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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et
plus certaines estoyent celles qui se tiroient du vol des oyseaux.
Nous n'auons rien de pareil ny de si admirable. Cette regle, cet
ordre du bransler de leur aisle, par lequel on tire des consequences1
des choses à venir, il faut bien qu'il soit conduit par quelque excellent
moyen à vne si noble operation; car c'est prester à la lettre,
d'aller attribuant ce grand effect, à quelque ordonnance naturelle,
sans l'intelligence, consentement, et discours, de qui le
produit: et est vne opinion euidemment faulse. Qu'il soit ainsi: la
torpille a cette condition, non seulement d'endormir les membres
qui la touchent, mais au trauers des filets, et de la scene, elle
transmet vne pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent
et manient: voire dit-on d'auantage, que si on verse de
l'eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont iusques2
à la main, et endort l'attouchement au trauers de l'eau. Cette force
est merueilleuse: mais elle n'est pas inutile à la torpille: elle la
sent et s'en sert; de maniere que pour attraper la proye qu'elle
queste, on la void se tapir soubs le limon, afin que les autres poissons
se coulans par dessus, frappez et endormis de cette sienne
froideur, tombent en sa puissance. Les gruës, les arondeles, et autres
oyseaux passagers, changeans de demeure selon les saisons de
l'an, montrent assez la cognoissance qu'elles ont de leur faculté
diuinatrice, et la mettent en vsage.   Les chasseurs nous asseurent,
que pour choisir d'vn nombre de petits chiens, celuy qu'on3
doit conseruer pour le meilleur, il ne faut que mettre la mere au
propre de le choisir elle mesme; comme si on les emporte hors de
leur giste, le premier qu'elle y rapportera, sera tousiours le meilleur:
ou bien si on fait semblant d'entourner de feu le giste, de
toutes parts, celuy des petits, au secours duquel elle courra premierement.
Par où il appert qu'elles ont vn vsage de prognostique
que nous n'auons pas: ou qu'elles ont quelque vertu à iuger de
leurs petits, autre et plus viue que la nostre.   La maniere de
naistre, d'engendrer, nourrir, agir, mouuoir, viure et mourir des
bestes, estant si voisine de la nostre, tout ce que nous retranchons4
de leurs causes motrices, et que nous adioustons à nostre condition
au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours
de nostre raison. Pour reglement de nostre santé, les medecins
nous proposent l'exemple du viure des bestes, et leur façon:
car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple:

Tenez chaults les pieds et la teste,
Au demeurant viuez en beste.

La generation est la principale des actions naturelles: nous auons
quelque disposition de membres, qui nous est plus propre à cela:
toutesfois ils nous ordonnent de nous ranger à l'assiette et disposition
brutale, comme plus effectuelle:1

More ferarum,
Quadrupedúmque magis ritu, plerumque putantur
Concipere vxores: quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.

Et reiettent comme nuisibles ces mouuements indiscrets, et insolents,
que les femmes y ont meslé de leur creu; les ramenant à
l'exemple et vsage des bestes de leur sexe, plus modeste et rassis.

Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipse viri Venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.2
Eijcit enim sulci recta regione viáque
Vomerem, atque locis auertit seminis ictum.
Si c'est iustice de rendre à chacun ce qui luy est deu, les bestes
qui seruent, ayment et deffendent leurs bien-faicteurs, et qui
poursuyuent et outragent les estrangers et ceux qui les offencent,
elles representent en cela quelque air de nostre iustice: comme
aussi en conseruant vne equalité tres-equitable en la dispensation
de leurs biens à leurs petits. Quant à l'amitié, elles l'ont sans comparaison
plus viue et plus constante, que n'ont pas les hommes.
Hyrcanus le chien du Roy Lysimachus, son maistre mort, demeura3
obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger: et le iour qu'on
en brusla le corps, il print sa course, et se ietta dans le feu, où il
fut bruslé. Comme fit aussi le chien d'vn nommé Pyrrhus; car il
ne bougea de dessus le lict de son maistre, depuis qu'il fut mort:
et quand on l'emporta, il se laissa enleuer quant et luy, et finalement
se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maistre.
   Il y a certaines inclinations d'affection, qui naissent quelquefois
en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d'vne temerité,
fortuite, que d'autres nomment sympathie: les bestes en sont
capables comme nous. Nous voyons les cheuaux prendre certaine4
accointance des vns aux autres, iusques à nous mettre en peine
pour les faire viure ou voyager separément. On les void appliquer
leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain
visage: et où ils le rencontrent, s'y ioindre incontinent auec feste
et demonstration de bienueillance; et prendre quelque autre
forme à contre-cœur et en haine. Les animaux ont choix comme
nous, en leurs amours, et font quelque triage de leur femelles. Ils
ne sont pas exempts de nos ialousies et d'enuies extremes et
irreconciliables.   Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires,
comme le boire et le manger; ou naturelles et non necessaires,
comme l'accointance des femelles; ou elles ne sont ny naturelles
ny necessaires: de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des1
hommes: elles sont toutes superfluës et artificielles. Car c'est merueille
combien peu il faut à Nature pour se contenter, combien peu
elle nous a laissé à desirer. Les apprests à nos cuisines ne touchent
pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu'vn homme auroit
dequoy se substanter d'vne oliue par iour. La delicatesse de
nos vins, n'est pas de sa leçon, ny la recharge que nous adioustons
aux appetits amoureux:

Neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.
Ces cupiditez estrangeres, que l'ignorance du bien, et vne fauce2
opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu'elles
chassent presque toutes les naturelles. Ny plus ny moins que si en
vne cité, il y auoit si grand nombre d'estrangers, qu'ils en missent
hors les naturels habitans, ou esteignissent leur authorité et puissance
ancienne, l'vsurpant entierement, et s'en saisissant.   Les
animaux sont beaucoup plus reglez que nous ne sommes, et se
contiennent auec plus de moderation soubs les limites que Nature
nous a prescripts. Mais non pas si exactement, qu'ils n'ayent encore
quelque conuenance à nostre desbauche. Et tout ainsi comme
il s'est trouué des desirs furieux, qui ont poussé les hommes à l'amour3
des bestes, elles se trouuent aussi par fois esprises de nostre
amour, et reçoiuent des affections monstrueuses d'vne espece à autre.
Tesmoin l'elephant corriual d'Aristophanes le grammairien, en
l'amour d'vne ieune bouquetiere en la ville d'Alexandrie, qui ne
luy cedoit en rien aux offices d'vn poursuyuant bien passionné:
car se promenant par le marché, où lon vendoit des fruicts, il en
prenoit auec sa trompe, et les luy portoit: il ne la perdoit de veuë,
que le moins qu'il luy estoit possible; et luy mettoit quelquefois la
trompe dans le sein par dessoubs son collet, et luy tastoit les tettins.
Ils recitent aussi d'vn dragon amoureux d'vne fille; et d'vne
oye esprise de l'amour d'vn enfant, en la ville d'Asope; et d'vn belier
seruiteur de la menestriere Glaucia: et il se void tous les iours
des magots furieusement espris de l'amour des femmes. On void
aussi certains animaux s'addonner à l'amour des masles de leur
sexe. Oppianus et autres recitent quelques exemples, pour montrer
la reuerence que les bestes en leurs mariages portent à la parenté;
mais l'experience nous fait bien souuent voir le contraire;

Nec habetur turpe iuuencæ1
Ferre patrem tergo; fit equo sua filia coniux;
Quásque creauit, init pecudes caper; ipsáque cuius
Semine concepta est, ex illo concipit ales.
De subtilité malitieuse, en est-il vne plus expresse que celle du
mulet du philosophe Thales? lequel passant au trauers d'vne riuiere
chargé de sel, et de fortune y estant bronché, si que les sacs
qu'il portoit en furent tous mouillez, s'estant apperçeu que le
sel fondu par ce moyen, luy auoit rendu sa charge plus legere, ne
failloit iamais aussi tost qu'il rencontroit quelque ruisseau, de se
plonger dedans auec sa charge, iusques à ce que son maistre descouurant2
sa malice, ordonna qu'on le chargeast de laine, à quoy
se trouuant mesconté, il cessa de plus vser de cette finesse.   Il y
en a plusieurs qui representent naïfuement le visage de nostre auarice;
car on leur void vn soin extreme de surprendre tout ce
qu'elles peuuent, et de le curieusement cacher, quoy qu'elles n'en
tirent point vsage. Quant à la mesnagerie, elles nous surpassent
non seulement en cette preuoyance d'amasser et espargner pour le
temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la
science, qui y est necessaire. Les fourmis estandent au dehors de
l'aire leurs grains et semences pour les esuenter, refreschir et secher,3
quand ils voyent qu'ils commencent à se moisir et à sentir le
rance, de peur qu'ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la
caution et preuention dont ils vsent à ronger le grain de froment,
surpasse toute imagination de prudence humaine. Par ce que le
froment ne demeure pas tousiours sec ny sain, ains s'amolit, se resoult
et destrempe comme en laict, s'acheminant à germer et produire:
de peur qu'il ne deuienne semence, et perde sa nature et
proprieté de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par
où le germe a coustume de sortir.   Quant à la guerre, qui est la
plus grande et pompeuse des actions humaines, ie sçaurois volontiers,4
si nous nous en voulons seruir pour argument de quelque
prerogatiue, ou au rebours pour tesmoignage de nostre imbecillité
et imperfection: comme de vray, la science de nous entre-deffaire
et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble
qu'elle n'a pas beaucoup dequoy se faire desirer aux bestes qui ne
l'ont pas.

Quando leoni
Fortior eripuit vitam leo? quo nemore vnquam
Expirauit aper maioris dentibus apri?

Mais elles n'en sont pas vniuersellement exemptes pourtant: tesmoin1
les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprinses
des Princes des deux armées contraires:

Sæpe duobus
Regibus incessit magno discordia motu;
Continuóque animos vulgi et trepidantia bello
Corda licet longé præsciscere.

Ie ne voy iamais cette diuine description, qu'il ne m'y semble lire
peinte l'ineptie et vanité humaine. Car ces mouuemens guerriers,
qui nous rauissent de leur horreur et espouuantement, cette tempeste2
de sons et de cris:

Fulgur ibi ad cælum se tollit, totáque circum
Ære renidescit tellus, subtèrque virûm vi
Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
Icti reiectant voces ad sidera mundi.

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armez,
tant de fureur, d'ardeur, et de courage, il est plaisant à considerer
par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien legeres
occasions esteinte.

Paridis propter narratur amorem3
Græcia Barbariæ diro collisa duello.

Toute l'Asie se perdit et se consomma en guerres pour le macquerellage
de Paris. L'enuie d'vn seul homme, vn despit, vn plaisir,
vne ialousie domestique, causes qui ne deuroient pas esmouuoir
deux harangeres à s'esgratigner, c'est l'ame et le mouuement de
tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mesmes qui en
sont les principaux autheurs et motifs? Oyons le plus grand, le
plus victorieux Empereur, et le plus puissant qui fust onques, se
iouant et mettant en risée tres-plaisamment et tres-ingenieusement,
plusieurs batailles hazardées et par mer et par terre, le sang4
et la vie de cinq cens mille hommes qui suiuirent sa fortune, et les
forces et richesses des deux parties du monde espuisées pour le
seruice de ses entreprinses:

Quòd futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi pœnam
Fuluia constituit, se quoque vti futuam.
Fuluiam ego vt futuam! quid si me Manius oret
Pædicem, faciam? non puto, si sapiam.
Aut futue, aut pugnemus, ait: quid si mihi vita
Charior est ipsa mentula? signa canant.

I'vse en liberté de conscience de mon Latin, auecq le congé, que5
vous m'en auez donné. Or ce grand corps à tant de visages et de
mouuemens, qui semblent menasser le ciel et la terre:

Quàm multi Lybico voluuntur marmore fluctus,
Sæuus vbi Orion hybernis conditur vndis,
Vel cùm sole nouo densæ torrentur aristæ,
Aut Hermi campo, aut Lyciæ flauentibus aruis,
Scuta sonant, pulsùque pedum tremit excita tellus:

ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de testes, c'est tousiours
l'homme foyble, calamiteux, et miserable. Ce n'est qu'vne
formilliere esmeuë et eschaufée,1

It nigrum campis agmen:

vn souffle de vent contraire, le croassement d'vn vol de corbeaux,
le faux pas d'vn cheual, le passage fortuite d'vn aigle, vn songe,
vne voix, vn signe, vne brouée matiniere, suffisent à le renuerser
et porter par terre. Donnez luy seulement d'vn rayon de soleil par
le visage, le voyla fondu et esuanouy: qu'on luy esuente seulement
vn peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre
Poëte, voyla toutes nos enseignes, nos legions, et le grand Pompeius
mesmes à leur teste, rompu et fracassé: car ce fut luy, ce
me semble, que Sertorius battit en Espaigne à tout ces belles armes,2
qui ont aussi seruy à Eumenes contre Antigonus, à Surena
contre Crassus:

Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
Pulueris exigui iactu compressa quiescent.

Qu'on descouple mesmes de noz mouches apres, elles auront et la
force et le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portugais
assiegeans la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitans
d'icelle porterent sur la muraille quantité de ruches, dequoy
ils sont riches. Et auec du feu chasserent les abeilles si viuement
sur leurs ennemis, qu'ils abandonnerent leur entreprinse, ne pouuans3
soustenir leurs assauts et piqueures. Ainsi demeura la victoire
et liberté de leur ville, à ce nouueau secours: auec telle fortune,
qu'au retour du combat, il ne s'en trouua vne seule à dire. Les
ames des Empereurs et des sauatiers sont iettées à mesme moule.
Considerant l'importance des actions des Princes et leur poix, nous
nous persuadons qu'elles soyent produictes par quelques causes
aussi poisantes et importantes. Nous nous trompons: ils sont menez
et ramenez en leurs mouuemens, par les mesmes ressors, que
nous sommes aux nostres. La mesme raison qui nous fait tanser
auec vn voisin, dresse entre les Princes vne guerre: la mesme4
raison qui nous fait fouëtter vn laquais, tombant en vn Roy, luy
fait ruiner vne prouince. Ils veulent aussi legerement que nous,
mais ils peuuent plus. Pareils appetits agitent vn ciron et vn elephant.
   Quant à la fidelité, il n'est animal au monde traistre au
prix de l'homme. Nos histoires racontent la vifue poursuitte que
certains chiens ont faict de la mort de leurs maistres. Le Roy
Pyrrhus ayant rencontré vn chien qui gardoit vn homme mort, et
ayant entendu qu'il y auoit trois iours qu'il faisoit cet office, commanda
qu'on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et luy. Vn
iour qu'il assistoit aux montres generales de son armee, ce chien
apperceuant les meurtriers de son maistre, leur courut sus, auec
grans aboys et aspreté de courroux, et par ce premier indice
achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faicte bien tost
apres par la voye de la iustice. Autant en fit le chien du sage Hesiode,
ayant conuaincu les enfans de Ganistor Naupactien, du
meurtre commis en la personne de son maistre. Vn autre chien1
estant à la garde d'vn temple à Athenes, ayant aperçeu vn larron
sacrilege qui emportoit les plus beaux ioyaux, se mit à abbayer
contre luy tant qu'il peut: mais les marguilliers ne s'estans point
esueillez pour cela, il se mit à suyure, et le iour estant venu, se
tint vn peu plus esloigné de luy, sans le perdre iamais de veuë:
s'il luy offroit à manger, il n'en vouloit pas, et aux autres passans
qu'il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queuë, et
prenoit de leurs mains ce qu'ils luy donnoient à manger: si son
larron s'arrestoit pour dormir, il s'arrestoit quant et quant au lieu
mesmes. La nouuelle de ce chien estant venuë aux marguilliers de2
cette eglise, ils se mirent à le suiure à la trace, s'enquerans des
nouuelles du poil de ce chien, et en fin le rencontrerent en la ville
de Cromyon, et le larron aussi, qu'ils ramenerent en la ville d'Athenes,
où il fut puny. Et les iuges en recognoissance de ce bon office,
ordonnerent du public certaine mesure de bled pour nourrir
le chien, et aux prestres d'en auoir soin. Plutarque tesmoigne cette
histoire, comme chose tres-aueree et aduenue en son siecle.
Quant à la gratitude, car il me semble que nous auons besoin de
mettre ce mot en credit, ce seul exemple y suffira, qu'Appion recite
comme en ayant esté luy mesme spectateur. Vn iour, dit-il, qu'on3
donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bestes
estranges, et principalement de lyons de grandeur inusitee, il y en
auoit vn entre autres, qui par son port furieux, par la force et
grosseur de ses membres, et vn rugissement hautain et espouuantable,
attiroit à soy la veuë de toute l'assistance. Entre les autres esclaues,
qui furent presentez au peuple en ce combat des bestes, fut
vn Androdus de Dace, qui estoit à vn Seigneur Romain, de qualité
consulaire. Ce lyon l'ayant apperceu de loing, s'arresta premierement
tout court, comme estant entré en admiration, et puis s'approcha
tout doucement d'vne façon molle et paisible, comme pour4
entrer en recognoissance auec luy. Cela faict, et s'estant asseuré
de ce qu'il cherchoit, il commença à battre de la queuë à la mode
des chiens qui flattent leur maistre, et à baiser, et lescher les
mains et les cuisses de ce pauure miserable, tout transi d'effroy et
hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité
de ce lyon, et r'asseuré sa veuë pour le considerer et recognoistre:
c'estoit vn singulier plaisir de voir les caresses, et les festes
qu'ils s'entrefaisoient l'vn à l'autre. Dequoy le peuple avant esleué
des cris de ioye, l'Empereur fit appeller cet esclaue, pour entendre
de luy le moyen d'vn si estrange euenement. Il luy recita vne histoire
nouuelle et admirable. Mon maistre, dict-il, estant proconsul
en Aphrique, ie fus contrainct par la cruauté et rigueur qu'il me
tenoit, me faisant iournellement battre, me desrober de luy, et
m'en fuir. Et pour me cacher seurement d'vn personnage ayant si
grande authorité en la prouince, ie trouuay mon plus court, de
gaigner les solitudes et les contrees sablonneuses et inhabitables
de ce pays là, resolu, si le moyen de me nourrir venoit à me faillir,1
de trouuer quelque façon de me tuer moy-mesme. Le soleil estant
extremement aspre sur le midy, et les chaleurs insupportables, ie
m'embatis sur vne cauerne cachee et inaccessible, et me iettay dedans.
Bien tost apres y suruint ce lyon, ayant vne patte sanglante
et blessee, tout plaintif et gemissant des douleurs qu'il y souffroit:
à son arriuee i'eu beaucoup de frayeur, mais luy me voyant mussé
dans vn coing de sa loge, s'approcha tout doucement de moy, me
presentant sa patte offencee, et me la montrant comme pour demander
secours: ie luy ostay lors vn grand escot qu'il y auoit, et
m'estant vn peu appriuoisé à luy, pressant sa playe en fis sortir2
l'ordure qui s'y amassoit, l'essuyay, et nettoyay le plus proprement
que ie peux. Luy se sentant allegé de son mal, et soulagé de cette
douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant tousiours sa patte
entre mes mains. De là en hors luy et moy vesquismes ensemble en
cette cauerne trois ans entiers de mesmes viandes: car des bestes
qu'il tuoit à sa chasse, il m'en apportoit les meilleurs endroits, que
ie faisois cuire au soleil à faute de feu, et m'en nourrissois. A la
longue, m'estant ennuyé de cette vie brutale et sauuage, comme ce
lyon estoit allé vn iour à sa queste accoustumee, ie partis de là, et
à ma troisiesme iournee fus surpris par les soldats, qui me menerent3
d'Affrique en cette ville à mon maistre, lequel soudain me condamna
à mort, et à estre abandonné aux bestes. Or à ce que ie voy
ce lyon fut aussi pris bien tost apres, qui m'a à cette heure voulu
recompenser du bien-fait et guerison qu'il auoit reçeu de moy. Voyla
l'histoire qu'Androdus recita à l'Empereur, laquelle il fit aussi entendre
de main à main au peuple. Parquoy à la requeste de tous
il fut mis en liberté, et absous de cette condamnation, et par ordonnance
du peuple luy fut faict present de ce lyon. Nous voyions
depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce lyon à tout vne petite
laisse, se promenant par les tauernes à Rome, receuoir l'argent4
qu'on luy donnoit: le lyon se laisser couurir des fleurs qu'on luy
iettoit, et chacun dire en les rencontrant: Voyla le lyon hoste de
l'homme, voyla l'homme medecin du lyon.   Nous pleurons souuent
la perte des bestes que nous aymons, aussi font elles la nostre.

Pòst, bellator equus, positis insignibus, Æthon
It lacrymans, guttisque humectat grandibus ora.

Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes
à chacun la sienne: cela ne se voit-il pas aussi entre les bestes,
et des mariages mieux gardez que les nostres?   Quant à la
societé et confederation qu'elles dressent entre elles pour se liguer
ensemble, et s'entresecourir, il se voit des bœufs, des porceaux, et
autres animaux, qu'au cry de celuy que vous offencez, toute la
trouppe accourt à son aide, et se ralie pour sa deffence. L'escare,
quand il a aualé l'ameçon du pescheur, ses compagnons s'assemblent
en foule autour de luy, et rongent la ligne: et si d'auenture
il y en a vn, qui ait donné dedans la nasse, les autres luy baillent1
la queuë par dehors, et luy la serre tant qu'il peut à belles dents:
ils le tirent ainsin au dehors et l'entrainent. Les barbiers, quand
l'vn de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur
dos, dressant vne espine qu'ils ont dentelee comme vne scie, à tout
laquelle ils la scient et coupent.   Quant aux particuliers offices,
que nous tirons l'vn de l'autre, pour le seruice de la vie, il s'en void
plusieurs pareils exemples parmy elles. Ils tiennent que la balaine
ne marche iamais qu'elle n'ait au deuant d'elle vn petit poisson
semblable au goujon de mer, qui s'appelle pour cela la guide: la
baleine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement, que2
le timon fait retourner la nauire: et en recompense aussi, au lieu que
toute autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l'horrible
chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouty,
ce petit poisson s'y retire en toute seureté, et y dort, et
pendant son sommeil la baleine ne bouge: mais aussi tost qu'il
sort, elle se met à le suyure sans cesse: et si de fortune elle l'escarte,
elle va errant çà et là, et souuent se froissant contre les rochers,
comme vn vaisseau qui n'a point de gouuernail. Ce que Plutarque
tesmoigne auoir veu en l'isle d'Anticyre. Il y a vne pareille
societé entre le petit oyseau qu'on nomme le roytelet, et le crocodile:3
le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal: et si l'ichneumon
son ennemy s'approche pour le combattre, ce petit oyseau,
de peur qu'il ne le surprenne endormy, va de son chant et à coup
de bec l'esueillant, et l'aduertissant de son danger. Il vit des demeurans
de ce monstre, qui le reçoit familierement en sa bouche,
et luy permet de becqueter dans ses machoueres, et entre ses
dents, et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurez:
et s'il veut fermer la bouche, il l'aduertit premierement d'en sortir
en la serrant peu à peu sans l'estreindre et l'offencer. Cette coquille
qu'on nomme la nacre, vit aussi ainsin auec le pinnothere,4
qui est vn petit animal de la sorte d'vn cancre, luy seruant d'huissier
et de portier assis à l'ouuerture de cette coquille, qu'il tient
continuellement entrebaaillee et ouuerte, iusques à ce qu'il y voye
entrer quelque petit poisson propre à leur prise: car lors il entre
dans la nacre, et luy va pinsant la chair viue, et la contraint de
fermer sa coquille: lors eux deux ensemble mangent la proye enfermee
dans leur fort. En la maniere de viure des tuns, on y remarque
vne singuliere science des trois parties de la mathematique.
Quant à l'astrologie, ils l'enseignent à l'homme: car ils s'arrestent
au lieu où le solstice d'hyuer les surprend, et n'en bougent iusques
à l'equinoxe ensuyuant: voyla pourquoy Aristote mesme leur concede
volontiers cette science. Quant à la geometrie et arithmetique,
ils font tousiours leur bande de figure cubique, carree en tout1
sens, et en dressent vn corps de bataillon, solide, clos, et enuironné
tout à l'entour, à six faces toutes esgalles: puis nagent en
cette ordonnance carree, autant large derriere que deuant, de façon
que qui en void et compte vn rang, il peut aisément nombrer
toute la trouppe, d'autant que le nombre de la profondeur est esgal
à la largeur, et la largeur, à la longueur.   Quant à la magnanimité,
il est malaisé de luy donner vn visage plus apparent,
qu'en ce faict du grand chien, qui fut enuoyé des Indes au Roy
Alexandre: on luy presenta premierement vn cerf pour le combattre,
et puis vn sanglier, et puis vn ours, il n'en fit compte, et ne2
daigna se remuer de sa place: mais quand il veid vn lyon, il se
dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu'il declaroit
celuy-là seul digne d'entrer en combat auecques luy.   Touchant
la repentance et recognoissance des fautes, on recite d'vn
elephant, lequel ayant tué son gouuerneur par impetuosité de cholere,
en print vn dueil si extreme, qu'il ne voulut onques puis
manger, et se laissa mourir.   Quant à la clemence, on recite
d'vn tygre, la plus inhumaine beste de toutes, que luy ayant esté
baillé vn cheureau, il souffrit deux iours la faim auant que de le
vouloir offencer, et le troisiesme il brisa la cage où il estoit enfermé,3
pour aller chercher autre pasture, ne se voulant prendre au
cheureau, son familier et son hoste.   Et quant aux droicts de la
familiarité et conuenance, qui se dresse par la conuersation, il
nous aduient ordinairement d'appriuoiser des chats, des chiens, et
des lieures ensemble.   Mais ce que l'experience apprend à ceux
qui voyagent par mer, et notamment en la mer de Sicile, de la
condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De
quelle espece d'animaux a iamais Nature tant honoré les couches,
la naissance, et l'enfantement? car les poëtes disent bien qu'vne
seule isle de Delos, estant au parauant vagante, fut affermie pour4
le seruice de l'enfantement de Latone: mais Dieu a voulu que toute
la mer fust arrestée, affermie et applanie, sans vagues, sans vents
et sans pluye, cependant que l'halcyon fait ses petits, qui est iustement
enuiron le solstice, le plus court iour de l'an: et par son
priuilege nous auons sept iours et sept nuicts, au fin cœur de
l'hyuer, que nous pouuons nauiguer sans danger. Leurs femelles
ne recognoissent autre masle que le leur propre: l'assistent toute
leur vie sans iamais l'abandonner: s'il vient à estre debile et
cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout, et
le seruent iusques à la mort.   Mais aucune suffisance n'a encores1
peu atteindre à la cognoissance de cette merueilleuse fabrique, dequoy
l'halcyon compose le nid pour ses petits, ny en deuiner la
matiere.   Plutarque, qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce
soit des arestes de quelque poisson qu'elle conioinct et lie ensemble,
les entrelassant les vnes de long, les autres de trauers, et
adioustant des courbes et des arrondissemens, tellement qu'en fin
elle en forme vn vaisseau rond prest à voguer: puis quand elle a
paracheué de le construire, elle le porte au batement du flot marin,
là où la mer le battant tout doucement, luy enseigne à radouber
ce qui n'est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où2
elle void que sa structure se desmeut, et se lasche pour les coups
de mer: et au contraire ce qui est bien ioinct, le batement de la
mer le vous estreinct, et vous le serre de sorte, qu'il ne se peut
ny rompre ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ny de
fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la
proportion et figure de la concauité du dedans: car elle est composée
et proportionnée, de maniere qu'elle ne peut receuoir ny
admettre autre chose, que l'oiseau qui l'a bastie: car à toute autre
chose, elle est impenetrable, close, et fermée, tellement qu'il ny
peut rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voyla vne3
description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu:
toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas encore suffisamment
la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité
nous peut-il partir, de loger au dessoubs de nous, et d'interpreter
desdaigneusement les effects que nous ne pouuons imiter ny
comprendre?   Pour suyure encore vn peu plus loing cette equalité
et correspondance de nous aux bestes, le priuilege dequoy
nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu'elle
conçoit, de despouiller de qualitez mortelles, et corporelles, tout
ce qui vient à elle, de renger les choses qu'elle estime dignes de4
son accointance, à desuestir et despouiller leurs conditions corruptibles,
et leur faire laisser à part, comme vestemens superflus
et viles, l'espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur,
l'odeur, l'aspreté, la polisseure, la dureté, la mollesse, et
tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle
et spirituelle: de maniere que Rome et Paris, que i'ay
en l'ame, Paris que i'imagine, ie l'imagine et le comprens, sans
grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre, et sans bois:
ce mesme priuilege, dis-ie, semble estre bien euidemment aux
bestes. Car vn cheual accoustumé aux trompettes, aux harquebusades,
et aux combats, que nous voyons tremousser et fremir
en dormant, estendu sur sa litiere, comme s'il estoit en la meslée,
il est certain qu'il conçoit en son ame vn son de tabourin sans
bruict, vne armée sans armes et sans corps.1

Quippe videbis equos fortes, cùm membra iacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe,
Et quasi de palma summas contendere vires.

Ce lieure qu'vn leurier imagine en songe, apres lequel nous le
voyons haleter en dormant, alonger la queuë, secoüer les iarrets,
et representer parfaictement les mouuemens de sa course: c'est vn
lieure sans poil et sans os.

Venantúmque canes in molli sæpe quiete,
Iactant crura tamen subitò, vocésque repente
Mittunt, et crebras reducunt naribus auras,2
Vt vestigia si teneant inuenta ferarum:
Experge factique, sequuntur inania sæpe
Ceruorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant;
Donec discussis redeant erroribus ad se.

Les chiens de garde, que nous voyons souuent gronder en songeant,
et puis iapper tout à faict, et s'esueiller en sursaut, comme s'ils
apperceuoient quelque estranger arriuer; cet estranger que leur
ame void, c'est vn homme spirituel, et imperceptible, sans dimension,
sans couleur, et sans estre:

Consueta domi catulorum blanda propago3
Degere, sæpe leuem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tuantur.
Quant à la beauté du corps, auant passer outre, il me faudroit
sçauoir si nous sommes d'accord de sa description. Il est vray-semblable
que nous ne sçauons guere, que c'est que beauté en nature
et en general, puisque à l'humaine et nostre beauté nous donnons
tant de formes diuerses, de laquelle, s'il y auoit quelque prescription
naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur
du feu. Nous en fantasions les formes à nostre appetit.4

Turpis Romano Belgicus ore color.

Les Indes la peignent noire et basannée, aux leures grosses et
enflées, au nez plat et large: et chargent de gros anneaux d'or le
cartilage d'entre les nazeaux, pour le faire pendre iusques à la
bouche, comme aussi la balieure, de gros cercles enrichis de pierreries,
si qu'elle leur tombe sur le menton, et est leur grace de
montrer leurs dents iusques au dessous des racines. Au Peru les
plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant
qu'ils peuuent par artifice. Et vn homme d'auiourdhuy, dit auoir
veu en vne nation Orientale, ce soing de les agrandir, en tel credit,
et de les charger de poisants ioyaux, qu'à touts coups il passoit
son bras vestu au trauers d'vn trou d'oreille. Il est ailleurs des nations,
qui noircissent les dents auec grand soing, et ont à mespris1
de les voir blanches: ailleurs ils les teignent de couleur rouge.
Non seulement en Basque les femmes se trouuent plus belles la
teste rase: mais assez ailleurs: et qui plus est, en certaines contrées
glaciales, comme dit Pline. Les Mexicanes content entre les
beautez, la petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le
reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art:
et ont en si grande recommandation la grandeur des tetins, qu'elles
affectent de pouuoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus
l'espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent
grosse et massiue: les Espagnols vuidée et estrillée: et entre2
nous, l'vn la fait blanche, l'autre brune: l'vn molle et delicate,
l'autre forte et vigoureuse: qui y demande de la mignardise, et
de la douceur, qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la preferance
en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les
Epicuriens la donnent à la pyramidale plustost, ou carrée: et ne
peuuent aualer vn Dieu en forme de boule.   Mais quoy qu'il en
soit, Nature ne nous a non plus priuilegiez en cela qu'au demeurant,
sur ses loix communes. Et si nous nous iugeons bien,
nous trouuerons que s'il est quelques animaux moins fauorisez
en cela que nous, il y en a d'autres, et en grand nombre, qui le3
sont plus. A multis animalibus decore vincimur: voyre des terrestres
nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure,
qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre: en couleur,
netteté, polissure, disposition, nous leur cedons assez: et non
moins, en toutes qualitez, aux aërées. Et cette prerogatiue que les
poëtes font valoir de nostre stature droicte, regardant vers le ciel
son origine,

Pronáque cùm spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, cœlúmque videre
Iussit, et erectos ad sydera tollere vultus.

elle est vrayement poëtique: car il y a plusieurs bestioles, qui
ont la veuë renuersée tout à faict vers le ciel: et l'encoleure des
chameaux, et des austruches, ie la trouue encore plus releuée et
droite que la nostre. Quels animaux n'ont la face au haut, et ne
l'ont deuant, et ne regardent vis à vis, comme nous: et ne descouurent
en leur iuste posture autant du ciel et de la terre que
l'homme? Et quelles qualitez de nostre corporelle constitution en
Platon et en Cicero ne peuuent seruir à mille sortes de bestes?
Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, et les plus
abiectes de toute la bande: car pour l'apparence exterieure et forme1
du visage, ce sont les magots:

Simia quàm similis, turpissima bestia, nobis!

pour le dedans et parties vitales, c'est le pourceau.   Certes quand
i'imagine l'homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble auoir plus
de part à la beauté) ses tares, sa subiection naturelle, et ses imperfections,
ie trouue que nous auons eu plus de raison que nul
autre animal, de nous couurir. Nous auons esté excusables d'emprunter
ceux que Nature auoit fauorisé en cela plus que nous, pour
nous parer de leur beauté, et nous cacher soubs leur despouille,
de laine, plume, poil, soye. Remerquons au demeurant, que nous2
sommes le seul animal, duquel le defaut offence nos propres compagnons,
et seuls qui auons à nous desrober en nos actions naturelles,
de nostre espece. Vrayement c'est aussi vn effect digne de
consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede
aux passions amoureuses, l'entiere veuë et libre du corps qu'on
recherche: que pour refroidir l'amitié, il ne faille que voir librement
ce qu'on ayme.

Ille quòd obscœnas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor.

Et encore que cette recepte puisse à l'auenture partir d'vne humeur3
vn peu delicate et refroidie: si est-ce vn merueilleux signe
de nostre defaillance, que l'vsage et la cognoissance nous dégoute
les vns des autres. Ce n'est pas tant pudeur, qu'art et prudence,
qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l'entrée de
leurs cabinets, auant qu'elles soyent peintes et parées pour la
montre publique.

Nec veneres nostras hoc fallit, quò magis ipsæ
Omnia summopere hos vitæ postscenia celant,
Quos retinere volunt adstrictóque esse in amore.

Là où en plusieurs animaux, il n'est rien d'eux que nous n'aimions,4
et qui ne plaise à nos sens: de façon que de leurs excremens
mesmes et de leur descharge, nous tirons non seulement de la
friandise au manger, mais nos plus riches ornemens et parfums.
Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n'est pas si
sacrilege d'y vouloir comprendre ces diuines, supernaturelles et
extraordinaires beautez, qu'on voit par fois reluire entre nous,
comme des astres soubs vn voile corporel et terrestre.   Au demeurant
la part mesme que nous faisons aux animaux, des faueurs
de Nature, par nostre confession, elle leur est bien auantageuse.
Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens1
futurs et absens, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle
mesme respondre: ou des biens que nous nous attribuons faucement,
par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science
et l'honneur: et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels,
maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l'innocence
et la santé: la santé, dis-ie, le plus beau et le plus riche present,
que Nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie,
voire la Stoïque, ose bien dire qu'Heraclitus et Pherecydes, s'ils
eussent peu eschanger leur sagesse auecques la santé, et se deliurer
par ce marché, l'vn de l'hydropisie, l'autre de la maladie pediculaire2
qui le pressoit, ils eussent bien faict. Par où ils donnent encore
plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la
santé, qu'ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi des
leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Vlysses deux breuuages,
l'vn pour faire deuenir vn homme de fol sage, l'autre de sage fol,
qu'Vlysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir
que Circé eust changé sa figure humaine en celle d'vne beste.
Et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette maniere:
Quitte moy, laisse moy là, plustost que de me loger sous la figure
et corps d'un asne. Comment? cette grande et diuine sapience, les3
philosophes la quittent donc, pour ce voile corporel et terrestre?
Ce n'est donc plus par la raison, par le discours, et par l'ame, que
nous excellons sur les bestes: c'est par nostre beauté, nostre beau
teint, et nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous
faut mettre nostre intelligence, nostre prudence, et tout le reste à
l'abandon. Or i'accepte cette naïfue et franche confession. Certes
ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de feste,
que ce n'est vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc toute la
vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seroyent
tousiours des bestes: ny ne seroyent comparables à vn homme4
miserable, meschant et insensé. Car en fin tout ce qui n'est comme
nous sommes, n'est rien qui vaille. Et Dieu pour se faire valoir, il
faut qu'il y retire, comme nous dirons tantost. Par où il appert
que ce n'est par vray discours, mais par vne fierté folle et opiniastreté,
que nous nous preferons aux autres animaux, et nous
sequestrons de leur condition et societé.   Mais pour reuenir à
mon propos, nous auons pour nostre part, l'inconstance, l'irresolution,
l'incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des
choses à venir, voire apres nostre vie, l'ambition, l'auarice, la ialousie,
l'enuie, les appetits desreglez, forcenez et indomptables, la
guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction, et la curiosité.1
Certes nous auons estrangement surpayé ce beau discours, dequoy
nous nous glorifions, et cette capacité de iuger et cognoistre, si
nous l'auons achetée au prix de ce nombre infiny des passions,
ausquelles nous sommes incessamment en prinse. S'il ne nous
plaist de faire encore valoir, comme fait bien Socrates, cette notable
prerogatiue sur les bestes, que où Nature leur a prescript
certaines saisons et limites à la volupté Venerienne, elle nous en a
lasché la bride à toutes heures et occasions. Vt vinum ægrotis,
quia prodest rarò, nocet sæpissime, melius est non adhibere omnino,
quàm, spe dubiæ salutis, in apertam perniciem incurrere:2
Sic, haud scio, an melius fuerit humano generi motum istum celerem
cogitationis, acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam
pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari
omnino, quàm tam munificè et tam largè dari. De quel fruit pouuons
nous estimer auoir esté à Varro et Aristote, cette intelligence de
tant de choses? Les a elle exemptez des incommoditez humaines?
ont-ils esté deschargez des accidents qui pressent vn crocheteur?
ont ils tiré de la logique quelque consolation à la goute? pour
auoir sçeu comme cette humeur se loge aux iointures, l'en ont ils
moins sentie? sont ils entrez en composition de la mort, pour3
sçauoir qu'aucunes nations s'en resiouissent: et du cocuage, pour
sçauoir les femmes estre communes en quelque region? Au rebours,
ayans tenu le premier rang en sçauoir, l'vn entre les Romains,
l'autre, entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissoit
le plus, nous n'auons pas pourtant appris qu'ils ayent eu
aucune particuliere excellence en leur vie: voire le Grec a assez
affaire à se descharger d'aucunes tasches notables en la sienne. A
on trouué que la volupté et la santé soyent plus sauoureuses à celuy
qui sçait l'astrologie, et la grammaire:

Illiterati num minus nerui rigent?

et la honte et pauureté moins importunes?

Scilicet et morbis et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc facto meliore dabuntur.
I'ay veu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus
sages et plus heureux que des recteurs de l'vniuersité: et lesquels1
i'aimerois mieux ressembler. La doctrine, ce m'est aduis, tient
rang entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse,
la dignité, ou pour le plus comme la richesse, et telles
autres qualitez qui y seruent voyrement, mais de loing, et plus par
fantasie que par nature. Il ne nous faut guere non plus d'offices,
de regles, et de loix de viure, en nostre communauté, qu'il en faut
aux grues et formis en la leur. Et neantmoins nous voyons qu'elles
s'y conduisent tres ordonnément, sans erudition. Si l'homme estoit
sage, il prendroit le vray prix de chasque chose, selon qu'elle
seroit la plus vtile et propre à sa vie. Qui nous contera par nos2
actions et deportemens, il s'en trouuera plus grand nombre d'excellens
entre les ignorans, qu'entre les sçauans; ie dy en toute
sorte de vertu. La vieille Rome me semble en auoir bien porté de
plus grande valeur, et pour la paix, et pour la guerre, que cette
Rome sçauante, qui se ruina soy-mesme. Quand le demeurant
seroit tout pareil, aumoins la preud'hommie et l'innocence demeureroient
du costé de l'ancienne: car elle loge singulierement
bien auec la simplicité. Mais ie laisse ce discours, qui me tireroit
plus loing, que ie ne voudrois suyure. I'en diray seulement encore
cela, que c'est la seule humilité et submission, qui peut effectuer3
vn homme de bien. Il ne faut pas laisser au iugement de chacun
la cognoissance de son deuoir: il le luy faut prescrire, non pas le
laisser choisir à son discours: autrement selon l'imbecillité et varieté
infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en
fin des deuoirs, qui nous mettroient à nous manger les vns les
autres, comme dit Epicurus.   La premiere loy, que Dieu donna
iamais à l'homme, ce fut vne loy de pure obeyssance: ce fut vn
commandement, nud et simple où l'homme n'eust rien à cognoistre
et à causer, d'autant que l'obeyr est le propre office d'vne ame
raisonnable, recognoissant vn celeste, superieur et bien-facteur.4
De l'obeyr et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider, tout
peché. Et au rebours: la premiere tentation qui vint à l'humaine
nature de la part du diable, sa premiere poison, s'insinua en nous,
par les promesses qu'il nous fit de science et de cognoissance,
Eritis sicut dij, scientes bonum et malum. Et les Sereines, pour piper
Vlysse en Homere, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux laqs,
luy offrent en don la science. La peste de l'homme c'est l'opinion
de sçauoir. Voyla pourquoy l'ignorance nous est tant recommandée
par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l'obeyssance.
Cauete, ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seductiones,1
secundum elementa mundi. En cecy y a il vne generalle
conuenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le
souuerain bien consiste en la tranquillité de l'ame et du corps.
Mais où la trouuons nous?

Ad summum sapiens vno minor est Ioue: diues,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum:
Præcipuè sanus, nisi cùm pituita molesta est.
Il semble à la verité, que Nature, pour la consolation de nostre
estat miserable et chetif, ne nous ait donné en partage que la
presumption. C'est ce que dit Epictete, que l'homme n'a rien proprement2
sien, que l'vsage de ses opinions. Nous n'auons que du
vent et de la fumée en partage. Les Dieux ont la santé en essence,
dit la philosophie, et la maladie en intelligence: l'homme au rebours,
possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous
auons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination:
car tous nos biens ne sont qu'en songe.   Oyez brauer ce pauure
et calamiteux animal. Il n'est rien, dit Cicero, si doux que l'occupation
des lettres: de ces lettres, dis-ie, par le moyen desquelles
l'infinité des choses, l'immense grandeur de Nature, les cieux en
ce monde mesme, et les terres, et les mers nous sont descouuertes:3
ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la
grandeur de courage: et qui ont arraché nostre ame des tenebres,
pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres,
et moyennes: ce sont elles qui nous fournissent dequoy
bien et heureusement viure, et nous guident à passer nostre aage
sans desplaisir et sans offence. Cestuy-cy ne semble il pas parler
de la condition de Dieu tout-viuant et tout-puissant? Et quant à
l'effect, mille femmelettes ont vescu au village vne vie plus equable,
plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.


Deus ille fuit Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem inuenit eam, quæ
Nunc appellatur Sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris,
In tam tranquillo et tam clara luce locauit.

Voyla des paroles tresmagnifiques et belles: mais vn bien leger
accident, mit l'entendement de cestuy-cy en pire estat, que celuy
du moindre berger: nonobstant ce Dieu precepteur et cette diuine
sapience. De mesme impudence est cette promesse du liure de
Democritus: Ie m'en vay parler de toutes choses. Et ce sot tiltre1
qu'Aristote nous preste, de Dieux mortels: et ce iugement de
Chrysippus, que Dion estoit aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca
recognoist, dit-il, que Dieu luy a donné le viure: mais qu'il
a de soy le bien viure. Conformément à cet autre, In virtute verè
gloriamur: quod non contingeret, si id donum à Deo non à nobis haberemus.
Cecy est aussi de Seneca: Que le sage a la fortitude pareille
à Dieu: mais en l'humaine foiblesse, par où il le surmonte.
Il n'est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille
temerité. Il n'y a aucun de nous qui s'offence tant de se voir apparier
à Dieu, comme il fait de se voir deprimer au rang des autres2
animaux: tant nous sommes plus ialoux de nostre interest, que de
celuy de nostre createur.   Mais il faut mettre aux pieds cette
sotte vanité, et secouër viuement et hardiment les fondemens ridicules,
sur quoy ces fausses opinions se bastissent. Tant qu'il
pensera auoir quelque moyen et quelque force de soy, iamais
l'homme ne recognoistra ce qu'il doit à son maistre: il fera tousiours
de ses œufs poulles, comme on dit: il le faut mettre en
chemise. Voyons quelque notable exemple de l'effect de sa philosophie.
Possidonius estant pressé d'vne si douloureuse maladie,
qu'elle luy faisoit tordre les bras, et grincer les dents, pensoit bien3
faire la figue à la douleur pour s'escrier contre elle: Tu as beau
faire, si ne diray-ie pas que tu sois mal. Il sent mesmes passions
que mon laquays, mais il se braue sur ce qu'il contient aumoins sa
langue sous les loix de sa secte. Re succumbere non oportebat verbis
gloriantem. Archesilas estant malade de la goutte, Carneades qui
le vint visiter, s'en retournoit tout fasché: il le rappella, et luy
montrant ses pieds et sa poittrine: Il n'est rien venu de là icy, luy
dit-il. Cestuy cy a vn peu meilleure grace: car il sent auoir du
mal, et en voudroit estre depestré. Mais de ce mal pourtant son
cœur n'en est pas abbatu et affoibly. L'autre se tient en sa roideur,
plus, ce crains-ie, verbale qu'essentielle. Et Dionysius Heracleotes
affligé d'vne cuison vehemente des yeux, fut rangé à quitter ces
resolutions Stoïques.   Mais quand la science feroit par effect ce
qu'ils disent, d'émousser et rabattre l'aigreur des infortunes qui
nous suyuent, que fait elle, que ce que fait beaucoup plus purement
l'ignorance et plus euidemment? Le philosophe Pyrrho courant en
mer le hazard d'vne grande tourmente, ne presentoit à ceux qui
estoyent auec luy à imiter que la securité d'vn porceau, qui voyageoit1
auecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie
au bout de ses preceptes nous renuoye aux exemples d'vn
athlete et d'vn muletier: ausquels on void ordinairement beaucoup
moins de ressentiment de mort, de douleurs, et d'autres inconueniens,
et plus de fermeté, que la science n'en fournit onques
à aucun, qui n'y fust nay et preparé de soy-mesmes par habitude
naturelle. Qui fait qu'on incise et taille les tendres membres
d'vn enfant et ceux d'vn cheual plus aisément que les nostres, si
ce n'est l'ignorance? Combien en a rendu de malades la seule
force de l'imagination? Nous en voyons ordinairement se faire2
saigner, purger, et medeciner pour guerir des maux qu'ils ne
sentent qu'en leur discours. Lors que les vrais maux nous faillent,
la science nous preste les siens: cette couleur et ce teint vous
presagent quelque defluxion caterreuse: cette saison chaude vous
menasse d'vne émotion fieureuse: cette coupeure de la ligne
vitale de vostre main gauche, vous aduertit de quelque notable et
voisine indisposition. Et en fin elle s'en addresse tout detroussément
à la santé mesme. Cette allegresse et vigueur de ieunesse,
ne peut arrester en vne assiette, il luy faut desrober du sang et de
la force, de peur qu'elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés3
la vie d'vn homme asseruy à telles imaginations, à celle
d'vn laboureur, se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant
les choses au seul sentiment present, sans science et sans
prognostique, qui n'a du mal que lors qu'il l'a: où l'autre a souuent
la pierre en l'ame auant qu'il l'ait aux reins: comme s'il n'estoit
point assez à temps pour souffrir le mal lors qu'il y sera, il l'anticipe
par fantasie, et luy court au deuant.   Ce que ie dy de la
medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science.
De là est venuë cette ancienne opinion des philosophes, qui logeoient
le souuerain bien à la recognoissance de la foiblesse de
nostre iugement. Mon ignorance me preste autant d'occasion
d'esperance que de crainte: et n'ayant autre regle de ma santé,
que celle des exemples d'autruy, et des euenemens que ie vois ailleurs
en pareille occasion, i'en trouue de toutes sortes: et m'arreste
aux comparaisons, qui me sont plus fauorables. Ie reçois la
santé les bras ouuerts, libre, plaine, et entiere: et aiguise mon
appetit à la iouïr, d'autant plus qu'elle m'est à present moins1
ordinaire et plus rare: tant s'en faut que ie trouble son repos et
sa douceur, par l'amertume d'vne nouuelle et contrainte forme
de viure.   Les bestes nous montrent assez combien l'agitation
de nostre esprit nous apporte de maladies. Ce qu'on nous dit de
ceux du Bresil, qu'ils ne mouroyent que de vieillesse, on l'attribue
à la serenité et tranquillité de leur air, ie l'attribue plustost à la
tranquillité et serenité de leur ame, deschargée de toute passion,
pensée et occupation tendue ou desplaisante: comme gents qui passoyent
leur vie en vne admirable simplicité et ignorance, sans lettres,
sans loy, sans Roy, sans relligion quelconque.   Et d'où vient2
ce qu'on trouue par experience, que les plus grossiers et plus lourds
sont plus fermes et plus desirables aux executions amoureuses?
et que l'amour d'vn muletier se rend souuent plus acceptable,
que celle d'vn gallant homme? sinon qu'en cettuy-cy l'agitation
de l'ame trouble sa force corporelle, la rompt, et lasse: comme
elle lasse aussi et trouble ordinairement soy-mesmes? Qui la desment,
qui la iette plus coustumierement à la manie, que sa
promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre?
Dequoy se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse?
Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez, des3
santez vigoreuses les mortelles maladies: ainsi des rares et vifues
agitations de noz ames, les plus excellentes manies, et plus detraquées:
il n'y a qu'vn demy tour de cheuille à passer de l'vn
à l'autre. Aux actions des hommes insensez, nous voyons combien
proprement s'aduient la folie, auec les plus vigoureuses operations
de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage
d'entre la folie auec les gaillardes eleuations d'vn esprit libre; et
les effects d'vne vertu supreme et extraordinaire? Platon dit les
melancholiques plus disciplinables et excellens: aussi n'en est-il
point qui ayent tant de propension à la folie. Infinis esprits se
treuuent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel sault vient
de prendre de sa propre agitation et allegresse, l'vn des plus iudicieux,
ingenieux et plus formés à l'air de cette antique et pure
poësie, qu'autre poëte Italien aye de long temps esté? N'a-t-il pas
dequoy sçauoir gré à cette sienne viuacité meurtriere? à cette
clarté qui l'a aueuglé? à cette exacte, et tendue apprehension de
la raison, qui l'a mis sans raison? à la curieuse et laborieuse
queste des sciences, qui l'a conduit à la bestise? à cette rare1
aptitude aux exercices de l'ame, qui l'a rendu sans exercice et
sans ame? I'eus plus de despit encore que de compassion, de le
voir à Ferrare en si piteux estat suruiuant à soy-mesmes, mescognoissant
et soy et ses ouurages; lesquels sans son sçeu, et
toutesfois à sa veuë, on a mis en lumiere incorrigez et informes.
Voulez vous vn homme sain, le voulez vous reglé, et en ferme et
seure posture? affublez le de tenebres d'oisiueté et de pesanteur.
Il nous faut abestir pour nous assagir: et nous esblouir, pour
nous guider. Et si on me dit que la commodité d'auoir l'appetit
froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire apres soy cette2
incommodité, de nous rendre aussi par consequent moins aiguz
et frians, à la iouyssance des biens et des plaisirs: cela est vray:
mais la misere de nostre condition porte, que nous n'auons tant
à iouyr qu'à fuir, et que l'extreme volupté ne nous touche pas
comme vne legere douleur: Segnius homines bona quàm mala sentiunt:
nous ne sentons point l'entiere santé, comme la moindre des
maladies:

Pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valere nihil quemquam mouet. Hoc iuuat vnum,3
Quòd me non torquet latus, aut pes: cætera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.

Nostre bien estre, ce n'est que la priuation d'estre mal. Voyla pourquoy
la secte de philosophie, qui a le plus faict valoir la volupté,
encore l'a elle rengée à la seule indolence. Le n'auoir point de mal,
c'est le plus auoir de bien, que l'homme puisse esperer: comme
disoit Ennius.

Nimium boni est, cui nihil est mali.
Car ce mesme chatouillement et aiguisement, qui se rencontre
en certains plaisirs, et semble nous enleuer au dessus de la santé4
simple, et de l'indolence; cette volupté actiue, mouuante, et ie ne
sçay comment cuisante et mordante, celle là mesme, ne vise qu'à
l'indolence, comme à son but. L'appetit qui nous rauit à l'accointance
des femmes, il ne cherche qu'à chasser la peine que nous
apporte le desir ardent et furieux, et ne demande qu'à l'assouuir, et
se loger en repos, et en l'exemption de cette fieure. Ainsi des
autres. Ie dy donc, que si la simplesse nous achemine à point n'auoir
de mal, elle nous achemine à vn tres-heureux estat selon nostre
condition. Si ne la faut-il point imaginer si plombée, qu'elle
soit du tout sans sentiment. Car Crantor auoit bien raison de combattre
l'indolence d'Epicurus, si on la bastissoit si profonde que
l'abort mesme et la naissance des maux en fust à dire. Ie ne louë1
point cette indolence qui n'est ny possible, ny desirable. Ie suis
content de n'estre pas malade: mais si ie le suis, ie veux sçauoir
que ie le suis, et si on me cauterise ou incise, ie le veux sentir. De
vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit quand
et quand la cognoissance de la volupté, et en fin aneantiroit
l'homme. Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis
in animo, stuporis in corpore. Le mal est à l'homme bien
à son tour. Ny la douleur ne luy est tousiours à fuïr, ny la volupté
tousiours à suiure.   C'est vn tres-grand auantage pour l'honneur
de l'ignorance, que la science mesme nous reiecte entre ses bras,2
quand elle se trouue empeschée à nous roidir contre la pesanteur
des maux: elle est contrainte de venir à cette composition, de nous
lascher la bride, et donner congé de nous sauuer en son giron, et
nous mettre soubs sa faueur à l'abri des coups et iniures de la Fortune.
Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche
de retirer notre pensée des maux qui nous tiennent, et l'entretenir
des voluptez perdues; et de nous seruir pour consolation des maux
presens, de la souuenance des biens passez, et d'appeller à nostre
secours vn contentement esuanouy, pour l'opposer à ce qui nous
presse? Leuationes ægritudinum in auocatione à cogitanda molestia,3
et reuocatione ad contemplandas voluptates ponit, si ce n'est qu'où
la force luy manque, elle veut vser de ruse, et donner vn tour de
soupplesse et de iambe, où la vigueur du corps et des bras vient à
luy faillir. Car non seulement à vn philosophe, mais simplement à
vn homme rassis, quand il sent par effect l'alteration cuisante d'vne
fieure chaude, quelle monnoye est-ce, de le payer de la souuenance
de la douceur du vin Grec? Ce seroit plustost luy empirer
son marché,

Che ricordarsi il ben doppia la noia.
De mesme condition est cet autre conseil, que la Philosophie4
donne; de maintenir en la memoire seulement le bonheur passé,
et d'en effacer les desplaisirs que nous auons soufferts; comme si
nous auions en nostre pouuoir la science de l'oubly: et conseil
duquel nous valons moins encore vn coup.

Suauis est laborum præteritorum memoria.

Comment? la Philosophie qui me doit mettre les armes à la main,
pour combattre la Fortune; qui me doit roidir le courage pour
fouller aux pieds toutes les aduersitez humaines, vient elle à cette
mollesse, de me faire conniller par ces destours coüards et ridicules?
Car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons,
mais ce qui luy plaist. Voire il n'est rien qui imprime si viuement1
quelque chose en nostre souuenance, que le desir de l'oublier.
C'est vne bonne maniere de donner en garde, et d'empreindre en
nostre ame quelque chose, que de la solliciter de la perdre. Et cela
est faulx, Est situm in nobis, vt et aduersa quasi perpetua obliuione
obruamus, et secunda iucundè et suauiter meminerimus. Et cecy est
vray, Memini etiam quæ nolo: obliuisci non possum quæ volo. Et de
qui est ce conseil? de celuy, qui se vnus sapientem profiteri sit ausus:

Qui genus humanum ingenio superauit, et omnes
Præstrinxit stellas, exortus vti ætherius sol.

De vuider et desmunir la memoire, est-ce pas le vray et propre2
chemin à l'ignorance?

Iners malorum remedium ignorantia est.

Nous voyons plusieurs pareils preceptes, par lesquels on nous permet
d'emprunter du vulgaire des apparences friuoles, où la raison
viue et forte ne peut assez: pourueu qu'elles nous seruent de contentement
et de consolation. Où ils ne peuuent guérir la playe, ils
sont contents de l'endormir et pallier. Ie croy qu'ils ne me nieront
pas cecy, que s'ils pouuoyent adiouster de l'ordre, et de la constance,
en vn estat de vie, qui se maintinst en plaisir et en tranquillité
par quelque foiblesse et maladie de iugement, qu'ils ne3
l'acceptassent:

Potare, et spargere flores
Incipiam, patiárque vel inconsultus haberi.

Il se trouueroit plusieurs philosophes de l'aduis de Lycas. Cettuy-cy
ayant au demeurant ses mœurs bien reglées, viuant doucement et
paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son deuoir
envers les siens et estrangers, se conseruant tresbien des choses
nuisibles, s'estoit par quelque alteration de sens imprimé en la
ceruelle vne resuerie. C'est qu'il pensoit estre perpetuellement
aux theatres à y voir des passetemps, des spectacles, et des plus4
belles comedies du monde. Guery qu'il fut par les medecins, de
cette humeur peccante, à peine qu'il ne les mist en procés pour le
restablir en la douceur de ces imaginations.

Pol! me occidistis, amici,
Non seruastis, ait; cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.

D'vne pareille resuerie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus,
qui se faisoit à croire que tous les nauires qui relaschoient du port
de Pyrée, et y abordoient, ne trauailloyent que pour son seruice:
se resiouyssant de la bonne fortune de leur nauigation, les recueillant
auec ioye. Son frere Crito l'ayant faict remettre en son meilleur
sens, il regrettoit cette sorte de condition, en laquelle il auoit
vescu en liesse, et deschargé de tout desplaisir. C'est ce que dit ce
vers ancien Grec, qu'il y a beaucoup de commodité à n'estre pas si
aduisé:

Εν τω φρονειν γαρ μηδεν, ἡδιστος βιος1

Et l'Ecclesiaste; En beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisir:
et, Qui acquiert science, s'acquiert du trauail et tourment.   Cela
mesme, à quoy la Philosophie consent en general, cette derniere
recepte qu'elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est de mettre
fin à la vie, que nous ne pouuons supporter: Placet? pare. Non
placet? quacumque vis exi. Pungit dolor? vel fodiat sanè? si nudus
es, da iugulum: sin tectus armis Vulcanijs, id est fortitudine, resiste:
et ce mot des Grecs conuiues qu'ils y appliquent, Aut bibat,
aut abeat: qui sonne plus sortablement en la langue d'vn Gascon,
qu'en celle de Ciceron, qui change volontiers en V. le B:2

Viuere si rectè nescis, decede peritis.
Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti:
Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo
Rideat, et pulset lasciua decentius ætas.

qu'est-ce autre chose qu'vne confession de son impuissance; et vn
renuoy, non seulement à l'ignorance, pour y estre à couuert, mais
à la stupidité mesme, au non sentir, et au non estre?

Democritum postquàm matura vetustas
Admonuit memorem, motus languescere mentis:
Sponte sua letho caput obuius obtulit ipse.3

C'est ce que disoit Antisthenes, qu'il falloit faire prouision ou de
sens pour entendre, ou de licol pour se pendre: et ce que Chrysippus
alleguoit sur ce propos du poëte Tyrtæus,

De la vertu, ou de mort approcher.

Et Crates disoit, que l'amour se guerissoit par la faim, sinon par le
temps: et à qui ces deux moyens ne plairoyent, par la hart. Celuy
Sextius, duquel Seneque et Plutarque parlent auec si grande recommandation,
s'estant ietté, toutes choses laissées, à l'estude de
la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez
de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort,
au deffault de la science. Voicy les mots de la loy, sur ce subject:
Si d'auenture il suruient quelque grand inconuenient qui ne se puisse
remedier, le port est prochain: et se peut-on sauuer à nage, hors du
corps, comme hors d'vn esquif qui faict eau: car c'est la crainte
de mourir, non pas le desir de viure, qui tient le fol attaché au
corps.   Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante,
elle s'en rend aussi plus innocente et meilleure, comme ie commençois
tantost à dire. Les simples, dit S. Paul, et les ignorans,
s'esleuent et se saisissent du ciel; et nous, à tout nostre sçauoir,1
nous plongeons aux abismes infernaux. Ie ne m'arreste ny à Valentian,
ennemy declaré de la science et des lettres, ny à Licinius,
tous deux Empereurs Romains, qui les nommoient le venin et la
peste de tout estat politique: ny à Mahumet, qui, comme i'ay entendu,
interdict la science à ses hommes: mais l'exemple de ce
grand Lycurgus et son authorité doit certes auoir grand poix, et la
reuerence de cette diuine police Lacedemonienne, si grande, si admirable,
et si long temps fleurissante en vertu et en bon heur, sans
aucune institution ny exercice de lettres.   Ceux qui reuiennent
de ce monde nouueau qui a esté descouuert du temps de nos peres,2
par les Espagnols, nous peuuent tesmoigner combien ces nations,
sans magistrat, et sans loy, viuent plus legitimement et plus reglément
que les nostres, où il y a plus d'officiers et de loix, qu'il n'y
a d'autres hommes, et qu'il n'y a d'actions.

Di cittatorie piene e di libelli,
D'esamine e di carte, di procure
Hanno le mani e il seno, e gran fastelli
Di chiose, di consigli e di letture,
Per cui le facultà de pouerelli
Non sono mai ne le citta sicure,3
Hanno dietro e dinanzi e d'ambi i lati,
Notai, procuratori ed aduocati.
C'estoit ce que disoit vn Senateur Romain des derniers siecles,
que leurs predecesseurs auoyent l'aleine puante à l'ail, et l'estomach
musqué de bonne conscience: et qu'au rebours, ceux de son
temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans à
toute sorte de vices: c'est à dire, comme ie pense, qu'ils auoyent
beaucoup de sçauoir et de suffisance, et grand faute de preud'hommie.
L'inciuilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse s'accompagnent
volontiers de l'innocence: la curiosité, la subtilité, le sçauoir4
trainent la malice à leur suite: l'humilité, la crainte, l'obéissance,
la debonnaireté, qui sont les pieces principales pour la conseruation
de la societé humaine, demandent vne ame vuide, docile et
presumant peu de soy.   Les Chrestiens ont vne particuliere cognoissance,
combien la curiosité est vn mal naturel et originel en
l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut
la premiere ruine du genre humain; c'est la voye, par où il s'est
precipité à la damnation eternelle. L'orgueil est sa perte et sa corruption:
c'est l'orgueil qui iette l'homme à quartier des voyes communes,
qui luy fait embrasser les nouuelletez, et aymer mieux estre
chef d'vne trouppe errante, et desuoyée, au sentier de perdition,
aymer mieux estre regent et precepteur d'erreur et de mensonge,
que d'estre disciple en l'eschole de verité, se laissant mener et1
conduire par la main d'autruy, à la voye battuë et droicturiere.
C'est à l'aduanture ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition
suit l'orgueil, et luy obeit comme à son pere: ἡ δεισιδαιμονια
χαταπερ πατρι τω τυφω πειτεται. O cuider, combien tu nous empesches!
Apres que Socrates fut aduerty, que le Dieu de sagesse
luy auoit attribué le nom de Sage, il en fut estonné: et se recherchant
et secouant par tout, n'y trouuoit aucun fondement à cette
diuine sentence. Il en sçauoit de iustes, temperants, vaillants, sçauants
comme luy: et plus eloquents, et plus beaux, et plus vtiles
au païs. En fin il se resolut, qu'il n'estoit distingué des autres, et2
n'estoit sage que par ce qu'il ne se tenoit pas tel: et que son Dieu
estimoit bestise singuliere à l'homme, l'opinion de science et de
sagesse: et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l'ignorance,
et la simplicité sa meilleure sagesse. La saincte Parole declare
miserables ceux d'entre nous, qui s'estiment: Bourbe et cendre,
leur dit-elle, qu'as-tu à te glorifier? et ailleurs, Dieu a faict
l'homme semblable à l'ombre, de laquelle qui iugera, quand par
l'esloignement de la lumiere elle sera esuanouye? Ce n'est rien que
de nous.   Il s'en faut tant que nos forces conçoiuent la haulteur
diuine, que des ouurages de nostre createur, ceux-là portent mieux3
sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C'est
aux Chrestiens vne occasion de croire, que de rencontrer vne chose
incroyable. Elle est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre
l'humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle;
et si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus
chose singuliere. Melius scitur Deus nesciendo, dit S. Augustin. Et
Tacitus, Sanctius est ac reuerentius de actis Deorum credere quàm
scire. Et Platon estime qu'il y ayt quelque vice d'impieté à trop curieusement
s'enquerir et de Dieu, et du monde, et des causes premieres
des choses. Atque illum quidem parentem huius vniuersitatis4
inuenire difficile: et, quum iam inueneris, indicare in vulgus, nefas,
dit Ciceron. Nous disons bien puissance, verité, iustice: ce sont
parolles qui signifient quelque chose de grand: mais cette chose
là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la conceuons. Nous disons
que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme.

Immortalia mortali sermone notantes.

Ce sont toutes agitations et esmotions, qui ne peuuent loger en
Dieu selon nostre forme, ny nous l'imaginer selon la sienne: c'est
à Dieu seul de se cognoistre et interpreter ses ouurages: et le fait
en nostre langue, improprement, pour s'aualler et descendre à
nous, qui sommes à terre couchez. La prudence comment luy peut1
elle conuenir, qui est l'eslite entre le bien et le mal: veu que nul
mal ne le touche? Quoy la raison et l'intelligence, desquelles nous
nous seruons pour par les choses obscures arriuer aux apparentes:
veu qu'il n'y a rien d'obscur à Dieu? La iustice, qui distribue à
chacun ce qui luy appartient, engendrée pour la société et communauté
des hommes, comment est-elle en Dieu? La temperance,
comment? qui est la moderation des voluptez corporelles, qui n'ont
nulle place en la diuinité. La fortitude à porter la douleur, le labeur,
les dangers, luy appartiennent aussi peu: ces trois choses
n'ayans nul accés pres de luy. Parquoy Aristote le tient egallement2
exempt de vertu et de vice. Neque gratia neque ira teneri potest,
quòd quæ talia essent, imbecilla essent omnia.   La participation
que nous auons à la cognoissance de la verité, quelle qu'elle soit,
ce n'est point par nos propres forces que nous l'auons acquise.
Dieu nous a assez appris cela par les tesmoings, qu'il a choisi du
vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables
secrets. Nostre foy ce n'est pas nostre acquest, c'est vn pur
present de la liberalité d'autruy. Ce n'est pas par discours ou par
nostre entendement que nous auons receu nostre religion, c'est par
authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre3
iugement nous y aide plus que la force, et nostre aueuglement plus
que nostre clair-voyance. C'est par l'entremise de nostre ignorance,
plus que de nostre science, que nous sommes sçauans de diuin sçauoir.
Ce n'est pas merueille, si nos moyens naturels et terrestres
ne peuuent conceuoir cette cognoissance supernaturelle et celeste:
apportons y seulement du nostre, l'obeissance et la subiection: car
comme il est escrit; Ie destruiray la sapience des sages, et abbattray
la prudence des prudens. Où est le sage? où est l'escriuain?
où est le disputateur de ce siecle? Dieu n'a-il pas abesty la sapience
de ce monde? Car puis que le monde n'a point cogneu Dieu
par sapience, il luy a pleu par la vanité de la predication, sauuer
les croyans.   Si me faut-il voir en fin, s'il est en la puissance de
l'homme de trouuer ce qu'il cherche: et si cette queste, qu'il a employé
depuis tant de siecles, l'a enrichy de quelque nouuelle force,
et de quelque verité solide. Ie croy qu'il me confessera, s'il parle
en conscience, que tout l'acquest qu'il a retiré d'vne si longue poursuite,1
c'est d'auoir appris à recognoistre sa foiblesse. L'ignorance
qui estoit naturellement en nous, nous l'auons par longue estude
confirmée et auerée. Il est aduenu aux gens veritablement sçauans,
ce qui aduient aux espics de bled: ils vont s'esleuant et se haussant
la teste droite et fiere, tant qu'ils sont vuides; mais quand ils sont
pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s'humilier
et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayans tout
essayé, tout sondé, et n'ayans trouué en cet amas de science et prouision
de tant de choses diuerses, rien de massif et de ferme, et
rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, et recogneu2
leur condition naturelle. C'est ce que Velleius reproche à Cotta, et
à Cicero, qu'ils ont appris de Philo, n'auoir rien appris. Pherecydes,
l'vn des sept sages, escriuant à Thales, comme il expiroit,
I'ay, dit-il, ordonné aux miens, apres qu'ils m'auront enterré, de
te porter mes escrits. S'ils contentent et toy et les autres sages, publie
les: sinon, supprime les. Ils ne contiennent nulle certitude qui
me satisface à moy-mesme. Aussi ne fay-ie pas profession de sçauoir
la verité, ny d'y atteindre. I'ouure les choses plus que ie ne les
descouure. Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda
ce qu'il sçauoit, respondit, qu'il sçauoit cela, qu'il ne sçauoit3
rien. Il verifioit ce qu'on dit, que la plus grand part de ce que
nous sçauons, est la moindre de celles que nous ignorons: c'est à
dire, que ce mesme que nous pensons sçauoir, c'est vne piece, et
bien petite, de nostre ignorance.   Nous sçauons les choses en
songe, dit Platon, et les ignorons en verité. Omnes penè veteres, nihil
cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt; angustos sensus,
imbecilles animos, breuia curricula vitæ. Cicero mesme, qui
deuoit au sçauoir tout son vaillant, Valerius dit que, sur sa vieillesse,
il commença à desestimer les lettres. Et pendant qu'il les
traictoit, c'estoit sans obligation d'aucun party: suiuant ce qui luy4
sembloit probable, tantost en l'vne secte, tantost en l'autre: se tenant
tousiours soubs la dubitation de l'Academie. Dicendum est,
sed ita vt nihil affirmem: quæram omnia, dubitans plerumque et
mihi diffidens.   I'auroy trop beau ieu, si ie vouloy considerer
l'homme en sa commune façon et en gros: et le pourroy faire pourtant
par sa regle propre; qui iuge la verité non par le poids des
voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui vigilans stertit,
Mortua cui vita est propè iam viuo atque videnti,

qui ne se sent point, qui ne se iuge point, qui laisse la plus part de
ses facultez naturelles oisiues. Ie veux prendre l'homme en sa plus1
haulte assiette. Considerons-le en ce petit nombre d'hommes excellens
et triez, qui ayants esté douez d'vne belle et particuliere force
naturelle, l'ont encore roidie et aiguisée par soin, par estude et par
art, et l'ont montée au plus hault poinct de sagesse, où elle puisse
atteindre. Ils ont manié leur ame à tout sens, et à tout biais, l'ont
appuyée et estançonnée de tout le secours estranger, qui luy a esté
propre, et enrichie et ornée de tout ce qu'ils ont peu emprunter
pour sa commodité, du dedans et dehors du monde: c'est en eux
que loge la haulteur extreme de l'humaine nature. Ils ont reglé le
monde de polices et de loix. Ils l'ont instruit par arts et sciences,2
et instruit encore par l'exemple de leurs mœurs admirables. Ie
ne mettray en compte, que ces gens-là, leur tesmoignage, et leur
experience. Voyons iusques où ils sont allez, et à quoy ils se sont
tenus. Les maladies et les desfauts que nous trouuerons en ce college-là,
le monde les pourra hardiment bien aduouër pour siens.
Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, ou
qu'il dit, qu'il l'a trouuée; ou qu'elle ne se peut trouuer; ou qu'il
en est encore en queste. Toute la Philosophie est despartie en ces
trois genres. Son dessein est de chercher la verité, la science, et
la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens, et autres,3
ont pensé l'auoir trouuée. Ceux-cy ont estably les sciences, que
nous auons, et les ont traictées, comme notices certaines. Clitomachus,
Carneades, et les Academiciens, ont desesperé de leur
queste; et iugé que la verité ne se pouuoit conceuoir par nos
moyens. La fin de ceux-cy, c'est la foiblesse et humaine ignorance.
Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles.
Pyrrho et autres Sceptiques ou Epechistes, de qui les dogmes plusieurs
anciens ont tenu tirez d'Homere, des sept sages, et d'Archilochus,
et d'Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes,
disent, qu'ils sont encore en cherche de la verité. Ceux-cy4
iugent, que ceux-là qui pensent l'auoir trouuée, se trompent infiniement;
et qu'il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second
degré, qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d'y
atteindre. Car cela, d'establir la mesure de nostre puissance, de
cognoistre et iuger la difficulté des choses, c'est vne grande et extreme
science, de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.
L'ignorance qui se sçait, qui se iuge, et qui se condamne, ce n'est
pas vne entiere ignorance. Pour l'estre, il faut qu'elle s'ignore soy-mesme.1
De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler,
doubter, et enquerir, ne s'asseurer de rien, de rien ne se respondre.
Des trois actions de l'ame, l'imaginatiue, l'appetitiue, et
la consentante, ils en reçoiuent les deux premieres: la derniere,
ils la soustiennent, et la maintiennent ambigue, sans inclination,
ny approbation d'vne part ou d'autre, tant soit-elle legere. Zenon
peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez
de l'ame: La main espanduë et ouuerte, c'estoit apparence: la
main à demy serrée, et les doigts vn peu croches, consentement: le
poing fermé, comprehension: quand de la main gauche il venoit2
encore à clorre ce poing plus estroit, science. Or cette assiette de
leur iugement droicte, et inflexible, receuant tous obiects sans application
et consentement, les achemine à leur Ataraxie; qui est
vne condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que
nous receuons par l'impression de l'opinion et science, que nous
pensons auoir des choses. D'où naissent la crainte, l'auarice, l'enuie,
les desirs immoderez, l'ambition, l'orgueil, la superstition, l'amour
de nouuelleté, la rebellion, la desobeyssance, l'opiniastreté,
et la pluspart des maux corporels.   Voire ils s'exemptent par là,
de la ialousie de leur discipline. Car ils debattent d'vne bien molle3
façon. Ils ne craignent point la reuenche à leur dispute. Quand ils
disent que le poisant va contre-bas, ils seroient bien marris qu'on
les en creust; et cherchent qu'on les contredie, pour engendrer la
dubitation et surseance de iugement, qui est leur fin. Ils ne mettent
en auant leurs propositions, que pour combattre celles qu'ils
pensent, que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur,
ils prendront aussi volontiers la contraire à soustenir: tout leur
est vn: ils n'y ont aucun choix. Si vous establissez que la neige soit
noire, ils argumentent au rebours, qu'elle est blanche. Si vous
dites qu'elle n'est ny l'vn, ny l'autre, c'est à eux à maintenir qu'elle
est tous les deux. Si par certain iugement vous tenez, que vous n'en
sçauez rien, ils vous maintiendront que vous le sçauez. Ouï, et si
par vn axiome affirmatif vous asseurez que vous en doutez, ils vous
iront debattant que vous n'en doutez pas; ou que vous ne pouuez
iuger et establir que vous en doutez.   Et par cette extremité de
doubte, qui se secoue soy-mesme, ils se separent et se diuisent de
plusieurs opinions, de celles mesmes, qui ont maintenu en plusieurs
façons, le doubte et l'ignorance. Pourquoy ne leur sera-il1
permis, disent-ils, comme il est entre les dogmatistes, à l'vn dire
vert, à l'autre iaulne, à eux aussi de doubter? Est-il chose qu'on
vous puisse proposer par l'aduouer ou refuser, laquelle il ne soit
pas loisible de considerer comme ambigue? Et où les autres sont
portez, ou par la coustume de leur païs, ou par l'institution des
parens, ou par rencontre, comme par vne tempeste, sans iugement
et sans choix, voire le plus souuent auant l'aage de discretion, à
telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle
ils se treuuent hypothequez, asseruiz et collez, comme à
vne prise qu'ils ne peuuent desmordre: ad quamcumque disciplinam,2
velut tempestate, delati, ad eam, tanquam ad saxum, adhærescunt:
pourquoy, à ceux-cy, ne sera-il pareillement concedé, de
maintenir leur liberté, et considerer les choses sans obligation et
seruitude? Hoc liberiores et solutiores, quòd integra illis est iudicandi
potestas. N'est-ce pas quelque aduantage, de se trouuer
desengagé de la necessité, qui bride les autres? Vaut-il pas mieux
demeurer en suspens que de s'infrasquer en tant d'erreurs que
l'humaine fantasie a produictes? Vaut-il pas mieux suspendre sa
persuasion, que de se mesler à ces diuisions seditieuses et querelleuses?
Qu'iray-ie choisir? Ce qu'il vous plaira, pourueu que vous3
choisissiez. Voila vne sotte responce: à laquelle il semble pourtant
que tout le dogmatisme arriue: par qui il ne nous est pas permis
d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party,
iamais il ne sera si seur, qu'il ne vous faille pour le deffendre,
attaquer et combattre cent et cent contraires partis. Vaut-il pas
mieux se tenir hors de cette meslée? Il vous est permis d'espouser
comme vostre honneur et vostre vie, la creance d'Aristote sur
l'eternité de l'ame, et desdire et desmentir Platon là dessus, et à
eux il sera interdit d'en doubter? S'il est loisible à Panætius de
soustenir son iugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations,
desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement:
pourquoy vn sage n'osera-il en toutes choses, ce que cettuy-cy
ose en celles qu'il a apprinses de ses maistres: establies du
commun consentement de l'eschole, de laquelle il est sectateur
et professeur? Si c'est vn enfant qui iuge, il ne sçait que c'est: si
c'est vn sçauant, il est præoccuppé.   Ils se sont reseruez vn
merueilleux aduantage au combat, s'estans deschargez du soin de
se couurir. Il ne leur importe qu'on les frappe, pourueu qu'ils1
frappent; et font leurs besongnes de tout. S'ils vainquent, vostre
proposition cloche; si vous, la leur: s'ils faillent, ils verifient
l'ignorance; si vous faillez, vous la verifiez: s'ils prouuent que
rien ne se sçache, il va bien; s'ils ne le sçauent pas prouuer,
il est bon de mesmes: Vt quum in eadem re paria contrariis in
partibus momenta inueniuntur, facilius ab vtraque parte assertio
sustineatur. Et font estat de trouuer bien plus facilement,
pourquoy vne chose soit fausse, que non pas qu'elle soit vraye;
et ce qui n'est pas, que ce qui est: et ce qu'ils ne croyent
pas, que ce qu'ils croyent. Leurs façons de parler sont, Ie n'establis2
rien: Il n'est non plus ainsi qu'ainsin, ou que ny l'vn
ny l'autre: Ie ne le comprens point. Les apparences sont egales
par tout: la loy de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne
semble vray qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental,
c'est επεχω; c'est à dire, ie soustiens, ie ne bouge. Voyla leurs
refreins, et autres de pareille substance. Leur effect, c'est vne
pure, entiere, et tres-parfaicte surceance et suspension de iugement.
Ils se seruent de leur raison, pour enquerir et pour debattre:
mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera
vne perpetuelle confession d'ignorance, vn iugement sans3
pente, et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre,
il conçoit le Pyrrhonisme. I'exprime cette fantasie autant que ie
puis, par ce que plusieurs la trouuent difficile à conceuoir; et les
autheurs mesmes la representent vn peu obscurement et diuersement.
   Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune
façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles,
à l'impulsion et contrainte des passions, aux constitutions
des loix et des coustumes, et à la tradition des arts: non enim nos
Deus ista scire, sed tantummodo vti voluit. Ils laissent guider à ces
choses là, leurs actions communes, sans aucune opination ou
iugement. Qui fait que ie ne puis pas bien assortir à ce discours,
ce qu'on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant
vn train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des
charrettes, se presentant aux precipices, refusant de s'accommoder
aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n'a pas voulu se1
faire pierre ou souche: il a voulu se faire homme viuant, discourant,
et raisonnant, iouyssant de tous plaisirs et commoditez naturelles,
embesoignant et se seruant de toutes ses pieces corporelles
et spirituelles, en regle et droicture. Les priuileges fantastiques,
imaginaires, et faulx, que l'homme s'est vsurpé, de
regenter, d'ordonner, d'establir, il les a de bonne foy renoncez et
quittez. Si n'est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre
à son sage de suiure assez de choses non comprinses, ny
perceuës ny consenties, s'il veut viure. Et quand il monte en mer,
il suit ce dessein, ignorant s'il luy sera vtile: et se plie, à ce que2
le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode:
circonstances probables seulement. Apres lesquelles il est tenu
d'aller, et se laisser remuer aux apparances, pourueu qu'elles
n'ayent point d'expresse contrarieté. Il a vn corps, il a vne ame:
les sens le poussent, l'esprit l'agite. Encore qu'il ne treuue point
en soy cette propre et singuliere marque de iuger, et qu'il s'apperçoiue,
qu'il ne doit engager son consentement, attendu qu'il peut
estre quelque faulx pareil à ce vray: il ne laisse de conduire les
offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il
d'arts, qui font profession de consister en la coniecture, plus qu'en3
la science? qui ne decident pas du vray et du faulx, et suiuent
seulement ce qu'il semble? Il y a, disent-ils, et vray et faulx, et
y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l'arrester à
la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans
inquisition, à l'ordre du monde. Vne ame garantie de preiugé, a
vn merueilleux auancement vers la tranquillité. Gents qui iugent
et contrerollent leurs iuges, ne s'y soubsmettent iamais deuëment.
Combien et aux loix de la religion, et aux loix politiques se
trouuent plus dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux,
que ces esprits surueillants et pedagogues des causes
diuines et humaines? Il n'est rien en l'humaine inuention, où il
y ait tant de verisimilitude et d'vtilité. Cette-cy presente l'homme
nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à receuoir
d'en hault quelque force estrangere, desgarni d'humaine
science, et d'autant plus apte à loger en soy la diuine, aneantissant
son iugement, pour faire plus de place à la foy: ny mescreant
ny establissant aucun dogme contre les loix et obseruances communes,
humble, obeïssant, disciplinable, studieux; ennemy iuré
d'heresie, et s'exemptant par consequent des vaines et irreligieuses1
opinions introduites par les fauces sectes. C'est vne carte blanche
preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il luy plaira
d'y grauer. Plus nous nous renuoyons et commettons à Dieu, et
renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l'Ecclesiaste,
en bonne part les choses au visage et au goust qu'elles se presentent
à toy, du iour à la iournée: le demeurant est hors de ta
cognoissance. Dominus nouit cogitationes hominum, quoniam vanæ
sunt.   Voila comment, des trois generales sectes de Philosophie,
les deux font expresse profession de dubitation et d'ignorance:
et en celle des dogmatistes, qui est troisiesme, il est aysé à descouurir,2
que la plus part n'ont pris le visage de l'asseurance que
pour auoir meilleure mine. Ils n'ont pas tant pensé nous establir
quelque certitude, que nous montrer iusques où ils estoient allez
en cette chasse de la verité, quam docti fingunt magis quàm norunt.
Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu'il sçait des Dieux, du
monde, et des hommes, propose d'en parler comme vn homme à
vn homme; et qu'il suffit, si ses raisons sont probables, comme
les raisons d'vn autre: car les exactes raisons n'estre en sa main,
ny en mortelle main. Ce que l'vn de ses sectateurs a ainsin imité:
Vt potero, explicabo: nec tamen, vt Pythius Apollo, certa vt sint3
et fixa, quæ dixero: sed, vt homunculus, probabilia coniectura
sequens. Et cela sur le discours du mespris de la mort: discours
naturel et populaire. Ailleurs il l'a traduit, sur le propos mesme
de Platon. Si fortè, de Deorum natura ortúque mundi disserentes,
minus id quod habemus in animo consequimur, haud erit mirum.
Æquum est enim meminisse, et me, qui disseram, hominem esse, et
vos qui iudicetis: vt, si probabilia dicentur, nihil vltrà requiratis.
Aristote nous entasse ordinairement vn grand nombre d'autres
opinions, et d'autres creances, pour y comparer la sienne, et
nous faire voir de combien il est allé plus outre, et combien il
approche de plus pres la verisimilitude. Car la verité ne se iuge
point par authorité et tesmoignage d'autruy. Et pourtant euita
religieusement Epicurus d'en alleguer en ses escrits.   Cettuy-là
est le prince des dogmatistes, et si nous apprenons de luy, que le
beaucoup sçauoir apporte l'occasion de plus doubter. On le void
à escient se couurir souuent d'obscurité si espesse et inextricable,
qu'on n'y peut rien choisir de son aduis. C'est par effect vn Pyrrhonisme
soubs vne forme resolutiue. Oyez la protestation de Cicero,1
qui nous explique la fantasie d'autruy par la sienne. Qui requirunt,
quid de quaque re ipsi sentiamus: curiosius id faciunt, quàm necesse
est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullamque
rem apertè iudicandi, profecta à Socrate, repetita ab
Arcesila, confirmata à Carneade, vsque ad nostram viget ætatem.
Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adiuncta esse dicamus,
tanta similitudine, vt in ijs nulla insit certè iudicandi et assentiendi
nota. Pourquoy, non Aristote seulement, mais la plus part
des philosophes, ont ils affecté la difficulté, si ce n'est pour faire
valoir la vanité du subject, et amuser la curiosité de nostre esprit,2
luy donnant où se paistre, à ronger cet os creuz et descharné?
Clytomachus affermoit n'auoir iamais sçeu, par les escrits de
Carneades, entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a euité
aux siens Epicurus, la facilité, et Heraclytus en a esté surnommé
σχοτεινος? La difficulté est vne monoye que les sçauans employent,
comme les joueurs de passe-passe pour ne descouurir la vanité
de leur art: et de laquelle l'humaine bestise se paye aysément.

Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes:
Omnia enim stolidi magis admirantur amántque,
Inuersis quæ sub verbis latitantia cernunt.3
Cicero reprend aucuns de ses amis d'auoir accoustumé de
mettre à l'astrologie, au droit, à la dialectique, et à la geometrie,
plus de temps, que ne meritoyent ces arts: et que cela les diuertissoit
des deuoirs de la vie, plus vtiles et honnestes. Les philosophes
Cyrenaïques mesprisoyent esgalement la physique et la
dialectique. Zenon tout au commencement des liures de la republique,
declaroit inutiles toutes les liberales disciplines. Chrysippus
disoit, que ce que Platon et Aristote auoyent escrit de la
logique, ils l'auoyent escrit par ieu et par exercice: et ne pouuoit
croire qu'ils eussent parlé à certes d'vne si vaine matiere.   Plutarque4
le dit de la metaphysique, Epicurus l'eust encores dict de
la rhetorique, de la grammaire, poësie, mathematique, et hors la
physique, de toutes les autres sciences: et Socrates de toutes, sauf
celle des mœurs et de la vie. De quelque chose qu'on s'enquist
à luy, il ramenoit en premier lieu tousiours l'enquerant à rendre
compte des conditions de sa vie, presente et passée, lesquelles il
examinoit et iugeoit: estimant tout autre apprentissage subsecutif
à celuy-la et supernumeraire. Parum mihi placeant eæ litteræ quæ
ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plus part des arts ont
esté ainsi mesprisés par le mesme sçauoir. Mais ils n'ont pas1
pensé qu'il fust hors de propos, d'exercer leur esprit és choses
mesmes, où il n'y auoit nulle solidité profitable.   Au demeurant,
les vns ont estimé Plato dogmatiste, les autres dubitateur, les
autres en certaines choses l'vn, et en certaines choses l'autre. Le
conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousiours demandant
et esmouuant la dispute, iamais l'arrestant, iamais satisfaisant:
et dit n'auoir autre science, que la science de s'opposer. Homere
leur autheur a planté egalement les fondements à toutes les sectes
de philosophie, pour montrer, combien il estoit indifferent par où
nous allassions. De Platon nasquirent dix sectes diuerses, dit-on.2
Aussi, à mon gré, iamais instruction ne fut titubante, et rien asseuerante,
si la sienne ne l'est.   Socrates disoit, que les sages
femmes en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent
le mestier d'engendrer elles. Que luy par le tiltre de sage
homme, que les Dieux luy auoyent deferé, s'estoit aussi desfaict
en son amour virile et mentale, de la faculté d'enfanter: se contentant
d'ayder et fauorir de son secours les engendrants: ouurir
leur nature; graisser leurs conduits: faciliter l'yssue de leur enfantement:
iuger d'iceluy: le baptizer: le nourrir: le fortifier:
l'emmaillotter, et circoncir: exerçant et maniant son engin, aux3
perils et fortunes d'autruy.   Il est ainsi de la plus part des
autheurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remerqué des
escripts d'Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes, et
autres. Ils ont vne forme d'escrire douteuse en substance et en
dessein, enquerant plustost qu'instruisant: encore qu'ils entresement
leur stile de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi
bien en Seneque et en Plutarque? combien disent ils tantost d'vn
visage, tantost d'vn autre, pour ceux qui y regardent de prez? Et
les reconciliateurs des iurisconsultes deuoyent premierement les
concilier chacun à soy. Platon me semble auoir aymé cette forme
de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment
en diuerses bouches la diuersité et variation de ses propres
fantasies. Diuersement traitter les matieres, est aussi bien les
traitter, que conformement, et mieux: à sçauoir plus copieusement
et vtilement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point
extreme du parler dogmatiste et resolutif: si est ce que ceux que
noz parlements presentent au peuple, les plus exemplaires, propres
à nourrir en luy la reuerence qu'il doit à cette dignité, principalement1
par la suffisance des personnes qui l'exercent, prennent
leur beauté, non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et
qui est commune à tout iuge, tant comme de la disceptation et
agitation des diuerses et contraires ratiocinations, que la matiere
du droit souffre. Et le plus large champ aux reprehensions des
vns philosophes à l'encontre des autres, se tire des contradictions
et diuersitez, en quoy chacun d'eux se trouue empestré: ou par
dessein, pour montrer la vacillation de l'esprit humain autour de
toute matiere, ou forcé ignoramment, par la volubilité et incomprehensibilité
de toute matiere. Que signifie ce refrein? en2
vn lieu glissant et coulant suspendons nostre creance: car, comme
dit Eurypides,

Les œuures de Dieu en diuerses
Façons, nous donnent des trauerses.

Semblable à celuy qu'Empedocles semoit souuent en ses liures,
comme agité d'vne diuine fureur, et forcé de la verité. Non non,
nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont
occultes, il n'en est aucune de laquelle nous puissions establir
quelle elle est: reuenant à ce mot diuin, Cogitationes mortalium timidæ,
et incertæ adinuentiones nostræ, et providentiæ.   Il ne faut3
pas trouuer estrange, si gens desesperez de la prise n'ont pas laissé
d'auoir plaisir à la chasse, l'estude estant de soy vne occupation
plaisante: et si plaisante, que parmy les voluptez, les Stoïciens defendent
aussi celle qui vient de l'exercitation de l'esprit, y veulent
de la bride, et trouuent de l'intemperance à trop sçauoir. Democritus
ayant mangé à sa table des figues, qui sentoient le miel, commença
soudain à chercher en son esprit, d'où leur venoit cette douceur
inusitee, et pour s'en esclaircir, s'alloit leuer de table, pour
voir l'assiette du lieu où ces figues auoyent esté cueillies: sa chambriere,
ayant entendu la cause de ce remuëment, luy dit en riant,
qu'il ne se penast plus pour cela, car c'estoit qu'elle les auoit mises
en vn vaisseau, où il y auoit eu du miel. Il se despita, dequoy elle
luy auoit osté l'occasion de cette recherche, et desrobé matiere à
sa curiosité. Va, luy dit-il, tu m'as faict desplaisir, ie ne lairray
pourtant d'en chercher la cause, comme si elle estoit naturelle.
Et volontiers n'eust failly de trouuer quelque raison vraye, à vn
effect faux et supposé. Cette histoire d'vn fameux et grand philosophe,
nous represente bien clairement cette passion studieuse,
qui nous amuse à la poursuyte des choses, de l'acquest desquelles1
nous sommes desesperez. Plutarque recite vn pareil exemple de
quelqu'vn, qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce, dequoy il estoit
en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher: comme l'autre,
qui ne vouloit pas que son medecin luy ostast l'alteration de la
fieure, pour ne perdre le plaisir de l'assouuir en beuuant. Satius
est superuacua discere, quàm nihil. Tout ainsi qu'en toute pasture
il y a le plaisir souuent seul, et tout ce que nous prenons, qui est
plaisant, n'est pas tousiours nutritif, ou sain: pareillement ce
que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d'estre voluptueux,
encore qu'il ne soit ny alimentant ny salutaire.   Voicy2
comme ils disent: La consideration de la nature est vne pasture
propre à nos esprits, elle nous esleue et enfle, nous fait desdaigner
les choses basses et terriennes, par la comparaison des superieures
et celestes: la recherche mesme des choses occultes et grandes
est tresplaisante, voire à celuy qui n'en acquiert que la reuerence,
et crainte d'en iuger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine
image de cette maladiue curiosité, se voit plus expressement
encores en cet autre exemple, qu'ils ont par honneur si souuent
en la bouche. Eudoxus souhaittoit et prioit les Dieux, qu'il peust
vne fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur,3
et sa beauté, à peine d'en estre bruslé soudainement. Il veut au
prix de sa vie, acquerir vne science, de laquelle l'vsage et possession
luy soit quand et quand ostée. Et pour cette soudaine et
volage cognoissance, perdre toutes autres cognoissances qu'il a, et
qu'il peut acquerir par apres.   Ie ne me persuade pas aysement,
qu'Epicurus, Platon, et Pythagoras nous ayent donné pour argent
contant leurs Atomes, leurs Idées, et leurs Nombres. Ils estoyent
trop sages pour establir leurs articles de foy, de chose si incertaine,
et si debattable. Mais en cette obscurité et ignorance du
monde, chacun de ces grands personnages, s'est trauaillé d'apporter
vne telle quelle image de lumiere: et ont promené leur
ame à des inuentions, qui eussent au moins vne plaisante et
subtile apparence, pourueu que toute fausse, elle se peust maintenir
contre les oppositions contraires: Vnicuique ista pro ingenio
finguntur, non ex scientiæ vi. Vn ancien, à qui on reprochoit, qu'il
faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son1
iugement, il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela,
c'estoit vrayement philosopher.   Ils ont voulu considerer tout,
balancer tout, et ont trouué cette occupation propre à la naturelle
curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour
le besoin de la societé publique, comme leurs religions: et a
esté raisonnable pour cette consideration, que les communes
opinions, ils n'ayent voulu les esplucher au vif, aux fins de n'engendrer
du trouble en l'obeyssance des loix et coustumes de leur
pays.   Platon traitte ce mystere d'vn ieu assez descouuert. Car
où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait2
le legislateur, il emprunte vn style regentant et asseuerant: et si
y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inuentions: autant
vtiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy-mesme:
sçachant combien nous sommes propres à receuoir
toutes impressions, et sur toutes, les plus farouches et enormes.
Et pourtant en ses loix, il a grand soing, qu'on ne chante en
publiq que des poësies, desquelles les fabuleuses feintes tendent
à quelque vtile fin: estant si facile d'imprimer touts fantosmes
en l'esprit humain, que c'est iniustice de ne le paistre plustost
de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables.3
Il dit tout destrousseement en sa Republique, que pour
le profit des hommes, il est souuent besoin de les piper. Il est
aisé à distinguer, les vnes sectes auoir plus suiuy la verité, les
autres l'vtilité, par où celles cy ont gaigné credit. C'est la misere de
nostre condition, que souuent ce qui se presente à nostre imagination
pour le plus vray, ne s'y presente pas pour le plus vtile à
nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne,
nouuelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à
la loy ciuile, au bout du compte.   Il y a d'autres subiects qu'ils
ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se trauaillant d'y4
donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n'ayans rien trouué
de si caché, dequoy ils n'ayent voulu parler, il leur est souuent
force de forger des coniectures foibles et foles: non qu'ils les
prinssent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque
verité, mais pour l'exercice de leur estude. Non tam id sensisse
quod dicerent, quàm exercere ingenia materiæ difficultate videntur
voluisse. Et si on ne le prenoit ainsi, comme couuririons nous vne
si grande inconstance, varieté, et vanité d'opinions, que nous
voyons auoir esté produites par ces ames excellentes et admirables?
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