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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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Toutesfois la foiblesse de nostre condition, nous pousse souuent
à cette necessité, de nous seruir de mauuais moyens pour vne
bonne fin. Lycurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fut
onques, inuenta cette tres-iniuste façon, pour instruire son peuple à
la temperance, de faire enyurer par force les Elotes, qui estoyent2
leurs serfs: à fin qu'en les voyant ainsi perdus et enseuelis dans
le vin, les Spartiates prinsent en horreur le desbordement de ce
vice. Ceux là auoyent encore plus de tort, qui permettoyent anciennement
que les criminels, à quelque sorte de mort qu'ils fussent
condamnez, fussent deschirez tous vifs par les medecins, pour y
voir au naturel nos parties interieures, et en establir plus de certitude
en leur art: car s'il se faut desbaucher, on est plus excusable,
le faisant pour la santé de l'ame, que pour celle du corps:
comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance et au mespris
des dangers, et de la mort, par ces furieux spectacles de gladiateurs3
et escrimeurs à outrance, qui se combattoient, détailloient,
et entretuoyent en leur presence:

Quid vesani aliud sibi vult ars impia ludi,
Quid mortes iuuenum, quid sanguine pasta voluptas?

Et dura cet vsage iusques à Theodosius l'Empereur.

Arripe dilatam tua, dux, in tempora famam,
Quódque patris superest, successor laudis habeto.
Nullus in vrbe cadat, cuius sit pæna voluptas.
Iam solis contenta feris, infamis arena
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis.4

C'estoit à la verité vn merueilleux exemple, et de tres-grand fruict,
pour l'institution du peuple, de voir tous les iours en sa presence,
cent, deux cents, voire mille coupples d'hommes armez les vns
contre les autres, se hacher en pieces, auec vne si extreme fermeté
de courage, qu'on ne leur vist lascher vne parolle de foiblesse
ou commiseration, iamais tourner le dos, ny faire seulement vn
mouuemont lasche, pour gauchir au coup de leur aduersaire: ains
tendre le col à son espee, et se presenter au coup. Il est aduenu
à plusieurs d'entre eux, estans blessez à mort de force playes,
d'enuoyer demander au peuple, s'il estoit content de leur deuoir,
auant que se coucher pour rendre l'esprit sur la place. Il ne falloit
pas seulement qu'ils combattissent et mourussent constamment,1
mais encore allegrement: en maniere qu'on les hurloit et maudissoit,
si on les voyoit estriuer à receuoir la mort. Les filles mesmes
les incitoient:

Consurgit ad ictus;
Et, quoties victor ferrum iugulo inserit, illa
Delicias ait esse suas, pectúsque iacentis
Virgo modesta iubet conuerso pollice rumpi.

Les premiers Romains employoient à cet exemple les criminels.
Mais depuis on y employa des serfs innocens, et des libres mesmes,
qui se vendoyent pour cet effect: iusques à des Senateurs et Cheualiers2
Romains: et encores des femmes:

Nunc caput in mortem vendunt, et funus arenæ,
Atque hostem sibi quisque parat, cùm bella quiescunt.

Hos inter fremitus nouósque lusus,
Stat sexus rudis insciúsque ferri,
Et pugnas capit improbus viriles.

Ce que ie trouuerois fort estrange et incroyable, si nous n'estions
accoustumez de voir tous les iours en nos guerres, plusieurs miliasses
d'hommes estrangers, engageants pour de l'argent leur
sang et leur vie, à des querelles, où ils n'ont aucun interest.3

CHAPITRE XXIIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXIV.)
De la grandeur Romaine

IE ne veux dire qu'vn mot de cet argument infiny, pour montrer
la simplesse de ceux, qui apparient à celle là, les chetiues grandeurs
de ce temps.   Au septiesme liure des epistres familieres de
Cicero (et que les grammairiens en ostent ce surnom, de familieres,
s'ils veulent, car à la verité il n'y est pas fort à propos: et ceux qui
au lieu de familieres y ont substitué ad familiares, peuuent tirer
quelque argument pour eux, de ce que dit Suetone en la vie de
Cæsar, qu'il y auoit vn volume de lettres de luy ad familiares) il y
en a vne, qui s'adresse à Cæsar estant lors en la Gaule, en laquelle
Cicero redit ces mots, qui estoyent sur la fin d'vn' autre lettre,
que Cæsar luy auoit escrit: Quant à Marcus Furius, que tu m'as
recommandé, ie le feray Roy de Gaule, et si tu veux, que i'aduance
quelque autre de tes amis, enuoye le moy. Il n'estoit pas nouueau1
à vn simple citoyen Romain, comme estoit lors Cæsar, de disposer
des Royaumes, car il osta bien au Roy Deiotarus le sien, pour
le donner à vn Gentil-homme de la ville de Pergame nommé
Mithridates. Et ceux qui escriuent sa vie enregistrent plusieurs
Royaumes par luy vendus: et Suetone dit qu'il tira pour vn coup,
du Roy Ptolomæus, trois millions six cens mill' escus, qui fut bien
pres de luy vendre le sien.

Tot Galatæ, tot Pontus eat, tot Lydia nummis.
Marcus Antonius disoit que la grandeur du peuple Romain ne
se montrait pas tant, par ce qu'il prenoit, que par ce qu'il donnoit.2
Si en auoit il quelque siecle auant Antonius, osté vn entre autres,
d'authorité si merueilleuse, qu'en toute son histoire, ie ne sçache
marque, qui porte plus haut le nom de son credit. Antiochus possedoit
toute l'Ægypte, et estoit apres à conquerir Cypre, et autres
demeurants de cet empire. Sur le progrez de ses victoires, C. Popilius
arriua à luy de la part du Senat: et d'abordée, refusa de
luy toucher à la main, qu'il n'eust premierement leu les lettres
qu'il luy apportoit. Le Roy les ayant leuës, et dict, qu'il en delibereroit:
Popilius circonscrit la place où il estoit auec sa baguette,
en luy disant: Ren moy responce, que ie puisse rapporter au Senat,3
auant que tu partes de ce cercle. Antiochus estonné de la rudesse
d'vn si pressant commandement, apres y auoir vn peu songé: Ie
feray, dit-il, ce que le Senat me commande. Lors le salüa Popilius,
comme amy du peuple Romain. Auoir renoncé à vne si grande
Monarchie, et cours d'vne si fortunée prosperité, par l'impression
de trois traits d'escriture! Il eut vrayement raison, comme il fit,
d'enuoyer depuis dire au Senat par ses ambassadeurs, qu'il auoit
receu leur ordonnance, de mesme respect, que si elle fust venuë
des Dieux immortels.   Tous les Royaumes qu'Auguste gaigna par
droict de guerre, il les rendit à ceux qui les auoyent perdus, ou4
en fit present à des estrangers. Et sur ce propos Tacitus parlant
du Roy d'Angleterre Cogidunus, nous fait sentir par vn merueilleux
traict cette infinie puissance. Les Romains, dit-il, auoyent
accoustumé de toute ancienneté, de laisser les Roys, qu'ils auoyent
surmontez, en la possession de leurs Royaumes, soubs leur authorité:
à ce qu'ils eussent des Roys mesmes, vtils de la seruitude:
Vt haberent instrumenta seruitutis et reges. Il est vray-semblable,
que Solyman, à qui nous auons veu faire liberalité du Royaume
d'Hongrie, et autres estats, regardoit plus à cette consideration,
qu'à celle qu'il auoit accoustumé d'alleguer; Qu'il estoit saoul et
chargé, de tant de Monarchies et de domination, que sa vertu, ou
celle de ses ancestres, luy auoyent acquis.1

CHAPITRE XXV.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXV.)
De ne contrefaire le malade.

IL y a vn epigramme en Martial qui est des bons, car il y en a chez
luy de toutes sortes: où il recite plaisamment l'histoire de
Cælius, qui pour fuir à faire la cour à quelques grans à Rome, se
trouuer à leur leuer, les assister et les suyure, fit la mine d'auoir
la goute: et pour rendre son excuse plus vray-semblable, se faisoit
oindre les iambes, les auoit enueloppees, et contre-faisoit entierement
le port et la contenance d'vn homme gouteux. En fin la
Fortune luy fit ce plaisir de l'en rendre tout à faict.

Tantum cura potest et ars doloris!
Desiit fingere Cœlius podagram.2
I'ay veu en quelque lieu d'Appian, ce me semble, vne pareille
histoire, d'vn qui voulant eschapper aux proscriptions des triumvirs
de Rome, pour se desrober de la cognoissance de ceux qui le poursuyuoient,
se tenant caché et trauesti, y adiousta encore cette
inuention, de contre-faire le borgne: quand il vint à recouurer vn
peu plus de liberté, et qu'il voulut deffaire l'emplatre qu'il auoit
long temps porté sur son œil, il trouua que sa veuë estoit effectuellement
perdue soubs ce masque. Il est possible que l'action de la
veuë s'estoit hebetée, pour auoir esté si long temps sans exercice,
et que la force visiue s'estoit toute reietée en l'autre œil. Car nous3
sentons euidemment que l'œil que nous tenons couuert, r'enuoye à
son compaignon quelque partie de son effect: en maniere que
celuy qui reste, s'en grossit et s'en enfle. Comme aussi l'oisiueté,
auec la chaleur des liaisons et des medicamens, auoit bien peu
attirer quelque humeur podagrique au gouteux de Martial.   Lisant
chez Froissard, le vœu d'vne troupe de ieunes Gentils-hommes
Anglois, de porter l'œil gauche bandé, iusques à ce qu'ils eussent
passé en France, et exploité quelque faict d'armes sur nous: ie
me suis souuent chatouïllé de ce pensement, qu'il leur eust pris,
comme à ces autres, et qu'ils se fussent trouuez tous éborgnez au
reuoir des maistresses, pour lesquelles ils auoyent faict
l'entreprise.   Les meres ont raison de tancer leurs enfans, quand ils
contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres
defauts de la personne: car outre ce que le corps ainsi tendre en
peut receuoir vn mauuais ply, ie ne sçay comment il semble que1
la Fortune se ioüe à nous prendre au mot: et i'ay ouy reciter
plusieurs exemples de gens deuenus malades ayant dessigné de
feindre l'estre. De tout temps i'ay apprins de charger ma main et
à cheual et à pied, d'vne baguette ou d'vn baston: iusques à y
chercher de l'elegance, et m'en seiourner, d'vne contenance affettée.
Plusieurs m'ont menacé, que Fortune tourneroit vn iour
cette mignardise en necessité. Ie me fonde sur ce que ie seroy le
premier goutteux de ma race.   Mais alongeons ce chapitre et le
bigarrons d'vne autre piece, à propos de la cecité. Pline dit d'vn,
qui songeant estre aueugle en dormant, se le trouua l'endemain,2
sans aucune maladie precedente. La force de l'imagination peut
bien ayder à cela, comme i'ay dit ailleurs, et semble que Pline
soit de cet aduis: mais il est plus vray-semblable, que les mouuemens
que le corps sentoit au dedans, desquels les medecins trouueront,
s'ils veulent, la cause, qui luy ostoient la veuë, furent
occasion du songe.   Adioustons encore vn' histoire voisine de ce
propos, que Seneque recite en l'vne de ses lettres: Tu sçais, dit-il,
escriuant à Lucilius, que Harpasté la folle de ma femme, est demeurée
chez moy pour charge hereditaire: car de mon goust ie
suis ennemy de ces montres, et si i'ay enuie de rire d'vn fol, il3
ne me le faut chercher guere loing, ie ris de moy-mesme. Cette
folle, a subitement perdu la veuë. Ie te recite chose estrange,
mais veritable: elle ne sent point qu'elle soit aueugle, et presse
incessamment son gouuerneur de l'emmener, par ce qu'elle dit
que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, ie te prie
croire, qu'il aduient à chacun de nous: nul ne cognoist estre
auare, nul conuoiteux. Encore les aueugles demandent vn guide,
nous nous fouruoions de nous mesmes. Ie ne suis pas ambitieux,
disons nous, mais à Rome on ne peut viure autrement: ie ne suis
pas sumptueux, mais la ville requiert vne grande despence: ce
n'est pas ma faute, si ie suis cholere, si ie n'ay encore establi aucun
train asseuré de vie, c'est la faute de la ieunesse. Ne cherchons1
pas hors de nous nostre mal, il est chez nous: il est planté en nos
entrailles. Et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades,
nous rend la guerison plus malaisée. Si nous ne commençons de
bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourueu à tant de
playes et à tant de maux? Si auons nous vne tres-douce medecine,
que la philosophie: car des autres, on n'en sent le plaisir, qu'apres
la guerison, cette cy plaist et guerit ensemble. Voyla ce que dit
Seneque, qui m'a emporté hors de mon propos: mais il y a du profit
au change.

CHAPITRE XXVI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXVI.)
Des pouces.

TACITVS recite que parmy certains Roys barbares, pour faire vne2
obligation asseurée, leur maniere estoit, de joindre estroictement
leurs mains droites l'vne à l'autre, et s'entrelasser les pouces:
et quand à force de les presser le sang en estoit monté au bout,
ils les blessoient de quelque legere pointe, et puis se les
entresuçoient.   Les medecins disent, que les pouces sont les maistres
doigts de la main, et que leur etymologie Latine vient de pollere.
Les Grecs l'appellent αντιχειρ, comme qui diroit vne autre main. Et
il semble que par fois les Latins les prennent aussi en ce sens, de
main entiere:

Sed nec vocibus excitata blandis,3
Molli pollice nec rogata, surgit.

C'estoit à Rome vne signification de faueur, de comprimer et
baisser les pouces:

Fautor vtroque tuum laudabit pollice ludum:

et de desfaueur de les hausser et contourner au dehors:

Conuerso pollice vulgi,
Quemlibet occidunt populariter.
Les Romains dispensoient de la guerre, ceux qui estoient blessez
au pouce, comme s'ils n'auoient plus la prise des armes assez
ferme. Auguste confisqua les biens à vn Cheualier Romain, qui
auoit par malice couppé les pouces à deux siens ieunes enfans,1
pour les excuser d'aller aux armées: et auant luy, le Senat du
temps de la guerre Italique, auoit condamné Caius Vatienus à prison
perpetuelle, et luy auoit confisqué tous ses biens, pour s'estre
à escient couppé le pouce de la main gauche, pour s'exempter de
ce voyage.   Quelqu'vn, dont il ne me souuient point, ayant
gaigné vne bataille nauale, fit coupper les pouces à ses ennemis
vaincus pour leur oster le moyen de combattre et de tirer la rame.
Les Atheniens les firent coupper aux Æginetes, pour leur oster la
preference en l'art de marine.   En Lacedemone le maistre chastioit
les enfans en leur mordant le pouce.2

CHAPITRE XXVII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXVII.)
Coüardise mere de la cruauté.

I'AY souuent ouy dire, que la coüardise est mere de la cruauté:
et si ay par experience apperçeu, que cette aigreur, et aspreté
de courage malitieux et inhumain, s'accompaigne coustumierement
de mollesse feminine. I'en ay veu des plus cruels, subiets à pleurer
aiséement, et pour des causes friuoles. Alexandre tyran de Pheres,
ne pouuoit souffrir d'ouyr au theatre le ieu des tragedies, de peur
que ses cytoyens ne le vissent gemir aux malheurs d'Hecuba, et
d'Andromache, luy qui sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant
de gens tous les iours. Seroit-ce foiblesse d'ame qui les rendist
ainsi ployables à toutes extremitez? La vaillance, de qui c'est l'effect3
de s'exercer seulement contre la resistence,

Nec nisi bellantis gaudet ceruice iuuenci,

s'arreste à voir l'ennemy à sa mercy. Mais la pusillanimité, pour
dire qu'elle est aussi de la feste, n'ayant peu se mesler à ce premier
rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les
meurtres des victoires, s'exercent ordinairement par le peuple, et
par les officiers du bagage. Et ce qui fait voir tant de cruautez
inouies aux guerres populaires, c'est que cette canaille de vulgaire
s'aguerrit, et se gendarme, à s'ensanglanter iusques aux coudes,
et deschiqueter vn corps à ses pieds, n'ayant resentiment d'autre
vaillance.1

Et lupus et turpes instant morientibus vrsi,
Et quæcunque minor nobilitale fera est.

Comme les chiens coüards, qui deschirent en la maison, et mordent
les peaux des bestes sauuages, qu'ils n'ont osé attaquer aux
champs. Qu'est-ce qui faict en ce temps, nos querelles toutes mortelles?
et que là où nos peres auoyent quelque degré de vengeance,
nous commençons à cette heure par le dernier: et ne se parle
d'arriuée que de tuer? Qu'est-ce, si ce n'est coüardise?   Chacun
sent bien, qu'il y a plus de brauerie et desdain, à battre son ennemy,
qu'à l'acheuer, et de le faire bouquer, que de le faire mourir.2
D'auantage que l'appetit de vengeance s'en assouuit et contente
mieux: car elle ne vise qu'à donner ressentiment de soy. Voyla
pourquoy, nous n'attaquons pas vne beste, ou vne pierre, quand
elle nous blesse, d'autant qu'elles sont incapables de sentir nostre
reuenche. Et de tuer vn homme, c'est le mettre à l'abry de nostre
offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à vn meschant homme, le
sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais ie crains que ie ne le
voye pas: et plaignoit les Orchomeniens, de ce que la penitence que
Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venoit en saison,
qu'il n'y auoit personne de reste, de ceux qui en auoient esté interessez,3
et ausquels deuoit toucher le plaisir de cette penitence.
Tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy enuers lequel
elle s'employe, pert le moyen de la souffrir. Car comme le vengeur
y veut voir, pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il
se venge, y voye aussi, pour en receuoir du desplaisir, et de la repentance.
Il s'en repentira, disons nous. Et pour luy auoir donné
d'une pistolade en la teste, estimons nous qu'il s'en repente? Au
rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouuerons qu'il nous
fait la mouë en tombant. Il ne nous en sçait pas seulement mauuais
gré, c'est bien loing de s'en repentir. Et luy prestons le plus4
fauorable de touts les offices de la vie, qui est de le faire mourir
promptement et insensiblement. Nous sommes à conniller, à trotter,
et à fuir les officiers de la iustice, qui nous suyuent: et luy
est en repos. Le tuer, est bon pour euiter l'offence à venir, non
pour venger celle qui est faicte. C'est vne action plus de crainte,
que de brauerie: de precaution, que de courage: de defense, que
d'entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là, et la vraye fin
de la vengeance, et le soing de nostre reputation. Nous craignons,
s'il demeure en vie, qu'il nous recharge d'vne pareille. Ce n'est
pas contre luy, c'est pour toy, que tu t'en deffais.   Au Royaume
de Narsingue cet expedient nous demeureroit inutile. Là, non
seulement les gents de guerre, mais aussi les artisans, demeslent1
leurs querelles à coups d'espée. Le Roy ne refuse point le camp à
qui se veut battre: et assiste, quand ce sont personnes de qualité:
estrenant le victorieux d'vne chaisne d'or: mais pour laquelle conquerir,
le premier, à qui il en prend enuie, peut venir aux armes
auec celuy qui la porte. Et pour s'estre desfaict d'vn combat, il en
a plusieurs sur les bras.   Si nous pensions par vertu estre tousiours
maistres de nostre ennemy, et le gourmander à nostre
poste, nous serions bien marris qu'il nous eschappast, comme il
faict en mourant. Nous voulons vaincre plus seurement qu'honorablement.
Et cherchons plus la fin, que la gloire, en nostre querelle.2
   Asinius Pollio, pour vn honneste homme moins excusable,
representa vne erreur pareille: qui ayant escript des inuectiues
contre Plancus, attendoit qu'il fust mort, pour les publier. C'estoit
faire la figue à vn aueugle et dire des pouïlles à vn sourd, et offenser
vn homme sans sentiment plustost que d'encourir le hazard de
son ressentiment. Aussi disoit on pour luy, que ce n'estoit qu'aux
lutins de luitter les morts. Celuy qui attend à veoir trespasser
l'autheur, duquel il veut combattre les escrits, que dit-il, sinon
qu'il est foible et noisif? On disoit à Aristote, que quelqu'vn auoit
mesdit de luy: Qu'il face plus, dit-il, qu'il me fouëtte, pourueu3
que ie n'y soy pas.   Nos peres se contentoyent de reuencher vne
iniure par vn démenti, vn démenti par vn coup, et ainsi par ordre.
Ils estoient assez valeureux pour ne craindre pas leur aduersaire,
viuant, et outragé. Nous tremblons de frayeur, tant que nous le
voyons en pieds. Et qu'il soit ainsi, nostre belle pratique d'auiourdhuy,
porte elle pas de poursuyure à mort, aussi bien celuy
que nous auons offencé, que celuy qui nous a offencez? C'est aussi
vne espece de lascheté, qui a introduit en nos combats singuliers,
cet vsage, de nous accompagner de seconds, et tiers, et quarts.
C'estoit anciennement des duels, ce sont à cette heure rencontres,
et batailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l'inuenterent:
Quum in se cuique minimum fiduciæ esset. Car naturellement
quelque compagnie que ce soit, apporte confort, et soulagement
au danger. On se seruoit anciennement de personnes
tierces, pour garder qu'il ne s'y fist desordre et desloyauté, et
pour tesmoigner de la fortune du combat. Mais depuis qu'on a pris
ce train, qu'ils s'engagent eux mesmes, quiconque y est conuié, ne
peut honnestement s'y tenir comme spectateur, de peur qu'on ne1
luy attribue, que ce soit faute ou d'affection, ou de cœur. Outre
l'iniustice d'vne telle action, et vilenie, d'engager à la protection
de vostre honneur, autre valeur et force que la vostre, ie trouue
du desaduantage à vn homme de bien, et qui pleinement se fie de
soy, d'aller mesler sa fortune, à celle d'vn second: chacun court
assez de hazard pour soy, sans le courir encore pour vn autre: et
a assez à faire à s'asseurer en sa propre vertu, pour la deffence de
sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car s'il n'a
esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c'est vne
partie liée. Si vostre second est à terre, vous en auez deux sus les2
bras, auec raison. Et de dire que c'est supercherie, elle l'est voirement:
comme de charger bien armé, vn homme qui n'a qu'vn
tronçon d'espée; ou tout sain, vn homme qui est desia fort blessé.
Mais si ce sont auantages, que vous ayez gaigné en combatant,
vous vous en pouuez seruir sans reproche. La disparité et inegalité
ne se poise et considere, que de l'estat en quoy se commence
la meslée: du reste prenez vous en à la Fortune. Et quand vous
en aurez tout seul, trois sur vous, vos deux compaignons s'estant
laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort, que ie ferois à la
guerre, de donner vn coup d'espee à l'ennemy, que ie verrois attaché3
à l'vn des nostres, de pareil auantage. La nature de la societé
porte, où il y a trouppe contre trouppe (comme où nostre
Duc d'Orleans, deffia le Roy d'Angleterre Henry, cent contre cent,
trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacedemoniens:
trois à trois, comme les Horatiens contre les Curiatiens)
que la multitude de chasque part, n'est considerée que pour vn
homme seul. Par tout où il y a compagnie, le hazard y est confus
et meslé.   I'ay interest domestique à ce discours. Car mon frere
sieur de Matecoulom, fut conuié à Rome, à seconder vn Gentil-homme
qu'il ne cognoissoit guere, lequel estoit deffendeur, et appellé
par vn autre. En ce combat, il se trouua de fortune auoir en
teste, vn qui luy estoit plus voisin et plus cogneu (ie voudrois qu'on
me fist raison de ces loix d'honneur, qui vont si souuent choquant
et troublant celles de la raison). Apres s'estre desfaict de son
homme, voyant les deux maistres de la querelle, en pieds encores,
et entiers, il alla descharger son compaignon. Que pouuoit
il moins? deuoit-il se tenir coy, et regarder deffaire, si le sort
l'eust ainsi voulu, celuy pour la deffence duquel, il estoit là venu?
Ce qu'il auoit faict iusques alors, ne seruoit rien à la besongne: la1
querelle estoit indecise. La courtoisie que vous pouuez, et certes
deuez faire à vostre ennemy, quand vous l'auez reduict en mauuais
termes, et à quelque grand desaduantage, ie ne vois pas
comment vous la puissiez faire, quand il va de l'interest d'autruy,
où vous n'estes que suiuant, où la dispute n'est pas vostre. Il ne
pouuoit estre ny iuste, ny courtois, au hazard de celuy auquel il
s'estoit presté. Aussi fut-il deliuré des prisons d'Italie, par vne
bien soudaine et solemne recommandation de nostre Roy. Indiscrette
nation. Nous ne nous contentons pas de faire sçauoir nos
vices, et folies, au monde, par reputation: nous allons aux nations2
estrangeres, pour les leur faire voir en presence. Mettez trois François
aux deserts de Lybie, ils ne seront pas vn mois ensemble,
sans se harceler et esgratigner. Vous diriez que cette peregrination,
est vne partie dressée, pour donner aux estrangers le plaisir
de nos tragedies: et le plus souuent à tels, qui s'esiouyssent de
nos maux, et qui s'en moquent. Nous allons apprendre en Italie à
escrimer: et l'exerçons aux despends de nos vies, auant que de le
sçauoir. Si faudroit-il suyuant l'ordre de la discipline, mettre la
theorique auant la pratique. Nous trahissons nostre
apprentissage:3

Primitiæ iuuenum miseræ, bellique futuri
Dura rudimenta!
Ie sçay bien que c'est vn art vtile à sa fin (au duel des deux
Princes, cousins germains, en Hespaigne, le plus vieil, dit Tite
Liue, par l'addresse des armes et par ruse, surmonta facilement les
forces estourdies du plus ieune) et comme i'ay cognu par experience,
duquel la cognoissance a grossi le cœur à aucuns, outre
leur mesure naturelle. Mais ce n'est pas proprement vertu, puis
qu'elle tire son appuy de l'addresse, et qu'elle prend autre fondement
que de soy-mesme. L'honneur des combats consiste en la4
ialousie du courage, non de la science. Et pourtant ay-ie veu
quelqu'vn de mes amis, renommé pour grand maistre en cet exercice,
choisir en ses querelles, des armes, qui luy ostassent le moyen
de cet aduantage: et lesquelles dépendoient entierement de la
Fortune, et de l'asseurance: à fin qu'on n'attribuast sa victoire,
plustost à son escrime, qu'à sa valeur. Et en mon enfance, la noblesse
fuyoit la reputation de bon escrimeur comme iniurieuse:
et se desroboit pour l'apprendre, comme mestier de subtilité, desrogeant
à la vraye et naïfue vertu.

Non schiuar, non parar, non ritirarsi,
Voglion costor, nè qui destrezza ha parte;
Non danno i colpi finti hor pieni, hor scarsi,
Toglie l'ira e il furor l'vso de l'arte,1
Odi le spade horribilmente vrtarsi
A mezzo il ferro, il piè d'orma non parte,
Sempre è il piè fermo, é la man sempre in moto;
Nè scende taglio in van, ne punta a voto.
Les butes, les tournois, les barrieres, l'image des combats guerriers,
estoyent l'exercice de nos peres. Cet autre exercice, est
d'autant moins noble, qu'il ne regarde qu'vne fin priuée: qui nous
apprend à nous entreruyner, contre les loix et la iustice: et qui en
toute façon, produict tousiours des effects dommageables. Il est
bien plus digne et mieux seant, de s'exercer en choses qui asseurent,2
non qui offencent nostre police: qui regardent la publique
seurté et la gloire commune. Publius Rutilius Consus fut le premier,
qui instruisit le soldat, à manier ses armes par adresse et
science, qui conioignit l'art à la vertu: non pour l'vsage de querelle
priuée, ce fut pour la guerre et querelles du peuple Romain. Escrime
populaire et ciuile. Et outre l'exemple de Cæsar, qui ordonna aux
siens de tirer principalement au visage des gensdarmes de Pompeius
en la bataille de Pharsale: mille autres chefs de guerre se sont
ainsin aduisez, d'inuenter nouuelle forme d'armes, nouuelle forme
de frapper et de se couurir, selon le besoing de l'affaire present.3
Mais tout ainsi que Philopœmen condamna la lucte, en quoy il
excelloit, d'autant que les preparatifs qu'on employoit à cet exercice,
estoient diuers à ceux, qui appartiennent à la discipline militaire, à
laquelle seule il estimoit les gens d'honneur, se deuoir amuser:
il me semble aussi, que cette adresse à quoy on façonne ses membres,
ces destours et mouuements, à quoy on dresse la ieunesse, en
cette nouuelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires
plustost, et dommageables à l'vsage du combat militaire. Aussi
y employent communement noz gents, des armes particulieres, et
peculierement destinées à cet vsage. Et i'ay veu, qu'on ne trouuoit4
guere bon, qu'vn Gentil-homme, conuié à l'espée et au poignard,
s'offrist en equipage de gendarme. Ny qu'vn autre offrist d'y aller
auec sa cape, au lieu du poignard. Il est digne de consideration,
que Lachez, en Platon, parlant d'vn apprentissage de manier les
armes, conforme au nostre, dit n'auoir iamais de cette eschole veu
sortir nul grand homme de guerre, et nomméement des maistres
d'icelle. Quant à ceux là, nostre experience en dit bien autant. Du
reste, aumoins pouuons nous tenir que ce sont suffisances de nulle
relation et correspondance. Et en l'institution des enfants de sa
police, Platon interdit les arts de mener les poings, introduittes par
Amycus et Epeius: et de lucter, par Antæus et Cecyo: par ce
qu'elles ont autre but, que de rendre la ieunesse apte au seruice1
bellique, et n'y conferent point. Mais ie m'en vois vn peu bien à
gauche de mon theme.   L'Empereur Maurice, estant aduerty par
songes, et plusieurs prognostiques, qu'vn Phocas, soldat pour lors
incognu, le deuoit tuer: demandoit à son gendre Philippus, qui
estoit ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses mœurs: et comme
entre autres choses Philippus luy dict, qu'il estoit lasche et craintif,
l'Empereur conclud incontinent par là, qu'il estoit doncq meurtrier
et cruel. Qui rend les tyrans si sanguinaires? c'est le soing
de leur seurté, et que leur lasche cœur, ne leur fournit d'autres
moyens de s'asseurer, qu'en exterminant ceux qui les peuuent offencer,2
iusques aux femmes, de peur d'vne esgratigneure.

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

Les premieres cruautez s'exercent pour elles mesmes, de là s'engendre
la crainte d'vne iuste reuanche, qui produict apres vne enfileure
de nouuelles cruautez, pour les estouffer les vnes par les
autres. Philippus Roy de Macedoine, celuy qui eust tant de fusées à
demesler auec le peuple Romain, agité de l'horreur de meurtres
commis par son ordonnance: ne se pouuant resoudre contre tant
de familles, en diuers temps offensées: print party de se saisir de
touts les enfants de ceux qu'il auoit faict tuer, pour de iour en3
iour les perdre l'vn apres l'autre, et ainsin establir son repos.
Les belles matieres siesent bien en quelque place qu'on les
seme. Moy, qui ay plus de soin du poids et vtilité des discours, que
de leur ordre et suite, ne doy pas craindre de loger icy vn peu à
l'escart, vne tres-belle histoire. Quand elles sont si riches de leur
propre beauté, et se peuuent seules trop soustenir, ie me contente
du bout d'vn poil, pour les ioindre à mon propos.   Entre les
autres condamnez par Philippus, auoit esté vn Herodicus, Prince
des Thessaliens. Apres luy, il auoit encore depuis faict mourir ses
deux gendres, laissants chacun vn fils bien petit. Theoxena et Archo
estoyent les deux vefues. Theoxena ne peut estre induicte à
se remarier, en estant fort poursuyuie. Archo espousa Poris, le
premier homme d'entre les Æniens, et en eut nombre d'enfants,
qu'elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d'vne
charité maternelle enuers ses nepueux, pour les auoir en sa conduitte
et protection, espousa Poris. Voicy venir la proclamation de
l'edict du Roy. Cette courageuse mere, se deffiant et de la cruauté
de Philippus, et de la licence de ses satellites enuers cette belle et
tendre ieunesse, osa dire, qu'elle les tueroit plustost de ses mains,1
que de les rendre. Poris effrayé de cette protestation, luy promet
de les desrober, et emporter à Athenes, en la garde d'aucuns
siens hostes fidelles. Ils prennent occasion d'vne feste annuelle,
qui se celebroit à Ænie en l'honneur d'Æneas, et s'y en vont. Ayans
assisté le iour aux ceremonies et banquet publique, la nuict ils
s'escoulent en vn vaisseau preparé, pour gaigner païs par mer. Le
vent leur fut contraire: et se trouuans l'endemain à la veuë de la
terre, d'où ils auoyent desmaré, furent suyuis par les gardes des
ports. Au ioindre, Poris s'embesoignant à haster les mariniers
pour la fuitte, Theoxena forcenée d'amour et de vengeance, se2
reiettant à sa premiere proposition, fait apprest d'armes et de poison,
et les presentant à leur veuë: Or sus mes enfants, la mort est
meshuy le seul moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere
aux Dieux de leur saincte iustice: ces espées traictes, ces couppes
pleines vous en ouurent l'entrée. Courage. Et toy mon fils, qui
es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte.
Ayants d'vn costé cette vigoureuse conseillere, les ennemis de l'autre,
à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui luy fut le
plus à main. Et demy morts furent iettez en la mer. Theoxena fiere
d'auoir si glorieusement pourueu à la seureté de tous ses enfants,3
accollant chaudement son mary: Suyuons ces garçons, mon amy,
et iouyssons de mesme sepulture auec eux. Et se tenants ainsin
embrassez, se precipiterent: de maniere que le vaisseau fut ramené
à bord, vuide de ses maistres.   Les tyrans pour faire tous
les deux ensemble, et tuer, et faire sentir leur colere, ils ont employé
toute leur suffisance, à trouuer moyen d'allonger la mort. Ils
veulent que leurs ennemis s'en aillent, mais non pas si viste, qu'ils
n'ayent loisir de sauourer leur vengeance. Là dessus ils sont en
grand peine: car si les tourmens sont violents, ils sont cours: s'ils
sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré: les voyla à4
dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l'antiquité;
et ie ne sçay si sans y penser, nous ne retenons pas quelque
trace de cette barbarie.   Tout ce qui est au delà de la mort simple,
me semble pure cruauté. Nostre iustice ne peut esperer, que
celuy que la crainte de mourir et d'estre decapité, ou pendu, ne
gardera de faillir; en soit empesché, par l'imagination d'vn feu
languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et ie ne sçay cependant,
si nous les iettons au desespoir. Car en quel estat peut estre
l'ame d'vn homme, attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur
vne rouë, ou à la vieille façon cloué à vne croix? Iosephe recite, que1
pendant les guerres des Romains en Iudée, passant où lon auoit
crucifié quelques Iuifs, trois iours y auoit, il recogneut trois de ses
amis, et obtint de les oster de là; les deux moururent, dit-il, l'autre
vescut encore depuis.   Chalcondyle homme de foy, aux memoires
qu'il a laissé des choses aduenues de son temps, et pres de
luy, recite pour extreme supplice, celuy que l'Empereur Mechmed
pratiquoit souuent, de faire trancher les hommes en deux parts,
par le faux du corps, à l'endroit du diaphragme, et d'vn seul coup
de simeterre: d'où il arriuoit, qu'ils mourussent comme de deux
morts à la fois: et voyoit-on, dit-il, l'vne et l'autre part pleine de2
vie, se demener long temps apres pressée de tourment. Ie n'estime
pas, qu'il y eust grand'souffrance en ce mouuement. Les supplices
plus hideux à voir, ne sont pas tousiours les plus forts à souffrir.
Et trouue plus atroce ce que d'autres historiens en recitent contre
des Seigneurs Epirotes, qu'il les feit escorcher par le menu, d'vne
dispensation si malicieusement ordonnée, que leur vie dura quinze
iours à cette angoisse.   Et ces deux autres. Crœsus avant faict
prendre vn Gentilhomme fauori de Pantaleon son frere, le mena
en la boutique d'vn foullon, où il le feit gratter et carder, à coups
de cardes et peignes de ce mestier, iusques à ce qu'il en mourut.3
George Sechel chef de ces paysans de Polongne, qui soubs
tiltre de la Croysade, firent tant de maux, deffaict en battaille par
le Vayuode de Transsiluanie, et prins, fut trois iours attaché nud
sur vn cheualet; exposé à toutes les manieres de tourmens que
chacun pouuoit apporter contre luy: pendant lequel temps on fit
ieusner plusieurs autres prisonniers. En fin, luy viuant et voyant,
on abbreuua de son sang Lucat son cher frere, et pour le salut duquel
seul il prioit, tirant sur soy toute l'enuie de leurs meffaits:
et fit on paistre vingt de ses plus fauoris Capitaines, deschirans à
belles dents sa chair, et en engloutissants les morceaux. Le reste
du corps, et parties du dedans, luy expiré, furent mises bouillir,
qu'on fit manger à d'autres de sa suitte.

CHAPITRE XXVIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXVIII.)
Toutes choses ont leur saison.

CEVX qui apparient Caton le Censeur, au ieune Caton meurtrier
de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes voisines.
Le premier exploitta la sienne à plus de visages, et precelle
en exploits militaires, et en vtilité de ses vacations publiques. Mais
la vertu du ieune, outre ce que c'est blaspheme de luy en apparier
nulle en vigueur, fut bien plus nette. Car qui deschargeroit d'enuie
et d'ambition, celle du Censeur, ayant osé chocquer l'honneur de1
Scipion, en bonté et en toutes parties d'excellence, de bien loing
plus grand que luy, et que tout autre homme de son siecle?   Ce
qu'on dit entre autres choses de luy, qu'en son extreme vieillesse,
il se mit à apprendre la langue Grecque, d'vn ardant appetit,
comme pour assouuir vne longue soif, ne me semble pas luy estre
fort honnorable. C'est proprement ce que nous disons, retomber en
enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout. Et
ie puis dire mon patenostre hors de propos. Comme on defera
T. Quintius Flaminius, de ce qu'estant general d'armée, on l'auoit
veu à quartier sur l'heure du conflict, s'amusant à prier Dieu, en2
vne battaille, qu'il gaigna.

Imponit finem sapiens et rebus honestis.
Eudemonidas voyant Xenocrates fort vieil s'empresser aux leçons
de son escole: Quand sçaura cettuy-cy, dit-il, s'il apprend encore?
Et Philopœmen, à ceux qui hault-louoyent le Roy Ptolomæus, de ce
qu'il durcissoit sa personne tous les iours à l'exercice des armes:
Ce n'est, dit-il, pas chose louable à vn Roy de son aage, de s'y exercer,
il les deuoit hormais reellement employer. Le ieune doit faire
ses apprests, le vieil en iouïr, disent les sages. Et le plus grand
vice qu'ils remerquent en nous, c'est que noz desirs raieunissent
sans cesse. Nous recommençons tousiours à viure.   Nostre estude
et nostre enuie deuroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous
auons le pied à la fosse, et noz appetis et poursuites ne font que
naistre.

Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et, sepulcri
Immemor, struis domos.

Le plus long de mes desseins n'a pas vn an d'estenduë: ie ne pense1
desormais qu'à finir: me deffay de toutes nouuelles esperances et
entreprinses: prens mon dernier congé de tous les lieux, que ie
laisse: et me depossede tous les iours de ce que i'ay. Olim iam nec
perit quicquam mihi, nec acquiritur, plus superest viatici quàm
viæ.

Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi.
C'est en fin tout le soulagement que ie trouue en ma vieillesse,
qu'elle amortist en moy plusieurs desirs et soings, dequoy la vie
est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses,
de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend2
à parler, lors qu'il luy faut apprendre à se taire pour iamais.
On peut continuer à tout temps l'estude, non pas l'escholage.
La sotte chose, qu'vn vieillard abecedaire!

Diuersos diuersa iuuant, non omnibus annis
Omnia conueniunt.
S'il faut estudier, estudions vn estude sortable à nostre condition:
afin que nous puissions respondre, comme celuy, à qui quand
on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude: A m'en
partir meilleur, et plus à mon aise, respondit-il. Tel estude fut celuy
du ieune Caton, sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au3
discours de Platon, de l'eternité de l'ame. Non, comme il faut
croire, qu'il ne fust de long temps garny de toute sorte de munition
pour vn tel deslogement. D'asseurance, de volonté ferme, et
d'instruction, il en auoit plus que Platon n'en a en ses escrits. Sa
science et son courage estoient pour ce regard, au dessus de la
philosophie. Il print cette occupation, non pour le seruice de sa
mort, mais comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil,
en l'importance d'vne telle deliberation, il continua aussi sans
choix et sans changement, ses estudes, auec les autres actions accoustumées
de sa vie. La nuict, qu'il vint d'estre refusé de la Preture,4
il la passa à iouer. Celle en laquelle il deuoit mourir, il la
passa à lire. La perte ou de la vie, ou de l'office, tout luy fut vn.

CHAPITRE XXIX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXIX.)
De la vertu.

IE trouue par experience, qu'il y a bien à dire entre les boutées
et saillies de l'ame, ou vne resolue et constante habitude: et voy
bien qu'il n'est rien que nous ne puissions, voire iusques à surpasser
la diuinité mesme, dit quelqu'vn, d'autant que c'est plus, de
se rendre impassible de soy, que d'estre tel, de sa condition originelle:
et iusques à pouuoir ioindre à l'imbecillité de l'homme,
vne resolution et asseurance de Dieu. Mais c'est par secousse. Et
és vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits1
miraculeux, et qui semblent de bien loing surpasser noz forces naturelles:
mais ce sont traits à la verité: et est dur à croire, que
de ces conditions ainsin esleuées, on en puisse teindre et abbreuuer
l'ame, en maniere, qu'elles luy deuiennent ordinaires, et comme
naturelles. Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes qu'auortons
d'hommes, d'eslancer par fois nostre ame, esueillée par
les discours, ou exemples d'autruy, bien loing au delà de son ordinaire.
Mais c'est vne espece de passion, qui la pousse et agite, et
qui la rauit aucunement hors de soy: car ce tourbillon franchi,
nous voyons, que sans y penser elle se desbande et relasche d'elle2
mesme, sinon iusques à la derniere touche; au moins iusques à
n'estre plus celles-là: de façon que lors, à toute occasion, pour vn
oyseau perdu, ou vn verre cassé, nous nous laissons esmouuoir à
peu pres comme l'vn du vulgaire. Sauf l'ordre, la moderation, et
la constance, i'estime que toutes choses soient faisables par vn
homme bien manque et deffaillant en gros. A cette cause disent les
sages, il faut pour iuger bien à poinct d'vn homme, principalement
contreroller ses actions communes, et le surprendre en son à
tous les iours.   Pyrrho, celuy qui bastit de l'ignorance vne si
plaisante science, essaya, comme tous les autres vrayement philosophes,
de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et par ce qu'il
maintenoit la foiblesse du iugement humain, estre si extreme, que
de ne pouuoir prendre party ou inclination: et le vouloit suspendre
perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses,
comme indifferentes, on conte qu'il se maintenoit tousiours de
mesme façon, et visage: s'il auoit commencé vn propos, il ne laissoit
pas de l'acheuer, quand celuy à qui il parloit s'en fust allé:
s'il alloit, il ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentast,
conserué des precipices, du heurt des charrettes, et autres1
accidens par ses amis. Car de craindre ou euiter quelque chose,
c'eust esté choquer ses propositions, qui ostoient au sens mesmes,
toute eslection et certitude. Quelquefois il souffrit d'estre incisé et
cauterisé, d'vne telle constance, qu'on ne luy en veit pas seulement
siller les yeux. C'est quelque chose de ramener l'ame à ces imaginations,
c'est plus d'y ioindre les effects, toutesfois il n'est pas impossible:
mais de les ioindre auec telle perseuerance et constance,
que d'en establir son train ordinaire, certes en ces entreprinses si
esloignées de l'vsage commun, il est quasi incroyable qu'on le
puisse. Voyla pourquoy comme il fust quelquefois rencontré en sa2
maison, tançant bien asprement auecques sa sœur, et luy estant reproché
de faillir en cela à son indifferance: Quoy? dit-il, faut-il
qu'encore cette femmelette serue de tesmoignage à mes regles?
Vn'autre fois, qu'on le veit se deffendre d'vn chien: Il est, dit-il,
tres-difficile de despouiller entierement l'homme: et se faut mettre
en deuoir, et efforcer de combattre les choses, premierement par
les effects; mais au pis aller par la raison et par les discours.   Il
y a enuiron sept ou huict ans, qu'à deux lieuës d'icy, vn homme de
village, qui est encore viuant, ayant la teste de long temps rompue
par la ialousie de sa femme, reuenant vn iour de la besongne, et3
elle le bien-veignant de ses crialleries accoustumées, entra en telle
furie, que sur le champ à tout la serpe qu'il tenoit encore en ses
mains, s'estant moissonné tout net les pieces qui la mettoyent en
fieure, les luy ietta au nez. Et il se dit, qu'vn ieune Gentil-homme
des nostres, amoureux et gaillard, ayant par sa perseuerance amolli
en fin le cœur d'vne belle maistresse, desesperé, de ce que sur le
point de la charge, il s'estoit trouué mol luy mesmes et deffailly,
et que,

Non viriliter
Iners senile penis extulerat caput,4

il s'en priua soudain reuenu au logis, et l'enuoya, cruelle et sanglante
victime pour la purgation de son offence. Si c'eust esté par
discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions
nous d'vne si hautaine entreprise?   Depuis peu de iours à Bragerac
à cinq lieuës de ma maison, contremont la riuiere de Dordoigne,
vne femme, ayant esté tourmentée et battue le soir auant,
de son mary chagrin et fascheux de sa complexion, delibera d'eschapper
à sa rudesse au prix de sa vie, et s'estant à son leuer accointée
de ses voisines comme de coustume, leur laissa couler
quelque mot de recommendation de ses affaires, prit vne sienne1
sœur par la main, la mena auec elle sur le pont, et apres auoir
pris congé d'elle, comme par maniere de ieu, sans montrer autre
changement ou alteration, se precipita du hault en bas, en la riuiere,
où elle se perdit. Ce qu'il y a de plus en cecy, c'est que ce
conseil meurit vne nuict entiere dans sa teste.   C'est bien autre
chose, des femmes Indiennes; car estant leur coustume aux maris
d'auoir plusieurs femmes, et à la plus chere d'elles, de se tuer apres
son mary, chacune par le dessein de toute sa vie, vise à gaigner ce
poinct, et cet aduantage sur ses compagnes: et les bons offices
qu'elles rendent à leur mary, ne regardent autre recompence que2
d'estre preferées à la compagnie de sa mort.

Vbi mortifero iacta est fax vltima lecto,
Vxorum fusis stat pia turba comis:
Et certamen habent lethi, quæ viua sequatur
Coniugium: pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammæ pectora præbent,
Imponúntque suis ora perusta viris.
Vn homme escrit encore en noz iours, auoir veu en ces nations
Orientales, cette coustume en credit, que non seulement les femmes
s'enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaues, desquelles il3
a eu iouïssance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mary estant trespassé,
la vefue peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux
ou trois mois d'espace à disposer de ses affaires. Le iour venu elle
monte à cheual, parée comme à nopces: et d'vne contenance gaye,
va, dit elle, dormir auec son espoux, tenant en sa main gauche vn
miroüer, vne flesche en l'autre. S'estant ainsi promenée en pompe,
accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple, en feste,
elle est tantost rendue au lieu public, destiné à tels spectacles.
C'est vne grande place, au milieu de laquelle il y a vne fosse pleine
de bois: et ioignant icelle, vn lieu releué de quatre ou cinq marches:4
sur lequel elle est conduitte, et seruie d'vn magnifique repas.
Apres lequel, elle se met à baller et à chanter: et ordonne,
quand bon luy semble, qu'on allume le feu. Cela faict, elle descent,
et prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils
vont ensemble à la riuiere voisine, où elle se despouille toute nue,
et distribue ses ioyaux et vestements à ses amis, et se va plongeant
en l'eau, comme pour y lauer ses pechez. Sortant de là, elle s'enveloppe
d'vn linge iaune de quatorze brasses de long, et donnant
de rechef la main à ce parent de son mary, s'en reuont sur la
motte, où elle parle au peuple, et recommande ses enfans, si elle
en a. Entre la fosse et la motte, on tire volontiers vn rideau, pour1
leur oster la veuë de cette fournaise ardente: ce qu'aucunes deffendent,
pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire,
vne femme luy presente vn vase plein d'huile à s'oindre la teste et
tout le corps, lequel elle iette dedans le feu, quand elle en a faict:
et en l'instant s'y lance elle mesme. Sur l'heure, le peuple renuerse
sur elle quantité de busches, pour l'empescher de languir: et se
change toute leur ioye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes
de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le
veut enterrer, et là mis en son seant, la vefue à genoux deuant
luy, l'embrassant estroittement: et se tient en ce poinct, pendant2
qu'on bastit au tour d'eux, vn mur, qui venant à se hausser iusques
à l'endroit des espaules de la femme, quelqu'vn des siens par
le derriere prenant sa teste, luy tort le col: et rendu qu'elle a l'esprit,
le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent enseuelis.
En ce mesme païs, il y auoit quelque chose de pareil en leurs
Gymnosophistes: car non par la contrainte d'autruy, non par l'impetuosité
d'vn' humeur soudaine: mais par expresse profession de
leur regle, leur façon estoit, à mesure qu'ils auoyent attaint certain
aage, ou qu'ils se voyoient menassez par quelque maladie, de
se faire dresser vn bucher, et au dessus, vn lict bien paré, et apres3
auoir festoyé joyeusement leurs amis et cognoissans, s'aller planter
dans ce lict, en telle resolution, que le feu y estant mis, on ne les
vist mouuoir, ny pieds ny mains: et ainsi mourut l'vn d'eux, Calanus,
en presence de toute l'armée d'Alexandre le Grand. Et n'estoit
estimé entre eux, ny sainct ny bien heureux, qui ne s'estoit ainsi
tué: enuoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres auoir
consommé tout ce qu'il y auoit de mortel et terrestre. Cette constante
premeditation de toute la vie, c'est ce qui fait le miracle.
Parmy noz autres disputes, celle du Fatum, s'y est meslée: et
pour attacher les choses aduenir et nostre volonté mesme, à certaine
et ineuitable necessité, on est encore sur cet argument, du
temps passé: Puis que Dieu preuoit toutes choses deuoir ainsin
aduenir, comme il fait, sans doubte: il faut donc qu'elles aduiennent
ainsin. A quoy noz maistres respondent, que le voir que quelque
chose aduienne, comme nous faisons, et Dieu de mesmes (car
tout luy estant present, il voit plustost qu'il ne preuoit) ce n'est
pas la forcer d'aduenir: voire nous voyons, à cause que les choses
aduiennent, et les choses n'aduiennent pas, à cause que nous
voyons. L'aduenement fait la science, non la science l'aduenement.1
Ce que nous voyons aduenir, aduient: mais il pouuoit autrement
aduenir: et Dieu, au registre des causes des aduenements qu'il a
en sa prescience, y a aussi celles qu'on appelle fortuites, et les volontaires,
qui despendent de la liberté qu'il a donné à nostre arbitrage,
et sçait que nous faudrons, par ce que nous auons voulu
faillir.   Or i'ay veu assez de gens encourager leurs troupes de
cette necessité fatale: car si nostre heure est attachée à certain
point, ny les harquebusades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre
fuite et couardise, ne la peuuent auancer ou reculer. Cela est
beau à dire, mais cherchez qui l'effectuera: et s'il est ainsi, qu'vne2
forte et viue creance, tire apres soy les actions de mesme, certes
cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merueilleusement
legere en noz siecles: sinon que le mespris qu'elle a des
œuures, luy face desdaigner leur compagnie. Tant y a, qu'à ce
mesme propos, le sire de Ioinuille tesmoing croyable autant que
tout autre, nous racomte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins,
ausquels le Roy sainct Louys eut affaire en la terre saincte,
qu'ils croyoient si fermement en leur religion les iours d'vn chacun
estre de toute eternité prefix et contez, d'vne preordonnance
ineuitable, qu'ils alloyent à la guerre nudz, sauf vn glaiue à la3
turquesque, et le corps seulement couuert d'vn linge blanc: et
pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient
aux leurs, ils auoyent tousiours en la bouche: Maudit sois tu,
comme celuy, qui s'arme de peur de la mort. Voyla bien autre
preuue de creance, et de foy, que la nostre. Et de ce rang est aussi
celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de
nos peres. Estans en quelque controuerse de science, ils s'accorderent,
d'entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple,
et en la place publique, pour la verification chacun de son
party: et en estoyent des-ia les apprests tous faicts, et la chose4
iustement sur le poinct de l'execution, quand elle fut interrompue
par vn accident improuueu.   Vn ieune Seigneur Turc, ayant faict
vn signalé fait d'armes de sa personne, à la veuë des deux battailles,
d'Amurath et de l'Huniade, prestes à se donner: enquis par
Amurath, qui l'auoit en si grande ieunesse et inexperience (car
c'estoit la premiere guerre qu'il eust veu) remply d'vne si genereuse
vigueur de courage: respondit, qu'il auoit eu pour souuerain
percepteur de vaillance, vn lieure. Quelque iour estant à la
chasse, dit-il, ie descouury vn lieure en forme: et encore que
i'eusse deux excellents leuriers à mon costé: si me sembla-il, pour
ne le faillir point, qu'il valloit mieux y employer encore mon arc:
car il me faisoit fort beau ieu. Ie commençay à descocher mes flesches:1
et iusques à quarante, qu'il y en auoit en ma trousse: non
sans l'assener seulement, mais sans l'esueiller. Apres tout, ie descoupplay
mes leuriers apres, qui n'y peurent non plus. I'apprins
par là, qu'il auoit esté couuert par sa destinée: et que, ny les
traits, ny les glaiues ne portent, que par le congé de nostre fatalité,
laquelle il n'est en nous de reculer ny d'auancer. Ce compte
doit seruir, à nous faire veoir en passant, combien nostre raison
est flexible à toute sorte d'images. Vn personnage grand d'ans, de
nom, de dignité, et de doctrine, se vantoit à moy d'auoir esté porté
à certaine mutation tres-importante de sa foy, par vne incitation2
estrangere, aussi bizarre: et au reste si mal concluante, que ie la
trouuoy plus forte au reuers. Luy l'appelloit miracle: et moy
aussi, à diuers sens. Leurs historiens disent, que la persuasion,
estant populairement semée entre les Turcs de la fatale et imployable
prescription de leurs iours, ayde apparemment à les asseurer
aux dangers. Et ie cognois vn grand Prince, qui en fait
heureusement son proffit: soit qu'il la croye, soit qu'il la prenne
pour excuse, à se hazarder extraordinairement: pourueu que Fortune
ne se lasse trop tost, de luy faire espaule.   Il n'est point
aduenu de nostre memoire, vn plus admirable effect de resolution,3
que de ces deux qui conspirerent la mort du Prince d'Orenge.
C'est merueille, comment on peut eschauffer le second, qui l'executa,
à vne entreprinse, en laquelle il estoit si mal aduenu à son
compagnon, y ayant apporté tout ce qu'il pouuoit. Et sur cette
trace, et de mesmes armes, aller entreprendre vn Seigneur, armé
d'vne si fraiche instruction de deffiance, puissant de suitte d'amis,
et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en vne ville
toute à sa deuotion. Certes il y employa vne main bien determinée,
et vn courage esmeu d'vne vigoreuse passion. Vn poignard est plus
seur, pour assener, mais d'autant qu'il a besoing de plus de mouuement,
et de vigueur de bras, que n'a vn pistolet, son coup est
plus subject à estre gauchy, ou troublé. Que celuy là, ne courust
à vne mort certaine, ie n'y fay pas grand doubte: car les esperances,
dequoy on eust sçeu l'amuser, ne pouuoient loger en entendement
rassis: et la conduite de son exploit, montre qu'il n'en
auoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d'vne si puissante
persuasion, peuuent estre diuers, car nostre fantasie fait de
soy et de nous, ce qu'il luy plaist. L'execution qui fut faicte pres1
d'Orleans, n'eut rien de pareil, il y eut plus de hazard que de vigueur:
le coup n'estoit pas à la mort, si la Fortune ne l'eust
rendu tel: et l'entreprise de tirer estant à cheual, et de loing, et
à vn qui se mouuoit au bransle de son cheual, fut l'entreprise d'vn
homme, qui aymoit mieux faillir son effect, que faillir à se sauuer.
Ce qui suyuit apres le montra. Car il se transit et s'enyura de la
pensée de si haute execution, si qu'il perdit entierement son sens, et à
conduire sa fuite, et à conduire sa langue, en ses responces. Que
luy falloit-il, que recourir à ses amis au trauers d'vne riuiere?
C'est vn moyen, où ie me suis ietté à moindres dangers, et que2
i'estime de peu de hazard, quelque largeur qu'ait le passage, pourueu
que vostre cheual trouue l'entrée facile, et que vous preuoyez
au delà, vn bord aysé selon le cours de l'eau. L'autre, quand
on luy prononça son horrible sentence: I'y estois preparé, dit-il,
ie vous estonneray de ma patience.   Les Assassins, nation dependant
de la Phœnicie, sont estimes entre les Mahumetans, d'vne
souueraine deuotion et pureté de mœurs. Ils tiennent, que le plus
court chemin à gaigner Paradis, c'est de tuer quelqu'vn de religion
contraire. Parquoy, on l'a veu souuent entreprendre, à vn ou deux,
en pourpoinct, contre des ennemis puissans, au prix d'vne mort3
certaine, et sans aucun soing de leur propre danger. Ainsi fut assassiné
(ce mot est emprunté de leur nom) nostre Comte Raimond
de Tripoli, au milieu de sa ville: pendant noz entreprinses de la
guerre saincte. Et pareillement Conrad Marquis de Mont-ferrat, les
meurtriers conduits au supplice, tous enflez et fiers d'vn si beau
chef d'œuure.

CHAPITRE XXX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXX.)
D'vn enfant monstrueux.

CE comte s'en ira tout simple: car ie laisse aux medecins d'en
discourir. Ie vis auant hier vn enfant que deux hommes et vne
nourrisse, qui se disoient estre le pere, l'oncle, et la tante, conduisoient,
pour tirer quelque soul de le montrer, à cause de son
estrangeté. Il estoit en tout le reste d'vne forme commune, et se
soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit, enuiron comme
les autres de mesme aage: il n'auoit encore voulu prendre autre
nourriture, que du tetin de sa nourrisse: et ce qu'on essaya en ma
presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit vn peu, et le
rendoit sans aualler: ses cris sembloient bien auoir quelque chose1
de particulier: il estoit aagé de quatorze mois iustement. Au dessoubs
de ses tetins, il estoit pris et collé à vn autre enfant, sans
teste, et qui auoit le conduit du dos estouppé, le reste entier: car
il auoit bien l'vn bras plus court, mais il luy auoit esté rompu par
accident, à leur naissance; ils estoyent ioints face à face, et
comme si vn plus petit enfant en vouloit accoler vn plus grandelet.
La ioincture et l'espace par où ils se tenoient n'estoit que de quatre
doigts, ou enuiron, en maniere, que si vous retroussiez cet enfant
imparfaict, vous voyiez au dessoubs le nombril de l'autre: ainsi la
cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de2
l'imparfaict ne se pouuoit voir, mais ouy bien tout le reste de son
ventre. Voyla comme ce qui n'estoit pas attaché, comme bras,
fessier, cuisses et iambes, de cet imparfaict, demouroient pendants
et branslans sur l'autre, et luy pouuoit aller sa longueur
iusques à my iambe. La nourrice nous adioustoit, qu'il vrinoit par
tous les deux endroicts: aussi estoient les membres de cet autre
nourris, et viuans, et en mesme poinct que les siens, sauf qu'ils
estoient plus petits et menus. Ce double corps, et ces membres
diuers, se rapportans à vne seule teste, pourroient bien fournir de
fauorable prognostique au Roy, de maintenir soubs l'vnion de ses3
loix, ces parts et pieces diuerses de nostre Estat. Mais de peur que
l'euenement ne le desmente, il vaut mieux le laisser passer deuant:
car il n'est que de deuiner en choses faictes, Vt quum facta sunt,
tum ad coniecturam aliqua interpretatione reuocentur: comme on
dit d'Epimenides qu'il deuinoit à reculons.   Ie vien de voir vn
pastre en Medoc, de trente ans ou enuiron, qui n'a aucune montre
des parties genitales: il a trois trous par où il rend son eau incessamment,
il est barbu, a desir, et recherche l'attouchement des femmes.   Ce
que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui
voit en l'immensité de son ouurage, l'infinité des formes, qu'il y a
comprinses. Et est à croire, que cette figure qui nous estonne, se
rapporte et tient, à quelque autre figure de mesme genre, incognu
à l'homme. De sa toute sagesse, il ne part rien que bon, et commun,
et reglé: mais nous n'en voyons pas l'assortiment et la relation.
Quod crebrò videt, non miratur, etiam si, cur fiat nescit. Quod
antè non vidit, id, si euenerit, ostentum esse censet. Nous appellons1
contre Nature, ce qui aduient contre la coustume. Rien n'est que
selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison vniuerselle et naturelle,
chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouuelleté nous
apporte.

CHAPITRE XXXI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXI.)
De la cholere.

PLVTARQVE est admirable par tout: mais principalement, où il
iuge des actions humaines. On peut voir les belles choses, qu'il
dit en la comparaison de Lycurgus, et de Numa, sur le propos de
la grande simplesse que ce nous est, d'abandonner les enfans au
gouuernement et à la charge de leurs peres. La plus part de noz
polices, comme dit Aristote, laissent à chascun, en maniere des2
Cyclopes, la conduitte de leurs femmes et de leurs enfants, selon
leur folle et indiscrete fantasie. Et quasi les seules, Lacedemonienne
et Cretense, ont commis aux loix la discipline de l'enfance.
Qui ne voit qu'en vn Estat tout despend de son education et nourriture?
et cependant sans aucune discretion, on la laisse à la mercy
des parens, tant fols et meschants qu'ils soient.   Entre autres
choses combien de fois m'a-il prins enuie, passant par nos ruës,
de dresser vne farce, pour venger des garçonnetz, que ie voyoy
escorcher, assommer, et meurtrir à quelque pere ou mere furieux,
et forcenez de colere? Vous leur voyez sortir le feu et la rage des
yeux,

Rabie iecur incendente feruntur
Præcipites, vt saxa iugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, cliuóque latus pendente recedit:

(et selon Hippocrates les plus dangereuses maladies sont celles qui
desfigurent le visage) à tout vne voix tranchante et esclatante, souuent
contre qui ne fait que sortir de nourrisse. Et puis les voyla
estroppiez, estourdis de coups: et nostre iustice qui n'en fait
compte, comme si ces esboittements et eslochements n'estoient pas1
des membres de nostre chose publique.

Gratum est quòd patriæ ciuem populóque dedisti,
Si facis vt patriæ sit idoneus, vtilis agris,
Vtilis et bellorum et pacis rebus agendis.
Il n'est passion qui esbranle tant la sincerité des iugements,
que la cholere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort, le iuge,
qui par cholere auroit condamné son criminel: pourquoy est-il
non plus permis aux peres, et aux pedantes, de fouetter les enfans,
et les chastier estans en cholere? Ce n'est plus correction, c'est
vengeance. Le chastiement tient lieu de medecine aux enfans; et2
souffririons nous vn medecin, qui fust animé et courroucé contre
son patient?   Nous mesmes, pour bien faire, ne deurions iamais
mettre la main sur noz seruiteurs, tandis que la cholere nous dure.
Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de l'esmotion,
remettons la partie: les choses nous sembleront à la verité autres,
quand nous serons r'accoisez et refroidis. C'est la passion qui commande
lors, c'est la passion qui parle, ce n'est pas nous. Au trauers
d'elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les
corps au trauers d'vn brouillas. Celuy qui a faim, vse de viande,
mais celuy qui veut vser de chastiement, n'en doit auoir faim ny3
soif. Et puis, les chastiemens, qui se font auec poix et discretion,
se reçoiuent bien mieux, et auec plus de fruit, de celuy qui les
souffre. Autrement, il ne pense pas auoir esté iustement condamné,
par vn homme agité d'ire et de furie: et allegue pour sa iustification,
les mouuements extraordinaires de son maistre, l'inflammation
de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude,
et precipitation temeraire.

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venæ,
Lumina Gorgoneo sæuius igne micant.

Suetone recite, que Caïus Rabirius ayant esté condamné par Cæsar,4
ce qui luy seruit le plus enuers le peuple (auquel il appella) pour
luy faire gaigner sa cause, ce fut l'animosité et l'aspreté que Cæsar
auoit apporté en ce iugement.   Le dire est autre chose que
le faire, il faut considerer le presche à part, et le prescheur à part.
Ceux-là se sont donnez beau ieu en nostre temps, qui ont essayé
de choquer la verité de nostre Eglise, par les vices des ministres
d'icelle: elle tire ses tesmoignages d'ailleurs. C'est vne sotte
façon d'argumenter, et qui reietteroit toutes choses en confusion.
Vn homme de bonnes mœurs, peut auoir des opinions faulces, et
vn meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas.
C'est sans doubte vne belle harmonie, quand le faire, et le dire
vont ensemble: et ie ne veux pas nier, que le dire, lors que les
actions suyuent, ne soit de plus d'authorité et efficace: comme1
disoit Eudamidas, oyant vn Philosophe discourir de la guerre; Ces
propos sont beaux, mais celuy qui les dit, n'en est pas croyable, car
il n'a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. Et
Cleomenes oyant vn rhetoricien harenguer de la vaillance, s'en
print fort à rire: et l'autre s'en scandalizant, il luy dit; I'en ferois
de mesmes, si c'estoit vne arondelle qui en parlast: mais si c'estoit
vne aigle, ie l'orrois volontiers. I'apperçois, ce me semble, és escrits
des anciens, que celuy qui dit ce qu'il pense, l'assene bien
plus viuement, que celuy qui se contrefaict. Oyez Cicero parler de
l'amour de la liberté: oyez en parler Brutus, les escrits mesmes2
vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l'achepter au prix
de la vie. Que Cicero pere d'eloquence, traitte du mespris de la
mort, que Seneque en traite aussi, celuy là traine languissant, et
vous sentez qu'il vous veut resoudre de chose, dequoy il n'est pas
resolu. Il ne vous donne point de cœur, car luy-mesmes n'en a
point: l'autre vous anime et enflamme. Ie ne voy iamais autheur,
mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des actions, que
ie ne recherche curieusement quel il a esté. Car les Ephores à
Sparte voyans vn homme dissolu proposer au peuple vn aduis vtile,
luy commanderent de se taire, et prierent vn homme de bien, de3
s'en attribuer l'inuention, et le proposer.   Les escrits de Plutarque,
à les bien sauourer, nous le descouurent assez; et ie pense
le cognoistre iusques dans l'ame: si voudrois-ie que nous eussions
quelques memoires de sa vie. Et me suis ietté en ce discours à
quartier, à propos du bon gré que ie sens à Aul. Gellius de nous
auoir laissé par escrit ce compte de ses mœurs, qui reuient à mon
subject de la cholere. Vn sien esclaue mauuais homme et vicieux,
mais qui auoit les oreilles aucunement abbreuuées des leçons de
philosophie, ayant esté pour quelque sienne faute despouillé par le
commandement de Plutarque; pendant qu'on le fouettoit, grondoit4
au commencement, que c'estoit sans raison, et qu'il n'auoit
rien faict: mais en fin, se mettant à crier et iniurier bien à bon
escient son maistre, luy reprochoit qu'il n'estoit pas philosophe,
comme il s'en vantoit: qu'il luy auoit souuent ouy dire, qu'il estoit
laid de se courroucer, voire qu'il en auoit faict vn liure: et ce que
lors tout plongé en la colere, il le faisoit si cruellement battre,
desmentoit entierement ses escrits. A cela Plutarque, tout froidement
et tout rassis; Comment, dit-il, rustre, à quoy iuges tu que
ie sois à cette heure courroucé? mon visage, ma voix, ma couleur,
ma parolle, te donne elle quelque tesmoignage que ie sois esmeu?
Ie ne pense auoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny1
vn cry effroyable: rougis-ie? escume-ie? m'eschappe-il de dire
chose, dequoy i'aye à me repentir? tressaulx-ie? fremis-ie de courroux?
car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la cholere.
Et puis se destournant à celuy qui fouettoit: Continuez, luy dit-il,
tousiours vostre besongne, pendant que cettuy-cy et moy disputons.
Voyla son comte.   Archytas Tarentinus reuenant d'vne
guerre, où il auoit esté Capitaine general, trouua tout plein de
mauuais mesnage en sa maison, et ses terres en friche, par le
mauuais gouuernement de son receueur: et l'ayant fait appeller:
Va, luy dit-il, que si ie n'estois en cholere, ie t'estrillerois bien.2
Platon de mesme, s'estant eschauffé contre l'vn de ses esclaues,
donna à Speusippus charge de le chastier, s'excusant d'y mettre
la main luy-mesme, sur ce qu'il estoit courroucé. Charillus Lacedemonien,
à vn Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement
enuers luy: Par les Dieux, dit-il, si ie n'estois courroucé,
ie te ferois tout à cette heure mourir.   C'est vne passion qui se
plaist en soy, et qui se flatte. Combien de fois nous estans esbranlez
soubs vne fauce cause, si on vient à nous presenter quelque
bonne deffence ou excuse, nous despitons nous contre la verité
mesme et l'innocence? I'ay retenu à ce propos vn merueilleux3
exemple de l'antiquité. Piso personnage par tout ailleurs de notable
vertu, s'estant esmeu contre vn sien soldat, dequoy reuenant
seul du fourrage, il ne luy sçauoit rendre compte, où il
auoit laissé vn sien compagnon, tinst pour aueré qu'il l'auoit tué,
et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu'il estoit au gibet, voicy
arriuer ce compagnon esgaré: toute l'armée en fit grand'feste, et
apres force caresses et accollades des deux compagnons, le bourreau
meine l'vn et l'autre, en la presence de Piso, s'attendant bien
toute l'assistance que ce luy seroit à luy-mesmes vn grand plaisir:
mais ce fut au rebours, car par honte et despit, son ardeur qui4
estoit encore en son effort, se redoubla: et d'vne subtilité que sa
passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables, par ce qu'il
en auoit trouué vn innocent: et les fit depescher tous trois: Le
premier soldat, par ce qu'il y auoit arrest contre luy: le second
qui s'estoit esgaré, par ce qu'il estoit cause de la mort de son compagnon;
et le bourreau pour n'auoir obey au commandement qu'on
luy auoit faict.   Ceux qui ont à negocier auec des femmes testues,
peuuent auoir essayé à quelle rage on les iette, quand on
oppose à leur agitation, le silence et la froideur, et qu'on desdaigne
de nourrir leur courroux. L'orateur Celius estoit merueilleusement
cholere de sa nature. A vn, qui souppoit en sa compagnie, homme
de molle et douce conuersation, et qui pour ne l'esmouuoir, prenoit1
party d'approuuer tout ce qu'il disoit, et d'y consentir: luy ne
pouuant souffrir son chagrin, se passer ainsi sans aliment: Nie
moy quelque chose, de par les Dieux, dit-il, affin que nous soyons
deux. Elles de mesmes, ne se courroucent, qu'affin qu'on se contre-courrouce,
à l'imitation des loix de l'amour. Phocion à vn
homme qui luy troubloit son propos, en l'iniuriant asprement, n'y
fit autre chose que se taire, et luy donner tout loisir d'espuiser sa
cholere: cela faict, sans aucune mention de ce trouble, il recommença
son propos, en l'endroict où il l'auoit laissé. Il n'est replique
si piquante comme est vn tel mespris.   Du plus cholere homme2
de France (et c'est tousiours imperfection, mais plus excusable à
vn homme militaire: car en cet exercice il y a certes des parties,
qui ne s'en peuuent passer) ie dy souuent, que c'est le plus patient
homme que ie cognoisse à brider sa cholere: elle l'agite de telle
violence et fureur,

Magno veluti cùm flamma sonore
Virgea suggeritur costis vndantis aheni,
Exultántque æstu latices, furit intus aquai
Fumidus atque altè spumis exuberat amnis,
Nec iam se capit vnda, volat vapor ater ad auras,3

qu'il faut qu'il se contraingne cruellement, pour la moderer. Et
pour moy, ie ne sçache passion, pour laquelle couurir et soustenir,
ie peusse faire vn tel effort. Ie ne voudrois mettre la sagesse à si
haut prix. Ie ne regarde pas tant ce qu'il fait, que combien il luy
couste à ne faire pis. Vn autre se vantoit à moy, du reglement et
douceur de ses mœurs, qui est, à la verité singuliere: ie luy disois,
que c'estoit bien quelque chose, notamment à ceux, comme luy,
d'eminente qualité, sur lesquels chacun a les yeux, de se presenter
au monde tousiours bien temperez: mais que le principal estoit de
prouuoir au dedans, et à soy-mesme: et que ce n'estoit pas à mon4
gré, bien mesnager ses affaires, que de se ronger interieurement:
ce que ie craignois qu'il fist, pour maintenir ce masque, et cette
reglée apparence par le dehors.   On incorpore la cholere en la
cachant: comme Diogenes dit à Demosthenes, lequel de peur d'estre
apperceu en vne tauerne, se reculoit au dedans: Tant plus tu
te recules arriere, tant plus tu y entres. Ie conseille qu'on donne
plustost vne buffe à la iouë de son valet, vn peu hors de saison,
que de gehenner sa fantasie, pour representer cette sage contenance.
Et aymerois mieux produire mes passions, que de les couuer
à mes despens. Elles s'alanguissent en s'esuantant, et en s'exprimant.1
Il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors, que de la
plier contre nous. Omnia vitia in aperto leuiora sunt: et tunc perniciosissima,
quum simulata sanitate subsidunt.   I'aduertis ceux,
qui ont loy de se pouuoir courroucer en ma famille, premierement
qu'ils mesnagent leur cholere, et ne l'espandent pas à tout prix:
car cela en empesche l'effect et le poids. La criaillerie temeraire et
ordinaire, passe en vsage, et fait que chacun la mesprise: celle
que vous employez contre vn seruiteur pour son larcin, ne se sent
point, d'autant que c'est celle mesme qu'il vous a veu employer
cent fois contre luy, pour auoir mal rinsé vn verre, ou mal assis2
vne escabelle. Secondement, qu'ils ne se courroussent point en
l'air, et regardent que leur reprehension arriue à celuy de qui ils
se plaignent: car ordinairement ils crient, auant qu'il soit en leur
presence, et durent à crier vn siecle apres qu'il est party.

Et secum petulans amentia certat.

Ils s'en prennent à leur ombre, et poussent cette tempeste, en lieu,
où personne n'en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de
leur voix, tel qui n'en peut mais. I'accuse pareillement aux querelles,
ceux qui brauent et se mutinent sans partie: il faut garder
ces Rodomontades, où elles portent.3

Mugitus veluti cùm prima in prælia taurus
Terrificos ciet, atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventósque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.
Quand ie me courrouce, c'est le plus vifuement, mais aussi le
plus briefuement et secretement que ie puis: ie me pers bien en
vistesse, et en violence, mais non pas en trouble: si que i'aille
iettant à l'abandon, et sans choix, toute sorte de parolles iniurieuses,
et que ie ne regarde d'assoir pertinemment mes pointes, où
i'estime qu'elles blessent le plus: car ie n'y employe communement,
que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions
qu'aux petites. Les petites me surprennent: et le mal'heur
veut, que depuis que vous estes dans le precipice, il n'importe, qui
vous ayt donné le bransle: vous allez tousiours iusques au fons. La
cheute se presse, s'esmeut, et se haste d'elle mesme. Aux grandes
occasions cela me paye, qu'elles sont si iustes, que chacun s'attend
d'en voir naistre vne raisonnable cholere: ie me glorifie à tromper
leur attente: ie me bande et prepare contre celles cy, elles me
mettent en ceruelle, et menassent de m'emporter bien loing si ie1
les suiuoy. Ayséement ie me garde d'y entrer, et suis assez fort,
si ie l'attens, pour repousser l'impulsion de cette passion, quelque
violente cause qu'elle aye: mais si elle me preoccupe, et saisit
vne fois, elle m'emporte, quelque vaine cause qu'elle aye. Ie marchande
ainsin auec ceux qui peuuent contester auec moy: Quand
vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à
droict, i'en feray de mesme à mon tour. La tempeste ne s'engendre
que de la concurrence des choleres, qui se produisent volontiers
l'vne de l'autre, et ne naissent en vn poinct. Donnons à chacune
sa course, nous voyla tousiours en paix. Vtile ordonnance,2
mais de difficile execution. Par fois m'aduient il aussi, de representer
le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune
vraye emotion. A mesure que l'aage me rend les humeurs
plus aigres, i'estudie à m'y opposer, et feray si ie puis que ie seray
d'oresenauant d'autant moins chagrin et difficile, que i'auray plus
d'excuse et d'inclination à l'estre: quoy que parcydeuant ie l'aye
esté, entre ceux qui le sont le moins.   Encore vn mot pour
clorre ce pas. Aristote dit, que la colere sert par fois d'armes à la
vertu et à la vaillance. Cela est vray-semblable: toutesfois ceux
qui y contredisent, respondent plaisamment, que c'est vn' arme3
de nouuel vsage: car nous remuons les autres armes, ceste cy
nous remue: nostre main ne la guide pas, c'est elle qui guide
nostre main: elle nous tient, nous ne la tenons pas.

CHAPITRE XXXII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXII.)
Defence de Seneque et de Plutarque.

LA familiarité que i'ay auec ces personnages icy, et l'assistance
qu'ils font à ma vieillesse, et à mon liure massonné purement de
leurs despouïlles, m'oblige à espouser leur honneur.   Quant à
Seneque, parmy vne miliasse de petits liurets, que ceux de la Religion
pretendue reformée font courir pour la deffence de leur
cause, qui partent par fois de bonne main, et qu'il est grand dommage
n'estre embesoignée à meilleur subiect, i'en ay veu autres-fois
vn, qui pour alonger et remplir la similitude qu'il veut trouuer,
du gouuernement de nostre pauure feu Roy Charles neufiesme,
auec celuy de Neron, apparie feu Monsieur le Cardinal de Lorraine1
auec Seneque, leurs fortunes, d'auoir esté tous deux les premiers
au gouuernement de leurs Princes, et quant et quant leurs mœurs,
leurs conditions, et leurs deportemens. Enquoy à mon opinion il
fait bien de l'honneur audict Seigneur Cardinal: car encore que ie
soys de ceux qui estiment autant son esprit, son eloquence, son zele
enuers sa religion et seruice de son Roy, et sa bonne fortune, d'estre
nay en vn siecle, où il fust si nouueau, et si rare, et quant et quant
si necessaire pour le bien public, d'auoir vn personnage ecclesiastique
de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge:
si est-ce qu'à confesser la verité, ie n'estime sa capacité de beaucoup2
pres telle, ny sa vertu si nette et entiere, ny si ferme, que
celle de Seneque.   Or, ce liure dequoy ie parle, pour venir à son
but, fait vne description de Seneque tres-iniurieuse, ayant emprunté
ces reproches de Dion l'historien, duquel ie ne crois aucunement
le tesmoignage. Car outre qu'il est inconstant, qui apres
auoir appellé Seneque tres-sage tantost, et tantost ennemy mortel
des vices de Neron, le fait ailleurs, auaritieux, vsurier, ambitieux,
lasche, voluptueux, et contrefaisant le philosophe à fauces enseignes:
sa vertu paroist si viue et vigoureuse en ses escrits, et la
defence y est si claire à aucunes de ces imputations, comme de sa3
richesse et despence excessiue, que ie n'en croiroy aucun tesmoignage
au contraire. Et d'auantage, il est bien plus raisonnable, de
croire en telles choses les historiens Romains, que les Grecs et
estrangers. Or Tacitus et les autres, parlent tres-honorablement,
et de sa vie et de sa mort: et nous le peignent en toutes choses
personnage tres-excellent et tres-vertueux. Et ie ne veux alleguer
autre reproche contre le iugement de Dion, que cestuy-cy, qui est
ineuitable: c'est qu'il a le sentiment si malade aux affaires Romaines,
qu'il ose soustenir la cause de Iulius Cæsar contre Pompeius,
et d'Antonius contre Cicero.   Venons à Plutarque. Iean1
Bodin est vn bon autheur de nostre temps, et accompagné de
beaucoup plus de iugement que la tourbe des escriuailleurs de son
siecle, et merite qu'on le iuge et considere. Ie le trouue vn peu
hardy en ce passage de sa Methode de l'histoire, où il accuse Plutarque
non seulement d'ignorance (surquoy ie l'eusse laissé dire:
car cela n'est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet autheur
escrit souuent des choses incroyables et entierement fabuleuses
(ce sont ses mots). S'il eust dit simplement, les choses autrement
qu'elles ne sont, ce n'estoit pas grande reprehension: car ce que
nous n'auons pas veu, nous le prenons des mains d'autruy et à2
credit: et ie voy qu'à escient il recite par fois diuersement mesme
histoire: comme le iugement des trois meilleurs capitaines qui
eussent onques esté, faict par Hannibal, il est autrement en la vie
de Flaminius, autrement en celle de Pyrrhus. Mais de le charger
d'auoir pris pour argent content, des choses incroyables et impossibles,
c'est accuser de faute de iugement, le plus iudicieux autheur
du monde.   Et voicy son exemple: Comme, ce dit-il, quand
il recite qu'vn enfant de Lacedemone se laissa deschirer tout le
ventre à vn renardeau, qu'il auoit desrobé, et le tenoit caché soubs
sa robe, iusques à mourir plustost que de descouurir son larecin.3
Ie trouue en premier lieu cet exemple mal choisi: d'autant qu'il
est bien malaisé de borner les efforts des facultez de l'ame, là où
des forces corporelles, nous auons plus de loy de les limiter et
cognoistre. Et à cette cause, si c'eust esté à moy à faire, i'eusse
plustost choisi vn exemple de cette seconde sorte: et il y en a de
moins croyables. Comme entre autres, ce qu'il recite de Pyrrhus,
que tout blessé qu'il estoit, il donna si grand coup d'espée à vn
sien ennemy armé de toutes pieces, qu'il le fendit du haut de la
teste iusques au bas, si que le corps se partit en deux parts. En
son exemple, ie n'y trouue pas grand miracle, ny ne reçois l'excuse
de quoy il couure Plutarque, d'auoir adiousté ce mot, comme
on dit, pour nous aduertir, et tenir en bride nostre creance. Car
si ce n'est aux choses receuës par authorité et reuerence d'ancienneté
ou de religion, il n'eust voulu ny recevoir luy mesme, ny
nous proposer à croire, choses de foy incroyables. Et que ce mot,
comme on dit, il ne l'employe pas en ce lieu pour cet effect, il est
aysé à voir par ce que luy mesme nous raconte ailleurs sur ce subiect
de la patience des enfans Lacedemoniens, des exemples aduenuz1
de son temps plus malaisez à persuader. Comme celuy que
Cicero a tesmoigné aussi autant luy, pour auoir, à ce qu'il dit, esté
sur les lieux: Que iusques à leur temps, il se trouuoit des enfans
en cette preuue de patience, à quoy on les essayoit deuant l'autel
de Diane, qui souffroyent d'y estre fouëtez iusques à ce que le sang
leur couloit par tout non seulement sans s'escrier, mais encores
sans gemir, et aucuns iusques à y laisser volontairement la vie.
Et ce que Plutarque aussi recite, auec cent autres tesmoins, qu'au
sacrifice, vn charbon ardent s'estant coulé dans la manche d'vn enfant
Lacedemonien, ainsi qu'il encensoit, il se laissa brusler tout2
le bras, iusques à ce que la senteur de la chair cuyte en vint aux
assistans. Il n'estoit rien selon leur coustume, où il leur allast plus
de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme
et de honte, que d'estre surpris en larecin. Ie suis si imbu de la
grandeur de ces hommes là, que non seulement il ne me semble,
comme à Bodin, que son conte soit incroyable, que ie ne le trouue
pas seulement rare et estrange. L'histoire Spartaine est pleine de
mille plus aspres exemples et plus rares: elle est à ce prix toute
miracle.   Marcellinus recite sur ce propos du larecin, que de son
temps il ne s'estoit encores peu trouuer aucune sorte de tourment,3
qui peust forcer les Egyptiens surpris en ce mesfaict: qui estoit fort
en vsage entre eux, à dire seulement leur nom.   Vn paisan Espagnol
estant mis à la gehenne sur les complices de l'homicide du
præteur Lucius Piso, crioit au milieu des tourmens, que ses amis
ne bougeassent, et l'assistassent en toute seureté, et qu'il n'estoit
pas en la douleur, de luy arracher vn mot de confession, et n'en
eut on autre chose, pour le premier iour. Le lendemain, ainsi
qu'on le ramenoit pour recommencer son tourment, s'esbranlant
vigoureusement entre les mains de ses gardes, il alla froisser sa
teste contre vne paroy, et s'y tua.   Epicharis ayant saoulé et lassé4
la cruauté des satellites de Neron, et soustenu leur feu, leurs batures,
leurs engins, sans aucune voix de reuelation de sa coniuration,
tout vn iour: rapportée à la gehenne l'endemain, les membres
touts brisez, passa vn lasset de sa robbe dans l'vn bras de sa
chaize, à tout vn nœud coulant, et y fourrant sa teste, s'estrangla
du pois de son corps. Ayant le courage d'ainsi mourir, et se desrober
aux premiers tourments, semble elle pas à escient auoir
presté sa vie à cette espreuue de sa patience du iour precedent,
pour se moquer de ce tyran, et encourager d'autres à semblable
entreprinse contre luy?   Et qui s'enquerra à nos argoulets, des1
experiences qu'ils ont euës en ces guerres ciuiles, il se trouuera
des effets de patience, d'obstination et d'opiniastreté, parmy nos
miserables siecles, et en cette tourbe molle et effeminée, encore
plus que l'Egyptienne, dignes d'estre comparez à ceux que nous
venons de reciter de la vertu Spartaine. Ie sçay qu'il s'est trouué
des simples paysans, s'estre laissez griller la plante des pieds,
ecrazer le bout des doigts à tout le chien d'vne pistole, pousser
les yeux sanglants hors de la teste, à force d'auoir le front serré
d'vne corde, auant que de s'estre seulement voulu mettre à rançon.
I'en ay veu vn, laissé pour mort tout nud dans vn fossé, ayant2
le col tout meurtry et enflé, d'vn licol qui y pendoit encore, auec
lequel on l'auoit tirassé toute la nuict, à la queuë d'vn cheual,
le corps percé en cent lieux, à coups de dague, qu'on luy auoit
donné, non pas pour le tuer, mais pour luy faire de la douleur et
de la crainte: qui auoit souffert tout cela, et iusques à y auoir
perdu parolle et sentiment, resolu, à ce qu'il me dit, de mourir
plustost de mille morts (comme de vray, quant à sa souffrance, il
en auoit passé vne toute entiere) auant que rien promettre: et si
estoit vn des plus riches laboureurs de toute la contrée. Combien
en a lon veu se laisser patiemment brusler et rotir, pour des opinions3
empruntées d'autruy, ignorées et incognues? I'ay cogneu
cent et cent femmes (car ils disent que les testes de Gascongne ont
quelque prerogatiue en cela) que vous eussiez plustost faict mordre
dans le fer chaut, que de leur faire desmordre vne opinion
qu'elles eussent conçeuë en cholere. Elles s'exasperent à l'encontre
des coups et de la contrainte. Et celuy qui forgea le conte de la
femme, qui pour aucune correction de menaces, et bastonnades,
ne cessoit d'appeller son mary pouïlleux, et qui precipitée dans l'eau
haussoit encores en s'estouffant, les mains, et faisoit au dessus de
sa teste, signe de tuer des poux: forgea vn conte, duquel en verité4
tous les iours, on voit l'image expresse en l'opiniastreté des femmes.
Et est l'opiniastreté sœur de la constance, au moins en vigueur
et fermeté.   Il ne faut pas iuger ce qui est possible, et ce
qui ne l'est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre
sens, comme i'ay dit ailleurs. Et est vne grande faute, et en laquelle
toutesfois la plus part des hommes tombent: ce que ie ne
dis pas pour Bodin: de faire difficulté de croire d'autruy, ce qu'eux
ne sçauroient faire, ou ne voudroient. Il semble à chacun que la
maistresse forme de l'humaine nature est en luy: selon elle, il
faut regler tous les autres. Les allures qui ne se rapportent aux
siennes, sont faintes et fauces. Luy propose lon quelque chose des1
actions ou facultez d'vn autre? la premiere chose qu'il appelle à la
consultation de son iugement, c'est son exemple: selon qu'il en va
chez luy, selon cela va l'ordre du monde. O l'asnerie dangereuse
et insupportable! Moy ie considere aucuns hommes fort loing au
dessus de moy, notamment entre les anciens: et encores que ie recognoisse
clairement mon impuissance à les suyure de mille pas,
ie ne laisse pas de les suyure à veuë, et iuger les ressorts qui les
haussent ainsi, desquels i'apperçoy aucunement en moy les semences:
comme ie fay aussi de l'extreme bassesse des esprits, qui
ne m'estonne, et que ie ne mescroy non plus. Ie voy bien le tour2
que celles là se donnent pour se monter, et i'admire leur grandeur:
et ces eslancemens que ie trouue tres-beaux, ie les embrasse:
et si mes forces n'y vont, au moins mon iugement s'y applique
tres-volontiers.   L'autre exemple qu'il allegue des choses
incroyables, et entierement fabuleuses, dictes par Plutarque: c'est
qu'Agesilaus fut mulcté par les Ephores pour auoir attiré à soy
seul, le cœur et la volonté de ses citoyens. Ie ne sçay quelle marque
de fauceté il y treuue: mais tant y a, que Plutarque parle là
des choses qui luy deuoyent estre beaucoup mieux cognuës qu'à
nous: et n'estoit pas nouueau en Grece, de voir les hommes punis3
et exilez, pour cela seul, d'agreer trop à leurs citoyens: tesmoin
l'Ostracisme et le Petalisme.   Il y a encore en ce mesme lieu, vn'
autre accusation qui me pique pour Plutarque, où il dit qu'il a
bien assorty de bonne foy, les Romains aux Romains, et les Grecs
entre eux, mais non les Romains aux Grecz, tesmoin, dit-il, Demosthenes
et Cicero, Caton et Aristides, Sylla et Lisander, Marcellus
et Pelopidas, Pompeius et Agesilaus, estimant qu'il a fauorisé
les Grecz, de leur auoir donné des compagnons si dispareils.
C'est iustement attaquer ce que Plutarque a de plus excellent et
loüable. Car en ses comparaisons (qui est la piece plus admirable
de ses œuvres, et en laquelle à mon aduis il s'est autant pleu) la
fidelité et syncerité de ses iugemens, esgale leur profondeur et
leur poix. C'est vn philosophe, qui nous apprend la vertu. Voyons
si nous le pourrons garentir de ce reproche de preuarication et
fauceté. Ce que ie puis penser auoir donné occasion à ce iugement,
c'est ce grand et esclatant lustre des noms Romains, que nous
auons en la teste: il ne nous semble point, que Demosthenes puisse1
esgaler la gloire d'vn consul, proconsul, et questeur de cette
grande republique. Mais qui considerera la verité de la chose, et les
hommes en eux mesmes, à quoy Plutarque a plus visé, et à balancer
leurs mœurs, leurs naturels, leur suffisance, que leur fortune: ie
pense au rebours de Bodin, que Ciceron et le vieux Caton, en doiuent
de reste à leurs compaignons. Pour son dessein, i'eusse plustost
choisi l'exemple du ieune Caton comparé à Phocion: car en ce
pair, il se trouueroit vne plus vray-semblable disparité à l'aduantage
du Romain. Quant à Marcellus, Sylla, et Pompeius, ie voy bien
que leurs exploits de guerre sont plus enflez, glorieux, et pompeux,2
que ceux des Grecs, que Plutarque leur apparie: mais les
actions les plus belles et vertueuses, non plus en la guerre qu'ailleurs,
ne sont pas tousiours les plus fameuses. Ie voy souuent des
noms de capitaines, estouffez soubs la splendeur d'autres noms, de
moins de merite: tesmoin Labienus, Ventidius, Telesinus et plusieurs
autres. Et à le prendre par là, si i'auois à me plaindre pour
les Grecs, pourrois-ie pas dire, que beaucoup moins est Camillus
comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes,
Numa à Lycurgus? Mais c'est folie de vouloir iuger d'vn traict, les
choses à tant de visages.   Quand Plutarque les compare, il ne les3
esgale pas pourtant. Qui plus disertement et conscientieusement,
pourroit remarquer leurs differences? Vient-il à parangonner les
victoires, les exploits d'armes, la puissance des armées conduites
par Pompeius, et ses triumphes, auec ceux d'Agesilaus? Ie ne croy
pas, dit-il, que Xenophon mesme, s'il estoit viuant, encore qu'on
luy ait concedé d'escrire tout ce qu'il a voulu à l'aduantage d'Agesilaus,
osast le mettre en comparaison. Parle-il de conferer Lysander
à Sylla: Il n'y a, dit-il, point de comparaison, ny en nombre
de victoires, ny en hazard de batailles: car Lysander ne gaigna
seulement que deux batailles nauales, etc. Cela, ce n'est rien desrober4
aux Romains. Pour les auoir simplement presentez aux Grecz,
il ne leur peut auoir fait iniure, quelque disparité qui y puisse
estre. Et Plutarque ne les contrepoise pas entiers: il n'y a en gros
aucune preference: il apparie les pieces et les circonstances, l'vne
apres l'autre, et les iuge separément. Parquoy, si on le vouloit
conuaincre de faueur, il falloit en esplucher quelque iugement particulier:
ou dire en general, qu'il auroit failly d'assortir tel Grec
à tel Romain: d'autant qu'il y en auroit d'autres plus correspondans
pour les apparier, et se rapportans mieux.

CHAPITRE XXXIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXIII.)
L'histoire de Spurina.

LA philosophie ne pense pas auoir mal employé ses moyens, quand
elle a rendu à la raison, la souueraine maistrise de nostre ame,1
et l'authorité de tenir en bride nos appetits. Entre lesquels ceux qui
iugent qu'il n'en y a point de plus violens, que ceux que l'amour
engendre, ont cela pour leur opinion, qu'ils tiennent au corps et à
l'ame, et que tout l'homme en est possedé: en maniere que la
santé mesmes en depend, et est la medecine par fois contrainte de
leur seruir de maquerellage. Mais au contraire, on pourroit aussi
dire, que le meslange du corps y apporte du rabais, et de l'affoiblissement:
car tels desirs sont subiects à satieté, et capables de
remedes materiels.   Plusieurs ayans voulu deliurer leurs ames
des alarmes continuelles que leur donnoit cet appetit, se sont seruis2
d'incision et destranchement des parties esmeuës et alterées.
D'autres en ont du tout abatu la force, et l'ardeur, par frequente
application de choses froides, comme de neige, et de vinaigre. Les
haires de nos aieulx estoient de cet vsage: c'est vne matiere tissue
de poil de cheual, dequoy les vns d'entr'eux faisoient des chemises,
et d'autres des ceintures à gehenner leurs reins. Vn Prince
me disoit, il n'y a pas long temps, que pendant sa ieunesse, vn
iour de feste solemne, en la cour du Roy François premier, où
tout le monde estoit paré, il luy print enuie de se vestir de la haire,
qui est encore chez luy, de monsieur son pere: mais quelque deuotion
qu'il eust, qu'il ne sceut auoir la patience d'attendre la
nuict pour se despouïller, et en fut long temps malade: adioustant
qu'il ne pensoit pas qu'il y eust chaleur de ieunesse si aspre,
que l'vsage de cette recepte ne peust amortir: toutesfois à l'aduanture
ne les a-il pas essayées les plus cuisantes. Car l'experience
nous faict voir, qu'vne telle esmotion, se maintient bien
souuent soubs des habits rudes et marmiteux: et que les haires
ne rendent pas tousiours heres ceux qui les portent.   Xenocrates
y proceda plus rigoureusement: car ses disciples pour essayer sa1
continence, luy ayants fourré dans son lict, Laïs, cette belle et fameuse
courtisane toute nuë, sauf les armes de sa beauté et folasres
apasts, ses phyltres: sentant qu'en despit de ses discours, et
de ses regles, le corps reuesche commençoit à se mutiner, il se fit
brusler les membres, qui auoient presté l'oreille à cette rebellion.
Là où les passions qui sont toutes en l'ame, comme l'ambition, l'avarice,
et autres, donnent bien plus à faire à la raison: car elle
n'y peut estre secourue, que de ses propres moyens: ny ne sont
ces appetits là, capables de satieté: voire ils s'esguisent et augmentent
par la iouyssance.   Le seul exemple de Iulius Cæsar,2
peut suffire à nous montrer la disparité de ces appetits: car iamais
homme ne fut plus addonné aux plaisirs amoureux. Le soin curieux
qu'il auoit de sa personne, en est vn tesmoignage, iusques à
se seruir à cela, des moyens les plus lascifs qui fussent lors en
vsage: comme de se faire pinceter tout le corps, et farder de parfums
d'vne extreme curiosité: et de soy il estoit beau personnage,
blanc, de belle et allegre taille, le visage plein, les yeux bruns et
vifs, s'il en faut croire Suetone: car les statues, qui se voyent de
luy à Rome ne rapportent pas bien par tout, à cette peinture.
Outre ses femmes, qu'il changea quatre fois, sans conter les amours3
de son enfance, auec le Roy de Bithynie Nicomedes, il eut le pucelage
de cette tant renommée Royne d'Ægypte, Cleopatra: tesmoin
le petit Cæsarion, qui en nasquit. Il fit aussi l'amour à Eunoé
Royne de Mauritanie: et à Rome, à Posthumia, femme de Seruius
Sulpitius: à Lollia, de Gabinius: à Tertulla, de Crassus, et à Mutia
mesme, femme du grand Pompeius. Qui fut la cause, disent
les historiens Romains, pourquoy son mary la repudia, ce que
Plutarque confesse auoir ignoré. Et les Curions pere et fils reprocherent
depuis à Pompeius, quand il espousa la fille de Cæsar,
qu'il se faisoit gendre d'vn homme qui l'auoit fait coqu, et que
luy-mesme auoit accoustumé d'appeller Ægysthus. Il entretint outre
tout ce nombre, Seruilia sœur de Caton, et mere de Marcus Brutus,
dont chacun tient que proceda cette grande affection qu'il portoit
à Brutus: par ce qu'il estoit nay en temps, auquel il y auoit apparence
qu'il fust issu de luy. Ainsi i'ai raison, ce me semble, de
le prendre pour homme extremement addonné à cette desbauche,
et de complexion tres-amoureuse. Mais l'autre passion de l'ambition,
dequoy il estoit aussi infiniment blessé, venant à combattre
celle là, elle luy fit incontinent perdre place.   Me ressouuenant1
sur ce propos de Mehemed, celuy qui subiugua Constantinople, et
apporta la finale extermination du nom Grec: ie ne sçache point
où ces deux passions se trouuent plus egalement balancées: pareillement
indefatigable ruffien, et soldat. Mais quand en sa vie, elles
se presentent en concurrence l'vne de l'autre, l'ardeur querelleuse
gourmande tousiours l'amoureuse ardeur. Et ceste-cy, encore que
ce fust hors sa naturelle saison, ne regaigna pleinement l'authorité
souueraine, que quand il se trouua en grande vieillesse, incapable
de plus soutenir le faix des guerres.   Ce qu'on recite pour vn
exemple contraire de Ladislaus Roy de Naples, est remarquable:2
Que bon capitaine, courageux, et ambitieux, il se proposoit pour
fin principale de son ambition, l'execution de sa volupté, et iouïssance
de quelque rare beauté. Sa mort fut de mesme. Ayant rengé
par vn siege bien poursuiuy, la ville de Florence si à destroit, que
les habitants estoient apres à composer de sa victoire: il la leur
quitta pourueu qu'ils luy liurassent vne fille de leur ville dequoy il
auoit ouy parler, de beauté excellente. Force fut de la luy accorder,
et garantir la publique ruine par vne iniure priuée. Elle estoit fille
d'vn medecin fameux de son temps; lequel se trouuant engagé en
si villaine necessité, se resolut à vne haute entreprinse. Comme3
chacun paroit sa fille et l'attournoit d'ornements et ioyaux, qui
la peussent rendre aggreable à ce nouuel amant, luy aussi luv
donna vn mouchoir exquis en senteur et en ouurage, duquel elle
eust à se seruir en leurs premieres approches: meuble, qu'elles
n'y oublient guere en ces quartiers là. Ce mouchoir empoisonné
selon la capacité de son art, venant à se frotter à ces chairs esmeuës
et pores ouuerts, inspira son venin si promptement, qu'ayant
soudain changé leur sueur chaude en froide, ils expirerent entre
les bras l'vn de l'autre.   Ie m'en reuay à Cæesar. Ses plaisirs ne
luy firent iamais desrober vne seule minute d'heure, ny destourner
vn pas des occasions qui se presentoient pour son agrandissement.
Cette passion regenta en luy si souuerainement toutes les
autres, et posseda son ame d'vne authorité si pleine, qu'elle l'emporta
où elle voulut. Certes i'en suis despit: quand ie considere
au demeurant, la grandeur de ce personnage, et les merueilleuses
parties qui estoient en luy: tant de suffisance en toute sorte de
sçauoir, qu'il n'y a quasi science en quoy il n'ait escrit: il estoit1
tel orateur, que plusieurs ont preferé son eloquence à celle de Cicero:
et luy-mesmes, à mon aduis, n'estimoit luy deuoir guere en
cette partie. Et ses deux Anticatons, furent principalement escrits
pour contre-balancer le bien dire, que Cicero auoit employé en
son Caton. Au demeurant, fut-il iamais ame si vigilante, si actiue,
et si patiente de labeur que la sienne? Et sans doubte, encore estoit
elle embellie de plusieurs rares semences de vertu, ie dy viues,
naturelles, et non contrefaictes. Il estoit singulierement sobre, et si
peu delicat en son manger, qu'Oppius recite, qu'vn iour luy ayant
esté presenté à table, en quelque sauce de l'huyle medecinée, au2
lieu d'huyle simple, il en mangea largement, pour ne faire honte à
son hoste. Vne autrefois, il fit fouëtter son boulenger, pour luy auoir
seruy d'autre pain que celuy du commun. Caton mesme auoit accoustumé
de dire de luy, que c'estoit le premier homme sobre, qui
se fust acheminé à la ruyne de son pays. Et quant à ce que ce
mesme Caton l'appella vn iour yurongne, cela aduint en cette façon.
Estans tous deux au Senat, où il se parloit du fait de la coniuration
de Catilina, de laquelle Cæsar estoit soupçonné, on luy vint
apporter de dehors, vn breuet à cachetes: Caton estimant que ce
fust quelque chose, dequoy les coniurez l'aduertissent, le somma3
de le luy donner: ce que Cæsar fut contrainct de faire, pour euiter
vn plus grand soupçon. C'estoit de fortune vne lettre amoureuse,
que Seruilia sœur de Caton luy escriuoit: Caton l'ayant leuë, la
luy reietta, en luy disant: Tien yurongne. Cela, dis-ie, fut plustost
vn mot de desdain et de colere, qu'vn expres reproche de ce vice:
comme souuent nous iniurions ceux qui nous faschent, des premieres
iniures qui nous viennent à la bouche, quoy qu'elles ne
soyent nullement deuës à ceux à qui nous les attachons. Ioinct que
ce vice que Caton luy reproche, est merueilleusement voisin de
celuy, auquel il auoit surpris Cæsar: car Venus et Bacchus se conuiennent
volontiers, à ce que dit le prouerbe: mais chez moy Venus
est bien plus allegre, accompaignée de la sobrieté.   Les
exemples de sa douceur, et de sa clemence, enuers ceux qui l'auoient
offencé sont infinis: ie dis outre ceux qu'il donna, pendant
le temps que la guerre ciuile estoit encore en son progrés, desquels
il fait luy-mesmes assez sentir par ses escrits, qu'il se seruoit pour
amadouër ses ennemis, et leur faire moins craindre sa future domination
et sa victoire. Mais si faut il dire que ces exemples là
s'ils ne sont suffisans à nous tesmoigner sa naïue douceur, ils1
nous montrent au moins vne merueilleuse confiance et grandeur
de courage, en ce personnage. Il luy est aduenu souuent, de renuoyer
des armées toutes entieres à son ennemy, apres les auoir
vaincuës, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon
de le fauoriser, aumoins de se contenir sans luy faire la guerre: il
a prins trois et quatre fois tels capitaines de Pompeius, et autant
de fois remis en liberté. Pompeius declaroit ses ennemis, tous ceux
qui ne l'accompaignoient à la guerre: et luy fit proclamer qu'il
tenoit pour amis tous ceux qui ne bougeoient, et qui ne s'armoyent
effectuellement contre luy. A ceux de ses capitaines, qui se desroboient2
de luy pour aller prendre autre condition, il r'enuoioit
encore les armes, cheuaux, et equipages. Les villes qu'il auoit
prinses par force, il les laissoit en liberté de suyure tel party qu'il
leur plairoit, ne leur donnant autre garnison, que la memoire de
sa douceur et clemence. Il deffendit le iour de sa grande bataille
de Pharsale, qu'on ne mist qu'à toute extremité, la main sur les
citoyens Romains. Voyla des traits bien hazardeux selon mon iugement:
et n'est pas merueilles si aux guerres ciuiles, que nous
sentons, ceux qui combattent, comme luy, l'estat ancien de leur
pays, n'en imitent l'exemple. Ce sont moyens extraordinaires, et3
qu'il n'appartient qu'à la fortune de Cæsar, et à son admirable
pouruoyance, d'heureusement conduire. Quand ie considere la
grandeur incomparable de cette ame, i'excuse la victoire, de ne
s'estre peu depestrer de luy, voire en cette tres-iniuste et tres-inique
cause.   Pour reuenir à sa clemence, nous en auons plusieurs
naifs exemples, au temps de sa domination, lors que toutes
choses estants reduites en sa main, il n'auoit plus à se feindre.
Caius Memmius auoit escrit contre luy des oraisons tres-poignantes,
ausquelles il auoit bien aigrement respondu: si ne laissa-il bien
tost apres d'ayder à le faire Consul. Caius Caluus qui auoit faict4
plusieurs epigrammes iniurieux contre luy, ayant employé de ses
amis pour le reconcilier, Cæsar se conuia luy-mesme à luy escrire
le premier. Et nostre bon Catulle, qui l'auoit testonné si rudement
sous le nom de Mamurra, s'en estant venu excuser à luy,
il le fit ce iour mesme soupper à sa table. Ayant esté aduerty
d'aucuns qui parloient mal de luy, il n'en fit autre chose, que declarer
en vne sienne harangue publique, qu'il en estoit aduerty.
Il craignoit encore moins ses ennemis, qu'il ne les haissoit. Aucunes
coniurations et assemblees, qu'on faisoit contre sa vie, luy
ayants esté descouuertes, il se contenta de publier par edit qu'elles
luy estoient cognuës, sans autrement en poursuyure les autheurs.
Quant au respect qu'il auoit à ses amis: Caius Oppius voyageant1
auec luy, et se trouuant mal, il luy quitta vn seul logis qu'il y
auoit, et coucha toute la nuict sur la dure et au descouuert. Quant
à sa iustice, il fit mourir vn sien seruiteur, qu'il aimoit singulierement,
pour auoir couché auecques la femme d'vn cheualier Romain,
quoy que personne ne s'en plaignist. Iamais homme n'apporta,
ny plus de moderation en sa victoire, ny plus de resolution
en sa fortune contraire.   Mais toutes ces belles inclinations furent
alterées et estouffées, par cette furieuse passion ambitieuse: à
laquelle il se laissa si fort emporter, qu'on peut aisément maintenir,
qu'elle tenoit le timon et le gouuernail de toutes ses actions.2
D'vn homme liberal, elle en rendit vn voleur publique, pour fournir
à cette profusion et largesse, et luy fit dire ce vilain et tres-iniuste
mot, que si les plus meschans et perdus hommes du monde,
luy auoyent esté fidelles, au seruice de son agrandissement, il les
cheriroit et auanceroit de son pouuoir, aussi bien que les plus
gens de bien: l'enyura d'vne vanité si extreme, qu'il osoit se
vanter en presence de ses concitoyens, d'auoir rendu cette grande
Republique Romaine, vn nom sans forme et sans corps: et dire
que ses responces deuoyent meshuy seruir de loix: et receuoir
assis, le corps du Senat venant vers luy: et souffrir qu'on l'adorast,3
et qu'on luy fist en sa presence des honneurs diuins. Somme,
ce seul vice, à mon aduis, perdit en luy le plus beau, et le plus
riche naturel qui fut onques: et a rendu sa memoire abominable
à tous les gens de bien, pour auoir voulu chercher sa gloire de la
ruyne de son païs, et subuersion de la plus puissante, et fleurissante
chose publique que le monde verra iamais. Il se pourroit
bien au contraire, trouuer plusieurs exemples de grands personnages,
ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires,
comme Marcus Antonius, et autres: mais où l'amour et
l'ambition seroient en esgale balance, et viendroient à se choquer4
de forces pareilles, ie ne fay aucun doubte, que ceste-cy ne gaignast
le prix de la maistrise.   Or pour me remettre sur mes brisées,
c'est beaucoup de pouuoir brider nos appetits, par le discours
de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se
tenir en leur deuoir. Mais de nous fouëtter pour l'interest de nos
voisins, de non seulement nous deffaire de cette douce passion, qui
nous chatouïlle, du plaisir que nous sentons de nous voir aggreables
à autruy, et aymez et recherchez d'vn chascun: mais encore de
prendre en haine, et à contre-cœur nos graces, qui en sont cause,
et condamner nostre beauté, par ce que quelque autre s'en eschauffe,
ie n'en ay veu guere d'exemples: cestuy-cy en est. Spurina
ieune homme de la Toscane,1

Qualis gemma micat, fuluum quæ diuidit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho
Lucet ebur,

estant doüé d'vne singuliere beauté, et si excessiue, que les yeux
plus continents, ne pouuoient en souffrir l'esclat continemment, ne
se contentant point de laisser sans secours tant de fiéure et de feu,
qu'il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soy-mesmes,
et contre ces riches presens, que Nature luy auoit faits:
comme si on se deuoit prendre à eux, de la faute d'autruy: et détailla,2
et troubla à force de playes, qu'il se fit à escient, et de cicatrices,
la parfaicte proportion et ordonnance que Nature auoit si
curieusement obseruée en son visage.   Pour en dire mon aduis:
i'admire telles actions, plus que ie ne les honnore. Ces excez sont
ennemis de mes regles. Le dessein en fut beau, et conscientieux:
mais, à mon aduis, vn peu manque de prudence. Quoy? si sa laideur
seruit depuis à en ietter d'autres au peché de mespris et de
haine, ou d'enuie, pour la gloire d'vne si rare recommandation:
ou de calomnie, interpretant cette humeur, à vne forcenée ambition.
Y a-il quelque forme, de laquelle le vice ne tire, s'il veult,3
occasion à s'exercer en quelque maniere? Il estoit plus iuste, et
aussi plus glorieux, qu'il fist de ces dons de Dieu, vn subiect de
vertu exemplaire, et de reglement.   Ceux, qui se desrobent aux
offices communs, et à ce nombre infini de regles espineuses, à tant
de visages, qui lient vn homme d'exacte preud'hommie, en la vie
ciuile: font, à mon gré, vne belle espargne: quelque pointe d'aspreté
peculiere qu'ils s'enioignent. C'est aucunement mourir, pour
fuir la peine de bien viure. Ils peuuent auoir autre prix, mais le
prix de la difficulté, il ne m'a iamais semblé qu'ils l'eussent. Ny
qu'en malaisance, il y ait rien audelà, de se tenir droit emmy les
flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement
à touts les membres de sa charge. Il est à l'aduenture plus facile,
de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuëment
de tout poinct, en la compagnie de sa femme. Et a l'on dequoy
couler plus incurieusement, en la pauureté, qu'en l'abondance,
iustement dispensée. L'vsage, conduit selon raison, a plus
d'aspreté, que n'a l'abstinence. La moderation est vertu bien plus
affaireuse, que n'est la souffrance. Le bien viure du ieune Scipion,1
a mille façons. Le bien viure de Diogenes, n'en a qu'vne. Ceste-cy
surpasse d'autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises
et accomplies la surpassent en vtilité et en force.

CHAPITRE XXXIIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXIV.)
Obseruation sur les moyens de faire la guerre, de Iulius Cæsar.

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