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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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CHAPITRE XII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XII.)
Apologie de Raimond * Sebond.

Est-il vrai que la science soit la mère de toutes les vertus?—La science est, je le reconnais, chose très grande et très utile; ceux qui la méprisent font preuve de bêtise. Je n'estime pourtant pas que sa valeur soit aussi élevée que certains l'admettent, comme le philosophe Herillus par exemple, qui la considère comme le souverain bien et lui attribue le pouvoir, qu'elle n'a pas suivant moi, de nous rendre sages et satisfaits; ou comme d'autres, qui la considèrent comme la mère de toutes les vertus, et qui, par contre, tiennent l'ignorance comme la cause de tous les vices; si cela est, bien des réserves sont à faire.

Le père de Montaigne qui avait les savants en haute estime, ayant reçu de l'un d'eux la Théologie naturelle de Sebond, la fit traduire d'espagnol en français par son fils.—Ma maison est depuis longtemps ouverte aux gens de science, et ils la connaissent bien. Mon père, qui s'est trouvé à sa tête pendant cinquante ans et plus, enflammé de cette ardeur nouvelle que le roi François Ier porta aux lettres et qui les mit en faveur, était très porté pour les gens instruits, recherchant leur société et se mettant en grands frais pour eux. Il les recevait chez lui comme des personnes en odeur de sainteté, quelque peu inspirées de la sagesse divine; il recueillait leurs préceptes et leurs entretiens comme des oracles, et avec d'autant plus de déférence et de foi qu'il n'était pas à même d'en juger, n'ayant pas plus que n'avaient eu ses aïeux, de connaissances littéraires. Moi, je les aime beaucoup, mais cela ne va pas jusqu'à l'adoration.

Parmi ceux qu'a reçus mon père, était Pierre Bunel qui, en son temps, avait une grande réputation de savoir, et qui, s'étant arrêté quelques jours à Montaigne, avec quelques autres savants comme lui, lui fit présent, au moment de partir, d'un ouvrage intitulé: «Théologie naturelle ou Livre des créatures, par maître Raimond Sebond.» Mon père connaissait parfaitement les langues italienne et espagnole, et cet ouvrage étant écrit en espagnol auquel venaient s'ajouter des terminaisons latines, Bunel pensait qu'avec bien peu d'aide, mon père pourrait le lire avec fruit. Il le lui recommanda comme un livre très utile et très approprié aux circonstances: c'était l'époque où la réforme de Luther commençait à se répandre et à ébranler, dans bien des pays, nos anciennes croyances. A cet égard Bunel avait vu juste en prévoyant, simplement par le raisonnement, que ce commencement de maladie dégénérerait aisément en un exécrable athéisme; et cela, parce que le vulgaire, ne pouvant juger des choses par elles-mêmes, se laisse entraîner par les apparences et selon les caprices de la fortune. Lorsque une fois on a eu la témérité de l'inciter à mépriser et à contrôler les opinions pour lesquelles il avait eu jusque-là le plus profond respect comme celles où il y va de son salut, et qu'on a jeté le doute sur certains points de la religion, qu'on les soumet à son jugement, il arrive bien rapidement à éprouver la même incertitude sur toutes ses autres croyances, ce qui en reste n'ayant pas plus d'autorité et de fondement que ce qu'on a mis en question. Il secoue alors, comme pesant sur lui d'un joug tyrannique, toutes les impressions qui ont leur source soit dans ce qu'édictent les lois, soit dans le respect qu'il a pour d'anciens usages, «car on foule aux pieds de bon cœur ce qu'on a trop révéré (Lucrèce)»; et, dès lors, il entreprend de ne plus rien recevoir sans qu'au préalable, il n'ait eu à se prononcer et ne l'ait agréé.

Quelques jours avant sa mort, mon père ayant, par hasard, retrouvé ce livre sous un tas d'autres papiers abandonnés, me demanda de le lui traduire en français. C'est un travail facile que de traduire des auteurs comme celui-ci, chez lesquels le fond est tout; il n'en est pas de même de ceux qui sacrifient beaucoup à la grâce et à l'élégance du style, surtout quand il faut les rendre dans une langue moins expressive que celle dans laquelle ils sont écrits. C'était pour moi un travail tout nouveau et auquel j'étais complètement étranger; mais me trouvant, par un heureux hasard, avoir en ce moment des loisirs, et ne pouvant me refuser au désir du meilleur des pères qui ait jamais existé, je fis mon possible et en vins à bout. Mon père en éprouva une grande satisfaction et voulut que cette traduction fût imprimée; elle l'a été après sa mort.

Éloge de ce livre.—J'y trouvai de très belles idées; l'auteur est inspiré par la piété; toutes les parties de son ouvrage s'enchaînent parfaitement. Beaucoup de personnes, et, dans le nombre, des dames, auxquelles nous avons le plus d'obligations, s'amusant à le lire, j'ai souvent été à même de leur venir en aide en détruisant les deux objections principales dont ce livre est l'objet. Il y a de la hardiesse et du courage dans le but qu'il se propose; il entreprend d'établir et de prouver contre les athées, tous les articles de foi de la religion chrétienne en se basant uniquement sur des raisons humaines et naturelles; et, à dire vrai, je le trouve si ferme, réussissant si bien dans cette voie, que je ne crois pas qu'il soit possible de mieux faire dans ce sens, ni que quelqu'un ait jamais fait aussi bien. L'ouvrage me paraissant trop riche et trop beau pour un auteur dont le nom est si peu connu, et dont nous ne savons rien autre, si ce n'est qu'il était espagnol et professait la médecine à Toulouse il y a environ deux cents ans, je m'enquis, quand je commençais à m'en occuper, de ce que ce pouvait bien être, auprès d'Adrien Tournebus qui savait tout. Celui-ci me répondit qu'il pensait que ce devait être une sorte de quintessence extraite des ouvrages de saint Thomas d'Aquin, dont l'érudition infinie et l'admirable subtilité d'esprit étaient seules à même d'avoir produit de telles idées. Toujours est-il que, quel qu'en soit l'auteur ou l'inventeur (et cette supposition de Tournebus ne suffit pas pour dépouiller Sebond de ce titre), c'est assurément un homme très capable qui a produit de très belles pages.

Première objection contre cet ouvrage: «Il ne faut point appuyer de raisons humaines ce qui est article de foi.»—La première objection qu'on adresse à son ouvrage, c'est que les chrétiens se font tort, en voulant appuyer de raisons purement humaines leurs croyances, qui ne peuvent se concevoir qu'autant qu'on a la foi et par une intervention particulière de la grâce divine.—Il semble que cette objection ait sa source dans une piété exagérée, aussi faut-il apporter à sa réfutation d'autant plus de délicatesse et de respect pour ceux qui la mettent en avant, et c'est dans cet esprit que je voudrais essayer de leur répondre. Ce serait mieux le fait d'un homme versé en théologie que le mien, car je n'y connais rien; toutefois, j'estime que lorsqu'il s'agit d'une question aussi haute, qui touche de si près à la divinité et excède autant l'intelligence humaine, comme est cette vérité dont il a plu à la bonté de Dieu de nous éclairer, il est bien besoin qu'il continue à nous venir en aide, et que ce ne peut être que par l'effet d'une faveur extraordinaire et privilégiée de sa part, que nous pouvons la concevoir et nous en pénétrer. Abandonnés à notre seule intelligence, nous n'en sommes pas capables; sans cela, il n'y aurait pas tant d'esprits d'une supériorité qui se rencontre rarement, réunissant toutes les qualités que l'homme tient de la nature et qui, dans les temps anciens, étaient seules à sa disposition, que leur raison a égarés quand, avec son seul secours, ils ont cherché à la connaître.

La foi est indispensable; mais quand elle existe, la raison corrobore utilement ses enseignements.—C'est la foi qui, seule, nous découvre les ineffables mystères de notre religion et nous confirme leur vérité; ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas une très belle et très louable entreprise, que de mettre au service de cette foi les moyens d'investigation que l'homme tient naturellement de Dieu. Il n'y a pas de doute que ce ne soit là l'usage le plus honorable que nous puissions faire de ces moyens, et qu'il n'y a pas d'occupation, de dessein plus dignes d'un chrétien, que d'appliquer toutes ses études et toutes ses pensées à embellir, étendre et accroître les vérités en lesquelles il croit. Ne nous contentons pas de mettre au service de Dieu notre esprit et notre âme; tout notre être matériel lui doit et lui rend hommage; tous nos organes, tous nos faits et gestes, tout ce qui sort de nos mains, concourent à sa glorification; notre raison doit faire de même et s'employer à étayer notre foi, mais toujours sous cette réserve, de ne pas s'imaginer que par elle-même, par la puissance à laquelle elle peut atteindre et la valeur des arguments qu'elle peut émettre, il lui soit possible d'acquérir cette science surnaturelle qui nous vient de Dieu.

Si, par grâce extraordinaire, cette science ne nous est infuse, si elle n'entre en nous que par la force du raisonnement et tous autres procédés humains, elle n'y occupe pas la place et n'a pas la splendeur qu'elle devrait avoir; je crains bien pourtant que ce ne soit que dans ces conditions qu'elle nous ait pénétrés. Si nous étions attachés à Dieu par une foi ardente; si nous tenions à lui parce qu'il nous y a appelés, et non parce que nous y avons été conduits de nous-mêmes; si notre foi reposait sur une base émanant de lui, les tentations auxquelles est exposée l'humanité et qui l'ébranlent si fort, ne pourraient rien contre elle. Nous serions en état de résister à d'aussi faibles attaques; l'amour de la nouveauté, la contrainte que les princes peuvent exercer sur nous, la bonne fortune d'un parti, les changements si peu fondés et si inopinés qui surviennent dans nos opinions, n'auraient pas la force de secouer et d'altérer nos croyances; nous ne nous laisserions pas troubler par des arguments nouveaux, et toute la rhétorique du monde ne pourrait nous en dissuader; fermes et inébranlables, nous soutiendrions tous ces assauts, sans nous départir de notre calme: «Tel un vaste rocher oppose sa masse à la faveur des flots qui grondent et se brisent autour de lui (vers imités de Virgile).»

Chez le chrétien, la foi fait généralement défaut.—Si ce rayon divin nous touchait tant soit peu, il y paraîtrait en tout et partout; sa lueur se refléterait non seulement dans nos paroles, mais dans nos faits et gestes qui en acquerraient du lustre; tout ce qui émanerait de nous, serait illuminé de cette noble clarté. Nous devrions avoir honte; l'adepte de n'importe quelle secte de celles en lesquelles se répartit l'humanité, si difficile, si étrange que soit la doctrine de sa secte, y conforme rigoureusement sa conduite et sa vie; tandis que chez les Chrétiens leur doctrine, si divine, si céleste qu'elle soit, ne se manifeste que dans les mots. En voulez-vous la preuve? Comparez nos mœurs à celles des Mahométans et des Païens, voyez combien les nôtres leur sont toujours inférieures; tandis qu'en raison de l'excellence de notre religion nous devrions briller et, par notre perfection, laisser tous autres bien loin derrière: «Ils sont si justes, si charitables, si bons, que ce doivent être des Chrétiens!» devrait-on dire. Le reste est commun à toutes les religions: l'espérance, la confiance, les événements sur lesquels elles s'étayent, les cérémonies, la pénitence, les martyrs; ce qui devrait distinguer la nôtre entre toutes, c'est notre vertu qui, en même temps qu'elle est le signe le plus caractéristique de son origine divine, est aussi le résultat le plus beau et le plus difficile auquel elle tend, parce qu'elle est la vérité.—C'est parce que nous ne sommes pas ce que nous devrions être que notre bon saint Louis avait raison quand il détournait, avec instance, de son dessein, ce roi tartare qui s'était fait chrétien, de venir à Lyon baiser les pieds du Pape et contempler la pureté des mœurs qu'il croyait trouver en nous, de peur qu'au contraire les débordements de notre vie ne tarissent en lui son admiration pour nos croyances.—Ce fut l'impression inverse que ressentit cet autre venu à Rome dans ces mêmes sentiments et qui, voyant la vie dissolue qu'y menaient en ce temps les prélats et le peuple, s'affermit d'autant plus dans la bonne opinion qu'il avait conçue de notre religion, en considérant combien elle devait avoir de force et tenir de Dieu même, pour se maintenir si digne et en un tel degré de splendeur en des mains si vicieuses et dans un milieu si corrompu.

Si nous avions un seul atome de foi, nous déplacerions des montagnes, disent les saintes Écritures; nos actions, inspirées par la divinité qui présiderait aussi à leur exécution, ne seraient pas simplement d'entre celles que l'homme peut accomplir, elles tiendraient du miracle comme nos croyances elles-mêmes: «Crois, et la voie qui te conduira à la vertu et au bonheur sera courte (Quintilien).» Les uns s'appliquent à faire croire au monde qu'ils croient, et ils ne croient pas; les autres, c'est le plus grand nombre, se le persuadent à eux-mêmes et ne savent pas ce que c'est que croire.

Dans les guerres de religion, ce sont les intérêts des partis qui seuls les guident.—Nous trouvons étrange que, dans la guerre qui, dans les temps présents, désole notre pays, les événements flottent indécis et se produisent tantôt dans un sens, tantôt dans un autre comme généralement cela arrive d'ordinaire; ils ne sont ainsi que parce que nous sommes livrés à nous-mêmes. L'un des partis a pour lui la justice, mais il en a fait simplement un drapeau et un masque; on la met en avant, mais on n'en tient pas compte; ce n'est pas elle qui fait agir, ce n'est pas sa cause que l'on a épousée; elle est là, comme dans la bouche d'un avocat; le parti qui s'en targue ne l'a ni dans le cœur, ni en affection. Dieu nous doit son aide dans les circonstances extraordinaires, mais quand sont en jeu la foi et la religion, et non nos passions; et ici, ce sont les hommes qui conduisent tout; pour eux, la religion n'est qu'un moyen, c'est le contraire qui devrait être. Réfléchissez et voyez si ce n'est pas nous qui la menons et qui, d'une règle si droite et si ferme, extrayons tant de conclusions opposées, tout comme avec de la cire se modèlent les figures les plus contraires? La situation de la France a-t-elle jamais, plus que de nos jours, présenté plus exactement ce caractère? Les uns tirent la religion à droite, les autres à gauche; ceux-là en disent blanc, ceux-ci, noir; tous la font également servir à leurs violences et à leurs vues ambitieuses. Ils en agissent d'une façon tellement identique en leurs débordements et leurs injustices, qu'on se prend à douter et qu'on a peine à croire qu'ils soient d'opinions différentes, étant donné que notre opinion est ce qui doit régler notre conduite et faire loi dans notre vie; une même école, ayant mêmes principes, ne produirait pas des mœurs se ressemblant davantage, observées d'une manière aussi invariable.

Voyez l'horrible impudence avec laquelle nous jouons à la balle avec la parole divine, et avec quelle irréligion nous l'accueillons ou la rejetons, suivant que la fortune modifie notre place dans le cours de nos orages publics. Rappelez-vous quel parti, l'année dernière, tenait pour l'affirmative dans cette proposition d'importance capitale: «Est-il permis au sujet de se révolter et de s'armer contre son roi, pour la défense de la religion?» dont il avait fait sa pierre d'assise, quel autre tenait pour la négative dont il s'était constitué l'apôtre, et voyez aujourd'hui de quel côté sont l'un et l'autre et si les armes résonnent moins depuis que la cause de l'un est devenue celle de l'autre. Nous brûlons les gens qui disent qu'il faut faire subir à la vérité les modifications qu'exige l'intérêt de notre cause; en France, on fait bien pis que de le dire! Soyons francs: si l'on triait dans l'armée, voire même dans l'armée royale, ceux qui y sont uniquement par zèle pour leur foi et même aussi ceux qui n'ont en vue que la défense des lois du pays ou le service du prince, on n'en retirerait pas de quoi former une compagnie complète de gens d'armes. D'où vient que si peu de gens demeurent fidèles à leur foi première sans varier, quelle que soit la tournure que prennent les événements, tandis que nous en voyons tant y évoluer les uns à pas lents, les autres à bride abattue, et les mêmes hommes gâter tout tantôt par leur violence et leur âpreté, tantôt par leur froideur, leur mollesse et leur inertie? N'est-ce pas parce que la masse obéit à des considérations d'intérêt personnel, soumises à des chances variables comme les circonstances dans lesquelles elle se meut?

Chacun fait servir la religion à ses passions; le zèle du chrétien éclate surtout pour produire le mal.—Il est évident pour moi que nous ne nous astreignons volontiers qu'aux devoirs qui flattent nos passions. Il n'est point d'hostilité plus agissante que celle des Chrétiens quand ils invoquent l'intérêt de la religion; notre zèle fait merveille lorsqu'il s'exerce secondant notre penchant naturel à la haine, à la cruauté, à l'ambition, à l'avarice, à la médisance, à la rébellion; par contre, à moins que, par miracle, une raison quelconque ne nous y porte, rien ne nous décide, d'une façon ou d'une autre, à la bonté, à la bienveillance et à la modération. Notre religion vise à déraciner le vice; on la fait servir à le dissimuler, le nourrir, lui donner carrière. Il ne faut pas se moquer de Dieu, ou, comme on dit, payer la dîme en donnant une gerbe de paille pour une gerbe de blé. Si nous croyions en lui, je ne dis pas parce que nous aurions la foi, mais simplement parce que nous aurions la conviction qu'il existe; je dirai même, à notre extrême confusion, si nous y croyions et si nous le connaissions comme nous faisons d'autre chose, d'un de nos compagnons, par exemple, nous l'aimerions par-dessus tout, en raison de son infinie bonté et de la beauté qui resplendit en lui; tout au moins occuperait-il le même rang que tiennent les richesses, les plaisirs, la gloire, les amis. Le meilleur de nous craint de blesser son voisin, ses parents, son maître, et ne redoute pas de l'outrager, Lui. Est-il quelqu'un, si simple d'esprit qu'il soit, qui, mettant en comparaison, d'un côté, ce qui nous cause un seul de ces plaisirs que nous procurent nos vices, et de l'autre, l'espérance d'une gloire immortelle dont il a connaissance et dont il est persuadé, ne troquerait pas l'un pour l'autre? Et cependant que de fois nous renonçons à cette gloire par le mépris que nous en faisons; car qu'est-ce qui nous pousse au blasphème sinon l'envie qui, sans rime ni raison, nous prend d'offenser Dieu!—Le philosophe Antisthène se faisait initier aux mystères d'Orphée; le prêtre lui disant que ceux qui embrassaient cette religion, jouiraient éternellement à leur mort des biens les plus parfaits: «Pourquoi donc, lui fit-il, si tu le crois, ne meurs-tu pas toi-même?»—Diogène, poussant encore plus avant dans ce sens, répondait avec sa brutalité ordinaire à un autre qui lui prêchait de se faire initier à la secte dont lui-même était prêtre, afin d'obtenir la possession des biens de l'autre monde: «Tu veux que je croie que d'aussi grands hommes qu'Agésilas et Épaminondas seront misérables, tandis que toi, qui n'es qu'un veau et ne fais rien qui vaille, tu serais des bienheureux, parce que tu es prêtre?»—Si nous accueillions ces grandes promesses de béatitude éternelle en y prêtant la même attention que nous apportons à tout argument philosophique, nous n'aurions pas la mort en si grande horreur que nous l'avons: «Loin de nous plaindre de la désagrégation de notre être, nous nous réjouirions plutôt de partir et de laisser notre dépouille mortelle, comme le serpent change de peau, comme le cerf se défait de son vieux bois (Lucrèce).» «Je veux être dissous, dirions-nous, pour être avec Jésus-Christ.» La puissance de raisonnement de Platon sur l'immortalité de l'âme ne porta-t-elle pas quelques-uns de ses disciples à se donner la mort, pour jouir plus tôt des espérances qu'il leur faisait concevoir!

C'est ne pas croire que de croire par faiblesse ou par crainte.—Tout cela est un signe très évident que nous ne comprenons notre religion qu'à notre façon et en usons à notre guise et pas autrement, comme il arrive de toutes les autres religions. Si elle est nôtre, c'est que le sort nous a fait naître dans un pays où elle existe, qu'elle y remonte à une haute antiquité, ou que les hommes qui l'y ont établie y ont une grande autorité, que nous craignons les peines dont elle menace ceux qui sont en dehors d'elle, ou que nous avons été séduits par les promesses qu'elle nous fait; de telles considérations sont de nature à donner du poids à nos croyances mais ne sont que secondaires, ce sont des attaches purement humaines. Dans une autre contrée, d'autres influences, des promesses et des menaces semblables pourraient tout aussi bien, par un même travail, déterminer en nous d'autres croyances; nous sommes Chrétiens, tout comme nous sommes Périgourdins ou Allemands.

Les athées ne le sont guère que par vanité; en présence de la mort, ils reviennent aux idées religieuses.—Platon dit qu'il est peu d'athées qui le soient au point qu'un danger pressant ne les ramène pas à reconnaître la puissance divine; cet aphorisme ne s'applique pas au vrai chrétien; ce n'est que vers les religions enfantées par l'imagination de l'homme et qui n'ont qu'un temps, que nous sommes ainsi portés uniquement par des considérations humaines. Quelle foi peut être celle que font naître et développent en nous la lâcheté et la faiblesse de notre cœur! qu'elle est plaisante en vérité, ne croyant ce qu'elle croit, que parce qu'elle n'a pas le courage de cesser d'y croire! Un sentiment aussi vicieux que l'inconstance ou la frayeur, peut-il produire en notre âme une impression judicieuse!—Il en est qui prétendent prouver, dit encore Platon, que la raison doit nous faire considérer comme de pures inventions, tout ce qui se dit des enfers et des peines futures; que l'occasion se présente d'être conséquents avec leurs dires, que la vieillesse ou les maladies les mettent aux portes du tombeau, la terreur, l'horreur de ce que leur réserve l'avenir modifient du tout au tout leurs croyances. C'est parce que ces appréhensions enlèvent à l'homme son courage, que lui-même, dans ses lois, défend d'enseigner de telles menaces et de donner à croire que du mal puisse arriver aux hommes, du fait des dieux, autrement que lorsque c'est nécessaire pour leur plus grand bien, comme traitement pour les guérir d'affections morales. On dit de Bion, qu'adepte fervent de l'athéisme de Théodore, longtemps il s'était moqué des hommes adonnés à la religion; mais que, surpris par la mort, il se livra aux pratiques les plus superstitieuses, comme si les dieux existaient ou cessaient d'être, selon que cela faisait ou non l'affaire de Bion.—Platon conclut, et ces exemples confirment cette conclusion, que, soit par raison, soit par force, nous sommes toujours ramenés à croire à l'existence de Dieu. L'athéisme est une conception monstrueuse et contre nature qu'il est difficile et malaisé de faire admettre par l'esprit humain, quelque insolent et déréglé qu'il puisse être, quoiqu'il se soit vu assez de gens affectant d'en faire profession, soit par vanité, soit pour se donner la gloriole d'émettre des idées tendant à réformer le monde et qui ne soient pas celles de tous. Mais si ces gens sont fous au point de faire parade de ce qu'ils ne croient pas en Dieu, ils ne sont pas assez forts pour implanter cette conviction dans leur conscience; donnez-leur un bon coup d'épée dans la poitrine, ils ne laisseront pas de joindre les mains et d'implorer le ciel; et, quand la crainte ou la maladie aura tempéré ou abattu cette licencieuse ardeur d'humeur volage, ils reviendront à eux et, bien discrètement, feront comme les autres et croiront ce que chacun croit. Autre chose est un dogme sérieusement étudié et que tout le monde admet, et autre chose ces impressions passagères qui, nées d'esprits déséquilibrés, vont entretenant les idées les plus téméraires et les moins définies que leur fantaisie leur inspire, et combien misérables et écervelés leurs auteurs qui s'efforcent d'être pires que cela ne leur est possible!

Ce sont les œuvres de Dieu qui nous amènent à lui et non notre faiblesse d'esprit; c'est ce que Sebond s'applique à démontrer.—Les erreurs du paganisme et l'ignorance où il était de notre sainte vérité, ont fait encore tomber la grande âme * de Platon, grande mais seulement autant que peut l'être l'âme de l'homme, dans cet autre abus voisin du précédent: «Que les enfants et les vieillards sont plus accessibles que les autres à la religion», comme si elle naissait et tenait sa puissance de notre faiblesse d'esprit. Le nœud qui devrait contenir notre jugement et notre volonté, étreindre notre âme et l'unir à notre Créateur, ne devrait ni être fait ni tirer sa force de nos considérations, de nos raisonnements, de nos passions; mais, d'essence divine, surnaturelle, se présenter à nous sous une forme, dans des conditions, avec un éclat uniques, n'être autre en un mot que l'autorité de Dieu et sa grâce. Notre cœur et notre âme sont régis et commandés par la foi; celle-ci doit donc pouvoir user, pour l'accomplissement de ses desseins, de toutes les autres parties de notre être suivant ce que chacune peut donner. Aussi n'est-il pas croyable que cet ensemble qui constitue le monde, que cette admirable machine ne porte pas trace dénonçant la main du grand architecte qui l'a construite; et que, dans quelques-unes de ses pièces, il ne demeure rien rappelant l'ouvrier qui les a faites et les a assemblées. Et, de fait, ses plus importants ouvrages dénotent le caractère de sa divinité et, seule, la faiblesse de notre esprit nous empêche de nous en apercevoir; car, ainsi que Dieu le dit lui-même, «ses œuvres invisibles se manifestent par celles qui sont visibles».—Sebond s'est appliqué à cette étude digne de notre attention; et il nous montre que rien de ce qui est en ce monde, ne dément son créateur. Ce serait vraiment faire tort à la bonté divine, que l'univers ne se prêtât pas à affirmer la vérité de nos croyances; le ciel, la terre, les éléments, notre corps, notre âme, toutes choses y concourent: à nous de trouver le moyen de nous en servir; elles nous livrent leur secret, sous condition que nous serons en état de le comprendre, car le monde est le temple sacré par excellence dans lequel l'homme a accès pour y contempler des statues sorties, non des mains des mortels, mais de celles de la divine pensée qui les a faites accessibles à nos sens, comme sont le soleil, les étoiles, les eaux, la terre, pour nous en donner la compréhension et «faire, comme dit saint Paul, que nous concevions l'existence de celles qui échappent à notre vue, par ce que nous voyons de ce monde qu'il a créé, et que par ses œuvres nous nous rendions compte de sa sagesse éternelle et de sa divinité». «En ne dérobant pas jalousement à la terre la vue du ciel, en le faisant se dérouler sans cesse sur nos têtes, Dieu se dévoile sous tous ses aspects; de lui-même il s'offre, il s'inculque à nous; voulant être clairement connu, par son œuvre il nous montre qui il est et nous convie à méditer ses lois (Manilius).»

Ses arguments, par leur conformité avec notre foi, ont une valeur indéniable.—Or, tous les raisonnements, tous les discours humains sont choses inertes et stériles, qui ne prennent forme qu'autant que Dieu, par le moyen de la grâce, leur en ménage la possibilité et leur donne de la valeur. Les actes de vertu de Socrate et de Caton sont demeurés vains et inutiles, parce qu'ils n'avaient pas pour fin l'amour et l'obéissance qu'en tout nous devons à Dieu, véritable créateur de toutes choses, et qu'ils ne le connaissaient pas. Il en est de même de nos raisonnements et de nos discours: ils semblent avoir du corps, mais ne sont en réalité que des masses confuses, sans forme définie, condamnés à l'impuissance si la foi et la grâce n'y sont pas jointes. La foi venant à donner du coloris et du lustre aux arguments que fait valoir Sebond, leur communique de la fermeté et de la solidité et les rend capables d'initier un apprenti, de guider ses premiers pas sur la voie qui mène à la connaissance de la vérité en le façonnant dans une certaine mesure et le disposant à recevoir la grâce de Dieu qui affermit ses croyances et les rend parfaites. Je connais un homme faisant autorité, versé dans l'étude des lettres, qui m'a avoué avoir été ramené des erreurs de l'incrédulité par les arguments de Sebond. Alors même qu'on les dépouillerait de l'ornement et de l'appui que leur donne la foi en les approuvant, à ne les considérer que comme des fantaisies purement humaines, imaginées pour combattre ceux qui se sont précipités dans les épouvantables et horribles ténèbres de l'irréligion, leur valeur est telle qu'ils auraient autant de puissance et de solidité que tous autres que, dans les mêmes conditions, on pourrait leur opposer; si bien que nous serions fondés à dire aux parties en présence: «Si vous avez de meilleurs arguments, produisez-les, sinon soumettez-vous (Horace)»; reconnaissez la validité de nos preuves ou montrez-en d'autres, serait-ce même sur quelque autre sujet, qui se présentent mieux et soient plus probantes.—Mais voilà que, sans y penser, je suis déjà à demi engagé dans la discussion de la seconde des objections que l'on fait à Sebond et que, en son lieu et place, je me suis proposé de réfuter.

Seconde objection faite à Sebond: «Ses arguments sont faibles.»—Il y en a qui trouvent que ses arguments sont faibles, qu'ils n'arrivent pas à démontrer ce qu'il veut prouver, et ils prétendent pouvoir les réfuter aisément. Ces gens-là méritent d'être tancés un peu plus rudement que je n'ai fait des premiers, parce qu'ils sont plus dangereux et ont plus de malice. On détourne volontiers le sens des paroles d'autrui pour appuyer ses propres opinions; pour un athée, tout écrit a quelque rapport avec l'athéisme, et il infecte de son propre venin même ce qui n'en porte pas trace. Ceux-ci ont des scrupules qui leur font paraître fades les raisons de Sebond, et ils trouvent que c'est leur donner beau jeu que de les mettre à même de combattre, avec des armes purement humaines, notre religion qu'ils n'oseraient attaquer, si elle leur apparaissait majestueusement dans la plénitude de l'autorité et du commandement. Pour maîtriser leur folie, ce qu'il y a de mieux me paraît être de froisser et de fouler aux pieds l'orgueil et l'arrogance de l'homme; de leur faire sentir son inanité, sa vanité, son néant; de leur ôter des mains ces chétives armes que leur fournit leur raison; de les obliger à s'incliner et à baiser la terre devant l'autorité et le respect de la majesté divine. A elle seule appartiennent la science et la sagesse; seule, elle vaut qu'on fasse cas d'elle; c'est à elle que nous dérobons ce dont nous nous parons et ce que nous apprécions tant en nous. «Dieu ne permet pas qu'un autre que lui s'enorgueillisse (Hérodote)», rabattons donc cette orgueilleuse prétention, point de départ de la tyrannie qu'exerce sur nous le malin esprit: «Dieu résiste aux superbes et fait grâce aux humbles (Saint Pierre).» L'intelligence est l'apanage des dieux, dit Platon, les hommes n'en ont que peu ou point. Aussi est-ce une grande consolation pour le chrétien de voir nos moyens, mortels et impuissants, s'adapter si bien à ce qu'exige notre foi sainte et divine que, lorsque nous les appliquons à des sujets, mortels impuissants comme ils le sont eux-mêmes, ils ne s'y appareillent ni mieux, ni avec plus de force.

Il faut reconnaître que bien des choses ne peuvent s'expliquer par la raison seule.—En conséquence, examinons si l'homme dispose de raisons plus puissantes que celles de Sebond, et s'il lui est possible d'arriver à quelque certitude par les preuves et les raisonnements qu'il est en état de produire. Saint Augustin, réfutant ces mêmes gens, leur reproche l'injustice qu'il y a à considérer comme faux tout ce que, dans nos croyances, notre raison ne parvient pas à prouver; et pour montrer que bien des choses sont et ont été, dont notre intelligence ne peut découvrir ni la nature, ni les causes, il leur cite des faits connus et indubitables que l'homme confesse ne pouvoir expliquer; en cela, du reste, comme en tout ce qu'il fait, saint Augustin déploie un soin remarquable et beaucoup d'esprit. Nous, il nous faut faire davantage et leur montrer que pour rendre manifeste la faiblesse de leur raison, il n'est pas besoin d'avoir recours à de rares exemples longuement recherchés: elle présente tant de points faibles, est si aveugle, qu'il n'y a rien de si clair et de si facile qui lui paraisse d'une parfaite évidence; que pour elle, ce qui est aisé et malaisé ne sont qu'un; qu'enfin tout ce sur quoi elle entreprend de porter un jugement et la nature en général, se dérobent à sa juridiction et à sa compétence.

Que nous prêche la vérité, quand elle nous invite à fuir la philosophie de ce monde; quand, si souvent, elle nous inculque que notre sagesse n'est que folie devant Dieu; que, de toutes les vanités, l'homme est ce qu'il y a de plus vain; que celui qui se targue de son savoir, ne sait pas ce que c'est que savoir; que l'homme n'est rien, lorsqu'il s'imagine être quelque chose; qu'il s'exalte et se leurre lui-même? Ces sentences qui émanent de l'Esprit saint, expriment si clairement et si nettement ce que je veux établir que toute autre preuve serait superflue avec des gens qui, soumis et obéissants, s'inclineraient devant son autorité; mais ceux-ci tiennent à faire les frais des verges qui serviront à les fouetter, et n'admettent pas que l'on combatte leur raison autrement qu'en l'opposant à elle-même.

L'homme croit avoir une grande supériorité sur toutes les autres créatures, examinons ce qui en est: Est-il fondé à prétendre que toutes les merveilles de la nature n'ont été créées que pour lui?—Envisageons donc, pour le moment, l'homme abandonné à lui-même sans secours étranger, armé uniquement des armes qui lui sont propres et n'ayant pas l'aide de la grâce et de la connaissance de Dieu qui sont tout son honneur, toute sa force et auxquelles il doit d'être ce qu'il est, et voyons ce dont il est capable en ce bel équipage. Qu'il m'explique, par la puissance de son raisonnement, sur quoi repose la grande supériorité qu'il prétend avoir sur les autres créatures? Qui l'autorise à penser que le mouvement admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si majestueusement au-dessus de sa tête, les fluctuations émouvantes de la mer aux horizons infinis, ont été créés et se continuent depuis tant de siècles pour sa seule commodité et son service? Est-il possible d'imaginer rien de si ridicule que cette misérable et chétive créature qui n'est seulement pas maîtresse d'elle-même, est exposée aux offenses de tant de choses et qui vient se dire la maîtresse et l'impératrice de l'univers? il n'est pas en son pouvoir d'en connaître la moindre parcelle, à plus forte raison de le commander. Qui lui a octroyé ce privilège qu'il s'arroge, d'être seul sur ce vaste bâtiment capable d'en apprécier la beauté et celle des pièces dont il se compose; de pouvoir seul en rendre grâce à l'architecte, et d'être seul en état d'en apprécier les ressources et de les mettre en valeur? Qu'il produise les lettres patentes qui lui confèrent ce bel et grand office! n'ont-elles été concédées qu'au bénéfice des sages? elles s'appliqueraient à bien peu; ou les fous et les méchants sont-ils dignes également d'une faveur aussi exceptionnelle? ils sont ce qu'il y a de pire au monde, pourquoi seraient-ils avantagés de la sorte sur tous les autres êtres de la création? Faut-il croire celui qui a dit: «Qui donc nous enseignera pour qui le monde a été fait? C'est sans doute pour les êtres animés qui ont l'usage de la raison, c'est-à-dire pour les dieux et les hommes qui sont les plus parfaits de tous les êtres (Cicéron)!» ou plutôt pourrons-nous jamais assez bafouer son impudence, d'accoupler ainsi les dieux et les hommes? Qu'a donc alors en lui le pauvret, qui puisse lui valoir un tel avantage?

S'il est vrai que les astres ont de l'influence sur sa destinée, peut-il dire qu'il commande quand il ne fait qu'obéir.—Considérons la vie incorruptible des corps célestes, leur beauté, leur grandeur, leur mouvement continu réglé avec tant de précision: «Quand on contemple au-dessus de sa tête les voûtes immenses du monde et les astres brillants dont elles sont constellées, et qu'on vient à réfléchir sur les révolutions de la terre et du soleil (Lucrèce)»; considérons la domination et la puissance que ces corps exercent non seulement sur nos existences et les fluctuations de notre destinée, «car toutes les actions et la vie des hommes dépendent de l'influence des astres (Manilius)», mais même sur nos penchants, nos raisonnements, nos volontés qu'ils gouvernent, poussent et agitent suivant que cette influence se fait sentir dans un sens ou dans un autre, ainsi que notre raison l'établit et nous le montre: «Elle reconnaît que ces astres si éloignés, ont sur les hommes un secret empire, que des lois fixes règlent les mouvements périodiques de l'univers et que le cours des destinées est déterminé par des signes certains (Manilius)»;—si non seulement l'homme isolé, non seulement les rois, mais même les royaumes, les empires, tout en ce bas monde subit l'action des moindres mouvements célestes: «Les plus grandes révolutions sont produites par ces mouvements insensibles, tant sont hautes ces lois qui commandent aux rois eux-mêmes (Manilius)»;—si notre vertu, nos vices, notre capacité, notre science, cette intuition même que nous avons de l'influence qu'exercent les astres, et cette compréhension des relations qui existent entre eux et nous, nous viennent d'eux et sont des effets de leur action, ainsi que nous sommes portés à le croire: «L'un, furieux d'amour, traverse la mer, et va renverser Troie; l'autre est destiné par le sort à donner des lois; ici des enfants tuent leurs pères, là des pères tuent leurs enfants, ou ce sont des frères qui s'arment contre leurs frères et s'égorgent entre eux. Il ne faut pas en accuser les hommes; la destinée, plus forte qu'eux, les entraîne, les force à se déchirer et à se punir ainsi de leurs propres mains; tout cela devait arriver, ainsi l'a voulu le destin (Manilius)»;—si enfin c'est au ciel que nous devons cette parcelle de raison que nous avons, comment peut-elle nous faire son égal? comment pouvons-nous soumettre à notre science son principe et les conditions dans lesquelles il existe?

Que savons-nous de ces astres, sur quoi s'appuient les suppositions que nous émettons à leur sujet?—Tout ce que nous voyons de ces corps, est pour nous un sujet d'étonnement: «Quels instruments, quels leviers, quelles machines, quels ouvriers ont élevé un si vaste édifice (Cicéron)?» Pourquoi admettons-nous qu'ils soient privés d'âme, de vie, de raison; nous ont-ils donné des preuves d'une stupidité persistante que rien n'est susceptible de modifier, à nous qui n'avons d'autres relations avec eux, que d'être sous leur dépendance? Dirons-nous que nous n'avons rien constaté qui témoigne d'une âme raisonnable, chez aucune créature autre que l'homme? Qu'est-ce que cela prouverait? Nous n'avons vu quoi que ce soit qui ressemble au soleil, et, de ce que nous n'avons rien vu de semblable à lui, en résulte-t-il qu'il n'existe pas, non plus que son mouvement de rotation parce qu'il n'a pas son pareil? Si tout ce que nous n'avons pas vu n'existait pas, notre science s'en trouverait considérablement réduite: «Tant sont étroites les bornes de notre esprit (Cicéron)!» N'est-ce pas un songe de la vanité humaine que de faire de la lune une terre céleste; d'y * rêver, comme Anaxagore, des montagnes, des vallées; d'imaginer, ainsi que l'admettent Platon et Plutarque, que, pour notre commodité, il s'y trouve des habitations où demeurent des êtres humains formant des colonies; et aussi que notre terre est un astre lumineux, jouissant d'un pouvoir éclairant: «Entre autres infirmités de la nature est cet aveuglement de l'âme qui force l'homme à errer et qui, de plus, lui fait chérir son erreur (Sénèque).»—«Le corps, sujet a se corrompre, alourdit l'âme, et cette enveloppe grossière la déprime dans l'exercice même de la pensée et l'attache à la terre (Saint Augustin).»

La présomption est chez nous une maladie naturelle et innée. De toutes les créatures, la plus misérable et la plus fragile c'est l'homme, qui en est en même temps, * dit Pline, la plus orgueilleuse; il en a la sensation, il se voit relégué dans la fange et la fiente du monde, attaché, cloué à la partie de l'univers qui est la pire, à celle qui est la plus morte, la plus croupissante, logé au dernier étage de l'édifice, celui qui est le plus éloigné de la voûte céleste, pêle-mêle avec les animaux qui rampent sur la terre, de pire condition que ceux qui vivent dans les airs ou dans l'eau; et le voilà qui, en imagination, se place au-dessus de l'orbite de la lune et ramène le ciel sous ses pieds!

En quoi notre supériorité vis-à-vis des animaux consiste-t-elle; est-il sûr que les bêtes n'ont pas comme nous des idées et un langage?—C'est par un effet de cette même vanité de son imagination que l'homme se fait l'égal de Dieu; qu'il s'attribue ce qui est le propre de la divinité; se classe de lui-même comme un être d'essence particulière, se mettant en dehors de la foule des autres créatures; fait la part aux animaux ses confrères et ses compagnons, assignant à chacun d'eux les parcelles de facultés physiques et intellectuelles qu'il juge à propos. Pour faire cette répartition, son intelligence lui a-t-elle révélé les mobiles intimes et cachés auxquels les animaux obéissent, et est-ce en les comparant à nous qu'il en est arrivé à conclure à la bêtise qu'il leur prête? Quand je joue avec ma chatte, qui sait si ce n'est pas elle qui, plus que moi-même, se distrait de la sorte? nous nous amusons l'un et l'autre et, suivant comme je me trouve disposé, je la caresse ou la repousse, elle en agit de même au gré de son caprice.—Dans la description que nous donne Platon de l'âge d'or qui, sous Saturne, régna sur la terre, il considère comme un des principaux avantages de l'homme de cette époque, qu'il était en communication avec les bêtes. Il pouvait de la sorte, en les questionnant et les étudiant, connaître exactement les qualités de chacune d'elles et en quoi elles différaient les unes des autres, ce qui affinait son intelligence et sa prudence, et lui donnait le moyen de se conduire dans la vie incomparablement mieux que nous ne pouvons le faire. N'est-ce pas là la meilleure preuve que l'on puisse donner de l'impudence de l'homme à l'égard des animaux? Quant à la forme extérieure qu'ils tiennent de la nature, ce grand philosophe pense que, pour la plupart, celle-ci, en la leur donnant, s'est uniquement préoccupée de faire que cette forme pût servir aux pronostics qu'on en tirait au temps où il vivait.

Les bêtes se comprennent entre elles; si nous ne les comprenons pas, est-ce à elles ou à nous que cela est imputable?—Si les hommes et les animaux ne se comprennent plus, à qui la faute; pourquoi serait-ce la leur, plutôt que la nôtre? c'est là un point qui est encore à deviner. Puisque nous ne les comprenons pas plus qu'ils ne nous comprennent, ils peuvent en conclure que c'est nous qui sommes des bêtes, par la même raison qui fait que nous estimons que ce sont eux qui le sont. Il n'y a rien d'étonnant à ce que nous ne les comprenions pas; n'en est-il pas ainsi des Basques et des Troglodytes? Cependant certains: Apollonius de Tyane, Melampus, Tirésias, Thalès et autres, ont prétendu les comprendre, et, puisque ceux qui s'occupent de la description du monde, nous disent qu'il existe des peuples qui ont un chien pour roi, il faut bien que ses sujets aient quelque compréhension de ses sons de voix et de ses mouvements.—Remarquons quelles ressemblances il y a entre eux: nous avons, d'une façon générale, quelque intelligence de leurs sens; les bêtes l'ont vis-à-vis de nous, à peu près dans la même mesure, elles nous flattent, nous menacent, nous demandent ce qu'elles veulent comme nous faisons d'elles. Du reste, nous reconnaissons que, bien évidemment, elles s'entendent entre elles, complètement et en tout; et cela, non seulement celles de même espèce, mais encore celles d'espèces différentes. «Les animaux domestiques, comme les bêtes féroces, font entendre des cris différents selon que la crainte, la douleur ou la joie les agite (Lucrèce).»—Par certains aboiements du chien, le cheval sait qu'il est en colère; il n'a pas de crainte, quand sa voix a d'autres inflexions.

Celles qui n'ont pas de voix se font comprendre par les mouvements du corps, que de choses n'exprimons-nous pas nous-mêmes par gestes.—Chez les bêtes mêmes qui n'ont pas de voix, certains services qu'elles se rendent mutuellement nous prouvent clairement qu'elles ont d'autres moyens de communiquer; leurs mouvements ont des significations qu'elles saisissent fort bien: «C'est par la même raison que nous voyons les enfants suppléer par des gestes à la parole qui leur manque (Lucrèce).»—Peut-on prétendre le contraire? n'est-ce pas ainsi, par signes, que nos muets discutent, s'entretiennent, content des histoires? J'en ai vu de si souples, de si bien dressés à cet exercice que, vraiment, ils se faisaient comprendre dans la perfection.—Les amoureux se disputent, se réconcilient, se prient, se remercient, se donnent des rendez-vous, se disent tout enfin avec les yeux: «Le silence même a son langage, il sait prier et se faire entendre (Le Tasse).»

Et avec les mains, que ne faisons-nous pas? Nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons nos fautes, manifestons notre repentir, nos craintes, notre honte, nos doutes; nous nous informons, commandons, incitons, encourageons, jurons, portons témoignage, accusons, condamnons, absolvons, injurions, exprimons notre mépris, notre dépit; défions, flattons, applaudissons, bénissons, humilions; nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, festoyons; nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons; nous marquons notre découragement, notre désespoir, notre étonnement; nous nous écrions, nous nous taisons; que ne faisons-nous pas encore par ce moyen, variant et multipliant ce que nous exprimons, aussi bien qu'avec la parole?—Et de la tête: nous invitons, congédions, avouons, désavouons, démentons, souhaitons la bienvenue, honorons, vénérons, exprimons notre dédain, demandons, éconduisons, marquons notre gaîté, nous lamentons, caressons, adressons des reproches, faisons acte de soumission, bravons, exhortons, menaçons, donnons une assurance, demandons un renseignement!—Que ne disons-nous pas en fronçant les sourcils, en haussant les épaules?—Il n'est aucun de nos mouvements qui ne parle, et ne parle un langage intelligible, que tout le monde comprend, bien qu'il ne nous ait pas été enseigné; tout cela fait que lorsqu'on la compare à la variété des langues et au travail qu'elles demandent pour les posséder, cette communication par signes semble être plutôt le langage propre de la nature humaine.—Je laisse de côté ce que, dans cet ordre d'idées, la nécessité apprend, à un moment donné, à qui en a besoin; et aussi les lettres de l'alphabet exprimées avec les doigts, la grammaire inculquée par gestes, les sciences apprises et traduites par le même procédé; il est des nations chez lesquelles, au dire de Pline, on ne parle pas autrement.—Un ambassadeur de la ville d'Abdère, après avoir longuement entretenu Agis roi de Sparte, lui demanda quelle réponse il voulait qu'il rapportât à ses concitoyens: «Que je t'ai laissé dire tout ce que tu as voulu, répondit le roi, tant que tu as voulu, sans jamais dire un mot.» N'est-ce pas là parler tout en se taisant, et d'une manière fort compréhensible?

Leur habileté surpasse celle de l'homme, si bien qu'il semblerait que la nature les a plus favorablement traitées que nous.—Du reste, quelle faculté avons-nous, dont nous ne retrouvions pas l'application dans ce que font les animaux? Est-il une organisation mieux ordonnée que celle des mouches à miel, où les diverses charges et offices soient plus diversifiés et mieux remplis? La répartition du travail et des emplois y est tellement bien réglée, que nous ne pouvons supposer qu'elle puisse être faite sans raison, ni réflexion! «A ces signes et à cette police admirable, des sages ont jugé que les abeilles renfermaient une parcelle de la divine intelligence et avaient une âme (Virgile).»—Les hirondelles que nous voyons, au retour du printemps, fureter tous les coins de nos maisons, exécutent-elles leurs recherches sans y apporter de jugement; et est-ce sans discernement que, sur mille places qu'elles pourraient occuper, elles choisissent celle qui leur est le plus commode?—Quand ils construisent leurs nids, de si belle et admirable contexture, les oiseaux font-ils choix d'un endroit à forme carrée, ronde, d'un angle droit ou d'un angle obtus, sans s'être rendu compte des conditions où ils se trouvent et de ce qui en résultera? Lorsqu'ils prennent tantôt de l'eau, tantôt de l'argile, ignorent-ils que celle-ci s'amollit en l'humectant? En tapissant leurs palais de mousse ou de duvet, ne prévoient-ils pas que les membres délicats de leurs petits s'y trouveront plus mollement et plus à l'aise? S'abritent-ils contre le vent qui apporte la pluie, et s'installent-ils regardant l'orient, sans connaître les conditions dans lesquelles soufflent les différents vents, ni considérer que l'un vaut mieux que l'autre?—Pourquoi l'araignée épaissit-elle sa toile en certains points et la fait-elle plus lâche en d'autres; pourquoi, à un moment donné, la tisse-t-elle d'une façon, et à un autre moment d'une autre, si elle n'y a, au préalable, pensé, réfléchi et pris parti?

Nous constatons assez combien, dans la plupart de leurs ouvrages, les animaux nous sont supérieurs, et combien notre art demeure au-dessous dans les imitations que nous en faisons, et cependant pour nos œuvres, qui sont bien plus grossières que les leurs, nous mettons en jeu de nombreuses facultés et notre âme s'y applique de toutes ses forces; pourquoi n'estimons-nous pas qu'il en est de même chez eux? Quelle raison nous fait attribuer à je ne sais quel instinct naturel et servile, des ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons faire, tant naturellement qu'avec le secours de l'art? En cela, sans y penser, nous leur donnons un très grand avantage sur nous puisque la nature, par une tendresse toute maternelle, les accompagne et les guide, comme avec la main, dans les actions et les situations de leur vie, tandis qu'elle nous abandonne au hasard et à la fortune, qu'il nous faut recourir aux ressources de l'art pour nous procurer les choses nécessaires à notre conservation et qu'elle nous refuse en même temps, malgré une instruction préalable et tout en y apportant une grande contention d'esprit, la possibilité d'arriver à ce à quoi les bêtes parviennent spontanément; de telle sorte que la stupidité de ces brutes, chaque fois qu'il s'agit de nos commodités réciproques, surpasserait notre divine intelligence! Vraiment, s'il en était ainsi, nous serions bien fondés à dire qu'elle est pour nous une bien injuste marâtre; mais il n'en est rien, notre organisation n'est si difforme ni si déréglée.

Il n'en est rien; elle a donné à l'homme tout ce qui est nécessaire à sa conservation.—La nature a pour toutes ses créatures même sollicitude; il n'en est aucune qu'elle n'ait abondamment pourvue de tous les moyens nécessaires à la conservation de son être; et ces plaintes que j'entends émettre (car la licence de nos opinions tantôt nous élève au-dessus des nues, tantôt nous ravale aux antipodes) ne sont pas fondées.—Elles portent sur ce que l'homme est le seul animal ainsi abandonné tout nu sur la terre dénudée; qu'il y arrive lié, garrotté et que, pour s'armer et se garantir, il est dans l'obligation de recourir aux dépouilles d'autrui; que la nature a revêtu toutes les autres créatures de coquilles, de gousses, d'écorce, de poils, de laine, de piquants, de cuir, de bourre, de plumes, d'écailles, de toison, de soie, suivant les besoins de chacune; qu'elle les a armées de griffes, de dents, de cornes pour attaquer et se défendre, leur enseignant même ce qui leur est particulier comme nager, courir, voler, chanter, alors que l'homme ne peut, sans apprentissage, ni marcher, ni parler, ni manger et qu'il ne sait que pleurer: «Semblable au nautonier que la tempête a jeté sur le rivage, l'enfant gît à terre, nu, sans parole, dénué de tous les secours de la vie, au moment où la nature vient de l'arracher avec effort du sein maternel pour le produire à la lumière. Il remplit l'air de ses vagissements, et il a raison, tant de maux l'attendent à son passage ici-bas! Au contraire, les animaux domestiques et les bêtes féroces croissent sans peine; ils n'ont besoin ni de hochets, ni des caresses et du langage enfantin d'une nourrice; la différence des saisons ne les oblige pas à changer de vêtements; enfin, il ne leur faut ni armes, ni hautes murailles pour se mettre en sûreté, parce que la nature, de son sein fécond, a largement pourvu à tous leurs besoins (Lucrèce).»

Il ne tiendrait qu'à nous de nous passer de vêtements et, sans culture, nous pourrions trouver partout notre nourriture.—Ces plaintes ne sont pas justifiées; il y a dans l'organisation du monde une plus grande égalité et plus d'uniformité. Notre peau, tout comme celle des animaux, est à même d'opposer une résistance suffisante aux injures du temps; à preuve: plusieurs peuplades qui n'ont pas encore fait usage de vêtements; nos ancêtres les Gaulois qui n'étaient guère vêtus, pas plus que ne le sont nos voisins les Irlandais dont le climat est si froid. Mais nous en jugeons encore mieux par nous-mêmes, car toutes les parties de notre corps: * le visage, les pieds, les mains, les jambes, les épaules, la tête, qu'il nous plaît, suivant ce qui est dans nos habitudes, d'exposer au vent et à l'air, les supportent bien. S'il est en nous une partie faible qui semble devoir redouter le froid, c'est bien l'estomac où se fait le travail de la digestion; nos pères l'avaient à découvert et nos dames, si molles et si délicates qu'elles soient, vont parfois leurs vêtements entr'ouverts jusqu'au nombril.—L'emmaillotement des enfants, les précautions qu'on prend pour leur soutenir le corps, ne sont pas non plus indispensables; les mères lacédémoniennes élevaient les leurs, en laissant toute liberté de mouvements à leurs membres, sans les attacher, ni les contenir.—Si nous pleurons, cela nous est commun avec la plupart des animaux; il n'en est guère qu'on ne voie se plaindre et gémir longtemps encore après leur naissance; cela convient bien à l'état de faiblesse dans lequel ils se sentent.—Pour ce qui est de manger, c'est, chez nous comme chez eux, une chose naturelle qui vient sans qu'on l'apprenne, «car chaque animal sent sa force et ses besoins (Lucrèce)», et il est douteux qu'un enfant, arrivé à avoir la force de se nourrir, ne sût trouver sa nourriture: la terre la produit et la lui offre en quantité bien suffisante sans qu'il soit besoin ni de culture, ni de préparation d'aucun genre; pas en tous temps, à la vérité, mais, sur ce point, les bêtes sont dans les mêmes conditions, ce que témoignent les provisions que nous voyons faire aux fourmis et à d'autres, pour parer aux saisons stériles de l'année.

Ces nations récemment découvertes qui vivent dans l'abondance de viande et de boisson naturelle qu'elles ont à leur portée, sans avoir à s'en préoccuper ni à s'en occuper, nous montrent que le pain n'est pas la seule nourriture de l'homme, et que, sans qu'il soit besoin de labourer, la nature, en bonne mère, avait copieusement pourvu à tout ce qu'il nous faut, probablement même avec plus de prodigalité et de richesse qu'elle ne le fait à présent que nous sommes intervenus dans ses productions: «A l'origine, la terre produisait d'elle-même et fournissait à l'homme les plus riches moissons, le raisin joyeux, les fruits mûrs et les gras pâturages. Aujourd'hui, à peine accorde-t-elle ses richesses à un travail continu; nous en sommes réduits à épuiser nos bœufs et les forces du laboureur (Lucrèce)»; mais les exigences déraisonnables de nos appétits croissent plus encore que ce que nous pouvons imaginer pour les satisfaire.

L'homme est naturellement mieux armé que beaucoup d'autres animaux; et il n'est pas le seul qui, pour augmenter ses forces, recoure à des moyens artificiels.—Pour ce qui est des armes, la nature nous en a fournis plus que la plupart des animaux: nos membres sont susceptibles de plus de mouvements que les leurs et nous en tirons naturellement meilleur parti, sans nous y être exercés au préalable; nous voyons les hommes qui sont dressés à combattre tout nus, affronter les mêmes dangers que ceux que nous pouvons affronter nous-mêmes; et si, sous ce rapport, certains animaux ont de l'avantage sur nous, nous l'emportons sur nombre d'autres. Nous possédons d'instinct, sans qu'elle nous ait été inculquée, la précaution d'accroître notre force et de nous protéger en recourant à des mouvements artificiels. L'éléphant aiguise et appointe les dents dont il use dans le combat (il en a de spéciales à cet effet, qu'il ménage et dont il ne se sert qu'à cet usage); le taureau, en pareille circonstance, s'entoure d'un nuage de poussière qu'il forme en frappant le sol avec le pied; le sanglier affile ses défenses; l'ichneumon qui va en venir aux prises avec le crocodile, se protège en enduisant complètement son corps d'une couche épaisse de limon bien pétri qui forme croûte et dans laquelle il est comme dans une cuirasse; n'est-il pas tout aussi naturel pour nous de nous fabriquer des armes, en ayant recours au bois et au fer?

Notre langage est chose factice, mais il y a lieu de penser qu'à l'instar des autres animaux, nous sommes susceptibles d'avoir un parler naturel.—Quant au langage de l'homme, il est certain que si on peut dire qu'il n'est pas le fait de la nature, il faut, d'autre part, reconnaître aussi que ce n'est pas chose qui lui soit indispensable. Je crois cependant qu'un enfant qui aurait été élevé dans un isolement absolu, sans relations avec le reste du genre humain (expérience difficile à faire), arriverait à avoir une sorte de parole, pour exprimer ce qu'il conçoit. Il n'est pas croyable en effet que nous soyons privés par la nature de cette ressource qu'elle a donnée à quelques animaux; car est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s'appeler les uns les autres à l'aide, de se convier à l'amour, en donnant de la voix? Pourquoi ne parleraient-ils pas entre eux? ils nous parlent et nous leur parlons bien. Que de choses, par exemple, ne disons-nous pas à nos chiens et sur lesquelles ils nous répondent? Le langage que nous leur tenons, les termes que nous employons avec eux sont autres qu'avec les oiseaux, qu'avec les pourceaux, les bœufs, les chevaux; selon l'espèce à laquelle appartient l'animal, nous nous servons d'un idiome approprié: «Ainsi, dans une noire fourmilière, on voit des fourmis s'aborder, chacune peut-être pour se rendre compte des desseins de l'autre et si elle a besoin de son concours (Dante).» Il me semble même que Lactance admet non seulement que les bêtes parlent, mais qu'elles rient.—La différence de langage qui se voit chez l'homme, suivant la contrée qu'il habite, se reproduit chez les animaux d'une même espèce: Aristote cite, comme exemple à l'appui, le chant de la perdrix qui varie suivant qu'elle se trouve en pays de plaine ou de montagne: «Divers oiseaux changent de voix suivant la diversité des temps; il en est auxquels une nouvelle saison inspire un nouveau ramage (Lucrèce).»—Reste à savoir quel langage parlerait cet enfant; mais ce que l'on en peut conjecturer, n'a pas grande apparence d'être ce qui serait. Si, à ce que j'en dis, on oppose que les sourds, qui le sont de naissance, ne parlent pas, je répondrai que ce n'est pas seulement parce qu'on n'a pas pu leur apprendre à parler en se faisant entendre d'eux, mais plutôt parce qu'il existe une corrélation naturelle entre le sens de l'ouïe dont ils sont privé et la parole; il semble que, quand nous parlons, il faille, d'abord, que ce que nous disons, nous le disions à nous-mêmes et que nos oreilles le perçoivent, avant d'aller impressionner les oreilles des autres.

En somme, l'homme n'est ni au-dessus ni au-dessous du reste des animaux.—Tout cela est pour établir la ressemblance qu'il y a entre tous les êtres de la création, nous ramener et nous replacer dans l'ensemble des créatures. Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous d'elles; tout ce qui est sous la voûte céleste, dit le sage, est soumis à la même loi et aux mêmes conditions: «Tout porte les chaînes de la fatalité (Lucrèce).» Il y a des différences, il y a des ordres, des degrés divers; mais d'une façon générale, les caractères essentiels sont les mêmes: «Chaque chose a son organisation propre, et toutes conservent les différences que la nature a mises entre elles (Lucrèce).»

Il faut contenir l'homme et le contraindre à ne pas franchir les barrières de l'enceinte commune. En réalité le malheureux ne saurait du reste les enjamber, lié qu'il est par les entraves qui le retiennent, l'assujettissent à toutes les obligations des autres créatures de même ordre, et cela dans des conditions qui n'ont rien de particulier. Il ne jouit en effet d'aucune prérogative effective surpassant notablement la règle commune et portant sur des points essentiels; celle qu'il s'attribue, soit qu'il y croie, soit par fantaisie, n'existe pas et n'a même pas l'apparence de la réalité. Et lors même qu'il en serait ainsi que, seul de tous les animaux, il aurait cette liberté d'imagination, ce déréglement de la pensée qui font qu'à volonté il se représente ce qui est et ce qui n'est pas, le vrai et le faux, ce serait là un avantage qui lui reviendrait bien cher et dont il n'aurait guère à tirer vanité, car c'est la source principale des maux qui l'accablent: le péché, la maladie, l'indécision, le trouble, le désespoir.

Les bêtes, comme les hommes, sont susceptibles de réflexion.—C'est pourquoi, pour revenir à mon sujet, je dis qu'il n'y a pas de raison pour penser que les bêtes font instinctivement et parce qu'elles obéissent à une force à laquelle elles ne peuvent se soustraire, ce que nous-mêmes faisons de notre plein gré et avec le secours de l'art. Les mêmes effets nous portent à conclure que les facultés qui les produisent sont les mêmes, et que, plus ces effets sont riches, plus riches sont ces facultés, ce qui nous oblige à confesser que les mêmes raisonnements, les mêmes moyens que les nôtres si même ils ne sont meilleurs que ceux d'après lesquels nous agissons, sont employés par les animaux dans ce qu'ils font.

Pourquoi supposer que chez eux l'action est machinale alors que chez nous-mêmes nous ne la ressentons pas telle? Sans compter qu'il est plus honorable d'être amené à agir comme il convient, par le fait d'une contrainte qui s'impose naturellement à nous et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, ce qui nous remet davantage encore sous la main de Dieu, que d'avoir l'obligation de le faire, sous l'effet de notre libre arbitre, demeurant exposés à en user avec témérité et au hasard; dans de telles conditions, le plus sûr est encore de nous en remettre à la nature du soin de diriger notre manière de faire. Mais notre présomption est si vaniteuse que nous préférons devoir ce dont nous sommes capables, à notre propre force plutôt qu'à sa libéralité; que nous enrichissons les animaux de biens naturels, auxquels nous renonçons pour nous-mêmes, trouvant plus honorables et plus nobles des biens qu'il nous faut acquérir; et cela, à mon avis, par simplicité d'esprit, car je priserais bien autant des grâces qui me seraient personnelles et innées, que d'autres qu'il m'aurait fallu mendier et qui auraient nécessité un apprentissage; il n'est pas en notre pouvoir de nous procurer meilleure recommandation que d'être favorisé de Dieu et de la nature.

Les habitants de la Thrace qui entreprennent de traverser sur la glace une rivière qui est gelée, prennent un renard qu'ils lâchent devant eux. On voit alors l'animal, avant de s'engager, approcher l'oreille le plus près possible de la surface, pour sentir à quelle distance, plus ou moins grande, il entend le bruit de l'eau qui coule au-dessous; et, selon qu'il apprécie que la glace a plus ou moins d'épaisseur, il avance ou recule. Ne sommes-nous pas fondés à penser qu'il se fait dans sa tête le travail rationnel qui se ferait dans la nôtre, conséquence du bon sens naturellement inné en lui comme en nous: «Ce qui fait du bruit, remue; ce qui remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé est liquide et ce qui est liquide enfonce sous le poids d'un fardeau.» Attribuer uniquement l'action du renard à la pénétration de son ouïe sans qu'il y ait réflexion de sa part et, par suite, sans qu'il en ait tiré de conclusion, est une chimère que notre esprit ne peut admettre. Il faut penser qu'il en est de même de tant de ruses et d'inventions auxquelles les bêtes ont recours, pour se défendre de ce que nous entreprenons contre elles.

Nous asservissons les bêtes, mais n'en est-il pas de même des hommes les uns vis-à-vis des autres?—Si nous arguons de ce que nous avons l'avantage de pouvoir les captiver, de nous en servir, d'en user à notre volonté, cet avantage nous l'avons également les uns sur les autres; c'est dans ces conditions que sont nos esclaves.—Les Climacides n'étaient-elles pas, en Syrie, des femmes qui se mettaient à terre à quatre pattes pour servir de marche-pied et d'échelle aux dames pour monter dans leurs chars?—Combien de gens libres font abandon de leur vie et de leur être à la puissance d'autrui pour de bien légers bénéfices?—Dans la Thrace, les femmes et les concubines se disputaient la faveur d'être tuées sur le tombeau de leur mari.—Les tyrans ont-ils jamais manqué d'hommes se mettant à leur complète dévotion, alors même que quelques-uns allaient jusqu'à leur imposer de les accompagner dans la mort comme pendant leur vie? Des armées entières ne se sont-elles pas liées, par cette même obligation, vis-à-vis de leur capitaine?—La formule du serment de ces rudes escrimeurs à outrance qu'étaient les gladiateurs, portait: «Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, frapper, tuer par le glaive, de souffrir tout ce que de loyaux gladiateurs sont exposés à endurer pour leur maître légitime, engageant solennellement notre corps et notre âme à son service.» «Brûle-moi la tête, si tel est ton bon plaisir; transperce-moi le corps d'un glaive ou déchire-moi le dos à coups de fouet (Tibulle).» C'était bien une réelle obligation, et, certaines années, il y en avait plus de dix mille qui la contractaient et auxquels elle coûtait la vie.—Les Scythes, à la mort de leur roi, étranglaient sur son corps sa concubine favorite, son échanson, son écuyer, son chambellan, l'huissier préposé à la porte de sa chambre et son cuisinier. A l'anniversaire de sa mort, ils tuaient cinquante chevaux montés par cinquante pages empalés du bas du dos au gosier, les laissant en cet état, exposés autour de la tombe, pour glorifier le mort.—Les hommes qui se mettent à notre service, le font à meilleur marché et dans des conditions moins agréables et moins avantageuses que celles dans lesquelles sont nos oiseaux, nos chevaux et nos chiens, pour lesquels nous nous astreignons à bien des soucis, au point que le dernier de nos serviteurs ne ferait probablement pas pour son maître ce que les princes s'honorent de faire pour ces bêtes.—Diogène, voyant ses parents en peine pour le racheter de la servitude, disait: «Ils sont fous; celui-là qui m'entretient et me nourrit, me rend service.» Ceux qui entretiennent des bêtes, devraient dire également qu'ils en sont les serviteurs et non pas qu'ils s'en servent.—Les animaux ont encore ceci de plus généreux que nous, c'est que jamais, par manque de cœur, un lion ne s'est fait l'esclave d'un autre lion, ni un cheval d'un autre cheval.

Les animaux pratiquent la chasse comme fait l'homme, parfois de commun accord.—De même que nous allons à la chasse des bêtes, les tigres et les lions vont à la chasse de l'homme; et, cet exercice, les animaux le pratiquent les uns par rapport aux autres: les chiens chassent le lièvre, les brochets les tanches, les hirondelles les cigales, les éperviers les merles et les alouettes: «La cigogne nourrit ses petits de serpents et de lézards trouvés dans les lieux sauvages; l'aigle, ministre de Jupiter, chasse dans les forêts le lièvre et le chevreuil (Juvénal).»—Nous partageons le produit de nos chasses avec nos chiens et nos oiseaux qui sont avec nous à la peine et dont nous utilisons les qualités cynégétiques.—En Thrace, au delà d'Amphipolis, chasseurs et faucons sauvages partagent équitablement, par moitié, le gibier qu'ils prennent; sur les bords du Palus Méotide, les loups auxquels le pêcheur ne laisse pas, de bonne foi, part égale de sa pêche, détruisent aussitôt ses filets.—Nous avons des chasses où il est plus fait emploi de l'adresse que de la force: telles sont la chasse avec des collets, celle à la ligne armée d'hameçon; les bêtes en pratiquent de semblables. Aristote dit que la Seiche projette de son corps un long boyau semblable à une ligne, qu'elle va déroulant sur un long parcours et qu'elle peut replier en elle à volonté; chaque fois qu'elle voit un petit poisson s'en approcher, elle lui laisse mordre l'extrémité de ce boyau et demeure elle-même cachée dans le sable ou la vase; petit à petit, elle retire alors son boyau, entraînant le poisson jusqu'à ce que l'ayant amené tout près d'elle, d'un saut elle puisse l'attraper.

La force de l'homme est inférieure à celle de bien des animaux.—Pour ce qui est de la force, il n'est pas d'animal au monde, en butte à plus d'offenses que l'homme. Sans parler de la baleine, de l'éléphant, du crocodile, ni de tels autres animaux dont un seul, aux prises avec un plus ou moins grand nombre d'hommes, est capable de s'en défaire, les poux suffisent pour clore la dictature de Sylla, un animalcule a facilement raison à son déjeuner du cœur et de la vie d'un puissant empereur à l'épogée de la grandeur.

Les bêtes savent discerner ce qui leur est utile, soit pour leur subsistance, soit en cas de maladie.—Nous disons que c'est à la science, à une connaissance résultant de la pratique et du raisonnement que l'homme doit de discerner les substances utiles à son alimentation et au traitement de ses maladies, de celles qui n'y sont pas propres; de reconnaître les propriétés de la rhubarbe et du polypode. Pourquoi n'attribuons-nous pas de même à la science et à la prudence les faits de même ordre que présentent les animaux, quand nous voyons les chèvres de Candie, lorsqu'elles sont blessées, entre un million de plantes, choisir le dictame pour se guérir; la tortue recourir sans retard à l'origan pour se purger, quand elle a mangé de la vipère; le dragon s'éclaircir la vue et soigner ses yeux avec du fenouil; les cigognes s'administrer elles-mêmes des clystères avec de l'eau de mer; les éléphants retirer de leur propre corps et de celui de leurs congénères, et même des blessures reçues par leur maître (ainsi que nous en fournit un exemple le roi Porus que vainquit Alexandre), les javelots et les dards qui les ont atteints dans le combat, et faire cette opération si adroitement, que nous ne saurions mieux nous y prendre pour épargner la douleur au patient? Alléguer, pour déprécier les animaux, qu'en cela ils obéissent uniquement à ce que leur inspire et leur enseigne la nature, que ces notions leur sont innées, ne fait pas que, chez eux aussi, ce ne soit science et prudence; c'est simplement reconnaître qu'ils possèdent ces deux qualités à un plus haut degré que nous, pour le plus grand honneur de cette maîtresse d'école hors de pair.

Exemple de raisonnement chez un chien.—Chrysippe qui, en toutes autres choses, se montre aussi dédaigneux que n'importe quel autre philosophe de la condition inférieure des animaux, convient que lorsqu'il réfléchit sur les mouvements d'un chien à la recherche de son maître qu'il a perdu, ou à la poursuite d'un gibier qui lui échappe, et qui, arrivé à un carrefour où s'embranchent trois chemins, après avoir pris l'un, puis un second, et avoir reconnu que ni l'un ni l'autre n'offrent trace de ce qu'il cherche, enfile le troisième sans hésiter, il est contraint de confesser qu'il faut que l'animal se soit tenu le raisonnement suivant: «J'ai suivi les traces de mon maître jusqu'à ce carrefour; il a dû nécessairement prendre l'un de ces trois chemins; or, il n'a suivi ni celui-ci, ni celui-là; donc, infailliblement, il est passé par cet autre.» Et, fort de cette déduction, il ne se consulte plus sur le troisième chemin, ne songe même pas à s'assurer s'il y trouvera des traces confirmant sa conclusion, il le prend obéissant à la force de son raisonnement. Cet effort de dialectique, cet emploi de propositions examinées d'abord séparément, puis ensemble, pour en arriver à une déduction logique, n'a-t-il pas autant de valeur si le chien y est amené de lui-même, que s'il y avait été conduit par les leçons reçues de Trapezonce?

Les bêtes sont capables d'être instruites.—On ne peut même pas dire que les bêtes soient incapables de recevoir une instruction comme se donne la nôtre: aux merles, aux corbeaux, aux pies, aux perroquets, nous apprenons à parler et ils s'y prêtent si facilement, leur organe est si souple, si maniable, se plie si aisément à l'émission des sons que nous voulons lui faire produire pour les amener à prononcer un certain nombre de lettres et de syllabes, qu'il est évident qu'il se fait en eux un raisonnement grâce auquel nous les trouvons si disposés et si portés de bonne volonté à apprendre.—Chacun a probablement vu, au point d'en être rassasié, les singeries qu'en si grand nombre les bateleurs enseignent à leurs chiens; les danses exécutées en cadence par ces animaux, sans qu'ils aillent jamais à contre-temps avec la musique qui les accompagne; les tours et les sauts qu'ils leur font faire à leur commandement.—Ce que font les chiens dont se servent les aveugles pour se conduire dans les villes comme dans les campagnes, bien que ce soit chose courante, me transporte encore plus d'admiration. Je me prends à contempler comme ils s'arrêtent à certaines portes où ils ont l'habitude de recevoir l'aumône, comme ils évitent les voitures et les charrettes alors qu'ils pourraient croire avoir assez de place pour passer. J'en ai vu un qui, longeant un fossé de la ville, abandonnait un sentier plan et bien battu pour en suivre un autre plus mauvais, afin que son maître se trouvât moins près du fossé. Comment avait-on pu faire comprendre à ce chien qu'il avait pour mission de se préoccuper uniquement de la sûreté de son maître sans s'inquiéter, dans l'accomplissement de cette tâche, de ses propres commodités? Comment pouvait-il savoir que tel chemin, assez large pour lui, ne l'était pas suffisamment pour un aveugle? cela peut-il s'expliquer sans admettre de raisonnement de sa part?

Il ne faut pas oublier ce que Plutarque conte d'un chien qu'il a vu, à Rome, au théâtre Marcellus, où se trouvait l'empereur Vespasien le père. Ce chien était employé par un bateleur dans une pièce à plusieurs tableaux et à plusieurs personnages, où il avait un rôle. Il devait, entre autres choses, pendant un temps donné, contrefaire le mort pour avoir mangé certaine drogue. Après avoir avalé le pain qui était censé la drogue en question, il se mettait d'abord à trembler et à vaciller sur ses pattes, comme s'il avait des étourdissements, et finalement il s'étendait à terre et se raidissait comme s'il était mort, se laissant traîner et tirer d'un endroit à un autre, comme le comportait le sujet de la pièce. Puis, quand il estimait le moment venu, il commençait à remuer tout doucement comme s'il sortait d'un profond sommeil, levait la tête, regardait çà et là d'une façon qui étonnait tous les assistants.

Les bœufs employés à l'arrosage dans les jardins royaux de Suse, faisaient tourner de grandes roues munies de seaux qui puisaient l'eau, système dont certains font usage dans le Languedoc. Ces bœufs devaient chacun faire faire cent tours à la roue; ils connaissaient si bien ce nombre que, lorsqu'il était atteint, il était impossible, par n'importe quel moyen, d'en obtenir davantage: leur tâche était accomplie, ils s'arrêtaient net. Nous, nous arrivons à l'adolescence avant de savoir compter jusqu'à cent, et des nations viennent d'être découvertes qui n'ont aucune notion des nombres.

Quelques-unes instruisent les autres; il y en a qui s'instruisent elles-mêmes.—Instruire les autres demande encore plus de raisonnement que s'instruire soi-même. Laissons de côté ce qu'en pensait Démocrite qui s'attachait à prouver que nous tenons des bêtes la plupart des arts qui sont à notre connaissance, que, par exemple, l'araignée nous a appris à tisser et à coudre, l'hirondelle à bâtir, le cygne et le rossignol la musique, et que c'est en imitant certains animaux, que nous avons été initiés à la médecine. Aristote croit que les rossignols enseignent à leurs petits à chanter et y consacrent du temps et du soin; il s'ensuivrait que ceux que nous élevons en cage, qui ne peuvent apprendre avec leurs parents, perdent beaucoup du charme de leur chant; nous en pouvons conclure que ce chant s'améliore par les efforts et l'étude. Même pour ceux qui sont en liberté, le degré de perfection qu'il leur est possible d'atteindre n'est pas le même pour tous; il varie avec l'aptitude de chacun. Ils sont jaloux de leur talent et luttent parfois à qui en montrera le plus, et apportent dans cette lutte une si grande émulation, qu'on en a vu mourir, le souffle venant à leur manquer, avant qu'ils ne se résignent à s'avouer vaincus en cessant leur chant. Les plus jeunes travaillent mentalement, s'appliquant à reproduire les airs qu'ils entendent; l'élève écoute la leçon que lui donne celui qui l'instruit, y apportant une grande attention afin de s'en bien pénétrer; tour à tour l'un se tait, l'autre chante; on voit le précepteur corriger les fautes de son élève, on sent qu'il lui adresse des reproches.

J'ai vu, dit Arrien, une troupe d'éléphants, dans laquelle l'un d'eux jouait des cymbales; il en avait une attachée à chacune de ses cuisses, une autre à sa trompe. Au son de cette musique, les autres dansaient en rond, se dressant, s'inclinant en cadence, observant la mesure marquée par l'instrument; c'était un harmonieux ensemble qui faisait plaisir.—Aux spectacles de Rome, se voyaient d'ordinaire des éléphants dressés à se mouvoir, à exécuter au son de la voix, des danses à plusieurs figures, compliquées de cadences variées très difficiles à apprendre. On en a vu qui, tout seuls, répétaient leur leçon et s'exerçaient avec soin et application, pour n'être pas réprimandés et battus par leurs maîtres.

Cette autre histoire d'une pie, que Plutarque, lui-même, garantit, est bien singulière. Cette pie était dans la boutique d'un barbier de Rome; elle contrefaisait à merveille, avec la voix, tout ce qu'elle entendait. Un jour, des trompettes s'arrêtent devant la boutique et y restent longtemps à sonner. Le reste de la journée et le lendemain, la pie demeura pensive, muette, mélancolique; tout le monde en était étonné et pensait que, surprise et étourdie du bruit des trompettes, elle en avait perdu la voix, en même temps qu'elle en avait été assourdie. On finit par s'apercevoir que c'était parce qu'elle s'était recueillie en elle-même et livrée à une profonde étude, méditant, préparant sa voix à imiter le son de ces trompettes; de telle sorte que la première fois qu'elle se reprit à se faire entendre, ce fut pour exprimer leurs airs au mieux de ce qui se pouvait, dans la même mesure et avec toutes leurs nuances; en adoptant ce nouveau répertoire, elle fut prise de dédain pour ce qu'auparavant elle savait dire et que, dès lors, elle laissa complètement de côté.

Industrie d'un chien qui veut boire l'huile du fond d'une cruche.—Je ne veux pas omettre cet autre exemple d'un chien, dont ce même Plutarque dit avoir été témoin, d'un bateau à bord duquel il était (je ne raconte pas ces faits dans l'ordre où il les donne; cet ordre m'importe peu, car je n'entends pas apporter plus de classement dans les exemples que je cite, que je n'en observe dans le reste de mon ouvrage). Ce chien, furetant sur la plage, était fort en peine pour laper de l'huile qui se trouvait au fond d'une cruche et à laquelle il ne pouvait parvenir avec sa langue, parce que l'orifice du vase était trop étroit. Pour y arriver, il se mit à aller chercher des cailloux et à les jeter dans la cruche, jusqu'à ce qu'il eût fait monter l'huile à hauteur des bords du vase de manière à pouvoir l'atteindre; n'est-ce pas là le fait d'un esprit bien subtil?—On dit que les corbeaux de Barbarie agissent de même quand le niveau de l'eau qu'ils veulent boire, est trop bas.

Subtilité et pénétration des éléphants.—Cela n'est pas sans quelque rapport avec ce que Juba, un des rois de ces contrées, rapporte des éléphants. Pour s'emparer d'eux, on prépare des fosses profondes, que l'on recouvre de menues broussailles qui les masquent à leur vue; s'ils viennent à y tomber, ils y demeurent prisonniers. Quand, à force d'adresse, ceux qui les chassent ont amené l'un d'eux à s'y prendre, ses compagnons apportent en hâte quantité de pierres et de pièces de bois pour combler la fosse et faciliter sa sortie.—Du reste, l'industrie de cet animal ressemble sous tant d'autres rapports à l'industrie humaine que, si je voulais relater en détail tout ce qui a été relevé à cet égard, j'arriverais aisément à prouver ce que j'avance d'ordinaire: qu'il y a plus de différence entre tel homme et tel autre, qu'entre tel animal et tel homme.—Le gardien d'un éléphant appartenant à un particulier de la Syrie, lui dérobait à chaque repas la moitié de la ration qui lui revenait; un jour, le maître de l'animal voulut lui-même s'occuper de lui: il versa dans sa mangeoire la quantité exacte d'orge qui lui revenait. L'éléphant, regardant d'un mauvais œil son gardien, sépara cet orge en deux avec sa trompe et, mettant à part l'une des deux moitiés, révéla par là le tort qu'on lui faisait.—Un autre avait un gardien qui mélangeait des pierres à ce qu'il lui donnait à manger, pour en accroître la mesure; l'animal, s'approchant du pot où ce gardien faisait cuire sa viande pour son repas, le lui remplit de cendres.—Ce sont là des faits particuliers, mais ce que tout le monde a vu, ce que chacun sait, c'est que jadis, dans toutes les années des peuples de l'Orient, les éléphants en constituaient l'un des éléments les plus importants et, dans les combats, produisaient des effets plus grands, sans comparaison, que ceux que nous obtenons à présent de notre artillerie qui, dans un ordre de bataille régulier, occupe à peu près la place qu'y tenaient alors les éléphants (ce dont peuvent se rendre aisément compte ceux qui connaissent l'histoire ancienne): «Leurs ancêtres avaient été employés par le carthaginois Annibal, par nos généraux romains et par le roi d'Épire; ils transportaient sur leur dos des cohortes ou des tours que l'on voyait s'avancer au milieu de la mêlée (Juvénal).»—Il fallait bien que ce fût en connaissance de cause qu'on eût confiance en ces bêtes et en leur raisonnement, puisqu'on les faisait marcher en tête de l'armée, à une place où le moindre arrêt causé par leur grosseur et leur pesanteur, le moindre effroi qui les eût fait rétrograder sur les gens de leur parti, pouvaient tout perdre; et, de fait, il s'est vu peu d'exemples où il soit arrivé qu'ils se rejetassent sur leurs troupes, tandis qu'il nous advient de nous rejeter les uns sur les autres et de nous mettre ainsi en déroute. Ils étaient chargés d'effectuer non un simple mouvement, mais encore d'évoluer pendant le combat.—Ainsi en usaient les Espagnols lors de la récente conquête des nouvelles Indes, avec des chiens auxquels une solde était allouée et qui, en outre, participaient au butin. Ces chiens montraient autant d'adresse que d'à propos pour poursuivre ou s'arrêter après un succès, charger l'adversaire ou battre en retraite suivant les circonstances, distinguer amis et ennemis, qu'ils apportaient d'ardeur et de ténacité quand ils se trouvaient aux prises.—Nous admirons et apprécions davantage les choses qui ont un caractère de particularité que celles dont nous sommes journellement témoins, sans cela je ne me serais pas livré à cette longue énumération; car je crois que rien qu'en examinant de près ce que nous voyons chez les animaux qui vivent auprès de nous, nous y relèverions des faits aussi remarquables que ceux que l'on va chercher dans des pays et des temps autres que les nôtres. C'est toujours une même nature dont le cours va se déroulant, et celui qui connaîtrait suffisamment l'état présent, pourrait en conclure à coup sûr l'avenir et le passé.

D'homme à homme, nous traitons de sauvages ceux qui n'ont pas nos usages; nous nous étonnons de même de tout ce que nous ne comprenons pas chez les animaux.—J'ai vu autrefois, parmi nous, des hommes venus par mer de lointains pays; parce que nous ne comprenions pas du tout leur langage, et que leurs façons, comme leur contenance et leurs vêtements, ne ressemblaient en rien aux nôtres, tous nous les estimions des sauvages et des brutes! Nous attribuions à leur stupidité et à leur bêtise, de les voir garder le silence, de ne pas parler le français, d'ignorer nos baisements de main, nos révérences contournées, notre attitude, notre maintien sur lesquels, sous peine d'être incorrects, nous voudrions voir se modeler tout ce qui appartient à l'espèce humaine. Nous condamnons tout ce qui nous semble étrange, et aussi ce que nous ne comprenons pas; c'est ce qui arrive dans l'appréciation que nous portons sur les bêtes. Sous certains rapports, elles ont de la ressemblance avec nous, et nous pouvons alors, par comparaison, former sur ces points communs quelques conjectures; mais que savons-nous de ce qui leur est propre? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux et la plupart des animaux qui vivent avec nous, reconnaissent notre voix et répondent à notre appel, ce que faisait aussi la murène de Crassus qui allait à lui quand il l'appelait; ce que font également les anguilles qui sont dans la fontaine d'Aréthuse. Il nous est possible d'en juger par nous-mêmes, car assez souvent j'ai vu des viviers dont les poissons accouraient pour manger, à un appel formulé d'une certaine façon par ceux qui en prennent soin: «Chacun a son nom et accourt à la voix du maître qui les appelle (Martial).»

Il semble que, chez l'éléphant, il y ait trace de sentiment religieux.—Nous pouvons dire aussi que les éléphants ont un certain sentiment de la religion; on les voit, en effet, après leurs ablutions et leurs purifications, élever leur trompe comme des bras vers le ciel et, les yeux fixés vers le soleil levant, demeurer ainsi en contemplation, pendant un certain temps, à certaines heures de la journée, livrés à la méditation, et cela, de leur propre mouvement, sans y avoir été instruits ni y être obligés. Pour ce qui est des autres animaux chez lesquels nous ne voyons rien de semblable, il ne nous est pas possible, nonobstant, d'en conclure qu'ils soient sans religion, ne pouvant arguer ni pour, ni contre, de ce qui nous est caché.

Les échanges d'idées entre des animaux auxquels la voix fait défaut ne sauraient se nier.—Le fait suivant, que cite le philosophe Cléanthe, présente quelque analogie avec ce que nous pratiquons nous-mêmes. Il a vu, raconte-t-il, des fourmis, partant de leur fourmilière, porter vers une autre le corps d'une fourmi qui était morte. De cette seconde fourmilière se détachèrent plusieurs autres fourmis qui vinrent au-devant des premières, comme pour parlementer avec elles. Après être demeurées un moment ensemble, les dernières s'en retournèrent pour aller, peut-on croire, conférer avec les autres fourmis de leur fourmilière; puis elles revinrent, et cela à deux ou trois reprises différentes, probablement en raison des difficultés de la négociation. Enfin ces dernières apportèrent de leur tanière un ver de terre comme rançon de la morte. Les premières chargèrent ce ver sur leur dos et l'emportèrent chez elles, laissant aux autres le corps de la trépassée. Cléanthe voit là une preuve que, si certains animaux n'ont pas de voix, il ne s'ensuit pas qu'ils soient dépourvus de moyen de communiquer entre eux et d'échanger leurs pensées, et que c'est une infériorité de notre nature, si nous ne pouvons participer, nous aussi, à ces relations, et sottise de notre part de vouloir nous en faire juges.

Facultés dont jouissent certains animaux et que nous ne possédons pas.—Les animaux font d'autres choses encore qui dépassent de beaucoup ce dont nous sommes capables, que nous ne parvenons pas à imiter, que notre imagination ne nous permet même pas de concevoir.—Plusieurs historiens ont rapporté que dans la grande et dernière bataille navale qu'Antoine perdit contre Auguste, sa galère amirale fut arrêtée dans sa marche par ce petit poisson que les Latins nomment «Remora», à cause de la propriété qu'il possède d'arrêter tout navire, quel qu'il soit, auquel il s'attache.—L'empereur Caligula voguant avec une grande flotte sur la côte de Roumanie, la galère qu'il montait fut arrêtée net par ce poisson; il le fit prendre alors qu'il était encore adhérent à la coque du bateau, et se trouva fort dépité qu'un si petit animal, fixé simplement à la paroi du navire par sa bouche (car c'est un poisson à coquille), fût capable de tenir tête à la mer, aux vents et à la force que pouvaient produire tous ses avirons; s'étonnant aussi à très juste raison de ce que, dès qu'il se trouve hors de l'eau, il perde la force qu'il a quand il est dans son élément.—Un citoyen de Cyzique acquit jadis la réputation d'un très bon mathématicien, pour avoir pénétré la manière de faire du hérisson. Cet animal creuse sa tanière en y ménageant plusieurs ouvertures diversement orientées: selon le vent qu'il prévoit, il bouche l'orifice qui correspond à cette direction; d'après cela, notre homme, qui en avait fait la remarque, prédisait, dans son entourage, le vent qui allait souffler.—Le caméléon prend la couleur du milieu dans lequel il se trouve. Le poulpe va plus loin: il se donne la couleur qu'il veut, suivant les circonstances, soit pour se dérober à la vue d'un animal qu'il craint, soit pour en atteindre un qu'il veut attraper. Dans le caméléon, c'est un effet indépendant de lui-même; chez le poulpe, c'est un effet de sa volonté. Notre visage change aussi parfois de couleur sous l'influence de la frayeur, de la colère, de la honte et d'autres passions encore; c'est le résultat d'une cause qui l'impose, comme chez le caméléon; sous l'effet de la jaunisse, notre teint jaunit, mais, alors, c'est indépendant de notre volonté.—Ces choses, que les animaux peuvent et que nous ne parvenons pas à égaler, sont une preuve que, sur certains points, ils ont des moyens plus développés que les nôtres et qui nous sont cachés; comme il se peut, et cela est vraisemblable, qu'il s'en trouve qui soient dans des conditions et aient des facultés autres que rien ne nous révèle.

Les prédictions fondées jadis sur le vol des oiseaux, avaient peut-être leur raison d'être.—De tous les moyens de prédiction dans les temps passés, les plus anciens et aussi ceux présentant le plus de certitude, étaient tirés du vol des oiseaux; nous n'avons rien de pareil, ni de si admirable. Il faut bien admettre que la manière dont battaient leurs ailes, d'où se déduisait la connaissance de l'avenir, devait provenir de quelque cause intimement liée à cette science de caractère si noble; car s'en tenir à la lettre, attribuer de tels effets simplement à une cause naturelle, dont l'oiseau est inconscient, sans que son intelligence y soit pour quelque chose, sans qu'il s'y prête, sans qu'il y ait raisonnement de sa part, est une supposition évidemment fausse.—Cela admis, que dire de la torpille qui a la propriété d'engourdir les membres qui la touchent et qui, au travers même de la seine et autres filets, transmet cet engourdissement aux mains de ceux qui la touchent et la manient? On dit même que si on fait couler sur elle un jet d'eau, l'engourdissement remontant le fil de l'eau, gagne la main qui la déverse et lui enlève la sensation du toucher. Cette propriété merveilleuse n'est pas inutile à la torpille, elle en a conscience et en use; on la voit, en effet, quand elle est en quête d'une proie, se tapir dans la vase de telle sorte que les autres poissons glissant dessus, saisis et paralysés à son contact glacial, tombent en son pouvoir.—Les grues, les hirondelles et autres oiseaux de passage qui émigrant selon les saisons, témoignent assez qu'ils ont conscience d'être à même de deviner le temps, faculté qu'ils mettent à profit.

N'attribue-t-on pas aux chiennes de savoir discerner, dans une portée, le meilleur de leurs petits?—Les chasseurs affirment que pour choisir, en vue de le conserver, le meilleur d'une portée de petits chiens, il n'y a qu'à mettre la mère à même d'effectuer elle-même ce choix: si on les emporte hors de leur gîte, le premier qu'elle y rapportera sera toujours le meilleur; si encore on fait semblant d'entourer ce gîte de feu, ce sera à son secours qu'elle courra tout d'abord, ce qui montre bien qu'elle a une faculté de pronostiquer que nous n'avons pas, un moyen de juger ce que peuvent être ses petits, autre et plus perspicace que ce qui est en nous.

Sous bien des rapports, nous devrions prendre modèle sur les animaux.—Les bêtes naissent, engendrent, se nourrissent, agissent, se meuvent, firent et meurent d'une façon tellement analogue à nous, que tout ce qu'à cet égard nous refusons d'admettre à leur compte dans les causes qui déterminent ces effets et que nous admettons pour nous-mêmes, parce que nous nous disons d'ordre supérieur, ne peut provenir de notre raison.—Pour nous conserver en bonne santé, les médecins nous conseillent de prendre exemple sur elles et de vivre à leur façon, et ce dicton populaire est de tous les temps: «Tenez-vous chaudement les pieds et la tête; pour le reste, vivez comme font les bêtes.»—La génération est le principal des actes auxquels nous incite la nature; pour son accomplissement, certaines positions de notre corps valent mieux que d'autres; ici encore, les médecins admettent que celle que prennent les animaux est celle qui convient le mieux et qu'il n'y a qu'à faire comme eux: «On estime communément que, pour être féconde, l'union des époux doit se faire dans l'attitude des quadrupèdes, parce qu'alors la situation horizontale de la poitrine et l'élévation des reins favorisent la direction du fluide générateur (Lucrèce).» Les mouvements indiscrets et provocateurs que d'elle-même la femme a imaginé d'y ajouter, passent pour nuisibles, ils sont à interdire; qu'elle prenne pour exemple ce que font les bêtes, chez lesquelles l'individu de leur sexe se comporte avec plus de modestie et de calme: «Les mouvements lascifs par lesquels la femme excite l'ardeur de son époux, sont un obstacle à la fécondation; ils déplacent le soc du sillon et détournent les germes du but (Lucrèce).»

Ils ont le sentiment de la justice; leur amitié est plus constante que celle de l'homme.—Si c'est faire acte de justice que de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent ceux qui les traitent bien, qui poursuivent les étrangers, ceux qui maltraitent leurs amis et se montrent agressifs envers eux, font en cela quelque chose qui se rapproche de nos idées de justice; ce même sentiment se retrouve encore dans la parfaite égalité qu'elles apportent dans les soins qu'elles donnent à leurs petits.—Pour ce qui est de leur attachement, il est chez elles incomparablement plus vif et plus constant que chez l'homme: A la mort du roi Lysimaque, son chien Hyrcan demeura obstinément sur le lit de son maître, sans vouloir ni boire ni manger; et le jour où le corps fut brûlé, il prit sa course et alla se jeter dans le feu et y périt.—Le chien d'un nommé Pyrrhus en agit de même: il ne voulut pas bouger de son lit quand celui-ci mourut; lorsqu'on enleva le corps, il se laissa emporter en même temps et, finalement, se lança dans le bûcher sur lequel se consumaient les restes de son maître.

Dans leurs goûts, leurs affections, en amour, ils sont délicats, extravagants, bizarres comme nous-mêmes.—Il y a certains courants d'affection, que l'on désigne du nom de sympathie, qui naissent quelquefois en nous sans que la raison y ait part, et qui sont l'effet d'un sentiment tout fortuit; tout comme nous, les bêtes en sont capables. C'est ainsi qu'on voit des chevaux s'éprendre les uns des autres, au point qu'on a bien de la peine à les faire vivre ou voyager séparément. On en voit qui se passionnent pour ceux des leurs de telle ou telle couleur, comme nous pouvons faire pour certains genres de physionomie; quand ils en rencontrent de leur nuance favorite, aussitôt ils les approchent, leur font fête et leur manifestent la satisfaction qu'ils éprouvent; tandis qu'ils prennent en aversion ceux d'autre nuance et ne les acceptent qu'à contre-cœur.—Les animaux ont, comme nous, des préférences en amour et savent faire un choix parmi les femelles qui s'offrent à eux; ils ne sont pas exempts de jalousie, elle les rend irréconciliables et peut les porter à des actes extrêmes.

Les désirs des êtres animés ou sont dans la nature et répondent à des besoins réels, comme boire et manger, ou, tout en étant naturels, ne répondent pas à des nécessités absolues, tels ceux ayant trait aux rapports entre mâles et femelles; enfin il en est qui ne sont pas dans la nature et ne répondent pas davantage à des besoins. Cette dernière catégorie comprend la plupart des désirs de l'homme qui portent presque exclusivement sur des choses superflues et des besoins factices. Il est, en effet, merveilleux de voir combien la nature se contente de peu, combien elle nous laisse peu de choses à désirer; l'art de nos cuisiniers ne rentre pas dans ses prévisions: une olive par jour, au dire des stoïciens, suffit pour sustenter l'homme; ce n'est pas elle qui nous incite à avoir des vins plus ou moins délicats, non plus qu'à ce que nous ajoutions à la satisfaction pure et simple de nos besoins amoureux: «La volupté ne lui semble pas plus vive dans les bras de la fille d'un consul (Horace).»

Ces désirs superflus, introduits en nous par l'ignorance de ce qui est bien et la prédominance d'idées fausses, sont en si grand nombre, que presque tous ceux que nous tenons de la nature ont dû leur céder la place; il s'est produit à cet égard ni plus ni moins que ce qui surviendrait dans une cité où les étrangers seraient en si grand nombre, qu'ils en arriveraient à mettre dehors les habitants qui en sont originaires, absorbant l'autorité et le pouvoir que ceux-ci détenaient primitivement et finissant par l'usurper complètement et être seuls à l'exercer.

Les animaux sont, beaucoup plus que nous, soumis aux règles qui les régissent, et se maintiennent avec beaucoup plus de modération dans les limites que la nature leur a posées. Leur exactitude à les observer n'est cependant pas telle qu'ils ne puissent aussi parfois être portés à se livrer aux mêmes débauches que nous. C'est ainsi que, de même qu'il y a des hommes qui, sous l'empire de désirs violents à l'excès, sont portés à l'amour des bêtes, l'on voit des bêtes rechercher celui de l'homme, et des actes monstrueux de folie amoureuse se perpétrer entre animaux d'espèces différentes.—De ce nombre est l'éléphant qui, à Alexandrie, était auprès d'une jeune bouquetière le rival d'Aristophane le grammairien, auquel il ne le cédait en rien, dans les galanteries de poursuivant des plus passionnés qu'il prodiguait à cette jeune personne. Se promenant sur le marché où se vendaient les fruits, il en prenait avec sa trompe et les lui portait; il ne la perdait de vue que le moins qu'il pouvait, lui passait quelquefois familièrement sa trompe sur la poitrine par-dessous son corsage et lui caressait les seins. On cite encore un lézard amoureux d'une jeune fille; une oie qui, dans la ville d'Asopa, l'était d'un enfant; un bélier qui éprouvait le même sentiment pour Glaucia, une chanteuse des rues. Tous les jours on voit des singes passionnément épris de la femme, comme aussi certains animaux s'adonner à des caresses amoureuses sur des individus mâles de leur espèce et de leur sexe.—Oppien et d'autres citent des faits tendant à prouver que dans leurs unions sexuelles, les bêtes respectent les liens de parenté, mais l'expérience nous fait voir que bien souvent c'est le contraire qui a lieu: «La génisse se livre sans honte à son père; la cavale au cheval dont elle est née; le bouc s'unit aux chèvres qu'il a engendrées et l'oiseau féconde l'oiseau qu'il a procréé (Ovide).»

Subtilité malicieuse d'un mulet.—En fait de malice ingénieuse de la part des animaux, en est-il de plus marquante que celle du mulet de Thalès le philosophe? Chargé de sel, il traversait une rivière, quand, fortuitement, il fit un faux pas; les sacs qu'il portait furent complètement mouillés, le sel se fondit et la charge en devint plus légère. L'animal s'en aperçut et, depuis, ne manquait jamais, dès qu'il rencontrait un ruisseau, de s'y plonger lui et sa charge, jusqu'à ce que, découvrant sa malice, son maître le fit charger de laine; ce qui advint ne faisant plus son compte, l'animal cessa son manège.

Certaines bêtes paraissent sujettes à l'avarice; d'autres sont fort ménagères.—Il est des animaux qui présentent, dans leur manière de faire, les signes caractéristiques de l'avarice; on les voit cherchant constamment à s'emparer de tout ce qu'ils peuvent et le cacher avec grand soin, bien qu'ils ne puissent en faire usage.—En fait d'économie domestique, les animaux nous surpassent non seulement par leur prévoyance qui les fait amasser et se créer une épargne en vue de l'avenir, mais sur encore beaucoup d'autres points qui, en cette matière, sont d'importance. Les fourmis exposent à l'air, en les tirant hors de leurs souterrains, les graines de toutes sortes qu'elles y ont emmagasinées, afin de les éventer, de les rafraîchir et de les sécher lorsqu'elles s'aperçoivent qu'elles commencent à moisir et à devenir rances, de crainte qu'elles ne se gâtent et pourrissent. La précaution qu'elles prennent de ronger l'une des extrémités de chaque grain de froment, dépasse tout ce que peut imaginer la prudence humaine: ce grain ne demeure pas constamment sec et intact, il s'amollit, se détrempe, devient laiteux quand approche le moment où il va germer et pousser; de peur qu'il ne subisse cette transformation, qu'il ne puisse plus se conserver en magasin et soit perdu pour leur nourriture, elles en rongent l'extrémité par laquelle le germe doit sortir.

Quelques-unes se font la guerre à l'instar des hommes, chez lesquels cette passion dénote une si grande imbécillité.—Pour ce qui est de la guerre, la plus grande des actions humaines, celle dont il est fait le plus d'étalage, je me demande si vraiment il faut en faire mention comme établissant notre supériorité ou si, au contraire, elle ne témoigne pas de notre imbécillité et de notre imperfection. En vérité la science de se battre, de s'entre-tuer, de se ruiner, de concourir à la destruction de son espèce ne semble pas une prérogative à souhaiter aux bêtes qui ne l'ont pas: «Quand un lion plus fort qu'un autre a-t-il arraché la vie à un lion plus faible que lui? Dans quel bois un sanglier a-t-il jamais expiré sous la dent d'un autre sanglier plus vigoureux (Juvénal)?»—Les animaux ne sont cependant pas tous exempts de cette rage, comme nous le voyons par les rencontres furieuses qui se produisent chez les abeilles et les combats singuliers que se livrent les chefs des deux partis opposés: «Souvent entre deux reines, s'élèvent dans une ruche de sanglantes querelles; d'où l'on peut penser de quelle fureur guerrière le peuple est dès lors animé (Virgile).»—Je ne lis jamais la magnifique description que fait Lucrèce de ces rencontres sans que me viennent à la pensée l'ineptie et la vanité de l'homme; car ces évolutions guerrières qui nous ravissent d'horreur et d'épouvante, cette tempête de sons et de cris: «L'acier renvoie ses éclairs au ciel, toute la campagne à l'entour brille de l'éclat de l'airain; sous le pas des soldats la terre tremble, et les monts voisins font résonner jusqu'aux voûtes du monde les clameurs dont ils sont frappés (Lucrèce)», cette effroyable mêlée de tant de milliers d'hommes en armes, combattant avec tant de fureur, d'ardeur et de courage, n'est-il pas plaisant de considérer par quelles circonstances frivoles cela est amené, et quelles circonstances insignifiantes y mettent fin! «On raconte que l'amour de Pâris amena un duel à mort entre les Grecs et les Barbares (Horace)»; toute l'Asie se perdit, s'épuisa dans cette guerre amenée par cet amour adultère; le désir d'un seul homme, le dépit, un moment de plaisir, la jalousie d'un mari, toutes choses qui ne justifieraient pas que deux marchandes de hareng en viennent aux mains et s'égratignent, voilà la cause de tout ce branle-bas d'où résulta un si grand trouble.—Pour être mieux édifié, reportons-nous à ceux-là mêmes qui, en ces graves occurrences, en sont les auteurs et les causes. Écoutons ce qu'en dit l'empereur le plus grand, le plus puissant qui ait jamais été, celui que la victoire a le plus favorisé, s'amusant à tourner en ridicule, très plaisamment et avec beaucoup d'esprit, ces événements qui embrassèrent plusieurs batailles hasardées sur terre et sur mer, où, pour servir ses intérêts, coula le sang et fut exposée la vie de cinq cent mille hommes qui suivirent sa fortune, et où s'épuisèrent les forces et les richesses des deux parties du monde: «Parce qu'Antoine est l'amant de Glaphyre, Fulvie veut m'en faire porter la peine et que je devienne le sien. Moi, l'amant de Fulvie! Si Manius à l'haleine fétide sollicitait mes caresses, céderais-je? je ne le crois pas, j'aurais trop à en souffrir! «Aime-moi ou c'est la guerre!» dit-elle. Eh bien, soit, plutôt perdre la vie que d'affronter un pareil supplice! Sonnez, trompettes! (Martial).» Peut-être fais-je abus de mon latin; mais vous m'avez donné, Madame, permission d'en user.—Une armée, ce grand corps, cet être si versatile et si agité qui semble menacer ciel et terre: «Comme les flots innombrables qui roulent en mugissant sur la mer de Libye quand, au retour de l'hiver, le fougueux Orion se plonge dans les eaux, ou comme les épis pressés que dore le soleil d'été soit dans les champs de l'Hermus, soit dans la féconde Lycie, les boucliers résonnent et la terre tremble sous les pas des guerriers (Virgile)»; ce monstre furieux qui a tant de bras et de si nombreuses têtes, c'est l'homme, toujours l'homme, faible, calamiteux, misérable, véritable fourmilière toujours agitée et surchauffée, «noir essaim qui marche dans la plaine (Virgile)», qu'un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuit d'un aigle, un songe, un mot, un signe, la brume du matin suffisent pour renverser et jeter à terre. Que le soleil le frappe de face, et le voilà évanoui et qui s'effondre; que seulement le vent lui porte un peu de poussière dans les yeux comme aux abeilles du poète, voilà nos enseignes, nos légions, quand bien même le grand Pompée serait à leur tête, qui sont rompues et anéanties, car c'est contre lui, si je ne me trompe, qu'en Espagne, Sertorius fit avec succès usage de ces belles armes qu'avait employées Eumène contre Antigone et Surena contre Crassus. «Cette grande animosité, tous ces furieux combats, un peu de poussière en a raison (Virgile).»—Qu'on lâche même contre lui ces mouches à miel, leur force et leur courage en triomphent. Assez récemment, les Portugais assiégeaient la ville de Tamly, sur le territoire de Xiatine; les habitants transportèrent sur leurs murailles un grand nombre de ruches qui constituent une de leurs richesses, et, produisant de la fumée, chassèrent les abeilles dans la direction de l'ennemi, auquel elles s'attachèrent si vivement que, ne pouvant résister à leurs attaques et à leurs piqûres, il abandonna ses projets; ce secours d'un nouveau genre assura la victoire et la liberté aux assiégés qui réussirent au point que, lorsque l'action prit fin, pas une abeille ne fit défaut, toutes étaient revenues.—Les âmes des empereurs et celles des savetiers sortent du même moule. N'envisageant que l'importance des actions des princes et les conséquences qu'elles ont, nous nous imaginons qu'elles ont d'autres causes, et aussi sont de plus de poids et de plus d'importance; c'est une erreur: ils vont et viennent mus par les mêmes ressorts qui nous font agir nous-mêmes. La même raison qui fait que nous nous querellons avec un voisin, amène la guerre chez les princes; ce pour quoi nous faisons fouetter un laquais se produisant chez un roi, le conduit à ruiner une province; leur volonté s'exerce aussi à la légère que la nôtre, mais ils peuvent davantage. Les mêmes appétits se retrouvent chez un ciron et chez un éléphant.

Fidélité, gratitude des animaux.—Sous le rapport de la fidélité, il n'est pas au monde d'animal plus traître que l'homme.—Nombreux sont les faits que l'on cite, témoignant de l'acharnement de certains chiens à venger la mort de leurs maîtres.—Le roi Pyrrhus, rencontrant un chien gardant un cadavre qu'il veillait, lui dit-on, depuis trois jours, fit enterrer le corps et prit le chien avec lui. Un jour qu'il passait la revue de toute son armée, le chien, apercevant les meurtriers de son maître, leur courut sus avec des aboiements furieux, témoignant d'une violente irritation. Ce fut là un premier indice qui mit sur leurs traces; bientôt après, la justice les convainquit de leur crime et le punit.—Même chose advint par le fait du chien dont parle le sage Hésiode, qui dénonça les fils de Ganistor, de Naupacte, comme les auteurs du meurtre de son maître.—Un autre chien attaché à la garde d'un temple, à Athènes, aperçut un voleur sacrilège qui en emportait les plus beaux joyaux. Il se mit aussitôt à aboyer tant qu'il put contre lui, mais les gardiens du temple ne s'éveillèrent pas. Le chien se mit alors à suivre son voleur; le jour, il se tenait à distance de lui, mais sans jamais le perdre de vue; s'il lui offrait à manger, il n'en voulait pas, tandis qu'avec sa queue il faisait fête aux autres passants qu'il rencontrait et mangeait ce qu'ils lui donnaient; lorsque le voleur s'arrêtait pour dormir, le chien s'arrêtait en même temps et au même endroit. Cette conduite singulière étant parvenue à la connaissance des gardiens du temple, ils s'enquirent du signalement de l'animal, suivirent ses traces et l'atteignirent enfin au bourg de Cromyon et, avec lui, le larron qu'ils ramenèrent à Athènes où il fut puni. En reconnaissance de ce service, les juges ordonnèrent qu'il serait alloué, sur les deniers publics, une mesure déterminée de blé pour nourrir le chien qu'ils commirent aux bons soins des prêtres. Plutarque, qui raconte ce fait, en affirme l'authenticité; il se serait passé dans le siècle où il vivait.

Quant à la gratitude, vertu qui, de nos jours, a grand besoin d'être remise en crédit, un seul exemple nous suffira; il nous est conté par Appion qui était dans les rangs des spectateurs: Un jour, dit-il, à Rome, on donnait au peuple le spectacle de bêtes amenées de contrées lointaines; y figuraient entre autres des lions de haute taille comme il s'en voit rarement; parmi eux s'en trouvait un qui, par l'irritation qu'il manifestait, la force et la grosseur de ses membres, ses rugissements sonores qui répandaient l'épouvante, attirait particulièrement l'attention de l'assistance. Au nombre des esclaves livrés aux bêtes et destinés à paraître dans ce combat, était un Dace, du nom d'Androclès, qui appartenait à un personnage consulaire de Rome. En l'apercevant, le lion, tout d'abord, s'arrêta court, comme saisi d'étonnement; puis il s'approcha doucement de lui, pas à pas, on eût dit qu'il cherchait à le reconnaître; enfin, sûr de son fait, il commença à agiter la queue, comme font les chiens qui flattent leur maître, se mit à baiser et lécher les mains et les cuisses du pauvre misérable tout transi d'effroi et hors de lui. Sous les caresses du lion, Androclès, recouvrant ses esprits, se prit à le regarder et finit par le reconnaître; ce fut alors un spectacle bien rare de voir combien tous deux se faisaient fête et les caresses qu'ils échangeaient. La vue en faisait pousser au peuple des cris d'admiration; l'empereur fit appeler l'esclave pour savoir de lui la cause de ce si étrange événement. Androclès lui en conta ainsi l'étonnante et peu banale histoire: «Mon maître était proconsul en Afrique; la cruauté et la rigueur dont il usait vis-à-vis de moi (il me faisait battre chaque jour) me déterminèrent à m'échapper et je m'enfuis. Pour me soustraire aux recherches de ce personnage de si haute autorité dans le pays, le plus sûr me parut de gagner le désert, résolu à me tuer d'une façon ou d'une autre, si je ne parvenais pas à me nourrir dans ces régions sablonneuses et inhabitables. Vers midi, le soleil étant extrêmement piquant et la chaleur insupportable, découvrant une caverne cachée et d'accès presque inaccessible, je m'y jetai. Bientôt après survint ce lion; il était blessé à la patte qu'il avait tout ensanglantée; la douleur qu'il éprouvait lui arrachait des plaintes et des gémissements. A son arrivée, je fus très effrayé; mais lui, m'apercevant blotti dans un coin de sa tanière, s'approcha de moi tout doucement, me tendant la patte dont il souffrait, me la montrant comme pour me demander assistance. Je la pris et en ôtai un grand éclat de bois qui y était entré; puis, un peu plus rassuré sur ses dispositions à mon égard, je pressai la plaie, en fis sortir tous les corps étrangers qui y avaient pénétré, et la nettoyai de mon mieux. Se sentant soulagé et la douleur s'étant calmée, il commença à reposer et s'endormit ayant toujours sa patte dans mes mains. A partir de ce moment, nous vécûmes ensemble tous deux dans cette caverne, mangeant les mêmes viandes, car il m'apportait toujours les meilleurs morceaux des bêtes qu'il tuait à la chasse; je les faisais cuire au soleil à défaut de feu et m'en nourrissais. Cela dura trois ans; à la longue, je me lassai de cette vie bestiale et sauvage, et, une fois que mon hôte était allé aux provisions comme à son ordinaire, je le quittai. Trois jours plus tard, surpris par des soldats, je fus arrêté, puis, d'Afrique, amené ici à mon maître qui, sur-le-champ, me condamna à mort et à être livré aux bêtes. A ce que je vois, mon lion a dû être pris en même temps que moi; me reconnaissant, il a voulu me témoigner sa gratitude pour les soins que je lui ai donnés et la guérison que je lui ai procurée.» Cette histoire dite à l'empereur, se répandit immédiatement de bouche en bouche parmi les assistants, et aussitôt, à la demande générale, il fut fait grâce, au nom du peuple, à Androclès, qui recouvra sa liberté et auquel il fut fait don de ce lion. Depuis, dit Appion, on le voit conduisant cet animal simplement tenu en laisse, se promener dans Rome de taverne en taverne, recueillant l'argent qu'on lui donne, tandis que le lion se laisse couvrir de fleurs qu'on lui lance; et chacun qui les rencontre, de dire: «Voilà le lion qui a donné l'hospitalité à cet homme, et l'homme qui a été le médecin de ce lion.»

Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aimons; elles font de même à notre égard: «Ensuite venait, dépouillé d'ornements, Éthon, son cheval de bataille, qui pleurait et dont la figure était humectée de grosses larmes (Virgile).»

Il est des nations où les femmes sont en commun, il en est d'autres où chacun a la sienne; cela ne se voit-il pas aussi chez les animaux, et la fidélité conjugale n'est-elle pas mieux observée par eux que par nous.

Comme nous, ils se constituent en sociétés; on trouve même des associations d'individus d'espèces différentes.—Les sociétés, les fédérations qui ont pour objet de se liguer pour se prêter un mutuel secours, existent aussi chez eux.—Chez les bœufs, les pourceaux et autres, au cri de l'un d'eux que vous offensez, on voit toute la troupe accourir pour lui venir en aide et se grouper pour le défendre.—Quand l'escare vient à avaler l'hameçon que lui tend le pêcheur, ses compagnons s'assemblent en foule autour de lui et rongent le fil de la ligne. Lorsque, par hasard, il y en a un qui est entré dans la nasse, les autres, du dehors, le saisissent par la queue, la lui serrant tant qu'ils peuvent avec les dents et le tirent à force, cherchant à le faire sortir.—Les barbiers, quand l'un deux est harponné, frottent la corde qui retient le fer, avec leur dos qui est armé d'un os faisant saillie, dentelé en forme de scie, et s'efforcent de la rompre en la coupant.

Chez l'homme, pour s'entr'aider dans la vie, les individus se rendent des services réciproques; les bêtes en offrent également des exemples.—On dit que la baleine ne marche jamais que précédée d'un petit poisson, semblable au goujon de mer et que, pour cette particularité, on nomme «le guide». La baleine le suit, se laissant conduire et diriger par lui avec autant de facilité que le timonier fait virer le navire. En retour, tandis que tout ce qui, bête ou vaisseau, entré dans l'horrible gouffre qu'est la bouche du monstre, y est englouti et irrémédiablement perdu, le guide s'y retire en toute sûreté et y dort; pendant toute la durée de son sommeil, la baleine ne bouge pas, mais, aussitôt qu'il sort, elle le suit et cela d'une façon continue. Si, par hasard, elle perd sa trace, elle va errant de côté et d'autre, se heurtant souvent contre les rochers, semblable à un bateau qui n'a plus de gouvernail. Plutarque déclare avoir constaté le fait, près de l'île d'Anticyre.—Pareille association existe entre le petit oiseau qu'on nomme «le roitelet» et le crocodile. Le roitelet sert de sentinelle à ce grand animal; et, lorsque l'ichneumon, son ennemi, s'approche pour le combattre, l'oiseau, de peur que le crocodile ne soit surpris pendant son sommeil, l'éveille par son chant et ses coups de bec et le prévient du danger. Par contre, il vit des restes de ce monstre qui le reçoit familièrement dans sa gueule et le laisse becqueter dans ses mâchoires et entre ses dents, et y recueillir les débris de chair qui y sont demeurés. Lorsqu'il veut fermer la gueule, il le prévient auparavant d'en sortir, en ne la refermant que peu à peu, sans l'étreindre, ni le blesser.—Le coquillage connu sous le nom de «nacre», vit ainsi avec le pinnothère, petit animal de l'espèce du crabe, qui lui sert d'huissier et de portier. Stationnant à l'ouverture de ce coquillage, il en tient continuellement les deux valves entrebâillées et ouvertes, jusqu'à ce qu'il y voit entrer quelque petit poisson propre à être capturé; il entre alors dans la nacre, et la pinçant dans la chair vive, la contraint à fermer sa coquille; tous deux se mettent alors à manger la proie qui s'est ainsi laissé emprisonner.—La manière de vivre des thons indique une singulière connaissance des trois branches des mathématiques. Pour l'astronomie, ils pourraient en remontrer à l'homme, car ils s'arrêtent là où les surprend le solstice d'hiver et n'en bougent plus jusqu'à l'équinoxe suivant; c'est pourquoi Aristote va même leur concédant l'intelligence de cette science. Ils dénotent la connaissance qu'ils ont de la géométrie et de l'arithmétique, en ce qu'ils se groupent toujours en bande affectant la forme d'un cube, carré en tous sens, sorte de bataillon en masse à six faces égales, clos et gardé de toutes parts. Ils nagent dans cet ordre qui présente les mêmes dimensions à l'arrière que sur le devant, de telle sorte que celui qui en voit et en compte un rang, peut aisément dénombrer l'effectif de la bande, dont la profondeur égale la largeur et la largeur égale la longueur.

Exemples de magnanimité, de repentir, de clémence chez les animaux.—Si nous parlons de magnanimité, il est difficile d'en trouver un exemple plus caractéristique que celui de ce chien, de taille tout à fait exceptionnelle, envoyé des Indes au roi Alexandre. On lui présenta tout d'abord à combattre un cerf, puis un sanglier, puis un ours; il n'en fit pas cas et ne daigna même pas bouger de sa place; mais quand on mit un lion en sa présence, il se dressa aussitôt sur ses pattes, manifestant ainsi le reconnaître comme le seul adversaire qu'il trouvât digne de lui.

Comme témoignage de repentir et d'aveu de ses fautes, citons un éléphant qui, dit-on, ayant tué son cornac dans un accès de colère, en eut un tel regret qu'il ne voulut plus accepter de nourriture et se laissa mourir de faim.

La clémence chez les animaux est attestée par ce fait que l'on prête à un tigre, la plus inhumaine de toutes les bêtes. On lui avait donné un chevreau; pendant deux jours, il souffrit la faim, plutôt que de lui faire du mal; et le troisième jour, il brisa la cage où il était enfermé pour aller chercher autre chose à dévorer, ne voulant pas se porter à cette extrémité sur ce chevreau, dont il avait fait son familier et son hôte.

La familiarité et les relations qui naissent de la fréquentation peuvent exister chez les animaux; il arrive en effet que nous apprivoisons fort bien à vivre ensemble, des chats, des chiens et des lièvres.

L'ingéniosité de l'alcyon dans la construction de son nid défie toute notre intelligence.—Quiconque voyage sur mer, notamment sur la mer de Sicile, peut voir la particularité que présente l'alcyon, qui dépasse tout ce que l'homme peut imaginer. Jamais la nature n'a tant honoré les couches, la naissance, l'enfantement d'aucune autre créature. Les poètes disent bien que l'île de Délos, autrefois flottante, a été rendue immobile pour permettre les couches de Latone; mais ici, c'est Dieu qui a voulu que la mer s'arrête dans son mouvement, devienne stable et calme, sans vagues, sans vent, sans pluie, pendant que l'alcyon fait ses petits, précisément vers l'époque du solstice, au jour le plus court de l'année; grâce à ce privilège dont jouit cet oiseau, la navigation, à ce moment, en plein cœur de l'hiver, est sans dangers.—Chez l'alcyon, les femelles ne connaissent d'autre mâle que le leur; elles l'assistent sa vie durant, sans jamais l'abandonner; s'il vient à être débile ou infirme, elles le chargent sur leurs épaules, le portent partout et le servent jusqu'à la mort.—Personne n'est encore arrivé à pénétrer la façon merveilleuse avec laquelle l'alcyon construit son nid, non plus qu'à savoir quelle matière il emploie à sa construction. Plutarque, qui en a vu et en a tenu plusieurs dans les mains, pense que ce sont des arêtes de certain poisson que l'oiseau réunit et soude ensemble, les entrelaçant les unes en long, les autres obliquement, les infléchissant, arrondissant les angles, de manière à en former un vase sphérique à même de flotter. Quand il l'a achevé, il l'expose aux flots qui, en le battant tout doucement, lui montrent ce qui, n'étant pas suffisamment agglutiné, est à radouber: ces points, cédant sous les coups de la mer, se disjoignent, et il voit qu'ils sont à consolider davantage; ceux au contraire dont la soudure ne laisse rien à désirer, se resserrent sous cette action par suite de la pression qu'elle exerce et cela à un degré tel qu'on ne peut ni le rompre, ni le dissoudre, pas plus que l'endommager en le frappant avec une pierre ni même avec un instrument en fer, si ce n'est à grand'-peine. Les proportions et les dispositions intérieures de ce nid sont surtout à admirer: il est construit et de dimensions telles qu'il ne peut recevoir que l'oiseau qui l'a édifié et qui seul peut y entrer; pour tout ce qui n'est pas lui, il est impénétrable, clos, fermé au point que rien, pas même l'eau de la mer, ne peut y pénétrer. Si claire que soit cette description qui émane de bonne source, il me semble cependant qu'elle ne nous éclaire pas suffisamment sur les difficultés de la construction; aussi quelle vanité de notre part il y aurait à ranger au-dessous de nous et traiter avec dédain des œuvres que nous ne sommes capables ni d'imiter, ni de comprendre!

Les animaux nous ressemblent par l'imagination, ayant comme nous des songes et des souvenirs.—Poussons encore un peu plus loin cette étude comparative sur les points communs ou analogues entre nous et les bêtes.—Notre âme se glorifie d'élever à son niveau tout ce qu'elle conçoit; de dégager tout être qui se présente à elle de ce qui, en lui, n'est ni immatériel, ni immortel; de considérer les choses, qu'elle estime dignes d'occuper son attention, indépendamment de ce qu'elles ont qui est susceptible d'altération et dont il faut qu'elles se dépouillent, laissant de côté comme des accessoires superflus et de nulle valeur, l'épaisseur, la largeur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, la rugosité, le poli, la dureté, la tendreté, en un mot tout ce qui, en elles, est tangible et périssable, pour s'accommoder à sa propre condition, qui est d'être immortelle et tout esprit; de telle sorte que si Rome et Paris viennent à occuper ma pensée, Paris, par exemple, je me l'imagine et me le représente, abstraction faite de ses dimensions, de son site, de la pierre, du plâtre, du bois qui s'y rencontrent, autrement dit de ses constructions.—Il ne semble pas que ce soit là une propriété dont notre âme ait le privilège exclusif; il est évident que les bêtes la possèdent aussi: Un cheval accoutumé aux trompettes, aux coups de fusil, aux combats, que l'on voit agité, émotionné pendant qu'il dort, comme s'il était au fort de la mêlée, alors qu'il est étendu sur sa litière, a en son âme, cela ne saurait faire doute, la conception d'un son de tambourin sans voix, d'une armée sans armes comme sans soldats: «Vous verrez de généreux coursiers, tout endormis qu'ils sont, suer, souffler bruyamment et se raidir, comme s'ils disputaient le prix d'une course (Lucrèce).»—Le lièvre que, dans un songe, ce lévrier s'imagine poursuivre, après lequel nous le voyons haleter tout en dormant, allongeant la queue, secouant les jarrets, reproduisant complètement les mouvements qu'il fait lorsqu'il court, est un lièvre qui n'a ni poils, ni os: «Souvent au milieu d'un profond sommeil, les chiens de chasse viennent à s'agiter tout à coup, à aboyer, à aspirer l'air fréquemment, comme s'ils étaient sur la piste de quelque bête; souvent même, en se réveillant, ils continuent à poursuivre le vain simulacre d'un cerf qu'ils s'imaginent voir fuir, jusqu'à ce que, revenus à eux, ils reconnaissent leur erreur (Lucrèce).»—Nous voyons parfois les chiens de garde, pendant leur sommeil, gronder, puis se mettre tout à fait à japper et finalement s'éveiller en sursaut, comme s'ils apercevaient quelque étranger approchant; cet étranger qu'ils voient en esprit, est un homme qui n'a pas de corps, qui échappe à nos sens, n'occupe aucune portion de l'espace, est sans couleur; il n'existe pas: «Souvent l'hôte fidèle et caressant de nos maisons, le chien, se dresse brusquement au milieu du léger sommeil qui alourdissait ses paupières, parce qu'il a cru voir une forme étrangère et de traits inconnus (Lucrèce).»

Quant à la beauté, il faut d'abord déterminer en quoi elle consiste, car on trouve sur ce point les opinions les plus diverses.—Pour ce qui est de la beauté du corps, il faudrait, avant d'en parler, savoir si nous sommes d'accord sur ce en quoi elle consiste. Il semble que nous ne sommes guère fixés sur ce qui, d'une façon générale, dans la nature, la constitue, puisque à ce que nous estimons l'être chez l'homme nous donnons tant de formes diverses. Si quelque règle naturelle existait à cet égard, nous nous y rangerions tous, comme nous nous entendons quand il est question de la chaleur produite par le feu; tandis que pour la beauté, suivant ce qu'il nous plaît, les formes les plus fantaisistes sont admises comme la constituant: «Le teint des belges déparerait un visage romain (Properce).»—Les Indiens se la représentent la peau noire et basanée, les lèvres charnues et épaisses, le nez plat et large; le cartilage entre les deux narines chargé de gros anneaux d'or, l'étirant jusqu'à la bouche; la lèvre inférieure, parée de gros cercles enrichis de pierreries la faisant tomber au niveau du menton et découvrant les dents jusqu'aux gencives, ce qu'ils estiment être plein de grâce.—Au Pérou, l'oreille est d'autant plus belle qu'elle est plus grande, et on s'efforce de lui donner toute l'extension possible. Quelqu'un, de nos jours, dit avoir vu dans un pays de l'Orient, cette mode de l'agrandir et de la charger de pesants joyaux si en faveur, qu'il était facile de passer le bras, sans même relever la manche, dans le trou ménagé pour le passage de ces ornements.—Il y a ailleurs des nations où on se noircit les dents avec grand soin, les dents blanches y sont un objet de mépris; chez d'autres, on les teint en rouge.—Chez les Basques, les femmes estiment accroître leurs charmes, en se rasant la tête; il en est ainsi en d'autres lieux et, ce qui est plus extraordinaire, dans certaines régions boréales, au dire de Pline.—Les Mexicaines trouvent beau un front étroit et, tandis qu'elles s'épilent le reste du corps, elles recherchent l'abondance des cheveux sur le front et s'appliquent à en accroître la pousse; des seins développés outre mesure y sont tellement prisés, qu'il y a des femmes qui affectent d'avoir possibilité de donner à téter à leurs enfants par-dessus leurs épaules; nous, nous tiendrions cette exagération pour de la laideur.—Chez les Italiens, être gros et massif est l'idéal de la beauté; chez les Espagnols, c'est être mince et svelte; chez nous, c'est être blond pour les uns, brun pour les autres; tendre et délicat pour celui-ci, ferme et vigoureux pour celui-là; il y en a qui lui demandent d'avoir de la grâce et de la douceur, d'autres la veulent fière et majestueuse; tout comme Platon qui ne trouve rien de si beau que la forme sphérique, tandis que les Épicuriens lui préfèrent la forme pyramidale ou cubique et ne peuvent se résoudre à admettre un dieu qui aurait la forme d'une boule.

Aussi, de ce fait, ne sommes-nous pas davantage fondés à nous croire privilégiés.—Quoi qu'il en soit, la nature ne nous a pas en cela plus privilégiés qu'elle ne l'a fait dans ses lois communes à tous les êtres vivants, et, quand nous jugeons sans parti pris, nous trouvons que s'il existe des animaux moins favorisés que nous à cet égard, il y en a d'autres, et en plus grand nombre, qui le sont davantage: «Plusieurs animaux nous surpassent en beauté (Sénèque)», même parmi ceux qui, comme nous, vivent sur terre. Pour ce qui est de ceux vivant dans la mer, laissons de côté leur physionomie générale, trop différente de la nôtre pour qu'elles puissent se comparer; rien que comme couleur, propreté, brillant, arrangement, nous leur sommes pas mal inférieurs sous tous rapports, non moins que vis-à-vis de ceux qui vivent dans les airs.—La prérogative que font valoir les poètes, que nous aurions de nous tenir droits, regardant les cieux dont nous sommes originaires, n'est qu'une licence poétique: «Dieu a courbé les animaux et attaché leurs regards à la terre; en donnant à l'homme une tête droite, il a voulu qu'il regardât le ciel et pût contempler les astres (Ovide).» Plusieurs bestioles en effet ont la vue complètement dirigée vers le ciel, et je trouve que les chameaux et les autruches ont l'encolure encore plus relevée et plus droite que nous ne l'avons. Existe-t-il des animaux qui n'aient pas la face placée au haut et en avant du corps et, tout comme nous, ne regardent pas droit devant eux; qui, dans leur attitude habituelle, n'aperçoivent pas une étendue du ciel et de la terre égale à celle que le regard de l'homme peut embrasser? Quelles qualités avons-nous, de par notre constitution physique, décrites par Platon et par Cicéron, qui ne soient l'apanage de mille sortes de bêtes? Parmi les animaux, ceux avec lesquels nous avons le plus de ressemblance, sont les plus laids et les plus abjects, car ce sont: le singe, pour ce qui est de l'apparence extérieure et de la forme du visage: «Tout difforme qu'il est, le singe nous ressemble (Ennius)», et le porc, en ce qui touche notre organisation intérieure et les parties vitales.

L'homme a plus de raisons que tout autre animal de couvrir sa nudité, tant il a d'imperfections dans son corps.—Quand, m'imaginant l'homme complètement nu et que, notamment dans le sexe auquel semble plus particulièrement dévolue la beauté, je considère ses défectuosités, les exigences auxquelles il est astreint de par la nature, ses imperfections, je trouve qu'en vérité, plus que tout autre animal, nous avons eu raison de couvrir notre nudité. Nous sommes bien excusables d'en emprunter les moyens à ceux qu'à cet égard, la nature a favorisés plus que nous et de nous parer de leur beauté, nous cachant sous leurs dépouilles, qu'elles soient laine, plume, fourrure ou soie. Remarquons encore que l'homme est le seul animal chez lequel cette imperfection soit choquante pour ses semblables, le seul qui se dérobe à la vue de ceux de son espèce, quand il veut satisfaire aux actes que lui impose la nature. N'est-ce pas aussi un fait qui mérite considération que de voir les maîtres en la question, ordonner comme remède contre les passions érotiques, la vue complète et sans voile du corps à la possession duquel nous portent nos désirs et que, pour refroidir en nous l'amour, il nous suffise de voir en toute liberté qui en est l'objet: «Il en est qui, pour avoir vu à découvert les parties secrètes de l'objet aimé, ont senti s'éteindre leur passion au moment le plus vif de leurs transports (Ovide).» Bien que cette recette émane probablement de quelqu'un de sentiment un peu délicat et qui renaît au calme, ce n'en est pas moins une preuve manifeste de notre imperfection, que l'usage et la connaissance nous dégoûtent les uns des autres.—Ce n'est pas tant la pudeur que le savoir-faire et la prudence, qui rend nos dames si circonspectes et les porte à nous refuser l'entrée de leurs cabinets de toilette, tant qu'elles ne sont ni fardées, ni parées, prêtes à paraître en public: «Elles n'y manquent pas, et ont grandement raison de défendre l'accès de ces arrière-scènes de la vie aux amants qu'elles veulent retenir sous leur joug (Lucrèce)»; alors que chez certains animaux, il n'est rien que nous n'aimions et qui ne plaise à nos sens, au point que de leurs excréments mêmes et de tout ce qu'ils rejettent, nous tirons un manger délicat et aussi nos ornements les plus riches, nos parfums les plus suaves.—Ce que je dis là ne s'applique qu'au commun des hommes et des femmes; je ne suis pas si sacrilège que je l'étende à ces beautés divines, surnaturelles, extraordinaires, qu'on voit parfois rayonner au milieu de nous, comme des astres descendus sur la terre et que dissimule mal la forme humaine qu'elles ont empruntée.

Nonobstant, il n'admet de supériorité sous aucun rapport de qui n'est pas formé à son image.—Au surplus, la part même que dans les faveurs de la nature, de notre propre aveu, nous faisons aux animaux, leur est fort avantageuse. Nous nous attribuons des biens fantastiques et imaginaires, des biens à venir, qui ne sont pas là, et dont l'homme est impuissant à se garantir la possession; ou encore des biens tels que la raison, la science, l'honneur que, par un dérèglement de notre esprit, nous prétendons faussement posséder, alors que nous ne les avons pas; tandis que nous abandonnons en partage aux bêtes les biens essentiels, biens qui sont continuellement à notre portée et dont il nous est constamment loisible d'user: la paix, le repos, la sécurité, l'innocence et la santé; la santé que je n'hésite pas à déclarer le plus beau, le plus riche présent que la nature nous ait pu faire. Si bien que la philosophie, même la philosophie stoïque, va jusqu'à oser dire que si Héraclite et Phérécyde avaient eu possibilité d'échanger leur sagesse pour la santé et de se délivrer ainsi, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pédiculaire, dont ils souffraient, ils eussent bien fait d'opérer cet échange. Comparer et mettre ainsi en balance la santé et la sagesse, c'est attacher à cette dernière un bien plus grand prix, que lorsque ces mêmes philosophes viennent dire que, si Circé avait présenté à Ulysse deux philtres ayant la propriété, l'un de faire qu'un fou devienne sage, l'autre qu'un sage devienne fou, Ulysse eût dû préférer la folie, plutôt que de consentir à ce que Circé transformât sa figure humaine en celle d'une bête; et que la sagesse elle-même lui aurait dit: «Quitte-moi, renonce à moi, plutôt que de me loger sous la figure et dans le corps d'un âne.» Ainsi donc, voici les philosophes qui en viennent à tenir moins compte de la sagesse, cette grande et divine science, que de l'enveloppe que notre corps revêt sur cette terre! Ce ne serait donc plus par notre raison, par notre esprit, par notre âme, que nous l'emporterions sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint, la belle disposition de nos membres, auprès desquels notre intelligence, notre prudence et tout le reste se trouveraient sans valeur! Je prends acte de cette naïve et si franche confession, de laquelle il résulterait que ces attributs dont nous faisons tant de cas, ne seraient au fond qu'une illusion de notre imagination, de telle sorte que les bêtes pourraient avoir toutes les vertus, la science, la sagesse, la capacité des Stoïciens, elles seraient toujours des bêtes et ne pourraient entrer en comparaison avec un homme misérable, méchant et insensé. D'après eux enfin, tout ce qui ne nous ressemble pas n'est rien qui vaille: Dieu * lui-même, et c'est un point sur lequel nous reviendrons, ne vaut que parce qu'il est à notre image; d'où il s'ensuit que ce n'est pas comme conséquence d'un raisonnement judicieux, mais uniquement par fierté et obstination que nous nous préférons aux animaux, que nous nous prétendons de condition autre et que nous n'acceptons pas leur société.

Avec tant de vices, d'appétits déréglés qui sont en lui, est-il en droit de se glorifier de sa raison?—Revenons à notre propos. Nous avons dans notre lot: l'inconstance, l'irrésolution, l'incertitude, la mauvaise foi, la superstition, la préoccupation des choses à venir, voire même de ce qui adviendra au delà de la vie, l'ambition, l'avarice, la jalousie, l'envie, les appétits déréglés, forcenés et indomptables, la guerre, le mensonge, la déloyauté, le dénigrement et la curiosité. Certainement c'est avoir payé étrangement cher et bien au-dessus de sa valeur cette belle raison dont nous nous glorifions, cette aptitude à connaître et à juger, si nous l'avons achetée au prix de ce nombre infini de passions, avec lesquelles nous sommes sans cesse aux prises; encore ne faisons-nous pas entrer en ligne de compte, ne l'appréciant pas plus que ne le fait Socrate à si juste titre, cette prérogative qu'il est à remarquer que nous avons sur les * autres animaux, que toute latitude nous est laissée de nous adonner aux plaisirs sexuels à toute heure et à toute occasion, alors qu'à cet égard la nature a imposé aux bêtes des bornes commandées par la raison.

La science ne nous garantit ni des maladies ni des incommodités de la vie.—«De même qu'il vaut mieux s'abstenir absolument de donner du vin aux malades, parce qu'en leur donnant ce remède, rarement utile et le plus souvent nuisible, pour une chance de salut on les exposerait à un danger véritable; peut-être aussi vaudrait-il mieux que la nature nous ait refusé cette activité de pensée, cette pénétration, cette industrie que nous appelons raison et qu'elle nous a si libéralement accordée, puisque cette faculté n'est salutaire qu'à un petit nombre d'hommes et funeste à tant d'autres (Cicéron).» De quel avantage, pensons-nous, a été à Varron et à Aristote cette intelligence qu'ils avaient de tant de choses? Les a-t-elle exemptés des incommodités inhérentes à la nature humaine? Ont-ils été à l'abri des accidents auxquels un portefaix est exposé? La logique les a-t-elle consolés de la goutte? De ce qu'ils savaient comment ce mal se loge aux jointures, l'ont-ils moins ressenti? De ce qu'ils n'ignoraient pas que chez certains peuples la mort est accueillie avec joie, la leur en a-t-elle été plus douce? Parce qu'ils avaient connaissance que dans certains pays les femmes sont en commun, ont-ils été plus consolés de l'infidélité des leurs? D'autre part, bien que par leur savoir ils aient occupé le premier rang, l'un chez les Romains, l'autre chez les Grecs, à une époque où la science était le plus florissante, il ne nous est cependant pas revenu que leurs vies aient été de celles qui ont le plus approché de la perfection; celle d'Aristote, en particulier, présente quelques taches d'une certaine importance dont il ne saurait aisément se laver.—A-t-on jamais constaté que le plaisir et la santé aient plus de saveur pour celui qui sait l'astrologie et la grammaire: «Est-ce que pour être illettré, on est moins vigoureux aux combats de l'amour (Horace)?» ou que la honte et la pauvreté lui soient moins importunes: «C'est par là, sans doute, que vous échapperez à la maladie et à la décrépitude; vous ne connaîtrez ni le chagrin, ni les soucis, vous aurez une vie plus longue et un sort meilleur (Juvénal).»

Les ignorants sont plus sages et savent plus que bien des savants.—J'ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs plus sages et plus heureux que des rhéteurs de l'université, et j'aimerais mieux leur ressembler qu'à ces derniers.—Je suis d'avis que l'érudition doit prendre place parmi les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, les grandeurs, tout au plus comme * la beauté, la richesse et telles autres qualités qui nous sont d'utilité réelle, mais à un rang éloigné et plus encore pour satisfaire à des besoins factices qu'à ceux de la nature. Les principes de morale, les règles, même les lois ne nous sont guère plus indispensables pour la vie en commun qu'elles ne le sont aux communautés en lesquelles vivent les grues et les fourmis, qui sont cependant des mieux ordonnées, bien que l'érudition leur fasse défaut.—Si l'homme était sage, il attribuerait à chaque chose un prix, selon qu'elle serait plus ou moins utile et d'un usage plus ou moins approprié à sa vie. Qui nous estimerait selon nos actes et notre conduite, relèverait un plus grand nombre de gens parfaits chez les ignorants que parmi les savants et cela dans tous les genres de vertu. L'ancienne Rome me semble avoir été bien supérieure pendant la paix comme pendant la guerre, à la Rome savante qui s'est ruinée de ses propres mains; même en admettant qu'elles aient été de valeur égale, la probité et l'innocence prédomineraient dans la première en raison de la simplicité qui y régnait, simplicité dont ces deux qualités s'accommodent particulièrement bien.—Pour clore cette dissertation qui me mènerait plus loin que je ne veux aller, bornons-nous à constater que l'humilité et la soumission peuvent seules nous conduire à être hommes de bien, et qu'il ne faut pas abandonner à chacun la connaissance de ses devoirs; il faut les lui prescrire et ne pas s'en rapporter au choix de son jugement, sinon la faiblesse et la variété infinie de nos raisonnements et de nos idées conduiraient à nous en créer qui, finalement, feraient que nous nous dévorerions les uns les autres, comme dit Épicure.

Dès le principe, Dieu nous a interdit la science.—La première loi que Dieu ait jamais donnée à l'homme, a été purement d'obéir; un commandement net et simple lui épargnait d'avoir à connaître quoi que ce soit et d'en raisonner; l'obéissance est, du reste, le propre d'une âme raisonnable qui reconnaît en Dieu son supérieur et son bienfaiteur. Obéir et se soumettre sont le principe de toutes les vertus, comme la présomption celui de tout péché. C'est en allant à l'encontre de ce principe que l'homme a éprouvé sa première tentation et que le diable a pu lui insinuer son premier poison, en lui promettant la science et le savoir: «Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (Genèse).» Dans Homère, les Sirènes, pour tromper Ulysse et l'attirer dans leurs dangereux filets qui recélaient sa perte, lui offraient de lui faire don de la science. Le mal chez l'homme, c'est de croire qu'il sait, et c'est pourquoi notre religion nous recommande avec tant d'insistance l'ignorance comme moyen propre à déterminer en nous la foi et l'obéissance: «Prenez garde qu'on ne vous trompe sous le masque de la philosophie et par de fausses apparences conformes aux doctrines du monde (S. Paul).» Tous les philosophes, de toutes les sectes, sont d'accord sur ce que le souverain bien réside dans la tranquillité de l'âme et du corps; mais comment réaliser cette tranquillité? «Le sage ne voit au-dessus de lui que Jupiter; il se trouve riche, libre, honoré, beau, enfin le roi des rois, surtout si sa santé est florissante et que la pituite ne le tourmente pas (Horace).»

Mais la présomption est le partage de l'homme.—Il semble en vérité que pour nous consoler de notre condition misérable et chétive, la nature ne nous ait donné que la présomption; c'est l'opinion d'Épictète: «L'homme n'a rien qui soit proprement à lui, en dehors de l'usage qu'il fait de ses opinions»; nous n'avons en partage que du vent et de la fumée. Les dieux ont la santé, par cela même qu'ils sont dieux, dit la philosophie, et ils ne connaissent la maladie que parce que leur intelligence fait qu'ils savent tout; l'homme au contraire a en lui le principe du mal, le bien chez lui n'est que mirage; nous avons bien raison de nous vanter de la force de notre imagination, car tous nos biens ne sont qu'en songe.

Écoutez les rodomontades de ce pauvre et malheureux animal: «Il n'est rien de si doux (c'est Cicéron qui parle) que de nous adonner aux lettres; à ces lettres, veux-je dire, qui nous révèlent la connaissance de l'infinité des choses existantes, de la nature dans ce qu'elle a de plus grand; des cieux alors que nous sommes encore de ce monde, des terres et des mers. C'est par elles que nous avons été instruits dans la religion; que nous connaissons la modération, le courage dans ce qu'il a de plus relevé; que notre âme a été arrachée aux ténèbres pour être initiée à toutes choses, à celles d'ordre élevé comme à celles d'ordre inférieur, à celles qui occupent le premier rang comme le dernier, ou un rang intermédiaire. C'est grâce à elles que nous pouvons vivre heureux et dans de bonnes conditions et que nous avançons en âge sans déplaisir et sans en souffrir.» Ne semble-t-il pas que c'est de Dieu, de Dieu bien vivant et tout-puissant, que l'auteur parle? Quant à la réalité, c'est que mille femmelettes ont vécu au village, d'une vie plus égale, plus douce et plus calme que n'a été celle de ce beau parleur.

«Ce fut un dieu, illustre Memmius, oui, ce fut un dieu qui, le premier, trouva cette manière de vivre à laquelle on donne aujourd'hui le nom de «Sagesse», grâce à laquelle l'agitation et les ténèbres ont fait place, dans la vie, au calme et à la lumière (Lucrèce).» Voilà, n'est-ce pas, de belles et magnifiques paroles; et cependant, malgré ce dieu qui l'a instruit, malgré cette sagesse divine, un bien léger accident a suffi pour que l'entendement de celui qui les a dites en vienne à un état pire que celui du moindre berger.—Tout aussi impudents que ces propos, sont l'engagement inscrit par Démocrite en tête de son livre: «J'entreprends de parler sur toutes choses»; cette sotte qualification de «dieux mortels», que nous donne Aristote; cette appréciation émise par Chrysippe que «Dion était aussi vertueux que Dieu»; cette assertion de Sénèque, «que c'est à Dieu qu'il doit la vie, mais que c'est à lui-même qu'il doit de bien vivre»; et cette autre qui se rapproche de la précédente: «C'est avec raison que nous nous glorifions de notre vertu; ce qui ne pourrait être, si elle nous venait d'un dieu, au lieu que nous la tenions de nous-mêmes (Cicéron)»; celle-ci enfin, également de Sénèque: «Le sage allie à la faiblesse humaine une force d'âme semblable à celle de Dieu, ce en quoi il lui est supérieur.» Il n'est rien de si ordinaire que de rencontrer des faits témoignant une pareille outrecuidance; il n'y a personne de nous qui ne s'offense autant de se voir élevé à la hauteur de Dieu, qu'il est blessé d'être rabaissé au rang des autres animaux, tant nous sommes plus jaloux de ce qui nous touche, que de la gloire de notre Créateur.

Et pourtant la force d'âme de nos philosophes est impuissante contre la douleur physique devant laquelle souvent l'ignorant demeure impassible.—Il faut triompher de cette sotte vanité et saper hardiment et énergiquement les fondements ridicules sur lesquels s'élèvent ces opinions erronées. Tant que l'homme s'imaginera avoir quelque moyen d'action et quelque force par lui-même, jamais il ne reconnaîtra ce qu'il doit à son maître; il fera toujours ses œufs poules, comme dit le proverbe, prenant le germe pour la réalité; aussi faut-il le réduire à l'indigence absolue, ne lui laissant que sa chemise.—Voyons quelques exemples particulièrement instructifs de ce qu'a produit sa philosophie. Posidonius, torturé par une si cruelle maladie que ses bras se tordaient et ses mâchoires se contractaient, pensait témoigner bien du mépris pour la douleur, en l'invectivant ainsi: «Tu as beau faire, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal.» Il éprouvait les mêmes souffrances que mon laquais et se croyait brave parce qu'il en arrivait à tenir un langage conforme aux préceptes de la secte à laquelle il appartenait: «Il n'eût pas dû faire le brave en paroles, alors que, de fait, il succombait (Cicéron).»—Carnéades étant venu rendre visite à Arcésilas qui était malade de la goutte, se retirait très affecté de le voir en cet état; celui-ci le rappela et, lui montrant ses pieds et sa poitrine, lui dit: «Rien ne se sent ici de ce que j'éprouve là.» C'était avoir meilleure grâce que le précédent: il reconnaissait qu'il souffrait et eût voulu être débarrassé de son mal; néanmoins son courage n'en était ni abattu, ni affaibli, tandis que Posidonius, je le crains, se raidissait plus en paroles qu'en réalité contre la souffrance.—Denys d'Héraclée, souffrant cruellement des yeux, en arriva à se départir de ses résolutions stoïques.

Les effets de l'ignorance sont préférables à ceux de la science.—Alors même que la science pourrait produire les effets que ces philosophes lui attribuent, qu'elle émousserait et atténuerait la violence des maux auxquels nous sommes exposés, que ferait-elle de plus que ce que fait tout naturellement l'ignorance et d'une façon plus sensible encore? Le philosophe Pyrrhon, courant en mer les dangers d'une très forte tempête, ne trouvait rien de mieux pour raffermir le courage de ses compagnons d'infortune, que de les inviter à imiter la tranquillité d'un pourceau qui était du voyage et regardait la tempête sans en être effrayé.—Quand la philosophie est à bout d'arguments, elle nous renvoie à l'exemple que nous donnent l'athlète et le muletier qui témoignent généralement beaucoup moins de sensibilité vis-à-vis de la mort, de la douleur et des autres misères de ce monde, et font preuve de plus de fermeté que n'arrive à en procurer la science à quiconque n'est pas préparé à les affronter par les habitudes de la vie courante, ou n'est pas né avec cette disposition naturelle.—N'est-ce pas l'ignorance qui fait qu'à inciser et tailler les membres délicats d'un enfant, ceux d'un cheval, on éprouve moins de résistance que lorsqu'il s'agit de nous? Combien de gens sont devenus malades uniquement par l'effet de leur imagination? Nous en voyons tous les jours qui se font saigner, purger, médicamenter pour soigner des maux qu'ils ne ressentent que parce qu'ils se figurent les avoir. Quand les maux véritables nous font défaut, la science nous en suppose: Par la couleur de votre teint, vous paraissez sous la menace de quelque affection catarrhale; les chaleurs de la saison vous prédisposent à un accès de fièvre; la ligne de vie de votre main gauche présente une section qui vous présage une assez sérieuse et prochaine indisposition. La science s'en prend même effrontément à la santé: Vous avez une expansion, une force de jeunesse qui ne peuvent se continuer ainsi; il faut vous tirer du sang et vous affaiblir de peur que cet état si florissant ne tourne contre vous.—Comparez l'existence d'un homme asservi à ces idées imaginaires avec celle d'un laboureur qui s'abandonne au courant naturel de la vie, ne tenant compte des choses que selon l'impression qu'il en reçoit au moment où elles se produisent, sans se préoccuper de ce qu'en peut dire la science, sans s'attacher aux conjectures; qui n'a de mal que lorsque le mal survient, alors que l'autre a souvent la maladie de la pierre dans l'âme avant qu'elle ne se porte sur les reins, anticipant, par un effet de son imagination, sur les souffrances qu'il aura à endurer, courant au-devant, comme s'il n'était pas suffisamment temps de souffrir, quand le moment en vient.

Ce que je dis des effets néfastes de la médecine, les faits montrent qu'on peut le dire également de toute autre science; de là est venue cette opinion de certains philosophes du temps jadis, qui faisaient consister la félicité suprême à avoir conscience de la faiblesse de notre jugement. Quant à moi, mon ignorance me porte autant à espérer qu'à craindre; pour gouverner ma santé, je me règle sur les exemples qui me viennent d'autrui et sur ce que je vois se produire ailleurs dans les conditions où je me trouve moi-même; ces constatations sont de toutes sortes, je me détermine d'après la comparaison que j'établis entre elles, choisissant ce qui me paraît le mieux convenir. Je fais à la santé l'accueil le plus cordial, la tenant comme chose essentielle qui nous fait libre; je lui subordonne tout le reste et m'applique à en jouir d'autant, qu'à présent elle m'est moins ordinaire et se fait plus rare; aussi je me garde de troubler son repos et sa douceur par les ennuis d'un nouveau genre de vie, où je me verrai obligé de me contraindre.

Les maladies du corps et de l'esprit sont souvent causées par l'agitation de l'âme.—Les bêtes qui doivent à leur quiétude une santé bien plus robuste que la nôtre, nous donnent assez la preuve combien l'agitation de notre esprit est une cause de maladie. On dit qu'au Brésil, les gens ne meurent que de vieillesse, ce qu'on attribue à la pureté et au calme de l'air qu'on y respire et qui, selon moi, est plutôt un effet de la sérénité et de la tranquillité de leur âme exempte des passions, des peines, des occupations qui surexcitent et sont une source de contrariétés; ignorants, ne connaissant rien des lettres, sans lois, sans roi, sans religion aucune, leur vie s'écoule dans une simplicité qui fait mon admiration.

D'où vient ce fait d'expérience que les gens les plus grossiers, d'esprit peu ouvert, sont les plus fermes, les plus désirables dans les exécutions amoureuses, et que l'amour d'un muletier se rende souvent plus acceptable que celui d'un galant homme? sinon que chez ce dernier, l'agitation de l'âme influe sur ses moyens physiques, les rompt, les lasse, comme elle lasse et trouble ordinairement l'âme elle-même. Qu'est-ce qui la rend déraisonnable, l'amène le plus communément à la manie, si ce n'est sa promptitude, ses saillies, son agilité, ce qui enfin constitue sa puissance d'action? Qu'est-ce qui différencie la plus subtile folie de la plus subtile sagesse? Des grandes amitiés naissent les grandes inimitiés, les santés vigoureuses sont le point de départ de maladies mortelles; de même les plus remarquables et les plus belles intelligences peuvent conduire aux plus sublimes folies, comme aux plus extravagantes: des unes aux autres il n'y a qu'un pas. Par ce dont sont capables les fous, nous pouvons juger combien en réalité la folie tient de près aux élans les plus généreux de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible la ligne de démarcation entre la folie et les inspirations les plus hardies d'un esprit complètement libre de lui-même, ou les résolutions que peut prendre, dans des circonstances extraordinaires, une vertu qui est au-dessus de tout! Platon dit que les gens mélancoliques sont les plus capables de se soumettre à la discipline et les meilleurs, aussi n'y en a-t-il pas qui aient plus de propension à la folie; ce sont des esprits infinis que consument leur propre force et leur propre souplesse.—Quelle chute, par exemple, que celle dont nous venons d'être témoin, causée par la brillante surexcitation de ce poète si judicieux, si ingénieux, imprégné autant que, depuis longtemps, pas un autre d'entre les poètes italiens, des saines traditions de l'antique et pure poésie! Combien vraiment il a eu lieu d'être satisfait de cette vivacité d'esprit sous laquelle il a succombé! de cette clarté qui l'illuminait et qui l'a aveuglé! de cette exacte et si fine compréhension qu'il possédait et qui lui a fait perdre la raison! de ses recherches si curieuses et si ardues ayant la science pour objet, qui l'ont conduit à la bêtise! de cette aptitude si exceptionnelle aux travaux de l'esprit, à laquelle il doit de l'avoir perdu et de ne plus pouvoir travailler! En le voyant à Ferrare en si piteux état, se survivant à lui-même, ne reconnaissant ni lui, ni ses œuvres qu'on a publiées sans qu'il ait pu les revoir et y mettre la dernière main, bien que cette publication ait été faite de son vivant, j'éprouvais encore plus de dépit pour la fragilité de la nature humaine, que de compassion pour le malheur dont il était frappé.

L'indolence de l'esprit produit la vigueur corporelle et la santé.—Voulez-vous un homme qui soit sain, pondéré dans ses actes, dont vous puissiez être certain et qui offre toute garantie? faites-le vivre dans un milieu où règnent les ténèbres, qu'il demeure dans l'oisiveté et ne fasse pas travailler son intelligence. Pour nous rendre sages, il faut nous abêtir; pour nous mener, il faut nous aveugler. On me dira que cet avantage d'avoir l'appétit froid et d'offrir peu de prise à la douleur et au mal, a pour conséquence l'inconvénient de nous rendre moins friands de la jouissance des biens et des plaisirs et fait que nous les ressentons moins vivement; j'en conviens, mais la misère de notre condition fait que nous avons moins à jouir qu'à fuir, et que l'extrême volupté nous touche moins que la plus légère douleur: «Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu'à la douleur (Tite Live)»; nous prêtons moins attention à la santé la plus parfaite qu'à la moindre des maladies: «Nous sommes sensibles à la moindre égratignure, et néanmoins la plénitude de la santé nous laisse indifférents. Nous nous réjouissons de n'être ni pleurétiques ni podagres, et à peine mettons-nous en compte d'être sains et vigoureux (La Boétie).» Notre bien-être consiste à ne pas avoir mal, et c'est pourquoi les philosophes qui se sont le plus attachés à exalter la volupté, l'ont fait uniquement résider dans l'insensibilité. Ne pas avoir de mal, c'est en fait de bien ce que l'homme peut espérer de mieux, comme dit Ennius.

Ce chatouillement, cette excitation que nous causent certains plaisirs, semblent tout à la fois excès de santé et malaise; cette volupté qui nous attire, à laquelle il nous faut céder malgré ce je ne sais quoi qu'elle a de cuisant, de mordant, n'a-t-elle pas finalement pour objet d'éteindre en nous la sensation? Le ravissement que nous recherchons dans nos accointances avec la femme, naît du besoin que nous éprouvons de nous soustraire au tourment que nous cause un désir ardent et excessif que nous cherchons à assouvir pour retrouver le calme et nous débarrasser de la fièvre qui nous agite; et de même de tous les autres plaisirs. J'en conclus que si la simplicité d'esprit restreint les maux auxquels nous sommes exposés, elle nous ménage, dans l'état où nous sommes, une amélioration très appréciable de notre sort.—Il ne faudrait cependant pas la supposer accentuée au point qu'elle soit dépourvue de toute sensibilité, et Crantor avait raison de combattre cette indifférence préconisée par Épicure, quand on venait à l'exagérer au point de ne même pas convenir des maux qui nous frappent, quand déjà nous en sommes atteints: «Je n'approuve pas une insensibilité portée à ce degré qui, de fait, n'existe pas et n'est pas à désirer. Je suis content de n'être pas malade, mais si je le suis, je veux le savoir; et si on me cautérise ou me fait une incision, je veux le sentir.» Et, en effet, qui nous enlèverait la sensation du mal, nous priverait du même coup du sentiment de la volupté; ce serait en somme l'anéantissement de l'homme: «Cette indifférence ne s'acquiert pas sans une grande fermeté de l'esprit et un anéantissement du corps (Cicéron).» Le mal et le bien nous viennent tour à tour; la douleur ne nous poursuit pas sans cesse, et nous ne courons pas sans cesse après la volupté.

La science nous renvoie souvent à l'ignorance pour nous adoucir les maux présents.—C'est un très grand avantage à l'honneur de l'ignorance, que la science elle-même nous rejette dans ses bras, quand elle devient impuissante à nous endurcir contre nos maux devenus plus intenses; que celle-ci soit contrainte d'entrer en composition, de nous lâcher la bride, de nous laisser la latitude de nous réfugier au sein de sa rivale pour y chercher un abri contre les coups et les injures de la fortune. Ce n'est pas autre chose en effet que nous dit la science, quand elle nous prêche de dégager notre pensée des maux que nous endurons et de la reporter vers les voluptés qui ne sont plus; de nous consoler des maux présents par le souvenir des biens passés; d'appeler à notre secours les satisfactions que nous avons éprouvées jadis, pour les opposer à ce qui nous oppresse aujourd'hui: «Épicure dit qu'il faut faire diversion aux pensées tristes, en se reportant aux pensées riantes (Cicéron).» Manquant de force, la science a recours à la ruse; elle cherche par la souplesse et en usant des jambes, à remédier à la vigueur et à l'action des bras qui lui font défaut. Mais rappeler les douceurs des vins de la Grèce, non pas seulement à un philosophe, mais simplement à un homme de sens rassis aux prises avec un accès de fièvre chaude qui altère son entendement, c'est là vraiment un singulier remède, plutôt capable d'empirer son état: «Le souvenir du bien passé double le mal présent (Le Tasse).»

La philosophie agit de même, lorsqu'elle nous incite à l'oubli des maux passés.—Cet autre conseil que donne la philosophie est de même nature: «Il ne faut conserver que la mémoire du bonheur dont nous avons joui, et effacer le souvenir des chagrins dont nous avons souffert»; comme s'il était en notre pouvoir d'oublier! Un tel conseil, encore une fois, ne peut que diminuer en nous notre force de résistance: «Doux est le souvenir des maux passés (Euripide).»—Comment la philosophie, qui doit nous fournir des armes pour combattre la fortune, qui doit fortifier mon courage pour me mettre à même de fouler aux pieds toutes les adversités humaines, peut-elle en venir à ce degré d'impuissance qu'elle admette que nous ayons recours à des échappatoires telles que ces détours pusillanimes et ridicules? Ce qui nous revient à la mémoire, ce n'est pas ce que nous voudrions, c'est ce qui lui plaît. Bien plus, il n'est rien qui imprime aussi profondément quelque chose dans notre souvenir, comme le désir que nous avons de l'oublier; c'est un bon moyen de le conserver, de le graver dans notre âme, que de la convier à n'en pas garder trace. Il est faux de prétendre qu'«il dépend de nous d'ensevelir pour jamais dans l'oubli nos malheurs passés et de ne nous rappeler que ce qui nous est arrivé d'heureux (Euripide reproduit par Cicéron)»; tandis qu'il est exact de dire: «Je me souviens des choses que je voudrais oublier et oublie celles dont je ne voudrais pas perdre le souvenir (Euripide).» Et de qui est ce conseil d'ensevelir nos malheurs dans un éternel oubli? de celui «qui seul entre tous a osé se dire sage (Cicéron)»; «qui, supérieur au genre humain par son génie, a effacé tous les hommes, comme le soleil, en se levant, éteint les étoiles (Lucrèce)». Vider et démunir sa mémoire, n'est-ce pas le véritable chemin qui mène le plus directement à l'ignorance?—«L'ignorance qui admet tout sans discussion, est un remède à nos maux (Sénèque).» Plusieurs philosophes ont émis des aphorismes semblables, par lesquels ils nous permettent de nous contenter, comme le commun des mortels, d'apparences frivoles, dans le cas où, avec tous ses arguments plus ou moins probants, la raison ne peut plus rien, pourvu que nous y trouvions satisfaction et consolation; ne pouvant guérir la plaie, ils se contentent de l'endormir et de la calmer momentanément. Je crois que personne ne peut nier qu'il accepterait, même au prix d'un jugement affaibli ou malade, de mener une existence agréable et tranquille dont l'ordre et la constance lui seraient garantis: «Je commencerais par boire et par répandre des fleurs, quitte à passer pour fou (Horace).»—Il se trouverait assurément bien des philosophes de l'avis de Lycas. Ce Lycas, au demeurant, de mœurs très régulières, vivait doucement et paisiblement dans sa famille, ne manquant en rien à ses devoirs à l'égard des siens et des étrangers, sachant très bien éviter ce qui pouvait lui être préjudiciable. Par quelque altération de son bon sens, il s'était mis dans la cervelle une idée fixe, s'imaginant être toujours dans les théâtres, assistant à des passe-temps, à des spectacles, aux plus belles comédies qui fussent au monde. Les médecins l'ayant guéri de cette manie, peu s'en fallut qu'il ne leur fît un procès, pour qu'ils lui rendent les douceurs qu'il goûtait ainsi en imagination: «Ah! mes amis, qu'avez-vous fait! En me sauvant, vous m'avez tué; car c'est m'enlever toute volupté, que de m'arracher à l'erreur qui faisait le charme de ma vie (Horace).»—Thrasylas, fils de Pythodore, était atteint d'une manie analogue: il se figurait que tous les navires qui relâchaient dans le port du Pyrée et y abordaient, travaillaient pour son compte. Il se réjouissait de ce qu'ils avaient fait une bonne traversée et accueillait leur arrivée avec joie. Son frère Criton l'ayant fait remettre dans son bon sens, il regrettait son état passé dans lequel il avait vécu heureux, exempt de tout chagrin. C'est ce que rend ce vers d'un auteur grec de l'antiquité: «Il y a grand avantage à n'être pas trop avisé (Sophocle).» L'Ecclésiaste exprime la même pensée: «Beaucoup de sagesse est la source de beaucoup de déplaisir; qui acquiert la science, acquiert en même temps et travail et tourment.»

En nous concédant le droit de mettre fin à notre vie, lorsqu'elle nous est devenue insupportable, la philosophie témoigne encore davantage de son impuissance.—La philosophie admet assez généralement comme remède extrême aux difficultés de tous genres auxquelles nous ne pouvons échapper, que nous mettions fin à notre vie, quand nous ne pouvons les endurer: «La vie te plaît-elle, supporte-la. En es-tu rassasié, sors en comme tu voudras (Sénèque).»—«La douleur te pique-t-elle, ou même te déchire-t-elle? si tu es nu, tends la gorge; mais si tu es couvert des armes de Vulcain, c'est-à-dire si tu es fort, résiste (Cicéron).» Et ce dicton: «Qu'il boive ou qu'il s'en aille (Cicéron)», que les Grecs décochaient aux convives d'un festin et dont on fit application aux situations critiques par le changement de prononciation du B en V (Vivat au lieu de Bibat: qu'il vive, au lieu de: qu'il boive), transformation plus naturelle assurément dans la bouche d'un Gascon que dans la langue de Cicéron, qu'est-ce que cela de la part de la philosophie, sinon la confession de son impuissance? Pour se mettre à couvert, non seulement elle a recours à l'ignorance, mais même à la stupidité humaine et préconise l'abandon de tout sentiment et même de l'existence: «Si tu ne sais pas user de la vie, cède la place à ceux qui le savent. Tu as assez joué, tu as assez mangé, assez bu; il est temps de faire retraite, car tu pourrais t'enivrer et devenir la risée des jeunes gens, chez lesquels cette débauche est plus excusable que chez un homme de ton âge (Horace).»—«Démocrite, voyant que les ans avaient affaibli ses facultés, se donna volontairement la mort (Lucrèce).»—Antisthène exprime la même idée: «Il faut faire provision de sens pour comprendre, ou se munir d'un licol pour se pendre.»—Chrysippe fait tenir au poète Tyrtée un propos analogue: «Il nous faut arriver à la vertu ou à la mort.»—Cratès disait également: «L'amour se guérit comme la faim, ou encore avec le temps; ceux auxquels ni l'un ni l'autre de ces deux moyens ne peuvent donner satisfaction n'ont qu'à se mettre la corde au cou.»—Sextius, dont Sénèque et Plutarque parlent avec tant de considération, avait tout abandonné pour se livrer à l'étude de la philosophie. Ses études ne progressant que lentement et se prolongeant, il décida de se précipiter dans la mer: ne pouvant atteindre à la science, il se donnait la mort.—Voici les termes mêmes de la loi que les Stoïciens posaient à ce sujet: «Si d'aventure survient quelque disgrâce à laquelle on ne peut apporter remède, le port est proche; l'on peut se sauver à la nage en abandonnant son corps, comme d'une barque qui fait eau. C'est la peur de mourir et non le désir de vivre, qui fait que le fou est attaché à son corps.»

La simplicité et l'ignorance sont des conditions de vie heureuse.—La simplicité dans l'existence la rend plus agréable, et aussi plus innocente et meilleure, ainsi que je l'ai dit plus haut. Les simples et les ignorants, dit saint Paul, s'élèvent et gagnent le ciel; nous, avec tout notre savoir, nous nous effondrons dans les abîmes infernaux.—Je ne rappellerai ni Valens, ennemi déclaré des sciences et des lettres, ni Licinius, ces deux empereurs romains qui les tenaient pour le poison et la peste de tout état politique; ni Mahomet qui, ai-je entendu dire, interdit la science à l'homme; mais j'invoquerai l'exemple de Lycurgue. L'autorité de ce grand législateur doit être d'un grand poids, comme aussi cette législation divine qui a droit à tous nos respects, qu'il avait donnée à Lacédémone, et qui, si grande et si admirable, y fit régner si longtemps la vertu et le bonheur, sans qu'y fussent admises la connaissance et la pratique des lettres.—Ceux de retour de ce monde nouveau, que les Espagnols ont découvert au temps de la génération qui nous a précédés, peuvent témoigner combien ces nations qui n'ont ni lois, ni magistrats, vivent mieux gouvernés et ordonnés que nous chez qui les fonctionnaires sont en plus grand nombre que ceux qui ne le sont pas, et où les lois outrepassent en nombre celui des actes à juger: «Ils ont les poches et les mains pleines d'ajournements, de requêtes, d'informations, de lettres de procuration et aussi de liasses de gloses, de consultations et de procédures. Avec de telles gens, les malheureux ne sont jamais en sûreté dans une ville; ils sont assiégés par derrière, par devant, de tous côtés, par une foule de notaires, de procureurs et d'avocats (Arioste).»

Un sénateur romain des derniers siècles de l'empire exprimait cette même idée: «Nos prédécesseurs disait-il, exhalaient une forte odeur d'ail, mais avaient l'estomac parfumé par une bonne conscience, tandis qu'à notre époque, les gens répandent une agréable senteur, mais à l'intérieur c'est une odeur nauséabonde produite par la fermentation de tous les vices»; autrement dit, suivant ma manière de voir, avec beaucoup de savoir et de capacité, ils manquaient totalement de conscience dans leur conduite.—Le manque d'éducation, l'ignorance, la simplicité d'esprit, la rudesse accompagnent d'ordinaire l'innocence; la curiosité, la subtilité, le savoir traînent la malice à leur suite; l'humilité, la crainte, l'obéissance, la bonté poussée jusqu'à la faiblesse, qui sont les bases essentielles sur lesquelles repose la conservation de la société humaine, sont le propre d'une âme vide, docile, présumant peu d'elle-même.

Funestes effets de la curiosité et de l'orgueil.—Les chrétiens savent mieux que personne combien la curiosité est un mal naturel et originel chez l'homme. Son désir de croître en sagesse et en savoir fut la cause première de la ruine du genre humain; c'est là ce qui l'a précipité vers la damnation éternelle: l'orgueil l'a perdu et corrompu. C'est l'orgueil qui jette l'homme hors des voies communes, qui lui fait embrasser les nouveautés, préférer être le chef d'une troupe errante et dévoyée dans un sentier de perdition, être professeur enseignant l'erreur et le mensonge, plutôt que disciple dans une école où s'enseigne la vérité et marcher, sous la direction d'autrui, sur la grande route bien entretenue et qui mène droit au but; c'est peut-être ce que rend cette ancienne maxime grecque: «La superstition suit l'orgueil et lui obéit comme à son père.» O présomption, combien tu nous es nuisible!

A quoi Socrate a dû le nom de sage.—Lorsque Socrate fut avisé que le dieu de la Sagesse lui avait attribué la qualification de sage, il en fut étonné. Se sondant, s'examinant, il ne trouvait rien qui pût motiver cette déclaration de la divinité, parce qu'il connaissait nombre de justes, de tempérants, de vaillants, de savants au même degré que lui, plus éloquents, plus beaux, plus utiles à leur pays. Il finit par conclure que ce qui pouvait le distinguer des autres et faire qu'il fût un sage, c'est que lui-même ne se considérait pas comme tel; que son dieu devait tenir comme une bien singulière bêtise de la part de l'homme, l'opinion que celui-ci se fait de sa science et de sa sagesse; et que la meilleure doctrine qu'il peut avoir est l'ignorance, comme la simplicité d'âme est sa meilleure sagesse. Nos livres saints déclarent bien misérables ceux qui ont pour eux-mêmes trop d'estime: «Tu n'es que boue et cendre, y lisons-nous, y a-t-il vraiment là de quoi te glorifier?» Et cet autre passage: «Dieu a fait l'homme semblable à une ombre»; qu'en peut-on voir, quand, la lumière s'éloignant, l'ombre s'évanouit? De fait, nous ne sommes rien.

Les recherches sur la nature divine sont condamnables.—Il s'en faut de tant que nous puissions atteindre les hauteurs où plane la divinité, que les œuvres du Créateur qui tiennent le plus de lui, qui portent le mieux son empreinte, sont celles que nous comprenons le moins. Se trouver en présence d'une chose incroyable, est pour le chrétien une occasion de croire; cette chose est d'autant plus rationnelle, qu'elle échappe davantage à la raison humaine; si celle-ci pouvait la comprendre, ce ne serait plus un miracle; si elle avait son similaire, elle ne serait pas unique. «On connaît mieux Dieu, en ne cherchant pas à le comprendre,» dit saint Augustin. «Il est plus saint et plus respectueux de croire que d'approfondir ce que font les dieux,» dit Tacite. Platon, lui aussi, estime que c'est en quelque sorte une impiété que de s'enquérir trop curieusement de Dieu, du monde et des causes premières des choses. Enfin, nous lisons dans Cicéron: «Il est difficile de connaître l'auteur de cet univers; et, si on parvient à le découvrir, il est impossible de le faire comprendre au vulgaire.»—Dieu est puissance, vérité et justice, disons-nous; ces mots éveillent une idée de grandeur, mais ce qu'ils représentent exactement, nous ne le voyons pas, nous ne le concevons pas. Nous disons que Dieu éprouve de la crainte, qu'il est courroucé, qu'il aime, «exprimant des choses divines en des termes humains (Lucrèce)»; ce sont là des agitations, des émotions dont nous sommes susceptibles, mais qui ne peuvent se produire en Dieu comme nous les éprouvons, pas plus que nous ne sommes capables de comprendre la façon dont il les ressent. Dieu seul a possibilité de se connaître et d'expliquer ses actes, qui ne peuvent se traduire qu'improprement en notre langage, dont il use cependant pour s'abaisser et descendre jusqu'à nous qui gisons à terre. Comment la prudence, qui est l'intermédiaire entre le bien et le mal, pourrait-elle être son fait à lui, qu'aucun mal ne peut atteindre? Qu'a-t-il à faire de la raison et de l'intelligence qui, de choses qui nous échappent en partie, nous permettent de déduire des choses nettement définies, lui pour qui il n'y a rien d'obscur? La justice, qui a pour but d'attribuer à chacun ce qui lui appartient, est une conséquence de ce que les hommes vivent en société, où tout est pêle-mêle; elle ne saurait par suite entrer dans les attributs de Dieu. La tempérance consiste dans la modération apportée dans la jouissance de nos voluptés corporelles, quel rapport peut-elle avoir avec la divinité? Le courage que nous apportons à supporter la douleur, le travail, les dangers n'est pas davantage son fait, parce que ces trois choses lui sont absolument étrangères. Ce sont ces mêmes considérations qui font qu'Aristote tient Dieu pour exempt de vices et de vertus: «Il n'est susceptible ni d'amour, ni de haine, parce que tout ce qui est tel, est le propre d'êtres faibles (Cicéron).»

Ce que nous possédons de la vérité, ce n'est pas avec nos propres forces que nous y sommes arrivés.—Ce que nous pouvons concevoir de la Vérité, quoi que ce soit que nous en connaissions, ce n'est pas par nous-mêmes que nous y sommes arrivés; cela, Dieu nous l'a bien montré en allant faire choix, dans le bas peuple, de gens simples et ignorants pour nous instruire de ses admirables secrets. Notre foi, ce n'est pas nous qui l'avons acquise; c'est un présent que nous devons uniquement à la libéralité d'autrui. Ce n'est pas par notre raisonnement, par notre intelligence, que nous avons été amenés à notre religion; c'est par le fait d'une autorité en dehors de nous, qui l'a ainsi voulu. La faiblesse de notre jugement a fait en cela plus que sa force, notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C'est grâce à notre ignorance plus qu'à notre savoir, que nous sommes arrivés à la connaissance des vérités divines. Il n'est pas étonnant du reste que nos moyens, qui sont ceux que nous tenons de la nature et qui ne s'appliquent qu'aux choses de la terre, ne puissent arriver à la conception de choses surnaturelles et célestes. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous y prêter, en y apportant obéissance et soumission, car il est écrit: «Je détruirai la sagesse des sages, j'abattrai la prudence des prudents.» Où est le sage, où est celui qui, en ce siècle, a écrit ou discuté sur ces questions? Dieu a bien réellement abêti la sagesse humaine, puisque par elle le monde n'ayant pu arriver à la connaissance de Dieu, il lui a plu pour sauver les croyants de recourir à la prédication de gens simples et ignorants.

A la fin de leur vie, les plus savants philosophes se sont aperçus qu'ils n'avaient rien appris.—Examinons donc si, finalement, il est au pouvoir de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette recherche à laquelle il s'est livré pendant tant de siècles l'a enrichi de quelque force nouvelle et de quelque vérité solide; je crois qu'on reconnaîtra, si l'on parle en conscience, que tout ce qu'il a retiré d'une si longue poursuite, est d'avoir appris à constater son impuissance. Par cette longue étude, l'ignorance qui de par notre nature est en nous, s'est confirmée et a été démontrée. Il est advenu aux vrais savants ce qui advient aux épis de blé, lesquels vont s'élevant, dressant fièrement leur tête, tant qu'ils sont vides, et qui, lorsqu'ils sont pleins, que les grains grossissent et viennent à maturité, s'inclinent et baissent la tête par humilité; de même, ces hommes après avoir tout essayé, tout sondé et, dans cet amas de science, dans cette masse si considérable de choses si diverses, n'avoir rien trouvé de solide et de ferme, rien si ce n'est la vanité, ont renoncé à leurs présomptions et reconnu le peu qu'ils sont en réalité. C'est ce que Velleius impute à Cotta et à Cicéron, «d'avoir appris de Philon qu'ils n'ont rien appris».—Phérécide, l'un des sept sages de la Grèce, aux approches de la mort, écrivait à Thalès: «J'ai prescrit à mon entourage, après qu'il m'aura enterré, de te porter mes écrits. S'ils te contentent, toi et les autres sages, publie-les; sinon, anéantis-les. Ils ne contiennent aucune certitude qui me satisfasse moi-même; aussi je ne prétends point connaître la vérité, ni même y atteindre, j'entrevois les choses plus que je ne les pénètre.»—Socrate, l'homme le plus sage qui fut jamais, répondit, quand on lui demanda ce qu'il savait, qu«'il était une chose qu'il savait bien, c'est qu'il ne savait rien». Sa réponse confirme ce qui se dit couramment, que, si étendu que soit ce que nous savons, c'est peu de chose à côté de ce que nous ignorons; autrement dit, que cela même que nous estimons savoir n'est qu'une parcelle bien faible de notre ignorance.

Nous connaissons les choses, dit Platon, telles qu'elles nous apparaîtraient en songe, et nous les ignorons dans leur vérité. «Presque tous les anciens ont dit que nous ne pouvons rien connaître, rien comprendre, rien savoir, parce que nos sens sont bornés, notre intelligence trop faible et la vie trop courte (Cicéron).» Cicéron lui-même, qui cependant tire toute sa valeur de son savoir, commençait sur sa vieillesse, au dire de Valère Maxime, à tenir les lettres en petite estime. Dans le temps qu'il s'y adonnait, c'était sans parti pris pour aucune opinion, inclinant tantôt vers une secte, tantôt vers une autre, suivant ce qui lui semblait le plus probable, ne se départissant jamais du doute qui est le fonds de la doctrine de l'Académie: «Je vais parler, mais sans rien affirmer; je chercherai toutes choses, doutant le plus souvent et me défiant de moi-même (Cicéron).»

Examinons jusqu'à quel degré de connaissances ont pu parvenir les plus grands génies.—J'aurais trop beau jeu à considérer l'homme dans son ensemble et dans ce qu'il est le plus ordinairement; et cependant si j'en agissais ainsi, je ne ferais que l'imiter, lui qui juge de la vérité, non d'après la valeur des témoignages, mais d'après leur nombre. Laissons là le peuple, «qui dort lorsqu'il veille, qui est presque mort quoiqu'il vive et ait les yeux ouverts (Lucrèce)», qui ne se sent pas, ne se juge pas, et laisse oisives la plupart de ses facultés naturelles; prenons ce que l'humanité offre de mieux.—Étudions-le dans ce petit nombre d'hommes excellents, triés avec soin, qui, naturellement doués d'une force d'âme particulièrement belle, l'ont de plus trempée, affinée soigneusement par l'étude, par l'art, s'élevant aussi haut que la sagesse humaine s'y prête. Ces gens ont travaillé leur âme de toutes façons, sous toutes ses faces, la préparant à tout; puisant à toutes les sources étrangères susceptibles de lui venir en aide, tout ce qu'elle pouvait s'assimiler; l'enrichissant, l'ornant de tout ce qui peut s'emprunter et concourir à sa commodité, tant vis-à-vis d'elle-même que vis-à-vis d'autrui. En eux, la nature humaine atteint son plus haut degré de perfection: ils ont doté le monde de lois et d'institutions, y ont développé les arts et les sciences, et lui ont donné pour se conduire l'exemple de mœurs admirables; ce sont ceux-là seuls dont j'invoquerai le témoignage et l'expérience. Voyons jusqu'où ils sont allés, et ce à quoi ils s'en sont tenus; les maladies et les défauts que nous relèverons dans cette élite, nous pourrons tous hardiment avouer en être atteints.

Il y a trois manières en général de philosopher.—Quiconque cherche quelque chose, en vient à déclarer: ou qu'il l'a trouvée, ou qu'elle ne peut se découvrir, ou qu'il continue ses recherches. Toute la philosophie tend à l'une de ces trois conclusions; son but est de rechercher la vérité, de la pénétrer et de s'en convaincre. Les Péripatéticiens, les Épicuriens, les Stoïciens et autres, estiment l'avoir trouvée; ils ont établi quelles connaissances nous possédons et les tiennent comme des données offrant toute garantie de certitude.—Clitomaque, Carnéade et les Académiciens en général, désespèrent de voir aboutir les recherches auxquelles ils se sont livrés, et jugent que l'imperfection de nos moyens d'investigation ne le permettent pas; d'où ils concluent à la faiblesse et à l'ignorance de l'homme. Leur doctrine a été très répandue, elle compte parmi ses adeptes, les plus nobles esprits.—Pyrrhon et les autres Sceptiques ou Épéchistes, dont les dogmes, disent quelques auteurs anciens, sont tirés d'Homère, des sept sapes, d'Archiloque, d'Euripide, école à laquelle se rattachent Zénon, Démocrite, Xénophane, envisagent que la vérité est encore à trouver. Ils estiment que ceux qui croient la tenir sont dans la plus profonde erreur, et que ceux-là mêmes qui affirment que les forces humaines ne sont pas capables d'y atteindre, sont, bien qu'à un degré moindre, encore trop hardis dans leur assertion, parce qu'établir dans quelle mesure nous pouvons connaître et juger de la difficulté des choses, est une science si élevée, dépassant tellement toute autre, qu'ils doutent que l'homme soit à même de la posséder: «Quiconque pense qu'on ne peut rien savoir, ne sait même pas si l'on sait quelque chose qui permette d'affirmer qu'on ne sait rien (Lucrèce).»

L'ignorance qui se connaît, se juge et se condamne, n'est pas l'ignorance absolue, il faudrait pour cela qu'elle s'ignorât; ce n'est donc pas d'ignorance, mais d'hésitation que les Pyrrhoniens font profession; ils doutent, s'enquièrent, n'assurent rien et ne répondent de rien. L'âme conçoit, désire et admet; de ces trois impressions, ils éprouvent les deux premières et cherchent à échapper à la dernière, demeurant dans l'ambiguïté sans incliner ni approuver, si peu que ce soit, dans un sens ou dans un autre. Ces trois facultés de l'âme, Zénon les traduisait par gestes: la main étendue et ouverte figurait l'apparence sous laquelle les choses se présentent; ouverte à moitié, les doigts un peu repliés, signifiait le consentement, le désir que nous avons de les approfondir; le poing fermé, la compréhension que nous en acquérons; la main gauche saisissant le poing ainsi fermé et l'étreignant, c'était la science qui les met en notre pouvoir.

État d'esprit et doctrine des Pyrrhoniens.—Avec une semblable disposition d'esprit, un jugement dont ils sont toujours maîtres, que rien ne fait fléchir, qui écarte tout ce qui lui est soumis comme inapplicable et inadmissible, les philosophes de cette école en arrivent à leur ataraxie: à cette impassibilité qui les caractérise et est la condition d'une vie paisible, calme, exempte des agitations que nous causent le sentiment et la connaissance que nous pouvons avoir des choses et donnent naissance à la crainte, à l'avarice, à l'envie, aux désirs immodérés, à l'ambition, à l'orgueil, à la superstition, à l'amour de la nouveauté, à la rébellion, à la désobéissance, à l'opiniâtreté et à la plupart des maux auxquels notre corps est exposé.

Ce procédé les dispense même d'être intransigeants sur ce qui est la base de leur doctrine, qu'ils ne défendent que mollement; ils ne redoutent pas de revenir sur ce qui a déjà été discuté; s'ils soutiennent que la pesanteur tend à attirer les corps en bas, ils seraient bien au regret qu'on les crût sur parole; ils ne demandent qu'à être contredits pour faire naître le doute et surseoir au jugement qu'on peut porter, ce qui est le but qu'ils se proposent. Ils n'émettent de proposition que pour les opposer à celles qu'ils supposent être dans l'idée de leurs adversaires. Si vous adoptez leur manière de voir, ils soutiendront volontiers, eux aussi, la thèse contraire; pour eux, c'est tout un, ils n'ont pas de préférence. Posez que la neige est noire, ils s'attacheront à prouver que non, qu'elle est blanche; dites qu'elle n'est ni l'une ni l'autre, ils se mettront à démontrer qu'elle est l'une et l'autre; si vous arrivez à conclure que vous ne savez pas au juste ce qui en est, ils s'évertueront à établir que vous le savez fort bien; et, lors même que, par le raisonnement, vous établiriez d'une manière évidente que vous doutez de ce qui peut en être, ils discuteront pour vous prouver que le doute n'existe pas en vous ou que vous ne sauriez prouver que ce doute est fondé et subsiste réellement.

Toutes les opinions, d'après eux, étant contestables, il n'y a pas de raison pour adopter plutôt l'une que l'autre.—En concluant ainsi au doute, qui lui-même est sans consistance, les Pyrrhoniens se donnent la possibilité d'être de plusieurs opinions et de se diviser sur les questions qu'ils traitent, sur celles en particulier où ils ont déjà établi de plusieurs façons qu'il y a doute et ignorance. Pourquoi ne leur serait-il pas permis de douter, disent-ils, alors qu'il est admis chez les philosophes dogmatistes que l'un peut dire vert et l'autre jaune? Y a-t-il quelque chose qu'on puisse vous proposer de reconnaître ou de réprouver et qu'il ne soit pas loisible de considérer comme présentant de l'ambiguïté? Et tandis que, soit par suite des coutumes de leur pays, soit par suite de leur éducation de famille, soit par hasard, les autres peuvent, comme emportés par la tempête, sans y avoir réfléchi et sans avoir eu à choisir, souvent même avant d'avoir l'âge de raison, se trouver portés vers telle ou telle opinion, vers la secte des Stoïciens ou celle des Épicuriens, et y sont dès lors inféodés, asservis pour ainsi dire, comme dans un étau d'où ils ne peuvent se dégager: «attachés à n'importe quelle doctrine, comme à un rocher sur lequel la tempête les aurait jetés (Cicéron)», pourquoi ne leur concéderait-on pas, à eux aussi, de conserver leur liberté d'appréciation et la possibilité de considérer toutes choses sans qu'il leur soit imposé d'obligation qui les entrave dans le jugement qu'ils en portent: «d'autant plus libres et indépendants qu'ils ont une pleine puissance de juger (Cicéron)»? N'y a-t-il pas avantage à être dégagé des nécessités qui contiennent les autres? Ne vaut-il pas mieux demeurer en suspens, que de s'embarrasser en tant d'erreurs, produit de l'imagination humaine! N'est-il pas préférable de réserver sa conviction, que de se mêler à ces discussions séditieuses et querelleuses! Qu'irai-je choisir? «Ce qu'il vous plaira, pourvu que vous fassiez un choix.» C'est là une bien sotte réponse, c'est pourtant celle à laquelle aboutit le dogmatisme, qui ne nous permet pas d'ignorer ce que nous ignorons.—Adoptez le parti incontestablement le meilleur, il ne sera jamais si sûr, qu'il ne vous faille, pour le défendre, attaquer et combattre cent et cent partis contraires; ne vaut-il pas mieux se tenir hors de la mêlée? Il vous est permis d'épouser la croyance d'Aristote sur l'éternité de l'âme, de la faire vôtre au même degré que votre honneur et votre vie; vous pouvez discuter Platon et le contredire sur ce point, et il leur serait interdit d'en douter! Il est loisible à Panétius de suspendre son jugement en ce qui touche la connaissance de l'avenir tirée de l'examen de victimes immolées par le sacrificateur, de l'interprétation des songes, des oracles et de toutes les autres pratiques semblables auxquelles croient les Stoïciens; pourquoi un sage ne pourrait-il en toutes choses oser ce que Panétius ose sur ces points admis par ses maîtres, qui ont reçu l'assentiment général de l'école à laquelle il appartient et où il enseigne? Quand c'est un enfant qui porte un jugement, il parle de ce qu'il ne sait pas; quand c'est un savant, il obéit à ses préoccupations.

Ces philosophes qui doutent de tout se sont ménagé un merveilleux avantage pour les luttes dans lesquelles ils peuvent se trouver engagés, en renonçant à parer les coups que leur portent leurs adversaires; peu leur importent ceux qu'ils reçoivent, pourvu qu'ils frappent. Tout leur est bon: s'ils ont le dessus, vos arguments sont sans valeur; si c'est vous qui l'emportez, ce sont les leurs qui sont en défaut;—s'ils font erreur, cela démontre que l'ignorance existe; si c'est vous qui vous trompez, c'est vous qui fournissez la preuve de son existence;—s'ils arrivent à prouver que rien n'est sûr: c'est bien, ils satisfont à la thèse qu'ils défendent; s'ils n'y parviennent pas: c'est encore bien, de ce fait même, elle n'en reçoit pas moins confirmation; «de la sorte, trouvant sur un même sujet des raisons égales pour et contre, il leur est facile dans un sens ou dans l'autre de suspendre leur jugement (Cicéron)». Ils estiment qu'il est beaucoup plus aisé d'établir les raisons qui font qu'une chose est fausse, que celles prouvant qu'elle est vraie; ce qui n'est pas, que ce qui est; ce qu'ils ne croient pas, que ce qu'ils croient. Leurs tours de phrase habituels sont: «Je ne prétends pas avoir établi que»;—«Il n'y a pas de raison pour qu'il en soit plutôt ainsi qu'autrement», ou «pour éliminer l'un plutôt que l'autre»;—«Je ne saisis pas»;—«Les apparences sont égales de part et d'autre»;—«Il n'y a pas lieu de parler plutôt pour que contre»;—«Rien ne semble vrai, qui ne puisse paraître faux». Leur mot sacramentel est: «J'hésite», c'est-à-dire «J'argumente, mais m'en tiens là et ne me prononce pas»; ces phrases de parti pris et autres analogues, sont leur continuel refrain. Cela a pour effet qu'éludant nettement et de la façon la plus absolue, l'obligation de se prononcer, de propos délibéré, ils ajournent tout jugement; ils ne font usage de leur raison que pour rechercher des points de discussion et discuter, jamais pour opter et prendre une décision. Qu'on se figure un continuel aveu d'ignorance, un jugement toujours indécis et sans idées propres sur quelque sujet que ce soit, telle est l'école de Pyrrhon. Si je cherche à peindre de mon mieux cet état d'esprit, c'est que beaucoup ne s'en rendent que difficilement compte, et que ceux mêmes qui ont écrit sur ce sujet, l'ont exposé un peu obscurément et de façons diverses.

Dans la vie ordinaire ils agissent comme tout le monde, se soumettant aux lois et aux usages établis.—Dans le courant ordinaire de la vie, ces philosophes agissent comme tout le monde; ils se prêtent à la satisfaction des penchants naturels, à l'impulsion et à la contrainte qu'exercent les passions, aux obligations imposées par les lois et les coutumes, aux traditions d'après lesquelles les arts s'exercent: «car Dieu n'a pas voulu que nous pénétrions le sens des choses; il nous en permet seulement l'usage (Cicéron)». Ils y subordonnent leurs actions dans la vie commune, sans marquer à cet égard leurs préférences, ni émettre de jugement, ce qui ne cadre guère avec ce qu'on dit de Pyrrhon, quand on le représente stupide et ne tenant compte de rien, immobile, farouche et insociable dans ses relations, allant droit devant lui au risque de se heurter aux charrettes ou de donner dans les précipices, refusant de se soumettre aux lois établies. Le dépeindre tel, c'est exagérer sa règle de conduite: il n'a voulu être ni une pierre, ni une souche; il a voulu être un homme vivant, discourant, raisonnant, jouissant de tous les plaisirs et commodités que la nature met à notre disposition, usant de toutes ses facultés physiques et intellectuelles, honnêtement et dans la mesure où cela est licite. Ce à quoi il a de bonne foi renoncé et qu'il a abandonné, c'est le droit fantastique, imaginaire et faux que l'homme s'est arrogé d'établir, d'ordonner et de régenter * la vérité.—Du reste, il n'y a pas de secte qui ne soit contrainte de permettre au sage, afin de pouvoir vivre, de subir nombre de choses qu'il ne comprend pas, qu'il ne saisit pas, qui échappent à sa volonté. Si, par exemple, il entreprend un voyage par mer, il mettra son dessein à exécution, sans être certain de l'utilité qu'il en retirera; il s'efforcera de faire que le vaisseau soit bon, le pilote expérimenté, la saison favorable, mais ce ne sont là que des garanties de probabilité, et il devra s'y abandonner, se confiant à des apparences, à moins qu'elles ne soient absolument contraires. Il a un corps, il a une âme, les sens le poussent, l'esprit l'agite. Bien qu'il ne se sente pas cette compétence spéciale qui permet de porter un jugement, et qu'il reconnaisse qu'il ne saurait se prononcer en toute assurance, parce qu'en chaque chose il peut y avoir du faux autant qu'il lui semble y avoir du vrai, il ne laisse pas néanmoins de conduire sa vie dans les conditions les plus larges et les plus commodes.—Combien d'arts reposent sur des conjectures plus que sur la science; combien où la question du vrai et du faux importe peu et où ce qui semble être est la seule règle! Le vrai et le faux existent, disent-ils, et nous avons en nous les moyens de nous livrer à leur recherche, mais ne sommes pas à même de vérifier la valeur de ce que nous trouvons. Il vaut beaucoup mieux pour nous, ne pas nous livrer à de vaines recherches et nous en remettre simplement à l'ordre établi en ce monde. Une âme exempte de préjugés est un avantage précieux pour notre tranquillité. Les gens qui jugent et contrôlent leurs juges, ne se soumettent jamais avec une entière conviction.

Les esprits simples et peu curieux sont plus faciles à gouverner que tous autres.—Combien plus dociles aux lois de la religion comme à celles de la politique et plus faciles à conduire sont les esprits simples et qui ne sont pas curieux, comparés à ceux qui scrutent et dogmatisent les choses divines et humaines! Rien de ce qui touche l'homme ne présente une plus incontestable utilité, que cette simplicité. En cette disposition, il apparaît nu et vide, conscient de sa faiblesse naturelle, mais susceptible cependant de recevoir d'en haut, dans une certaine mesure, la force qui lui fait défaut; étranger à toutes connaissances humaines, il est par là d'autant plus préparé à ce que la science divine élise domicile en lui; il fait abstraction de son propre jugement, pour faire plus large place à la foi; il croit et n'introduit aucun dogme contraire aux lois et à ce qui est d'observance générale; humble, obéissant, discipliné, studieux, ennemi juré de l'hérésie, il est par suite exempt de ces vaines opinions contraires à la religion, introduites par les sectes dissidentes; c'est une page blanche, prête à recevoir tout ce qu'il plaira à Dieu d'y tracer. Nous valons d'autant plus que nous nous reportons davantage vers Dieu et que, renonçant à nous-mêmes, nous nous remettons plus complètement à lui: «Accepte de bonne grâce, dit l'Ecclésiaste, les choses avec la forme et le goût sous lesquels, au jour le jour, elles se présentent à toi; le reste est en dehors de ce que tu peux arriver à connaître: Dieu sait que les pensées des hommes ne sont que vanité.»

Les dogmatistes prétendent avoir trouvé la vérité; leur assurance ne fait guère que masquer leur doute et leur ignorance.—Donc, sur trois catégories embrassant la généralité des sectes philosophiques, deux font profession expresse de doute et d'ignorance; quant à la troisième, celle des dogmatistes, il est aisé de reconnaître que la plupart ne semblent affirmer que pour se donner meilleure contenance; ils n'ont pas tant en vue de nous amener à quelque certitude, qu'à nous montrer à quel degré ils en sont arrivés, dans cette chasse à la poursuite de la vérité que «les savants supposent, plutôt qu'ils ne la connaissent».—Pour initier Socrate à ce qu'il sait des dieux, du monde et des hommes, Timée lui propose de s'en entretenir d'homme à homme, et de tenir comme suffisantes les raisons qu'il donnera, si elles ont ce même caractère de probabilité qu'on admet pour des questions autres; car pour ce qui est de raisons indiscutables dans toute la force du terme, il n'en peut produire, ni lui, ni tout autre mortel quel qu'il soit. C'est ce qu'un philosophe de cette école exprime ainsi dans un discours de compréhension facile et fort connu sur le mépris de la mort: «Je m'expliquerai comme je pourrai; mais n'allez pas prendre mes paroles pour des oracles, comme si elles sortaient de la bouche d'Apollon pythien; faible mortel, je ne poursuis que le probable (Cicéron).» Ailleurs, ce même philosophe traduit le texte même de Platon: «Si, discourant sur la nature des dieux et l'origine du monde, je m'explique imparfaitement, n'en soyez pas étonnés; rappelez-vous que moi qui vous parle et vous qui m'écoutez, nous sommes des hommes et que vous n'avez rien à me demander de plus que des probabilités (Cicéron).»—Aristote, lui, nous présente d'ordinaire une foule d'opinions et de croyances qu'il met en parallèle avec les siennes, pour nous montrer combien celles-ci outrepassent les autres et combien il approche de plus près de la vraisemblance; mais ce n'est pas sur l'autorité et le témoignage d'autrui que la vérité s'établit. Quant à Épicure, il est à observer que, dans ses écrits, il évite religieusement d'en citer aucun.

Souvent les philosophes affectent d'être obscurs pour ne pas révéler l'inanité de leur science.—Aristote est le prince des dogmatistes et cependant nous apprenons de lui que beaucoup de savoir nous porte à douter plus encore. Souvent on le voit s'entourer de parti pris d'une obscurité épaisse et inextricable, au point qu'on ne peut démêler son avis; c'est là, en fait, du pyrrhonisme sous une forme qui le dissimule. Écoutez la déclaration de Cicéron nous exposant l'idée essentielle de cette école, en nous la donnant comme sienne: «Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensons de chaque chose, sont trop curieux... Ce principe, en philosophe, de disputer de tout sans décider sur rien, établi par Socrate, repris par Arcésilas, affirmé par Carnéade, a fleuri jusqu'à nos jours... Nous sommes de l'école qui dit que le faux est partout mêlé au vrai et lui ressemble si fort qu'il est impossible de les discerner d'une manière certaine.»—Pourquoi non seulement Aristote, mais la plupart des philosophes ont-ils affecté de présenter toutes les questions sous une forme obscure, si ce n'est pour faire ressortir combien elles sont oiseuses, et amuser la curiosité de notre esprit en les lui donnant en pâture, os creux et décharné qu'on lui livre à ronger. Clitomaque affirmait n'être jamais parvenu à savoir, par les écrits de Carnéade, de quelle opinion il était. C'est pour ce motif qu'Épicure a évité dans les siens d'être clair, et que ceux d'Héraclite lui ont valu d'être surnommé «le Ténébreux». Être difficile à comprendre est une monnaie dont usent les savants, comme les prestidigitateurs qui font des tours de passe-passe pour empêcher qu'on aperçoive l'inanité de leur art, ce dont la bêtise humaine se paie aisément: «C'est par l'obscurité de son langage qu'Héraclite s'est attiré la vénération des ignorants; les sots en effet n'estiment et n'admirent que ce qui leur est présenté en termes énigmatiques (Lucrèce).»

Certains ont dédaigné les arts libéraux, même les sciences, prétendant que ces études détournent des devoirs de la vie.—Cicéron reproche à certains de ses amis de consacrer à l'astronomie, au droit, à la dialectique et à la géométrie, plus de temps que ces sciences ne méritent, et, que cela les détourne des devoirs de la vie qui sont et plus honnêtes et plus utiles. Les philosophes cyrénaïques méprisent au même degré la physique et la dialectique. Zénon, au début de ses écrits sur la République, déclare inutiles toutes les branches d'éducation libérale. Chrysippe dit que ce que Platon et Aristote ont écrit sur la logique, ne l'a été de leur part qu'à titre d'exercice et pour se jouer, ne pouvant croire qu'ils se soient appliqués à parler sérieusement d'un sujet aussi creux. Plutarque en dit autant de la métaphysique. Épicure y eût ajouté la rhétorique, la grammaire, la poésie, les mathématiques et toutes les autres sciences en général, la physique excepté, Socrate * lui aussi, les dédaignait toutes, hors celles traitant des mœurs et de la conduite dans la vie. On pouvait s'enquérir de quoi que ce fût auprès de lui, il arrivait toujours à amener son interlocuteur à un retour sur sa vie présente et sa vie passée qu'il examinait et jugeait, estimant tout autre enseignement subordonné à celui-ci et ne venant qu'en surnombre: «J'aime peu les lettres qui n'ont pas servi à rendre vertueux ceux qui les pratiquent (Salluste).» La plupart des sciences ont donc été tenues en peu de considération par ces grands penseurs qui, toutefois, n'ont pas jugé hors de propos d'y exercer leur esprit, alors même qu'ils n'avaient pas à en retirer un profit sérieux.

On ne sait si Platon était dogmatiste ou sceptique; ses opinions ont donné naissance à dix sectes différentes.—Au surplus, les uns tiennent Platon pour un dogmatiste; les autres comme ayant le doute comme principe; il en est qui le qualifient d'une façon dans certains cas, de l'autre dans d'autres. Le personnage qui toujours a la haute main dans ses dialogues, Socrate, pose constamment des questions, pousse à la discussion, mais jamais n'y met fin et ne conclut; sa science, de son propre aveu, est uniquement de présenter des objections. Homère, leur précurseur, a été le point de départ de toutes les sectes philosophiques sans distinction, montrant ainsi combien la manière de voir de chacun lui importait peu. On dit que Platon a donné naissance à dix écoles différentes; à dire vrai, comparée à la sienne, il n'est pas, à mon sens, de doctrine plus indécise et moins affirmative.

Socrate disait que les sages-femmes, en prenant le métier d'aider les autres à engendrer, renoncent pour elles-mêmes à procréer, et qu'il en était de même de lui. Les dieux lui ayant déféré la qualité de sage-homme, il s'était lui aussi, par amour pour l'humanité et la pensée, défait de la faculté d'engendrer, se contentant d'assister ceux qui satisfont à cette loi de nature, et de leur prêter son secours, aidant aux évolutions de l'accouchement, lubrifiant les organes, facilitant la sortie de l'enfant, jugeant de sa conformation, le baptisant, l'élevant, le fortifiant, l'emmaillotant, le circoncisant; mettant ses propres moyens à la disposition d'autrui, en usant pour le préserver du mal et aider à son bien.

On peut en dire autant de la plupart des philosophes anciens de quelque renom.—Il en est ainsi de la plupart des auteurs de cette troisième catégorie, et les anciens en avaient déjà fait la remarque en ce qui touche les écrits d'Anaxagore, Démocrite, Parménide, Xénophane et autres qui, enquérant plus qu'ils ne se prononcent, donnent de parti pris à leur style la forme dubitative, alors même qu'ils l'entremêlent de formes affirmatives. Cela ne se voit-il pas également dans Sénèque et Plutarque qui, en y regardant de près, parlent d'une même chose, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre? ceux qui se donnent la tâche de mettre les jurisconsultes en concordance, doivent tout d'abord mettre chacun d'eux d'accord avec lui-même. La préférence que, dans ses ouvrages philosophiques, Platon donne, à bon escient, à la forme dialoguée, me paraît provenir de ce que par le dialogue, mettant ses idées dans la bouche de plusieurs, il peut plus commodément les exposer dans toute leur diversité et avec toutes les variantes qu'elles comportent. Traiter les questions en envisageant leurs divers aspects est une manière de les traiter tout aussi bien et même mieux qu'en les présentant sous le jour qui leur est favorable; on peut de la sorte en disserter plus longuement et avec plus d'utilité. Prenons-nous nous-mêmes comme exemple: les arrêts de la justice revêtent au plus haut degré un langage affirmatif et décisif; ceux notamment que nos parlements rendent en public, sont éminemment de nature à entretenir chez le peuple le respect qu'il doit à cette magistrature en raison de la capacité de ceux qui la composent. Or, la beauté de ces actes ne résulte pas tant de la décision qu'ils renferment (des décisions, il s'en prend chaque jour, c'est le propre de tout juge), que des débats et de l'examen des arguments contradictoires que la science du droit permet de faire valoir. De même le plus large champ est ouvert aux critiques que portent les philosophes sur leurs opinions réciproques, opinions les plus diverses et les plus contradictoires, dans lesquelles chacun s'empêtre, soit à dessein, pour démontrer combien, sur tout sujet, l'esprit humain est vacillant, soit parce qu'il y est contraint par ignorance lorsque, par sa subtilité, la question échappe à son entendement, ce qu'exprime cette phrase qui revient si souvent: «Sur tout sujet glissant et scabreux, réservons notre jugement.» Euripide dit de même: «La compréhension des œuvres de Dieu, en leurs façons diverses, nous est une cause de nombreux tracas.» C'est la même idée qu'Empédocle, comme en proie à une fureur inspirée par les dieux et forcé de se rendre à la vérité, reproduit souvent dans ses ouvrages: «Non, non; nous ne sentons rien, nous ne voyons rien; tout nous est caché; il n'est pas une chose dont nous puissions établir ce qu'elle est»; ce qui se retrouve aussi dans ce passage de nos textes sacrés: «Les pensées des mortels sont timides, leur prévoyance et leurs inventions sont incertaines (Livre de la Sagesse).»

Le charme que cause la recherche de la vérité explique que tant de gens s'y adonnent.—Il ne faut pas trouver étrange si ces gens, tout en désespérant d'atteindre au but, n'ont pas renoncé au plaisir de poursuivre: l'étude est par elle-même chose agréable; si agréable que, parmi les voluptés qu'interdisent les Stoïciens, figure celle provenant des exercices de l'esprit; ils la veulent modérée, et trop savoir est à leurs yeux de l'intempérance.—Démocrite ayant mangé à sa table des figues qui sentaient le miel, se mit aussitôt à chercher en son esprit d'où leur venait cette douceur inusitée. Afin de s'en rendre compte, il se levait pour aller voir la place où ces fruits avaient été cueillis, lorsque sa servante, qui avait saisi le motif de ce dérangement, lui dit en riant de ne pas s'en mettre davantage en peine, que c'était elle qui les avait placés dans un récipient où il y avait eu du miel. Il s'irrita de ce qu'elle lui enlevait ainsi l'occasion de cette recherche et ôtait matière à sa curiosité: «C'est un déplaisir que tu me causes, lui dit-il; mais, va, je n'en rechercherai pas moins comment cela a eu lieu, comme si c'était un effet de la nature.» Et certainement il n'eût pas manqué de découvrir une raison présentant les apparences de la vérité, pour expliquer une chose qui n'était pas et n'existait que dans son esprit. Cette aventure survenue à un fameux et grand philosophe, nous peint bien le goût de l'étude arrivé à l'état de passion, au point que nous sommes désespérés d'arriver à connaître les choses dont nous nous amusons à poursuivre la connaissance.—Plutarque cite un pareil exemple de quelqu'un qui se refusait à être renseigné sur ce qui le laissait indécis, afin de n'être pas privé de la satisfaction de chercher par lui-même; comme cet autre qui ne voulait pas que son médecin lui fit passer l'altération que lui causait la fièvre, pour ne pas perdre le plaisir de boire pour assouvir sa soif. «Mieux vaut apprendre des choses inutiles, que de ne rien apprendre (Sénèque).» Ici, aussi bien qu'en fait de nourriture, le plaisir que nous prenons est souvent tout ce qui en résulte; ce que nous mangeons qui nous est agréable, n'est pas toujours nutritif ou sain, de même ce que notre esprit tire de la science ne laisse pas d'être voluptueux, alors même que ce n'est ni profitable, ni salutaire.

L'étude de la nature est également une occupation où se complaît notre esprit.—Voici comment ces philosophes s'expriment à cet égard: «La contemplation de la nature nourrit l'esprit; elle nous élève et nous grandit; elle fait que par comparaison avec les choses d'ordre supérieur et célestes, nous nous détachons de ce qui est bas et tient à la terre; la recherche des choses grandioses qui nous sont cachées, est très attachante par elle-même, même pour celui qui n'en retire d'autre fruit que des motifs de plus pour les respecter et craindre d'en porter jugement»; ce sont là les termes mêmes qu'ils emploient.—Le peu de sérieux qui est au fond de cette curiosité passée à l'état de maladie, apparaît encore mieux dans cet exemple qu'ils citent souvent comme leur faisant honneur: Eudoxe souhaitait qu'il lui fût donné, ne fût-ce qu'une seule fois, de voir le soleil de près, d'en saisir la constitution, la grandeur, la beauté; il priait les dieux de lui accorder cette faveur, dût-il, du même coup, en être brûlé; au prix de sa vie, il demandait à acquérir cette science, dont au même moment il devait perdre l'usage et la possession, et, pour cette connaissance d'un instant et éphémère, il renonçait à toutes autres qu'il possédait déjà et pouvait encore acquérir.

A quelle fin ont été mis en avant les Atomes d'Épicure, les Idées de Platon, les Nombres de Pythagore.—Je ne me persuade pas aisément qu'Épicure, Platon et Pythagore nous aient donné, en y ajoutant foi eux-mêmes, leurs théories des Atomes, des Idées et des Nombres; ils étaient trop sages pour croire à des choses si peu établies et si discutables. Mais, sur cette question si obscure du système du monde que nous ignorons complètement, chacun de ces grands esprits s'efforçant d'apporter sa part de lumière, s'est appliqué à imaginer des conceptions d'apparence acceptables et ingénieuses, dont la fausseté leur importait peu, pourvu qu'elles pussent faire échec aux théories contraires: «Ces systèmes sont les fictions du génie de chaque philosophe et non le résultat de leurs découvertes (Sénèque).» Un ancien, auquel on reprochait de se targuer de philosophie, alors qu'il n'en tenait pas grand compte dans les jugements qu'il portait, répondait que «c'était précisément en cela qu'elle consistait».

Quelle est la vraie philosophie; sa conduite à l'égard de la religion et des lois.—Les philosophes ont voulu tout examiner, tout comparer, et ont trouvé là une occupation propre à alimenter la curiosité naturelle qui est en nous. Ils ont traité certaines questions afférentes aux besoins de la société, telles que celles relatives à la religion; et, par raison, ils se sont alors gardés de scruter à fond les opinions généralement admises, afin de ne pas apporter de trouble dans l'observation des lois et des coutumes de leur pays.

Platon agit à cet égard assez à découvert. Quand il écrit d'après lui-même, il n'émet aucune opinion ferme. Quand il parle en législateur, son style devient affirmatif et impérieux; il y consigne alors hardiment les idées les plus extraordinaires, qu'il juge utile d'inculquer à la foule et auxquelles il serait ridicule qu'il crût lui-même; il sait combien nous sommes disposés à recevoir toutes les impressions, et par-dessus toutes, celles qui sont les plus saugrenues et les plus inadmissibles. C'est pourquoi, dans ses Lois, il a grand soin de recommander qu'on ne chante en public que des poésies dont les données, empruntées à la fable, aient une portée utile, parce qu'il est si aisé de faire éclore dans l'esprit humain des fantômes de toutes sortes, qu'il est plus judicieux de lui donner en pâture des mensonges qui lui soient profitables, que d'autres qui lui seraient inutiles ou dommageables; ce qu'il exprime ouvertement dans sa République: «Pour être utile aux hommes, il est souvent nécessaire de les tromper.» Certaines sectes, ainsi qu'il est aisé de s'en rendre compte, se sont surtout attachées à la vérité, d'autres à l'utilité; ces dernières ont trouvé davantage crédit. C'est une des misères de notre condition, que souvent ce qui se présente à nous comme le plus vrai, n'est pas ce qui nous apparaît comme le plus utile dans la vie; c'est le cas des sectes les plus hardies, telles celles d'Épicure, de Pyrrhon, de l'Académie après les modifications qu'elle a subies; encore ont-elles été contraintes, en fin de compte, de se plier à la loi civile.

Les philosophes se sont occupés encore d'autres questions, qu'ils ont traitées, les uns dans un sens, les autres en sens contraire; chacun, qui s'y est adonné, les résolvant à sa façon, bien ou mal. Comme il n'est rien de si caché, dont ils n'aient entrepris de parler, ils se sont souvent trouvés obligés de former des conjectures sans consistance, parfois extravagantes, qu'eux-mêmes ne considéraient pas comme ayant de la valeur ou pouvant servir à établir quelque vérité, propres seulement comme exercice d'étude: «On dirait qu'ils ont écrit moins par conviction, que pour exercer leur esprit par la difficulté du sujet.» Si on n'admettait pas qu'il en a été ainsi, comment expliquerait-on cette si grande variété d'opinions, souvent frivoles, se modifiant sans cesse, que nous voyons émises par ces esprits éminents et admirables?

Malgré notre impuissance à déterminer ce que c'est que Dieu, la question a été fort agitée par les anciens; opinion la mieux fondée sur ce point.—Qu'y a-t-il par exemple de plus vain que de vouloir deviner ce que peut être Dieu, par analogie avec ce que nous sommes nous-mêmes; de le juger, lui et le monde avec lui, d'après ce dont nous sommes capables et d'après nos propres lois; de faire servir au détriment de la Divinité, l'atome de lucidité qu'il lui a plu de nous concéder; et, notre vue ne pouvant s'étendre jusqu'où elle siège dans la plénitude de sa gloire, l'en avoir fait descendre et l'avoir associée à notre corruption et à nos misères!

De toutes les opinions humaines formulées par les anciens sur la religion, celle-là me paraît avoir eu le plus de vraisemblance et avoir été la plus judicieuse, qui faisait de Dieu une puissance que nous ne pouvons comprendre, origine et conservatrice de toutes choses, essentiellement bonne, absolument parfaite, recevant et prenant en bonne part l'hommage et le respect que lui rendent les humains, sous quelque forme, de quelque nom et de quelque manière que ce soit: «Tout-puissant Jupiter, père et mère du monde, des dieux et des rois (Valérius Seranus).» Ces hommages ont toujours été vus d'un bon œil par le Ciel: tous les gouvernements ont tiré profit de leur dévotion; et partout les événements ont été ce qu'en pouvaient attendre les hommes, quand leurs actes étaient empreints d'impiété. Les histoires païennes constatent, en ces religions qui reposaient sur des fables, de la dignité, de l'ordre, de la justice, des prodiges accomplis, des oracles rendus à l'avantage et pour l'instruction de l'humanité; Dieu, dans sa miséricorde, ayant daigné encourager quand même, par ces bénéfices temporels, les bonnes dispositions que marquait une aussi imparfaite connaissance de lui-même, à laquelle les hommes étaient arrivés par la seule raison, au travers des fausses images sous lesquelles ils se le représentaient, images non seulement fausses mais encore impies et injurieuses. Parmi tous les cultes que saint Paul vit pratiquer à Athènes, il en était un consacré à une «Divinité cachée et inconnue»; c'est celui d'entre tous qui lui parut le plus excusable.

De tous les philosophes, Pythagore fut celui qui eut le plus le sentiment de la vérité, en estimant que cette cause première de toutes choses, cet Être principe de tout ce qui est, ne peut s'exprimer et échappe à toute règle, à toute définition; que ce ne peut être que ce que notre imagination, dans son plus puissant effort, conçoit comme la perfection; chacun en ayant une idée plus ou moins grande, suivant ce qu'il en peut concevoir.

Il faut au peuple une religion palpable.—Si Numa a réellement entrepris de diriger dans ce même sens les idées religieuses de son peuple, de l'attacher à une religion purement spirituelle, sans objet déterminé, étrangère à tout ce qui est matériel, un tel projet n'était pas pratique; l'esprit humain ne peut se contenter du vague que présente cet infini de pensées abstraites; il lui faut les adapter à quelque chose de précis, conforme à l'idée qu'il s'en est faite.—La majesté divine s'est, pour nous, laissé en quelque sorte circonscrire sous des formes précises qui lui donnent corps; ses sacrements surnaturels et célestes se manifestent dans des conditions qui les mettent à notre portée; notre adoration s'exprime par des cérémonies et des paroles compréhensibles pour l'homme, parce que c'est lui qui croit et qui prie. Je laisse de côté tous les autres arguments que l'on peut émettre en faveur de cette thèse, mais on me fera difficilement croire que la vue de nos crucifix, la reproduction de ce supplice qui excite à un si haut degré la pitié, que les ornements et la pompe du culte dans nos églises, ces voix qui traduisent si exactement la dévotion qui nous anime, cette émotion des sens que nous éprouvons, n'échauffent pas l'âme des foules d'une passion religieuse du plus heureux effet.

Le culte du soleil est celui qui s'explique le plus.—A choisir entre ces divinités auxquelles, en ces temps d'aveuglement universel, la nécessité a amené à donner corps, il me semble que c'eût été à ceux qui adoraient le soleil, que je me serais le plus volontiers rallié. «Le soleil éclaire le monde entier, il en est l'œil. Si Dieu a des yeux, les rayons du soleil en émanent. C'est à eux que tout doit de naître, de se développer et de vivre; ils sont les témoins de tout ce que l'homme accomplit. Le soleil, si beau, si grand, nous donne les saisons suivant qu'il entre dans l'une ou l'autre des douze constellations du zodiaque qui constituent sa demeure, ou qu'il en sort; il emplit l'univers de ses bienfaits que nul ne conteste; un seul de ses regards dissipe les nuages. Il est l'esprit, l'âme du monde; il échauffe et flamboie, dans sa course journalière, il parcourt le ciel dans toute son étendue; astre immense, sphérique, toujours errant, sans jamais dévier de sa route, il tient sous sa dépendance l'immensité sans limite, au travers de laquelle il se meut; toujours au repos sans jamais demeurer oisif, sans cesser d'agir, il est le fils aîné de la nature et le père du jour (Ronsard).» En outre de sa grandeur et sa beauté, c'est parmi les pièces qui entrent dans la composition du monde, celle que nous apercevons la plus éloignée de nous, par suite elle nous est peu connue; aussi ses adorateurs étaient-ils pardonnables de l'avoir en admiration et en respect.

Opinions diverses des philosophes sur la nature de Dieu.—Thalès qui, le premier, étudia ce sujet, estimait que Dieu est un esprit qui de l'eau a fait naître toutes choses.—Anaximandre, que les dieux meurent et naissent à certaines époques et qu'ils constituent des mondes dont le nombre est infini.—Anaximène, que c'est l'air qui est dieu, qu'il existe en quantité infinie et est toujours en mouvement.—Anaxagore émit le premier que la manière d'après laquelle chaque chose existe et se conduit, est l'effet de la force et de la raison d'un esprit que nous ne pouvons concevoir.—Alcméon range parmi les divinités: le soleil, la lune, les astres et l'âme;—Pythagore attribue cette qualité à un esprit existant naturellement en chaque chose et d'où nos âmes sont sorties.—Parménide considère comme tel, un cercle entourant le ciel et maintenant le monde par l'intensité de la lumière qu'il répand.—Empédocle place au rang des dieux les quatre éléments: l'air, l'eau, le feu et la terre, dont toutes choses sont faites.—Protagoras déclare n'être pas à même de dire s'ils sont ou ne sont pas, ni qui ils sont.—Démocrite classe comme dieux, tantôt les images mêmes sous lesquelles on les représente, tantôt les dons de la nature qu'elles symbolisent, et aussi notre science et notre intelligence.—Platon a sur ce point diverses manières de voir: dans Timée, il est d'avis que l'on ne peut dire qui a créé le monde; dans les Lois, qu'il ne sert de rien de rechercher ce qu'est Dieu; ailleurs, dans ces mêmes ouvrages, il divinise le monde, le ciel, les astres, la terre et les âmes; il reconnaît en outre comme dieux, tous ceux que les institutions anciennes ont, dans chaque état, admis comme tels.—Par Xénophon, nous constatons un trouble semblable dans la doctrine de Socrate: tantôt il ne faut pas s'enquérir de ce que Dieu peut être, tantôt il lui fait dire que le soleil est dieu, que l'âme est dieu: qu'il est unique et aussi qu'il y en a plusieurs.—D'après Speusippe, neveu de Platon, Dieu est une force qui gouverne toutes choses et cette force est animée.—Aristote, à un moment, déifie l'esprit; à un autre, le monde; plus tard, à ce monde il donne un maître; dans un passage de ses œuvres autre que les précédents, il divinise la chaleur qui vient du ciel.—Xénocrate compte huit dieux: les cinq planètes connues à son époque sont les cinq premiers; le sixième est constitué par l'ensemble des étoiles fixes dont chacune est une fraction de cette divinité; le soleil et la lune sont les septième et huitième.—Héraclide du Pont est hésitant entre ces diverses opinions, il en arrive à tenir Dieu pour un être privé de sentiments et passant d'une forme à une autre; finalement, il fait dieux le ciel et la terre.—Chez Théophraste, les idées à ce sujet reflètent les mêmes indécisions: tantôt, selon lui, c'est le bon sens qui dirige le monde; tantôt, c'est le ciel; tantôt, les étoiles.—Straton pense que c'est la nature qui a le pouvoir d'engendrer, de faire croître, d'anéantir, et qu'elle-même n'a ni forme définie, ni la faculté de sentir.—Zénon, que le monde relève d'une loi naturelle qui ordonne le bien, défend le mal et à laquelle il reconnaît aussi le pouvoir de donner le mouvement et la vie; et il renverse de leurs piédestaux les dieux qu'on était accoutumé à y voir: Jupiter, Junon, Vesta.—Pour Diogène Apolloniate, c'est l'air qui est le souverain créateur de toutes choses.—Xénophane se représente Dieu sous la forme d'une boule, voyant, entendant, ne respirant pas, n'ayant rien de commun avec la nature humaine.—Ariston est d'avis que Dieu échappe à notre intelligence; il se le représente dépourvu de sens, ne sait s'il a le pouvoir de créer, et ignore tout de lui.—Cléanthe le suppose tantôt la raison, tantôt le monde lui-même; tantôt l'âme de la nature, tantôt cette chaleur vivifiante au suprême degré qui entoure et enveloppe tout.—Persée, qui avait suivi les leçons de Zénon, expose qu'on a appelé dieux les hommes qui se sont particulièrement rendus utiles à l'humanité, et aussi les choses elles-mêmes qui lui ont été profitables.—Chrysippe collige en un ensemble confus toutes les opinions précédentes, et obtient ainsi un millier de dieux de tous genres, parmi lesquels il comprend les hommes qui se sont immortalisés.—Diagoras et Théodore nient d'une façon absolue qu'il y ait des dieux.—Épicure les représente resplendissants, translucides, perméables à l'air, habitant entre les deux mondes, le ciel et la terre, où, inaccessibles, ils sont à l'abri des coups; ils auraient même visage que nous, mêmes membres, mais n'en feraient pas usage: «Quant à moi, j'ai toujours pensé qu'il existait une race de dieux; j'entends une race céleste, indifférente aux actions des hommes (Ennius).»

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