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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II
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Sur les Memoires de monsieur du Bellay: C'est toujours plaisir
de voir les choses escrites par ceux, qui ont essayé comme il les
faut conduire: mais il ne se peut nier qu'il ne se découure evidemment
en ces deux Seigneurs icy vn grand dechet de la franchise
et liberté d'escrire, qui reluit és anciens de leur sorte: comme au•
Sire de Iouinuille domestique de S. Loys, Eginard chancelier de
Charlemaigne, et de plus fresche memoire en Philippe de Comines.
C'est icy plustost vn plaidoyer pour le Roy François, contre l'Empereur
Charles cinquiesme, qu'vne Histoire. Ie ne veux pas croire,
qu'ils ayent rien changé, quant au gros du faict, mais de contourner1
le iugement des euenemens souuent contre raison, à nostre
auantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie
de leur maistre, ils en font mestier: tesmoing les reculemens de
Messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez, voire le
seul nom de Madame d'Estampes, ne s'y trouue point. On peut•
couurir les actions secrettes, mais de taire ce que tout le monde
sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques, et de telle
consequence, c'est vn defaut inexcusable. Somme pour auoir l'entiere
connoissance du Roy François, et des choses aduenuës de son
temps, qu'on s'addresse ailleurs, si on m'en croit. Ce qu'on peut2
faire icy de profit, c'est par la deduction particuliere des batailles
et exploits de guerre, où ces Gentils-hommes se sont trouuez:
quelques paroles et actions priuées d'aucuns Princes de leur temps,
et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay,
où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des•
discours non vulgaires.
de voir les choses escrites par ceux, qui ont essayé comme il les
faut conduire: mais il ne se peut nier qu'il ne se découure evidemment
en ces deux Seigneurs icy vn grand dechet de la franchise
et liberté d'escrire, qui reluit és anciens de leur sorte: comme au•
Sire de Iouinuille domestique de S. Loys, Eginard chancelier de
Charlemaigne, et de plus fresche memoire en Philippe de Comines.
C'est icy plustost vn plaidoyer pour le Roy François, contre l'Empereur
Charles cinquiesme, qu'vne Histoire. Ie ne veux pas croire,
qu'ils ayent rien changé, quant au gros du faict, mais de contourner1
le iugement des euenemens souuent contre raison, à nostre
auantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie
de leur maistre, ils en font mestier: tesmoing les reculemens de
Messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez, voire le
seul nom de Madame d'Estampes, ne s'y trouue point. On peut•
couurir les actions secrettes, mais de taire ce que tout le monde
sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques, et de telle
consequence, c'est vn defaut inexcusable. Somme pour auoir l'entiere
connoissance du Roy François, et des choses aduenuës de son
temps, qu'on s'addresse ailleurs, si on m'en croit. Ce qu'on peut2
faire icy de profit, c'est par la deduction particuliere des batailles
et exploits de guerre, où ces Gentils-hommes se sont trouuez:
quelques paroles et actions priuées d'aucuns Princes de leur temps,
et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay,
où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des•
discours non vulgaires.
CHAPITRE XI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XI.)
De la cruauté.
IL me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les
inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les ames reglées
d'elles mesmes et bien nées, elles suyuent mesme train, et representent
en leurs actions, mesme visage que les vertueuses. Mais la3
vertu sonne ie ne sçay quoy de plus grand et de plus actif, que de
se laisser par vne heureuse complexion, doucement et paisiblement
conduire à la suite de la raison. Celuy qui d'vne douceur et facilité
naturelle, mespriseroit les offences receuës, feroit chose tresbelle
et digne de loüange: mais celuy qui picqué et outré iusques au vif
d'vne offence, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux
appetit de vengeance, et apres vn grand conflict, s'en rendroit en
fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien,
et cestuy-cy vertueusement: l'vne action se pourroit dire bonté,•
l'autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu presuppose de la
difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie.
C'est à l'auenture pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et
liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses operations
sont toutes naïfues et sans effort. Des philosophes non seulement1
Stoiciens, mais encore Epicuriens (et cette enchere ie l'emprunte
de l'opinion commune, qui est fauce, quoy que die ce subtil
rencontre d'Arcesilaüs, à celuy qui luy reprochoit, que beaucoup
de gents passoient de son eschole en l'Epicurienne, et iamais au
rebours: Ie croy bien. Des coqs il se fait des chappons assez, mais•
des chappons il ne s'en fait iamais des coqs. Car à la verité en fermeté
et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne
cede aucunement à la Stoique. Et vn Stoicien reconnoissant meilleure
foy, que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se
donner beau ieu, luy font dire ce à quoy il ne pensa iamais, contournans2
ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne,
autre sens de sa façon de parler, et autre creance, que celle
qu'ils sçauent qu'il auoit en l'ame, et en ses mœurs, dit qu'il a laissé
d'estre Epicurien, pour cette consideration entre autres, qu'il
trouue leur route trop hautaine et inaccessible: et ij qui φιληδονοι•
vocantur, sunt φιλοχαλοι et φιλοδιχαιοι, omnésque virtutes et colunt, et
retinent). Des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-ie, il y en a
plusieurs qui ont iugé, que ce n'estoit pas assez d'auoir l'ame en
bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu: ce n'estoit
pas assez d'auoir nos resolutions et nos discours, au dessus de tous3
les efforts de Fortune: mais qu'il falloit encore rechercher les occasions
d'en venir à la preuue: ils veulent quester de la douleur,
de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir
leur ame en haleine: multum sibi adijcit virtus lacessita. C'est
l'vne des raisons, pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d'vne•
tierce secte, refuse des richesses que la Fortune luy met en main,
par vne voye tres-legitime: pour auoir, dit-il, à s'escrimer contre
la pauureté, en laquelle extreme il se maintint tousiours. Socrates
s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conseruant pour
son exercice, la malignité de sa femme, qui est vn essay à fer4
esmoulu. Metellus ayant seul de tous les Senateurs Romains entrepris
par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus
tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer vne
loy iniuste, en faueur de la commune: et ayant encouru par là, les
peines capitales que Saturninus auoit establies contre les refusans,•
entretenoit ceux, qui en cette extremité, le conduisoient en la place
de tels propos: Que c'estoit chose trop facile et trop lasche que de
mal faire; et que de faire bien, où il n'y eust point de danger,
c'estoit chose vulgaire: mais de faire bien, où il y eust danger,
c'estoit le propre office d'vn homme de vertu. Ces paroles de Metellus1
nous representent bien clairement ce que ie vouloy verifier,
que la vertu refuse la facilité pour compagne; et que cette aisée,
douce, et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d'vne
bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle
demande vn chemin aspre et espineux, elle veut auoir ou des difficultez•
estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen
desquelles Fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course:
ou des difficultez internes, que luy apportent les appetits desordonnez
et imperfections de nostre condition. Ie suis venu iusques
icy bien à mon aise: mais au bout de ce discours, il me tombe en2
fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit
venuë à ma cognoissance, seroit à mon compte vne ame de peu de
recommendation. Car ie ne puis conceuoir en ce personnage aucun
effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, ie n'y puis
imaginer aucune difficulté ny aucune contrainte: ie cognoy sa raison•
si puissante et si maistresse chez luy, qu'elle n'eust iamais
donné moyen à vn appetit vitieux, seulement de naistre. A vne vertu
si esleuée que la sienne, ie ne puis rien mettre en teste. Il me semble
la voir marcher d'vn victorieux pas et triomphant, en pompe et
à son aise, sans empeschement, ne destourbier. Si la vertu ne peut3
luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq
qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doiue
cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deuiendroit aussi
cette braue et genereuse volupté Epicurienne, qui fait estat de
nourrir mollement en son giron, et y faire follatrer la vertu; luy•
donnant pour ses iouets, la honte, les fieures, la pauureté, la mort,
et les gehennes? Si ie presuppose que la vertu parfaite se cognoist
à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts
de la goutte, sans s'esbranler de son assiette: si ie luy donne pour
son obiect necessaire l'aspreté et la difficulté, que deuiendra la vertu4
qui sera montée à tel poinct, que de non seulement mespriser la
douleur, mais de s'en esiouyr; et de se faire chatouiller aux pointes
d'vne forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie,
et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions,
des preuues tres-certaines? Comme ont bien d'autres, que ie
trouue auoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline.
Tesmoing le ieune Caton. Quand ie le voy mourir et se•
deschirer les entrailles, ie ne me puis contenter, de croire simplement,
qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy:
ie ne puis croire, qu'il se maintint seulement en cette desmarche,
que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise,
sans esmotion et impassible: il y auoit, ce me semble, en la vertu1
de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s'en arrester
là. Ie croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté, en
vne si noble action, et qu'il s'y aggrea plus qu'en autre de celles de
sa vie. Sic abijt è vita, vt causam moriendi nactum se esse gauderet.
Ie le croy si auant, que i'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion•
d'vn si bel exploict luy fust ostée. Et si la bonté qui luy faisoit
embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne
me tenoit en bride, ie tomberois aisément en cette opinion, qu'il
sçauoit bon gré à la Fortune d'auoir mis sa vertu à vne si belle
espreuue, et d'auoir fauorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne2
liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, ie ne
sçay quelle esiouyssance de son ame, et vne esmotion de plaisir
extraordinaire, et d'vne volupté virile, lors qu'elle consideroit la
noblesse et haulteur de son entreprise:
Deliberata morte ferocior.•
Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, comme les
iugements populaires et effeminez d'aucuns hommes ont iugé: car
cette consideration est trop basse, pour toucher vn cœur si genereux,
si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose
mesme en soy: laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection,3
luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouuons faire.
La Philosophie m'a faict plaisir de iuger, qu'vne si belle action eust
esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton:
et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant
ordonna-il selon raison et à son fils et aux Senateurs qui l'accompagnoyent,•
de prouuoir autrement à leur faict. Catoni, quum incredibilem
natura tribuisset grauitatem, eámque ipse perpetua constantia
roborauisset, sempérque in proposito consilio permansisset, moriendum
potius, quàm tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort
doit estre de mesmes sa vie. Nous ne deuenons pas autres pour4
mourir. I'interprete tousiours la mort par la vie. Et si on m'en recite
quelqu'vne forte par apparence, attachée à vne vie foible: ie
tiens qu'ell' est produitte de cause foible et sortable à sa vie. L'aisance
donc de cette mort, et cette facilité qu'il auoit acquise par la
force de son ame, dirons nous qu'elle doiue rabattre quelque chose
du lustre de sa vertu? Et qui de ceux qui ont la ceruelle tant soit
peu teinte de la vraye Philosophie, peut se contenter d'imaginer
Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l'accident de•
sa prison, de ses fers, et de sa condemnation? Et qui ne recognoist
en luy, non seulement de la fermeté et de la constance, c'estoit son
assiette ordinaire que celle-là, mais encore ie ne sçay quel contentement
nouueau, et vne allegresse enioüée en ses propos et façons
dernieres? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa iambe,1
apres que les fers en furent hors: accuse-il pas vne pareille douceur
et ioye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités
passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses aduenir?
Caton me pardonnera, s'il luy plaist; sa mort est plus tragique, et
plus tendue, mais cette-cy est encore, ie ne sçay comment, plus•
belle. Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m'en enuoyent
vne telle, fit-il. On voit aux ames de ces deux personnages, et de
leurs imitateurs (car de semblables, ie fay grand doubte qu'il y en
ait eu) vne si parfaicte habitude à la vertu, qu'elle leur est passée
en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de2
la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse:
c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel
et ordinaire. Ils l'ont renduë telle, par vn long exercice des
preceptes de la Philosophie, ayans rencontré vne belle et riche nature.
Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouuent plus•
par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame,
estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu'elles commencent
à s'esbranler. Or qu'il ne soit plus beau, par vne haulte et
diuine resolution, d'empescher la naissance des tentations; et de
s'estre formé à la vertu, de maniere que les semences mesmes des3
vices en soient desracinées: que d'empescher à viue force leur
progrez; et s'estant laissé surprendre aux esmotions premieres des
passions, s'armer et se bander pour arrester leur course, et les
vaincre: et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d'estre
simplement garny d'vne nature facile et debonnaire, et desgoustée•
par soy mesme de la desbauche et du vice, ie ne pense point qu'il
y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien
qu'elle rende vn homme innocent, mais non pas vertueux: exempt
de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Ioint que cette condition
est si voisine à l'imperfection et à la foiblesse, que ie ne sçay4
pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les
noms mesmes de bonté et d'innocence, sont à cette cause aucunement
noms de mespris. Ie voy que plusieurs vertus, comme la
chasteté, sobrieté, et temperance, peuuent arriuer à nous, par
deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers, si fermeté il la•
faut appeller, le mespris de la mort, la patience aux infortunes,
peut venir et se treuue souuent aux hommes, par faute de bien
iuger de tels accidens, et ne les conceuoir tels qu'ils sont. La
faute d'apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les
effects vertueux. Comme i'ay veu souuent aduenir, qu'on a loué•
des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme. Vn Seigneur
Italien tenoit vne fois ce propos en ma presence, au des-auantage
de sa nation: Que la subtilité des Italiens et la viuacité de leurs
conceptions estoit si grande, qu'ils preuoyoient les dangers et accidens
qui leur pouuoyent aduenir, de si loing, qu'il ne falloit pas1
trouuer estrange, si on les voyoit souuent à la guerre prouuoir à
leur seurté, voire auant que d'auoir recognu le peril: que nous et
les Espagnols, qui n'estions pas si fins, allions plus outre; et qu'il
nous falloit faire voir à l'œil et toucher à la main, le danger auant
que de nous en effrayer; et que lors aussi nous n'auions plus de•
tenue: mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et
plus lourds, n'auoyent le sens de se rauiser, à peine lors mesmes
qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'aduenture
que pour rire. Si est-il bien vray qu'au mestier de la guerre, les
apprentis se iettent bien souuent aux hazards, d'autre inconsideration2
qu'ils ne font apres y auoir esté eschauldez.
Haud ignarus, quantùm noua gloria in armis,
Et prædulce decus, primo certamine, possit.
Voyla pourquoy quand on iuge d'vne action particuliere, il faut
considerer plusieurs circonstances, et l'homme tout entier qui l'a•
produicte, auant la baptizer. Pour dire vn mot de moy-mesme:
I'ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui
estoit fortune; et estimer aduantage de courage et de patience, ce
qui estoit aduantage de iugement et opinion; et m'attribuer vn tiltre
pour autre; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant,3
il s'en faut tant que ie sois arriué à ce premier et plus parfaict degré
d'excellence, où de la vertu il se faict vne habitude; que du second
mesme, ie n'en ay faict guere de preuue. Ie ne me suis mis
en grand effort, pour brider les desirs dequoy ie me suis trouué
pressé. Ma vertu, c'est vne vertu, ou innocence, pour mieux dire,•
accidentale et fortuite. Si ie fusse nay d'vne complexion plus desreglée,
ie crains qu'il fust allé piteusement de mon faict: car ie n'ay
essayé guere de fermeté en mon ame, pour soustenir des passions,
si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Ie ne sçay point
nourrir des querelles, et du debat chez moy. Ainsi, ie ne me puis
dire nul grand-mercy, dequoy ie me trouue exempt de plusieurs
vices:
Si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si•
Egregio inspersos reprehendas corpore næuos.
Ie le doy plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a faict naistre
d'vne race fameuse en preud'hommie, et d'vn tres-bon pere: ie ne
sçay s'il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les
exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y1
ont insensiblement aydé; ou si ie suis autrement ainsi nay,
Seu Libra, seu me Scorpius adspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis horæ, seu tyrannus
Hesperiæ Capricornus vndæ.•
Mais tant y a que la pluspart des vices ie les ay de moy mesmes en
horreur. La responce d'Antisthenes à celuy, qui luy demandoit le
meilleur apprentissage: Desapprendre le mal: semble s'arrester à
cette image. Ie les ay, dis-ie, en horreur, d'vne opinion si naturelle
et si mienne, que ce mesme instinct et impression, que i'en ay2
apporté de la nourrice, ie l'ay conserué, sans qu'aucunes occasions
me l'ayent sçeu faire alterer. Voire non pas mes discours propres,
qui pour s'estre desbandez en aucunes choses de la route commune,
me licentieroyent aisément à des actions, que cette naturelle inclination
me fait haïr. Ie diray vn monstre: mais ie le diray pourtant.•
Ie trouue par là en plusieurs choses plus d'arrest et de regle en mes
mœurs qu'en mon opinion: et ma concupiscence moins desbauchée
que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faueur
de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie
à l'encontre de luy. Mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran3
luy ayant presenté trois belles garses, afin qu'il en fist le chois:
il respondit, qu'il les choisissoit toutes trois, et qu'il auoit mal
prins à Paris d'en preferer vne à ses compaignes. Mais les ayant
conduittes à son logis, il les renuoya, sans en taster. Son vallet se
trouuant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit apres luy:•
il luy ordonna qu'il en versast et iettast là, ce qui luy faschoit. Et
Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en
sa vie tres-deuotieusement et laborieusement. Il escrit à vn sien
amy, qu'il ne vit que de pain bis et d'eaue; le prie de luy enuoyer
vu peu de formage, pour quand il voudra faire quelque somptueux4
repas. Seroit-il vray, que pour estre bon tout à faict, il nous le
faille estre par occulte, naturelle et vniuerselle proprieté, sans loy,
sans raison, sans exemple? Les desbordemens, ausquels ie me
suis trouué engagé, ne sont pas Dieu mercy des pires. Ie les ay
bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent: car mon iugement•
ne s'est pas trouué infecté par eux. Au rebours, ie les accuse
plus rigoureusement en moy, qu'en vn autre. Mais c'est tout: car
au demeurant i'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop
aisément pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les regler,
et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent•
et s'entre-enchainent pour la plus part les vns aux autres, qui ne
s'en prend garde. Les miens, ie les ay retranchez et contrains les
plus seuls, et les plus simples que i'ay peu:
nec vltra
Errorem foueo.1
inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les ames reglées
d'elles mesmes et bien nées, elles suyuent mesme train, et representent
en leurs actions, mesme visage que les vertueuses. Mais la3
vertu sonne ie ne sçay quoy de plus grand et de plus actif, que de
se laisser par vne heureuse complexion, doucement et paisiblement
conduire à la suite de la raison. Celuy qui d'vne douceur et facilité
naturelle, mespriseroit les offences receuës, feroit chose tresbelle
et digne de loüange: mais celuy qui picqué et outré iusques au vif
d'vne offence, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux
appetit de vengeance, et apres vn grand conflict, s'en rendroit en
fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien,
et cestuy-cy vertueusement: l'vne action se pourroit dire bonté,•
l'autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu presuppose de la
difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie.
C'est à l'auenture pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et
liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses operations
sont toutes naïfues et sans effort. Des philosophes non seulement1
Stoiciens, mais encore Epicuriens (et cette enchere ie l'emprunte
de l'opinion commune, qui est fauce, quoy que die ce subtil
rencontre d'Arcesilaüs, à celuy qui luy reprochoit, que beaucoup
de gents passoient de son eschole en l'Epicurienne, et iamais au
rebours: Ie croy bien. Des coqs il se fait des chappons assez, mais•
des chappons il ne s'en fait iamais des coqs. Car à la verité en fermeté
et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne
cede aucunement à la Stoique. Et vn Stoicien reconnoissant meilleure
foy, que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se
donner beau ieu, luy font dire ce à quoy il ne pensa iamais, contournans2
ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne,
autre sens de sa façon de parler, et autre creance, que celle
qu'ils sçauent qu'il auoit en l'ame, et en ses mœurs, dit qu'il a laissé
d'estre Epicurien, pour cette consideration entre autres, qu'il
trouue leur route trop hautaine et inaccessible: et ij qui φιληδονοι•
vocantur, sunt φιλοχαλοι et φιλοδιχαιοι, omnésque virtutes et colunt, et
retinent). Des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-ie, il y en a
plusieurs qui ont iugé, que ce n'estoit pas assez d'auoir l'ame en
bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu: ce n'estoit
pas assez d'auoir nos resolutions et nos discours, au dessus de tous3
les efforts de Fortune: mais qu'il falloit encore rechercher les occasions
d'en venir à la preuue: ils veulent quester de la douleur,
de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir
leur ame en haleine: multum sibi adijcit virtus lacessita. C'est
l'vne des raisons, pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d'vne•
tierce secte, refuse des richesses que la Fortune luy met en main,
par vne voye tres-legitime: pour auoir, dit-il, à s'escrimer contre
la pauureté, en laquelle extreme il se maintint tousiours. Socrates
s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conseruant pour
son exercice, la malignité de sa femme, qui est vn essay à fer4
esmoulu. Metellus ayant seul de tous les Senateurs Romains entrepris
par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus
tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer vne
loy iniuste, en faueur de la commune: et ayant encouru par là, les
peines capitales que Saturninus auoit establies contre les refusans,•
entretenoit ceux, qui en cette extremité, le conduisoient en la place
de tels propos: Que c'estoit chose trop facile et trop lasche que de
mal faire; et que de faire bien, où il n'y eust point de danger,
c'estoit chose vulgaire: mais de faire bien, où il y eust danger,
c'estoit le propre office d'vn homme de vertu. Ces paroles de Metellus1
nous representent bien clairement ce que ie vouloy verifier,
que la vertu refuse la facilité pour compagne; et que cette aisée,
douce, et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d'vne
bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle
demande vn chemin aspre et espineux, elle veut auoir ou des difficultez•
estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen
desquelles Fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course:
ou des difficultez internes, que luy apportent les appetits desordonnez
et imperfections de nostre condition. Ie suis venu iusques
icy bien à mon aise: mais au bout de ce discours, il me tombe en2
fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit
venuë à ma cognoissance, seroit à mon compte vne ame de peu de
recommendation. Car ie ne puis conceuoir en ce personnage aucun
effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, ie n'y puis
imaginer aucune difficulté ny aucune contrainte: ie cognoy sa raison•
si puissante et si maistresse chez luy, qu'elle n'eust iamais
donné moyen à vn appetit vitieux, seulement de naistre. A vne vertu
si esleuée que la sienne, ie ne puis rien mettre en teste. Il me semble
la voir marcher d'vn victorieux pas et triomphant, en pompe et
à son aise, sans empeschement, ne destourbier. Si la vertu ne peut3
luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq
qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doiue
cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deuiendroit aussi
cette braue et genereuse volupté Epicurienne, qui fait estat de
nourrir mollement en son giron, et y faire follatrer la vertu; luy•
donnant pour ses iouets, la honte, les fieures, la pauureté, la mort,
et les gehennes? Si ie presuppose que la vertu parfaite se cognoist
à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts
de la goutte, sans s'esbranler de son assiette: si ie luy donne pour
son obiect necessaire l'aspreté et la difficulté, que deuiendra la vertu4
qui sera montée à tel poinct, que de non seulement mespriser la
douleur, mais de s'en esiouyr; et de se faire chatouiller aux pointes
d'vne forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie,
et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions,
des preuues tres-certaines? Comme ont bien d'autres, que ie
trouue auoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline.
Tesmoing le ieune Caton. Quand ie le voy mourir et se•
deschirer les entrailles, ie ne me puis contenter, de croire simplement,
qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy:
ie ne puis croire, qu'il se maintint seulement en cette desmarche,
que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise,
sans esmotion et impassible: il y auoit, ce me semble, en la vertu1
de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s'en arrester
là. Ie croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté, en
vne si noble action, et qu'il s'y aggrea plus qu'en autre de celles de
sa vie. Sic abijt è vita, vt causam moriendi nactum se esse gauderet.
Ie le croy si auant, que i'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion•
d'vn si bel exploict luy fust ostée. Et si la bonté qui luy faisoit
embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne
me tenoit en bride, ie tomberois aisément en cette opinion, qu'il
sçauoit bon gré à la Fortune d'auoir mis sa vertu à vne si belle
espreuue, et d'auoir fauorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne2
liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, ie ne
sçay quelle esiouyssance de son ame, et vne esmotion de plaisir
extraordinaire, et d'vne volupté virile, lors qu'elle consideroit la
noblesse et haulteur de son entreprise:
Deliberata morte ferocior.•
Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, comme les
iugements populaires et effeminez d'aucuns hommes ont iugé: car
cette consideration est trop basse, pour toucher vn cœur si genereux,
si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose
mesme en soy: laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection,3
luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouuons faire.
La Philosophie m'a faict plaisir de iuger, qu'vne si belle action eust
esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton:
et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant
ordonna-il selon raison et à son fils et aux Senateurs qui l'accompagnoyent,•
de prouuoir autrement à leur faict. Catoni, quum incredibilem
natura tribuisset grauitatem, eámque ipse perpetua constantia
roborauisset, sempérque in proposito consilio permansisset, moriendum
potius, quàm tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort
doit estre de mesmes sa vie. Nous ne deuenons pas autres pour4
mourir. I'interprete tousiours la mort par la vie. Et si on m'en recite
quelqu'vne forte par apparence, attachée à vne vie foible: ie
tiens qu'ell' est produitte de cause foible et sortable à sa vie. L'aisance
donc de cette mort, et cette facilité qu'il auoit acquise par la
force de son ame, dirons nous qu'elle doiue rabattre quelque chose
du lustre de sa vertu? Et qui de ceux qui ont la ceruelle tant soit
peu teinte de la vraye Philosophie, peut se contenter d'imaginer
Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l'accident de•
sa prison, de ses fers, et de sa condemnation? Et qui ne recognoist
en luy, non seulement de la fermeté et de la constance, c'estoit son
assiette ordinaire que celle-là, mais encore ie ne sçay quel contentement
nouueau, et vne allegresse enioüée en ses propos et façons
dernieres? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa iambe,1
apres que les fers en furent hors: accuse-il pas vne pareille douceur
et ioye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités
passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses aduenir?
Caton me pardonnera, s'il luy plaist; sa mort est plus tragique, et
plus tendue, mais cette-cy est encore, ie ne sçay comment, plus•
belle. Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m'en enuoyent
vne telle, fit-il. On voit aux ames de ces deux personnages, et de
leurs imitateurs (car de semblables, ie fay grand doubte qu'il y en
ait eu) vne si parfaicte habitude à la vertu, qu'elle leur est passée
en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de2
la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse:
c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel
et ordinaire. Ils l'ont renduë telle, par vn long exercice des
preceptes de la Philosophie, ayans rencontré vne belle et riche nature.
Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouuent plus•
par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame,
estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu'elles commencent
à s'esbranler. Or qu'il ne soit plus beau, par vne haulte et
diuine resolution, d'empescher la naissance des tentations; et de
s'estre formé à la vertu, de maniere que les semences mesmes des3
vices en soient desracinées: que d'empescher à viue force leur
progrez; et s'estant laissé surprendre aux esmotions premieres des
passions, s'armer et se bander pour arrester leur course, et les
vaincre: et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d'estre
simplement garny d'vne nature facile et debonnaire, et desgoustée•
par soy mesme de la desbauche et du vice, ie ne pense point qu'il
y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien
qu'elle rende vn homme innocent, mais non pas vertueux: exempt
de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Ioint que cette condition
est si voisine à l'imperfection et à la foiblesse, que ie ne sçay4
pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les
noms mesmes de bonté et d'innocence, sont à cette cause aucunement
noms de mespris. Ie voy que plusieurs vertus, comme la
chasteté, sobrieté, et temperance, peuuent arriuer à nous, par
deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers, si fermeté il la•
faut appeller, le mespris de la mort, la patience aux infortunes,
peut venir et se treuue souuent aux hommes, par faute de bien
iuger de tels accidens, et ne les conceuoir tels qu'ils sont. La
faute d'apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les
effects vertueux. Comme i'ay veu souuent aduenir, qu'on a loué•
des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme. Vn Seigneur
Italien tenoit vne fois ce propos en ma presence, au des-auantage
de sa nation: Que la subtilité des Italiens et la viuacité de leurs
conceptions estoit si grande, qu'ils preuoyoient les dangers et accidens
qui leur pouuoyent aduenir, de si loing, qu'il ne falloit pas1
trouuer estrange, si on les voyoit souuent à la guerre prouuoir à
leur seurté, voire auant que d'auoir recognu le peril: que nous et
les Espagnols, qui n'estions pas si fins, allions plus outre; et qu'il
nous falloit faire voir à l'œil et toucher à la main, le danger auant
que de nous en effrayer; et que lors aussi nous n'auions plus de•
tenue: mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et
plus lourds, n'auoyent le sens de se rauiser, à peine lors mesmes
qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'aduenture
que pour rire. Si est-il bien vray qu'au mestier de la guerre, les
apprentis se iettent bien souuent aux hazards, d'autre inconsideration2
qu'ils ne font apres y auoir esté eschauldez.
Haud ignarus, quantùm noua gloria in armis,
Et prædulce decus, primo certamine, possit.
Voyla pourquoy quand on iuge d'vne action particuliere, il faut
considerer plusieurs circonstances, et l'homme tout entier qui l'a•
produicte, auant la baptizer. Pour dire vn mot de moy-mesme:
I'ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui
estoit fortune; et estimer aduantage de courage et de patience, ce
qui estoit aduantage de iugement et opinion; et m'attribuer vn tiltre
pour autre; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant,3
il s'en faut tant que ie sois arriué à ce premier et plus parfaict degré
d'excellence, où de la vertu il se faict vne habitude; que du second
mesme, ie n'en ay faict guere de preuue. Ie ne me suis mis
en grand effort, pour brider les desirs dequoy ie me suis trouué
pressé. Ma vertu, c'est vne vertu, ou innocence, pour mieux dire,•
accidentale et fortuite. Si ie fusse nay d'vne complexion plus desreglée,
ie crains qu'il fust allé piteusement de mon faict: car ie n'ay
essayé guere de fermeté en mon ame, pour soustenir des passions,
si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Ie ne sçay point
nourrir des querelles, et du debat chez moy. Ainsi, ie ne me puis
dire nul grand-mercy, dequoy ie me trouue exempt de plusieurs
vices:
Si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si•
Egregio inspersos reprehendas corpore næuos.
Ie le doy plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a faict naistre
d'vne race fameuse en preud'hommie, et d'vn tres-bon pere: ie ne
sçay s'il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les
exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y1
ont insensiblement aydé; ou si ie suis autrement ainsi nay,
Seu Libra, seu me Scorpius adspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis horæ, seu tyrannus
Hesperiæ Capricornus vndæ.•
Mais tant y a que la pluspart des vices ie les ay de moy mesmes en
horreur. La responce d'Antisthenes à celuy, qui luy demandoit le
meilleur apprentissage: Desapprendre le mal: semble s'arrester à
cette image. Ie les ay, dis-ie, en horreur, d'vne opinion si naturelle
et si mienne, que ce mesme instinct et impression, que i'en ay2
apporté de la nourrice, ie l'ay conserué, sans qu'aucunes occasions
me l'ayent sçeu faire alterer. Voire non pas mes discours propres,
qui pour s'estre desbandez en aucunes choses de la route commune,
me licentieroyent aisément à des actions, que cette naturelle inclination
me fait haïr. Ie diray vn monstre: mais ie le diray pourtant.•
Ie trouue par là en plusieurs choses plus d'arrest et de regle en mes
mœurs qu'en mon opinion: et ma concupiscence moins desbauchée
que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faueur
de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie
à l'encontre de luy. Mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran3
luy ayant presenté trois belles garses, afin qu'il en fist le chois:
il respondit, qu'il les choisissoit toutes trois, et qu'il auoit mal
prins à Paris d'en preferer vne à ses compaignes. Mais les ayant
conduittes à son logis, il les renuoya, sans en taster. Son vallet se
trouuant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit apres luy:•
il luy ordonna qu'il en versast et iettast là, ce qui luy faschoit. Et
Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en
sa vie tres-deuotieusement et laborieusement. Il escrit à vn sien
amy, qu'il ne vit que de pain bis et d'eaue; le prie de luy enuoyer
vu peu de formage, pour quand il voudra faire quelque somptueux4
repas. Seroit-il vray, que pour estre bon tout à faict, il nous le
faille estre par occulte, naturelle et vniuerselle proprieté, sans loy,
sans raison, sans exemple? Les desbordemens, ausquels ie me
suis trouué engagé, ne sont pas Dieu mercy des pires. Ie les ay
bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent: car mon iugement•
ne s'est pas trouué infecté par eux. Au rebours, ie les accuse
plus rigoureusement en moy, qu'en vn autre. Mais c'est tout: car
au demeurant i'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop
aisément pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les regler,
et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent•
et s'entre-enchainent pour la plus part les vns aux autres, qui ne
s'en prend garde. Les miens, ie les ay retranchez et contrains les
plus seuls, et les plus simples que i'ay peu:
nec vltra
Errorem foueo.1
Car quant à l'opinion des Stoiciens, qui disent, le sage œuurer
quand il œuure par toutes les vertus ensemble, quoy qu'il y en ait
vne plus apparente selon la nature de l'action: (et à cela leur pourroit
seruir aucunement la similitude du corps humain; car l'action
de la colere ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y•
aydent, quoy que la colere predomine) si de là ils veulent tirer pareille
consequence; que quand le fautier faut, il faut par tous les
vices ensemble, ie ne les en croy pas ainsi simplement; ou ie ne les
entend pas: car ie sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez
aiguës, insubstantielles, ausquelles la Philosophie s'arreste par fois.2
Ie suy quelques vices: mais i'en fuy d'autres, autant que sçauroit
faire vn sainct. Aussi desaduoüent les Peripateticiens, cette connexité
et cousture indissoluble: et tient Aristote, qu'vn homme
prudent et iuste, peut estre et intemperant et incontinant. Socrates
aduoüoit à ceux qui recognoissoient en sa physionomie quelque•
inclination au vice, que c'estoit à la verité sa propension naturelle,
mais qu'il l'auoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe
Stilpo disoient, qu'estant nay subject au vin et aux femmes,
il s'estoit rendu par estude tresabstinent de l'vn et de l'autre. Ce
que i'ay de bien, ie l'ay au rebours, par le sort de ma naissance:3
ie ne le tiens ny de loy ny de precepte ou autre apprentissage. L'innocence
qui est en moy, est vne innocence niaise; peu de vigueur,
et point d'art. Ie hay entre autres vices, cruellement la cruauté, et
par nature et par iugement, comme l'extreme de tous les vices.
Mais c'est iusques à telle mollesse, que ie ne voy pas esgorger vn•
poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir vn lieure sous
les dents de mes chiens: quoy que ce soit vn plaisir violent que la
chasse. Ceux qui ont à combattre la volupté, vsent volontiers de
cet argument, pour montrer qu'elle est toute vitieuse et des-raisonnable,
que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous4
maistrise de façon, que la raison n'y peut auoir accez: et alleguent
l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes,
Cùm iam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, vt muliebria conserat arua.
où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de
nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office tout perclus•
et raui en la volupté. Ie sçay qu'il en peut aller autrement;
et qu'on arriuera par fois, si on veut, à reietter l'ame sur ce mesme
instant, à autres pensemens: mais il la faut tendre et roidir d'aguet.
Ie sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir, et m'y cognoy
bien, et n'ay point trouué Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs1
et plus reformez que moy, la tesmoignent. Ie ne prens pour
miracle, comme faict la Royne de Nauarre, en l'vn des comptes de
son Heptameron, qui est vn gentil liure pour son estoffe, ny pour
chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute
commodité et liberté, auec vne maistresse de long temps desirée,•
maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers
et simples attouchemens. Ie croy que l'exemple du plaisir de la
chasse y seroit plus propre: comme il y a moins de plaisir, il y a
plus de rauissement, et de surprinse, par où nostre raison estonnée
perd ce loisir de se preparer à l'encontre: lors qu'apres vne longue2
queste, la beste vient en sursaut à se presenter, en lieu où à l'aduenture,
nous l'esperions le moins. Cette secousse, et l'ardeur de
ces huées, nous frappe, si qu'il seroit malaisé à ceux qui ayment
cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs.
Et les poëtes font Diane victorieuse du brandon et des flesches•
de Cupidon.
Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliuiscitur?
quand il œuure par toutes les vertus ensemble, quoy qu'il y en ait
vne plus apparente selon la nature de l'action: (et à cela leur pourroit
seruir aucunement la similitude du corps humain; car l'action
de la colere ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y•
aydent, quoy que la colere predomine) si de là ils veulent tirer pareille
consequence; que quand le fautier faut, il faut par tous les
vices ensemble, ie ne les en croy pas ainsi simplement; ou ie ne les
entend pas: car ie sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez
aiguës, insubstantielles, ausquelles la Philosophie s'arreste par fois.2
Ie suy quelques vices: mais i'en fuy d'autres, autant que sçauroit
faire vn sainct. Aussi desaduoüent les Peripateticiens, cette connexité
et cousture indissoluble: et tient Aristote, qu'vn homme
prudent et iuste, peut estre et intemperant et incontinant. Socrates
aduoüoit à ceux qui recognoissoient en sa physionomie quelque•
inclination au vice, que c'estoit à la verité sa propension naturelle,
mais qu'il l'auoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe
Stilpo disoient, qu'estant nay subject au vin et aux femmes,
il s'estoit rendu par estude tresabstinent de l'vn et de l'autre. Ce
que i'ay de bien, ie l'ay au rebours, par le sort de ma naissance:3
ie ne le tiens ny de loy ny de precepte ou autre apprentissage. L'innocence
qui est en moy, est vne innocence niaise; peu de vigueur,
et point d'art. Ie hay entre autres vices, cruellement la cruauté, et
par nature et par iugement, comme l'extreme de tous les vices.
Mais c'est iusques à telle mollesse, que ie ne voy pas esgorger vn•
poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir vn lieure sous
les dents de mes chiens: quoy que ce soit vn plaisir violent que la
chasse. Ceux qui ont à combattre la volupté, vsent volontiers de
cet argument, pour montrer qu'elle est toute vitieuse et des-raisonnable,
que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous4
maistrise de façon, que la raison n'y peut auoir accez: et alleguent
l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes,
Cùm iam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, vt muliebria conserat arua.
où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de
nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office tout perclus•
et raui en la volupté. Ie sçay qu'il en peut aller autrement;
et qu'on arriuera par fois, si on veut, à reietter l'ame sur ce mesme
instant, à autres pensemens: mais il la faut tendre et roidir d'aguet.
Ie sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir, et m'y cognoy
bien, et n'ay point trouué Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs1
et plus reformez que moy, la tesmoignent. Ie ne prens pour
miracle, comme faict la Royne de Nauarre, en l'vn des comptes de
son Heptameron, qui est vn gentil liure pour son estoffe, ny pour
chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute
commodité et liberté, auec vne maistresse de long temps desirée,•
maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers
et simples attouchemens. Ie croy que l'exemple du plaisir de la
chasse y seroit plus propre: comme il y a moins de plaisir, il y a
plus de rauissement, et de surprinse, par où nostre raison estonnée
perd ce loisir de se preparer à l'encontre: lors qu'apres vne longue2
queste, la beste vient en sursaut à se presenter, en lieu où à l'aduenture,
nous l'esperions le moins. Cette secousse, et l'ardeur de
ces huées, nous frappe, si qu'il seroit malaisé à ceux qui ayment
cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs.
Et les poëtes font Diane victorieuse du brandon et des flesches•
de Cupidon.
Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliuiscitur?
Pour reuenir à mon propos, ie me compassionne fort tendrement
des afflictions d'autruy, et pleurerois aisément par compagnie, si3
pour occasion que ce soit, ie sçauois pleurer. Il n'est rien qui tente
mes larmes que les larmes: non vrayes seulement, mais comment
que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts ie ne les plains guere,
et les enuierois plustost; mais ie plains bien fort les mourans. Les
Sauuages ne m'offensent pas tant, de rostir et manger les corps des•
trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent viuans. Les
executions mesme de la iustice, pour raisonnables qu'elles soient,
ie ne les puis voir d'vne veuë ferme. Quelqu'vn ayant à tesmoigner
la clemence de Iulius Cæsar: Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances:
ayant forcé les pyrates de se rendre à luy, qui l'auoient auparauant4
pris prisonnier et mis à rançon; d'autant qu'il les auoit menassez
de les faire mettre en croix, il les y condamna; mais ce fut apres les
auoir faict estrangler. Philomon son secretaire, qui l'auoit voulu
empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'vne mort
simple. Sans dire qui est cet autheur Latin, qui ose alleguer pour
tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceux, desquels on a•
esté offencé, il est aisé à deuiner qu'il est frappé des vilains et horribles
exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en
vsage. Quant à moy, en la iustice mesme, tout ce qui est au delà
de la mort simple, me semble pure cruauté. Et notamment à nous,
qui deurions auoir respect d'en enuoyer les ames en bon estat; ce1
qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables.
Ces iours passés, vn soldat prisonnier, ayant apperceu
d'vne tour où il estoit, que le peuple s'assembloit en la place, et
que des charpantiers y dressoient leurs ouurages, creut que c'estoit
pour luy: et entré en la resolution de se tuer, ne trouua qui l'y•
peust secourir, qu'vn vieux clou de charrette, rouillé, que la Fortune
luy offrit. Dequoy il se donna premierement deux grands
coups autour de la gorge: mais voyant que ce auoit esté sans
effect: bien tost apres, il s'en donna vn tiers, dans le ventre, où il
laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il estoit,2
le trouua en cet estat, viuant encores: mais couché et tout affoibly
de ses coups. Pour emploier le temps auant qu'il deffaillist, on se
hasta de luy prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu'il n'estoit
condamné qu'à auoir la teste tranchée, il sembla reprendre vn nouueau
courage: accepta du vin, qu'il auoit refusé: remercia ses•
iuges de la douceur inesperée de leur condemnation. Qu'il auoit
prins party, d'appeller la mort, pour la crainte d'vne mort plus
aspre et insupportable: ayant conceu opinion par les apprests qu'il
auoit veu faire en la place, qu'on le vousist tourmenter de quelque
horrible supplice: et sembla estre deliuré de la mort, pour l'auoir3
changée. Ie conseillerois que ces exemples de rigueur, par le
moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre
les corps des criminels. Car de les voir priuer de sepulture, de
les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant
le vulgaire, que les peines, qu'on fait souffrir aux viuans; quoy que•
par effect, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt,
et postea non habent quod faciant. Et les poëtes font singulierement
valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort,
Heu! reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
Per terram sanie delibutas fœdè diuexarier.
Ie me rencontray vn iour à Rome, sur le point qu'on deffaisoit Catena,
vn voleur insigne: on l'estrangla sans aucune emotion de
l'assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau•
ne donnoit coup, que le peuple ne suiuist d'vne voix pleintiue, et
d'vne exclamation, comme si chacun eust presté son sentiment à
cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l'escorce,
non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil,
Artaxerxes, l'aspreté des loix anciennes de Perse; ordonnant que les1
Seigneurs qui auoyent failly en leur estat, au lieu qu'on les souloit
foüetter, fussent despouillés, et leurs vestemens foüettez pour eux;
et au lieu qu'on leur souloit arracher les cheueux, qu'on leur ostast
leur hault chappeau seulement. Les Ægyptiens si deuotieux, estimoyent
bien satisfaire à la iustice diuine, luy sacrifians des pourceaux•
en figure, et representez. Inuention hardie, de vouloir payer
en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle. Ie vy
en vne saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de
ce vice, par la licence de noz guerres ciuiles: et ne voit on rien aux
histoires anciennes, de plus extreme,que ce que nous en essayons2
tous les iours. Mais cela ne m'y a nullement appriuoisé. A peine me
pouuoy-ie persuader, auant que ie l'eusse veu, qu'il se fust trouué
des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent
commettre; hacher et destrancher les membres d'autruy;
aiguiser leur esprit à inuenter des tourmens inusitez, et des morts•
nouuelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de
iouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouuemens pitoyables,
des gemissemens, et voix lamentables, d'vn homme mourant en
angoisse. Car voyla l'extreme poinct, où la cruauté puisse atteindre.
Vt homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus occidat.3
De moy, ie n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir,
poursuiure et tuer vne beste innocente, qui est sans deffence, et de
qui nous ne receuons aucune offence. Et comme il aduient communement
que le cerf se sentant hors d'haleine et de force, n'ayant
plus autre remede, se reiette et rend à nous mesmes qui le poursuiuons,•
nous demandant mercy par ses larmes,
quæstuque cruentus,
Atque imploranti similis,
ce m'a tousiours semblé vn spectacle tres-deplaisant. Ie ne prens
guere beste en vie, à qui ie ne redonne les champs. Pythagoras les4
achetoit des pescheurs et des oyseleurs, pour en faire autant.
Primóque à cæde ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.
Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes, tesmoignent vne
propension naturelle à la cruauté. Apres qu'on se fut appriuoisé à•
Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes
et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-ie, elle mesme attaché à
l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à
voir des bestes s'entreiouer et caresser; et nul ne faut de le prendre
à les voir s'entredeschirer et desmembrer. Et afin qu'on ne se•
moque de cette sympathie que i'ay auec elles, la theologie mesme
nous ordonne quelque faueur en leur endroit. Et considerant, qu'vn
mesme maistre nous a logez en ce palais pour son seruice, et qu'elles
sont, comme nous, de sa famille; elle a raison de nous enjoindre
quelque respect et affection enuers elles. Pythagoras emprunta1
la metempsychose, des Ægyptiens, mais depuis elle a esté receuë
par plusieurs nations, et notamment par nos Druides:
Morte carent animæ; sempérque priore relicta
Sede, nouis domibus viuunt, habitántque receptæ.
La religion de noz anciens Gaulois, portoit que les ames estans•
eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'vn corps
à vn autre: meslant en outre à cette fantasie, quelque consideration
de la iustice diuine. Car selon les desportemens de l'ame, pendant
qu'elle auoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy
ordonnoit vn autre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant2
à sa condition:
Muta ferarum
Cogit vincla pati: truculentos ingerit vrsis,
Prædonésque lupis, fallaces vulpibus addit.
Atque vbi per varios annos, per mille figuras•
Egit, Lethæo purgatos flumine, tandem
Rursus ad humanæ reuocat primordia formæ.
Si elle auoit esté vaillante, la logeoient au corps d'vn lyon; si voluptueuse,
en celuy d'vn pourceau; si lasche, en celuy d'vn cerf ou
d'vn lieure; si malitieuse, en celuy d'vn renard; ainsi du reste;3
iusques à ce que purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps
de quelque autre homme;
Ipse ego, nam memini, Troiani tempore belli,
Panthoïdes Euphorbus eram.
des afflictions d'autruy, et pleurerois aisément par compagnie, si3
pour occasion que ce soit, ie sçauois pleurer. Il n'est rien qui tente
mes larmes que les larmes: non vrayes seulement, mais comment
que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts ie ne les plains guere,
et les enuierois plustost; mais ie plains bien fort les mourans. Les
Sauuages ne m'offensent pas tant, de rostir et manger les corps des•
trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent viuans. Les
executions mesme de la iustice, pour raisonnables qu'elles soient,
ie ne les puis voir d'vne veuë ferme. Quelqu'vn ayant à tesmoigner
la clemence de Iulius Cæsar: Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances:
ayant forcé les pyrates de se rendre à luy, qui l'auoient auparauant4
pris prisonnier et mis à rançon; d'autant qu'il les auoit menassez
de les faire mettre en croix, il les y condamna; mais ce fut apres les
auoir faict estrangler. Philomon son secretaire, qui l'auoit voulu
empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'vne mort
simple. Sans dire qui est cet autheur Latin, qui ose alleguer pour
tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceux, desquels on a•
esté offencé, il est aisé à deuiner qu'il est frappé des vilains et horribles
exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en
vsage. Quant à moy, en la iustice mesme, tout ce qui est au delà
de la mort simple, me semble pure cruauté. Et notamment à nous,
qui deurions auoir respect d'en enuoyer les ames en bon estat; ce1
qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables.
Ces iours passés, vn soldat prisonnier, ayant apperceu
d'vne tour où il estoit, que le peuple s'assembloit en la place, et
que des charpantiers y dressoient leurs ouurages, creut que c'estoit
pour luy: et entré en la resolution de se tuer, ne trouua qui l'y•
peust secourir, qu'vn vieux clou de charrette, rouillé, que la Fortune
luy offrit. Dequoy il se donna premierement deux grands
coups autour de la gorge: mais voyant que ce auoit esté sans
effect: bien tost apres, il s'en donna vn tiers, dans le ventre, où il
laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il estoit,2
le trouua en cet estat, viuant encores: mais couché et tout affoibly
de ses coups. Pour emploier le temps auant qu'il deffaillist, on se
hasta de luy prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu'il n'estoit
condamné qu'à auoir la teste tranchée, il sembla reprendre vn nouueau
courage: accepta du vin, qu'il auoit refusé: remercia ses•
iuges de la douceur inesperée de leur condemnation. Qu'il auoit
prins party, d'appeller la mort, pour la crainte d'vne mort plus
aspre et insupportable: ayant conceu opinion par les apprests qu'il
auoit veu faire en la place, qu'on le vousist tourmenter de quelque
horrible supplice: et sembla estre deliuré de la mort, pour l'auoir3
changée. Ie conseillerois que ces exemples de rigueur, par le
moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre
les corps des criminels. Car de les voir priuer de sepulture, de
les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant
le vulgaire, que les peines, qu'on fait souffrir aux viuans; quoy que•
par effect, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt,
et postea non habent quod faciant. Et les poëtes font singulierement
valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort,
Heu! reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
Per terram sanie delibutas fœdè diuexarier.
Ie me rencontray vn iour à Rome, sur le point qu'on deffaisoit Catena,
vn voleur insigne: on l'estrangla sans aucune emotion de
l'assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau•
ne donnoit coup, que le peuple ne suiuist d'vne voix pleintiue, et
d'vne exclamation, comme si chacun eust presté son sentiment à
cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l'escorce,
non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil,
Artaxerxes, l'aspreté des loix anciennes de Perse; ordonnant que les1
Seigneurs qui auoyent failly en leur estat, au lieu qu'on les souloit
foüetter, fussent despouillés, et leurs vestemens foüettez pour eux;
et au lieu qu'on leur souloit arracher les cheueux, qu'on leur ostast
leur hault chappeau seulement. Les Ægyptiens si deuotieux, estimoyent
bien satisfaire à la iustice diuine, luy sacrifians des pourceaux•
en figure, et representez. Inuention hardie, de vouloir payer
en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle. Ie vy
en vne saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de
ce vice, par la licence de noz guerres ciuiles: et ne voit on rien aux
histoires anciennes, de plus extreme,que ce que nous en essayons2
tous les iours. Mais cela ne m'y a nullement appriuoisé. A peine me
pouuoy-ie persuader, auant que ie l'eusse veu, qu'il se fust trouué
des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent
commettre; hacher et destrancher les membres d'autruy;
aiguiser leur esprit à inuenter des tourmens inusitez, et des morts•
nouuelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de
iouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouuemens pitoyables,
des gemissemens, et voix lamentables, d'vn homme mourant en
angoisse. Car voyla l'extreme poinct, où la cruauté puisse atteindre.
Vt homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus occidat.3
De moy, ie n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir,
poursuiure et tuer vne beste innocente, qui est sans deffence, et de
qui nous ne receuons aucune offence. Et comme il aduient communement
que le cerf se sentant hors d'haleine et de force, n'ayant
plus autre remede, se reiette et rend à nous mesmes qui le poursuiuons,•
nous demandant mercy par ses larmes,
quæstuque cruentus,
Atque imploranti similis,
ce m'a tousiours semblé vn spectacle tres-deplaisant. Ie ne prens
guere beste en vie, à qui ie ne redonne les champs. Pythagoras les4
achetoit des pescheurs et des oyseleurs, pour en faire autant.
Primóque à cæde ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.
Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes, tesmoignent vne
propension naturelle à la cruauté. Apres qu'on se fut appriuoisé à•
Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes
et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-ie, elle mesme attaché à
l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à
voir des bestes s'entreiouer et caresser; et nul ne faut de le prendre
à les voir s'entredeschirer et desmembrer. Et afin qu'on ne se•
moque de cette sympathie que i'ay auec elles, la theologie mesme
nous ordonne quelque faueur en leur endroit. Et considerant, qu'vn
mesme maistre nous a logez en ce palais pour son seruice, et qu'elles
sont, comme nous, de sa famille; elle a raison de nous enjoindre
quelque respect et affection enuers elles. Pythagoras emprunta1
la metempsychose, des Ægyptiens, mais depuis elle a esté receuë
par plusieurs nations, et notamment par nos Druides:
Morte carent animæ; sempérque priore relicta
Sede, nouis domibus viuunt, habitántque receptæ.
La religion de noz anciens Gaulois, portoit que les ames estans•
eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'vn corps
à vn autre: meslant en outre à cette fantasie, quelque consideration
de la iustice diuine. Car selon les desportemens de l'ame, pendant
qu'elle auoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy
ordonnoit vn autre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant2
à sa condition:
Muta ferarum
Cogit vincla pati: truculentos ingerit vrsis,
Prædonésque lupis, fallaces vulpibus addit.
Atque vbi per varios annos, per mille figuras•
Egit, Lethæo purgatos flumine, tandem
Rursus ad humanæ reuocat primordia formæ.
Si elle auoit esté vaillante, la logeoient au corps d'vn lyon; si voluptueuse,
en celuy d'vn pourceau; si lasche, en celuy d'vn cerf ou
d'vn lieure; si malitieuse, en celuy d'vn renard; ainsi du reste;3
iusques à ce que purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps
de quelque autre homme;
Ipse ego, nam memini, Troiani tempore belli,
Panthoïdes Euphorbus eram.
Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, ie n'en fay•
pas grande recepte: ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment
des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu
des bestes à leur société et compagnie, mais leur ont donné vn
rang bien loing au dessus d'eux; les estimans tantost familieres, et
fauories de leurs Dieux, et les ayans en respect et reuerence plus4
qu'humaine; et d'autres ne recognoissans autre Dieu, ny autre diuinité
qu'elles. Belluæ à barbaris propter beneficium consecratæ:
Crocodilon adorat
Pars hæc, illa pauet saturam serpentibus ibin,
Effigies sacri hic nitet aurea cercopitheci;
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.•
Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est
tresbien prise, leur est encores honorable. Car il dit, que ce n'estoit
le chat, ou le bœuf, pour exemple, que les Ægyptiens adoroyent;
mais qu'ils adoroyent en ces bestes là, quelque image des facultez
diuines. En cette-cy la patience et l'vtilité: en cette-là, la viuacité,1
ou comme noz voisins les Bourguignons auec toute l'Allemaigne,
l'impatience de se voir enfermez: par où ils representoyent la
liberté, qu'ils aymoient et adoroient au delà de toute autre faculté
diuine, et ainsi des autres. Mais quand ie rencontre parmy les
opinions plus moderées, les discours qui essayent à montrer la•
prochaine ressemblance de nous aux animaux: et combien ils ont
de part à nos plus grands priuileges; et auec combien de vray-semblance
on nous les apparie; certes i'en rabats beaucoup de nostre
presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire,
qu'on nous donne sur les autres creatures. Quand tout cela en2
seroit à dire, si y a-il vn certain respect, qui nous attache, et vn
general deuoir d'humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie
et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous deuons
la iustice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures,
qui en peuuent estre capables. Il y a quelque commerce entre•
elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Ie ne crains point
à dire la tendresse de ma nature si puerile, que ie ne puis pas
bien refuser à mon chien la feste, qu'il m'offre hors de saison, ou
qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux
pour les bestes: les Romains auoient vn soing public de la nourriture3
des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole auoit esté
sauué: les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets, qui
auoyent seruy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent
libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement.
Les Agrigentins auoyent en vsage commun, d'enterrer serieusement•
les bestes, qu'ils auoient eu cheres: comme les cheuaux
de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux vtiles: ou
mesme qui auoyent seruy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence,
qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit
aussi singulierement, à la sumptuosité et nombre des monuments4
esleuez à cette fin: qui ont duré en parade, plusieurs siecles
depuis. Les Ægyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles,
les chiens, et les chats, en lieux sacrés: embausmoyent
leurs corps, et portoyent le deuil à leurs trespas. Cimon fit vne
sepulture honorable aux iuments, auec lesquelles il auoit gaigné
par trois fois le prix de la course aux ieux Olympiques. L'ancien•
Xanthippus fit enterrer son chien sur vn chef, en la coste de la
mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il,
conscience, de vendre et enuoyer à la boucherie, pour vn leger
profit, vn bœuf qui l'auoit long temps seruy.
pas grande recepte: ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment
des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu
des bestes à leur société et compagnie, mais leur ont donné vn
rang bien loing au dessus d'eux; les estimans tantost familieres, et
fauories de leurs Dieux, et les ayans en respect et reuerence plus4
qu'humaine; et d'autres ne recognoissans autre Dieu, ny autre diuinité
qu'elles. Belluæ à barbaris propter beneficium consecratæ:
Crocodilon adorat
Pars hæc, illa pauet saturam serpentibus ibin,
Effigies sacri hic nitet aurea cercopitheci;
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.•
Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est
tresbien prise, leur est encores honorable. Car il dit, que ce n'estoit
le chat, ou le bœuf, pour exemple, que les Ægyptiens adoroyent;
mais qu'ils adoroyent en ces bestes là, quelque image des facultez
diuines. En cette-cy la patience et l'vtilité: en cette-là, la viuacité,1
ou comme noz voisins les Bourguignons auec toute l'Allemaigne,
l'impatience de se voir enfermez: par où ils representoyent la
liberté, qu'ils aymoient et adoroient au delà de toute autre faculté
diuine, et ainsi des autres. Mais quand ie rencontre parmy les
opinions plus moderées, les discours qui essayent à montrer la•
prochaine ressemblance de nous aux animaux: et combien ils ont
de part à nos plus grands priuileges; et auec combien de vray-semblance
on nous les apparie; certes i'en rabats beaucoup de nostre
presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire,
qu'on nous donne sur les autres creatures. Quand tout cela en2
seroit à dire, si y a-il vn certain respect, qui nous attache, et vn
general deuoir d'humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie
et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous deuons
la iustice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures,
qui en peuuent estre capables. Il y a quelque commerce entre•
elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Ie ne crains point
à dire la tendresse de ma nature si puerile, que ie ne puis pas
bien refuser à mon chien la feste, qu'il m'offre hors de saison, ou
qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux
pour les bestes: les Romains auoient vn soing public de la nourriture3
des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole auoit esté
sauué: les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets, qui
auoyent seruy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent
libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement.
Les Agrigentins auoyent en vsage commun, d'enterrer serieusement•
les bestes, qu'ils auoient eu cheres: comme les cheuaux
de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux vtiles: ou
mesme qui auoyent seruy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence,
qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit
aussi singulierement, à la sumptuosité et nombre des monuments4
esleuez à cette fin: qui ont duré en parade, plusieurs siecles
depuis. Les Ægyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles,
les chiens, et les chats, en lieux sacrés: embausmoyent
leurs corps, et portoyent le deuil à leurs trespas. Cimon fit vne
sepulture honorable aux iuments, auec lesquelles il auoit gaigné
par trois fois le prix de la course aux ieux Olympiques. L'ancien•
Xanthippus fit enterrer son chien sur vn chef, en la coste de la
mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il,
conscience, de vendre et enuoyer à la boucherie, pour vn leger
profit, vn bœuf qui l'auoit long temps seruy.
CHAPITRE XII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XII.)
Apologie de Raimond de Sebonde.
C'EST à la verité vne tres-vtile et grande partie que la science:1
ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise: mais ie
n'estime pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extreme
qu'aucuns luy attribuent. Comme Herillus le philosophe, qui logeoit
en elle le souuerain bien, et tenoit qu'il fust en elle de nous rendre
sages et contens: ce que ie ne croy pas: ny ce que d'autres ont•
dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est
produit par l'ignorance. Si cela est vray, il est subiect à vne longue
interpretation. Ma maison a esté dés long temps ouuerte aux
gens de sçauoir, et en est fort cogneuë; car mon pere qui l'a commandée
cinquante ans, et plus, eschauffé de cette ardeur nouuelle,2
dequoy le Roy François premier embrassa les lettres et les mit en
credit, rechercha auec grand soin et despence l'accointance des
hommes doctes, les receuant chez luy, comme personnes sainctes,
et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse diuine, recueillant
leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et•
auec d'autant plus de reuerence, et de religion, qu'il auoit moins
de loy d'en iuger: car il n'auoit aucune cognoissance des lettres,
non plus que ses predecesseurs. Moy ie les ayme bien, mais ie ne
les adore pas. Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation
de sçauoir en son temps, ayant arresté quelques iours à3
Montaigne en la compagnie de mon pere, auec d'autres hommes de
sa sorte, luy fit present au desloger d'vn liure qui s'intitule Theologia
naturalis; siue Liber creaturarum, magistri Raimondi de Sebonde.
Et par ce que la langue Italienne et Espagnolle estoient
familieres à mon pere, et que ce liure est basty d'vn Espagnol barragouiné
en terminaisons Latines, il esperoit qu'auec bien peu•
d'ayde, il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda, comme
liure tres-vtile et propre à la saison, en laquelle il le luy donna: ce
fut lors que les nouuelletez de Luther commençoient d'entrer en
credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance.
En quoy il auoit vn tresbon aduis; preuoyant bien par discours de1
raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en
vn execrable atheisme. Car le vulgaire n'ayant pas la faculté de
iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la Fortune
et aux apparences, apres qu'on luy a mis en main la hardiesse
de mespriser et contreroller les opinions qu'il auoit euës en extreme•
reuerence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on
a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il
iette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres
pieces de sa creance, qui n'auoient pas chez luy plus d'authorité ny
de fondement, que celles qu'on luy a esbranlées: et secoue comme2
vn ioug tyrannique toutes les impressions, qu'il auoit receues par
l'authorité des loix, ou reuerence de l'ancien vsage,
Nam cupidè conculcatur nimis antè metutum;
entreprenant deslors en auant, de ne receuoir rien, à quoy il n'ait
interposé son decret, et presté particulier consentement. Or quelques•
iours auant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce
liure soubs vn tas d'autres papiers abandonnez, me commanda de
le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme
celuy-là, où il n'y a guere que la matiere à representer: mais ceux
qui ont donné beaucoup à la grace, et à l'elegance du langage, ils3
sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à
vn idiome plus foible. C'estoit vne occupation bien estrange et
nouuelle pour moy: mais estant de fortune pour lors de loisir, et
ne pouuant rien refuser au commandement du meilleur pere qui
fut onques, i'en vins à bout, comme ie peuz: à quoy il print vn singulier•
plaisir, et donna charge qu'on le fist imprimer: ce qui fut
executé apres sa mort. Ie trouuay belles les imaginations de cet
autheur, la contexture de son ouurage bien suyuie; et son dessein
plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s'amusent à le lire, et
notamment les dames, à qui nous deuons plus de seruice, ie me4
suis trouué souuent à mesme de les secourir, pour descharger leur
liure de deux principales obiections qu'on luy faict. Sa fin est hardie
et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles,
establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la
religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, ie le trouue si
ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il soit possible de
mieux faire en cet argument là; et croy que nul ne l'a esgalé. Cet
ouurage me semblant trop riche et trop beau, pour vn autheur, duquel•
le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçauons,
c'est qu'il estoit Espagnol, faisant profession de medecine à Thoulouse,
il y a enuiron deux cens ans; ie m'enquis autrefois à Adrianus
Turnebus, qui sçauoit toutes choses, que ce pouuoit estre de ce
liure: il me respondit, qu'il pensoit que ce fust quelque quinte essence1
tirée de S. Thomas d'Aquin: car de vray cet esprit là, plein
d'vne erudition infinie et d'vne subtilité admirable, estoit seul capable
de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l'autheur
et inuenteur, et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande
occasion à Sebonde ce tiltre, c'estoit vn tres-suffisant homme, et•
ayant plusieurs belles parties. La premiere reprehension qu'on
fait de son ouurage; c'est que les Chrestiens se font tort de vouloir
appuyer leur creance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit
que par foy, et par vne inspiration particuliere de la grace diuine.
En cette obiection, il semble qu'il y ait quelque zele de pieté: et à2
cette cause nous faut-il auec autant plus de douceur et de respect
essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en auant. Ce seroit
mieux la charge d'vn homme versé en la theologie, que de moy, qui
n'y sçay rien. Toutefois ie iuge ainsi, qu'à vne chose si diuine et si
haultaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme•
est cette verité, de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer,
il est bien besoin qu'il nous preste encore son secours, d'vne
faueur extraordinaire et priuilegiée, pour la pouuoir conceuoir et
loger en nous: et ne croy pas que les moyens purement humains
en soyent aucunement capables. Et s'ils l'estoient, tant d'ames3
rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles
és siecles anciens, n'eussent pas failly par leur discours, d'arriuer
à cette cognoissance. C'est la foy seule qui embrasse viuement
et certainement les hauts mysteres de nostre religion. Mais ce
n'est pas à dire, que ce soit vne tresbelle et treslouable entreprinse,•
d'accommoder encore au seruice de nostre foy, les vtils naturels et
humains, que Dieu nous a donnez. Il ne faust pas doubter que ce
ne soit l'vsage le plus honorable, que nous leur sçaurions donner:
et qu'il n'est occupation ny dessein plus digne d'vn homme Chrestien,
que de viser par tous ses estudes et pensemens à embellir,
estendre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons•
point de seruir Dieu d'esprit et d'ame: nous luy deuons encore,
et rendons vne reuerence corporelle: nous appliquons noz
membres mesmes, et noz mouuements et les choses externes à
l'honorer. Il en faut faire de mesme, et accompaigner nostre foy de
toute la raison qui est en nous: mais tousiours auec cette reseruation,1
de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle despende, ny que
nos efforts et arguments puissent atteindre à vne si supernaturelle et
diuine science. Si elle n'entre chez nous par vne infusion extraordinaire:
si elle y entre non seulement par discours, mais encore
par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur.•
Et certes ie crain pourtant que nous ne la iouyssions que par
cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'vne foy viue:
si nous tenions à Dieu par luy, non par nous: si nous auions vn
pied et vn fondement diuin, les occasions humaines n'auroient pas
le pouuoir de nous esbranler, comme elles ont: nostre fort ne seroit2
pas pour se rendre à vne si foible batterie: l'amour de la
nouuelleté, la contraincte des Princes, la bonne fortune d'vn party,
le changement temeraire et fortuite de nos opinions, n'auroient pas
la force de secouër et alterer nostre croyance: nous ne la lairrions
pas troubler à la mercy d'un nouuel argument, et à la persuasion,•
non pas de toute la rhetorique qui fut onques: nous soustiendrions
ces flots d'vne fermeté inflexible et immobile:
Illisos fluctus rupes vt vasta refundit,
Et varias circùm latrantes dissipat vndas
Mole sua.3
ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise: mais ie
n'estime pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extreme
qu'aucuns luy attribuent. Comme Herillus le philosophe, qui logeoit
en elle le souuerain bien, et tenoit qu'il fust en elle de nous rendre
sages et contens: ce que ie ne croy pas: ny ce que d'autres ont•
dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est
produit par l'ignorance. Si cela est vray, il est subiect à vne longue
interpretation. Ma maison a esté dés long temps ouuerte aux
gens de sçauoir, et en est fort cogneuë; car mon pere qui l'a commandée
cinquante ans, et plus, eschauffé de cette ardeur nouuelle,2
dequoy le Roy François premier embrassa les lettres et les mit en
credit, rechercha auec grand soin et despence l'accointance des
hommes doctes, les receuant chez luy, comme personnes sainctes,
et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse diuine, recueillant
leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et•
auec d'autant plus de reuerence, et de religion, qu'il auoit moins
de loy d'en iuger: car il n'auoit aucune cognoissance des lettres,
non plus que ses predecesseurs. Moy ie les ayme bien, mais ie ne
les adore pas. Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation
de sçauoir en son temps, ayant arresté quelques iours à3
Montaigne en la compagnie de mon pere, auec d'autres hommes de
sa sorte, luy fit present au desloger d'vn liure qui s'intitule Theologia
naturalis; siue Liber creaturarum, magistri Raimondi de Sebonde.
Et par ce que la langue Italienne et Espagnolle estoient
familieres à mon pere, et que ce liure est basty d'vn Espagnol barragouiné
en terminaisons Latines, il esperoit qu'auec bien peu•
d'ayde, il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda, comme
liure tres-vtile et propre à la saison, en laquelle il le luy donna: ce
fut lors que les nouuelletez de Luther commençoient d'entrer en
credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance.
En quoy il auoit vn tresbon aduis; preuoyant bien par discours de1
raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en
vn execrable atheisme. Car le vulgaire n'ayant pas la faculté de
iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la Fortune
et aux apparences, apres qu'on luy a mis en main la hardiesse
de mespriser et contreroller les opinions qu'il auoit euës en extreme•
reuerence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on
a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il
iette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres
pieces de sa creance, qui n'auoient pas chez luy plus d'authorité ny
de fondement, que celles qu'on luy a esbranlées: et secoue comme2
vn ioug tyrannique toutes les impressions, qu'il auoit receues par
l'authorité des loix, ou reuerence de l'ancien vsage,
Nam cupidè conculcatur nimis antè metutum;
entreprenant deslors en auant, de ne receuoir rien, à quoy il n'ait
interposé son decret, et presté particulier consentement. Or quelques•
iours auant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce
liure soubs vn tas d'autres papiers abandonnez, me commanda de
le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme
celuy-là, où il n'y a guere que la matiere à representer: mais ceux
qui ont donné beaucoup à la grace, et à l'elegance du langage, ils3
sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à
vn idiome plus foible. C'estoit vne occupation bien estrange et
nouuelle pour moy: mais estant de fortune pour lors de loisir, et
ne pouuant rien refuser au commandement du meilleur pere qui
fut onques, i'en vins à bout, comme ie peuz: à quoy il print vn singulier•
plaisir, et donna charge qu'on le fist imprimer: ce qui fut
executé apres sa mort. Ie trouuay belles les imaginations de cet
autheur, la contexture de son ouurage bien suyuie; et son dessein
plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s'amusent à le lire, et
notamment les dames, à qui nous deuons plus de seruice, ie me4
suis trouué souuent à mesme de les secourir, pour descharger leur
liure de deux principales obiections qu'on luy faict. Sa fin est hardie
et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles,
establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la
religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, ie le trouue si
ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il soit possible de
mieux faire en cet argument là; et croy que nul ne l'a esgalé. Cet
ouurage me semblant trop riche et trop beau, pour vn autheur, duquel•
le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçauons,
c'est qu'il estoit Espagnol, faisant profession de medecine à Thoulouse,
il y a enuiron deux cens ans; ie m'enquis autrefois à Adrianus
Turnebus, qui sçauoit toutes choses, que ce pouuoit estre de ce
liure: il me respondit, qu'il pensoit que ce fust quelque quinte essence1
tirée de S. Thomas d'Aquin: car de vray cet esprit là, plein
d'vne erudition infinie et d'vne subtilité admirable, estoit seul capable
de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l'autheur
et inuenteur, et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande
occasion à Sebonde ce tiltre, c'estoit vn tres-suffisant homme, et•
ayant plusieurs belles parties. La premiere reprehension qu'on
fait de son ouurage; c'est que les Chrestiens se font tort de vouloir
appuyer leur creance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit
que par foy, et par vne inspiration particuliere de la grace diuine.
En cette obiection, il semble qu'il y ait quelque zele de pieté: et à2
cette cause nous faut-il auec autant plus de douceur et de respect
essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en auant. Ce seroit
mieux la charge d'vn homme versé en la theologie, que de moy, qui
n'y sçay rien. Toutefois ie iuge ainsi, qu'à vne chose si diuine et si
haultaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme•
est cette verité, de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer,
il est bien besoin qu'il nous preste encore son secours, d'vne
faueur extraordinaire et priuilegiée, pour la pouuoir conceuoir et
loger en nous: et ne croy pas que les moyens purement humains
en soyent aucunement capables. Et s'ils l'estoient, tant d'ames3
rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles
és siecles anciens, n'eussent pas failly par leur discours, d'arriuer
à cette cognoissance. C'est la foy seule qui embrasse viuement
et certainement les hauts mysteres de nostre religion. Mais ce
n'est pas à dire, que ce soit vne tresbelle et treslouable entreprinse,•
d'accommoder encore au seruice de nostre foy, les vtils naturels et
humains, que Dieu nous a donnez. Il ne faust pas doubter que ce
ne soit l'vsage le plus honorable, que nous leur sçaurions donner:
et qu'il n'est occupation ny dessein plus digne d'vn homme Chrestien,
que de viser par tous ses estudes et pensemens à embellir,
estendre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons•
point de seruir Dieu d'esprit et d'ame: nous luy deuons encore,
et rendons vne reuerence corporelle: nous appliquons noz
membres mesmes, et noz mouuements et les choses externes à
l'honorer. Il en faut faire de mesme, et accompaigner nostre foy de
toute la raison qui est en nous: mais tousiours auec cette reseruation,1
de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle despende, ny que
nos efforts et arguments puissent atteindre à vne si supernaturelle et
diuine science. Si elle n'entre chez nous par vne infusion extraordinaire:
si elle y entre non seulement par discours, mais encore
par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur.•
Et certes ie crain pourtant que nous ne la iouyssions que par
cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'vne foy viue:
si nous tenions à Dieu par luy, non par nous: si nous auions vn
pied et vn fondement diuin, les occasions humaines n'auroient pas
le pouuoir de nous esbranler, comme elles ont: nostre fort ne seroit2
pas pour se rendre à vne si foible batterie: l'amour de la
nouuelleté, la contraincte des Princes, la bonne fortune d'vn party,
le changement temeraire et fortuite de nos opinions, n'auroient pas
la force de secouër et alterer nostre croyance: nous ne la lairrions
pas troubler à la mercy d'un nouuel argument, et à la persuasion,•
non pas de toute la rhetorique qui fut onques: nous soustiendrions
ces flots d'vne fermeté inflexible et immobile:
Illisos fluctus rupes vt vasta refundit,
Et varias circùm latrantes dissipat vndas
Mole sua.3
Si ce rayon de la diuinité nous touchoit aucunement, il y paroistroit
par tout: non seulement nos parolles, mais encore nos
operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui partiroit
de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté. Nous deurions
auoir honte, qu'és sectes humaines il ne fut iamais partisan, quelque•
difficulté et estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n'y conformast
aucunement ses deportemens et sa vie: et vne si diuine et
celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue.
Voulez vous voir cela? comparez nos mœurs à vn Mahometan, à vn
Payen, vous demeurez tousiours au dessoubs. Là où au regard de4
l'auantage de nostre religion, nous deurions luire en excellence,
d'vne extreme et incomparable distance: et deuroit on dire, sont
ils si iustes, si charitables, si bons? ils sont donq Chrestiens. Toutes
autres apparences sont communes à toutes religions: esperance,
confiance, euenemens, ceremonies, penitence, martyres.
La merque peculiere de nostre verité deuroit estre nostre vertu,•
comme elle est aussi la plus celeste merque, et la plus difficile: et
que c'est la plus digne production de la verité. Pourtant eut raison
nostre bon S. Loys, quand ce Roy Tartare, qui s'estoit faict Chrestien,
desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y recognoistre
la sanctimonie qu'il esperoit trouuer en nos mœurs, de1
l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire, nostre desbordée
façon de viure ne le dégoustast d'vne si saincte creance.
Combien que depuis il aduint tout diuersement, à cet autre, lequel
estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des
prelats, et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en•
nostre religion, considerant combien elle deuoit auoir de force et
de diuinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmy tant de
corruption, et en mains si vicieuses. Si nous auions vne seule
goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict
la saincte parole: nos actions qui seroient guidées et accompaignées2
de la diuinité, ne seroient pas simplement humaines, elles
auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance.
Breuis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas. Les vns font
accroire au monde, qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas. Les autres
en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne•
sçachants pas penetrer que c'est que croire. Nous trouuons estrange
si aux guerres, qui pressent à cette heure nostre Estat, nous
voyons flotter les euenements et diuersifier d'vne maniere commune
et ordinaire: c'est que nous n'y apportons rien que le nostre.
La iustice, qui est en l'vn des partis, elle n'y est que pour ornement3
et couuerture: elle y est bien alleguée, mais elle n'y est ny
receuë, ny logée, ny espousée: elle y est comme en la bouche de
l'aduocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu
doit son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à
nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s'y seruent de la•
religion: ce deuroit estre tout le contraire. Sentez, si ce n'est par
noz mains que nous la menons: à tirer comme de cire tant de
figures contraires, d'vne regle si droitte et si ferme. Quand s'est il
veu mieux qu'en France en noz iours? Ceux qui l'ont prinse à gauche,
ceux qui l'ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux
qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes
et ambitieuses entreprinses, s'y conduisent d'vn progrez si conforme
en desbordement et iniustice, qu'ils rendent doubteuse et•
malaisée à croire la diuersité qu'ils pretendent de leurs opinions en
chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on
veoir partir de mesme eschole et discipline des mœurs plus vnies,
plus vnes? Voyez l'horrible impudence dequoy nous pelotons les
raisons diuines: et combien irreligieusement nous les auons et1
reiettées et reprinses selon que la Fortune nous a changé de place
en ces orages publiques. Cette proposition si solenne: S'il est permis
au subiect de se rebeller et armer contre son Prince pour la
defense de la religion: souuienne vous en quelles bouches cette
année passée l'affirmatiue d'icelle estoit l'arc-boutant d'vn parti:•
la negatiue, de quel autre parti c'estoit l'arc-boutant. Et oyez à
present de quel quartier vient la voix et instruction de l'vne et de
l'autre: et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour
celle là. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu'il faut faire souffrir
à la verité le ioug de nostre besoing: et de combien faict la2
France pis que de le dire? Confessons la verité, qui trieroit de l'armée
mesme legitime, ceux qui y marchent par le seul zele d'vne
affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection
des loix de leur pays, ou seruice du Prince, il n'en sçauroit
bastir vne compagnie de gens-darmes complete. D'où vient cela,•
qu'il s'en trouue si peu, qui ayent maintenu mesme volonté et
mesme progrez en nos mouuemens publiques, et que nous les
voyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride aualée?
et mesmes hommes, tantost gaster nos affaires par leur violence et
aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur; si ce n'est3
qu'ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles,
selon la diuersité desquelles ils se remuent? Ie voy cela euidemment,
que nous ne prestons volontiers à la deuotion que les
offices, qui flattent noz passions. Il n'est point d'hostilité excellente
comme la Chrestienne. Nostre zele fait merueilles, quand il va secondant•
nostre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'auarice,
la detraction, la rebellion. A contre-poil, vers la bonté, la
benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion
ne l'y porte, il ne va ny de pied, ny d'aile. Nostre religion
est faicte pour extirper les vices: elle les couure, les nourrit, les
incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu, comme on dict.
Si nous le croyions, ie ne dy pas par foy, mais d'vne simple
croyance: voire, et ie le dis à nostre grande confusion, si nous le
croyions et cognoissions comme vne autre histoire, comme l'vn de•
nos compaignons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses,
pour l'infinie bonté et beauté qui reluit en luy: au moins marcheroit
il en mesme reng de nostre affection, que les richesses, les
plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craind point
de l'outrager, comme il craind d'outrager son voisin, son parent,1
son maistre. Est-il si simple entendement, lequel ayant d'vn costé
l'obiect d'vn de nos vicieux plaisirs, et de l'autre en pareille cognoissance
et persuasion, l'estat d'vne gloire immortelle, entrast, en
bigue de l'vn pour l'autre? Et si nous y renonçons souuent de pur
mespris: car quelle enuie nous attire au blasphemer, sinon à l'aduenture•
l'enuie mesme de l'offense? Le philosophe Antisthenes,
comme on l'initioit aux mysteres d'Orpheus, le prestre luy disant,
que ceux qui se voüoyent à cette religion, auoyent à receuoir apres
leur mort des biens eternels et parfaicts: Pourquoy si tu le crois
ne meurs tu donc toy mesmes? luy fit-il. Diogenes plus brusquement2
selon sa mode, et plus loing de nostre propos, au prestre qui
le preschoit de mesme, de se faire de son ordre, pour paruenir aux
biens de l'autre monde: Veux tu pas que ie croye qu'Agesilaüs et
Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, et que toy qui
n'es qu'vn veau, et qui ne fais rien qui vaille; seras bien heureux,•
par ce que tu és prestre? Ces grandes promesses de la beatitude
eternelle si nous les receuions de pareille authorité qu'vn discours
philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que
nous auons:
Non iam se moriens dissolui conquereretur,3
Sed magis ire foras, vestémque relinquere, vt anguis,
Gauderet, prælonga senex aut cornua ceruus.
Ie veux estre dissoult, dirions nous, et estre aueques Iesus-Christ.
La force du discours de Platon de l'immortalité de l'ame, poussa
bien aucuns de ses disciples à la mort, pour iouïr plus promptement•
des esperances qu'il leur donnoit. Tout cela c'est vn signe
tres-euident que nous ne receuons nostre religion qu'à nostre façon
et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions
se reçoiuent. Nous nous sommes rencontrez au pays, où elle estoit
en vsage, ou nous regardons son ancienneté, ou l'authorité des4
hommes qui l'ont maintenuë, ou craignons les menaces qu'elle attache
aux mescreans, ou suyuons ses promesses. Ces considerations
là doiuent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires:
ce sont liaisons humaines. Vne autre region, d'autres
tesmoings, pareilles promesses et menasses, nous pourroyent imprimer•
par mesme voye vne creance contraire. Nous sommes Chrestiens
à mesme tiltre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans.
par tout: non seulement nos parolles, mais encore nos
operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui partiroit
de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté. Nous deurions
auoir honte, qu'és sectes humaines il ne fut iamais partisan, quelque•
difficulté et estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n'y conformast
aucunement ses deportemens et sa vie: et vne si diuine et
celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue.
Voulez vous voir cela? comparez nos mœurs à vn Mahometan, à vn
Payen, vous demeurez tousiours au dessoubs. Là où au regard de4
l'auantage de nostre religion, nous deurions luire en excellence,
d'vne extreme et incomparable distance: et deuroit on dire, sont
ils si iustes, si charitables, si bons? ils sont donq Chrestiens. Toutes
autres apparences sont communes à toutes religions: esperance,
confiance, euenemens, ceremonies, penitence, martyres.
La merque peculiere de nostre verité deuroit estre nostre vertu,•
comme elle est aussi la plus celeste merque, et la plus difficile: et
que c'est la plus digne production de la verité. Pourtant eut raison
nostre bon S. Loys, quand ce Roy Tartare, qui s'estoit faict Chrestien,
desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y recognoistre
la sanctimonie qu'il esperoit trouuer en nos mœurs, de1
l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire, nostre desbordée
façon de viure ne le dégoustast d'vne si saincte creance.
Combien que depuis il aduint tout diuersement, à cet autre, lequel
estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des
prelats, et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en•
nostre religion, considerant combien elle deuoit auoir de force et
de diuinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmy tant de
corruption, et en mains si vicieuses. Si nous auions vne seule
goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict
la saincte parole: nos actions qui seroient guidées et accompaignées2
de la diuinité, ne seroient pas simplement humaines, elles
auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance.
Breuis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas. Les vns font
accroire au monde, qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas. Les autres
en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne•
sçachants pas penetrer que c'est que croire. Nous trouuons estrange
si aux guerres, qui pressent à cette heure nostre Estat, nous
voyons flotter les euenements et diuersifier d'vne maniere commune
et ordinaire: c'est que nous n'y apportons rien que le nostre.
La iustice, qui est en l'vn des partis, elle n'y est que pour ornement3
et couuerture: elle y est bien alleguée, mais elle n'y est ny
receuë, ny logée, ny espousée: elle y est comme en la bouche de
l'aduocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu
doit son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à
nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s'y seruent de la•
religion: ce deuroit estre tout le contraire. Sentez, si ce n'est par
noz mains que nous la menons: à tirer comme de cire tant de
figures contraires, d'vne regle si droitte et si ferme. Quand s'est il
veu mieux qu'en France en noz iours? Ceux qui l'ont prinse à gauche,
ceux qui l'ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux
qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes
et ambitieuses entreprinses, s'y conduisent d'vn progrez si conforme
en desbordement et iniustice, qu'ils rendent doubteuse et•
malaisée à croire la diuersité qu'ils pretendent de leurs opinions en
chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on
veoir partir de mesme eschole et discipline des mœurs plus vnies,
plus vnes? Voyez l'horrible impudence dequoy nous pelotons les
raisons diuines: et combien irreligieusement nous les auons et1
reiettées et reprinses selon que la Fortune nous a changé de place
en ces orages publiques. Cette proposition si solenne: S'il est permis
au subiect de se rebeller et armer contre son Prince pour la
defense de la religion: souuienne vous en quelles bouches cette
année passée l'affirmatiue d'icelle estoit l'arc-boutant d'vn parti:•
la negatiue, de quel autre parti c'estoit l'arc-boutant. Et oyez à
present de quel quartier vient la voix et instruction de l'vne et de
l'autre: et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour
celle là. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu'il faut faire souffrir
à la verité le ioug de nostre besoing: et de combien faict la2
France pis que de le dire? Confessons la verité, qui trieroit de l'armée
mesme legitime, ceux qui y marchent par le seul zele d'vne
affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection
des loix de leur pays, ou seruice du Prince, il n'en sçauroit
bastir vne compagnie de gens-darmes complete. D'où vient cela,•
qu'il s'en trouue si peu, qui ayent maintenu mesme volonté et
mesme progrez en nos mouuemens publiques, et que nous les
voyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride aualée?
et mesmes hommes, tantost gaster nos affaires par leur violence et
aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur; si ce n'est3
qu'ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles,
selon la diuersité desquelles ils se remuent? Ie voy cela euidemment,
que nous ne prestons volontiers à la deuotion que les
offices, qui flattent noz passions. Il n'est point d'hostilité excellente
comme la Chrestienne. Nostre zele fait merueilles, quand il va secondant•
nostre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'auarice,
la detraction, la rebellion. A contre-poil, vers la bonté, la
benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion
ne l'y porte, il ne va ny de pied, ny d'aile. Nostre religion
est faicte pour extirper les vices: elle les couure, les nourrit, les
incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu, comme on dict.
Si nous le croyions, ie ne dy pas par foy, mais d'vne simple
croyance: voire, et ie le dis à nostre grande confusion, si nous le
croyions et cognoissions comme vne autre histoire, comme l'vn de•
nos compaignons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses,
pour l'infinie bonté et beauté qui reluit en luy: au moins marcheroit
il en mesme reng de nostre affection, que les richesses, les
plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craind point
de l'outrager, comme il craind d'outrager son voisin, son parent,1
son maistre. Est-il si simple entendement, lequel ayant d'vn costé
l'obiect d'vn de nos vicieux plaisirs, et de l'autre en pareille cognoissance
et persuasion, l'estat d'vne gloire immortelle, entrast, en
bigue de l'vn pour l'autre? Et si nous y renonçons souuent de pur
mespris: car quelle enuie nous attire au blasphemer, sinon à l'aduenture•
l'enuie mesme de l'offense? Le philosophe Antisthenes,
comme on l'initioit aux mysteres d'Orpheus, le prestre luy disant,
que ceux qui se voüoyent à cette religion, auoyent à receuoir apres
leur mort des biens eternels et parfaicts: Pourquoy si tu le crois
ne meurs tu donc toy mesmes? luy fit-il. Diogenes plus brusquement2
selon sa mode, et plus loing de nostre propos, au prestre qui
le preschoit de mesme, de se faire de son ordre, pour paruenir aux
biens de l'autre monde: Veux tu pas que ie croye qu'Agesilaüs et
Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, et que toy qui
n'es qu'vn veau, et qui ne fais rien qui vaille; seras bien heureux,•
par ce que tu és prestre? Ces grandes promesses de la beatitude
eternelle si nous les receuions de pareille authorité qu'vn discours
philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que
nous auons:
Non iam se moriens dissolui conquereretur,3
Sed magis ire foras, vestémque relinquere, vt anguis,
Gauderet, prælonga senex aut cornua ceruus.
Ie veux estre dissoult, dirions nous, et estre aueques Iesus-Christ.
La force du discours de Platon de l'immortalité de l'ame, poussa
bien aucuns de ses disciples à la mort, pour iouïr plus promptement•
des esperances qu'il leur donnoit. Tout cela c'est vn signe
tres-euident que nous ne receuons nostre religion qu'à nostre façon
et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions
se reçoiuent. Nous nous sommes rencontrez au pays, où elle estoit
en vsage, ou nous regardons son ancienneté, ou l'authorité des4
hommes qui l'ont maintenuë, ou craignons les menaces qu'elle attache
aux mescreans, ou suyuons ses promesses. Ces considerations
là doiuent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires:
ce sont liaisons humaines. Vne autre region, d'autres
tesmoings, pareilles promesses et menasses, nous pourroyent imprimer•
par mesme voye vne creance contraire. Nous sommes Chrestiens
à mesme tiltre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans.
Et ce que dit Plato, qu'il est peu d'hommes si fermes en l'atheïsme,
qu'vn danger pressant ne ramene à la recognoissance de
la diuine puissance: ce rolle ne touche point vn vray Chrestien.1
C'est à faire aux religions mortelles et humaines, d'estre receuës
par vne humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lascheté
et la foiblesse de cœur plantent en nous et establissent? Plaisante
foy, qui ne croid ce qu'elle croid, que pour n'auoir le courage de le
descroire. Vne vitieuse passion, comme celle de l'inconstance et de•
l'estonnement, peut elle faire en nostre ame aucune production reglée?
Ils establissent, dit-il, par la raison de leur iugement, que ce
qui se recite des enfers, et des peines futures est feint, mais l'occasion
de l'experimenter s'offrant lors que la vieillesse ou les maladies
les approchent de leur mort: la terreur d'icelle les remplit2
d'vne nouuelle creance, par l'horreur de leur condition à venir. Et
par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il defend
en ses Loix toute instruction de telles menaces, et la persuasion
que des Dieux il puisse venir à l'homme aucun mal, sinon
pour son plus grand bien quand il y eschoit, et pour vn medecinal•
effect. Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus,
il auoit esté long temps se moquant des hommes religieux: mais la
mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions:
comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de
Bion. Platon, et ces exemples, veulent conclurre, que nous sommes3
ramenez à la creance de Dieu, ou par raison, ou par force. L'atheïsme
estant vne proposition, comme desnaturée et monstrueuse,
difficile aussi, et malaisée d'establir en l'esprit humain, pour insolent
et desreglé qu'il puisse estre: il s'en est veu assez, par vanité
et par fierté de conceuoir des opinions non vulgaires, et reformatrices•
du monde, en affecter la profession par contenance: qui,
s'ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l'auoir plantée en
leur conscience. Pourtant ils ne lairront de ioindre leurs mains
vers le ciel, si vous leur attachez vn bon coup d'espée en la poitrine:
et quand la crainte ou la maladie aura abatu et appesanti
cette licentieuse ferueur d'humeur volage, ils ne lairront pas de se
reuenir, et se laisser tout discretement manier aux creances et•
exemples publiques. Autre chose est, vn dogme serieusement digeré,
autre chose ces impressions superficielles: lesquelles nées de
la desbauche d'vn esprit desmanché, vont nageant temerairement
et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et esceruellez,
qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuuent! L'erreur du1
paganisme, et l'ignorance de nostre saincte verité, laissa tomber
cette grande ame: mais grande d'humaine grandeur seulement,
encores en cet autre voisin abus, que les enfans et les vieillars se
trouuent plus susceptibles de religion, comme si elle naissoit et
tiroit son credit de nostre imbecillité. Le neud qui deuroit attacher•
nostre iugement et nostre volonté, qui deuroit estreindre nostre
ame et ioindre à nostre Createur, ce deuroit estre vn neud prenant
ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons
et passions, mais d'vne estreinte diuine et supernaturelle,
n'ayant qu'vne forme, vn visage, et vn lustre, qui est l'authorité de2
Dieu et sa grace. Or nostre cœur et nostre ame estant regie et commandée
par la foy, c'est raison qu'elle tire au seruice de son dessein
toutes nos autres pieces selon leur portée. Aussi n'est-il pas
croyable, que toute cette machine n'ait quelques merques empreintes
de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait quelque•
image és choses du monde raportant aucunement à l'ouurier, qui
les a basties et formées. Il a laissé en ces hauts ouurages le charactere
de sa diuinité, et ne tient qu'à nostre imbecillité, que nous
ne le puissions descouurir. C'est ce qu'il nous dit luy-mesme, que
ses operations inuisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde3
s'est trauaillé à ce digne estude, et nous montre comment il
n'est piece du monde, qui desmente son facteur. Ce seroit faire tort
à la bonté diuine, si l'vniuers ne consentoit à nostre creance. Le
ciel, la terre, les elemens, nostre corps et nostre ame, toutes choses
y conspirent: il n'est que de trouuer le moyen de s'en seruir:•
elles nous instruisent, si nous sommes capables d'entendre. Car ce
monde est vn temple tressainct, dedans lequel l'homme est introduict,
pour y contempler des statues, non ouurées de mortelle
main, mais celles que la diuine pensée a faict sensibles, le soleil,
les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles.
Les choses inuisibles de Dieu, dit Sainct Paul, apparoissent
par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle, et sa
diuinité par ses œuures.
Atque adeo faciem cœli non inuidet orbi•
Ipse Deus, vultúsque suos corpúsque recludit
Semper voluendo; séque ipsum inculcat et offert,
Vt bene cognosci possit, doceátque videndo
Qualis eat, doceátque suas attendere leges.
qu'vn danger pressant ne ramene à la recognoissance de
la diuine puissance: ce rolle ne touche point vn vray Chrestien.1
C'est à faire aux religions mortelles et humaines, d'estre receuës
par vne humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lascheté
et la foiblesse de cœur plantent en nous et establissent? Plaisante
foy, qui ne croid ce qu'elle croid, que pour n'auoir le courage de le
descroire. Vne vitieuse passion, comme celle de l'inconstance et de•
l'estonnement, peut elle faire en nostre ame aucune production reglée?
Ils establissent, dit-il, par la raison de leur iugement, que ce
qui se recite des enfers, et des peines futures est feint, mais l'occasion
de l'experimenter s'offrant lors que la vieillesse ou les maladies
les approchent de leur mort: la terreur d'icelle les remplit2
d'vne nouuelle creance, par l'horreur de leur condition à venir. Et
par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il defend
en ses Loix toute instruction de telles menaces, et la persuasion
que des Dieux il puisse venir à l'homme aucun mal, sinon
pour son plus grand bien quand il y eschoit, et pour vn medecinal•
effect. Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus,
il auoit esté long temps se moquant des hommes religieux: mais la
mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions:
comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de
Bion. Platon, et ces exemples, veulent conclurre, que nous sommes3
ramenez à la creance de Dieu, ou par raison, ou par force. L'atheïsme
estant vne proposition, comme desnaturée et monstrueuse,
difficile aussi, et malaisée d'establir en l'esprit humain, pour insolent
et desreglé qu'il puisse estre: il s'en est veu assez, par vanité
et par fierté de conceuoir des opinions non vulgaires, et reformatrices•
du monde, en affecter la profession par contenance: qui,
s'ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l'auoir plantée en
leur conscience. Pourtant ils ne lairront de ioindre leurs mains
vers le ciel, si vous leur attachez vn bon coup d'espée en la poitrine:
et quand la crainte ou la maladie aura abatu et appesanti
cette licentieuse ferueur d'humeur volage, ils ne lairront pas de se
reuenir, et se laisser tout discretement manier aux creances et•
exemples publiques. Autre chose est, vn dogme serieusement digeré,
autre chose ces impressions superficielles: lesquelles nées de
la desbauche d'vn esprit desmanché, vont nageant temerairement
et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et esceruellez,
qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuuent! L'erreur du1
paganisme, et l'ignorance de nostre saincte verité, laissa tomber
cette grande ame: mais grande d'humaine grandeur seulement,
encores en cet autre voisin abus, que les enfans et les vieillars se
trouuent plus susceptibles de religion, comme si elle naissoit et
tiroit son credit de nostre imbecillité. Le neud qui deuroit attacher•
nostre iugement et nostre volonté, qui deuroit estreindre nostre
ame et ioindre à nostre Createur, ce deuroit estre vn neud prenant
ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons
et passions, mais d'vne estreinte diuine et supernaturelle,
n'ayant qu'vne forme, vn visage, et vn lustre, qui est l'authorité de2
Dieu et sa grace. Or nostre cœur et nostre ame estant regie et commandée
par la foy, c'est raison qu'elle tire au seruice de son dessein
toutes nos autres pieces selon leur portée. Aussi n'est-il pas
croyable, que toute cette machine n'ait quelques merques empreintes
de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait quelque•
image és choses du monde raportant aucunement à l'ouurier, qui
les a basties et formées. Il a laissé en ces hauts ouurages le charactere
de sa diuinité, et ne tient qu'à nostre imbecillité, que nous
ne le puissions descouurir. C'est ce qu'il nous dit luy-mesme, que
ses operations inuisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde3
s'est trauaillé à ce digne estude, et nous montre comment il
n'est piece du monde, qui desmente son facteur. Ce seroit faire tort
à la bonté diuine, si l'vniuers ne consentoit à nostre creance. Le
ciel, la terre, les elemens, nostre corps et nostre ame, toutes choses
y conspirent: il n'est que de trouuer le moyen de s'en seruir:•
elles nous instruisent, si nous sommes capables d'entendre. Car ce
monde est vn temple tressainct, dedans lequel l'homme est introduict,
pour y contempler des statues, non ouurées de mortelle
main, mais celles que la diuine pensée a faict sensibles, le soleil,
les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles.
Les choses inuisibles de Dieu, dit Sainct Paul, apparoissent
par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle, et sa
diuinité par ses œuures.
Atque adeo faciem cœli non inuidet orbi•
Ipse Deus, vultúsque suos corpúsque recludit
Semper voluendo; séque ipsum inculcat et offert,
Vt bene cognosci possit, doceátque videndo
Qualis eat, doceátque suas attendere leges.
Or nos raisons et nos discours humains c'est comme la matiere1
lourde et sterile: la grace de Dieu en est la forme: c'est elle qui y
donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de
Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'auoir eu
leur fin, et n'auoir regardé l'amour et obeyssance du vray createur
de toutes choses, et pour auoir ignoré Dieu: ainsin est-il de nos•
imaginations et discours: ils ont quelque corps, mais vne masse
informe, sans façon et sans iour, si la foy et grace de Dieu n'y sont
ioinctes. La foy venant à teindre et illustrer les argumens de Sebonde,
elle les rend fermes et solides: ils sont capables de seruir
d'acheminement, et de premiere guyde à vn apprentif, pour le2
mettre à la voye de cette cognoissance: ils le façonnent aucunement
et rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle
se parfournit et se parfaict apres nostre creance. Ie sçay vn
homme d'authorité nourry aux lettres, qui m'a confessé auoir esté
ramené des erreurs de la mescreance par l'entremise des argumens•
de Sebonde. Et quand on les despouïllera de cet ornement, et du secours
et approbation de la foy, et qu'on les prendra pour fantasies
pures humaines, pour en combatre ceux qui sont precipitez aux
espouuantables et horribles tenebres de l'irreligion, ils se trouueront
encores lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres3
de mesme condition qu'on leur puisse opposer. De façon que nous
serons sur les termes de dire à nos parties,
Si melius quid habes, accerse; vel imperium fer.
Qu'ils souffrent la force de nos preuues, ou qu'ils nous en facent
voir ailleurs, et sur quelque autre subiect, de mieux tissuës, et•
mieux estoffées. Ie me suis sans y penser à demy desia engagé
dans la seconde obiection, à laquelle i'auois proposé de respondre
pour Sebonde. Aucuns disent que ses argumens sont foibles et
ineptes à verifier ce qu'il veut, et entreprennent de les choquer
aysément. Il faut secouër ceux cy vn peu plus rudement: car ils
sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche
volontiers les dicts d'autruy à la faueur des opinions qu'on a preiugées
en soy. A vn atheïste tous escrits tirent à l'atheïsme. Il•
infecte de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque
preoccupation de iugement qui leur rend le goust fade aux
raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu'on leur donne
beau ieu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par
les armes pures humaines, laquelle ils n'oseroyent attaquer en sa1
majesté pleine d'authorité et de commandement. Le moyen que ie
prens pour rabatre cette frenesie, et qui me semble le plus propre,
c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil, et l'humaine fierté:
leur faire sentir l'inanité, la vanité, et deneantise de l'homme:
leur arracher des poingts, les chetiues armes de leur raison: leur•
faire baisser la teste et mordre la terre, soubs l'authorité et reuerence
de la majesté diuine. C'est à elle seule qu'appartient la
science et la sapience: elle seule qui peut estimer de soy quelque
chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons, et ce que
nous nous prisons.2
Ου γαρ εα φρονεεν ὁ Θεος μεγα αλλον η ἑαυτον.
Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling
esprit. Deus superbis resistit: humilibus autem dat gratiam. L'intelligence
est en touts les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux
hommes. Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme•
Chrestien, de voir nos vtils mortels et caduques, si proprement
assortis à nostre foy saincte et diuine: que lors qu'on les employe
aux suiects de leur nature mortels et caduques, ils n'y soient pas
appropriez plus vniement, ny auec plus de force. Voyons donq si
l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles3
de Sebonde: voire s'il est en luy d'arriuer à aucune certitude par
argument et par discours. Car sainct Augustin plaidant contre ces
gents icy, a occasion de reprocher leur iniustice, en ce qu'ils tiennent
les parties de nostre creance fauces, que nostre raison faut à
establir. Et pour montrer qu'assez de choses peuuent estre et auoir•
esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature et les
causes: il leur met en auant certaines experiences cognuës et
indubitables, ausquelles l'homme confesse rien ne veoir. Et cela
faict il, comme toutes autres choses, d'vne curieuse et ingenieuse
recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour conuaincre4
la foiblesse de leur raison, il n'est besoing d'aller triant des
rares exemples: et qu'elle est si manque et si aueugle, qu'il n'y a
nulle si claire facilité, qui luy soit assez claire: que l'aizé et le
malaisé luy sont vn: que tous subiects egalement, et la nature en
general desaduouë sa iurisdiction et entremise. Que nous presche
la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie:
quand elle nous inculque si souuent, que nostre sagesse n'est que
folie deuant Dieu: que de toutes les vanitez la plus vaine c'est•
l'homme: que l'homme qui presume de son sçauoir, ne sçait pas
encore que c'est que sçauoir: et que l'homme, qui n'est rien, s'il
pense estre quelque chose, se seduit soy-mesmes, et se trompe?
Ces sentences du sainct Esprit expriment si clairement et si viuement
ce que ie veux maintenir, qu'il ne me faudroit aucune autre1
preuue contre des gens qui se rendroient auec toute submission et
obeyssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre fouëtez à leurs
propres despens, et ne veulent souffrir qu'on combatte leur raison
que par elle mesme. Considerons donq pour cette heure, l'homme
seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourueu•
de la grace et cognoissance diuine, qui est tout son honneur,
sa force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a
de tenuë en ce bel equipage. Qu'il me face entendre par l'effort de
son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands auantages,
qu'il pense auoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que2
ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces
flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouuemens espouuentables
de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant
de siecles, pour sa commodité et pour son seruice? Est-il possible
de rien imaginer si ridicule, que cette miserable et chetiue creature,•
qui n'est pas seulement maistresse de soy, exposée aux
offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l'vniuers?
duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre
partie, tant s'en faut de la commander. Et ce priuilege qu'il s'attribuë
d'estre seul en ce grand bastiment, qui ayt la suffisance d'en3
recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces
à l'architecte, et tenir conte de la recepte et mise du monde: qui
luy a seelé ce priuilege? qu'il nous montre lettres de cette belle et
grande charge. Ont elles esté ottroyées en faueur des sages seulement?
Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants•
sont-ils dignes de faueur si extraordinaire? et estants la pire piece
du monde, d'estre preferez à tout le reste? en croirons nous cestuy-là;
Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum? Eorum
scilicet animantium, quæ ratione vtuntur; hi sunt dij et homines,
quibus profectò nihil est melius. Nous n'aurons iamais assez bafoüé
l'impudence de cet accouplage. Mais pauuret qu'a il en soy digne
d'vn tel auantage? A considerer cette vie incorruptible des corps•
celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d'vne
si iuste regle:
Cùm suscipimus magni cœlestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Æthæra fixum,
Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum:1
à considerer la domination et puissance que ces corps là ont, non
seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune,
Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris:
mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez: qu'ils
regissent, poussent et agitent à la mercy de leurs influances, selon•
que nostre raison nous l'apprend et le trouue:
Speculatáque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
Et totum alterna mundum ratione moueri,
Fatorúmque vices certis discernere signis:2
à voir que non vn homme seul, non vn Roy, mais les monarchies,
les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres
mouuements celestes:
Quantàque quàm parui faciant discrimina motus:
Tantum est hoc regnum, quod regibus imperat ipsis!•
si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance et science, et ce mesme
discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison
d'eux à nous, elle vient, comme iuge nostre raison, par leur
moyen et de leur faueur:
Furit alter amore,3
Et pontum tranare potest et vertere Troiam,
Alterius sors est scribendis legibus apta;
Ecce patrem nati perimunt, natósque parentes,
Mutuáque armati coeunt in vulnera fratres;
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta mouere,•
Inque suas ferri pœnas, lacerandáque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.
nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que
nous auons, comment nous pourra elle esgaler à luy? comment
soubs-mettre à nostre science son essence et ses conditions? Tout4
ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne; quæ molitio, quæ
ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt?
pourquoy les priuons nous et d'ame, et de vie, et de discours?
y auons nous reconnu quelque stupidité immobile et insensible, nous
qui n'auons aucun commerce auec eux que d'obeïssance? Dirons nous,
que nous n'auons veu en nulle autre creature, qu'en l'homme, l'vsage
d'vne ame raisonnable? Et quoy? Auons nous veu quelque chose
semblable au soleil? Laisse-il d'estre, par ce que nous n'auons rien•
veu de semblable? et ses mouuements d'estre, par ce qu'il n'en est
point de pareils? Si ce que nous n'auons pas veu, n'est pas, nostre
science est merueilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi
angustiæ? Sont ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de
la lune vne terre celeste? y deuiner des montaignes, des vallées,1
comme Anaxagoras? y planter des habitations et demeures humaines,
et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme
faict Platon et Plutarque? et de nostre terre en faire vn astre esclairant
et lumineux? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est,
caligo mentium: nec tantùm necessitas errandi, sed errorum amor.•
Corruptibile corpus aggrauat animam, et deprimit terrena inhabitatio
sensum multa cogitantem. La presomption est nostre maladie naturelle
et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les
creatures c'est l'homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse.
Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du2
monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie
de l'vniuers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la
voute celeste, auec les animaux de la pire condition des trois: et
se va plantant par imagination au dessus du cercle de la lune, et
ramenant le ciel soubs ses pieds. C'est par la vanité de cette•
mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions
diuines, qu'il se trie soy-mesme et separe de la presse des
autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons,
et leur distribue telle portion de facultez et de forces,
que bon luy semble. Comment cognoist il par l'effort de son intelligence,3
les branles internes et secrets des animaux? par quelle
comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue?
Quand ie me iouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de
moy plus que ie ne fay d'elle? Nous nous entretenons de singerie
reciproques. Si i'ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi
à elle la sienne. Platon en sa peinture de l'aage doré sous Saturne,
compte entre les principaux aduantages de l'homme de lors, la communication
qu'il auoit auec les bestes, desquelles s'enquerant et
s'instruisant, il sçauoit les vrayes qualitez, et differences de chacune•
d'icelles: par où il acqueroit vne tres parfaicte intelligence et
prudence; et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie,
que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuue à iuger
l'impudence humaine sur le faict des bestes? Ce grand autheur a
opiné qu'en la plus part de la forme corporelle, que Nature leur a1
donné, elle a regardé seulement l'vsage des prognostications, qu'on
en tiroit en son temps. Ce defaut qui empesche la communication
d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous
qu'à elles? C'est à deuiner à qui est la faute de ne nous entendre
point: car nous ne les entendons non plus qu'elles nous. Par cette•
mesme raison elles nous peuuent estimer bestes, comme nous les
estimons. Ce n'est pas grand merueille, si nous ne les entendons
pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutesfois
aucuns se sont vantez de les entendre, comme Appollonius
Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu'il est2
ainsi, comme disent les cosmographes, qu'il y a des nations qui
reçoyuent vn chien pour leur Roy, il faut bien qu'ils donnent certaine
interpretation à sa voix et mouuements. Il nous faut remerquer
la parité qui est entre nous. Nous auons quelque moyenne
intelligence de leurs sens, aussi ont les bestes des nostres, enuiron•
à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requierent:
et nous elles. Au demeurant nous decouurons bien
euidemment, qu'entre elles il y a vne pleine et entiere communication,
et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de mesme
espece, mais aussi d'especes diuerses:3
Et mutæ pecudes, et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variásque ciuere
Cùm metus aut dolor est, aut cùm iam gaudia gliscunt.
En certain abboyer du chien le cheual cognoist qu'il y a de la colere:
de certaine autre sienne voix, il ne s'effraye point. Aux•
bestes mesmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices, que
nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque
autre moyen de communication: leurs mouuemens discourent et
traictent.
Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.
Pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent,
et content des histoires par signes? I'en ay veu de si souples
et formez à cela, qu'à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection•
de se sçauoir faire entendre. Les amoureux se courroussent,
se reconcilient, se prient, se remercient, s'assignent, et disent en
fin toutes choses des yeux.
E'l silentio ancor suole
Hauer prieghi e parole.1
lourde et sterile: la grace de Dieu en est la forme: c'est elle qui y
donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de
Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'auoir eu
leur fin, et n'auoir regardé l'amour et obeyssance du vray createur
de toutes choses, et pour auoir ignoré Dieu: ainsin est-il de nos•
imaginations et discours: ils ont quelque corps, mais vne masse
informe, sans façon et sans iour, si la foy et grace de Dieu n'y sont
ioinctes. La foy venant à teindre et illustrer les argumens de Sebonde,
elle les rend fermes et solides: ils sont capables de seruir
d'acheminement, et de premiere guyde à vn apprentif, pour le2
mettre à la voye de cette cognoissance: ils le façonnent aucunement
et rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle
se parfournit et se parfaict apres nostre creance. Ie sçay vn
homme d'authorité nourry aux lettres, qui m'a confessé auoir esté
ramené des erreurs de la mescreance par l'entremise des argumens•
de Sebonde. Et quand on les despouïllera de cet ornement, et du secours
et approbation de la foy, et qu'on les prendra pour fantasies
pures humaines, pour en combatre ceux qui sont precipitez aux
espouuantables et horribles tenebres de l'irreligion, ils se trouueront
encores lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres3
de mesme condition qu'on leur puisse opposer. De façon que nous
serons sur les termes de dire à nos parties,
Si melius quid habes, accerse; vel imperium fer.
Qu'ils souffrent la force de nos preuues, ou qu'ils nous en facent
voir ailleurs, et sur quelque autre subiect, de mieux tissuës, et•
mieux estoffées. Ie me suis sans y penser à demy desia engagé
dans la seconde obiection, à laquelle i'auois proposé de respondre
pour Sebonde. Aucuns disent que ses argumens sont foibles et
ineptes à verifier ce qu'il veut, et entreprennent de les choquer
aysément. Il faut secouër ceux cy vn peu plus rudement: car ils
sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche
volontiers les dicts d'autruy à la faueur des opinions qu'on a preiugées
en soy. A vn atheïste tous escrits tirent à l'atheïsme. Il•
infecte de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque
preoccupation de iugement qui leur rend le goust fade aux
raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu'on leur donne
beau ieu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par
les armes pures humaines, laquelle ils n'oseroyent attaquer en sa1
majesté pleine d'authorité et de commandement. Le moyen que ie
prens pour rabatre cette frenesie, et qui me semble le plus propre,
c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil, et l'humaine fierté:
leur faire sentir l'inanité, la vanité, et deneantise de l'homme:
leur arracher des poingts, les chetiues armes de leur raison: leur•
faire baisser la teste et mordre la terre, soubs l'authorité et reuerence
de la majesté diuine. C'est à elle seule qu'appartient la
science et la sapience: elle seule qui peut estimer de soy quelque
chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons, et ce que
nous nous prisons.2
Ου γαρ εα φρονεεν ὁ Θεος μεγα αλλον η ἑαυτον.
Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling
esprit. Deus superbis resistit: humilibus autem dat gratiam. L'intelligence
est en touts les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux
hommes. Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme•
Chrestien, de voir nos vtils mortels et caduques, si proprement
assortis à nostre foy saincte et diuine: que lors qu'on les employe
aux suiects de leur nature mortels et caduques, ils n'y soient pas
appropriez plus vniement, ny auec plus de force. Voyons donq si
l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles3
de Sebonde: voire s'il est en luy d'arriuer à aucune certitude par
argument et par discours. Car sainct Augustin plaidant contre ces
gents icy, a occasion de reprocher leur iniustice, en ce qu'ils tiennent
les parties de nostre creance fauces, que nostre raison faut à
establir. Et pour montrer qu'assez de choses peuuent estre et auoir•
esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature et les
causes: il leur met en auant certaines experiences cognuës et
indubitables, ausquelles l'homme confesse rien ne veoir. Et cela
faict il, comme toutes autres choses, d'vne curieuse et ingenieuse
recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour conuaincre4
la foiblesse de leur raison, il n'est besoing d'aller triant des
rares exemples: et qu'elle est si manque et si aueugle, qu'il n'y a
nulle si claire facilité, qui luy soit assez claire: que l'aizé et le
malaisé luy sont vn: que tous subiects egalement, et la nature en
general desaduouë sa iurisdiction et entremise. Que nous presche
la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie:
quand elle nous inculque si souuent, que nostre sagesse n'est que
folie deuant Dieu: que de toutes les vanitez la plus vaine c'est•
l'homme: que l'homme qui presume de son sçauoir, ne sçait pas
encore que c'est que sçauoir: et que l'homme, qui n'est rien, s'il
pense estre quelque chose, se seduit soy-mesmes, et se trompe?
Ces sentences du sainct Esprit expriment si clairement et si viuement
ce que ie veux maintenir, qu'il ne me faudroit aucune autre1
preuue contre des gens qui se rendroient auec toute submission et
obeyssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre fouëtez à leurs
propres despens, et ne veulent souffrir qu'on combatte leur raison
que par elle mesme. Considerons donq pour cette heure, l'homme
seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourueu•
de la grace et cognoissance diuine, qui est tout son honneur,
sa force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a
de tenuë en ce bel equipage. Qu'il me face entendre par l'effort de
son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands auantages,
qu'il pense auoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que2
ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces
flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouuemens espouuentables
de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant
de siecles, pour sa commodité et pour son seruice? Est-il possible
de rien imaginer si ridicule, que cette miserable et chetiue creature,•
qui n'est pas seulement maistresse de soy, exposée aux
offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l'vniuers?
duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre
partie, tant s'en faut de la commander. Et ce priuilege qu'il s'attribuë
d'estre seul en ce grand bastiment, qui ayt la suffisance d'en3
recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces
à l'architecte, et tenir conte de la recepte et mise du monde: qui
luy a seelé ce priuilege? qu'il nous montre lettres de cette belle et
grande charge. Ont elles esté ottroyées en faueur des sages seulement?
Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants•
sont-ils dignes de faueur si extraordinaire? et estants la pire piece
du monde, d'estre preferez à tout le reste? en croirons nous cestuy-là;
Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum? Eorum
scilicet animantium, quæ ratione vtuntur; hi sunt dij et homines,
quibus profectò nihil est melius. Nous n'aurons iamais assez bafoüé
l'impudence de cet accouplage. Mais pauuret qu'a il en soy digne
d'vn tel auantage? A considerer cette vie incorruptible des corps•
celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d'vne
si iuste regle:
Cùm suscipimus magni cœlestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Æthæra fixum,
Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum:1
à considerer la domination et puissance que ces corps là ont, non
seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune,
Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris:
mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez: qu'ils
regissent, poussent et agitent à la mercy de leurs influances, selon•
que nostre raison nous l'apprend et le trouue:
Speculatáque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
Et totum alterna mundum ratione moueri,
Fatorúmque vices certis discernere signis:2
à voir que non vn homme seul, non vn Roy, mais les monarchies,
les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres
mouuements celestes:
Quantàque quàm parui faciant discrimina motus:
Tantum est hoc regnum, quod regibus imperat ipsis!•
si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance et science, et ce mesme
discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison
d'eux à nous, elle vient, comme iuge nostre raison, par leur
moyen et de leur faueur:
Furit alter amore,3
Et pontum tranare potest et vertere Troiam,
Alterius sors est scribendis legibus apta;
Ecce patrem nati perimunt, natósque parentes,
Mutuáque armati coeunt in vulnera fratres;
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta mouere,•
Inque suas ferri pœnas, lacerandáque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.
nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que
nous auons, comment nous pourra elle esgaler à luy? comment
soubs-mettre à nostre science son essence et ses conditions? Tout4
ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne; quæ molitio, quæ
ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt?
pourquoy les priuons nous et d'ame, et de vie, et de discours?
y auons nous reconnu quelque stupidité immobile et insensible, nous
qui n'auons aucun commerce auec eux que d'obeïssance? Dirons nous,
que nous n'auons veu en nulle autre creature, qu'en l'homme, l'vsage
d'vne ame raisonnable? Et quoy? Auons nous veu quelque chose
semblable au soleil? Laisse-il d'estre, par ce que nous n'auons rien•
veu de semblable? et ses mouuements d'estre, par ce qu'il n'en est
point de pareils? Si ce que nous n'auons pas veu, n'est pas, nostre
science est merueilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi
angustiæ? Sont ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de
la lune vne terre celeste? y deuiner des montaignes, des vallées,1
comme Anaxagoras? y planter des habitations et demeures humaines,
et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme
faict Platon et Plutarque? et de nostre terre en faire vn astre esclairant
et lumineux? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est,
caligo mentium: nec tantùm necessitas errandi, sed errorum amor.•
Corruptibile corpus aggrauat animam, et deprimit terrena inhabitatio
sensum multa cogitantem. La presomption est nostre maladie naturelle
et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les
creatures c'est l'homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse.
Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du2
monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie
de l'vniuers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la
voute celeste, auec les animaux de la pire condition des trois: et
se va plantant par imagination au dessus du cercle de la lune, et
ramenant le ciel soubs ses pieds. C'est par la vanité de cette•
mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions
diuines, qu'il se trie soy-mesme et separe de la presse des
autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons,
et leur distribue telle portion de facultez et de forces,
que bon luy semble. Comment cognoist il par l'effort de son intelligence,3
les branles internes et secrets des animaux? par quelle
comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue?
Quand ie me iouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de
moy plus que ie ne fay d'elle? Nous nous entretenons de singerie
reciproques. Si i'ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi
à elle la sienne. Platon en sa peinture de l'aage doré sous Saturne,
compte entre les principaux aduantages de l'homme de lors, la communication
qu'il auoit auec les bestes, desquelles s'enquerant et
s'instruisant, il sçauoit les vrayes qualitez, et differences de chacune•
d'icelles: par où il acqueroit vne tres parfaicte intelligence et
prudence; et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie,
que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuue à iuger
l'impudence humaine sur le faict des bestes? Ce grand autheur a
opiné qu'en la plus part de la forme corporelle, que Nature leur a1
donné, elle a regardé seulement l'vsage des prognostications, qu'on
en tiroit en son temps. Ce defaut qui empesche la communication
d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous
qu'à elles? C'est à deuiner à qui est la faute de ne nous entendre
point: car nous ne les entendons non plus qu'elles nous. Par cette•
mesme raison elles nous peuuent estimer bestes, comme nous les
estimons. Ce n'est pas grand merueille, si nous ne les entendons
pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutesfois
aucuns se sont vantez de les entendre, comme Appollonius
Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu'il est2
ainsi, comme disent les cosmographes, qu'il y a des nations qui
reçoyuent vn chien pour leur Roy, il faut bien qu'ils donnent certaine
interpretation à sa voix et mouuements. Il nous faut remerquer
la parité qui est entre nous. Nous auons quelque moyenne
intelligence de leurs sens, aussi ont les bestes des nostres, enuiron•
à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requierent:
et nous elles. Au demeurant nous decouurons bien
euidemment, qu'entre elles il y a vne pleine et entiere communication,
et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de mesme
espece, mais aussi d'especes diuerses:3
Et mutæ pecudes, et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variásque ciuere
Cùm metus aut dolor est, aut cùm iam gaudia gliscunt.
En certain abboyer du chien le cheual cognoist qu'il y a de la colere:
de certaine autre sienne voix, il ne s'effraye point. Aux•
bestes mesmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices, que
nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque
autre moyen de communication: leurs mouuemens discourent et
traictent.
Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.
Pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent,
et content des histoires par signes? I'en ay veu de si souples
et formez à cela, qu'à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection•
de se sçauoir faire entendre. Les amoureux se courroussent,
se reconcilient, se prient, se remercient, s'assignent, et disent en
fin toutes choses des yeux.
E'l silentio ancor suole
Hauer prieghi e parole.1
Quoy des mains? nous requerons, nous promettons, appellons,
congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons,
admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons,
doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons,
iurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absoluons,•
iniurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons,
benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons,
festoyons, resiouïssons, complaignons, attristons, desconfortons,
desesperons, estonnons, escrions, taisons: et quoy non? d'vne
variation et multiplication à l'enuy de la langue. De la teste nous2
conuions, renuoyons, aduoüons, desaduoüons, desmentons, bienueignons,
honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons,
egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, brauons,
enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des
sourcils? Quoy des espaules? Il n'est mouuement, qui ne parle, et•
vn langage intelligible sans discipline, et vn langage publique. Qui
fait, voyant la varieté et vsage distingué des autres, que cestuy-cy
doibt plustost est iugé le propre de l'humaine nature. Ie laisse à
part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux
qui en ont besoing: et les alphabets des doigts, et grammaires en3
gestes: et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par
iceux: et les nations que Pline dit n'auoir point d'autre langue.
Vn ambassadeur de la ville d'Abdere, apres auoir longuement parlé
au Roy Agis de Sparte, luy demanda: Et bien, Sire, quelle responce
veux-tu que ie rapporte à nos citoyens? que ie t'ay laissé dire tout•
ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans iamais dire mot:
voila pas vn taire parlier et bien intelligible? Au reste, quelle
sorte de nostre suffisance ne recognoissons nous aux operations des
animaux? est-il police reglée auec plus d'ordre, diuersifiée à plus
de charges et d'offices, et plus constamment entretenuë, que celle
des mouches à miel? Cette disposition d'actions et de vacations si
ordonnée, la pouuons nous imaginer se conduire sans discours et•
sans prudence?
His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
Esse apibus partem diuinæ mentis, et haustus
Æthereos dixere.1
Les arondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous
les coins de nos maisons, cherchent elles sans iugement, et choisissent
elles sans discretion de mille places, celle qui leur est la plus
commode à se loger? Et en cette belle et admirable contexture de
leurs bastimens, les oiseaux peuuent ils se seruir plustost d'vne figure•
quarrée, que de la ronde, d'vn angle obtus, que d'vn angle droit,
sans en sçauoir les conditions et les effects? Prennent-ils tantost de
l'eau, tantost de l'argile, sans iuger que la dureté s'amollit en l'humectant?
Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duuet, sans
preuoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement2
et plus à l'aise? Se couurent-ils du vent pluuieux, et plantent
leur loge à l'orient, sans cognoistre les conditions differentes
de ces vents, et considerer que l'vn leur est plus salutaire que
l'autre? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en vn endroit, et relasche
en vn autre? se sert à cette heure de cette sorte de neud,•
tantost de celle-là, si elle n'a et deliberation, et pensement, et conclusion?
Nous recognoissons assez en la pluspart de leurs ouurages,
combien les animaux ont d'excellence au dessus de nous, et
combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois
aux nostres plus grossiers, les facultez que nous y employons, et3
que nostre ame s'y sert de toutes ses forces: pourquoy n'en estimons
nous autant d'eux? Pourquoy attribuons nous à ie ne sçay
quelle inclination naturelle et seruile, les ouurages qui surpassent
tout ce que nous pouuons par nature et par art? En quoy sans y
penser nous leur donnons vn tres-grand auantage sur nous, de faire•
que Nature par vne douceur maternelle les accompaigne et guide,
comme par la main à toutes les actions et commoditez de leur vie,
et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à
quester par art, les choses necessaires à nostre conseruation; et
nous refuse quant et quant les moyens de pouuoir arriuer par aucune4
institution et contention d'esprit, à la suffisance naturelle des
bestes: de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes
commoditez, tout ce que peult nostre diuine intelligence. Vrayement
à ce compte nous aurions bien raison de l'appeller vne tres-iniuste
marastre. Mais il n'en est rien, nostre police n'est pas si difforme
et desreglée. Nature a embrassé vniuersellement toutes ses creatures:
et n'en est aucune, qu'elle n'ait bien plainement fourny de•
tous moyens necessaires à la conseruation de son estre. Car ces
plaintes vulgaires que i'oy faire aux hommes (comme la licence
de leurs opinions les esleue tantost au dessus des nuës, et puis les
rauale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné,
nud sur la terre nuë, lié, garrotté, n'ayant dequoy s'armer et couurir1
que de la despouïlle d'autruy: là où toutes les autres creatures,
Nature les a reuestuës de coquilles, de gousses, d'escorse, de poil,
de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'escaille, de
toison, et de soye selon le besoin de leur estre: les a armées de
griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre, et les•
a elle mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir,
à voler, à chanter: là où l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler,
ny manger, ny rien que pleurer sans apprentissage.
Tum porro puer, vt sæuis proiectus ab vndis
Nauita, nudus humi iacet infans, indigus omni2
Vitali auxilio, cùm primùm in luminis oras
Nexibus ex aluo matris natura profudit,
Vagitúque locum lugubri complet, vt æquum est
Cui tantùm in vita restet transire malorum.
At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,•
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almæ nutricis blanda atque infracta loquela;
Nec varias quærunt vestes pro tempore cœli;
Denique non armis opus est, non mœnibus altis
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè3
Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum.
congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons,
admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons,
doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons,
iurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absoluons,•
iniurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons,
benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons,
festoyons, resiouïssons, complaignons, attristons, desconfortons,
desesperons, estonnons, escrions, taisons: et quoy non? d'vne
variation et multiplication à l'enuy de la langue. De la teste nous2
conuions, renuoyons, aduoüons, desaduoüons, desmentons, bienueignons,
honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons,
egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, brauons,
enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des
sourcils? Quoy des espaules? Il n'est mouuement, qui ne parle, et•
vn langage intelligible sans discipline, et vn langage publique. Qui
fait, voyant la varieté et vsage distingué des autres, que cestuy-cy
doibt plustost est iugé le propre de l'humaine nature. Ie laisse à
part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux
qui en ont besoing: et les alphabets des doigts, et grammaires en3
gestes: et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par
iceux: et les nations que Pline dit n'auoir point d'autre langue.
Vn ambassadeur de la ville d'Abdere, apres auoir longuement parlé
au Roy Agis de Sparte, luy demanda: Et bien, Sire, quelle responce
veux-tu que ie rapporte à nos citoyens? que ie t'ay laissé dire tout•
ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans iamais dire mot:
voila pas vn taire parlier et bien intelligible? Au reste, quelle
sorte de nostre suffisance ne recognoissons nous aux operations des
animaux? est-il police reglée auec plus d'ordre, diuersifiée à plus
de charges et d'offices, et plus constamment entretenuë, que celle
des mouches à miel? Cette disposition d'actions et de vacations si
ordonnée, la pouuons nous imaginer se conduire sans discours et•
sans prudence?
His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
Esse apibus partem diuinæ mentis, et haustus
Æthereos dixere.1
Les arondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous
les coins de nos maisons, cherchent elles sans iugement, et choisissent
elles sans discretion de mille places, celle qui leur est la plus
commode à se loger? Et en cette belle et admirable contexture de
leurs bastimens, les oiseaux peuuent ils se seruir plustost d'vne figure•
quarrée, que de la ronde, d'vn angle obtus, que d'vn angle droit,
sans en sçauoir les conditions et les effects? Prennent-ils tantost de
l'eau, tantost de l'argile, sans iuger que la dureté s'amollit en l'humectant?
Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duuet, sans
preuoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement2
et plus à l'aise? Se couurent-ils du vent pluuieux, et plantent
leur loge à l'orient, sans cognoistre les conditions differentes
de ces vents, et considerer que l'vn leur est plus salutaire que
l'autre? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en vn endroit, et relasche
en vn autre? se sert à cette heure de cette sorte de neud,•
tantost de celle-là, si elle n'a et deliberation, et pensement, et conclusion?
Nous recognoissons assez en la pluspart de leurs ouurages,
combien les animaux ont d'excellence au dessus de nous, et
combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois
aux nostres plus grossiers, les facultez que nous y employons, et3
que nostre ame s'y sert de toutes ses forces: pourquoy n'en estimons
nous autant d'eux? Pourquoy attribuons nous à ie ne sçay
quelle inclination naturelle et seruile, les ouurages qui surpassent
tout ce que nous pouuons par nature et par art? En quoy sans y
penser nous leur donnons vn tres-grand auantage sur nous, de faire•
que Nature par vne douceur maternelle les accompaigne et guide,
comme par la main à toutes les actions et commoditez de leur vie,
et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à
quester par art, les choses necessaires à nostre conseruation; et
nous refuse quant et quant les moyens de pouuoir arriuer par aucune4
institution et contention d'esprit, à la suffisance naturelle des
bestes: de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes
commoditez, tout ce que peult nostre diuine intelligence. Vrayement
à ce compte nous aurions bien raison de l'appeller vne tres-iniuste
marastre. Mais il n'en est rien, nostre police n'est pas si difforme
et desreglée. Nature a embrassé vniuersellement toutes ses creatures:
et n'en est aucune, qu'elle n'ait bien plainement fourny de•
tous moyens necessaires à la conseruation de son estre. Car ces
plaintes vulgaires que i'oy faire aux hommes (comme la licence
de leurs opinions les esleue tantost au dessus des nuës, et puis les
rauale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné,
nud sur la terre nuë, lié, garrotté, n'ayant dequoy s'armer et couurir1
que de la despouïlle d'autruy: là où toutes les autres creatures,
Nature les a reuestuës de coquilles, de gousses, d'escorse, de poil,
de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'escaille, de
toison, et de soye selon le besoin de leur estre: les a armées de
griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre, et les•
a elle mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir,
à voler, à chanter: là où l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler,
ny manger, ny rien que pleurer sans apprentissage.
Tum porro puer, vt sæuis proiectus ab vndis
Nauita, nudus humi iacet infans, indigus omni2
Vitali auxilio, cùm primùm in luminis oras
Nexibus ex aluo matris natura profudit,
Vagitúque locum lugubri complet, vt æquum est
Cui tantùm in vita restet transire malorum.
At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,•
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almæ nutricis blanda atque infracta loquela;
Nec varias quærunt vestes pro tempore cœli;
Denique non armis opus est, non mœnibus altis
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè3
Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum.
Ces plaintes là sont fauces: il y a en la police du monde, vne
egalité plus grande, et vne relation plus vniforme. Nostre peau est
pourueue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les
iniures du temps, tesmoing plusieurs nations, qui n'ont encores•
essayé nul vsage de vestemens. Nos anciens Gaulois n'estoient
gueres vestus, ne sont pas les Irlandois noz voisins, soubs vn ciel si
froid. Mais nous le iugeons mieux par nous mesmes: car tous les
endroits de la personne, qu'il nous plaist descouurir au vent et à
l'air, se trouuent propres à le souffrir. S'il y a partie en nous foible,4
et qui semble deuoir craindre la froidure, ce deuroit estre l'estomach,
où se fait la digestion: noz peres le portoyent descouuert, et
noz Dames, ainsi molles et delicates qu'elles sont, elles s'en vont
tantost entr'ouuertes iusques au nombril. Les liaisons et emmaillottemens
des enfants ne sont non plus necessaires: et les meres Lacedemoniennes
esleuoient les leurs en toute liberté de mouuements•
de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun
à la plus part des autres animaux, et n'en est guere qu'on ne voye
se plaindre et gemir long temps apres leur naissance: d'autant que
c'est vne contenance bien sortable à la foiblesse, en quoy ils se sentent.
Quant à l'vsage du manger, il est en nous, comme en eux,1
naturel et sans instruction.
Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.
Qui fait doute qu'vn enfant arriué à la force de se nourrir, ne sçeut
quester sa nourriture? et la terre en produit, et luy en offre assez
pour sa necessité, sans autre culture et artifice. Et sinon en tout•
temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les prouisions,
que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons steriles
de l'année. Ces nations, que nous venons de descouurir, si
abondamment fournies de viande et de breuuage naturel, sans soing
et sans façon, nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas nostre2
seule nourriture: et que sans labourage, nostre mere Nature
nous auoit munis à planté de tout ce qu'il nous falloit: voire,
comme il est vray-semblable, plus plainement et plus richement
qu'elle ne fait à present, que nous y auons meslé nostre artifice:
Et tellus nitidas fruges, vinetáque læta•
Sponte sua primùm mortalibus ipsa creauit;
Ipsa dedit dulces fœtus, et pabula læta;
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimúsque boues et vires agricolarum;
le débordement et desreglement de nostre appetit deuançant toutes3
les inuentions, que nous cherchons de l'assouuir. Quant aux
armes, nous en auons plus de naturelles que la plus part des autres
animaux, plus de diuers mouuemens de membres, et en tirons plus
de seruice naturellement et sans leçon: ceux qui sont duicts à combatre
nuds, on les void se ietter aux hazards pareils aux nostres. Si•
quelques bestes nous surpassent en cet auantage, nous en surpassons
plusieurs autres. Et l'industrie de fortifier le corps et le couurir
par moyens acquis, nous l'auons par vn instinct et precepte naturel.
Qu'il soit ainsi, l'elephant aiguise et esmoult ses dents, desquelles
il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet vsage,
lesquelles il espargne, et ne les employe aucunement à ses autres
seruices). Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et
iettent la poussiere à l'entour d'eux: les sangliers affinent leurs•
deffences: et l'ichneumon, quand il doit venir aux prises auec le
crocodile, munit son corps, l'enduit et le crouste tout à l'entour, de
limon bien serré et bien paistry, comme d'vne cuirasse. Pourquoy
ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de
fer? Quant au parler, il est certain, que s'il n'est pas naturel, il1
n'est pas necessaire. Toutesfois ie croy qu'vn enfant, qu'on auroit
nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit vn
essay malaisé à faire) auroit quelque espece de parolle pour exprimer
ses conceptions: et n'est pas croyable, que Nature nous ait
refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux. Car•
qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté, que nous leur voyons
de se plaindre, de se resiouyr, de s'entr'appeller au secours, se
conuier à l'amour, comme ils font par l'vsage de leur voix? Comment
ne parleroient elles entr'elles? elles parlent bien à nous, et
nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens, et ils2
nous respondent? D'autre langage, d'autres appellations, deuisons
nous auec eux, qu'auec les oyseaux, auec les pourceaux, les beufs,
les cheuaux: et changeons d'idiome selon l'espece.
Cosi per entro loro schiera bruna
S'ammusa l'vna con l'altra formica,•
Forse à spiar lor via, et lor fortuna.
Il me semble que Lactance attribuë aux bestes, non le parler seulement,
mais le rire encore. Et la difference de langage, qui se voit
entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuue aussi aux
animaux de mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant3
diuers des perdrix, selon la situation des lieux:
Variæque volucres
Longè alias alio iaciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus vna
Raucisonos cantus.•
Mais cela est à sçauoir, quel langage parleroit cet enfant: et ce
qui s'en dit par diuination, n'a pas beaucoup d'apparence. Si on
m'allegue contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent
point: ie respons que ce n'est pas seulement pour n'auoir peu receuoir
l'instruction de la parolle par les oreilles, mais plustost4
pource que le sens de l'ouye, duquel ils sont priuez, se rapporte à
celuy du parler, et se tiennent ensemble d'vne cousture naturelle.
En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions
premierement à nous, et que nous le facions sonner au dedans à nos
oreilles, auant que de l'enuoyer aux estrangeres. I'ay dict tout
cecy, pour maintenir cette ressemblance, qu'il y a aux choses humaines:
et pour nous ramener et ioindre à la presse. Nous ne
sommes ny au dessus, ny au dessous du reste: tout ce qui est sous•
le ciel, dit le sage, court vne loy et fortune pareille.
Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.
Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez: mais c'est
soubs le visage d'vne mesme nature:
Res quæque suo ritu procedit, et omnes1
Fœdere naturæ certo discrimina seruant.
egalité plus grande, et vne relation plus vniforme. Nostre peau est
pourueue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les
iniures du temps, tesmoing plusieurs nations, qui n'ont encores•
essayé nul vsage de vestemens. Nos anciens Gaulois n'estoient
gueres vestus, ne sont pas les Irlandois noz voisins, soubs vn ciel si
froid. Mais nous le iugeons mieux par nous mesmes: car tous les
endroits de la personne, qu'il nous plaist descouurir au vent et à
l'air, se trouuent propres à le souffrir. S'il y a partie en nous foible,4
et qui semble deuoir craindre la froidure, ce deuroit estre l'estomach,
où se fait la digestion: noz peres le portoyent descouuert, et
noz Dames, ainsi molles et delicates qu'elles sont, elles s'en vont
tantost entr'ouuertes iusques au nombril. Les liaisons et emmaillottemens
des enfants ne sont non plus necessaires: et les meres Lacedemoniennes
esleuoient les leurs en toute liberté de mouuements•
de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun
à la plus part des autres animaux, et n'en est guere qu'on ne voye
se plaindre et gemir long temps apres leur naissance: d'autant que
c'est vne contenance bien sortable à la foiblesse, en quoy ils se sentent.
Quant à l'vsage du manger, il est en nous, comme en eux,1
naturel et sans instruction.
Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.
Qui fait doute qu'vn enfant arriué à la force de se nourrir, ne sçeut
quester sa nourriture? et la terre en produit, et luy en offre assez
pour sa necessité, sans autre culture et artifice. Et sinon en tout•
temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les prouisions,
que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons steriles
de l'année. Ces nations, que nous venons de descouurir, si
abondamment fournies de viande et de breuuage naturel, sans soing
et sans façon, nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas nostre2
seule nourriture: et que sans labourage, nostre mere Nature
nous auoit munis à planté de tout ce qu'il nous falloit: voire,
comme il est vray-semblable, plus plainement et plus richement
qu'elle ne fait à present, que nous y auons meslé nostre artifice:
Et tellus nitidas fruges, vinetáque læta•
Sponte sua primùm mortalibus ipsa creauit;
Ipsa dedit dulces fœtus, et pabula læta;
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimúsque boues et vires agricolarum;
le débordement et desreglement de nostre appetit deuançant toutes3
les inuentions, que nous cherchons de l'assouuir. Quant aux
armes, nous en auons plus de naturelles que la plus part des autres
animaux, plus de diuers mouuemens de membres, et en tirons plus
de seruice naturellement et sans leçon: ceux qui sont duicts à combatre
nuds, on les void se ietter aux hazards pareils aux nostres. Si•
quelques bestes nous surpassent en cet auantage, nous en surpassons
plusieurs autres. Et l'industrie de fortifier le corps et le couurir
par moyens acquis, nous l'auons par vn instinct et precepte naturel.
Qu'il soit ainsi, l'elephant aiguise et esmoult ses dents, desquelles
il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet vsage,
lesquelles il espargne, et ne les employe aucunement à ses autres
seruices). Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et
iettent la poussiere à l'entour d'eux: les sangliers affinent leurs•
deffences: et l'ichneumon, quand il doit venir aux prises auec le
crocodile, munit son corps, l'enduit et le crouste tout à l'entour, de
limon bien serré et bien paistry, comme d'vne cuirasse. Pourquoy
ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de
fer? Quant au parler, il est certain, que s'il n'est pas naturel, il1
n'est pas necessaire. Toutesfois ie croy qu'vn enfant, qu'on auroit
nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit vn
essay malaisé à faire) auroit quelque espece de parolle pour exprimer
ses conceptions: et n'est pas croyable, que Nature nous ait
refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux. Car•
qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté, que nous leur voyons
de se plaindre, de se resiouyr, de s'entr'appeller au secours, se
conuier à l'amour, comme ils font par l'vsage de leur voix? Comment
ne parleroient elles entr'elles? elles parlent bien à nous, et
nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens, et ils2
nous respondent? D'autre langage, d'autres appellations, deuisons
nous auec eux, qu'auec les oyseaux, auec les pourceaux, les beufs,
les cheuaux: et changeons d'idiome selon l'espece.
Cosi per entro loro schiera bruna
S'ammusa l'vna con l'altra formica,•
Forse à spiar lor via, et lor fortuna.
Il me semble que Lactance attribuë aux bestes, non le parler seulement,
mais le rire encore. Et la difference de langage, qui se voit
entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuue aussi aux
animaux de mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant3
diuers des perdrix, selon la situation des lieux:
Variæque volucres
Longè alias alio iaciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus vna
Raucisonos cantus.•
Mais cela est à sçauoir, quel langage parleroit cet enfant: et ce
qui s'en dit par diuination, n'a pas beaucoup d'apparence. Si on
m'allegue contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent
point: ie respons que ce n'est pas seulement pour n'auoir peu receuoir
l'instruction de la parolle par les oreilles, mais plustost4
pource que le sens de l'ouye, duquel ils sont priuez, se rapporte à
celuy du parler, et se tiennent ensemble d'vne cousture naturelle.
En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions
premierement à nous, et que nous le facions sonner au dedans à nos
oreilles, auant que de l'enuoyer aux estrangeres. I'ay dict tout
cecy, pour maintenir cette ressemblance, qu'il y a aux choses humaines:
et pour nous ramener et ioindre à la presse. Nous ne
sommes ny au dessus, ny au dessous du reste: tout ce qui est sous•
le ciel, dit le sage, court vne loy et fortune pareille.
Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.
Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez: mais c'est
soubs le visage d'vne mesme nature:
Res quæque suo ritu procedit, et omnes1
Fœdere naturæ certo discrimina seruant.
Il faut contraindre l'homme, et le renger dans les barrieres de
cette police. Le miserable n'a garde d'eniamber par effect au delà:
il est entraué et engagé, il est assubiecty de pareille obligation que
les autres creatures de son ordre, et d'vne condition fort moyenne,•
sans aucune prerogatiue, præexcellence vraye et essentielle. Celle
qu'il se donne par opinion, et par fantasie, n'a ny corps ny goust.
Et s'il est ainsi, que luy seul de tous les animaux, ayt cette liberté
de l'imagination, et ce desreglement de pensées, luy representant
ce qui est, ce qui n'est pas; et ce qu'il veut; le faulx et le veritable2
c'est vn aduantage qui luy est bien cher vendu, et duquel il
a bien peu à se glorifier: car de là naist la source principale des
maux qui le pressent, peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir.
Ie dy donc, pour reuenir à mon propos, qu'il n'y a point
d'apparence d'estimer, que les bestes facent par inclination naturelle•
et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre
choix et industrie. Nous deuons conclurre de pareils effects, pareilles
facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches: et
confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme
voye, que nous tenons à œuurer, aussi la tiennent les animaux, ou3
quelque autre meilleure. Pourquoy imaginons nous en eux cette
contrainte naturelle, nous qui n'en esprouuons aucun pareil effect?
Ioint qu'il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à reglément
agir par naturelle et ineuitable condition, et plus approchant
de la diuinité, que d'agir reglément par liberté temeraire et fortuite;•
et plus seur de laisser à Nature, qu'à nous les resnes de nostre
conduitte. La vanité de nostre presomption faict, que nous
aymons mieux deuoir à noz forces, qu'à sa liberalité, nostre suffisance:
et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et
les leur renonçons, pour nous honorer et annoblir des biens acquis:•
par vne humeur bien simple, ce me semble: car ie priseroy
bien autant des graces toutes miennes et naïfues, que celles que
i'aurois esté mendier et quester de l'apprentissage. Il n'est pas en
nostre puissance d'acquerir vne plus belle recommendation que
d'estre fauorisé de Dieu et de Nature. Par ainsi le renard, dequoy1
se seruent les habitans de la Thrace, quand ils veulent entreprendre
de passer par dessus la glace de quelque riuiere gelée, et
le laschent deuant eux pour cet effect, quand nous le verrions au
bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour
sentir s'il orra d'vne longue ou d'vne voisine distance, bruire l'eau•
courant au dessoubs, et selon qu'il trouue par là, qu'il y a plus ou
moins d'espesseur en la glace, se reculer, ou s'auancer, n'aurions
nous pas raison de iuger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours,
qu'il feroit en la nostre: que c'est vne ratiocination et consequence
tirée du sens naturel: Ce qui fait bruit, se remue; ce qui2
se remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé est liquide, et ce qui
est liquide plie soubs le faix? Car d'attribuer cela seulement à vne
viuacité du sens de l'ouye, sans discours et sans consequence, c'est
vne chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme
faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d'inuentions, dequoy•
les bestes se couurent des entreprises que nous faisons sur elles.
cette police. Le miserable n'a garde d'eniamber par effect au delà:
il est entraué et engagé, il est assubiecty de pareille obligation que
les autres creatures de son ordre, et d'vne condition fort moyenne,•
sans aucune prerogatiue, præexcellence vraye et essentielle. Celle
qu'il se donne par opinion, et par fantasie, n'a ny corps ny goust.
Et s'il est ainsi, que luy seul de tous les animaux, ayt cette liberté
de l'imagination, et ce desreglement de pensées, luy representant
ce qui est, ce qui n'est pas; et ce qu'il veut; le faulx et le veritable2
c'est vn aduantage qui luy est bien cher vendu, et duquel il
a bien peu à se glorifier: car de là naist la source principale des
maux qui le pressent, peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir.
Ie dy donc, pour reuenir à mon propos, qu'il n'y a point
d'apparence d'estimer, que les bestes facent par inclination naturelle•
et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre
choix et industrie. Nous deuons conclurre de pareils effects, pareilles
facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches: et
confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme
voye, que nous tenons à œuurer, aussi la tiennent les animaux, ou3
quelque autre meilleure. Pourquoy imaginons nous en eux cette
contrainte naturelle, nous qui n'en esprouuons aucun pareil effect?
Ioint qu'il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à reglément
agir par naturelle et ineuitable condition, et plus approchant
de la diuinité, que d'agir reglément par liberté temeraire et fortuite;•
et plus seur de laisser à Nature, qu'à nous les resnes de nostre
conduitte. La vanité de nostre presomption faict, que nous
aymons mieux deuoir à noz forces, qu'à sa liberalité, nostre suffisance:
et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et
les leur renonçons, pour nous honorer et annoblir des biens acquis:•
par vne humeur bien simple, ce me semble: car ie priseroy
bien autant des graces toutes miennes et naïfues, que celles que
i'aurois esté mendier et quester de l'apprentissage. Il n'est pas en
nostre puissance d'acquerir vne plus belle recommendation que
d'estre fauorisé de Dieu et de Nature. Par ainsi le renard, dequoy1
se seruent les habitans de la Thrace, quand ils veulent entreprendre
de passer par dessus la glace de quelque riuiere gelée, et
le laschent deuant eux pour cet effect, quand nous le verrions au
bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour
sentir s'il orra d'vne longue ou d'vne voisine distance, bruire l'eau•
courant au dessoubs, et selon qu'il trouue par là, qu'il y a plus ou
moins d'espesseur en la glace, se reculer, ou s'auancer, n'aurions
nous pas raison de iuger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours,
qu'il feroit en la nostre: que c'est vne ratiocination et consequence
tirée du sens naturel: Ce qui fait bruit, se remue; ce qui2
se remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé est liquide, et ce qui
est liquide plie soubs le faix? Car d'attribuer cela seulement à vne
viuacité du sens de l'ouye, sans discours et sans consequence, c'est
vne chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme
faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d'inuentions, dequoy•
les bestes se couurent des entreprises que nous faisons sur elles.
Et si nous voulons prendre quelque aduantage de cela mesme,
qu'il est en nous de les saisir, de nous en seruir, et d'en vser à
nostre volonté, ce n'est que ce mesme aduantage, que nous auons
les vns sur les autres. Nous auons à cette condition noz esclaues, et3
les Climacides estoient ce pas des femmes en Syrie qui seruoyent
couchées à quatre pattes, de marchepied et d'eschelle aux dames
à monter en coche? Et la plus part des personnes libres, abandonnent
pour bien legeres commoditez, leur vie, et leur estre à la
puissance d'autruy. Les femmes et concubines des Thraces plaident•
à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary. Les
tyrans ont-ils iamais failly de trouuer assez d'hommes vouez à leur
deuotion: aucuns d'eux adioustans d'auantage cette necessité de
les accompagner à la mort, comme en la vie? Des armées entieres
se sont ainsin obligées à leurs Capitaines. La formule du serment4
en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses:
Nous iurons de nous laisser enchainer, brusler, battre, et
tuer de glaiue, et souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes
souffrent de leur maistre; engageant tresreligieusement et le corps
et l'ame à son seruice:•
Vre meum, si vis, flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.
C'estoit vne obligation veritable, et si il s'en trouuoit dix mille telle
année, qui y entroyent et s'y perdoyent. Quand les Scythes enterroyent
leur Roy, ils estrangloyent sur son corps, la plus fauorie de1
ses concubines, son eschanson, escuyer d'escuirie, chambellan,
huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniuersaire ils tuoyent
cinquante cheuaux montez de cinquante pages, qu'ils auoyent empalé
par l'espine du dos iusques au gozier, et les laissoyent ainsi
plantez en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous seruent,•
le font à meilleur marché, et pour vn traictement moins curieux
et moins fauorable, que celuy que nous faisons aux oyseaux,
aux cheuaux, et aux chiens. A quel soucy ne nous demettons nous
pour leur commodité? Il ne me semble point, que les plus abiects
seruiteurs facent volontiers pour leurs maistres, ce que les Princes2
s'honorent de faire pour ces bestes. Diogenes voyant ses parents en
peine de le rachetter de seruitude: Ils sont fols, disoit-il, c'est
celuy qui me traitte et nourrit, qui me sert; et ceux qui entretiennent
les bestes, se doiuent dire plustost les seruir, qu'en estre seruis.
Et si elles ont cela de plus genereux, que iamais lyon ne s'asseruit•
à vn autre lyon, ny vn cheual à vn autre cheual par faute
de cœur. Comme nous allons à la chasse des bestes, ainsi vont les
tigres et les lyons à la chasse des hommes: et ont vn pareil exercice
les vnes sur les autres: les chiens sur les lieures, les brochets
sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperuiers sur les3
merles et sur les allouettes:
Serpente ciconia pullos
Nutrit, et inuenta per deuia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Iouis et generosæ
In saltu venantur aues.•
Nous partons le fruict de nostre chasse auec noz chiens et oyseaux,
comme la peine et l'industrie. Et au dessus d'Amphipolis
en Thrace, les chasseurs et les faucons sauuages, partent iustement
le butin par moitié: comme le long des palus Mæotides, si le pescheur
ne laisse aux loups de bonne foy, vne part esgale de sa4
prise, ils vont incontinent deschirer ses rets. Et comme nous auons
vne chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme
celle des colliers de noz lignes et de l'hameçon, il s'en void aussi
de pareilles entre les bestes. Aristote dit, que la Seche iette de son
col vn boyau long comme vne ligne, qu'elle estand au loing en le•
laschant, et le retire à soy quand elle veut: à mesure qu'elle apperçoit
quelque petit poisson s'approcher, elle luy laisse mordre le
bout de ce boyau, estant cachée dans le sable, ou dans la vase, et
petit à petit le retire iusques à ce que ce petit poisson soit si prés
d'elle, que d'vn sault elle puisse l'attraper. Quant à la force, il•
n'est animal au monde en butte de tant d'offences, que l'homme:
il ne nous faut point vne balaine, vn elephant, et vn crocodile, ny
tels autres animaux, desquels vn seul est capable de deffaire vn
grand nombre d'hommes: les poulx sont suffisans pour faire vacquer
la dictature de Sylla: c'est le desieuner d'vn petit ver, que le1
cœur et la vie d'vn grand et triomphant Empereur. Pourquoy disons
nous, que c'est à l'homme science et cognoissance bastie par
art et par discours, de discerner les choses vtiles à son viure, et au
secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de cognoistre
la force de la rubarbe et du polypode; et quand nous voyons les•
cheures de Candie, si elles ont receu vn coup de traict, aller entre
vn million d'herbes choisir le dictame pour leur guerison, et la
tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de
l'origanum pour se purger, le dragon fourbir et esclairer ses yeux
auecques du fenoil, les cigongnes se donner elles mesmes des2
clysteres à tout de l'eau de marine, les elephans arracher non seulement
de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi
de leurs maistres, tesmoin celuy du Roy Porus qu'Alexandre deffit,
les iauelots et les dardz qu'on leur a iettez au combat, et les arracher
si dextrement, que nous ne le sçaurions faire auec si peu de•
douleur: pourquoy ne disons nous de mesmes, que c'est science et
prudence? Car d'alleguer, pour les deprimer, que c'est par la
seule instruction et maistrise de Nature, qu'elles le sçauent, ce
n'est pas leur oster le tiltre de science et de prudence: c'est la leur
attribuer à plus forte raison qu'à nous, pour l'honneur d'vne si3
certaine maistresse d'escole. Chrysippus, bien qu'en toutes autres
choses autant desdaigneux iuge de la condition des animaux,
que nul autre Philosophe, considerant les mouuements du chien,
qui se rencontrant en vn carrefour à trois chemins, ou à la queste
de son maistre qu'il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye•
qui fuit deuant luy, va essayant vn chemin apres l'autre, et apres
s'estre asseuré des deux, et n'y auoir trouué la trace de ce qu'il
cherche, s'eslance dans le troisiesme sans marchander: il est contraint
de confesser, qu'en ce chien là, vn tel discours se passe:
I'ay suiuy iusques à ce carre-four mon maistre à la trace, il faut
necessairement qu'il passe par l'vn de ces trois chemins: ce n'est
ny par cettuy-cy, ny par celuy-là, il faut donc infailliblement qu'il•
passe par cet autre: et que s'asseurant par cette conclusion et discours,
il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin,
ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la
raison. Ce traict purement dialecticien, et cet vsage de propositions
diuisées et conioinctes, et de la suffisante enumeration des1
parties, vaut-il pas autant que le chien le sçache de soy que de
Trapezonce? Si ne sont pas les bestes incapables d'estre encore
instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les
perroquets, nous leur apprenons à parler: et cette facilité, que
nous recognoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et•
si maniable, pour la former et l'astreindre à certain nombre de
lettres et de syllabes, tesmoigne qu'ils ont vn discours au dedans,
qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun
est saoul, ce croy-ie, de voir tant de sortes de cingeries que les
batteleurs apprennent à leurs chiens: les dances, où ils ne faillent2
vne seule cadence du son qu'ils oyent; plusieurs diuers mouuemens
et saults qu'ils leur font faire par le commandement de leur
parolle: mais ie remerque auec plus d'admiration cet effect, qui
est toutes-fois assez vulgaire, des chiens dequoy se seruent les
aueugles, et aux champs et aux villes: ie me suis pris garde•
comme ils s'arrestent à certaines portes, d'où ils ont accoustumé
de tirer l'aumosne, comme ils euitent le choc des coches et des
charrettes, lors mesme que pour leur regard, ils ont assez de place
pour leur passage: i'en ay veu le long d'vn fossé de ville, laisser
vn sentier plain et vni, et en prendre vn pire, pour esloigner son3
maistre du fossé. Comment pouuoit-on auoir faict conceuoir à ce
chien, que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de
son maistre, et mespriser ses propres commoditez pour le seruir?
et comment auoit-il la cognoissance que tel chemin luy estoit bien
assez large, qui ne le seroit pas pour vn aueugle? Tout cela se•
peut-il comprendre sans ratiocination? Il ne faut pas oublier ce
que Plutarque dit auoir veu à Rome d'vn chien, auec l'Empereur
Vespasian le pere au Theatre de Marcellus. Ce chien seruoit à
vn batteleur qui ioüoit vne fiction à plusieurs mines et à plusieurs
personnages, et y auoit son rolle. Il falloit entre autres choses4
qu'il contrefist pour vn temps le mort, pour auoir mangé de certaine
drogue: apres auoir auallé le pain qu'on feignoit estre cette
drogue, il commença tantost à trembler et branler, comme s'il
eust esté estourdy: finalement s'estendant et se roidissant, comme
mort, il se laissa tirer et trainer d'vn lieu à autre, ainsi que portoit•
le subject du ieu, et puis quand il cogneut qu'il estoit temps, il
commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il
se fust reuenu d'vn profond sommeil, et leuant la teste regarda çà
et là d'vne façon qui estonnoit tous les assistans. Les bœufs qui
seruoyent aux iardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner1
certaines grandes rouës à puiser de l'eau, ausquelles il y a des
baquets attachez, comme il s'en voit plusieurs en Languedoc, on
leur auoit ordonné d'en tirer par iour iusques à cent tours chacun,
ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu'il estoit impossible par
aucune force de leur en faire tirer vn tour dauantage, et ayans•
faict leur tasche ils s'arrestoient tout court. Nous sommes en l'adolescence
auant que nous sçachions compter iusques à cent, et venons
de descouurir des nations qui n'ont aucune cognoissance des
nombres. Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu'à
estre instruit. Or laissant à part ce que Democritus iugeoit et2
prouuoit, que la plus part des arts, les bestes nous les ont apprises:
comme l'araignée à tistre et à coudre, l'arondelle à bastir, le
cigne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation
à faire la medecine: Aristote tient que les rossignols instruisent
leurs petits à chanter, et y employent du temps et du•
soing: d'où il aduient que ceux que nous nourrissons en cage, qui
n'ont point eu loisir d'aller à l'escole soubs leurs parens, perdent
beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouuons iuger par là,
qu'il reçoit de l'amendement par discipline et par estude. Et entre
les libres mesme, il n'est pas vng et pareil; chacun en a pris selon3
sa capacité. Et sur la ialousie de leur apprentissage, ils se debattent
à l'enuy, d'vne contention si courageuse, que par fois le vaincu
y demeure mort, l'aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus
ieunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de
chanson: le disciple escoute la leçon de son precepteur, et en rend•
compte auec grand soing: ils se taisent l'vn tantost, tantost l'autre:
on oyt corriger les fautes, et sent-on aucunes reprehensions
du precepteur. I'ay veu, dit Arrius, autresfois vn elephant ayant
à chacune cuisse vn cymbale pendu, et vn autre attaché à sa
trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s'esleuans4
et s'inclinans à certaines cadences, selon que l'instrument
les guidoit, et y auoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles
de Rome, il se voyoit ordinairement des elephans dressez à se mouuoir
et dancer au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures,
coupeures et diuerses cadances tres-difficiles à apprendre.
Il s'en est veu, qui en leur priué rememoroient leur leçon, et•
s'exerçoyent par soing et par estude pour n'estre tancez et battuz
de leurs maistres. Mais cett'autre histoire de la pie, de laquelle
nous auons Plutarque mesme pour respondant, est estrange. Elle
estoit en la boutique d'vn barbier à Rome, et faisoit merueilles de
contrefaire auec la voix tout ce qu'elle oyoit. Vn iour il aduint que1
certaines trompettes s'arresterent à sonner long temps deuant cette
boutique: depuis cela et tout le lendemain, voyla cette pie pensiue,
muette et melancholique; dequoy tout le monde estoit esmerueillé,
et pensoit-on que le son des trompettes l'eust ainsin estourdie
et estonnée; et qu'auec l'ouye, la voix se fust quant et quant•
esteinte. Mais on trouua en fin, que c'estoit vne estude profonde, et
vne retraicte en soy-mesmes, son esprit s'exercitant et preparant
sa voix, à representer le son de ces trompettes: de maniere que
sa premiere voix ce fut celle là, d'exprimer parfaictement leurs reprises,
leurs poses, et leurs nuances; ayant quicté par ce nouuel2
apprentissage, et pris à desdain tout ce qu'elle sçauoit dire
auparauant. Ie ne veux pas obmettre d'alleguer aussi cet autre exemple
d'vn chien, que ce mesme Plutarque dit auoir veu (car quant à
l'ordre, ie sens bien que ie le trouble, mais ie n'en obserue non
plus à renger ces exemples, qu'au reste de toute ma besongne) luy•
estant dans vn nauire, ce chien estant en peine d'auoir l'huyle qui
estoit dans le fond d'vne cruche, où il ne pouuoit arriuer de la
langue, pour l'estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des
cailloux, et en mit dans cette cruche iusques à ce qu'il eust faict
hausser l'huyle plus pres du bord, où il la peust atteindre. Cela3
qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'vn esprit bien subtil? On dit que les
corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent
boire est trop basse. Cette action est aucunement voisine de ce
que recitoit des elephans, vn Roy de leur nation, Iuba; que quand
par la finesse de ceux qui les chassent, l'vn d'entre eux se trouue•
pris dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouure
lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons
y apportent en diligence force pierres, et pieces de bois, afin
que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte en
tant d'autres effects à l'humaine suffisance, que si ie vouloy suiure4
par le menu ce que l'experience en a appris, ie gaignerois aisément
ce que ie maintiens ordinairement, qu'il se trouue plus de difference
de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme.
Le gouuerneur d'vn elephant en vne maison priuée de Syrie, desroboit
à tous les repas, la moitié de la pension qu'on luy auoit ordonnée:•
vn iour le maistre voulut luy-mesme le penser, versa dans
sa mangeoire la iuste mesure d'orge, qu'il luy auoit prescrite, pour
sa nourriture: l'elephant regardant de mauuais œil ce gouuerneur,
separa auec la trompe, et en mit à part la moitié, declarant
par là le tort qu'on luy faisoit. Et vn autre, ayant vn gouuerneur1
qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure,
s'approcha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner,
et le luy remplit de cendre. Cela ce sont des effects particuliers:
mais ce que tout le monde a veu, et que tout le monde sçait, qu'en
toutes les armées qui se conduisoyent du pays de Leuant, l'vne des•
plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des
effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present
de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en vne battaille
ordonnée (cela est aisé à iuger à ceux qui cognoissent les histoires
anciennes)2
Si quidem Tyrio seruire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso,
Horum maiores, et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, et euntem in prælia turrim.
Il falloit bien qu'on se respondist à bon escient de la creance de•
ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d'vne battaille;
là où le moindre arrest qu'elles eussent sçeu faire, pour la
grandeur et pesanteur de leur corps, le moindre effroy qui leur
eust faict tourner la teste sur leurs gens, estoit suffisant pour tout
perdre. Et s'est veu peu d'exemples, où cela soit aduenu, qu'ils se3
reiectassent sur leurs trouppes, au lieu que nous mesmes nous reiectons
les vns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit
charge non d'vn mouuement simple, mais de plusieurs diuerses
parties au combat: comme faisoient aux chiens les Espagnols à la
nouuelle conqueste des Indes; ausquels ils payoient solde, et faisoient•
partage au butin. Et montroient ces animaux, autant d'addresse
et de iugement à poursuiure et arrester leur victoire, à
charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des
ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté. Nous admirons
et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires: et sans4
cela ie ne me fusse pas amusé à ce long registre. Car selon mon
opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement
es animaux, qui viuent parmy nous, il y a dequoy y trouuer
des effects autant admirables, que ceux qu'on va recueillant és
pays et siecles estrangers. C'est vne mesme nature qui roule son
cours. Qui en auroit suffisamment iugé le present estat, en pourroit
seurement conclurre et tout l'aduenir et tout le passé. I'ay
veu autresfois parmy nous, des hommes amenez par mer de loingtain
pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le•
langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et
leurs vestemens, estoient du tout esloignez des nostres, qui de
nous ne les estimoit et sauuages et brutes? qui n'attribuoit à stupidité
et à bestise, de les voir muets, ignorans la langue Françoise,
ignorans nos baise-mains, et nos inclinations serpentées; nostre1
port et nostre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son
patron la nature humaine? Tout ce qui nous semble estrange, nous
le condamnons, et ce que nous n'entendons pas. Il nous aduient
ainsin au iugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs
conditions, qui se rapportent aux nostres: de celles-là par comparaison•
nous pouuons tirer quelque coniecture: mais de ce qu'elles
ont particulier, que sçauons nous que c'est? Les cheuaux, les
chiens, les bœufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des animaux,
qui viuent auec nous, recognoissent nostre voix, et se laissent
conduire par elle: si faisoit bien encore la murene de Crassus,2
et venoit à luy quand il l'appelloit: et le font aussi les anguilles,
qui se trouuent en la fontaine d'Arethuse: et i'ay veu des gardoirs
assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de
ceux qui les traictent.
Nomen habent, et ad magistri•
Vocem quisque sui venit citatus.
Nous pouuons iuger de cela. Nous pouuons aussi dire, que les
elephans ont quelque participation de religion, d'autant qu'apres
plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussans leur
trompe, comme des bras; et tenans les yeux fichez vers le soleil3
leuant, se planter long temps en meditation et contemplation, à certaines
heures du iour; de leur propre inclination, sans instruction
et sans precepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence és autres
animaux, nous ne pouuons pourtant establir qu'ils soient sans
religion, et ne pouuons prendre en aucune part ce qui nous est•
caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le
philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu'elle retire aux nostres:
Il vid, dit-il, des fourmis partir de leur fourmiliere, portans le
corps d'vn fourmis mort, vers vne autre fourmiliere, de laquelle
plusieurs autres fourmis leur vindrent au deuant, comme pour parler
à eux, et apres auoir esté ensemble quelque piece, ceux-cy s'en
retournerent, pour consulter, pensez, auec leurs concitoyens, et
firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation.
En fin ces derniers venus, apporterent aux premiers vn ver•
de leur taniere comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers
chargerent sur leur dos, et emporterent chez eux, laissans
aux autres le corps du trespassé. Voila l'interpretation que Cleanthes
y donna: tesmoignant par là que celles qui n'ont point de
voix, ne laissent pas d'auoir pratique et communication mutuelle;1
de laquelle c'est nostre deffaut que nous ne soyons participans; et
nous meslons à cette cause sottement d'en opiner. Or elles produisent
encores d'autres effects, qui surpassent de bien loing nostre
capacité, ausquels il s'en faut tant que nous puissions arriuer
par imitation, que par imagination mesme nous ne les pouuons•
conceuoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et derniere battaille
nauale qu'Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse
fut arrestée au milieu de sa course, par ce petit poisson, que
les Latins nomment remora, à cause de cette sienne proprieté d'arrester
toute sorte de vaisseaux, ausquels il s'attache. Et l'Empereur2
Caligula vogant auec vne grande flotte en la coste de la Romanie,
sa seule galere fut arrestée tout court, par ce mesme
poisson; lequel il fit prendre attaché comme il estoit au bas de son
vaisseau, tout despit dequoy vn si petit animal pouuoit forcer et la
mer et les vents, et la violence de tous ses auirons, pour estre seulement•
attaché par le bec à sa galere, car c'est vn poisson à coquille,
et s'estonna encore non sans grande raison, de ce que luy
estant apporté dans le batteau, il n'auoit plus cette force, qu'il
auoit au dehors. Vn citoyen de Cyzique acquit iadis reputation de
bon mathematicien, pour auoir appris la condition de l'herisson. Il3
a sa taniere ouuerte à diuers endroits et à diuers vents; et preuoyant
le vent aduenir, il va boucher le trou du costé de ce vent-là;
ce que remerquant ce citoyen, apportoit en sa ville certaines
predictions du vent, qui auoit à tirer. Le cameleon prend la couleur
du lieu, où il est assis: mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur•
qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il
craint, et attrapper ce qu'il cherche. Au cameleon c'est changement
de passion, mais au poulpe c'est changement d'action. Nous auons
quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte,
et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage: mais c'est4
par l'effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la
iaunisse de nous faire iaunir, mais il n'est pas en la disposition de
nostre volonté. Or ces effects que nous recognoissons aux autres
animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque
faculté plus excellente, qui nous est occulte; comme il est vraysemblable
que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances,•
desquelles nulles apparances ne viennent iusques à nous.
qu'il est en nous de les saisir, de nous en seruir, et d'en vser à
nostre volonté, ce n'est que ce mesme aduantage, que nous auons
les vns sur les autres. Nous auons à cette condition noz esclaues, et3
les Climacides estoient ce pas des femmes en Syrie qui seruoyent
couchées à quatre pattes, de marchepied et d'eschelle aux dames
à monter en coche? Et la plus part des personnes libres, abandonnent
pour bien legeres commoditez, leur vie, et leur estre à la
puissance d'autruy. Les femmes et concubines des Thraces plaident•
à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary. Les
tyrans ont-ils iamais failly de trouuer assez d'hommes vouez à leur
deuotion: aucuns d'eux adioustans d'auantage cette necessité de
les accompagner à la mort, comme en la vie? Des armées entieres
se sont ainsin obligées à leurs Capitaines. La formule du serment4
en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses:
Nous iurons de nous laisser enchainer, brusler, battre, et
tuer de glaiue, et souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes
souffrent de leur maistre; engageant tresreligieusement et le corps
et l'ame à son seruice:•
Vre meum, si vis, flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.
C'estoit vne obligation veritable, et si il s'en trouuoit dix mille telle
année, qui y entroyent et s'y perdoyent. Quand les Scythes enterroyent
leur Roy, ils estrangloyent sur son corps, la plus fauorie de1
ses concubines, son eschanson, escuyer d'escuirie, chambellan,
huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniuersaire ils tuoyent
cinquante cheuaux montez de cinquante pages, qu'ils auoyent empalé
par l'espine du dos iusques au gozier, et les laissoyent ainsi
plantez en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous seruent,•
le font à meilleur marché, et pour vn traictement moins curieux
et moins fauorable, que celuy que nous faisons aux oyseaux,
aux cheuaux, et aux chiens. A quel soucy ne nous demettons nous
pour leur commodité? Il ne me semble point, que les plus abiects
seruiteurs facent volontiers pour leurs maistres, ce que les Princes2
s'honorent de faire pour ces bestes. Diogenes voyant ses parents en
peine de le rachetter de seruitude: Ils sont fols, disoit-il, c'est
celuy qui me traitte et nourrit, qui me sert; et ceux qui entretiennent
les bestes, se doiuent dire plustost les seruir, qu'en estre seruis.
Et si elles ont cela de plus genereux, que iamais lyon ne s'asseruit•
à vn autre lyon, ny vn cheual à vn autre cheual par faute
de cœur. Comme nous allons à la chasse des bestes, ainsi vont les
tigres et les lyons à la chasse des hommes: et ont vn pareil exercice
les vnes sur les autres: les chiens sur les lieures, les brochets
sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperuiers sur les3
merles et sur les allouettes:
Serpente ciconia pullos
Nutrit, et inuenta per deuia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Iouis et generosæ
In saltu venantur aues.•
Nous partons le fruict de nostre chasse auec noz chiens et oyseaux,
comme la peine et l'industrie. Et au dessus d'Amphipolis
en Thrace, les chasseurs et les faucons sauuages, partent iustement
le butin par moitié: comme le long des palus Mæotides, si le pescheur
ne laisse aux loups de bonne foy, vne part esgale de sa4
prise, ils vont incontinent deschirer ses rets. Et comme nous auons
vne chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme
celle des colliers de noz lignes et de l'hameçon, il s'en void aussi
de pareilles entre les bestes. Aristote dit, que la Seche iette de son
col vn boyau long comme vne ligne, qu'elle estand au loing en le•
laschant, et le retire à soy quand elle veut: à mesure qu'elle apperçoit
quelque petit poisson s'approcher, elle luy laisse mordre le
bout de ce boyau, estant cachée dans le sable, ou dans la vase, et
petit à petit le retire iusques à ce que ce petit poisson soit si prés
d'elle, que d'vn sault elle puisse l'attraper. Quant à la force, il•
n'est animal au monde en butte de tant d'offences, que l'homme:
il ne nous faut point vne balaine, vn elephant, et vn crocodile, ny
tels autres animaux, desquels vn seul est capable de deffaire vn
grand nombre d'hommes: les poulx sont suffisans pour faire vacquer
la dictature de Sylla: c'est le desieuner d'vn petit ver, que le1
cœur et la vie d'vn grand et triomphant Empereur. Pourquoy disons
nous, que c'est à l'homme science et cognoissance bastie par
art et par discours, de discerner les choses vtiles à son viure, et au
secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de cognoistre
la force de la rubarbe et du polypode; et quand nous voyons les•
cheures de Candie, si elles ont receu vn coup de traict, aller entre
vn million d'herbes choisir le dictame pour leur guerison, et la
tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de
l'origanum pour se purger, le dragon fourbir et esclairer ses yeux
auecques du fenoil, les cigongnes se donner elles mesmes des2
clysteres à tout de l'eau de marine, les elephans arracher non seulement
de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi
de leurs maistres, tesmoin celuy du Roy Porus qu'Alexandre deffit,
les iauelots et les dardz qu'on leur a iettez au combat, et les arracher
si dextrement, que nous ne le sçaurions faire auec si peu de•
douleur: pourquoy ne disons nous de mesmes, que c'est science et
prudence? Car d'alleguer, pour les deprimer, que c'est par la
seule instruction et maistrise de Nature, qu'elles le sçauent, ce
n'est pas leur oster le tiltre de science et de prudence: c'est la leur
attribuer à plus forte raison qu'à nous, pour l'honneur d'vne si3
certaine maistresse d'escole. Chrysippus, bien qu'en toutes autres
choses autant desdaigneux iuge de la condition des animaux,
que nul autre Philosophe, considerant les mouuements du chien,
qui se rencontrant en vn carrefour à trois chemins, ou à la queste
de son maistre qu'il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye•
qui fuit deuant luy, va essayant vn chemin apres l'autre, et apres
s'estre asseuré des deux, et n'y auoir trouué la trace de ce qu'il
cherche, s'eslance dans le troisiesme sans marchander: il est contraint
de confesser, qu'en ce chien là, vn tel discours se passe:
I'ay suiuy iusques à ce carre-four mon maistre à la trace, il faut
necessairement qu'il passe par l'vn de ces trois chemins: ce n'est
ny par cettuy-cy, ny par celuy-là, il faut donc infailliblement qu'il•
passe par cet autre: et que s'asseurant par cette conclusion et discours,
il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin,
ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la
raison. Ce traict purement dialecticien, et cet vsage de propositions
diuisées et conioinctes, et de la suffisante enumeration des1
parties, vaut-il pas autant que le chien le sçache de soy que de
Trapezonce? Si ne sont pas les bestes incapables d'estre encore
instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les
perroquets, nous leur apprenons à parler: et cette facilité, que
nous recognoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et•
si maniable, pour la former et l'astreindre à certain nombre de
lettres et de syllabes, tesmoigne qu'ils ont vn discours au dedans,
qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun
est saoul, ce croy-ie, de voir tant de sortes de cingeries que les
batteleurs apprennent à leurs chiens: les dances, où ils ne faillent2
vne seule cadence du son qu'ils oyent; plusieurs diuers mouuemens
et saults qu'ils leur font faire par le commandement de leur
parolle: mais ie remerque auec plus d'admiration cet effect, qui
est toutes-fois assez vulgaire, des chiens dequoy se seruent les
aueugles, et aux champs et aux villes: ie me suis pris garde•
comme ils s'arrestent à certaines portes, d'où ils ont accoustumé
de tirer l'aumosne, comme ils euitent le choc des coches et des
charrettes, lors mesme que pour leur regard, ils ont assez de place
pour leur passage: i'en ay veu le long d'vn fossé de ville, laisser
vn sentier plain et vni, et en prendre vn pire, pour esloigner son3
maistre du fossé. Comment pouuoit-on auoir faict conceuoir à ce
chien, que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de
son maistre, et mespriser ses propres commoditez pour le seruir?
et comment auoit-il la cognoissance que tel chemin luy estoit bien
assez large, qui ne le seroit pas pour vn aueugle? Tout cela se•
peut-il comprendre sans ratiocination? Il ne faut pas oublier ce
que Plutarque dit auoir veu à Rome d'vn chien, auec l'Empereur
Vespasian le pere au Theatre de Marcellus. Ce chien seruoit à
vn batteleur qui ioüoit vne fiction à plusieurs mines et à plusieurs
personnages, et y auoit son rolle. Il falloit entre autres choses4
qu'il contrefist pour vn temps le mort, pour auoir mangé de certaine
drogue: apres auoir auallé le pain qu'on feignoit estre cette
drogue, il commença tantost à trembler et branler, comme s'il
eust esté estourdy: finalement s'estendant et se roidissant, comme
mort, il se laissa tirer et trainer d'vn lieu à autre, ainsi que portoit•
le subject du ieu, et puis quand il cogneut qu'il estoit temps, il
commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il
se fust reuenu d'vn profond sommeil, et leuant la teste regarda çà
et là d'vne façon qui estonnoit tous les assistans. Les bœufs qui
seruoyent aux iardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner1
certaines grandes rouës à puiser de l'eau, ausquelles il y a des
baquets attachez, comme il s'en voit plusieurs en Languedoc, on
leur auoit ordonné d'en tirer par iour iusques à cent tours chacun,
ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu'il estoit impossible par
aucune force de leur en faire tirer vn tour dauantage, et ayans•
faict leur tasche ils s'arrestoient tout court. Nous sommes en l'adolescence
auant que nous sçachions compter iusques à cent, et venons
de descouurir des nations qui n'ont aucune cognoissance des
nombres. Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu'à
estre instruit. Or laissant à part ce que Democritus iugeoit et2
prouuoit, que la plus part des arts, les bestes nous les ont apprises:
comme l'araignée à tistre et à coudre, l'arondelle à bastir, le
cigne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation
à faire la medecine: Aristote tient que les rossignols instruisent
leurs petits à chanter, et y employent du temps et du•
soing: d'où il aduient que ceux que nous nourrissons en cage, qui
n'ont point eu loisir d'aller à l'escole soubs leurs parens, perdent
beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouuons iuger par là,
qu'il reçoit de l'amendement par discipline et par estude. Et entre
les libres mesme, il n'est pas vng et pareil; chacun en a pris selon3
sa capacité. Et sur la ialousie de leur apprentissage, ils se debattent
à l'enuy, d'vne contention si courageuse, que par fois le vaincu
y demeure mort, l'aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus
ieunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de
chanson: le disciple escoute la leçon de son precepteur, et en rend•
compte auec grand soing: ils se taisent l'vn tantost, tantost l'autre:
on oyt corriger les fautes, et sent-on aucunes reprehensions
du precepteur. I'ay veu, dit Arrius, autresfois vn elephant ayant
à chacune cuisse vn cymbale pendu, et vn autre attaché à sa
trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s'esleuans4
et s'inclinans à certaines cadences, selon que l'instrument
les guidoit, et y auoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles
de Rome, il se voyoit ordinairement des elephans dressez à se mouuoir
et dancer au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures,
coupeures et diuerses cadances tres-difficiles à apprendre.
Il s'en est veu, qui en leur priué rememoroient leur leçon, et•
s'exerçoyent par soing et par estude pour n'estre tancez et battuz
de leurs maistres. Mais cett'autre histoire de la pie, de laquelle
nous auons Plutarque mesme pour respondant, est estrange. Elle
estoit en la boutique d'vn barbier à Rome, et faisoit merueilles de
contrefaire auec la voix tout ce qu'elle oyoit. Vn iour il aduint que1
certaines trompettes s'arresterent à sonner long temps deuant cette
boutique: depuis cela et tout le lendemain, voyla cette pie pensiue,
muette et melancholique; dequoy tout le monde estoit esmerueillé,
et pensoit-on que le son des trompettes l'eust ainsin estourdie
et estonnée; et qu'auec l'ouye, la voix se fust quant et quant•
esteinte. Mais on trouua en fin, que c'estoit vne estude profonde, et
vne retraicte en soy-mesmes, son esprit s'exercitant et preparant
sa voix, à representer le son de ces trompettes: de maniere que
sa premiere voix ce fut celle là, d'exprimer parfaictement leurs reprises,
leurs poses, et leurs nuances; ayant quicté par ce nouuel2
apprentissage, et pris à desdain tout ce qu'elle sçauoit dire
auparauant. Ie ne veux pas obmettre d'alleguer aussi cet autre exemple
d'vn chien, que ce mesme Plutarque dit auoir veu (car quant à
l'ordre, ie sens bien que ie le trouble, mais ie n'en obserue non
plus à renger ces exemples, qu'au reste de toute ma besongne) luy•
estant dans vn nauire, ce chien estant en peine d'auoir l'huyle qui
estoit dans le fond d'vne cruche, où il ne pouuoit arriuer de la
langue, pour l'estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des
cailloux, et en mit dans cette cruche iusques à ce qu'il eust faict
hausser l'huyle plus pres du bord, où il la peust atteindre. Cela3
qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'vn esprit bien subtil? On dit que les
corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent
boire est trop basse. Cette action est aucunement voisine de ce
que recitoit des elephans, vn Roy de leur nation, Iuba; que quand
par la finesse de ceux qui les chassent, l'vn d'entre eux se trouue•
pris dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouure
lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons
y apportent en diligence force pierres, et pieces de bois, afin
que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte en
tant d'autres effects à l'humaine suffisance, que si ie vouloy suiure4
par le menu ce que l'experience en a appris, ie gaignerois aisément
ce que ie maintiens ordinairement, qu'il se trouue plus de difference
de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme.
Le gouuerneur d'vn elephant en vne maison priuée de Syrie, desroboit
à tous les repas, la moitié de la pension qu'on luy auoit ordonnée:•
vn iour le maistre voulut luy-mesme le penser, versa dans
sa mangeoire la iuste mesure d'orge, qu'il luy auoit prescrite, pour
sa nourriture: l'elephant regardant de mauuais œil ce gouuerneur,
separa auec la trompe, et en mit à part la moitié, declarant
par là le tort qu'on luy faisoit. Et vn autre, ayant vn gouuerneur1
qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure,
s'approcha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner,
et le luy remplit de cendre. Cela ce sont des effects particuliers:
mais ce que tout le monde a veu, et que tout le monde sçait, qu'en
toutes les armées qui se conduisoyent du pays de Leuant, l'vne des•
plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des
effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present
de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en vne battaille
ordonnée (cela est aisé à iuger à ceux qui cognoissent les histoires
anciennes)2
Si quidem Tyrio seruire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso,
Horum maiores, et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, et euntem in prælia turrim.
Il falloit bien qu'on se respondist à bon escient de la creance de•
ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d'vne battaille;
là où le moindre arrest qu'elles eussent sçeu faire, pour la
grandeur et pesanteur de leur corps, le moindre effroy qui leur
eust faict tourner la teste sur leurs gens, estoit suffisant pour tout
perdre. Et s'est veu peu d'exemples, où cela soit aduenu, qu'ils se3
reiectassent sur leurs trouppes, au lieu que nous mesmes nous reiectons
les vns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit
charge non d'vn mouuement simple, mais de plusieurs diuerses
parties au combat: comme faisoient aux chiens les Espagnols à la
nouuelle conqueste des Indes; ausquels ils payoient solde, et faisoient•
partage au butin. Et montroient ces animaux, autant d'addresse
et de iugement à poursuiure et arrester leur victoire, à
charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des
ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté. Nous admirons
et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires: et sans4
cela ie ne me fusse pas amusé à ce long registre. Car selon mon
opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement
es animaux, qui viuent parmy nous, il y a dequoy y trouuer
des effects autant admirables, que ceux qu'on va recueillant és
pays et siecles estrangers. C'est vne mesme nature qui roule son
cours. Qui en auroit suffisamment iugé le present estat, en pourroit
seurement conclurre et tout l'aduenir et tout le passé. I'ay
veu autresfois parmy nous, des hommes amenez par mer de loingtain
pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le•
langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et
leurs vestemens, estoient du tout esloignez des nostres, qui de
nous ne les estimoit et sauuages et brutes? qui n'attribuoit à stupidité
et à bestise, de les voir muets, ignorans la langue Françoise,
ignorans nos baise-mains, et nos inclinations serpentées; nostre1
port et nostre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son
patron la nature humaine? Tout ce qui nous semble estrange, nous
le condamnons, et ce que nous n'entendons pas. Il nous aduient
ainsin au iugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs
conditions, qui se rapportent aux nostres: de celles-là par comparaison•
nous pouuons tirer quelque coniecture: mais de ce qu'elles
ont particulier, que sçauons nous que c'est? Les cheuaux, les
chiens, les bœufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des animaux,
qui viuent auec nous, recognoissent nostre voix, et se laissent
conduire par elle: si faisoit bien encore la murene de Crassus,2
et venoit à luy quand il l'appelloit: et le font aussi les anguilles,
qui se trouuent en la fontaine d'Arethuse: et i'ay veu des gardoirs
assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de
ceux qui les traictent.
Nomen habent, et ad magistri•
Vocem quisque sui venit citatus.
Nous pouuons iuger de cela. Nous pouuons aussi dire, que les
elephans ont quelque participation de religion, d'autant qu'apres
plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussans leur
trompe, comme des bras; et tenans les yeux fichez vers le soleil3
leuant, se planter long temps en meditation et contemplation, à certaines
heures du iour; de leur propre inclination, sans instruction
et sans precepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence és autres
animaux, nous ne pouuons pourtant establir qu'ils soient sans
religion, et ne pouuons prendre en aucune part ce qui nous est•
caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le
philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu'elle retire aux nostres:
Il vid, dit-il, des fourmis partir de leur fourmiliere, portans le
corps d'vn fourmis mort, vers vne autre fourmiliere, de laquelle
plusieurs autres fourmis leur vindrent au deuant, comme pour parler
à eux, et apres auoir esté ensemble quelque piece, ceux-cy s'en
retournerent, pour consulter, pensez, auec leurs concitoyens, et
firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation.
En fin ces derniers venus, apporterent aux premiers vn ver•
de leur taniere comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers
chargerent sur leur dos, et emporterent chez eux, laissans
aux autres le corps du trespassé. Voila l'interpretation que Cleanthes
y donna: tesmoignant par là que celles qui n'ont point de
voix, ne laissent pas d'auoir pratique et communication mutuelle;1
de laquelle c'est nostre deffaut que nous ne soyons participans; et
nous meslons à cette cause sottement d'en opiner. Or elles produisent
encores d'autres effects, qui surpassent de bien loing nostre
capacité, ausquels il s'en faut tant que nous puissions arriuer
par imitation, que par imagination mesme nous ne les pouuons•
conceuoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et derniere battaille
nauale qu'Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse
fut arrestée au milieu de sa course, par ce petit poisson, que
les Latins nomment remora, à cause de cette sienne proprieté d'arrester
toute sorte de vaisseaux, ausquels il s'attache. Et l'Empereur2
Caligula vogant auec vne grande flotte en la coste de la Romanie,
sa seule galere fut arrestée tout court, par ce mesme
poisson; lequel il fit prendre attaché comme il estoit au bas de son
vaisseau, tout despit dequoy vn si petit animal pouuoit forcer et la
mer et les vents, et la violence de tous ses auirons, pour estre seulement•
attaché par le bec à sa galere, car c'est vn poisson à coquille,
et s'estonna encore non sans grande raison, de ce que luy
estant apporté dans le batteau, il n'auoit plus cette force, qu'il
auoit au dehors. Vn citoyen de Cyzique acquit iadis reputation de
bon mathematicien, pour auoir appris la condition de l'herisson. Il3
a sa taniere ouuerte à diuers endroits et à diuers vents; et preuoyant
le vent aduenir, il va boucher le trou du costé de ce vent-là;
ce que remerquant ce citoyen, apportoit en sa ville certaines
predictions du vent, qui auoit à tirer. Le cameleon prend la couleur
du lieu, où il est assis: mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur•
qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il
craint, et attrapper ce qu'il cherche. Au cameleon c'est changement
de passion, mais au poulpe c'est changement d'action. Nous auons
quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte,
et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage: mais c'est4
par l'effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la
iaunisse de nous faire iaunir, mais il n'est pas en la disposition de
nostre volonté. Or ces effects que nous recognoissons aux autres
animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque
faculté plus excellente, qui nous est occulte; comme il est vraysemblable
que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances,•
desquelles nulles apparances ne viennent iusques à nous.
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