente d'une manière continue un plaisir semblable à celui que lui procure l'acte de génération, au moment où ce plaisir est à son apogée), je le vois céder sous le contentement qu'il éprouve et qui l'oppresse; il m'apparaît incapable de supporter sans discontinuité cette volupté sans mélange qui s'est emparée de tout son être. Et, en vérité, quand il la ressent, il la fuit; il a, de par la nature, hâte d'y échapper, comme d'un mauvais pas où il ne se sent pas solide et craint de s'effondrer.

Au moral il en est de même: point de bonté sans quelque teinte de vice, point de justice sans quelque mélange d'injustice.—Si je fais sincèrement mon examen de conscience, je trouve que tout élan de bonté chez moi, même le meilleur, est entaché de sentiments qui le diminuent; et je crois bien que Platon, malgré la rigidité de sa vertu (et je fais loyalement et sincèrement autant de cas que qui que ce soit de vertus portées à un aussi haut degré), s'il s'est examiné de près, comme sans doute il le faisait, ne se soit aperçu que la nature humaine n'était pas sans réagir légèrement en lui en sens contraire; réaction assurément bien atténuée et qu'il était seul à pouvoir constater. En tout et partout, l'homme n'est qu'un assemblage de pièces dépareillées. Les lois mêmes de la justice ne sauraient subsister sans qu'il s'y mêle de l'injustice; et, suivant l'expression de Platon, ceux-là entreprennent de couper la tête de l'hydre, qui prétendent faire disparaître des lois tous les inconvénients et toutes les imperfections: «Les punitions exemplaires ont toujours quelque chose d'inique, qui atteint les particuliers, mais dont bénéficie la société,» dit Tacite.

Dans la société même, les esprits les plus parfaits ne sont pas les plus propres aux affaires.—Il est également vrai que, pour son application dans la vie privée et aussi aux services de la vie publique, il peut y avoir excès dans la pureté et la perspicacité de notre esprit; trop de lucidité et de pénétration de sa part conduisent à trop de subtilité et de curiosité; il faut diminuer son activité et l'émousser, pour le plier à suivre les exemples qui lui sont donnés et devenir pratique; l'alourdir et l'obscurcir, pour le mettre au niveau des conditions de notre vie terrestre qui va à tâtons à travers les ténèbres. C'est pour cela que les esprits ordinaires, moins affinés, sont plus propres à la conduite des affaires et s'en tirent plus heureusement; les esprits plus élevés, plus exquis, tels que ceux portés aux idées philosophiques, sont impropres à les gérer. Cette vivacité d'esprit par trop acérée, cette volubilité qui s'applique à tout et s'inquiète de tout, jette le trouble dans les négociations dont nous avons à nous occuper. Les affaires humaines demandent à être menées plus grossièrement et plus superficiellement, et bonne et large part doit en être laissée à la fortune. Il n'est pas besoin d'examiner les questions si à fond, ni si finement; on se perd à vouloir tenir compte de tant d'aspects différents et de tant de formes diverses qu'elles affectent: «Voyant par eux-mêmes des choses si opposées, ils en étaient stupéfiés (Tite Live).»

C'est ce qui, d'après des auteurs anciens, advint à Simonide: sur une question que lui avait posée le roi Hiéron et pour laquelle il avait eu pour répondre plusieurs jours de réflexion, il lui vint à l'esprit tant de considérations diverses, toutes si aiguës et si subtiles que, doutant laquelle était la plus vraisemblable, il vint à désespérer complètement de distinguer la vérité.

Qui recherche et considère toutes les circonstances et conséquences d'une affaire, empêche qu'elle n'aboutisse; un esprit de moyenne capacité permet également d'atteindre le but et suffit à l'accomplissement des grandes comme des petites choses. Regardez les gens qui gèrent le mieux leurs biens: ce sont ceux le moins à même de nous dire comment ils s'y prennent; tandis que les autres qui parlent de la question avec le plus de suffisance, ne font souvent rien qui vaille. Je connais un grand parleur, qui expose parfaitement tout ce qui a trait à l'économie domestique et entre les mains duquel a coulé bien piteusement un patrimoine de cent mille livres de rente. J'en sais un autre qui pérore, donne des consultations mieux que n'importe quel expert en la matière; à personne au monde on ne prête plus d'esprit et de capacité, mais, sous le rapport des résultats, ses serviteurs trouvent que c'est tout différent, et cela sans faire entrer la malchance en ligne de compte.

CHAPITRE XXI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXI.)
Contre la fainéantise.

C'est un devoir pour un prince de mourir debout, c'est-à-dire sans cesse occupé des affaires de l'État.—L'empereur Vespasien, au cours de la maladie dont il mourut, ne laissait pas de vouloir s'occuper des affaires de l'empire; et, dans son lit même, il ne cessait de traiter les questions importantes. Son médecin lui en faisant reproche comme d'une chose nuisible à son état de santé: «Il faut, lui répondit-il, qu'un empereur meure debout.» Voilà, à mon avis, un beau mot, digne d'un grand prince.—L'empereur Adrien, en semblable circonstance, a, depuis, tenu ce même propos que l'on devrait souvent rappeler à la mémoire des rois, pour leur faire comprendre que cette grande charge qu'ils ont, de commander à tant d'hommes, n'est pas une situation où on puisse demeurer oisif; et qu'il n'est rien qui, avec juste raison, soit de nature à dégoûter un sujet de se donner de la peine et de courir les hasards de la fortune pour le service de son prince, comme de le voir, pendant ce même temps, s'accoutumer à la paresse, s'adonnant à des occupations molles et frivoles, et avoir soin de sa conservation tout en se montrant si peu soucieux de la nôtre.

Il est naturel qu'un prince commande ses armées; les succès qu'il remporte sont plus complets et sa gloire mieux justifiée.—A quelqu'un qui voudrait établir qu'il est préférable qu'un prince fasse commander ses armées à la guerre au lieu de les commander lui-même, l'histoire fournit assez d'exemples de lieutenants qui ont mené à bien de grandes entreprises, et de princes dont la présence à l'armée eût été plus nuisible qu'utile; mais, de ceux-ci, aucun ayant vertu et courage ne pourrait souffrir qu'on lui conseillât une si honteuse abstention. Sous couleur de conserver sa tête, comme la statue d'un saint, pour le bien de ses états, on le dégrade * précisément de ce qui est son devoir qui consiste, surtout et * à très juste titre, dans la conduite des actions de guerre, et on lui délivre un brevet d'incapacité. J'en sais un qui préférerait être battu, plutôt que de dormir pendant que l'on se bat pour lui; il n'a même jamais vu sans en être jaloux ses propres gens accomplir quelque chose de grand en son absence.—Sélim Ier avait grandement raison, ce me semble, quand il disait que «les victoires qui se gagnent sans que le maître soit là, ne sont pas complètes». Il eût dit encore plus volontiers que ce maître doit rougir de honte de n'y participer que de nom et de n'y coopérer que par ses instructions et par la pensée; et encore même pas, car en pareille occurrence les avis et commandements dont on peut s'honorer, sont uniquement ceux qui se donnent sur le moment, dans le cours même de l'action. Il n'y a pas de pilote qui exerce son métier en demeurant en terre ferme.—Les princes de race ottomane, celle qui au monde doit le plus à la fortune des combats, étaient chauds partisans de ce principe; Bajazet II et son fils s'en départirent, s'amusant à l'étude des sciences et autres occupations sédentaires, aussi leur empire en a-t-il ressenti grandement le contre-coup; leur successeur actuel Amurat III, qui suit leur exemple, commence aussi à en subir pas mal les conséquences.—N'est-ce pas Edouard III, roi d'Angleterre, qui dit de notre Charles V: «Il n'y a jamais eu roi qui se soit mis moins en campagne, et il n'y en a jamais eu qui m'ait donné tant à faire»? Et il était fondé à trouver étrange qu'il en fût ainsi, car c'était un effet de la fortune, plus que de la raison.—Qu'ils cherchent d'autres que moi pour adhérer à leur opinion, ceux qui veulent mettre au nombre des conquérants belliqueux et magnanimes, ces rois de Castille et de Portugal qui, à douze cents lieues de leur capitale où ils demeurent oisifs, sont, par les troupes d'escorte de leurs facteurs, devenus maîtres des Indes orientales et occidentales, alors qu'il n'est pas certain qu'ils auraient seulement le courage de s'y rendre en personne.

A l'activité, les princes doivent joindre la sobriété.—L'empereur Julien disait plus encore: «Un philosophe et un homme au cœur généreux ne devraient pas, selon lui, seulement respirer»; c'est-à-dire ne devraient donner aux nécessités physiques que ce à quoi on ne peut se refuser, l'âme et le corps devant toujours demeurer exclusivement occupés de choses grandes, belles et vertueuses. Il avait honte d'être vu crachant ou transpirant en public (sentiment qu'éprouvait également, dit-on, la jeunesse de Lacédémone, et aussi, d'après Xénophon, celle de Perse), estimant que l'exercice, un travail continu et la sobriété devaient arriver à dessécher et détruire ces sécrétions.—L'explication que donne Sénèque de la cause qui faisait que la jeunesse chez les anciens Romains se tenait toujours debout, ne fera pas mal à être rapportée ici: «Ils n'enseignaient rien à leurs enfants, dit-il, que ceux-ci dussent apprendre en demeurant assis.»

Le désir de mourir bravement et utilement est très louable, mais ce n'est pas toujours en notre pouvoir.—C'est un généreux désir que de souhaiter une mort digne d'un homme de cœur et qui ait son utilité; mais cela ne dépend pas tant de notre résolution, si ferme soit-elle, que de notre bonne fortune. Des milliers de gens se sont proposé de vaincre ou de périr en combattant, qui n'ont réalisé ni l'un ni l'autre; les blessures, la captivité ont entravé leur dessein et leur ont imposé de vivre; il y a des maladies qui paralysent même notre volonté et nous enlèvent jusqu'à notre connaissance. La Fortune ne devait pas se montrer favorable à la vanité qui dictait à ces légions romaines le serment par lequel elles s'obligeaient à vaincre ou à mourir: «Je reviendrai vainqueur du combat, ô Marcus Fabius; si je manque à mon engagement, que sévisse contre moi la colère de Jupiter, de Mars et des autres dieux (Tite Live).»—Les Portugais racontent que, lors de la conquête des Indes, ils eurent affaire, en certains endroits, à des soldats qui, consacrant leur résolution par les plus horribles imprécations, s'étaient condamnés à n'entrer en aucune composition et à se faire tuer ou être victorieux; comme marque de leur vœu, ils portaient la tête et la barbe rasées.—Nous avons beau nous aventurer et nous obstiner, il semble que les coups fuyent ceux qui s'y exposent bien franchement, qu'ils se refusent d'ordinaire à qui les recherchent, d'où avortement de leur dessein. Il en est qui, ne pouvant arriver à recevoir la mort de la main de l'adversaire, après avoir tout fait pour cela, ont été contraints à se la donner eux-mêmes dans la chaleur du combat, pour satisfaire à leur résolution d'en revenir avec l'honneur ou d'y laisser la vie. Il en existe de nombreux exemples, en voici un: Philistus, chef de l'armée de mer de Denys le jeune, en guerre avec les Syracusains, leur présenta la bataille qui, les forces étant égales, fut vivement disputée. Il débuta heureusement, grâce à sa valeur; mais les Syracusains ayant entouré sa galère et l'ayant cernée, et lui, n'ayant pu se dégager malgré de beaux faits d'armes où il paya vaillamment de sa personne, désespérant d'échapper, de sa propre main il s'ôta la vie dont il avait si libéralement et en vain fait abandon à l'ennemi.

Bel exemple de vertus guerrières donné par Mouley-Moluch, roi de Fez, dans un combat où il expire vainqueur des Portugais.—Mouley-Moluch, roi de Fez, qui vient de remporter sur le roi de Portugal, Sébastien, cette journée fameuse par la mort de trois rois et qui a eu pour conséquence de faire passer la couronne de ce royaume sur la tête des rois de Castille, était gravement malade, lorsque les Portugais pénétrèrent à main armée dans ses états; et, à partir de ce moment, sa maladie ne fit qu'empirer, l'acheminant vers la mort qu'il sentit venir; jamais homme cependant ne montra plus d'énergie et de bravoure que lui en cette circonstance. Se trouvant trop faible pour supporter les fatigues de son entrée solennelle dans son camp qui, selon les usages de ce peuple, se fait en grande cérémonie et entraîne à beaucoup de représentation, il délégua son frère pour recevoir cet honneur. Mais ce fut la seule de ses attributions de capitaine qu'il résigna; toutes les autres, nécessaires et utiles, si pénibles qu'elles fussent pour lui, il les remplit avec la plus grande exactitude; il demeurait couché, mais son esprit et son courage restèrent debout et fermes jusqu'à son dernier soupir et même au delà. Il pouvait épuiser son ennemi qui s'était imprudemment avancé dans les terres, et il lui en coûta beaucoup de ce que, faute d'un peu de vie et de ce qu'il n'avait personne à qui remettre la conduite de cette guerre et le gouvernement en ces temps difficiles, il se trouvait contraint de chercher une victoire, toujours incertaine, qui ferait couler des flots de sang, tandis qu'il avait sous la main les moyens d'obtenir, sans grandes pertes, un succès assuré. Toutefois il profita merveilleusement de ce que sa maladie se prolongeait, pour user son adversaire, l'attirer loin de sa flotte et des places fortes qu'il possédait sur les côtes d'Afrique, et cela, jusqu'au dernier jour de sa vie que, de propos délibéré, il réservait et employa à cette grande journée. Il forma sa ligne de bataille en cercle, investissant de toutes parts l'armée des Portugais; et, ce cercle venant à se rétrécir et à se fermer, obligés de faire face de tous côtés, non seulement ils se trouvèrent gênés pendant le combat (qui fut très acharné, en raison de la valeur du jeune roi qui attaquait), mais encore ils furent mis dans l'impossibilité de fuir après leur déroute. Aussi trouvant toutes les issues occupées et fermées, contraints de se replier sur eux-mêmes, «entassés non seulement par le carnage, mais aussi par la fuite (Tite Live)», et de s'amonceler les uns sur les autres, ils procurèrent aux vainqueurs une victoire complète, des plus meurtrière pour les vaincus. Mourant, Mouley-Moluch se fit porter et mener çà et là, partout où besoin en était; circulant au travers des rangs, il encourageait ses capitaines et ses soldats, les uns après les autres. Ses troupes cédant sur un point de sa ligne, on ne put l'empêcher de monter à cheval et de mettre l'épée à la main, s'efforçant de se jeter dans la mêlée, tandis que ses gens l'arrêtaient, qui par la bride, qui par sa robe ou ses étriers. Cet effort acheva d'épuiser le peu de vie qui lui restait; on le recoucha et il ne sortit plus de son évanouissement qu'un instant, en sursaut, pour, sans recouvrer aucune autre faculté, dire de taire sa mort, ce qui était bien l'ordre le plus important qu'il put donner à ce moment, afin que la nouvelle ne vînt pas désespérer les siens; et il expira, tenant un doigt sur sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui a jamais vécu si longtemps et si avant dans la mort? qui jamais plus que lui, est mort debout?

Tranquillité d'âme de Caton, résolu à la mort et sur le point de se la donner.—L'attitude la plus courageuse à conserver vis-à-vis de la mort, et la plus naturelle, c'est de la voir venir, non seulement sans étonnement, mais aussi sans * préoccupation; de continuer à vivre, jusqu'à ce qu'elle s'empare de nous, sans rien changer à son genre de vie, comme fit Caton, qui s'amusait à étudier et à dormir, quand déjà il avait résolu sa fin violente et sanglante, qu'elle était présente * à sa pensée et dans son cœur, et qu'il la tenait en sa main.

CHAPITRE XXII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXII.)
Des postes.

Montaigne, petit et trapu, courait volontiers la poste dans sa jeunesse.—Je n'étais pas des moins résistants à courir la poste, exercice auquel conviennent les gens de ma taille, petite et trapue; mais j'y ai renoncé, il fatigue trop pour être pratiqué longtemps.

L'usage de disposer à demeure des chevaux de relais, de distance en distance, a été établi par Cyrus; les Romains l'ont employé.—Je lisais tout à l'heure que le roi Cyrus, afin de recevoir plus promptement les nouvelles des diverses parties de son empire, qui était fort étendu, fit expérimenter ce qu'un cheval peut, en un jour, parcourir d'une seule traite, et qu'il fit établir, à cette distance les uns des autres, des hommes qui avaient charge de tenir des chevaux prêts, pour en fournir à ceux qui lui étaient dépêchés; on dit que la vitesse ainsi obtenue, atteint celle des grues.

César rapporte que L. Vibulus Rufus, pressé de porter un avis à Pompée, se rendit vers lui en marchant jour et nuit, et changeant de chevaux, chemin faisant, pour aller plus vite.—César lui-même, dit Suétone, faisait cent milles par jour sur un char de louage, mais c'était un fameux courrier; car * là où les rivières interceptaient la route, il les franchissait à la nage et ne se détournait pas * de sa direction pour aller chercher un pont ou un gué.—Tibérius Néron (Tibère) allant voir son frère Drusus, qui se trouvait malade en Allemagne, fit deux cents milles en vingt-quatre heures; il voyageait avec trois chars.—Pendant la guerre de Rome contre le roi Antiochus, T. Sempronius Gracchus, écrit Tite Live, «alla en trois jours d'Amphise à Pella, sur des chevaux de relais, marchant avec une rapidité presque incroyable»; en se rendant compte des lieux, il semble qu'en la circonstance, il a dû faire usage de relais permanents et non de relais récemment établis en vue de cette course.

Emploi d'hirondelles, de pigeons, pour faire parvenir rapidement les nouvelles.—Pour communiquer avec les siens, Cecina imagina un moyen bien plus prompt: il emportait avec lui des hirondelles, et, quand il voulait donner de ses nouvelles, il les relâchait après les avoir teintes d'une couleur convenue avec ses correspondants, suivant ce qu'il voulait leur faire savoir, et elles regagnaient leurs nids.

A Rome, les chefs de famille qui allaient au théâtre, emportaient dans leur sein des pigeons auxquels ils attachaient des lettres et qu'ils lâchaient quand ils voulaient mander quelque chose à ceux des leurs demeurés au logis; ces pigeons étaient dressés à leur rapporter la réponse.—D. Brutus, assiégé dans Modène, usa de ce procédé, et d'autres pareillement en d'autres circonstances.

Au Pérou, c'était avec des porteurs que se courait la poste.—Au Pérou, on courait la poste avec des hommes qui vous portaient sur leurs épaules, à l'aide de brancards; ils y mettaient une telle agilité que, tout en courant, les porteurs qui devaient céder la place à d'autres, le faisaient sans ralentir leur course d'un seul pas.

Mesure prise en Turquie pour assurer le service des courriers.—J'ai ouï dire que les Valaques, qui sont employés comme courriers pour le service du Grand Seigneur, vont avec une rapidité extrême, d'autant qu'ils sont autorisés à démonter le premier passant qui se rencontre sur leur route, en lui laissant, en échange du sien, leur cheval épuisé de fatigue.—Pour se préserver de la lassitude, ils se ceignent fortement les reins avec une large bande d'étoffe, comme assez d'autres le pratiquent; j'en ai usé, mais n'en ai éprouvé aucun soulagement.

CHAPITRE XXIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXIII.)
Des mauvais moyens employés à bonne fin.

Les états politiques sont sujets aux mêmes vicissitudes et accidents que le corps humain; lorsque la population s'accroît outre mesure, on recourt aux émigrations, à la guerre, etc.—Il existe, dans ce qui est la règle universelle des œuvres de la nature, une merveilleuse corrélation et une similitude qui montrent bien qu'elle n'est pas l'effet du hasard et que sa direction n'est pas le fait de plusieurs. Les maladies, les conditions diverses de notre corps, se retrouvent dans les états et les gouvernements; tout comme les individus, les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et déclinent, quand la vieillesse les atteint. Nous sommes sujets à des surabondances d'humeurs inutiles et nuisibles; les médecins les redoutent, même quand ces humeurs sont de celles qui nous sont bonnes, disant à cela que rien n'étant stable en nous, une santé trop florissante, qui nous communique trop de vivacité et de vigueur, est à contenir et à affaiblir avec art, de peur que la nature n'ayant plus son fonctionnement normal lorsqu'elle est arrivée à un degré où il ne lui est plus possible de continuer à s'améliorer, il n'en résulte un mouvement en arrière trop subit qui occasionne des désordres; c'est pour cela qu'ils prescrivent aux athlètes les purgations et les saignées, afin de leur enlever cet excès de santé; quant aux humeurs qui nous sont préjudiciables, leur surabondance est la cause ordinaire de nos maladies.

De semblables superfluités se voient souvent dans les états malades, et, en pareil cas, on leur administre pareillement des purgations de diverses sortes; par exemple, on expulse des familles en grand nombre pour en décharger le pays, et elles vont ailleurs chercher où s'implanter aux dépens d'autrui. C'est ainsi que nos anciens Francs, partis du fond de l'Allemagne, vinrent s'emparer de la Gaule, en en chassant ses anciens habitants; c'est à cela aussi que fut dû ce flot immense qui s'écoula en Italie, sous la conduite de Brennus et autres; que les Goths et les Vandales, ainsi que les peuples qui possèdent actuellement la Grèce, abandonnèrent leur pays natal, pour aller s'établir plus au large ailleurs; à peine, dans le monde, existe-t-il deux ou trois coins qui n'aient pas ressenti les effets de ces migrations.—C'est de la sorte que les Romains créaient leurs colonies. Lorsqu'ils sentaient la population de leur ville croître outre mesure, ils l'allégeaient de ce qui, en elle, leur était le moins nécessaire et l'envoyaient habiter et cultiver les terres qu'ils avaient conquises. Parfois aussi, ils ont intentionnellement entretenu la guerre avec certains de leurs ennemis, non seulement pour tenir le peuple en haleine, de peur que l'oisiveté, mère de la corruption, ne leur apportât pire: «Nous subissons les maux inséparables d'une trop longue paix; plus terrible que les armes, le luxe nous a domptés (Juvénal)»; mais encore pour servir de saignée à leur république, calmer les aspirations trop fougueuses de leur jeunesse, tailler et élaguer les branches de cet arbre * se développant avec trop de vigueur; c'est ce à quoi leur servirent jadis leurs guerres contre les Carthaginois.

Quand il conclut le traité de Brétigny, Édouard III d'Angleterre ne voulut pas comprendre, dans la paix générale qu'il fit avec notre roi, le différend relatif au duché de Bretagne, afin d'avoir où se débarrasser de cette foule d'Anglais qu'il avait employés au règlement de ses affaires sur le continent et empêcher qu'ils ne se rejetassent sur l'Angleterre.—Ce fut aussi une des raisons qui décidèrent notre roi Philippe à envoyer son fils Jean guerroyer outre mer; il emmenait de la sorte * hors du royaume toute cette jeunesse aux passions ardentes, enrôlée sous sa bannière.

Quelques personnes, en ces temps-ci, raisonnent de la même façon; elles souhaiteraient que ce sentiment chaleureux qui est en nous, trouvât un dérivatif dans une guerre faite à quelqu'un de nos voisins, de peur que ces humeurs viciées qui, pour le moment, nous tracassent, ne continuent, si on ne les fait s'écouler ailleurs, l'état de fièvre qui nous tient et ne finissent par causer la ruine complète de notre pays. Il faut convenir qu'une guerre étrangère est un mal moindre qu'une guerre civile; mais je ne crois pas que Dieu soit favorable à une entreprise aussi inique que serait de chercher querelle à autrui et de l'offenser, pour notre propre commodité: «O puissante Némésis, fais que je ne désire rien à tel point que j'entreprenne de l'avoir au détriment de son légitime possesseur (Catulle).»

La faiblesse de notre condition nous réduit à recourir, dans un bon but, à de mauvais moyens; les combats de gladiateurs avaient été inventés pour inspirer au peuple romain le mépris de la mort.—Et cependant la faiblesse de notre condition nous pousse souvent à employer des moyens condamnables pour arriver à bien. Lycurgue, le plus vertueux et le plus parfait législateur qui fut jamais, imagina, pour inspirer la tempérance à son peuple, ce moyen si contraire à la justice, de contraindre les Ilotes, leurs esclaves, à s'enivrer, afin que les voyant, sous l'action du vin, perdre et l'esprit et tous sentiments, les Spartiates prissent en horreur de s'adonner à ce vice.—Ceux qui autorisaient que les criminels condamnés à mort fussent, quel que fût le genre de mort que portait la condamnation, disséqués tout vifs par les médecins, pour permettre à ceux-ci de saisir à même l'être vivant, le fonctionnement de nos organes intérieurs, et, par là, arriver à plus de certitude dans la pratique de leur art, étaient encore plus dans leur tort; car s'il est indispensable de transgresser les lois de l'humanité, il est plus excusable de le faire dans l'intérêt de la santé de l'âme que de celle du corps, ainsi que le faisaient les Romains, quand, pour inspirer au peuple la vaillance et le mépris des dangers et de la mort, ils lui donnaient en spectacle ces furieux combats de gladiateurs et d'escrimeurs à outrance, qui se combattaient, s'écharpaient et s'entretuaient en sa présence: «Autrement quel serait le but de ces combats impies de gladiateurs, de ces massacres de jeunes gens, de cette volupté se repaissant du sang (Prudence)?» usage qui dura jusqu'à l'empereur Théodose: «Saisissez, ô prince, une gloire réservée à votre règne, la seule dont il vous reste à grossir l'héritage paternel. Que le sang humain ne soit plus versé dans nos cirques, pour le plaisir du peuple! Que l'arène se contente du sang des bêtes et que nos regards ne soient plus souillés par la vue de jeux homicides (Prudence).»—Ce devait être vraiment un merveilleux exemple, d'une puissante action sur l'éducation du peuple, que d'avoir, chaque jour, sous les yeux, cent, deux cents et jusqu'à mille couples d'hommes armés les uns contre les autres, se taillant en pièces avec un courage si résolu, qu'on ne les vit jamais laisser échapper un mot témoignant de la faiblesse ou implorant de la pitié, tourner le dos, ou faire seulement un mouvement pouvant les faire soupçonner de lâcheté pour esquiver le coup porté par l'adversaire; ils tendaient la gorge à son épée et s'offraient à ses coups. Il est arrivé à plusieurs d'entre eux, blessés à mort, percés de coups, de faire demander au peuple, avant de s'étendre sur place pour expirer, s'il était satisfait de la manière dont ils avaient accompli leur devoir. Il ne fallait pas seulement qu'ils combattissent et que le combat se terminât fatalement par leur mort, il fallait encore qu'ils le fissent avec courage; si bien qu'on les huait et les accablait de malédictions, si on les voyait répugner à recevoir le coup fatal; les jeunes filles elles-mêmes les y incitaient: «La vierge modeste se lève à chaque coup; toutes les fois que le vainqueur égorge son adversaire, elle est charmée et ravie, et si le vaincu demande grâce, elle renverse le pouce et ordonne qu'il meure (Prudence).» Les premiers Romains employaient des criminels à ces jeux sanglants qui étaient un moyen d'éducation; après, on y a employé des esclaves auxquels on n'avait rien à reprocher, et même des hommes libres qui se vendaient dans ce but; on y vit même des sénateurs, des chevaliers romains, et jusqu'à des femmes: «Maintenant ils vendent leur sang et, pour un prix convenu, vont mourir dans l'arène; en pleine paix, chacun d'eux s'est d'abord fait un ennemi, pour venir ensuite le combattre devant le peuple (Manilius)»; «Mêlé aux frémissements de ces nouveaux jeux, un sexe inhabile au dur maniement du fer, descend effrontément dans l'arène aux applaudissements de la foule et combat à l'instar des gladiateurs (Stace)»; ce qui me paraîtrait bien étrange et incroyable, si nous n'étions accoutumés à voir, tous les jours, dans nos guerres, tant de myriades d'étrangers engageant, pour de l'argent, leur sang et leur vie au service de querelles dans lesquelles ils n'ont aucun intérêt.

CHAPITRE XXIV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXIIII.)
De la grandeur romaine.

Montaigne ne trouve rien de comparable à cette grandeur des Romains; n'étant encore que simple citoyen, César donne, vend et propose des trônes.—Je ne veux dire qu'un mot de ce sujet inépuisable, pour montrer la simplicité de ceux qui mettent sur le même pied la grandeur romaine et les chétives grandeurs de notre époque.

Dans le livre sept des «Épîtres familières» de Cicéron (cette épithète de familières, les grammairiens peuvent la supprimer, si cela leur convient, car vraiment elle ne se justifie guère; tandis que ceux qui y ont substitué celle de «à ses familiers», peuvent, pour ce faire, s'appuyer sur ce que Suétone, dans sa vie de César, dit qu'il existe de lui un volume de lettres écrites sous cette dénomination); dans ces épîtres donc, s'en trouve une qu'il adresse à César alors que celui-ci était en Gaule, où il reproduit ce passage qui terminait une lettre que lui-même avait reçue de lui: «Quant à Marcus Furius, que tu m'as recommandé, je le ferai roi de Gaule; et si tu veux que je donne une situation à quelque autre de tes amis, envoie-le-moi.» Ce n'était pas une nouveauté qu'un simple citoyen, comme était alors César, disposât de royaumes; déjà, il avait enlevé le sien au roi Déjotarus et en avait fait don à un nommé Mithridate, gentilhomme de la ville de Pergame. Ceux qui ont écrit sa vie, font mention de plusieurs * autres royaumes vendus par lui; et Suétone dit que d'une seule fois il tira trois millions six cent mille écus du roi Ptolémée, qui fut bien près de lui vendre le sien: «A tel prix la Gallicie, à tant le Pont, à tant la Lydie (Claudien)!»

Une lettre du Sénat romain suffit pour faire abandonner ses conquêtes à un roi puissant.—Marc-Antoine disait que la grandeur du peuple romain ne se manifestait pas tant par ce qu'il prenait que par ce qu'il donnait; de fait, un siècle avant Antoine, il avait ôté un royaume entre autres, par un acte merveilleux d'autorité tel, que je ne sais rien, dans toute son histoire, qui donne une plus haute idée de sa puissance. Antiochus était maître de l'Égypte entière et en train de conquérir Chypre et tout ce qui avait appartenu à cet empire. Il marchait de succès en succès, quand C. Popilius se présenta à lui de la part du Sénat et commença, en l'abordant, par refuser de lui toucher la main, avant qu'au préalable il eut pris connaissance des lettres qu'il lui apportait. Le roi les ayant lues, lui dit qu'il en délibérerait; mais Popilius, se mettant à tracer avec sa baguette un cercle autour de lui, lui dit: «Avant de sortir de ce cercle, fais-moi une réponse que je puisse rapporter au Sénat.» Antiochus, étonné de la rudesse d'un ordre aussi pressant, réfléchit un instant, puis répondit: «Je ferai ce que le Sénat me commande»; Popilius le salua alors comme ami du peuple romain. Le roi, victorieux comme il l'était, sur l'impression produite en lui par trois lignes d'écriture, avait renoncé à la conquête d'un aussi grand état que l'Égypte; aussi fut-il bien dans le vrai quand, quelque temps après, il faisait dire au Sénat par ses ambassadeurs, qu'il avait accueilli son injonction avec le même respect que si elle lui était venue des dieux immortels.

Les Romains rendaient leurs royaumes aux rois qu'ils avaient vaincus, pour faire de ceux-ci des instruments de servitude.—Tous les royaumes qu'Auguste acquit par droit de conquête, il les rendit à ceux qui les avaient perdus, ou en fit don à des étrangers. A ce sujet, Tacite, parlant du roi d'Angleterre Cogidunus, nous fait saisir d'une façon merveilleuse cette puissance infinie des Romains. Ils avaient, dit-il, l'habitude, prise de longue date, de laisser en possession de leurs royaumes, sous leur protectorat, les souverains qu'ils avaient vaincus, «de manière à avoir jusqu'aux rois eux-mêmes comme instruments de servitude (Tacite)».—Il est vraisemblable que Soliman, à qui nous avons vu faire généreusement abandon du royaume de Hongrie et d'autres états, était mû plus par cette même raison que par celle qu'il donnait d'ordinaire: «qu'il était las du fardeau de tant de * royaumes et de cette puissance, qu'il devait à sa valeur et à celle de ses ancêtres».

CHAPITRE XXV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXV.)
Se garder de contrefaire le malade.

Exemples de personnes devenues soit goutteuses, soit borgnes, pour avoir feint de l'être pendant quelque temps.—Il y a dans Martial, où on en trouve de toutes sortes, des bonnes et des mauvaises, une épigramme des meilleures. Il y raconte plaisamment l'histoire de Célius qui, pour éviter de faire la cour à certains hauts personnages de Rome, d'assister à leur lever, de faire antichambre chez eux ou de leur faire suite, fit semblant d'avoir la goutte. Pour rendre plus vraisemblable l'infirmité qu'il invoquait pour excuse, il se faisait frictionner les jambes, les tenait enveloppées et contrefaisait complètement l'attitude et la démarche d'un goutteux. La fortune finit par lui donner cette satisfaction de le devenir réellement: «Voyez pourtant ce que c'est que de si bien faire le malade! Célius n'a plus besoin de feindre qu'il a la goutte (Martial).»

J'ai vu quelque part, dans Appien, je crois, l'histoire semblable d'un individu qui, pour échapper aux proscriptions des triumvirs de Rome et n'être pas reconnu de ceux qui le poursuivaient, se tenait caché et déguisé; à quoi il imagina d'ajouter de contrefaire d'être borgne. Quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu'il voulut enlever l'emplâtre qu'il avait longtemps porté sur l'œil, il constata que, sous ce masque, il avait effectivement perdu la vue. Il se peut que cet organe se soit atrophié pour être demeuré longtemps sans fonctionner, et que sa puissance de vision soit tout entière passée dans l'autre œil. Nous sentons bien nettement, en effet, que si nous tenons un œil fermé, le travail qu'il devrait faire retombe sur l'autre, qui semble en quelque sorte se grossir et s'enfler. Il se peut qu'également chez le podagre de Martial, le défaut d'exercice et l'action des bandages et des médicaments aient fini par développer quelques dispositions à la goutte.

Réflexion de Montaigne sur un vœu formé par quelques gentilshommes anglais.—Lisant dans Froissart qu'une troupe de jeunes gentilshommes anglais avaient fait vœu de porter un bandeau sur l'œil gauche jusqu'à ce qu'ils soient passés en France et y aient accompli quelque haut fait d'armes contre nous, je me suis souvent pris à penser combien il m'eût été agréable qu'il leur fût arrivé même mésaventure qu'à ceux dont je viens de parler, et qu'ils se soient trouvés devenus réellement borgnes, quand ils revirent leurs maîtresses, pour lesquelles, dans le désir de leur complaire, ils avaient conçu cette entreprise.

Il faut empêcher les enfants de contrefaire les défauts physiques qu'ils aperçoivent chez les autres.—Les mères ont raison de tancer leurs enfants, lorsqu'ils contrefont d'être borgnes, boiteux, de loucher ou d'avoir tels autres défauts de conformation. Outre que leur corps, tendre comme il l'est à cet âge, peut en recevoir un mauvais pli, la fortune, je ne sais comment, semble parfois, en cela, s'amuser à nous prendre au mot; et j'ai entendu citer plusieurs cas de gens devenus malades, alors qu'ils s'appliquaient à feindre de l'être. De tous temps j'ai eu l'habitude, que je fusse à pied ou à cheval, de porter à la main une baguette ou un bâton: j'en faisais une question d'élégance et je m'appuyais dessus, me donnant des airs de petit-maître; des personnes m'ont prédit que, ce faisant, une mauvaise chance pourrait bien, un jour, changer cette affectation de ma part en nécessité. Ce qui me rassure, c'est que si cela m'arrivait, je serais le premier de ma race qui aurait eu la goutte.

Exemple d'un homme devenu aveugle en dormant.—Allongeons ce chapitre et diversifions-le en changeant de sujet et disons un mot de la cécité. Pline rapporte que quelqu'un, en dormant, rêva qu'il était aveugle et se trouva l'être le lendemain, sans qu'aucune maladie eût précédé. La puissance de l'imagination, ainsi que je l'ai dit ailleurs, peut bien aider à ce que cela se produise et Pline semble être de cet avis; mais il me paraît plus vraisemblable que c'était le travail qui s'opérait à l'intérieur du corps et a amené la cécité (il appartient aux médecins d'en découvrir la cause, si cela leur convient), qui, en même temps, occasionna le songe.

Une folle habitant la maison de Sénèque, frappée de cécité, croyait que c'était la maison qui était devenue obscure; réflexion de ce philosophe sur ce que les hommes ressemblent à cette folle, attribuant leurs vices à d'autres causes qu'à eux-mêmes.—Ajoutons à ce propos, comme s'y rattachant, l'histoire suivante contée par Sénèque dans une de ses lettres: «Tu sais, dit-il, en écrivant à Lucilius, qu'Harpasté, la folle de ma femme, est, par héritage, demeurée à ma charge; j'eusse préféré qu'il en fût autrement, les monstres n'étant pas de mon goût, d'autant que lorsqu'il me prend envie de rire d'un fou, je n'ai guère à aller loin, je ris de moi-même. Cette folle a subitement perdu la vue. Ce que je te conte là est extraordinaire, c'est cependant vrai: elle ne sent pas qu'elle est devenue aveugle, et elle tourmente constamment la femme chargée de son service, pour qu'elle l'emmène, parce que, dit-elle, ma maison est obscure. Ce qui nous prête à rire chez elle, est précisément, tu peux m'en croire, ce qui advient chez chacun de nous: nul ne s'aperçoit qu'il est avare, nul qu'il est envieux; encore les aveugles demandent-ils un guide; nous, c'est de nous-mêmes que nous nous enfonçons dans nos erreurs. Je ne suis pas ambitieux, disons-nous, mais, à Rome, on ne saurait vivre autrement; je ne suis pas porté au luxe, mais le séjour à la ville réclame une grande dépense; ce n'est pas ma faute si je suis colère, si je n'ai pas encore un train de vie bien réglé, c'est ma jeunesse qui en est cause. Ne cherchons pas notre mal en dehors de nous, il est en nous; il est enraciné dans nos entrailles; mais, par cela même que nous ne nous sentons pas malades, notre guérison est plus difficile. Si nous ne nous y prenons de bonne heure pour nous soigner, quand aurons-nous fini de panser tant de plaies, de parer à tant de maux? Et cependant nous avons à notre portée ce médicament si doux, qu'est la philosophie; des autres, on n'en ressent l'effet bienfaisant qu'après la guérison; celui-ci est agréable et guérit tout à la fois.» Voilà ce que dit Sénèque, cela m'a entraîné hors de mon sujet, mais nous gagnons au change.

CHAPITRE XXVI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXVI.)
Du pouce.

Usage, chez certains rois barbares, de cimenter leurs alliances en entrelaçant leurs pouces, les faisant saigner, et suçant le sang l'un de l'autre.—Tacite raconte que chez certains rois barbares, les engagements les plus sacrés se contractaient en joignant très étroitement les mains droites l'une contre l'autre, les pouces entrelacés; puis quand, à force de presser, le sang en avait gagné les extrémités, ils les piquaient avec une pointe acérée, et se les suçaient réciproquement.

Étymologie du mot pouce.—Les médecins disent que les pouces sont les doigts essentiels de la main, et que le mot d'où dérive leur étymologie latine signifie «être fort, puissant». En grec, le sens du mot qui les désigne est comme qui dirait «une autre main». Il semble que parfois les Latins s'en sont aussi servis dans le sens de main entière: «Pour se dresser, elle n'a besoin ni d'être excitée de la voix, ni caressée du pouce (Martial).»

Coutume des Romains d'abaisser ou d'élever le pouce pour applaudir ou pour ordonner la mort des gladiateurs.—A Rome, la main fermée et renversée, le pouce détaché et en dessous, témoignait la satisfaction: «Tes partisans applaudiront à ton jeu, en baissant les deux pouces (Horace).»—La main fermée, le pouce détaché et en dessus, était une marque de défaveur: «Quand la foule tourne le pouce en haut, il faut, pour lui plaire, que les gladiateurs s'égorgent (Juvénal).»

La mutilation du pouce, chez les anciens, dispensait du service militaire.—Les Romains exemptaient de la guerre ceux qui étaient blessés au pouce, comme n'ayant plus assez de force pour se servir de leurs armes.—Auguste confisqua les biens d'un chevalier romain qui avait tranché le pouce à deux de ses enfants en bas âge, dans le but criminel de leur créer un motif les dispensant de se rendre aux armées.—Avant lui, le Sénat, lors des guerres sociales, avait condamné Caius Vatienus à la prison perpétuelle et à la confiscation de tous ses biens, pour s'être volontairement coupé le pouce de la main gauche afin de s'épargner d'y prendre part.

Quelqu'un dont je ne me souviens pas, ayant remporté une victoire navale, fit trancher les pouces à tous ses prisonniers, pour leur ôter tout moyen de combattre et de manier la rame.—Les Athéniens agirent de même à l'égard des habitants d'Égine, pour leur ôter la supériorité dans l'emploi de leur marine.

A Lacédémone, les maîtres d'école punissaient les enfants en leur mordant les pouces.

CHAPITRE XXVII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXVII.)
La poltronnerie est mère de la cruauté.

Vérité de l'adage qui fait l'objet de ce chapitre; le vrai brave épargne son ennemi vaincu, le lâche l'injurie et le frappe quand même il est réduit à l'impuissance.—J'ai souvent entendu dire que la poltronnerie est la mère de la cruauté, et * j'ai constaté par expérience combien un courage faux et perverti, entaché de mauvais sentiments et d'inhumanité, est d'ordinaire accompagné d'une faiblesse d'âme toute féminine; j'ai vu des gens des plus cruels avoir la larme facile et pour des motifs de nulle importance.—Alexandre, tyran de Phères, ne pouvait assister, au théâtre, à la représentation de tragédies, de peur que ses sujets ne le vissent s'attendrir sur les malheurs d'Hécube ou d'Andromaque, lui qui, sans pitié, faisait chaque jour torturer tant de personnes, avec des raffinements de cruauté. Ne serait-ce pas par faiblesse d'âme que les gens de cette espèce vont ainsi d'un extrême à l'autre? La vaillance a pour effet de ne s'exercer que contre qui résiste, «elle ne se plaît à immoler un taureau que s'il se défend (Claudien)», elle suspend ses coups dès qu'elle voit l'ennemi à sa merci; mais la pusillanimité, pour montrer qu'elle est aussi de la fête, n'ayant pu se mêler à ce premier acte, entre en scène au second, celui du massacre et du sang. Les tueries qui suivent les victoires, sont ordinairement le fait des masses inconscientes et de ceux qui ont la garde des bagages; et ce qui fait que l'on voit tant de cruautés inouïes se commettre dans les guerres auxquelles le peuple est mêlé, c'est que la canaille qui en compose les bas-fonds s'accoutume au meurtre et devient cruelle par l'habitude de se vautrer dans le sang jusqu'aux coudes, de mettre en lambeaux les corps étendus à ses pieds, n'ayant pas idée d'une autre sorte de vaillance: «Le loup, les ours, les animaux les moins nobles, s'acharnent sur les mourants (Ovide)», comme les chiens couards qui, à la maison, déchirent à belles dents les peaux des bêtes sauvages qu'ils n'ont pas osé attaquer en pleine campagne. Pourquoi, à notre époque, nos querelles entraînent-elles toujours la mort? c'est que tandis que nos pères avaient des degrés dans leur vengeance, nous, à cette heure, nous commençons par le dernier; dès le début, on ne parle que de tuer; qu'est-ce cela, sinon de la poltronnerie?

Tuer son ennemi quand il est abattu, c'est se priver du plaisir de la vengeance; en outre, le repos lui est acquis, tandis que le survivant est obligé de fuir, de se cacher.—Chacun sent bien qu'il y a plus de bravoure et de dédain à battre son ennemi qu'à l'achever; à le contraindre à céder, qu'à le faire mourir; bien plus, notre soif de vengeance en est mieux assouvie, elle reçoit une plus complète satisfaction, car elle ne vise qu'à causer du ressentiment à notre ennemi; c'est même pour cela que nous n'attaquons pas une bête ou une pierre qui nous blessent, incapables qu'elles sont de comprendre que ce serait une revanche que nous exercerions; tandis que tuer un homme, c'est le mettre à l'abri de nos offenses. C'est ce qui faisait que Bias criait à un méchant dont il avait eu à souffrir: «Je sais que tôt ou tard, tu en seras puni; mais je crains de ne pas le voir»; et qu'il plaignait les habitants d'Orchomène, de ce que la punition de Lyciscus pour sa trahison envers eux venait alors qu'il n'existait plus personne de ceux qui avaient eu à en pâtir et auxquels cette punition devait causer du plaisir. La vengeance est à plaindre, quand elle perd le moyen de faire souffrir celui contre lequel elle s'exerce, car elle veut, et que celui qui se venge y trouve de la jouissance, et que celui duquel il se venge la ressente pour en éprouver du déplaisir et du repentir. «Il s'en repentira», disons-nous; lui loger une balle de pistolet dans la tête, est-ce faire qu'il se repente? Au contraire, si nous y regardons attentivement, nous trouvons qu'il nous nargue en tombant; il ne nous en sait même pas mauvais gré, ce qui est bien loin d'être du repentir; nous lui rendons le meilleur service qui se peut en cette vie, savoir une mort prompte et qui ne se sente pas; nous demeurons à chercher des détours, à nous agiter, à fuir les gens de justice qui nous poursuivent, tandis que lui est en repos. Le tuer, c'est bon pour empêcher qu'il ne nous offense à nouveau dans l'avenir, mais non pour venger une injure reçue; il y a en cela plus de crainte que de bravoure, plus de précaution que de courage, de préoccupation de se défendre que d'idée de punir. Il est évident que c'est renoncer au but réel de la vengeance, et que nous portons atteinte à notre réputation; nous témoignons craindre que, s'il demeure en vie, il ne renouvelle ce dont une première fois nous avons été sa victime; ce n'est pas contre lui, c'est dans notre intérêt, que nous nous en défaisons.

Au royaume de Narsingue, cette manière de faire ne nous serait d'aucune utilité. Dans ce pays, hommes de guerre et artisans démêlent leurs querelles à coups d'épée. Le roi ne refuse à personne qui veut se battre, d'aller sur le terrain; il y assiste même, quand ce sont des gens de qualité, et fait don d'une chaîne d'or au vainqueur; mais quiconque a envie de conquérir cette chaîne, peut se mesurer avec celui qui la porte, de sorte que celui-ci, pour être sorti à son avantage d'un combat, s'en met plusieurs sur les bras.

Si nous pensions être toujours, par notre courage, les maîtres de notre ennemi, et pouvoir le malmener à notre fantaisie, nous serions bien au regret qu'il nous échappe, comme il le fait en mourant. Nous voulons vaincre, * mais avec certitude de succès plutôt que d'une manière honorable; nous cherchons dans une querelle le résultat plutôt que la gloire.

Une chose inexcusable, c'est d'attendre la mort d'un ennemi pour publier des invectives contre lui.—Asinius Pollion commit une erreur pareille, peu excusable chez un homme honorable; il avait écrit une diatribe contre Plancus et il attendit la mort de celui-ci pour la publier; au lieu de courir les chances du ressentiment qu'il provoquait, c'était en quelque sorte narguer un aveugle d'un geste indécent, un sourd par des paroles offensantes ou encore violenter quelqu'un sans connaissance. Aussi disait-on de lui «qu'il n'appartenait qu'à des démons d'entrer en lutte avec les morts». Celui qui attend qu'un auteur soit trépassé pour critiquer ses œuvres, que démontre-t-il, sinon qu'il est faible et se complaît à nuire. On disait à Aristote que quelqu'un avait médit de lui: «Qu'il fasse plus encore, répondit-il, qu'il me fouette, pourvu que je ne sois pas là.»

Les duels dérivent d'un sentiment de lâcheté, et l'usage de tenants d'un sentiment analogue.—Nos pères se contentaient de venger une injure par un démenti, un démenti par des coups, et ainsi par gradation; ils étaient assez valeureux pour ne pas craindre plein de vie, un adversaire qu'ils avaient outragé; nous, nous tremblons de frayeur, aussi longtemps que nous le voyons sur pied. Notre manière de faire aujourd'hui a pour conséquence, qu'elle nous induit à poursuivre la mort de celui que nous avons offensé, aussi bien que celle de qui nous a offensés.—C'est également par une sorte de lâcheté qu'a été introduit l'usage de nous faire accompagner, dans nos combats singuliers de deux, de trois et même de quatre tenants; jadis ces rencontres étaient des duels, à cette heure ce sont de vraies batailles. Les premiers qui imaginèrent cette mode, étaient des gens qui redoutaient d'être abandonnés à eux-mêmes: «Chacun était en défiance de soi»; et, en effet, il est dans la nature qu'en face du danger, se trouver en compagnie réconforte et encourage. Jadis on avait recours à des personnes tierces, uniquement pour faire qu'il ne se produisit ni désordre, ni acte de déloyauté dans le combat et pouvoir en témoigner; mais, depuis qu'est venue cette habitude que les témoins * y prennent également part, quiconque y est convié, ne peut honorablement se borner à demeurer spectateur, de peur qu'on attribue son abstention à un manque d'affection ou de cœur. Outre ce qu'il y a d'inique et de déshonnête dans le fait d'appeler à votre aide, pour la protection de votre honneur, la valeur et la force d'un autre, je trouve préjudiciable à un homme de bien, qui a pleinement confiance en lui-même, d'aller associer sa fortune à celle d'un second: chacun court assez de risques pour lui-même, sans en courir encore pour autrui; a assez à faire fond sur son propre courage pour défendre sa vie, sans s'en remettre à des mains tierces pour la défense d'une chose si chère. Car, si le contraire n'a été expressément convenu, c'est partie liée entre les quatre combattants; si votre second est jeté à bas, vous avez les deux autres sur les bras, et à cela il n'y a rien à redire; prétendre que c'est un abus, c'est évident, tout comme de combattre, quand on est soi-même bien armé, un adversaire qui n'a plus qu'un tronçon d'épée, ou, quand vous êtes valide, un homme déjà grièvement blessé; mais puisque vous devez ces avantages aux chances du combat engagé, vous pouvez en user sans scrupule. Ce n'est que lorsque va commencer l'action, que la dissemblance et l'inégalité des conditions dans lesquelles chacun se trouve, sont à peser et à considérer; pour ce qui survient ensuite, prenez-vous-en à la fortune; si vous êtes trois contre trois, que vos deux compagnons soient tués et que vos trois adversaires se réunissent contre vous, vous n'avez pas plus raison de protester que lorsque à la guerre, je profite pareillement, pour donner un coup d'épée à un ennemi, de ce qu'il est aux prises avec quelqu'un des nôtres. Quand deux troupes sont opposées l'une à l'autre, comme lorsque le duc d'Orléans porta défi au roi d'Angleterre Henri, lui offrant de se mesurer cent contre cent; ou comme firent les Argiens contre les Lacédémoniens qui combattirent trois cents contre un même nombre; ou comme les Horaces contre les Curiaces, en venant aux mains trois contre trois, la règle est que l'ensemble de chaque groupe n'est considéré que comme un homme seul, et, partout où on agit de compagnie, les chances sont confuses et le hasard y a une large part.

Devoirs des tenants en pareille circonstance.—J'ai un intérêt de famille dans la question: mon frère, le sieur de Matecoulom, a été convié, à Rome, à servir de second à un gentilhomme qu'il ne connaissait guère et qui avait été provoqué par un autre. Dans ce combat, il se trouva par hasard avoir à tenir tête à quelqu'un dont il était un peu voisin et qu'il connaissait davantage; combien je voudrais voir faire justice de telles lois d'honneur qui vont si souvent à l'encontre de la raison et la heurtent! Après avoir mis son adversaire hors de combat, voyant les deux principaux intéressés en la querelle encore sur pied et sains et saufs, mon frère vint prêter aide à celui qui l'avait attaché à sa cause. Pouvait-il faire autrement, devait-il se tenir coi et regarder la défaite, si le sort l'eût voulu ainsi, de celui pour la défense duquel il était venu? ce qu'il avait fait lui-même jusqu'alors n'eût, dans ce cas, servi à rien, et la querelle serait demeurée indécise. La courtoisie dont vous pouvez et devez user assurément à l'égard d'un ennemi que vous avez malmené et mis dans un grand état d'infériorité, je ne vois pas qu'elle soit admissible quand il y va de l'intérêt d'autrui, lorsque vous n'êtes qu'un auxiliaire et que la querelle n'est pas vôtre; mon frère n'eût été ni juste, ni courtois, ne pouvant l'être qu'aux dépens de celui qu'il assistait. Aussi fut-il relâché des prisons d'Italie, grâce à une prompte et très chaude intervention de notre roi.—Quelle indiscrète nation que la nôtre! Nous ne nous contentons pas d'une réputation qui répand de par le monde la connaissance de nos défauts et de nos folies, nous allons encore à l'étranger pour les lui placer sous les yeux. Mettez trois Français dans les déserts de la Libye, ils ne s'y trouveront pas ensemble depuis un mois, qu'ils se harcèleront et s'égratigneront; vous diriez que ces voyages en pays lointains font partie d'un plan préconçu en vue de donner le plaisir de nos tragédies aux étrangers, gens qui, le plus souvent, se réjouissent de ce qui nous arrive de mal et s'en moquent. Nous allons apprendre l'escrime en Italie, et en faisons application, au péril de notre vie, avant de la savoir; encore faudrait-il, suivant l'ordre des choses, connaître la théorie avant de passer à la pratique, sans quoi nous montrons que nous ne sommes que des apprentis: «Malheureux coups d'essai de la jeunesse, funeste apprentissage d'une guerre prochaine (Virgile)!»

L'art de l'escrime est à flétrir, parce qu'il ne procure la victoire qu'à force de feintes et de ruses.—Je sais bien que c'est un art utile au but en vue duquel il existe: Tite-Live rapporte qu'en Espagne dans un duel entre deux princes cousins germains, le plus vieux, par son adresse aux armes et ses feintes, eut facilement raison de la vigueur inconsidérée du plus jeune. C'est un art dont la connaissance, j'ai eu occasion de le constater, donne du cœur à certains au delà de ce qu'ils en ont; on ne saurait dire qu'en eux ce sentiment est du courage, puisqu'il s'appuie sur l'adresse et repose par suite sur autre chose que sur soi-même. L'honneur au combat consiste à ne faire, avec un soin jaloux, appel qu'à sa valeur et non à l'habileté; c'est ce qui faisait qu'un de mes amis, qui passait pour être de première force à l'escrime, choisissait, lorsqu'il avait quelque querelle à vider par les armes, celles dont l'emploi lui ôtait cet avantage et où tout ne dépendait plus que du hasard et de la fermeté, afin qu'on n'attribuât pas sa victoire à sa force en escrime plutôt qu'à sa valeur. Dans mon enfance, la noblesse évitait comme injurieuse d'avoir de la réputation en cet art; elle ne s'y exerçait qu'à la dérobée, comme à un métier de loyauté douteuse s'alliant mal au vrai courage tel que nous le tenons de la nature: «Ils ne veulent ni esquiver, ni parer, ni fuir; l'adresse n'a pas part à leur combat; leurs coups ne sont point feints, tantôt directs, tantôt obliques; la colère, la fureur, leur ôtent tout usage de l'art. Écoutez le choc horrible de ces épées qui se heurtent en plein fer; ils ne rompraient pas d'une semelle; leurs pieds restent immobiles et leurs mains sont toujours en mouvement; d'estoc ou de taille, tous leurs coups portent (Le Tasse).»

Le tir à l'arc et à l'arbalète, les tournois, les sauts de barrière, tous les jeux images de la guerre, tels étaient les exercices que pratiquaient nos pères; celui de l'escrime est d'autant moins noble, qu'il ne vise qu'un but personnel; il nous apprend à nous mettre à mal les uns les autres, en contrevenant aux lois et à la justice; aussi, sous tous rapports, ses effets sont-ils préjudiciables; au lieu de se livrer à cet exercice, qui n'a en vue que des actes qui tombent sous le coup de la loi, il serait beaucoup plus digne et convenable de s'adonner à ceux qui ont pour objet d'assurer son exécution et sont la sauvegarde de notre indépendance et de notre gloire à tous.—* Le consul Publius Rutilius fut le premier qui instruisit le soldat à manier ses armes avec adresse et par principes; qui accoupla l'art et le courage, non en vue de querelles particulières, mais en prévision des guerres que pouvait entreprendre ou avoir à soutenir le peuple romain; ce fut une escrime pour tous, à laquelle furent astreints tous les citoyens. Outre l'exemple de César qui, à la bataille de Pharsale, commanda aux siens de tirer principalement au visage des gens d'armes de Pompée, nombre d'autres chefs militaires ont introduit, suivant les besoins du moment, des changements dans la forme des armes et dans leur mode d'emploi pour l'attaque et pour la défense.

D'ailleurs, à la guerre, il est inutile et parfois dangereux.—Philopœmen proscrivit la lutte, où il excellait, parce que l'entraînement par lequel on s'y préparait était en désaccord avec ce qui convenait pour former à l'observation des principes de la discipline militaire, ce à quoi, selon lui, un homme d'honneur, dans ses jeux, devait uniquement employer son temps. Il me semble de même, que cette adresse qu'on cherche à communiquer au corps, ces feintes, ces attaques, ces parades, ces ripostes auxquelles, en cette nouvelle école, * on exerce la jeunesse, loin d'être utiles, sont plutôt contraires et préjudiciables à ce qui est d'application à la guerre. On y emploie même des armes particulières, spécialement destinées à cet usage; et j'ai vu qu'un gentilhomme convié à un combat à l'épée et au poignard, était mal venu de s'y présenter en habit de guerre, tout aussi bien qu'un autre qui proposerait d'y venir avec manteau d'armes et sans poignard.—Il est à remarquer que Lachez, dans Platon, parlant d'un enseignement de l'escrime tel que nous la pratiquons, dit n'avoir jamais vu cette école produire un seul grand homme de guerre, et ses chefs en particulier n'avoir jamais brillé sous ce rapport; notre propre expérience nous montre que, de nos jours, ces escrimeurs ne font pas mieux. Du reste, nous sommes fondés à dire qu'il n'y a aucune relation entre les habiletés qui se peuvent acquérir en des genres si différents; dans l'éducation que Platon veut pour les enfants de son état imaginaire, il interdit les exercices de pugilat introduits par Amycus et Epicius et ceux d'Antéus et Cercyo pour la lutte, comme tendant à autre chose qu'à développer parmi les jeunes gens l'aptitude au combat, et, de fait, ils n'y contribuent en rien. Mais je m'aperçois que me voilà bien à côté de mon sujet.

Les gens sanguinaires et cruels sont généralement lâches et un premier acte de cruauté en amène nécessairement d'autres.—L'empereur Maurice, prévenu par des songes et par plusieurs pronostics qu'un certain Phocas, soldat alors inconnu, devait l'assassiner, s'enquit auprès de Philippe, son gendre, de ce qu'était ce Phocas, de sa nature, de sa situation et de ses mœurs. Philippe lui ayant dit, entre autres choses, que c'était un homme pusillanime et lâche, l'empereur en conclut immédiatement qu'il devait être enclin au meurtre et à la cruauté.—Ce qui rend les tyrans si sanguinaires, c'est le soin de leur sûreté; la lâcheté qu'ils ont au cœur ne leur fournit pas d'autre moyen pour assurer cette sécurité que d'exterminer, par peur d'une simple égratignure, ceux, jusqu'aux femmes, qui peuvent les offenser: «Il frappe tout, parce qu'il craint tout (Claudien).» Les premières cruautés s'exercent pour elles-mêmes; puis, la crainte qu'elles n'engendrent une revanche justifiée en amène une nouvelle série; et elles vont se succédant ainsi, pour étouffer les vengeances au fur et à mesure qu'elles les font naître.—Philippe, roi de Macédoine, qui eut de si nombreux démêlés avec le peuple romain, inquiet des meurtres commis par ses ordres, ne pouvant triompher de la crainte que lui inspiraient tant de familles qu'à des époques diverses il avait offensées, prit le parti de s'emparer de tous les enfants de ceux qu'il avait fait tuer pour, un jour l'un, un jour l'autre, les perdre les uns après les autres et, par là, assurer son repos.

Les sujets intéressants font * toujours bien en quelque endroit qu'on les mette. Moi qui me préoccupe plus de la valeur et de l'utilité de mes propos que de les avoir en ordre et qu'ils se fassent suite, je ne regarde pas à placer ici la narration d'un beau fait, alors même qu'il semble n'être pas à sa place; il me suffit que des anecdotes aient de l'intérêt et soient de nature à se faire accepter d'elles-mêmes, pour que je me contente de la moindre corrélation avec la question que je traite et les y introduise.

Parmi les victimes de Philippe, s'était trouvé un Hérodicus, prince des Thessaliens; postérieurement, il avait fait aussi périr ses deux gendres qui avaient laissé chacun une veuve, Théoxéna et Archo, avec chacune un tout jeune enfant. Théoxéna, quoique fort recherchée, ne se décida pas à se remarier. Archo épousa Poris, le premier d'entre les Éniens, dont elle eut nombre d'enfants, qui tous étaient en bas âge, quand elle-même vint à mourir. Théoxéna, poussée par les sentiments tout maternels qu'elle portait à ses neveux, épousa Poris, afin d'être à même de les diriger et de les protéger. Alors parut l'édit du roi qui réclamait que les enfants de ceux qu'il avait condamnés, lui fussent remis. Théoxéna, en mère courageuse, se défiant de la cruauté de Philippe et des violences de ses satellites à l'égard de ces jeunes et beaux enfants, osa déclarer qu'elle les tuerait de ses propres mains, plutôt que de les lui remettre. Poris, effrayé de cette protestation, lui promit de les enlever et de les transporter à Athènes, pour les confier à la garde de quelques hôtes qu'il y avait et de la fidélité desquels il était certain. Prenant occasion de la fête annuelle qui se célébrait à Énie, en l'honneur d'Énée, ils s'y rendent; dans la journée, ils assistent aux cérémonies, prennent part au banquet public, et, à la nuit, se glissent sur un vaisseau tenu prêt à cet effet, pour fuir par mer. Le vent leur fut contraire; et, se trouvant le lendemain en vue de la terre d'où ils étaient partis, les gardes du port leur donnèrent la chasse. Sur le point d'être rejoints, tandis que Poris s'efforce de stimuler les matelots pour hâter leur fuite, Théoxéna, surexcitée par son amour et son désir de vengeance, revenant à son premier projet, prépare des armes et du poison, et les leur présentant: «Allons, mes enfants, leur dit-elle, la mort est maintenant le seul moyen de défendre votre liberté; les dieux, dans leur sainte justice, nous jugeront; ces épées nues, ces coupes * pleines la mettent à notre disposition; ayez du courage! Toi, mon fils, qui es le plus grand, prends ce fer pour mourir de la mort la plus noble.» Pressés d'un côté par cette intrépide conseillère, de l'autre par leurs ennemis près de s'emparer d'eux, ils se précipitent tête baissée sur ce qui est le plus à leur portée et, à moitié morts, sont jetés à la mer. Théoxéna, fière d'avoir si glorieusement pourvu à la sûreté de tous ses enfants, embrasse chaleureusement son mari et lui dit: «Suivons ces garçons, mon ami, et jouissons, nous aussi, de la même sépulture qu'eux»; et, se tenant étroitement embrassés, ils se précipitent dans les flots et le vaisseau est ramené au port, vide de ses maîtres.

Les tyrans s'ingénient à prolonger les tourments de leurs victimes; souvent leurs intentions à cet égard sont déçues.—Les tyrans se sont ingéniés à trouver le moyen de prolonger la durée de la mort qu'ils infligeaient, dans le double but de faire périr les gens et de leur faire ressentir les effets de leur colère; ils veulent que leurs ennemis ne passent pas tellement vite de vie à trépas, qu'ils n'aient, eux, le plaisir de savourer leur vengeance. Ils ont bien du mal à y arriver, parce que lorsque les tourments sont violents, ils sont courts; s'ils sont de longue durée, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré, et ils se mettent à doser les tortures en conséquence. Nous en voyons mille exemples dans l'antiquité et je ne sais si, sans y penser, nous n'avons pas conservé quelque chose de cette barbarie.

Dans les exécutions ordonnées par la justice, tout ce qui outrepasse la mort simple est pure cruauté.—Tout ce qui outrepasse la mort simple me semble pure cruauté. Notre justice ne saurait espérer que celui que la crainte de la mort par décapitation ou pendaison n'empêche pas de faillir, en sera empêché par l'idée d'être brûlé à petit feu, tenaillé ou roué. De plus, je ne sais trop si nous ne plongeons pas dans le désespoir ceux auxquels nous infligeons de tels supplices. En quel état, en effet, peut se trouver l'âme d'un homme attendant la mort pendant vingt-quatre heures, étendu sur une roue, les membres rompus ou, comme on faisait jadis, cloué à une croix? Josèphe raconte que pendant les guerres des Romains en Judée, passant en un endroit où on avait crucifié plusieurs Juifs, en croix depuis trois jours déjà, ayant reconnu parmi eux trois de ses amis, il obtint leur grâce; deux moururent, dit-il, le troisième en réchappa.

Détail de quelques supplices atroces.—Chalcondyle, qui a laissé des mémoires dignes de foi sur ce qui s'est passé de son temps et près de lui, rapporte que l'empereur Mahomet appliquait souvent cet horrible supplice de faire couper des hommes en deux, d'un seul coup de cimeterre, par le milieu du corps, au-dessus des hanches, ce qui faisait qu'ils mouraient, pour ainsi dire, de deux morts à la fois; on voyait, dit-il, chacun des deux tronçons pleins de vie se démener encore longtemps, sous l'action de la douleur. Je ne crois cependant pas que ce supplice dût occasionner de bien grandes souffrances; ce ne sont pas toujours les plus hideux à voir qui font le plus souffrir et je trouve bien plus atroce ce que, d'après d'autres historiens, ont enduré certains seigneurs épirotes, que ce même Mahomet fit écorcher vifs, ordonnant, par un raffinement de cruauté, que l'opération fût conduite de telle sorte que leur supplice se prolongeât quinze jours durant.

Que dire de ces deux autres: Crésus ayant fait prendre un gentilhomme, favori de Pantaléon son frère, le fit conduire dans une boutique de foulon, où il le fit gratter et carder jusqu'à ce qu'il en mourût, avec les cardes et peignes employés dans ce métier.—Georges Sechel, chef de ces paysans de Pologne qui, sous prétexte de croisade, firent tant de mal, avait été défait dans un combat, et fait prisonnier par le Vayvode de Transylvanie. Pendant trois jours, il demeura nu, attaché sur un chevalet, exposé à tous les tourments qu'il plut à chacun d'exercer contre lui; durant ce temps, plusieurs autres prisonniers étaient soumis à un jeûne rigoureux. Alors, lui vivant encore et ayant sa pleine connaissance, on fit boire son sang à son frère Lucas qu'il chérissait et pour le salut duquel il ne cessait uniquement de supplier, cherchant à attirer sur lui seul la haine inspirée par leurs méfaits; puis on fit se repaître de sa chair vingt de ses capitaines préférés qui le déchirèrent à belles dents et le dévorèrent morceau par morceau; enfin quand il eut rendu le dernier soupir, on fit bouillir ses entrailles et tout ce qui restait de son corps, et on le fit manger à d'autres de sa suite.

CHAPITRE XXVIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXVIII.)
Chaque chose en son temps.

Caton le censeur et Caton d'Utique; la vertu de celui-ci l'emporte de beaucoup sur celle du premier.—Ceux qui mettent sur le même rang Caton le censeur et Caton d'Utique, celui qui s'est lui-même donné la mort, assimilent l'une à l'autre deux belles natures qui ont bien des points communs. Caton le censeur montra son beau naturel sous plus d'aspects différents, il l'emporte par ses succès militaires et les services rendus dans les charges publiques qu'il a occupées; mais la vertu de Caton d'Utique, outre que ce serait un blasphème d'estimer qu'une autre puisse lui être comparée sous le rapport de l'énergie, a été beaucoup plus pure. Qui oserait en effet décharger celle de Caton le censeur du reproche d'envie et d'ambition, lui qui alla jusqu'à attaquer l'honneur de Scipion qui, en bonté et à tous autres égards, était de beaucoup meilleur que lui et que tout autre de son siècle?

Dans sa vieillesse Caton le censeur s'avisa d'apprendre le grec, c'est un ridicule; toutes choses doivent être faites en leur temps.—On dit entre autres de Caton le censeur que, dans son extrême vieillesse, il se mit à apprendre la langue grecque, y apportant beaucoup d'application, comme s'il voulait satisfaire un désir inné depuis longtemps; je ne tiens pas cela comme si digne d'admiration, c'est à proprement parler ce que j'appellerais retomber en enfance. Chaque chose a son temps, les bonnes comme le reste; et il peut fort bien arriver qu'une prière soit dite à un moment inopportun, ainsi que cela fut reproché à Q. Flaminius, que, général en chef, on avait vu, lors d'une bataille qu'il gagna, se mettre à l'écart, au moment de s'engager, et s'amuser à prier Dieu: «Le sage lui-même met des bornes à sa vertu (Juvénal).»

Eudémonidas voyant Xénocrate, à un âge avancé, s'empresser aux leçons de son école, dit: «Quand donc celui-ci saura-t-il, s'il apprend encore?»—Philopœmen, entendant prodiguer les éloges au roi Ptolémée, parce que chaque jour il s'endurcissait en faisant des armes, disait: «Un roi de son âge n'est pas à louer de ce qu'il se livre à de semblables exercices, qu'il ne devrait plus qu'appliquer quand l'occasion s'en présente.»—L'homme jeune, disent les sages, doit se préparer, le vieillard jouir du fruit de sa préparation; et le plus grand défaut qu'ils relèvent en nous, c'est que nos désirs se rajeunissent sans cesse, que sans cesse nous recommençons notre vie.

Nos désirs devraient être amortis par l'âge, mais nos goûts et nos passions survivent à la perte de nos facultés.—Nos études et nos goûts devraient quelquefois être ceux qui conviennent à la vieillesse; déjà nous avons un pied dans la fosse, et nos aspirations, ce que nous poursuivons, viennent à peine de naître: «Tu fais tailler des marbres à la veille de mourir, élever des maisons, quand tu ne devrais songer qu'à un tombeau (Horace).» Le plus long des desseins que je conçois, ne demande pas un an pour sa réalisation; je ne pense qu'à ma fin et me défais de toutes nouvelles espérances et entreprises; j'adresse un adieu définitif à tous les lieux que je quitte et aliène chaque jour quelque chose de ce que je possède: «Depuis longtemps je ne perds, ni ne gagne..., il me reste plus de provisions que je n'ai de chemin à faire (Sénèque)»; «J'ai vécu, j'ai fourni la carrière que m'avait assignée la fortune (Virgile).»

Finalement, la vieillesse m'apporte du soulagement en toutes choses; elle amortit en moi des désirs et des préoccupations qui, dans la vie, sont une cause d'inquiétude: préoccupations des affaires de ce monde, de richesse, de grandeur, de science, de santé, de moi-même. Caton le censeur apprenait à parler, quand il lui fallait apprendre à se taire pour jamais. Jusqu'à la fin, l'étude peut se poursuivre, mais non le temps passé à l'école; quelle sotte chose qu'un vieillard qui apprend à épeler! «A qui se trouvent dans des conditions différentes, conviennent des choses diverses; chaque âge a ses appétits qui lui sont propres (Pseudo Gallus).»

Sans doute un vieillard peut encore étudier, mais ses études doivent être conformes à son âge et le préparer à quitter ce monde.—S'il nous faut étudier, livrons-nous à une étude appropriée à notre condition, de manière à pouvoir répondre comme celui à qui on demandait à quoi aboutissaient celles qu'il pratiquait, alors qu'il était en pleine décrépitude: «A partir meilleur et plus à mon aise.» Ce fut le cas de celle à laquelle s'adonnait Caton d'Utique sentant sa fin prochaine, étude qui se trouva être l'entretien de Platon sur l'éternité de l'âme. Non, comme on pourrait le croire, que depuis longtemps il ne fût prêt, sous tous rapports, à ce départ: certitude de ce qui allait arriver, volonté arrêtée qu'il en soit ainsi, connaissance de tout ce qui peut se savoir de ce qui nous attend au delà de la vie, de tout cela il avait plus que Platon n'en a mis dans ses écrits; sa science et son courage étaient, à cet égard, au-dessus de ce que prône la philosophie elle-même; et cet ouvrage, il ne l'avait pas choisi en vue de sa mort; mais, comme quelqu'un dont une telle résolution, malgré son importance, n'interrompt même pas le sommeil, il poursuivait ses études sans en modifier le cours, pas plus qu'il n'apporta de changement aux autres occupations habituelles de son existence. La nuit où échoua sa candidature à la préture, il la passa à jouer; celle où il devait mourir, il la passa à lire; la perte de sa vie, celle de sa charge, n'eurent pas sur lui plus d'effet l'une que l'autre.

CHAPITRE XXIX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXIX.)
De la vertu.

Par le mot vertu, il faut entendre ici la force d'âme; ce n'est pas en des élans impétueux, mais passagers, qu'elle consiste; elle demande de la constance et se rencontre rarement.—L'expérience me montre qu'il y a une très grande différence entre les boutades et les saillies de l'âme et ce qu'elle est dans le courant habituel de la vie. Je vois bien que rien ne nous est impossible, pas même de faire plus que la divinité elle-même, dit quelqu'un; il y a plus de mérite, par exemple, à demeurer impassible par la force de notre volonté, que d'être tel parce que l'impassibilité serait dans nos attributs. Nous en arrivons à pouvoir joindre à la faiblesse humaine, la résolution et la fermeté de Dieu lui-même, mais ce n'est que par à-coups. Dans la vie de ces héros des temps passés il y a quelquefois des actes prodigieux, qui semblent excéder de beaucoup les forces que nous avons reçues de la nature; mais ce ne sont à la vérité que des actes passagers, et on se persuadera difficilement que leurs âmes aient pu s'imprégner et se pénétrer de ces idées élevées au point qu'elles leur soient devenues d'application constante et pour ainsi dire naturelles. Il nous arrive bien à nous-mêmes, qui ne sommes que des avortons d'hommes, que parfois notre âme, éveillée par les discours ou les exemples d'autrui, s'élève beaucoup au-dessus de ce qui lui est habituel, mais elle est alors comme emportée par une sorte de passion qui la pousse, l'agite, la ravit en quelque sorte hors d'elle-même; et, ce tourbillon franchi, nous la voyons, sans y penser, se détendre, se relâcher d'elle-même, sinon peut-être jusqu'à sa dernière limite, au moins dans une mesure qui fait qu'elle n'est plus ce qu'elle était devenue; si bien qu'il suffit alors de la moindre occasion, d'un oiseau perdu, d'un verre cassé, pour nous émotionner à peu près autant qu'il peut advenir chez un homme du commun. Sauf l'ordre, la modération et la constance, j'estime tout possible à un homme même défectueux, qui d'ordinaire est au-dessous de ce qu'il devrait être; c'est pour cela que les sages posent que, pour juger sainement d'un homme, il est essentiel d'examiner surtout ses actions privées et de le surprendre dans ce qui est sa vie de tous les jours.

Bien que la possédant à un haut degré, Pyrrhon essaya vainement de toujours mettre sa vie en conformité avec sa doctrine.—Pyrrhon, qui érigea l'ignorance en science de si plaisante sorte, essaya, comme tous les philosophes vraiment dignes de ce nom, de conformer sa vie à sa doctrine. Il prétendait que la faiblesse du jugement humain est si grande, qu'il est incapable de prendre un parti, ou d'incliner dans un sens plutôt que dans un autre; il le voulait continuellement en suspens, hésitant, considérant et accueillant tout comme chose indifférente. Aussi avait-il toujours, raconte-t-on, même manière de faire et même physionomie: s'il avait commencé à raconter quelque chose, il le contait jusqu'au bout, ne cessant de parler, alors même que son interlocuteur l'avait quitté; s'il marchait, il ne changeait pas de direction, quelque obstacle qui se présentât, et il fallait l'intervention de ses amis, pour le préserver des précipices, du heurt des charrettes et autres accidents; craindre ou éviter quelque chose était en effet contraire à ses principes, qui ne reconnaissaient pas nos sens capables de faire choix de quoi que ce soit, et ne tenaient rien pour certain. Il lui est arrivé quelquefois de supporter avec une telle constance des incisions et des cautérisations, qu'on ne lui voyait seulement pas ciller les yeux. C'est quelque chose de faire que l'âme accepte des idées de cette nature; c'est bien autre d'en faire application, ce n'est pourtant pas impossible. Mais les appliquer avec une persévérance, une constance telles, qu'elles deviennent notre manière d'être habituelle quand il s'agit de pratiques si éloignées de ce qui est communément, il est presque incroyable que cela se puisse. C'est ce qui explique pourquoi, aperçu chez lui, se querellant parfois très vivement avec sa sœur, et apostrophé sur ce qu'il se départissait en cela de son indifférence, il s'écria: «Eh quoi! faut-il que cette femmelette, elle aussi, vienne en témoignage à l'appui des règles de ma doctrine?» Une autre fois, ayant été vu se défendant contre un chien: «Il nous est bien difficile, dit-il, de nous dépouiller complètement de notre nature humaine; c'est d'abord par des actes qu'il faut nous défendre de ce qui nous menace, et la raison et la fatalité n'entrer en ligne que faute de mieux.»

Traits de courage amenés par une soudaine résolution.—Il y a environ sept à huit ans, qu'à deux lieues d'ici, un villageois qui vit encore, ayant depuis longtemps la tête rompue par les scènes de jalousie que lui faisait sa femme, fut, comme il revenait du travail, accueilli, en manière de bienvenue, par les criailleries habituelles de celle-ci. Là-dessus, il entra dans une fureur telle que, sur-le-champ, avec une serpe qu'il avait encore à la main, il se coupa net les parties de lui-même qui mettaient sa femme si fort en fièvre et les lui jeta au nez.—On conte aussi qu'un gentilhomme des nôtres, amoureux et très gaillard, parvenu, par sa persévérance, à attendrir le cœur d'une jolie maîtresse, s'étant trouvé, au moment d'entrer en possession d'elle, frappé d'impuissance et hors d'état de la satisfaire, «l'organe dont il attendait les services, n'ayant redressé qu'une tête défaillante (Tibulle)», dans son désespoir, rentré chez lui, sans plus attendre, il s'en priva et envoya cette cruelle et sanglante victime à sa belle, en réparation de l'offense qu'il lui avait faite. Que ne dirions-nous d'un fait de si grande originalité, s'il avait été accompli avec réflexion et sous l'effet d'un mobile religieux, comme faisaient les prêtres de Cybèle?

Il y a peu de jours, à Bergerac, à cinq lieues de chez moi lorsqu'on remonte la rivière de la Dordogne, une femme qui, la veille au soir, avait été molestée et battue par son mari de naturel chagrin et peu sociable, résolut d'échapper à ses brutalités par le sacrifice de sa vie. A son lever, se rencontrant comme d'ordinaire avec d'autres femmes ses voisines, elle leur glissa quelques mots de recommandation sur ses affaires, puis * prenant par la main une sœur qu'elle avait, elle l'emmena sur le pont. Là, comme pour se jouer, elle lui fit ses adieux, et, sans laisser voir le moindre changement ou altération en elle, se précipita de haut en bas, dans la rivière où elle se perdit. Ce que ceci présente de plus particulier, c'est qu'elle mûrit ce dessein, dans sa tête, pendant une nuit entière.

Autres exemples, mais suites de déterminations, de projets arrêtés longtemps à l'avance.—Les femmes indoues font bien autre chose. Il est dans les mœurs de ces peuples que les maris aient plusieurs femmes et qu'à la mort de l'un d'eux, celle qui lui est la plus chère se tue après lui. C'est là un privilège que, pendant toute sa vie, chacune s'efforce de mériter à l'encontre de ses compagnes; les attentions qu'elles ont pour leur mari, les services qu'elles lui rendent, ont surtout pour objet d'obtenir la préférence pour lui tenir compagnie à sa mort: «Dès que la torche funèbre est lancée sur le bûcher, on voit à l'entour les épouses échevelées se disputer l'honneur de mourir et de suivre leur époux; lui survivre est une honte pour elles. Celle qui sort victorieuse de cette lutte, se précipite dans les flammes et, d'une bouche ardente, embrasse en mourant l'époux qui n'est plus (Properce).»

Quelqu'un rapporte avoir vu, dans ces contrées d'Orient, cette coutume encore en usage de nos jours; non seulement les femmes, lorsqu'elles ont perdu leur mari, s'ensevelissent avec lui, mais aussi les esclaves auxquelles il a accordé ses faveurs. A cet effet, on procède de la manière suivante: Le mari mort, la veuve peut, si elle désire, mais il est rare qu'elle le veuille, demander deux ou trois mois de répit, pour mettre ordre à ses affaires. Le jour venu, montée sur un cheval, parée comme pour une noce, la mine joyeuse, ayant à la main gauche un miroir, dans l'autre une flèche, «allant, dit-elle, dormir avec son époux», accompagnée de ses parents, de ses amis et d'une foule considérable en liesse, elle se promène en grande pompe, pour se rendre ensuite sur l'emplacement réservé à ce genre de spectacle. C'est une place assez vaste; au milieu, une fosse remplie de bois; joignant cette fosse, une plate-forme élevée de quatre ou cinq marches, sur laquelle la femme est amenée. Là, on lui sert un repas magnifique; puis elle se met à danser et à chanter, et, quand elle le juge à propos, commande qu'on allume le feu. Ceci fait, elle descend, et prenant par la main le plus proche parent de son mari, ils vont ensemble à la rivière voisine, où elle se dépouille de ses vêtements qu'elle distribue, ainsi que ses joyaux, à ses amis, et, toute nue, va se plonger dans l'eau, pour s'y laver de ses péchés. En en sortant, elle s'enveloppe dans une pièce de linge jaune de quatorze brasses de long; et, reprenant la main du parent de son mari, elle revient à la plate-forme, d'où elle parle à la foule, recommandant ses enfants, si elle en a. D'ordinaire, entre le foyer et l'estrade, on tend un rideau pour lui masquer la vue de cette fournaise ardente; quelques-unes s'y opposent pour témoigner plus de courage. Quand elle a achevé ce qu'elle a à dire, une femme lui présente un vase plein d'huile, dont elle s'oint la tête et tout le corps; lorsqu'elle a fini, elle jette dans le feu ce qui en reste et, au même moment, s'y précipite elle-même. Aussitôt la foule l'accable de bûches pour empêcher que ses souffrances ne se prolongent, et la joie de tout à l'heure se change en deuil et en tristesse.—S'il s'agit de personnes de moindre importance, le corps du mort est porté au lieu où on veut l'enterrer; on l'y place assis, sa veuve à genoux devant lui le tient étroitement embrassé et demeure de la sorte, pendant qu'autour d'eux on élève un mur. Quand ce mur est arrivé à hauteur des épaules de la femme, un de ses parents, lui saisissant la tête par derrière, lui tord le cou; et, dès qu'elle a rendu l'âme, on achève de monter le mur et de clore cette tombe où mari et femme demeurent ensevelis.

Dans ce même pays, ceux de leurs philosophes appartenant à la secte des Gymnosophistes agissaient d'une façon analogue, et cela sans y être contraints par n'importe qui, sans que ce fût l'effet d'une exaltation suite d'une idée survenant à l'improviste, mais uniquement parce que telle était leur règle. Lorsqu'ils avaient atteint un certain âge, ou se voyaient menacés de quelque maladie, ils faisaient dresser un bûcher et, au-dessus, un lit somptueusement paré; puis, après avoir joyeusement festoyé avec leurs amis et connaissances, ils allaient se placer sur ce lit avec tant de résolution qu'une fois le bûcher allumé, on ne leur voyait plus remuer ni pieds ni mains. Ainsi mourut l'un d'eux, Calanus, devant toute l'armée d'Alexandre le Grand. Ces philosophes n'estimaient ni saint, ni bienheureux, aucun des leurs qui ne s'était pas donné la mort de la sorte, rendant son âme purgée et purifiée par le feu, après anéantissement de tout ce qu'il y avait de mortel et de terrestre en lui. Ce qui est prodigieux dans cet acte, c'est qu'il était, toute leur vie durant, l'objet d'une préméditation constante de leur part.

Le dogme de la fatalité est souvent mis en avant, quoique facile à réfuter; fréquemment, il est employé pour surexciter les esprits.—Au nombre des questions qui nous divisent, est celle de «la fatalité». Pour subordonner ce qui arrive, y compris notre volonté, à une nécessité qui serait arrêtée à l'avance et à laquelle nous ne pourrions nous soustraire, on se sert, encore aujourd'hui, de cet argument des temps passés: «Puisque Dieu, ce qui n'est pas douteux, prévoit tout ce qui doit arriver, toute chose arrive donc fatalement déterminée à l'avance.» A quoi nos maîtres répondent: «Constater qu'une chose arrive, comme nous le faisons et comme Dieu lui-même le fait (car présent partout, il voit plutôt qu'il ne prévoit), ce n'est pas obliger cette chose à se produire; si nous voyons, c'est parce que les choses sont; et ce n'est pas parce que nous les voyons qu'elles sont. C'est l'événement qui fait la science que nous en avons, et non cette science qui fait l'événement. Ce que nous voyons arriver, est; mais il pouvait en être autrement; et Dieu, qui a la prescience des causes qui produisent les événements, a également celle des causes dites fortuites et aussi la prescience de celles qui dépendent de notre volonté, en raison de la liberté que nous tenons du libre arbitre qu'il nous a octroyé; il sait que si nous manquons à notre devoir, c'est parce que nous avons voulu y manquer.»

J'ai vu beaucoup de gens encourager leurs partisans, en ayant recours à ce dogme de la fatalité: «Si notre heure, disent-ils, doit arriver à point nommé, ni les arquebusades de l'ennemi, ni la hardiesse que nous déployons vis-à-vis de lui, non plus que notre fuite et notre lâcheté ne peuvent ni l'avancer, ni la reculer.» Cela est bon à dire, mais cherchez qui l'applique. Si une foi vive et forte produit des actions empreintes de ces mêmes qualités, notre foi, dont, en ce siècle, nous ne cessons de faire étalage, doit être merveilleusement faible à en juger par les résultats qu'elle produit, à moins qu'elle n'ait si peu de considération pour les œuvres qu'elle inspire, qu'elle dédaigne leur compagnie.—Sur ce sujet, nous lisons dans le Sire de Joinville, témoin digne de foi autant que tout autre, que les Bédouins qui étaient mêlés aux Sarrasins, lorsque le roi saint Louis eut affaire en Terre Sainte, croyaient si fermement, de par leur religion, que les jours de chacun sont, de toute éternité, déterminés et comptés, sans qu'il lui soit possible d'échapper à sa destinée, qu'ils allaient à la guerre complètement nus, n'ayant qu'un sabre à la turque et le corps couvert seulement d'un pan d'étoffe blanche. Leur plus grande malédiction, qu'ils proféraient sans cesse quand ils étaient en colère contre quelqu'un des leurs, était: «Maudit sois-tu, comme l'est celui qui s'arme par crainte de la mort!» C'est là une preuve de croyance et de foi, bien autre que celles que nous donnons nous-mêmes. Celle que, du temps de nos pères, donnèrent ces deux moines de Florence, est de même ordre: Se trouvant d'opinions opposées sur un point de science, ils convinrent, s'en remettant à la Providence de décider entre eux, d'entrer tous deux, en présence de tout le peuple, dans un brasier allumé sur la place publique; déjà les apprêts en étaient terminés et ils allaient passer à l'exécution, quand elle fut interrompue par un incident imprévu.

Un jeune seigneur turc s'était signalé par un fait d'armes accompli personnellement, en vue des deux armées d'Amurat et d'Huniade sur le point d'en venir aux mains. Amurat lui ayant demandé à quoi il devait, lui si jeune et si inexpérimenté (c'était la première guerre à laquelle il prenait part), d'avoir déployé une vigueur et un courage si généreux, il répondit que la vaillance lui avait été enseignée par un professeur hors ligne, qui était un lièvre: «Étant un jour à la chasse, dit-il, je vis un lièvre au gîte; et, bien que j'eusse avec moi deux excellents lévriers, comme il se présentait d'une façon tout à fait avantageuse, il me sembla que, pour être plus sûr de ne pas le manquer, il valait encore mieux le tirer avec mon arc. Je me mis donc à lui décocher une flèche, puis une autre, et ainsi jusqu'à quarante qui étaient dans mon carquois, non seulement sans le toucher, mais même sans l'éveiller. Alors je découplai et lançai sur lui mes lévriers; ils ne réussirent pas davantage à l'atteindre. Je compris par là qu'il avait été protégé par la destinée; que ni les traits, ni les glaives ne portent, si la fatalité n'en a ainsi décidé, et que nous ne pouvons ni devancer, ni retarder son arrêt.»—Ce conte doit, en passant, servir à nous montrer combien notre raison est sensible aux impressions les plus diverses. Un personnage considérable par son âge, son nom, ses dignités et ses opinions, se vantait à moi d'avoir été amené à une modification très importante de sa foi, par un fait qui n'y avait qu'un rapport indirect et tout aussi bizarre que celui survenu à ce seigneur turc; fait si peu concluant du reste, que je trouve qu'il militait encore davantage dans le sens contraire. Il le qualifiait de miracle; moi aussi, mais en l'envisageant d'autre façon.—Les historiens turcs estiment que la conviction que, chez ce peuple, tout le monde a, que nos jours sont fixés d'une manière immuable par la fatalité, aide d'une façon évidente à lui donner cette assurance qu'il montre dans le danger. Je connais un grand prince qui fait servir fort heureusement cette croyance à ses intérêts, soit qu'il y ait foi, soit qu'il n'en use que pour se défendre contre le reproche de trop s'aventurer; puisse la fortune ne pas trop tôt se lasser de lui être favorable.

Quant aux assassins, la plupart du temps, ce sont les passions religieuses ou politiques qui arment leur bras.—Il n'y a pas, autant qu'il m'en souvient, de fait témoignant de plus de résolution, que celui de ces deux hommes qui attentèrent à la vie du prince d'Orange. Il est merveilleux comment le second, qui réussit dans son entreprise, ait pu y être déterminé, alors qu'elle avait si mal tourné chez le premier qui y avait cependant apporté toutes les garanties possibles de succès. Il s'agissait en effet, pour lui, de s'attaquer après ce précédent fâcheux, avec la même arme, à un seigneur qui, mis en garde par l'attentat dont récemment il venait d'être l'objet, avait un entourage nombreux d'amis dévoués, était doué d'une grande force physique et se trouvait chez lui, au milieu de ses gardes, dans une ville toute à sa dévotion. Certes, il a fallu, pour perpétrer cet assassinat, une main bien sûre d'elle-même et un courage inspiré par une bien violente passion. Le poignard frappe plus sûrement, mais nécessite plus de mouvement et demande un bras plus vigoureux que le pistolet, aussi y a-t-il plus de risque que le coup ne dévie ou ne soit porté d'une main hésitante. Je suis convaincu que ce second assassin ne doutait pas qu'il courait à une mort certaine, car les espérances dont on a pu le leurrer à cet égard ne pouvaient être admises par qui avait un peu de bon sens, et sa conduite en la circonstance montre qu'il ne lui faisait pas plus faute que le courage. Les raisons qui peuvent inspirer une telle assurance sont diverses, notre imagination faisant d'elle et de nous ce qui lui plaît.—L'attentat commis près d'Orléans ne ressemble en rien au précédent; sa réussite fut due au hasard plus qu'à la vigueur d'exécution; le coup n'eût pas été * mortel, si le destin ne s'en fût mêlé; et l'avoir entrepris à cheval, en tirant de loin, sur un homme qui, à cheval lui-même, participait au mouvement de sa monture, est le fait de quelqu'un plus soucieux de se sauver que de réussir. Ce qui suivit le montre bien: l'assassin prit peur et se troubla tellement à la pensée de l'acte qu'il venait d'accomplir contre une si haute personnalité, qu'il perdit complètement la tête, aussi bien pour diriger sa fuite, que dans les réponses qu'il fit. Pour échapper, il n'avait qu'à franchir une rivière et il rejoignait ses amis; c'est une chose que j'ai faite pour me soustraire à des dangers bien moindres, et j'estime qu'on n'y court pas grand risque, quelque large que soit le cours d'eau, pourvu que le cheval puisse y entrer facilement et que, de l'autre côté, vous ayez en aval un point où il soit aisé d'aborder.—Quand on notifia à l'assassin du prince d'Orange l'horrible sentence portée contre lui, il dit ces seuls mots: «Je m'y attendais, et vous étonnerai par ma patience.»

Les Assassins, peuplade de la Phénicie, sont réputés chez les Mahométans, d'une dévotion et d'une pureté de mœurs s'élevant au-dessus de tout. Ils tiennent que la voie la plus courte pour gagner le paradis, c'est de tuer quelqu'un d'une religion autre que la leur; et on les a souvent vus s'attaquer, soit seuls, soit à deux, à des ennemis puissants, n'étant eux-mêmes vêtus que d'un simple caftan, sûrs d'y laisser la vie et sans prendre aucun soin de leur propre danger. Ainsi fut assassiné (le mot vient de leur nom), à l'époque de nos guerres saintes, au milieu de sa ville, Raymond, comte de Tripoli, qui était français; et aussi Conrad, marquis de Montferrat. Leurs meurtriers, conduits au supplice, étaient gonflés d'orgueil et fiers d'avoir accompli de si beaux chefs-d'œuvre.

CHAPITRE XXX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXX.)
A propos d'un enfant monstrueux.

Description d'un enfant et d'un pâtre monstrueux; ce qui nous paraît tel, ne l'est pas pour la nature.—Je me borne au simple énoncé d'un fait, laissant aux médecins le soin de le commenter: J'ai vu, avant-hier, un enfant que deux hommes et une nourrice, qui se disaient être son père, son oncle et sa tante, menaient pour gagner quelques sous, le montrant à cause de son étrangeté. Cet enfant, qui avait juste quatorze mois, était de partout conformé comme d'ordinaire; il se tenait sur ses pieds, marchait et gazouillait comme * à peu près tous autres du même âge, ses cris toutefois semblaient avoir quelque chose de particulier; jusqu'alors il n'avait rien voulu prendre, en fait de nourriture, que le sein de sa nourrice; ce que, pour essayer, on lui mettait dans la bouche, ainsi qu'on le fit en ma présence, il le mâchait un peu, puis le rejetait sans l'avaler. Au-dessous des tetons, il était joint et accollé à un autre enfant qui n'avait pas de tête, dont l'orifice intestinal était clos et le reste du corps entier. Cet avorton avait bien un bras plus court que l'autre, mais parce qu'il l'avait eu cassé à leur naissance. Ces deux corps étaient joints face à face, comme un petit enfant qui aurait voulu se coller contre un autre plus grand. La jonction ne s'opérait que sur une longueur de quatre largeurs de doigt environ; en soulevant le corps de celui de ces deux êtres qui était imparfait, on apercevait au-dessous le nombril de l'autre; la ligne de suture était entre ses tetons et son nombril. De l'avorton, on ne pouvait apercevoir le nombril, mais tout le reste du ventre se voyait; les parties qu'il avait libres: les bras, les fesses, les cuisses et les jambes, demeuraient pendantes et mobiles le long du corps du plus grand, auquel elles arrivaient à mi-jambe. La nourrice ajoutait que ces deux êtres urinaient chacun pour son propre compte; que leurs membres, à tous deux, se nourrissaient également bien, et étaient les uns et les autres pleins de vie, ceux de l'avorton toutefois moins longs et plus grêles. Ce double corps et ces membres multiples rattachés à une seule tête, pourraient bien fournir un pronostic favorable pour notre roi, lui présageant le maintien sous ses lois des divers partis et factions de notre état politique; mais, de peur que l'événement ne vienne à le démentir, mieux vaut passer outre; il est plus sûr en effet de deviner les faits accomplis, «et par quelque interprétation, les faire cadrer avec les conjectures (Cicéron)», comme faisait Epiménides, dont on dit qu'il devinait à reculons.

Je viens de voir un pâtre du Médoc, âgé de trente ans environ qui n'a pas apparence de parties génitales et, en place, trois trous par lesquels il urine continuellement; il a de la barbe, le désir de la femme et en recherche les caresses.

Ce que nous appelons des monstres, n'en sont pas aux yeux de Dieu, qui voit dans l'immensité de ses œuvres l'infinité des formes qu'il a imaginées; il est à croire que telle qui nous étonne, se rapporte à quelque autre de même genre, qui est inconnue à l'homme et en dérive. Tout ce qui émane de son infinie sagesse est beau et découle de règles générales; mais la relation de toutes ces créations entre elles et leur assortiment nous échappent: «L'homme ne s'étonne pas de ce qu'il voit souvent, lors même qu'il en ignore la cause; que ce qu'il n'a jamais vu arrive, c'est pour lui comme un prodige (Cicéron).» Nous disons de ce qui diffère de ce que nous voyons d'ordinaire, que c'est contre nature; rien, quel qu'il soit, n'est que suivant ses lois. Que cette considération si naturelle, qui s'applique à tout sans exception, chasse donc l'erreur et l'étonnement que la nouveauté nous cause.

CHAPITRE XXXI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXI.)
De la colère.

Il vaut mieux confier les enfants aux soins du gouvernement que de les laisser à leurs parents.—Plutarque est partout admirable; il l'est surtout, quand il apprécie les actions humaines. On peut lire les belles choses qu'il dit, dans le parallèle qu'il établit entre Lycurgue et Numa, à propos de la grande simplicité d'esprit avec laquelle nous abandonnons les enfants à la direction exclusive de leurs pères, auxquels nous en laissons la charge. La plupart de nos constitutions, comme le dit Aristote, admettent que chacun, comme cela pouvait exister chez les Cyclopes, dirige sa femme et ses enfants, au gré de son imagination plus ou moins folle et indiscrète; il n'y a guère que les constitutions de Lacédémone et de la Crète qui aient confié aux lois la direction de l'enfance. Qui ne voit que, dans un état, tout dépend de son éducation morale et physique? et cependant elle demeure, sans discernement aucun, à la merci des parents, quelque fous et méchants que ceux-ci puissent être.

Ceux-ci les châtient quelquefois, dans des transports de colère; ce n'est plus correction, c'est vengeance.—Combien de fois, par exemple, n'ai-je pas été tenté, en passant dans la rue, de venger, par quelque tour de ma façon, de petits garçons que je voyais écorchés, assommés, meurtris par un père ou une mère en fureur, mis hors d'eux par la colère; voyez-vous ces brutes, les joues en feu, les yeux dénotant leur rage (et, d'après Hippocrate, les maladies qui nous défigurent sont des plus dangereuses), vociférant à tue-tête contre des êtres qui sortent à peine de nourrice, «dans l'emportement qui les entraîne, elles ressemblent au rocher abrupt qui, perdant son point d'appui, se précipite tout à coup du haut de la montagne (Juvénal)». Puis, des paroles on passe aux coups, et voilà ces pauvres petits, blessés, assommés, estropiés, sans que la justice s'en inquiète, comme si ces déboîtements et dislocations de membres n'atteignaient pas des créatures faisant partie de la société que nous formons: «On t'est reconnaissant de ce que tu as donné à la patrie un nouveau citoyen, pourvu toutefois que tu le rendes propre à la servir, soit dans la culture des champs, soit dans les travaux de la guerre, soit dans la pratique des arts de la paix (Juvénal).»

Il n'y a pas de passion qui, autant que la colère, porte atteinte à l'équité des jugements. Personne n'hésiterait à punir de mort un juge qui, sous l'empire de ce sentiment, aurait condamné un criminel; pourquoi donc pères et maîtres d'école ont-ils le droit, quand ils sont irrités, de fouetter un enfant ou de lui infliger tout autre châtiment? Ce n'est plus le corriger, c'est se venger. Le châtiment est en quelque sorte un médicament pour l'enfant; supporterions-nous qu'un médecin s'emporte et se mette en courroux contre le malade qu'il traite?

La colère nous fait envisager souvent les choses sous un aspect trompeur; combien sont hideux les signes extérieurs de la colère!—Nous-mêmes, pour bien faire, ne devrions jamais porter la main sur nos serviteurs, tant que la colère nous possède. Tant que notre pouls est agité et que nous sommes émotionnés, ajournons ce règlement de comptes; les choses nous sembleront certainement autres, quand nous serons revenus de notre emportement et que nous serons calmes. Sinon, c'est la passion qui alors nous commande, c'est elle qui parle et non pas nous et, sous son influence, les fautes nous paraissent plus grandes, comme il arrive des corps vus au travers d'un brouillard. Celui qui a faim, use de la viande pour la satisfaire; celui qui veut user des châtiments, ne doit en avoir ni faim, ni soif, d'autant qu'ils sont bien mieux acceptés de celui contre lequel ils sont exercés, et sont de bien plus d'effet sur lui, quand ils sont infligés avec mesure et réserve; autrement, condamné par un homme qu'agitent la colère et la fureur, le patient ne pense pas avoir été justement frappé; il argue, pour sa justification, des mouvements extraordinaires auxquels se livrait son maître, de son visage enflammé, de ses jurons inusités, de l'inquiétude et de la précipitation inconsidérées en lesquelles il était: «Sa face se tuméfie de colère, ses veines se gonflent et deviennent noires de sang, ses yeux étincellent d'un feu plus ardent que ceux de la Gorgone (Ovide).»—Suétone relate que Caius Rabirius, condamné par César, en ayant appelé au peuple, dut de gagner sa cause, surtout à l'animosité et à la dureté que César avait apportées dans son jugement.

Il ne faut pas juger de la vérité ou de la fausseté des croyances et opinions des hommes d'après leur conduite habituelle.—Dire et faire sont deux, et il faut considérer séparément le sermon et le prédicateur. Ceux-là se sont donné beau jeu qui, en ces temps-ci, ont essayé de porter atteinte à la vérité de l'Église, en invoquant contre elle les vices de ses ministres; elle s'appuie sur des témoignages autres. Une semblable argumentation est erronée et porterait le trouble en toutes choses: un homme de bonnes mœurs peut avoir des opinions défectueuses, un méchant prêcher la vérité, ce que peut faire celui-là même qui ne croit pas. C'est sans doute un bel accord que faire et dire allant de pair; et je ne prétends pas que dire, quand les actes sont en conformité, n'ait pas plus d'autorité et ne soit pas plus efficace. Eudamidas, entendant un philosophe discourir sur la guerre, disait: «Ce sont là de beaux propos; mais celui qui les tient n'est pas à croire, ses oreilles ne sont pas familiarisées avec le son de la trompette.» Cléomène écoutant un rhétoricien traiter de la vaillance, se prit à rire bruyamment, et l'autre s'en formalisant, il lui dit: «Je rirais de même, si c'était une hirondelle qui parlât; tandis que si c'était un aigle, je l'écouterais attentivement.»—Il me semble que les écrits des anciens nous montrent bien que celui qui pense ce qu'il dit, frappe bien plus fortement l'esprit de ceux qui le lisent ou qui l'écoutent, que celui qui n'est pas pénétré de son sujet. Voyez Cicéron parlant de l'amour de la liberté, et voyez Brutus en parler: les écrits de ce dernier proclament qu'il était homme à l'acheter au prix de la vie. Que Cicéron, ce père de l'éloquence, traite du mépris de la mort et que Sénèque traite ce même sujet: celui-là est languissant, vous sentez qu'il a à se prononcer sur une chose dont il n'est pas convaincu, il ne nous donne pas du cœur, lui-même en manquant; l'autre vous anime et vous enflamme. Je ne lis jamais un auteur, de ceux traitant pareillement de la vertu et des actes qu'elle inspire, sans rechercher avec curiosité ce que lui-même a été. A Sparte, les éphores voyant un homme de mœurs dissolues faire au peuple une proposition utile, lui ordonnèrent de se taire, et prièrent un homme de bien de s'en attribuer l'idée et de la présenter.

Modération de quelques grands hommes dans des accès de colère.—Les écrits de Plutarque, si l'on s'en pénètre bien, montrent assez ce qu'il était, et je crois le connaître jusqu'au fond de l'âme; cependant je voudrais que nous possédions quelques documents sur sa vie, et, si je me suis écarté de mon sujet, c'est pour mentionner un passage d'Aulu-Gelle, dont je lui sais gré, qui nous donne une idée de ses mœurs et me ramène à la colère, qui est le point qui m'occupe. Un des esclaves de Plutarque, homme méchant et vicieux, mais qui, à assister à ses leçons, avait retenu sans les approfondir quelques notions de philosophie, avait été, sur son ordre, pour une faute qu'il avait commise, dépouillé de ses vêtements pour recevoir le fouet. Au début, pendant qu'on le fouettait, il grondait «que c'était sans raison qu'on le châtiait; qu'il n'avait rien fait pour le mériter»; puis il se mit à crier et à injurier bel et bien son maître, lui reprochant «qu'il n'agissait pas en philosophe, comme il se vantait de l'être; qu'il lui avait souvent entendu dire que c'était mal de se mettre en colère, qu'il avait même écrit un livre là-dessus; et qu'en le faisant si cruellement battre, alors qu'il était sous le coup de l'irritation, il démentait complètement ses écrits». A cela, Plutarque, demeuré très calme, lui répondit froidement: «Comment, rustre, peux-tu juger qu'en ce moment je sois en colère? Mon visage, ma voix, mon teint, ma parole, te donnent-ils quelque preuve que je sois ému? Je ne crois avoir ni les yeux hagards, ni la figure bouleversée; je ne pousse pas de vociférations. Est-ce que je suis rouge? l'écume me vient-elle aux lèvres? m'échappe-t-il des paroles que je puisse avoir à regretter? est-ce que je tressaille? ai-je des frémissements de courroux? car, sache-le, ce sont là les véritables signes de la colère.» Et se tournant vers celui qui fouettait: «Continue ta besogne, lui dit-il, tandis que nous discutons, cet individu et moi.» Telle est l'anecdote que conte Aulu-Gelle.

Archytas de Tarente, revenant d'une guerre où il avait exercé les fonctions de capitaine général, trouva sa maison fort mal tenue et ses terres en friche, par le fait de la mauvaise gestion de son régisseur. L'ayant fait appeler: «Ah! lui dit-il, comme je t'étrillerais de bonne façon, si je n'étais en colère.»—Platon agit de même: fortement irrité contre un de ses esclaves, il chargea Speusippe de le châtier, s'excusant de ne pas le faire de sa propre main, parce qu'il était en courroux.—Le lacédémonien Charillus à un Ilote qui, effrontément, se montrait insolent à son égard: «Par les dieux, lui dit-il, si je n'étais en colère, je te tuerais sur l'heure!»

Nous cherchons toujours à trouver et à faire trouver notre colère juste et raisonnable.—La colère est une passion qui se complaît à elle-même et se flatte. Combien de fois, ayant agi sous l'empire d'une erreur, nous irritons-nous de la vérité et de l'innocence quand on nous démontre que nous sommes dans notre tort, ou que l'on nous présente quelque bonne raison? J'ai retenu à ce propos un exemple étonnant que nous fournit l'antiquité: Pison qui, en toutes autres circonstances, s'est montré d'une incontestable vertu, furieux contre un de ses soldats qui, parti avec un autre pour aller couper et faire sa provision de fourrages, revenait seul et ne pouvait rendre compte de ce qu'était devenu son camarade, regardant comme positif qu'il l'avait tué, sans plus de preuves, le condamna sur-le-champ à mort. Le condamné était au pied du gibet quand arrive son compagnon qui s'était égaré; toute l'armée leur fait grande fête et, après que tous deux se sont fait force amitiés et se sont embrassés, le bourreau les mène à Pison, s'attendant bien, ainsi que toute l'assistance, à ce que celui-ci en éprouverait une vive satisfaction. Ce fut tout l'inverse; par honte et dépit, sa fureur qui n'était pas calmée s'en accrut, et, par une subtilité d'esprit que lui suggéra sur le moment sa passion, il vit trois coupables au lieu d'un innocent qu'on lui amenait, et il les fit mettre tous trois à mort: l'un, parce qu'il y avait déjà arrêt prononcé contre lui; l'autre, celui qui s'était égaré, parce qu'il était cause de la condamnation de son compagnon; et le bourreau, parce qu'il n'avait pas obéi à l'ordre qui lui avait été donné.

Les femmes naturellement emportées deviennent furieuses par la contradiction; le silence et la froideur les calment.—Ceux qui ont eu affaire à des femmes têtues, ont pu être à même d'éprouver à quel degré de rage on les amène quand, à leur exaspération, on oppose le silence et le sang-froid et qu'on dédaigne de fournir un aliment à leur colère. Célius l'orateur était d'un tempérament extraordinairement colère; quelqu'un, de nature douce et conciliante, qui soupait avec lui, pour ne pas lui donner lieu de s'émouvoir, approuvait de parti pris tout ce qu'il disait et se rangeait à son avis. Célius, impatienté de ne pouvoir s'abandonner à son esprit de contradiction, s'écria: «Mais, pour Dieu, contredis-moi donc sur quelque chose et que nous soyons deux à discuter.» Les femmes sont de même; elles se mettent en colère tout simplement pour avoir contre qui se disputer, à l'image de ce qui se passe quand elles se livrent à l'amour.—Phocion, qu'un homme interrompait par de violentes injures pendant qu'il parlait en public, se tut tout simplement, laissant à son interrupteur tout le loisir d'épancher sa colère; quand il eut fini, Phocion, sans faire aucune allusion à l'incident, reprit son discours où il l'avait laissé. Un tel dédain est la plus mordante réplique qu'on puisse faire en pareille, occurrence.

Pour cacher sa colère, il faut des efforts inouïs; elle est moins terrible quand elle éclate librement.—Je dis souvent de l'homme le plus colère de France (la colère est toujours une imperfection, plus excusable cependant chez un homme de guerre que chez un autre parce que, dans ce métier, il y a des cas où l'on ne peut s'empêcher de s'y abandonner), que c'est l'homme que je connais qui a le plus de mérite à se contenir. Elle l'agite avec tant de furie et de violence, «semblable à l'eau qui, lorsque la flamme, pétillant d'un bois sec, s'allume à grand bruit sous un vase d'airain, soulevée par la chaleur, frémit, bouillonne, déborde en écumant, en même temps qu'une noire vapeur s'élève dans les airs (Virgile)», qu'il faut qu'il se contraigne cruellement pour se modérer. Pour moi, je ne connais pas de passion que je puisse dissimuler au prix de tels efforts, et ne voudrais pas d'une sagesse acquise à si haut prix. Chez cet homme, ce ne sont pas tant ses écarts que je considère, que ce qu'il lui en coûte pour ne pas faire pis.—Un autre se vantait à moi de la régularité et de la douceur, effectivement très remarquables, de ses mœurs. Je lui répondis que se montrer constamment, envers tous, d'une humeur égale est une chose qui a bien son prix, notamment chez ceux qui, comme lui, sont en haute situation et sur lesquels se portent les regards de chacun; mais qu'il importe surtout de se préoccuper de ce qui se passe en soi, de ce qui en résulte pour vous-même, et que, selon moi, ce n'est pas être ménager de ses propres intérêts, que de s'épuiser intérieurement, ce que je craignais qu'il ne fît, pour arriver à conserver ce masque, cette apparence extérieure de calme.

On s'imprègne de sa propre colère, en la dissimulant; on fait en quelque sorte ce que Diogène disait à Démosthène qui, de peur d'être aperçu dans une taverne, se retirait à l'intérieur: «Plus tu recules, plus tu y pénètres.» Je conseille plutôt de donner, même un peu hors de propos, un soufflet à son valet, que de se mettre à la torture pour paraître avoir la sagesse de se contenir. Je préfère donner l'essor à mes passions, plutôt que de les couver à mes dépens; elles perdent leur force, si on leur donne le moyen de se dissiper en les traduisant en action; il vaut mieux que leur aiguillon agisse à l'extérieur, que de se retourner contre nous: «Les maladies de l'âme qui sont visibles, sont les plus légères; les plus dangereuses sont celles qui se cachent sous une apparence de santé (Sénèque).»

Attention à avoir quand, dans son intérieur, on est amené à se mettre en colère.—J'avertis ici ceux de mon entourage qui sont dans le cas de se mettre en colère, d'abord, qu'ils ménagent les manifestations de cette nature et n'en usent pas à tout propos, cela leur ôte leur importance et en empêche l'effet; les criailleries sans cause et journalières deviennent chose courante, ce qui a pour résultat que personne n'en tient compte; les scènes que vous faites à un serviteur qui vous a volé, il ne les sent pas, ce sont les mêmes qu'il vous a vu lui faire cent fois, pour avoir mal rincé un verre ou mal rangé un escabeau. Secondement, qu'ils ne se courroucent pas à tort et à travers, sans regarder si leurs réprimandes vont bien à celui dont ils se plaignent; d'ordinaire, ils commencent à crier avant qu'il ne soit là, et continuent un siècle après qu'il n'y est plus, «l'insensé ne se possédant pas, s'emporte contre lui-même (Claudien)». Ils s'en prennent à leur ombre, la tempête éclate là où ne se trouvent ni celui contre lequel elle est dirigée, ni qui que ce soit auquel la leçon puisse profiter, et ce tintamarre a pour unique résultat d'assourdir des gens qui n'y peuvent rien.—Je signale aussi ceux qui, bien que n'ayant personne à qui s'en prendre, se livrent à des sorties, font les braves et vont se démenant dans le vide; ces rodomontades sont à garder pour les circonstances dans lesquelles elles peuvent avoir de l'effet: «Ainsi le taureau, lorsqu'il prélude contre un rival, pousse des mugissements terribles, frappe l'air de ses cornes, charge les troncs d'arbre et disperse de tous côtés la terre qu'il frappe du pied (Virgile).»

Caractère du courroux de Montaigne.—Quand je me mets en colère, je suis violent; mais cela dure aussi peu que possible et je l'ébruite le moins que je puis. Je m'abandonne bien à ma violence et à ma vivacité, mais je ne perds pas l'esprit au point de proférer au hasard et sans discernement toute sorte de paroles injurieuses, et c'est en parfaite connaissance de cause que je décoche mes invectives, cherchant à atteindre le point où elles blessent le plus, car je n'emploie guère que la langue en ces occasions. Mes valets s'en tirent du reste à meilleur compte dans les cas graves que dans ceux de moindre importance. Ces derniers me prennent à l'improviste, et le malheur veut qu'une fois que vous êtes engagé dans le précipice, peu importe ce qui a déterminé la chute, elle se presse, s'active, se hâte d'elle-même, et vous roulez toujours jusqu'au fond. Dans les cas graves, c'est déjà une satisfaction pour moi que, ma colère étant plus justifiée, chacun s'attende à la voir grandie à proportion; cette attente, je mets mon amour-propre à la tromper; je me raidis et me tiens sur mes gardes contre des violences qui m'inquiètent, parce qu'elles pourraient m'entraîner très loin si je m'y abandonnais; aussi je m'en défends et suis assez fort, lorsque je suis en éveil, pour résister à ses entraînements, quelle que soit la cause qui l'ait amenée; mais, si je suis surpris, que je n'y sois pas préparé, une fois qu'elle s'est emparée de moi, elle m'emporte, si futile que soit cette cause.—Avec ceux vis-à-vis desquels je puis avoir à entrer en contestation, j'ai conclu cet arrangement: «Quand vous verrez que le premier je commence à être surexcité, leur ai-je dit, que j'aie tort ou raison, laissez-moi aller sans me contredire; j'en agirai de même à votre égard.» La tempête, en effet, ne sort que des colères qui s'entrechoquent; elles n'ont pas un point de commune origine, elles naissent souvent l'une de l'autre; laissons chacune poursuivre sa course et nous voilà constamment en paix. C'est là une bonne détermination, mais l'application en est difficile.—Quelquefois il m'arrive, sur des questions d'ordre intérieur de ma maison, de feindre d'être en colère, sans pour cela l'être le moins du monde.—A mesure que l'âge me rend plus sensible aux contrariétés, je m'étudie à ne pas céder à ce sentiment, et finirai par arriver, j'espère, à être d'autant moins colère et difficile que j'aurai plus de raison et de disposition à l'être, et cela, bien qu'autrefois j'ai compté parmi ceux sachant le moins se modérer.

La colère n'a jamais de bons effets: c'est une arme dangereuse, elle nous tient, nous ne la tenons pas.—Encore un mot avant de terminer ce chapitre. Aristote dit que «la colère sert parfois d'arme à la vertu et à la vaillance»; cela paraît vraisemblable; toutefois, ceux qui diffèrent d'avis sur ce point, objectent avec esprit qu'alors c'est une arme d'emploi tout spécial, car nous manions les autres armes, tandis que celle-ci, c'est elle qui nous manie; notre main ne la guide pas, c'est elle qui la guide; elle nous tient, ce n'est pas nous qui la tenons.

CHAPITRE XXXII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXII.)
Défense de Sénèque et de Plutarque.

L'intimité que j'ai avec ces deux philosophes, l'aide dont ils me sont en ma vieillesse et aussi pour mon livre composé uniquement de ce que j'ai puisé chez eux, me font une obligation de défendre leur honneur.

Combien est fausse la comparaison que l'on a voulu établir entre Sénèque et le Cardinal de Lorraine.—Occupons-nous d'abord de Sénèque. Dans la quantité innombrable d'opuscules que répand la religion prétendue réformée pour la défense de sa cause, et dont quelques-uns sont parfois écrits de bonne encre qu'il est grand dommage de ne pas voir employée à meilleur usage, j'en ai vu un autrefois dont l'auteur, pour mieux exposer et compléter la similitude qu'il veut trouver entre le règne de feu notre pauvre roi Charles IX et celui de Néron, assimilant feu M. le cardinal de Lorraine à Sénèque, compare leurs fortunes qui les ont appelés tous deux à occuper le premier rang dans les conseils de leurs princes, et aussi leurs mœurs, leur conduite et leurs erreurs. A mon avis, c'est faire bien de l'honneur au dit cardinal; car, bien qu'encore je sois de ceux qui estiment le plus son esprit, son éloquence, son zèle envers sa religion et pour le service de son roi, sa bonne fortune qui l'a fait naître en un siècle où il a été si nouveau et si rare, en même temps que si nécessaire au bien public, qu'il se soit trouvé un dignitaire de l'Église de si haute noblesse, en situation si élevée, qui fût autant à sa place et aussi capable qu'il l'a été dans la charge qu'il occupait, je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que je ne le tiens cependant pas d'une capacité à beaucoup près comparable à celle de Sénèque, ni d'une vertu aussi nette, aussi ferme, aussi entière que celle de ce dernier.

L'opuscule dont je parle, fait, pour les besoins de la cause, un exposé fort injurieux de ce qu'a été Sénèque; il emprunte ses diatribes à Dion, historien dont le témoignage ne m'inspire aucune confiance. Outre que Dion est très versatile dans ses jugements, qu'après avoir exprimé ici qu'il considère Sénèque pour un homme très sage, ennemi mortel des vices de Néron, ailleurs il le peint comme porté à l'avarice, à l'usure, ambitieux, lâche, voluptueux, se disant philosophe et démentant ses paroles par ses actes, Sénèque est d'une vertu qui se montre si vive et de si bon aloi dans ses écrits, il s'y défend si clairement contre toutes les imputations dont il a été l'objet, notamment contre celles afférentes à sa richesse et à ses dépenses excessives, que je ne puis ajouter foi à aucun témoignage porté contre lui. De plus, il est beaucoup plus rationnel de croire sur ce point les historiens romains, plutôt que ceux qui sont grecs ou étrangers; or Tacite et les autres parlent très honorablement de sa vie et de sa mort et le représentent, sous tous rapports, comme un personnage de haute vertu, qui s'est acquitté de son rôle d'une manière parfaite. Au jugement de Dion, je ne ferai qu'un seul reproche, mais il est caractéristique, c'est que cet historien a si peu le sens des affaires de Rome, qu'il ose prendre fait et cause pour Jules César contre Pompée, et pour Antoine contre Cicéron.

Plutarque a été taxé d'ignorance, d'excessive crédulité et de partialité; réfutation de ces accusations.—Passons à Plutarque. Jean Bodin, un des bons auteurs de notre temps, qui a beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivassiers de son siècle, mérite qu'on l'ait en considération et qu'on le discute. Je le trouve un peu hardi dans le passage de son ouvrage ayant pour titre: «Méthode pour faciliter l'étude de l'histoire», où il accuse Plutarque, non seulement d'ignorance (point sur lequel je ne le contredirai pas, parce que la question n'est pas de ma compétence), mais encore d'avoir souvent consigné «des faits incroyables et absolument du domaine de la fable»; ce sont ses propres expressions. S'il eût dit simplement «des faits autrement qu'ils ne se sont passés», le reproche n'eût pas été de grande conséquence, parce que ce que nous n'avons pas vu, il nous faut bien le tenir d'autrui et l'admettre à crédit; et je reconnais qu'en effet Plutarque nous donne parfois des versions différentes d'un même fait, tel est le cas du jugement émis par Annibal sur les trois plus grands capitaines qui aient jamais existé, qui est autre dans la vie de Flaminius que dans celle de Pyrrhus. Mais lui imputer d'avoir accepté pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c'est accuser de manque de jugement le plus judicieux historien du monde.

Nombreux exemples témoignant que les faits avancés par cet historien et présentés par la critique comme incroyables, n'ont rien d'impossible.—Voici l'exemple qu'en cite Bodin: «Tel est le cas, dit-il, quand il rapporte qu'un enfant de Lacédémone se laissa déchirer le ventre par un jeune renard qu'il avait volé et qu'il tenait caché sous sa robe, au point d'en mourir, plutôt que de courir risque qu'on s'aperçût du vol.» Je trouve en premier lieu que l'exemple est mal choisi, d'autant qu'il est bien malaisé d'assigner une limite aux facultés de l'âme, beaucoup plus qu'aux forces corporelles dont nous avons davantage possibilité d'apprécier le degré qu'elles ne peuvent dépasser; aussi, s'il m'avait appartenu de choisir, c'est un exemple de cette autre sorte que j'eusse présenté, et il s'en trouve dans Plutarque de moins croyables que le fait ci-dessus, tel celui ayant trait à Pyrrhus «qui, tout blessé qu'il était, écrit-il, donna un si formidable coup d'épée à un de ses adversaires qui était armé de toutes pièces, qu'il le pourfendit du sommet de la tête en bas, si bien que le corps s'en trouva séparé en deux parties». Dans l'exemple donné par Bodin, je ne trouve rien de bien miraculeux et je n'admets pas l'excuse qu'il invoque pour disculper Plutarque, qui aurait ajouté à son récit les mots «à ce que l'on dit», pour nous avertir de nous garder d'y croire d'une façon absolue, comme si, en dehors de ce qui s'impose à nous par son antiquité et le respect dû aux traditions religieuses, il ne voulait ni accepter, ni nous proposer d'ajouter foi à des choses incroyables par elles-mêmes. Ces mots: «à ce que l'on dit», ne sont pas là dans ce but; ce qui le prouve, c'est qu'aussitôt après, toujours à propos du courage avec lequel les enfants de Lacédémone supportaient la souffrance, il nous cite des faits plus incroyables encore, arrivés de son temps, comme, par exemple, celui qu'avant lui, Cicéron avait déjà relaté et «dont il avait, a-t-il dit, été témoin sur les lieux mêmes». Encore à cette époque, écrit Plutarque, il y avait des enfants qui, dans les épreuves qu'à cet égard on leur faisait subir devant l'autel de Diane, supportaient d'être fouettés jusqu'à ce que le sang leur coulât de tout le corps et qui non seulement ne jetaient pas un cri, mais ne poussaient même pas un gémissement; il y en eut même qui, consciemment, se laissèrent ainsi fouetter jusqu'à en mourir.—Plutarque raconte encore, après cent autres qui en ont été témoins, ce fait qui a le même caractère: Un enfant de Sparte, dans la manche duquel un charbon ardent avait glissé pendant qu'il encensait, se laissa brûler le bras, au point que l'odeur de viande grillée saisit les assistants.—Il était dans les mœurs de ce peuple de ne rien mettre au-dessus de sa réputation, et rien n'y attirait plus de blâme et de honte que d'être surpris en flagrant délit de vol, ce qui explique la constance de celui se laissant déchirer par son renard. Je suis si convaincu de la grandeur d'âme de tels hommes que, loin de me paraître incroyable comme l'estime Bodin, le fait raconté par Plutarque ne me semble ni rare, ni étrange. L'histoire de Sparte est pleine de mille exemples plus rudes encore et qui se rencontrent rarement chez les autres nations; à ce compte, elle serait miracle d'un bout à l'autre.

Ammien Marcellin raconte, sur cette question de vol, que de son temps on n'avait pas encore trouvé de tortures capables de contraindre seulement à faire dire leurs noms aux Égyptiens qui étaient surpris dans la perpétration de ce méfait dont ils étaient coutumiers.

Un paysan espagnol, mis à la torture pour obtenir de lui qu'il dénonçât les complices du meurtre du préteur Lucius Pison, criait, au milieu des tourments, «que ses amis n'eussent pas à s'inquiéter, qu'ils pouvaient assister en toute assurance à son supplice; qu'il n'était pas au pouvoir de la douleur de lui arracher la moindre révélation». Le premier jour, on ne put rien tirer autre de lui; le lendemain, comme on l'amenait pour le torturer à nouveau, s'arrachant violemment des mains de ses gardiens, il alla donner de la tête contre un mur et se tua.

Épicharis avait épuisé et lassé la cruauté des bourreaux de Néron; elle avait enduré toute une journée d'être brûlée, battue, torturée, sans avoir fait de révélation sur la conjuration à laquelle elle avait pris part. Le lendemain, rapportée, les membres brisés, dans la chambre où elle devait subir à nouveau la question, elle passa un lacet de sa robe dans l'un des bras de sa chaise, formant une sorte de nœud coulant où elle entra la tête, et, se laissant aller de tout le poids de son corps, elle s'étrangla. En mourant ainsi courageusement et se dérobant à de nouveaux tourments, après avoir subi avec une patience qui n'avait pu être vaincue ceux du jour précédent, ne semble-t-elle pas avoir voulu railler le tyran contre lequel elle avait conspiré, et encourager ceux qui seraient disposés à l'imiter dans ses complots contre lui.

Si l'on s'enquérait auprès des derniers de nos soldats des faits dont ils ont été témoins ou acteurs dans nos guerres civiles, combien ne trouverait-on pas de traits d'endurance, d'obstination et d'opiniâtreté qui se sont produits, en ces temps malheureux, dans cette tourbe si molle, plus efféminée encore que le bas peuple égyptien, et qui sont cependant dignes d'être comparés à ceux que nous venons de donner de la vertu des Spartiates.—Je sais qu'il y a de simples paysans qui se sont laissé griller la plante des pieds, écraser les extrémités des doigts dans des mâchoires de chien de pistolet, serrer le front avec une corde au point que les yeux, tout injectés de sang, leur sortaient de la tête, avant de consentir seulement à traiter de leur rançon.—J'en ai vu un laissé pour mort dans un fossé; il était complètement nu, avait le cou tout meurtri et tuméfié par un licol qui y pendait encore et avec lequel on l'avait tenu attaché toute la nuit à la queue d'un cheval; le corps était percé en cent places de coups de dague qui lui avaient été portés, non pour le tuer, mais pour le faire souffrir et lui faire peur. Il avait souffert tout cela au point d'en perdre la parole et le sentiment, bien résolu, à ce qu'il m'a dit, à mourir de mille morts (et en vérité, comme souffrance, il avait eu à en endurer une bien entière), plutôt que de rien promettre; c'était pourtant un des plus riches laboureurs de la contrée.—Combien en a-t-on vu qui se sont laissé brûler et rôtir, pour des opinions qu'ils tenaient d'autrui, qu'ils ignoraient et sur lesquelles ils n'avaient même aucune donnée.—J'ai connu, par centaines, des femmes (on dit que, sous ce rapport, les têtes, en Gascogne, sont particulièrement douées) auxquelles vous eussiez fait mordre du fer rouge, plutôt que de les faire démordre d'une idée qui leur serait venue sous l'empire de la colère. Elles s'exaspèrent sous les coups et la contrainte, et celui qui a inventé le conte de celle qui, parce que son mari l'avait menacée et battue, ne cessait de le traiter de «pouilleux», et qui, jetée à l'eau, élevait encore les mains au-dessus de la tête faisant le geste d'écraser des poux tandis que déjà elle étouffait, a imaginé là un conte qui, en vérité, peint bien exactement l'opiniâtreté de la femme, telle que nous en voyons chaque jour des exemples; et l'opiniâtreté est sœur de la constance, au moins en vigueur et en fermeté.

C'est un tort de vouloir juger du possible et de l'impossible par ce dont nous sommes nous-mêmes capables.—Ainsi que je l'ai dit ailleurs, il ne faut pas juger de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas, suivant qu'il nous semble que c'est croyable ou incroyable. C'est une grosse faute, je ne dis pas cela pour Bodin, en laquelle cependant tombent la plupart des hommes, de faire difficulté de croire que d'autres puissent savoir ou vouloir ce qu'eux-mêmes ne savent pas ou ne veulent pas. On dirait que chacun est le modèle par excellence de la nature humaine, que tous les autres doivent se régler d'après lui, et que tout ce qui, en eux, n'est pas conforme à ce qu'il est lui-même, est ou feint ou faux. Lui propose-t-on quelque chose qu'un autre ait fait ou imaginé: pour en juger, il se prend tout d'abord pour exemple; ce qui se passe en lui, est la règle qui doit régir le monde; quelle dangereuse et insupportable ânerie! Quant à moi, je considère certains hommes, notamment de ceux qui ont vécu dans l'antiquité, comme m'étant bien supérieurs; et, quoique je reconnaisse nettement mon impuissance à les suivre * même de très loin, je ne les perds pas de vue; j'ai la compréhension des ressorts qui les élèvent ainsi au-dessus du vulgaire, bien que n'en retrouvant aucunement trace en moi; j'en agis du reste de même vis-à-vis des esprits les plus bas, dont je ne m'étonne pas, et aux idées desquels, de parti pris, je ne me refuse pas à croire. Je saisis bien la façon dont les premiers s'y sont pris pour émerger et j'admire leur grandeur; je trouve très beaux ces élans de leur part et j'y applaudis; si mes forces ne me permettent pas de les imiter, mon jugement du moins les étudie très volontiers.

L'autre exemple que donne Bodin à l'appui de son assertion que Plutarque avance «des faits incroyables et absolument du domaine de la fable», est qu'«Agésilas fut condamné à l'amende par les éphores, pour s'être gagné le cœur et la bonne volonté de ses concitoyens qui ne connaissaient plus que lui». Je ne vois pas quel indice d'erreur la critique peut trouver là; il est certain que ces choses devaient être beaucoup mieux connues de Plutarque qu'elles ne le sont de nous; il n'était pas, au surplus, nouveau en Grèce de voir des hommes frappés et exilés, pour le seul fait de plaire par trop à leurs concitoyens; l'ostracisme et le pétalisme en font foi.

La partialité de Plutarque en faveur des Grecs, au détriment des Romains, n'est pas mieux fondée.—Cette même méthode pour faciliter l'étude de l'histoire porte contre Plutarque une autre accusation qui me choque: cet historien qui, dans les parallèles qu'il a établis, a appareillé avec la plus entière bonne foi, on le reconnaît, les Romains entre eux, et les Grecs entre eux, n'aurait pas apporté la même impartialité quand il compare des Romains avec des Grecs. «Par exemple, est-il dit, dans le rapprochement opéré entre Démosthène et Cicéron, Caton et Aristide, Sylla et Lysandre, Marcellus et Pelopidas, Pompée et Agésilas, les Grecs se trouvent avantagés par le choix de ceux, par trop supérieurs, auxquels on les compare.» C'est précisément attaquer Plutarque dans ce qu'il y a en lui de meilleur et de plus digne d'éloges; car, dans ces comparaisons (qui constituent la partie la plus admirable de son œuvre et à laquelle, à mon avis, il s'est particulièrement attaché), la fidélité et la sincérité de ses jugements égalent leur profondeur et leur valeur; c'est un philosophe qui nous enseigne la vertu.—Voyons s'il nous est possible de le dégager de ce reproche de fausseté et de prévarication. Je pense que ce qui a donné lieu à cette appréciation défavorable, c'est la grande et éclatante auréole qui pare les noms romains que nous connaissons; il ne nous semble pas que Démosthène puisse égaler en gloire un consul, un proconsul, un questeur de la grande République; mais celui qui examine sous son vrai jour ce qui en est, ce que sont réellement ces hommes, ce à quoi s'est particulièrement appliqué Plutarque qui a comparé leurs mœurs, leurs caractères, leur capacité, plus que la fortune dont ils ont joui, pensera, à l'encontre de Bodin, que Cicéron et Caton l'ancien sont loin de valoir ceux en face desquels on les place. Notre critique eût mieux appuyé sa thèse, en donnant comme exemple le parallèle entre Caton le jeune et Phocion; il y eût trouvé une inégalité moins contestable, à l'avantage des Romains. Quant à Marcellus, Sylla, Pompée, les succès qu'ils ont eus à la guerre sont certainement plus importants, plus glorieux et ont plus d'éclat que ceux des Grecs que Plutarque leur compare; mais les actions les plus belles, les plus vertueuses, pas plus à la guerre qu'ailleurs, ne sont pas toujours celles qui ont le plus de renommée. Je rencontre souvent les noms de capitaines qui sont éclipsés par la splendeur d'autres qui ne les valent pas, témoin Labiénus, Ventidius, Télésinus, etc.; et, à cet égard, si j'avais à réclamer en faveur des Grecs, je pourrais dire que Camille est bien loin de pouvoir être comparé à Thémistocle, les Gracques à Agis et Cléomène, Numa à Lycurgue. Mais c'est folie de vouloir porter un jugement unique, embrassant un ensemble de sujets pouvant être envisagés de tant de manières différentes.

Quand Plutarque compare entre eux ces personnages illustres, il ne prétend pas qu'ils soient égaux; et personne mieux que lui n'est capable de faire ressortir avec plus de justesse et de conscience qu'il le fait, les différences qu'ils présentent. Compare-t-il les victoires, les prouesses accomplies sur le champ de bataille, la puissance des armées de Pompée et ses triomphes avec ceux d'Agésilas, il ajoute: «Je ne crois pas que Xénophon lui-même, s'il vivait, osât les mettre en balance, bien qu'on n'ait rien contesté de ce qu'il lui a plu d'écrire sur Agésilas.» Met-il en parallèle Lysandre et Sylla: «Il n'existe point de comparaison, dit-il, ni dans le nombre des victoires remportées, ni dans les chances qu'ils ont courues dans les combats qu'ils ont livrés, car Lysandre n'a gagné que deux batailles navales, etc.» Plutarque n'a en rien déprécié les Romains pour les avoir mis en présence des Grecs; il ne leur a pas fait injure, quelque disproportion qui puisse exister entre eux, parce qu'il ne les prend pas dans leur entier, qu'il n'émet aucune préférence d'ensemble; il compare, les uns après les autres, certains épisodes, certaines particularités de leurs vies respectives et les juge séparément. Aussi pour le convaincre de partialité, faudrait-il scruter l'appréciation portée sur chaque cas particulier, ou prouver qu'en général il a eu tort en comparant tel Grec à tel Romain, parce que nombre d'autres, ayant beaucoup plus de points communs, auraient mieux convenu pour établir un parallèle entre eux.

CHAPITRE XXXIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXIII.)
Histoire de Spurina.

Nous apprendre à commander nos passions, tel est le but de la philosophie; d'entre toutes, l'amour est celle qui semble faire naître en nous les appétits les plus violents.—La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens d'action, quand elle est parvenue à rendre notre raison souveraine maîtresse en notre âme et lui avoir donné une autorité suffisante pour contenir nos appétits. Les gens qui estiment que de ces appétits, aucuns ne sont plus violents que ceux que fait naître l'amour, s'appuient sur ce que ceux-ci embrassent le corps et l'âme, que tout entier l'homme en est possédé, au point que la santé même y est intéressée et que, parfois, le médecin est dans l'obligation de s'entremettre pour qu'il leur soit donné satisfaction. A quoi on peut objecter que l'intervention du corps rabaisse et affaiblit les désirs de cette nature, puisqu'ils sont sujets à en arriver à la satiété et susceptibles d'être calmés par l'effet de remèdes matériels.

De combien de moyens ne s'est-on pas servi pour les amortir: mutilations, cilices, réfrigérants de toutes espèces.—Certains voulant délivrer leurs âmes des alarmes continues que leur causaient ces désirs, ont eu recours à l'incision et à l'amputation des organes qui s'en trouvaient impressionnés et surexcités. D'autres en ont éteint la force et la vigueur par de fréquentes applications de choses froides, comme par exemple un mélange de neige et de vinaigre. Les haires ou cilices de nos pères n'avaient pas d'autre objet; ils étaient en tissu de poil de cheval, dont les uns faisaient des chemises, d'autres des ceintures servant à endolorir les reins.—Un prince me racontait, il n'y a pas longtemps, que, dans sa jeunesse, un jour de fête solennelle, à la cour du roi François Ier, tout le monde s'y trouvant paré de ses plus beaux atours, il lui prit fantaisie de vêtir le cilice, qu'il possède encore, de monsieur son père; mais malgré toute sa dévotion, il n'eut pas la patience d'attendre jusqu'à la nuit pour s'en débarrasser, et il en fut longtemps malade. Il ajoutait qu'il ne pensait pas qu'il y eût ardeur de jeunesse si violente, que l'usage de ce moyen ne puisse contenir; il ne semble pas toutefois s'être, en cette occasion, trouvé aux prises avec celle de ces satisfactions produisant les sensations les plus aiguës, car l'expérience montre que l'émotion qui en résulte persiste bien souvent, si rudes et si misérables que soient les vêtements que l'on a, et que les haires ne font pas toujours de pauvres hères de ceux qui les portent.

Xénocrate employa un procédé plus énergique. Ses disciples, pour éprouver sa continence, avaient, à la dérobée, fait entrer dans son lit Laïs, la belle et fameuse courtisane; elle y avait pris place absolument nue, n'ayant que sa beauté pour arme et ses folâtres appâts comme philtres. Le philosophe sentant que son corps, demeuré jusqu'alors inaccessible aux tentations de cette nature, commençait à se mutiner en dépit de ses raisonnements et des règles qu'il s'était imposées, se fit brûler les organes qui avaient prêté l'oreille à cette rébellion. Quand les passions qui occupent l'âme, la tiennent seule, à l'exclusion du corps, comme font l'ambition, l'avarice et autres, elles créent beaucoup plus de difficultés à la raison qui, pour les dominer, n'a d'aide à attendre que d'elle-même; en outre, loin d'être susceptibles de satiété, ces passions s'avivent et augmentent par le fait même des satisfactions qui leur sont données.

Chez quelques-uns, l'ambition est plus indomptable que l'amour; César en a été un exemple.—L'exemple de Jules César pourrait à lui seul suffire à nous montrer combien ces appétits diffèrent; car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs de l'amour. Le soin minutieux qu'il avait de sa personne, en témoigne; il allait jusqu'à user des moyens les plus lascifs qui étaient en usage à cette époque, comme de se faire épiler tout le corps et farder de parfums spéciaux dont l'emploi était excessivement rare. De sa personne, si nous nous en rapportons à Suétone, il était bel homme, avait le teint blanc, était de haute taille et bien proportionné; le visage était bien plein; il avait les yeux bruns et vifs; sous bien des points, les statues que l'on voit de lui à Rome, s'écartent de ce portrait. Outre ses femmes légitimes, et il en changea quatre fois, et sans compter les rapports amoureux que, dans sa jeunesse, il eut avec Nicomède roi de Bithynie, Cléopâtre, cette reine d'Égypte si fameuse, perdit avec lui sa virginité, et de leurs relations naquit le petit Césarion; il fit aussi l'amour avec Eunoé, reine de Mauritanie; à Rome, avec Posthumia femme de Servius Sulpitius, Lollia femme de Gabinius, Tertulla femme de Crassus, et même avec Mutia femme du grand Pompée, ce qui fut cause, disent les historiens romains, que son mari la répudia; Plutarque déclare ignorer ce fait, mais les Curions, le fils comme le père, ont plus tard reproché à Pompée, quand il épousa la fille de César, de devenir le gendre d'un homme qui avait séduit sa femme et que lui-même qualifiait souvent du nom d'Égisthe. Outre celles que je viens d'énumérer, César eut encore pour maîtresse Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus, et chacun croyait que la grande affection qu'il portait à ce dernier avait pour cause sa naissance à une époque qui pouvait donner à supposer qu'il était de lui. J'ai donc raison, ce semble, de le tenir comme excessivement porté à ce genre de débauche et de tempérament très amoureux; et cependant, quand la passion de l'ambition, dont il était également possédé à un degré infini, venait à se trouver en opposition avec la précédente, celle-ci lui cédait immédiatement le pas.

A ce propos, me revient en mémoire le cas de Mahomet qui subjugua Constantinople et y mit définitivement fin à la domination grecque. Je ne sais personne chez qui ces deux passions se soient trouvées, comme en lui, peser d'un poids aussi égal. Il était aussi robuste athlète en amour qu'à la guerre; mais chaque fois que dans le cours de son existence elles se sont fait concurrence, son ardeur pour les combats l'a toujours emporté sur son ardeur pour l'amour; et il en a été ainsi jusqu'à ce qu'arrivé à une extrême vieillesse et devenu incapable de supporter les fatigues de la vie des camps, sa passion pour la femme, reprenant le dessus, régna dès lors en maître chez lui, bien que la saison marquée par la nature en fût passée.

D'autres au contraire ont fait céder l'ambition à l'amour.—Ce qu'on raconte de Ladislas, roi de Naples, est un exemple remarquable du contraire; il était bon capitaine, courageux et ambitieux, mais son ambition avait surtout pour objet principal la satisfaction de ses appétits voluptueux et la possession de quelque rare beauté. Sa mort fut conforme à sa vie. Par un siège bien conduit, il avait serré de si près la ville de Florence, que ses habitants, aux abois, furent réduits à traiter. Il leur offrit de se retirer et d'abandonner ainsi le fruit de sa victoire, sous condition qu'on lui livrât une fille de la ville, d'une éclatante beauté, dont il avait entendu parler. Force fut d'accéder à sa volonté et, pour préserver la cité de la ruine dont elle était menacée, d'accepter cette injure, dont ne devaient souffrir que des intérêts privés. Cette beauté était la fille d'un médecin fameux à cette époque, qui, devant une si pénible nécessité, prit une résolution des plus énergiques. Tandis que chacun parait sa fille, la couvrant de dentelles et de bijoux pour la rendre plus agréable encore à cet amant qui se présentait dans des conditions si particulières, son père, se joignant aux autres, lui fit cadeau d'un mouchoir d'un travail exquis, exhalant un parfum délicieux, dont elle aurait à faire usage lors de leurs premiers embrassements, cet objet étant de ceux dont les femmes n'oublient guère d'user en pareil cas pour éponger les parties intéressées. Ce mouchoir était empoisonné; le médecin avait apporté à sa préparation toute la science de son art; à son contact avec les chairs échauffées et alors que les pores étaient dilatés, le poison les pénétrant, agit si promptement que le sang en ébullition des deux amants se glaça instantanément et tous deux expirèrent dans les bras l'un de l'autre.

César ne sacrifiait jamais une heure de son temps, quand les affaires le réclamaient tout entier; il était à la fois le plus actif et le plus éloquent de son époque; il était aussi très sobre.—J'en reviens à César. Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute, ni se détourner d'un pas des occasions qui pouvaient concourir à son élévation; l'ambition domina chez lui toutes les autres passions et exerça sur son âme une autorité si complète qu'elle l'entraîna où elle voulut. En vérité, quand je considère la supériorité de cet homme et les merveilleuses dispositions dont il était doué, j'en éprouve du dépit. Ses connaissances en toutes choses étaient telles qu'il n'y a pour ainsi dire pas de science sur laquelle il n'ait écrit; comme orateur, il l'était au point que plusieurs ont préféré son éloquence à celle de Cicéron; et je crois bien que c'était aussi son opinion, car ses deux morceaux connus sous le nom d'«Anticatons» furent écrits pour contrebalancer l'effet produit par la magnificence de style que Cicéron avait déployée dans son éloge de Caton. Du reste, y a-t-il eu une âme aussi vigilante, aussi active, aussi acharnée au travail que la sienne que rehaussaient encore des qualités diverses qu'on ne peut lui contester et qui se rencontrent rarement telles qu'elles étaient en lui, je veux dire franches, naturelles et non contrefaites?—Il était remarquablement sobre et si peu difficile en fait de nourriture, qu'Oppius raconte qu'un jour on lui servit à table, dans une sauce, au lieu d'huile ordinaire, de l'huile préparée pour un médicament, et qu'il en mangea copieusement pour ne pas causer de confusion à son hôte; une autre fois, il fit fouetter son boulanger, pour lui avoir servi du pain autre que celui à l'usage de tout le monde. Caton disait même parfois qu'il était le premier homme doué de sobriété qui eût acheminé son pays à la ruine. Ce même Caton le traita bien un jour d'«ivrogne», mais cela dans les circonstances que voici: Ils étaient tous deux au Sénat; il y était question de la conjuration de Catilina à laquelle César était soupçonné d'être affilié, lorsque, du dehors, on lui fit passer un billet en cachette. Caton, pensant que ce pouvait être un avis que lui faisaient parvenir les conjurés, le somma de le lui remettre, ce à quoi César se trouva obligé pour éviter que les soupçons ne prissent plus de consistance. Or il se trouvait par hasard que c'était un billet doux que lui écrivait Servilia, sœur de Caton; celui-ci, l'ayant lu, le lui rejeta en disant: «Tiens, ivrogne.» A mon sens, cette apostrophe fut une marque de dédain et de colère et non un reproche impliquant la possession de ce vice; il en a été ici ce qui nous arrive souvent lorsque, invectivant ceux qui nous causent de l'irritation, nous employons à leur égard les premières injures qui nous viennent à la bouche, bien qu'elles ne s'appliquent en rien à eux auxquels nous les adressons; d'autant que ce vice que Caton semblait imputer ainsi à César va, la plupart du temps, de pair avec celui sur lequel il venait de le surprendre, car Vénus et Bacchus vont volontiers de compagnie, dit un proverbe; chez moi, Vénus est au contraire bien plus allègre quand c'est la sobriété qui l'accompagne.

Sa douceur, sa clémence ont paru douteuses; mille exemples établissent qu'il avait cette qualité.—Les exemples de sa douceur et de sa clémence envers ceux qui l'avaient offensé, sont en nombre infini: je parle de ceux de ses actes qui se sont produits en dehors du temps où la guerre civile était encore dans toute sa violence; car durant cette période, ainsi qu'il l'a assez laissé entendre lui-même dans ses écrits, cette générosité lui servait à amadouer ses ennemis, et à leur faire moins redouter sa victoire et sa future domination. Si on ne peut dire de ceux-ci qu'ils soient suffisants pour prouver une douceur innée, toujours est-il qu'ils témoignent d'une merveilleuse confiance et d'un grand courage de sa part. Il lui est souvent arrivé de renvoyer à son ennemi, après les avoir vaincues, des armées entières, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon à le servir, du moins à s'abstenir de lui faire la guerre. Il a fait prisonniers, trois ou quatre fois, certains capitaines de Pompée, et, chaque fois, leur a rendu la liberté. Pompée déclarait ennemis tous ceux qui ne se joignaient pas à lui; César fit proclamer qu'il considérait comme amis tous ceux qui demeureraient neutres et ne porteraient pas effectivement les armes contre lui. A ceux de ses capitaines qui l'abandonnaient pour embrasser le parti de son adversaire, il allait jusqu'à leur renvoyer leurs armes, leurs chevaux et leurs bagages. Il laissait aux villes dont il s'était emparé la liberté de suivre tel parti qui leur conviendrait, se fiant uniquement, pour les contenir, au souvenir de sa douceur et de sa clémence. Le jour de sa grande bataille de Pharsale, il ordonna de ne porter la main qu'à la dernière extrémité sur ceux qui étaient citoyens romains. C'est là, à mon avis, une manière de faire bien hasardeuse, et il n'est pas étonnant que, dans les guerres civiles que nous traversons, ceux qui, comme lui, combattent l'ancien ordre de choses de leur pays, ne l'imitent pas sur ce point; ce sont des procédés extraordinaires, dont seuls la fortune de César et son admirable génie étaient capables d'user heureusement. Quand je songe à la grandeur incomparable de cette âme, j'excuse la victoire de n'avoir pas cessé de lui demeurer fidèle, même en cette cause si injuste et si inique.

Pour en revenir à sa clémence, nous en avons plusieurs exemples qui se sont produits au temps de sa domination et témoignent qu'elle était bien dans sa nature; car, maître alors de toutes choses, il n'avait plus besoin de feindre.—Caius Memmius avait écrit contre lui des pamphlets très mordants, auxquels il avait même fort vertement répondu; cela ne l'empêcha pas de l'aider, bientôt après, à obtenir le consulat.—Caius Calvus qui lui avait décoché plusieurs épigrammes injurieuses, ayant employé un de ses amis à se réconcilier avec lui, César alla jusqu'à lui écrire lui-même le premier.—Et notre bon Catulle qui l'avait si fort malmené sous le nom de Mamurra! il vint s'en excuser, et, le jour même, César le faisait manger à sa table.—Avisé que quelques-uns avaient mal parlé de lui, il se borna à déclarer, dans une harangue publique, qu'il en était averti.—S'il ne portait pas de haine à ses ennemis, il les craignait moins encore; quelques conciliabules avaient été tenus, quelques conjurations formées contre lui, ils furent découverts; il se contenta de publier par un édit qu'elles lui étaient connues, sans autrement en poursuivre les auteurs.—Comme exemple des attentions qu'il avait pour ses amis: Caius Oppius voyageant avec lui et se trouvant indisposé, il lui céda le seul abri qu'il y avait, et lui-même coucha toute la nuit en plein air et sur la dure.—Quant à sa justice, on peut en juger par ce trait: bien qu'aucune plainte n'eût été portée, il fit mettre à mort un de ses esclaves qu'il aimait particulièrement, pour avoir couché avec la femme d'un chevalier romain.—Jamais homme n'apporta plus de modération dans la victoire, ni plus de résolution quand la fortune lui fut contraire.

Mais son ambition effrénée l'a amené à renverser la république la plus florissante de l'antiquité, ce dont rien ne saurait l'absoudre.—Mais toutes ces belles qualités furent gâtées et étouffées par cette ambition effrénée à laquelle il se laissa si fort emporter, qu'on peut aisément affirmer qu'elle régla et dirigea toutes ses actions. D'un homme libéral elle fit un voleur des deniers publics, pour avoir possibilité de subvenir à ses prodigalités et à ses largesses. Elle l'amena à prononcer ce propos affreux, si contraire à tout principe de moralité, que les hommes les plus méchants du monde, les plus perdus de vice, s'ils l'avaient servi à le faire arriver au faîte des grandeurs, il les eût aimés et soutenus de tout son pouvoir, tout comme il faisait pour les meilleurs d'entre les gens de bien. Elle l'enivra d'une si grande vanité, qu'il osa se vanter devant ses concitoyens «d'avoir réduit cette grande République romaine à n'être qu'un nom, n'ayant plus ni forme, ni corps»; alla jusqu'à dire que «désormais les réponses qu'il ferait serviraient de lois»; osa demeurer assis pour recevoir le Sénat qui venait à lui en corps; souffrit qu'on l'adorât et que, lui présent, on lui rendit les honneurs divins. En somme, ce seul vice, selon moi, pervertit en lui le plus beau, le plus riche naturel qui fut jamais, et a fait que sa mémoire est odieuse à tous les gens de bien, parce qu'il a cherché sa gloire dans l'asservissement de son pays et le renversement du plus puissant et plus florissant gouvernement que le monde verra jamais.—On peut, bien au contraire de ce qui s'est passé chez César, trouver quelques exemples de grands personnages auxquels la volupté a fait oublier la conduite des affaires, comme cela est arrivé à Marc Antoine et autres; mais là où l'amour et l'ambition, existant au même degré, viendront se heurter l'un à l'autre avec une violence égale, je n'ai pas de doute que l'ambition ne l'emporte.

Exemple extraordinaire d'un jeune Toscan, Spurina, qui, d'une beauté remarquable, se défigure pour se soustraire aux passions qu'il inspirait.—Pour rentrer dans mon sujet, je dis que c'est beaucoup que, par la force de la raison, nous puissions réfréner nos appétits et, en leur faisant violence, contraindre nos organes à se maintenir dans le devoir. Mais nous fouetter dans l'intérêt de nos voisins, non seulement nous défaire de cette douce passion qui nous chatouille si agréablement, renoncer au plaisir que nous ressentons à voir que nous sommes agréables à autrui, à être aimé et recherché par chacun, et, plus encore, prendre en haine les grâces qui nous valent ces satisfactions, en éprouver de la répugnance et condamner notre beauté parce qu'elle est cause de surexcitation chez d'autres, je n'en ai guère vu d'exemples. En voici un cependant:—Spurina, jeune Toscan, «qui ressemblait à un diamant enchâssé dans l'or et ornant un collier ou une couronne, ou à de l'ivoire serti de buis ou de térébinthe pour que la blancheur en ressorte davantage (Virgile)», était doué d'une beauté si rare et si grande, que les yeux les plus chastes ne pouvaient en soutenir l'éclat, sans en être violemment troublés. Non content de ne pas condescendre à calmer cette fièvre, ce feu qu'il attisait partout sur son passage, il entra en fureur contre lui-même et contre ces riches présents reçus de la nature, comme s'il était en droit de s'en prendre à eux de la faute d'autrui, et, à force d'entailles qu'il se fit volontairement et de cicatrices, il troubla et détruisit la parfaite harmonie et la régularité des traits de son visage, dont la nature l'avait si remarquablement doté.

Une telle action ne se peut approuver; il est plus noble de lutter que de se dérober aux devoirs que la société nous impose, à tous tant que nous sommes.—A vrai dire, j'admire de tels actes plus que je ne les approuve, de pareils excès ne s'accommodant pas avec mes principes. L'intention est bonne, et le fait celui d'une âme honnête; mais, à mon avis, il n'est pas suffisamment réfléchi. La laideur en laquelle notre jeune homme est tombé, ne peut-elle pas en avoir induit d'autres en faute, qui l'auront pris en mépris et en haine? n'a-t-on pu lui porter envie, en raison de la gloire que lui a value un acte aussi rare; ou le calomnier, en attribuant sa résolution à une déception, suite de visées trop ambitieuses? car il n'y a aucune forme que le vice, quand il lui plaît, ne revête lorsqu'il trouve occasion de se donner carrière d'une façon ou d'une autre. Il eût été plus judicieux, et aussi plus glorieux, qu'avec ces dons dont il était redevable à Dieu, il devînt un modèle de vertu et de mœurs, qui fût demeuré en exemple à la postérité.

Ceux qui se dérobent aux charges de la société, à ces obligations de tous genres, en nombre infini, souvent épineuses, qui pèsent sur un homme qui tient un rang honorable dans le monde, s'évitent, selon moi, bien des tracas, quels que soient les petits inconvénients particuliers qui en résultent; c'est en quelque sorte mourir,que de fuir la peine de vivre comme on le doit. Ces gens peuvent avoir d'autres mérites, il ne m'a jamais paru qu'ils aient celui de se trouver aux prises avec les difficultés, car je n'en connais pas de pire que de se tenir en équilibre sur les flots de cette mer agitée qu'est le monde, de répondre et de satisfaire loyalement à tout ce qui est du ressort de la position que l'on occupe. Il est peut-être plus facile de s'abstenir d'une manière absolue de tout rapport avec le sexe féminin, que de se conduire toujours, à tous égards, d'une façon irréprochable avec sa femme; nous avons moins de chance de nous perdre en état de pauvreté, que dans une abondance dont il nous faut user avec mesure; l'usage dirigé par la raison, est plus pénible que l'abstinence; se modérer est une vertu qui exige de plus grands efforts que souffrir. Il est mille façons de vivre convenablement, comme l'entendait Scipion le jeune, tandis qu'il n'y en a qu'une à la façon de Diogène; et autant celle-ci surpasse en innocence la vie qui se mène d'ordinaire, autant elle-même est surpassée en utilité et en énergie par celles qui atteignent à la perfection et dont on dit que ce sont des existences accomplies.

CHAPITRE XXXIV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXIIII.)
Observations sur les moyens que Jules César employait à la guerre.

Selon Montaigne, les commentaires de César devraient être le bréviaire de tout homme de guerre.—On dit de plusieurs grands capitaines qu'ils ont eu une préférence marquée pour certains auteurs: Alexandre le Grand avait Homère: Scipion l'Africain, Xénophon; Marcus Brutus, Polybe; Charles Quint, Philippe de Comines; de notre temps Machiavel est, dit-on, en crédit ailleurs; mais feu le Maréchal Strozzi, qui pour sa part préférait César, avait incontestablement fait le meilleur choix. Les commentaires de César devraient, en effet, être le bréviaire de tout homme de guerre, car lui-même est le vrai et souverain modèle en art militaire; et Dieu sait, en outre, avec quelle grâce, de quelle beauté il a agrémenté cette matière déjà si riche par elle-même; son style y est si pur, si délicat, si parfait que, d'après mon goût, aucun écrit au monde sur ce sujet n'est comparable aux siens.—Je veux consigner ici quelques traits particuliers, qu'on rencontre rarement, qui se sont produits dans ses guerres et qui me reviennent en mémoire.

Pour rassurer ses troupes effrayées de la supériorité numérique de l'ennemi, il leur exagérait lui-même cette supériorité.—Son armée était quelque peu effrayée par les bruits qui couraient de la grande supériorité des forces que le roi Juba menait contre lui. Au lieu de chercher à combattre l'idée que s'en étaient faite ses soldats, en diminuant les moyens dont disposait son ennemi, les ayant réunis pour les rassurer et remonter leur courage, il s'y prit tout autrement qu'on ne le fait d'habitude, leur disant de ne plus se mettre en peine de se renseigner sur les effectifs que l'ennemi leur opposait, parce qu'il avait reçu des avis précis à cet égard. Il leur en fit alors le dénombrement, exagérant de beaucoup ce qui était et ce que son armée présumait d'après les bruits en circulation. Il agit en cela suivant ce que conseille Cyrus dans Xénophon; d'autant que l'erreur, quand l'ennemi se révèle plus faible qu'on ne l'espérait, n'a pas de conséquence sérieuse, comme lorsqu'il vous apparaît effectivement très fort, alors qu'il passait pour être faible.

Il accoutumait ses soldats à obéir, sans les laisser commenter ses ordres.—Il accoutumait ses soldats à se borner en toutes choses à obéir, sans se mêler de contrôler ou de discuter les projets de leur chef, qu'il ne leur communiquait qu'au moment de leur exécution; et, s'ils en avaient découvert quelque chose, il prenait plaisir à les tromper, en les modifiant sur-le-champ; souvent, dans ce but, après avoir fixé qu'il serait fait étape en tel lieu, il passait outre et allongeait la marche, particulièrement lorsque le temps était mauvais et pluvieux.

Très ménager du temps, il savait amuser l'ennemi pour en gagner.—Les Suisses, au début des guerres des Gaules, ayant envoyé vers lui pour obtenir de traverser un territoire relevant de la domination romaine, et lui s'étant résolu à s'y opposer par la force, il fit quand même bon accueil à leurs messagers, et ajourna sa réponse à quelques jours, afin d'utiliser ce répit pour rassembler son armée. Ces pauvres gens ne savaient pas combien il excellait à mettre le temps à profit. Maintes fois il répète que c'est le talent le plus essentiel d'un capitaine, que de savoir saisir les occasions quand elles se présentent et faire diligence; celle qu'il déploya, dans le cours de ses exploits, est réellement inouïe et inimaginable.

Il n'exigeait guère de ses soldats que la vaillance et la discipline; parfois, il leur donnait toute licence; il aimait qu'ils fussent richement armés, les honorait du nom de compagnons, ce qui n'empêchait pas qu'il les traitât, le cas échéant, avec beaucoup de sévérité.—S'il n'était pas fort consciencieux quand il pouvait tirer avantage contre ses ennemis d'un traité conclu, il ne l'était pas davantage en ne demandant à ses soldats, en fait de vertu, que d'être vaillants, et ne punissant guère chez eux que la mutinerie et la désobéissance. Souvent après une victoire, il leur lâchait la bride et leur donnait licence de tout faire, les dispensant, pour un temps, d'observer les règles de la discipline militaire; du reste, ils étaient si bien dressés que, tout parfumés et musqués qu'ils étaient, cela ne les empêchait pas de courir avec frénésie au combat. Pour dire vrai, il aimait à leur voir des armes de prix et les dotait d'équipements couverts de broderies et d'incrustations dorées et argentées afin que, soucieux de les conserver, ils missent plus d'énergie à les défendre.—Quand il leur parlait, il les appelait du nom de «compagnons» dont nous nous servons encore, ce que réforma l'empereur Auguste, son successeur, estimant que si César l'avait fait, c'était par suite des nécessités de la situation, pour flatter des gens qui, en somme, ne le suivaient que de leur plein gré: «Au passage du Rhin, César était général; ici, il est mon compagnon; le crime rend égaux tous ceux qui en sont complices (Lucain)», mais que cette façon de faire ne convenait plus à la dignité d'un empereur ou d'un général d'armée; et on en revint à ne plus les appeler que «soldats».

A cette courtoisie, César joignait une grande sévérité quand il avait à punir. La neuvième légion s'étant mutinée près de Plaisance, il en prononça la dissolution, la frappant d'ignominie, bien que Pompée tînt encore la campagne, et il ne la reçut en grâce qu'après des supplications réitérées. Il apaisait les désordres plus par son autorité et en payant d'audace, que par la douceur.

Il se complaisait aux travaux de campagne.—Quand il parle de son passage du Rhin, pour passer en Allemagne, il dit qu'estimant indigne du peuple romain de faire franchir ce fleuve à son armée sur des bateaux, il a fait construire un pont pour le passer de pied ferme. C'est à ce moment qu'il fit bâtir ce pont admirable sur la construction duquel il nous donne force détails; car de tout ce qu'il a fait, c'est surtout à nous initier à la fécondité de son imagination en ces sortes d'ouvrages comportant de la main-d'œuvre, qu'il se complaît le plus volontiers.

Il aimait à haranguer ses troupes, et ses harangues sont des modèles d'éloquence militaire.—J'ai aussi remarqué qu'il attachait une grande importance aux exhortations qu'il adressait à ses soldats au moment du combat; car chaque fois qu'il veut montrer qu'il a été surpris ou pressé, il dit toujours qu'il n'a même pas eu le temps de haranguer son armée. Avant la grande bataille qu'il livra aux gens de Tournai: «César, écrit-il, après avoir donné ses derniers ordres, courut aussitôt, pour exhorter son monde, là où le hasard le porta; et, rencontrant la dixième légion, il n'eut que le temps de lui dire de se souvenir de sa valeur habituelle, de ne pas s'étonner et de résister hardiment aux efforts de l'adversaire; mais déjà l'ennemi était arrivé à portée de trait, il donna le signal de la bataille et courut sur un autre point, pour continuer ses exhortations à une autre partie de ses troupes; il les trouva déjà engagées.» C'est ainsi qu'il en parle à ce passage de son livre; ce qu'il y a de certain, c'est que son talent de parole lui a rendu, en différentes circonstances, de bien signalés services. Même de son temps, son éloquence militaire était tellement appréciée que plusieurs, dans son armée, recueillaient ses harangues; on est arrivé ainsi, en les réunissant, à en former des volumes qui lui ont survécu longtemps. Son langage avait une grâce particulière, si bien que les personnes de son intimité, l'empereur Auguste entre autres, entendant répéter ce qu'on avait recueilli de ses conversations et de ses discours, reconnaissaient les phrases, et jusqu'aux mots, qui n'étaient pas de lui.

Rapidité de César dans ses mouvements; aperçu de ses guerres nombreuses en divers pays.—La première fois qu'il sortit de Rome, étant investi d'une charge publique, il arriva en huit jours sur le Rhône; il voyageait ayant devant lui, sur son char, un ou deux secrétaires qui écrivaient sans cesse sous sa dictée, et derrière lui un serviteur portant ses armes.—Certainement, en ne faisant que traverser simplement le pays, on pourrait à peine le faire avec la rapidité qu'il déploya, lorsque, quittant la Gaule et suivant le mouvement de retraite de Pompée sur Brindes, en dix-huit jours il soumettait l'Italie. Revenant alors de Brindes à Rome, il va de Rome jusqu'aux extrémités les plus reculées de l'Espagne, où il a à surmonter des difficultés extrêmes dans sa guerre contre Afranius et Petreius. Après quoi, il vient assiéger Marseille qui résiste longtemps. De Marseille, il se rend en Macédoine, où il bat l'armée romaine à Pharsale; puis se jette à la poursuite de Pompée, ce qui le conduit en Égypte qu'il soumet. D'Égypte, il vient en Syrie et dans le Pont, où il combat Pharnace. De là, il passe en Afrique, où il défait Scipion et Juba; puis, rentrant en Italie qu'il ne fait que traverser, il se porte une seconde fois en Espagne, où il met en déroute les fils de Pompée: «Plus rapide que l'éclair, plus prompt que le tigre auquel on enlève ses petits (Lucain),» «pareil à un énorme rocher qui, miné par la pluie ou détaché par l'action du temps, arraché par les vents, se précipite du haut de la montagne vers la plaine, bondissant sur une pente rapide avec un fracas épouvantable, entraînant avec lui arbres, troupeaux et bergers (Virgile)».

Il voulait tout voir par lui-même.—Parlant du siège d'Avaricum, il dit qu'il avait coutume de se trouver jour et nuit près des ouvriers qu'il faisait travailler.—Dans toutes ses entreprises de quelque importance, il se livrait lui-même à des reconnaissances préalables; et jamais il n'engagea son armée sur un terrain, qu'il ne l'eût tout d'abord reconnu. Même, si nous en croyons Suétone, lors de son passage en Angleterre, il fut le premier à constater la profondeur de l'eau là où devait s'effectuer le débarquement.

Il préférait obtenir le succès en négociant plutôt que par la force des armes.—Il disait d'habitude qu'il préférait une victoire obtenue en négociant, que remportée de vive force. Dans la guerre contre Afranius et Petreius, la fortune lui présenta une occasion qui paraissait des plus favorables; il s'y refusa, espérant, dit-il, qu'en patientant un peu et donnant moins au hasard, il viendrait, quand même, à bout de ses ennemis.—Dans cette même guerre, il fit une chose bien étonnante: ce fut de faire passer une rivière à la nage à toute son armée, sans qu'il y eût nécessité: «Pour voler au combat, le soldat prend cette route par laquelle il n'eût osé fuir. Tout mouillé, il se recouvre de ses armes et réchauffe en courant ses membres engourdis par le froid (Lucain).»

Il était dans ses entreprises plus circonspect qu'Alexandre et n'en donnait pas moins hardiment de sa personne chaque fois que c'était nécessaire.—Je trouve César un peu plus circonspect et réfléchi qu'Alexandre, dans ce qu'il entreprenait. Celui-ci semble toujours rechercher le danger et courir au-devant comme un torrent impétueux qui heurte et attaque sans discernement et sans faire de distinction tout ce qu'il rencontre: «Tel l'Aufide, qui arrose le royaume de Daunus Apulien, semblable, à l'époque des crues, à un taureau fougueux, roule des eaux torrentielles qui menacent les campagnes de la dévastation complète de leurs moissons (Horace).» Il est vrai qu'Alexandre était déjà en pleine activité à la fleur de l'âge, et encore sous l'effet des premières ardeurs de la jeunesse, tandis que César, à un âge avancé, en pleine maturité de jugement, ne faisait que commencer. De plus, Alexandre était d'un tempérament plus sanguin, colère et ardent, que surexcitait encore sa passion pour le vin, dont César sut toujours s'abstenir d'abuser.

Néanmoins, qu'il y eût nécessité et que la situation l'exigeât, César sut toujours faire, plus que pas un, bon marché de sa personne. Dans plusieurs circonstances où il donna par lui-même d'une façon particulière, je crois lire chez lui l'idée de se faire tuer pour échapper à la honte d'être vaincu.—Dans cette grande bataille livrée près de Tournai, voyant ses troupes avancées faiblir, il se jette tête baissée sur l'ennemi, tel qu'il est, sans s'être armé de son bouclier; et cela lui est arrivé plusieurs autres fois.—Apprenant qu'une partie de ses troupes étaient assiégées, il franchit, sous un déguisement, les lignes ennemies, pour aller fortifier les siens par sa présence.—Ayant abordé à Dyrrachium avec très peu de monde et voyant que le reste de son armée, qu'il avait laissé sous la conduite d'Antoine, tardait à le suivre, il se résout, pour l'aller chercher et le ramener, à repasser seul le bras de mer qu'il vient de franchir, affrontant une violente tempête pour passer inaperçu, son adversaire étant maître de la mer et de tous les ports de la côte opposée.—Dans le nombre des expéditions qu'il a faites, il s'en trouve plusieurs qui, par les risques qu'elles présentaient, dépassent tout ce que peut autoriser une judicieuse application de l'art militaire: avec quels faibles effectifs en effet n'entreprit-il pas la conquête du royaume d'Égypte, et alla-t-il plus tard attaquer les forces de Scipion et de Juba qui étaient dix fois supérieures aux siennes! De tels hommes ont je ne sais quelle confiance surnaturelle dans leur fortune; aussi, parlant de ces entreprises audacieuses, disait-il qu'il fallait les exécuter sans tenir conseil pour décider si elles étaient ou non à tenter.—Après la bataille de Pharsale, comme il avait fait prendre les devants à son armée pour passer en Asie, il traversait lui-même l'Hellespont, sans autre navire que celui qui le portait, quand il fit rencontre en mer de L. Cassius à la tête de dix gros vaisseaux de guerre: non seulement il eut le courage de l'attendre, mais il marcha droit à lui, le somma de se rendre, et réussit à l'y amener.

Sa confiance et sa ténacité au siège d'Alésia.—Quand il entreprit le siège opiniâtre d'Alésia, la ville était défendue par quatre vingt mille hommes, et toute la Gaule, se levant pour marcher contre lui et l'obliger à se retirer, lui opposa en outre une armée de neuf mille cavaliers et deux cent quarante mille fantassins. Quelle hardiesse, quelle confiance touchant à la folie, que de ne pas vouloir, dans de telles conditions, renoncer à ce siège et oser tenir tête simultanément à deux attaques si formidables! Il le fit cependant et, après avoir gagné une grande bataille contre ceux du dehors, il parvint bientôt après à faire capituler ceux qu'il tenait assiégés.—La même chose arriva à Lucullus au siège de Tigranocerte, dans sa guerre contre Tigrane, mais dans des conditions différentes, étant donnée la mollesse de l'ennemi auquel Lucullus avait affaire.

Deux particularités intéressantes que présente ce siège.—Sur ce siège d'Alésia, je remarque deux faits rares et extraordinaires. Le premier, c'est que les Gaulois, s'assemblant pour combattre César, se résolurent en conseil, après avoir fait le dénombrement de leurs forces, à retrancher une notable partie de la grande multitude qu'ils étaient, de peur que la confusion ne s'y introduisît. C'est là un exemple nouveau, que de craindre de se trouver trop nombreux; mais, à le bien considérer, il est rationnel que l'effectif d'une armée soit de moyenne grandeur et maintenu dans de certaines bornes, en raison de la difficulté à pourvoir à sa subsistance, de la conduire et d'y faire régner l'ordre. En tout cas, il est très aisé de vérifier par des exemples, que ces armées d'effectifs monstrueux n'ont guère rien fait qui vaille. Au dire de Cyrus, rapporté par Xénophon, ce n'est pas le nombre des hommes, mais celui des hommes propres à combattre qui donne l'avantage, le reste cause plus de trouble qu'il n'apporte d'aide. Ce fut la raison principale qui détermina Bajazet à livrer bataille à Tamerlan contre l'avis unanime de ses capitaines; il espérait que la confusion s'introduirait dans la foule innombrable dont se composait l'armée de son ennemi. Scanderberg, bon juge et très expert en la matière, avait coutume de dire que dix à douze mille combattants sur lesquels on pouvait compter, devaient suffire à un général capable, pour le mettre à même de se tirer honorablement de quelque situation de guerre que ce soit.—Le second point sur lequel ce siège appelle mes réflexions, c'est qu'il semble contraire à ce qui a lieu d'ordinaire à la guerre et à ce que commande la raison que Vercingétorix, qui avait été nommé général en chef de toutes les Gaules révoltées, ait pris le parti de s'enfermer à Alésia. Celui qui commande à tout un pays, ne doit jamais s'immobiliser ainsi, à moins qu'il ne soit réduit à cette extrémité, que ce soit sa dernière place, et qu'il n'ait plus d'espoir que dans la défense qu'elle peut faire; autrement, il doit conserver sa liberté de mouvements, afin d'avoir la possibilité de pourvoir à la direction de toutes les parties du gouvernement dont il a la charge.

Avec le temps, César devint plus retenu dans ses entreprises.—Avec le temps, César devint un peu moins prompt et plus circonspect dans ses résolutions, ainsi que nous l'apprend Oppius qui était de son intimité, pensant qu'il ne devait pas compromettre la si haute renommée qu'il devait à tant de victoires, et qu'une seule défaite pouvait lui faire perdre. C'est ce qu'expriment les Italiens, quand ils veulent reprocher à quelqu'un cette hardiesse téméraire qui se rencontre chez les jeunes gens; ils disent de lui que c'est un «besogneux d'honneur», un affamé de réputation et que, n'en ayant pas encore, ils ont raison de chercher à en acquérir à quelque prix que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui sont déjà arrivés. Ce changement chez César peut provenir d'une juste mesure à garder dans ce désir de gloire; peut-être aussi finit-on par en être rassasié comme de toutes autres choses, car assez de gens en agissent ainsi.

Quoique peu scrupuleux, il n'approuvait cependant pas qu'à la guerre on se servît de toutes sortes de moyens pour obtenir le succès.—César était bien loin d'avoir ce scrupule des anciens Romains, qui ne voulaient devoir leur succès à la guerre qu'à leur courage tel qu'ils l'avaient reçu de la nature, sans avoir recours à aucun artifice; malgré cela, il y apportait plus de conscience que nous ne ferions à l'époque actuelle, et n'estimait pas que tous les moyens sont bons pour obtenir la victoire. Dans sa guerre contre Arioviste, il était en pourparlers avec lui, quand un mouvement se produisit entre les deux armées, provoqué par la faute des cavaliers de ce chef gaulois. De ce qui s'ensuivit, César se trouva être en situation très avantageuse vis-à-vis de son ennemi; il ne voulut pas toutefois s'en prévaloir, afin de ne pas s'exposer au reproche d'avoir usé de mauvaise foi.

Il revêtait d'habitude, pour le combat, de riches costumes aux couleurs éclatantes qui permettaient de le distinguer de loin.

Quand l'ennemi était proche, il tenait ses soldats plus de court, se montrant beaucoup plus exigeant sous le rapport de la discipline.

Il savait très bien nager et aimait à aller à pied.—Lorsque, jadis, les Grecs voulaient marquer que quelqu'un était de la dernière incapacité, ils disaient de lui ce dicton populaire: «qu'il ne savait ni lire, ni nager». César tenait, lui aussi, que savoir nager est d'une très grande utilité à la guerre, et cela lui servit à diverses reprises. Quand il voulait faire diligence, il franchissait d'ordinaire à la nage les rivières qu'il rencontrait sur sa route, car, comme Alexandre le Grand, il aimait à voyager à pied.—En Égypte, obligé, un jour, pour échapper à ses ennemis, de se jeter dans une chaloupe, tant de gens s'y précipitèrent en même temps que lui, qu'il y avait danger que la barque enfonçât, et il préféra se jeter à la mer et gagner à la nage sa flotte qui était à plus de deux cents pas de là, ce qu'il fit tenant de la main gauche ses tablettes hors de l'eau, et avec les dents sa cotte d'armes, la traînant ainsi afin que l'ennemi ne s'en saisit pas pour en faire un trophée; cela, alors qu'il était déjà avancé en âge.

Ses soldats et ses partisans avaient pour lui une affection extrême et lui étaient tout dévoués.—Jamais aucun chef militaire ne posséda autant la confiance de ses soldats. Au début de ses guerres civiles, ses centeniers lui offrirent de solder chacun un homme d'armes de ses propres deniers et ses fantassins de le servir à leurs dépens; ceux d'entre eux qui étaient le plus à leur aise, y joignant d'entretenir les plus nécessiteux.—Avec feu Monsieur l'amiral de Châtillon, nous eûmes occasion de voir dernièrement, dans nos guerres civiles, un fait semblable: les Français de son armée subvinrent de leur bourse au paiement des étrangers qui l'accompagnaient. On ne trouverait guère d'exemples d'une affection si ardente, si prête à tout, chez ceux qui sont dans les errements passés, habitués à un gouvernement qui, comme anciennement, fonctionne régulièrement; mais la passion a sur nous plus d'autorité que la raison. Pourtant, il est arrivé à Rome, lors de la guerre contre Annibal, qu'imitant la libéralité du peuple romain envers eux, les gens d'armes et les capitaines firent abandon de leur solde; et, au camp de Marcellus, on flétrit de l'épithète de «Mercenaires» ceux qui l'acceptèrent.—César ayant éprouvé un échec à Dyrrachium, ses soldats vinrent s'offrir d'eux-mêmes pour en être châtiés et punis, si bien qu'il eut plus à les consoler qu'à les frapper.—Une seule de ses cohortes, réduite à elle-même, soutint pendant plus de quatre heures, jusqu'à ce qu'elle fût presque entièrement détruite à coups de trait, tous les efforts de quatre légions de Pompée; dans les tranchées du camp qu'elle défendait, on trouva cent trente mille flèches. Un soldat, nommé Scéva, qui commandait à l'une des entrées, s'y maintint sans pouvoir être forcé, ayant un œil crevé, une épaule et une cuisse percées et son bouclier faussé en deux cent trente endroits.—Il est arrivé à plusieurs de ses soldats faits prisonniers, d'accepter la mort plutôt que de vouloir promettre de prendre parti contre lui. Granius Pétronius avait été fait prisonnier en Afrique par Scipion qui, après avoir fait mettre à mort ses compagnons de captivité, lui manda qu'il lui faisait grâce de la vie. Le vainqueur en agissait ainsi, parce que Pétronius était un homme de qualité et questeur; mais celui-ci lui répondit que «les soldats de César avaient coutume de donner la vie aux autres, et non de la recevoir d'eux»; et, sur ces mots, il se tua de sa propre main.

Il y a un nombre infini d'exemples de leur fidélité vis-à-vis de lui.—La conduite des défenseurs de Salone, ville qui tenait pour César contre Pompée, est à citer en raison de la particularité assez rare qui y advint. Marcus Octavius conduisait le siège; les assiégés étaient réduits en toutes choses aux plus extrêmes nécessités; pour suppléer au manque de combattants qui, pour la plupart, étaient morts ou blessés, ils avaient rendu la liberté à tous leurs esclaves; pour manœuvrer leurs machines de guerre, ils avaient dû couper les cheveux à toutes les femmes, pour en tresser des cordes; à cela se joignait une excessive disette de vivres, et, malgré tout, ils étaient résolus à ne jamais se rendre. Leur résistance avait déjà fait traîner considérablement le siège en longueur et Octavius en était devenu plus négligent; sa vigilance s'était ralentie, lorsque les assiégés ayant choisi leur jour, après avoir placé les femmes et les enfants sur les remparts pour qu'ils ne parussent pas dégarnis, vers midi, exécutèrent une sortie avec une telle furie, qu'ils enfoncent la première ligne des postes des assiégeants, puis la seconde, la troisième, la quatrième, toutes enfin; ils les contraignent à abandonner leurs tranchées et leur donnent la chasse, les obligeant à regagner leurs navires et à s'y renfermer; Octavius lui-même s'enfuit jusqu'à Dyrrachium, où se trouvait Pompée. Je n'ai pas présentement en mémoire d'autre exemple d'assiégés battant le gros des assiégeants et demeurant maîtres de la campagne ni d'autre sortie qui ait eu pour conséquence une victoire aussi nette et aussi complète que si elle était résultée d'une bataille rangée.

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