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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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Car pour exemple, qu'est-il plus vain, que de vouloir deuiner1
Dieu par nos analogies et coniectures: le regler, et le monde, à
nostre capacité et à nos loix? et nous seruir aux despens de la
diuinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu'il luy a pleu
despartir à nostre naturelle condition? et par ce que nous ne
pouuons estendre nostre veuë iusques en son glorieux siege, l'auoir
ramené ça bas à nostre corruption et à nos miseres?   De toutes
les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là
me semble auoir eu plus de vray-semblance et plus d'excuse, qui
recognoissoit Dieu comme vne puissance incomprehensible, origine
et conseruatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection,2
receuant et prenant en bonne part l'honneur et la reuerence, que
les humains luy rendoient soubs quelque visage, soubs quelque
nom et en quelque maniere que ce fust.

Iupiter omnipotens, rerum, regúmque, Deûmque,
Progenitor, genitrixque.

Ce zele vniuersellement a esté veu du ciel de bon œil. Toutes
polices ont tiré fruit de leur deuotion. Les hommes, les actions
impies, ont eu par tout les euenements sortables. Les histoires
payennes recognoissent de la dignité, ordre, iustice, et des prodiges
et oracles employez à leur profit et instruction, en leurs3
religions fabuleuses: Dieu par sa misericorde daignant à l'aduenture
fomenter par ces benefices temporels, les tendres principes
d'vne telle quelle brute cognoissance, que la raison naturelle leur
donnoit de luy, au trauers des fausses images de leurs songes.
Non seulement fausses, mais impies aussi et iniurieuses, sont
celles que l'homme a forgé de son inuention. Et de toutes les religions,
que Sainct Paul trouua en credit à Athenes, celle qu'ils
auoyent dediée à vne diuinité cachée et incognue, luy sembla la
plus excusable.   Pythagoras adombra la verité de plus pres:
iugeant que la cognoissance de cette cause premiere, et estre des
estres, deuoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration:
que ce n'estoit autre chose, que l'extreme effort de nostre imagination,
vers la perfection: chacun en amplifiant l'idée selon sa
capacité.   Mais si Numa entreprint de conformer à ce proiect la
deuotion de son peuple: l'attacher à vne religion purement mentale,
sans obiect prefix, et sans meslange materiel: il entreprint
chose de nul vsage. L'esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant
en cet infini de pensées informes: il les luy faut compiler
à certaine image à son modelle. La majesté diuine s'est ainsi pour1
nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels. Ses sacrements
supernaturels et celestes, ont des signes de nostre terrestre
condition. Son adoration s'exprime par offices et paroles
sensibles: car c'est l'homme, qui croid et qui prie. Ie laisse à part
les autres arguments qui s'employent à ce subiect. Mais à peine
me feroit on accroire, que la veuë de noz crucifix, et peinture de
ce piteux supplice, que les ornements et mouuements ceremonieux
de noz eglises, que les voix accommodées à la deuotion de nostre
pensée, et cette esmotion des sens n'eschauffent l'ame des peuples,
d'vne passion religieuse, de tres-vtile effect.   De celles ausquelles2
on a donné corps comme la necessité l'a requis, parmy cette
cecité vniuerselle, ie me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché
à ceux qui adoroient le soleil,

La lumiere commune,
L'œil du monde: et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,
Et les faicts des humains en ce monde regardent:
Ce beau, ce grand soleil, qui nous faict les saisons,
Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons:3
Qui remplit l'vniuers de ses vertus cognues:
Qui d'vn traict de ses yeux nous dissipe les nuës:
L'esprit, l'ame du monde, ardant et flamboyant,
En la course d'vn iour tout le ciel tournoyant,
Plein d'immense grandeur, rond, vagabond et ferme:
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme:
En repos sans repos, oysif, et sans seiour,
Fils aisné de nature, et le pere du iour.

D'autant qu'outre cette sienne grandeur et beauté, c'est la piece
de cette machine, que nous descouurons la plus esloignée de nous:4
et par ce moyen si peu cognuë, qu'ils estoyent pardonnables, d'en
entrer en admiration et reuerence.   Thales, qui le premier s'enquesta
de telle matiere, estima Dieu vn esprit, qui fit d'eau toutes
choses. Anaximander, que les Dieux estoyent mourants et naissants
à diuerses saisons: et que c'estoyent des mondes infinis en nombre.
Anaximenes, que l'air estoit Dieu, qu'il estoit produit et immense,
tousiours mouuant. Anaxagoras le premier a tenu, la description
et maniere de toutes choses, estre conduitte par la force
et raison d'vn esprit infini. Alcmæon a donné la diuinité au soleil,
à la lune, aux astres, et à l'ame. Pythagoras a faict Dieu, vn esprit
espandu par la nature de toutes choses, d'où noz ames sont déprinses.
Parmenide, vn cercle entournant le ciel, et maintenant1
le monde par l'ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des
Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faittes.
Protagoras, n'auoir rien que dire, s'ils sont ou non, ou quels ils
sont. Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont
Dieux: tantost cette nature, qui eslance ces images: et puis, nostre
science et intelligence. Platon dissipe sa creance à diuers visages.
Il dit au Timée, le pere du monde ne se pouuoir nommer. Aux
Loix, qu'il ne se faut enquerir de son estre. Et ailleurs en ces
mesmes liures il fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos
ames Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l'ancienne2
institution en chasque republique. Xenophon rapporte vn
pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantost qu'il ne se faut
enquerir de la forme de Dieu: et puis il luy fait establir que le
soleil est Dieu, et l'ame Dieu: qu'il n'y en a qu'vn, et puis qu'il y
en a plusieurs. Speusippus neueu de Platon, fait Dieu certaine
force gouuernant les choses, et qu'elle est animale. Aristote, à
cette heure, que c'est l'esprit, à cette heure le monde: à cette
heure il donne vn autre maistre à ce monde, et à cette heure fait
Dieu l'ardeur du ciel. Xenocrates en fait huict. Les cinq nommez
entre les planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes,3
comme de ses membres: le septiesme et huictiesme, le soleil et
la lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses aduis, et
en fin priue Dieu de sentiment: et le fait remuant de forme à
autre, et puis dit que c'est le ciel et la terre. Theophraste se promeine
de pareille irresolution entre toutes ses fantasies: attribuant
l'intendance du monde tantost à l'entendement, tantost au
ciel, tantost aux estoilles. Strato, que c'est Nature ayant la force
d'engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment.
Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal:
laquelle loy est vn animant: et oste les Dieux accoustumez, Iupiter,
Iuno, Vesta, Diogenes Apolloniates, que c'est l'aage. Xenophanes faict
Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun
auec l'humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable,
le priue de sens, et ignore s'il est animant ou autre chose.
Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l'ame de
Nature, tantost la chaleur supreme entourant et enuelopant tout.
Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu'on a surnommé Dieux, ceux
qui auoyent apporté quelque notable vtilité à l'humaine vie, et
les choses mesmes profitables. Chrysippus faisoit vn amas confus1
de toutes les precedentes sentences, et compte entre mille formes
de Dieux qu'il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisez. Diagoras
et Theodorus nioyent tout sec, qu'il y eust des Dieux. Epicurus
faict les Dieux luisants, transparents, et perflables, logez,
comme entre deux forts, entre deux mondes, à couuert des coups:
reuestus d'vne humaine figure et de nos membres, lesquels membres
leur sont de nul vsage.

Ego Deùm genus esse semper dixi, et dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.
Fiez vous à vostre philosophie: vantez vous d'auoir trouué la2
feue au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de ceruelles philosophiques.
Le trouble des formes mondaines, a gaigné sur moy, que
les diuerses mœurs et fantaisies aux miennes, ne me desplaisent
pas tant, comme elles m'instruisent; ne m'enorgueillissent pas tant
comme elles m'humilient en les conferant. Et tout autre choix que
celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de
peu de prerogatiue. Les polices du monde ne sont pas moins contraires
en ce subiect, que les escholes: par où nous pouuons apprendre,
que la Fortune mesme n'est pas plus diuerse et variable,
que nostre raison, ny plus aueugle et inconsiderée. Les choses les3
plus ignorées sont plus propres à estre deifiées. Parquoy de faire
de nous des Dieux, comme l'ancienneté, cela surpasse l'extreme foiblesse
de discours. I'eusse encore plustost suyuy ceux qui adoroient
le serpent, le chien et le bœuf: d'autant que leur nature et
leur estre nous est moins cognu; et auons plus de loy d'imaginer ce
qu'il nous plaist de ces bestes-là, et leur attribuer des facultez extraordinaires.
Mais d'auoir faict des Dieux de nostre condition, de
laquelle nous deuons cognoistre l'imperfection, leur auoir attribué
le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations,
et les parenteles, l'amour, et la ialousie, nos membres et nos os,
nos fieures et nos plaisirs, nos morts et sepultures, il faut que cela
soit party d'vne merueilleuse yuresse de l'entendement humain.

Quæ procul vsque adeo diuino ab numine distant,
Inque Deûm numero quæ sint indigna videri.

Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt: genera, coniugia, cognationes,
omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ:1
nam et perturbatis animis inducuntur: accipimus enim Deorum
cupiditates, ægritudines, iracundias. Comme d'auoir attribué la diuinité
non seulement à la foy, à la vertu, à l'honneur, concorde, liberté,
victoire, pieté: mais aussi à la volupté, fraude, mort, enuie,
vieillesse, misere: à la peur, à la fieure, et à la male fortune, et
autres iniures de nostre vie, fresle et caduque.

Quid iuuat hoc, templis nostros inducere mores?
O curuæ in terris animæ et cælestium inanes!
Les Ægyptiens d'vne impudente prudence, defendoyent sur peine
de la hart, que nul eust à dire que Serapis et Isis leurs Dieux, eussent2
autres fois esté hommes: et nul n'ignoroit, qu'ils ne l'eussent
esté. Et leur effigie representée le doigt sur la bouche, signifioit,
dit Varro, cette ordonnance mysterieuse à leurs prestres, de taire
leur origine mortelle, comme par raison necessaire anullant toute
leur veneration. Puis que l'homme desiroit tant de s'apparier à
Dieu, il eust mieux faict, dit Cicero, de ramener à soy les conditions
diuines, et les attirer çà bas, que d'envoyer là haut sa corruption
et sa misere: mais à le bien prendre, il a fait en plusieurs
façons, et l'vn, et l'autre, de pareille vanité d'opinion.   Quand les
philosophes espeluchent la hierarchie de leurs Dieux, et font les3
empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges, et leur puissance,
ie ne puis pas croire qu'ils parlent à certes. Quand Platon
nous dechiffre le verger de Pluton, et les commoditez ou peines
corporelles, qui nous attendent encore apres la ruine et aneantissement
de nos corps, et les accommode au ressentiment, que nous
auons en cette vie:

Secreti celant calles, et myrtea circùm
Sylua tegit; curæ non ipsa in morte relinquunt.

Quand Mahumet promet aux siens vn paradis tapissé, paré d'or et
de pierreries, peuplé de garses d'excellente beauté, de vins, et de4
viures singuliers, ie voy bien que ce sont des moqueurs qui se
plient à nostre bestise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions
et esperances, conuenables à nostre mortel appetit. Si sont
aucuns des nostres tombez en pareil erreur, se promettants apres
la resurrection vne vie terrestre et temporelle, accompagnée de
toutes sortes de plaisirs et commoditez mondaines. Croyons nous
que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, et si grande
accointance à la diuinité, que le surnom luy en est demeuré, ait
estimé que l'homme, cette pauure creature, eust rien en luy d'applicable
à cette incomprehensible puissance? et qu'il ait creu que
nos prises languissantes fussent capables, ny la force de nostre sens1
assez robuste, pour participer à la beatitude, ou peine eternelle?
Il faudroit luy dire de la part de la raison humaine: Si les plaisirs
que tu nous promets en l'autre vie, sont de ceux que i'ay senti
çà bas, cela n'a rien de commun auec l'infinité. Quand tous mes
cinq sens de nature, seroient combles de liesse, et cette ame saisie
de tout le contentement qu'elle peut desirer et esperer, nous sçauons
ce qu'elle peut: cela, ce ne seroit encore rien. S'il y a quelque
chose du mien, il n'y a rien de diuin: si cela n'est autre, que
ce qui peut appartenir à cette nostre condition presente, il ne peut
estre mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La2
recognoissance de nos parens, de nos enfans, et de nos amis, si
elle nous peut toucher et chatouïller en l'autre monde, si nous tenons
encores à vn tel plaisir, nous sommes dans les commoditez
terrestres et finies. Nous ne pouuons dignement conceuoir la grandeur
de ces hautes et diuines promesses, si nous les pouuons
aucunement conceuoir. Pour dignement les imaginer, il les faut
imaginer inimaginables, indicibles et incomprehensibles, et parfaictement
autres, que celles de nostre miserable experience. Oeuil
ne sçauroit voir, dit Sainct Paul: et ne peut monter en cœur
d'homme, l'heur que Dieu prepare aux siens. Et si pour nous en3
rendre capables, on reforme et rechange nostre estre, comme tu
dis Platon par tes purifications, ce doit estre d'vn si extreme changement
et si vniuersel, que par la doctrine physique, ce ne sera
plus nous:

Hector erat tunc cùm bello certabat, at ille
Tractus ab Æmonio non erat Hector equo;

ce sera quelque autre chose qui receura ces recompenses.

Quod mutatur, dissoluitur, interit ergo:
Traiiciuntur enim partes atque ordine migrant.

Car en la Metempsycose de Pythagoras, et changement d'habitation
qu'il imaginoit aux ames, pensons nous que le lyon, dans
lequel est l'ame de Cæsar, espouse les passions, qui touchoient
Cæsar, ny que ce soit luy? Si c'estoit encore luy, ceux là auroyent
raison, qui combattants cette opinion contre Platon, luy reprochent
que le fils se pourroit trouuer à cheuaucher sa mere, reuestuë
d'vn corps de mule, et semblables absurditez. Et pensons
nous qu'és mutations qui se font des corps des animaux en autres
de mesme espece, les nouueaux venus ne soyent autres que leurs
predecesseurs? Des cendres d'vn phœnix s'engendre, dit-on, vn ver,1
et puis vn autre phœnix: ce second phœnix, qui peut imaginer,
qu'il ne soit autre que le premier? Les vers qui font nostre soye,
on les void comme mourir et assecher, et de ce mesme corps se
produire vn papillon, et de là vn autre ver, qu'il seroit ridicule
estimer estre encores le premier. Ce qui a cessé vne fois d'estre,
n'est plus:

Nec si materiam nostram collegerit ætas
Post obitum, rursúmque redegerit, vt sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quoque factum,2
Interrupta semel cùm sit repetentia nostra.

Et quand tu dis ailleurs Platon, que ce sera la partie spirituelle de
l'homme, à qui il touchera de iouyr des recompenses de l'autre
vie, tu nous dis chose d'aussi peu d'apparence.

Scilicet auolsus radicibus vt nequit vllam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto.

Car à ce compte ce ne sera plus l'homme, ny nous par consequent,
à qui touchera cette iouyssance. Car nous sommes bastis
de deux pieces principales essentielles, desquelles la separation,
c'est la mort et ruyne de nostre estre.3

Inter enim iacta est vitaï pausa, vagèque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.

Nous ne disons pas que l'homme souffre, quand les vers luy rongent
ses membres, dequoy il viuoit, et que la terre les consomme:

Et nihil hoc ad nos, qui coitu coniugióque
Corporis atque animæ consistimus vniter apti.
D'auantage, sur quel fondement de leur iustice peuuent les
Dieux recognoistre et recompenser à l'homme apres sa mort ses
actions bonnes et vertueuses: puis que ce sont eux mesmes, qui
les ont acheminées et produites en luy? Et pourquoy s'offencent4
ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu'ils l'ont eux-mesmes
produict en cette condition fautiue, et que d'vn seul clin de leur
volonté, ils le peuuent empescher de faillir? Epicurus opposeroit-il
pas cela à Platon, auec grand'apparence de l'humaine raison,
s'il ne se couuroit souuent par cette sentence. Qu'il est impossible
d'establir quelque chose de certain, de l'immortelle nature, par la
mortelle? Elle ne fait que fouruoyer par tout, mais specialement
quand elle se mesle des choses diuines. Qui le sent plus euidemment
que nous? Car encores que nous luy ayons donné des principes
certains et infallibles, encore que nous esclairions ses pas
par la saincte lampe de la verité, qu'il a pleu à Dieu nous communiquer:
nous voyons pourtant iournellement, pour peu qu'elle se
démente du sentier ordinaire, et qu'elle se destourne ou escarte de
la voye tracée et battuë par l'Eglise, comme tout aussi tost elle se
perd, s'embarrasse et s'entraue, tournoyant et flotant dans cette mer
vaste, trouble, et ondoyante des opinions humaines, sans bride et1
sans but. Aussi tost qu'elle pert ce grand et commun chemin, elle
se va diuisant et dissipant en mille routes diuerses.   L'homme ne
peut estre que ce qu'il est, ny imaginer que selon sa portée. C'est
plus grande presomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu'hommes,
d'entreprendre de parler et discourir des Dieux, et des demy-Dieux,
que ce n'est à vn homme ignorant de musique, vouloir iuger
de ceux qui chantent: ou à vn homme qui ne fut iamais au camp,
vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre
par quelque legere coniecture, les effects d'vn art qui est
hors de sa cognoissance.   L'ancienneté pensa, ce croy-ie, faire2
quelque chose pour la grandeur diuine, de l'apparier à l'homme,
la vestir de ses facultez, et estrener de ses belles humeurs et plus
honteuses necessitez: luy offrant de nos viandes à manger, de nos
danses, mommeries et farces à la resiouïr: de nos vestemens à se
couurir, et maisons à loger, la caressant par l'odeur des encens et
sons de la musique, festons et bouquets, et pour l'accommoder à
noz vicieuses passions, flatant sa iustice d'vne inhumaine vengeance:
l'esiouïssant de la ruine et dissipation des choses par elle
creées et conseruées. Comme Tiberius Sempronius, qui fit brusler
pour sacrifice à Vulcan, les riches despouilles et armes qu'il auoit3
gaigné sur les ennemis en la Sardeigne: et Paul Æmyle, celles de
Macedoine, à Mars et à Minerue. Et Alexandre, arriué à l'Ocean
Indique, ietta en mer en faueur de Thetis, plusieurs grands vases
d'or: remplissant en outre ses autels d'vne boucherie non de
bestes innocentes seulement, mais d'hommes aussi: ainsi que plusieurs
nations, et entre autres la nostre, auoyent en vsage ordinaire.
Et croy qu'il n'en est aucune exempte d'en auoir faict essay.

Sulmone creatos
Quattuor hic iuuenes totidem, quos educat Vfens,
Viuentes rapit, inferias quos immolet vmbris.4

Les Getes se tiennent immortels, et leur mourir n'est que s'acheminer
vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils depeschent
vers luy quelqu'vn d'entre eux, pour le requerir des choses necessaires.
Ce deputé est choisi au sort. Et la forme de le depescher
apres l'auoir de bouche informé de sa charge, est, que de ceux qui
l'assistent, trois tiennent debout autant de iauelines, sur lesquelles
les autres le lancent à force de bras. S'il vient à s'enferrer en lieu
mortel, et qu'il trespasse soudain, ce leur est certain argument de
faueur diuine: s'il en eschappe, ils l'estiment meschant et execrable,
et en deputent encore vn autre de mesmes. Amestris mere de1
Xerxes, deuenuë vieille, fit pour vne fois enseuelir touts vifs quatorze
iouuenceaux des meilleures maisons de Perse, suyuant la religion
du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain. Encore
auiourd'huy les idoles de Themixtitan se cimentent du sang des
petits enfants: et n'aiment sacrifice que de ces pueriles et pures
ames: iustice affamée du sang de l'innocence.

Tantum religio potuit suadere malorum!

Les Carthaginois immoloient leurs propres enfans à Saturne: et
qui n'en auoit point, en achetoit, estant cependant le pere et la
mere tenus d'assister à cet office, auec contenance gaye et contente.2

C'estoit vne estrange fantasie, de vouloir payer la bonté diuine,
de nostre affliction. Comme les Lacedemoniens qui mignardoient
leur Diane, par bourrellement des ieunes garçons, qu'ils faisoyent
fouëter en sa faueur, souuent iusques à la mort. C'estoit vne humeur
farouche, de vouloir gratifier l'architecte de la subuersion de
son bastiment: et de vouloir garentir la peine deuë aux coulpables,
par la punition des non coulpables: et que la pauure Iphigenia
au port d'Aulide, par sa mort et par son immolation deschargeast
enuers Dieu l'armée des Grecs des offences qu'ils auoyent
commises:3

Et casta incestè nubendi tempore in ipso
Hostia concideret mactatu mœsta parentis:

et ces deux belles et genereuses ames des deux Decius, pere et fils,
pour propitier la faueur des Dieux enuers les affaires Romaines,
s'allassent ietter à corps perdu à trauers le plus espez des ennemis.
Quæ fuit tanta Deorum iniquitas, vt placari populo Romano non possent,
nisi tales viri occidissent?   Ioint que ce n'est pas au criminel
de se faire fouëter à sa mesure, et à son heure: c'est au iuge, qui
ne met en compte de chastiment, que la peine qu'il ordonne: et ne
peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celuy qui le souffre.
La vengeance diuine presuppose nostre dissentiment entier, pour
sa iustice, et pour nostre peine. Et fut ridicule l'humeur de Polycrates
tyran de Samos, lequel pour interrompre le cours de son
continuel bon heur, et le compenser, alla ietter en mer le plus cher
et precieux ioyau qu'il eust, estimant que par ce malheur aposté,
il satisfaisoit à la reuolution et vissicitude de la Fortune. Et elle
pour se moquer de son ineptie, fit que ce mesme ioyau reuinst encore
en ses mains, trouué au ventre d'vn poisson. Et puis à quel
vsage, les deschirements et desmembrements des Corybantes, des1
Menades, et en noz temps des Mahometans, qui s'esbalaffrent le visage,
l'estomach, les membres, pour gratifier leur prophete: veu
que l'offence consiste en la volonté, non en la poictrine, aux yeux,
aux genitoires, en l'embonpoinct, aux espaules, et au gosier?
Tantus est perturbatæ mentis et sedibus suis pulsæ furor, vt sic Dij
placentur, quemadmodum ne homines quidem sæuiunt. Cette contexture
naturelle regarde par son vsage, non seulement nous, mais
aussi le seruice de Dieu et des autres hommes: c'est iniustice de
l'affoler à notre escient, comme de nous tuer pour quelque pretexte
que ce soit. Ce semble estre grand lascheté et trahison, de mastiner2
et corrompre les functions du corps, stupides et serues, pour espargner
à l'ame, la solicitude de les conduire selon raison. Vbi iratos
Deos timent, qui sic propitios habere merentur? In regiæ libidinis
voluptatem castrati sunt quidam; sed nemo sibi, ne vir esset, iubente
Domino, manus intulit. Ainsi remplissoyent ils leur religion de plusieurs
mauuais effects.

Sæpius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.
Or rien du nostre ne se peut apparier ou raporter en quelque
façon que ce soit, à la nature diuine, qui ne la tache et marque3
d'autant d'imperfection. Cette infinie beauté, puissance, et bonté,
comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à
chose si abiecte que nous sommes, sans vn extreme interest et dechet
de sa diuine grandeur? Infirmum Dei fortius est hominibus: et
stultum Dei sapientius est hominibus. Stilpon le philosophe interrogé
si les Dieux s'esiouïssent de nos honneurs et sacrifices: Vous
estes indiscret, respondit il: retirons nous à part, si vous voulez
parler de cela. Toutesfois nous luy prescriuons des bornes, nous
tenons sa puissance assiegée par nos raisons (i'appelle raison nos
resueries et nos songes, auec la dispense de la philosophie, qui
dit, le fol mesme et le meschant, forcener par raison: mais que
c'est vne raison de particuliere forme) nous le voulons asseruir aux
apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a faict
et nous et nostre cognoissance. Par ce que rien ne se fait de rien,
Dieu n'aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy, Dieu nous
a-il mis en main les clefs et les derniers ressorts de sa puissance?1
S'est-il obligé à n'outrepasser les bornes de nostre science? Mets le
cas, ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de
ses effects: penses-tu qu'il y ayt employé tout ce qu'il a peu, et
qu'il ayt mis toutes ses formes et toutes ses idées, en cet ouurage?
Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caueau où tu és logé,
au moins si tu la vois: sa diuinité a vne iurisdiction infinie au
delà: cette piece n'est rien au prix du tout:

Omnia cùm cœlo terráque marique,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.

C'est vne loy municipale que tu allegues, tu ne sçays pas quelle est2
l'vniuerselle. Attache toy à ce à quoy tu és subiect, mais non pas
luy: il n'est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compaignon. S'il
s'est aucunement communiqué à toy, ce n'est pas pour se raualer
à ta petitesse, ny pour te donner le contrerolle de son pouuoir.
Le corps humain ne peut voler aux nuës, c'est pour toy: le soleil
bransle sans seiour sa course ordinaire: les bornes des mers et
de la terre ne se peuuent confondre: l'eau est instable et sans fermeté:
vn mur est sans froissure impenetrable à un corps solide;
l'homme ne peut conseruer sa vie dans les flammes: il ne peut
estre et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement.3
C'est pour toy qu'il a faict ces regles: c'est toy qu'elles
attaquent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu'il les a toutes franchies
quand il luy a pleu. De vray pourquoy tout puissant, comme il est,
auroit il restreint ses forces à certaine mesure? en faueur de qui
auroit il renoncé son priuilege?   Ta raison n'a en aucune autre
chose plus de verisimilitude et de fondement, qu'en ce qu'elle te
persuade la pluralité des mondes,

Terrámque, et solem, lunam, mare, cætera quæ sunt,
Non esse vnica, sed numero magis innumerali.

Les plus fameux esprits du temps passé, l'ont creuë; et aucuns des4
nostres mesmes, forcez par l'apparence de la raison humaine.
D'autant qu'en ce bastiment, que nous voyons, il n'y a rien seul
et vn,

Cùm in summa res nulla sit vna,
Vnica quæ gignatur, et vnica soláque crescat:

et que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre. Par
où il semble n'estre pas vray-semblable, que Dieu ait faict ce seul
ouurage sans compaignon? et que la matiere de cette forme ayt
esté toute espuisée en ce seul indiuidu.

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est,1
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est auido complexu quem tenet æther.

Notamment si c'est vn animant, comme ses mouuemens le rendent
si croyable, que Platon l'asseure, et plusieurs des nostres ou le
confirment, ou ne l'osent infirmer: non plus que cette ancienne
opinion, que le ciel, les estoilles, et autres membres du monde,
sont creatures composées de corps et ame: mortelles, en consideration
de leur composition: mais immortelles par la determination
du createur. Or s'il y a plusieurs mondes, comme Democritus,
Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que sçauons nous2
si les principes et les regles de cestuy-cy touchent pareillement
les autres? Ils ont à l'auanture autre visage et autre police. Epicurus
les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons
en ce monde vne infinie difference et varieté, pour la seule distance
des lieux. Ny le bled ny le vin se voit, ny aucun de nos animaux,
en ce nouueau coin du monde, que nos peres ont descouuert:
tout y est diuers. Et au temps passé, voyez en combien de
parties du monde on n'auoit cognoissance ny de Bacchus, ny de
Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des especes
d'hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à3
la nostre. Et y a des formes mestisses et ambigues, entre l'humaine
nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent
sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine: où ils sont
tous androgynes: où ils marchent de quatre pates: où ils n'ont
qu'vn œil au front, et la teste plus semblable à celle d'vn chien qu'à
la nostre: où ils sont moitié poisson par embas, et viuent en l'eau:
où les femmes accouchent à cinq ans, et n'en viuent que huict: où
ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n'y peut mordre,
et rebouche contre: où les hommes sont sans barbe: des nations,
sans vsage de feu: d'autres qui rendent le sperme de couleur4
noire. Quoy ceux qui naturellement se changent en loups, en
iumens, et puis encore en hommes? Et s'il est ainsi, comme dit
Plutarque, qu'en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes
sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs,
combien y a il de nos descriptions faulces? Il n'est plus risible, ny
à l'aduanture capable de raison et de societé. L'ordonnance et la
cause de nostre bastiment interne, seroyent pour la plus part hors
de propos.   Dauantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance,
qui combattent ces belles regles que nous auons taillées
et prescriptes à Nature? Et nous entreprendrons d'y attacher Dieu
mesme! Combien de choses appellons nous miraculeuses, et contre
Nature? Cela se fait par chaque homme, et par chasque nation, selon
la mesure de son ignorance. Combien trouuons nous de proprietez
occultes et de quint'essences? car aller selon Nature pour
nous, ce n'est qu'aller selon nostre intelligence, autant qu'elle peut1
suiure, et autant que nous y voyons: ce qui est audelà, est monstrueux
et desordonné. Or à ce compte, aux plus aduisez et aux plus
habiles tout sera donc monstrueux: car à ceux là, l'humaine raison
a persuadé, qu'elle n'auoit ny pied, ny fondement quelconque: non
pas seulement pour asseurer si la neige est blanche: et Anaxagoras
la disoit noire: s'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle chose: s'il
y a science, ou ignorance: ce que Metrodorus Chius nioit l'homme
pouuoir dire. Ou si nous viuons; comme Eurypides est en doubte,
si la vie que nous viuons est vie, ou si c'est ce que nous appellons
mort, qui soit vie:2

Τις δ' οιδεν ει ζην τουθ' ο κεκληται θανειν,
Το ζην δε θνεισκειν εστι?

Et non sans apparence. Car pourquoy prenons nous tiltre d'estre,
de cet instant, qui n'est qu'vne eloise dans le cours infini d'vne
nuict eternelle, et vne interruption si briefue de nostre perpetuelle
et naturelle condition? la mort occupant tout le deuant et tout le
derriere de ce moment, et encore vne bonne partie de ce moment.
D'autres iurent qu'il n'y a point de mouuement, que rien ne bouge:
comme les suiuants de Melissus. Car s'il n'y a qu'vn, ny ce mouuement
sphærique ne luy peut seruir, ny le mouuement de lieu à3
autre, comme Platon preuue. Qu'il n'y a ny generation ny corruption
en Nature. Protagoras dit qu'il n'y a rien en Nature, que le
doubte. Que de toutes choses on peut esgalement disputer: et de
cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses. Mansiphanes,
que des choses, qui semblent, rien est non plus que non
est. Qu'il n'y a autre certain que l'incertitude. Parmenides, que de
ce qu'il semble, il n'est aucune chose en general. Qu'il n'est qu'vn.
Zenon, qu'vn mesme n'est pas. Et qu'il n'y a rien. Si vn estoit, il
seroit ou en vn autre, ou en soy-mesme. S'il est en vn autre, ce
sont deux. S'il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant,
et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n'est
qu'vne ombre ou fausse ou vaine.   Il m'a tousiours semblé qu'à
vn homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d'indiscretion
et d'irreuerence: Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire,
Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Ie ne trouue pas bon d'enfermer
ainsi la puissance diuine soubs les loix de nostre parolle. Et l'apparence
qui s'offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer
plus reueremment et plus religieusement.   Nostre parler a
ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part1
des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez
ne naissent que du debat de l'interpretation des loix; et la plus
part des guerres, de cette impuissance de n'auoir sçeu clairement
exprimer les conuentions et traictez d'accord des Princes. Combien
de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte
du sens de cette syllabe, Hoc? Prenons la clause que la logique
mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict
beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau temps.
Voyla pas vne forme de parler certaine? Encore nous trompera
elle. Qu'il soit ainsi, suyuons l'exemple: si vous dites, Ie ments, et2
que vous dissiez vray, vous mentez donc. L'art, la raison, la force
de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l'autre, toutesfois
nous voyla embourbez. Ie voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne
peuuent exprimer leur generale conception en aucune maniere de
parler: car il leur faudroit vn nouueau langage. Le nostre est tout
formé de propositions affirmatiues, qui leur sont du tout ennemies.
De façon que quand ils disent, Ie doubte, on les tient incontinent à
la gorge, pour leur faire auouër, qu'aumoins assurent et sçauent
ils cela, qu'ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauuer
dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur3
seroit inexplicable. Quand ils prononcent, I'ignore, ou, Ie doubte,
ils disent que cette proposition s'emporte elle mesme quant et
quant le reste: ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors
les mauuaises humeurs, et s'emporte hors quant et quant elle mesmes.
Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation:
Que sçay-ie? comme ie la porte à la deuise d'vne balance.   Voyez
comment on se preuault de cette sorte de parler pleine d'irreuerence.
Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous
pressez trop les aduersaires, ils vous diront tout destroussément,
qu'il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit
en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce
mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il,
est-ce vne non legere consolation à l'homme, de ce qu'il voit Dieu
ne pouuoir pas toutes choses: car il ne se peut tuer quand il le
voudroit, qui est la plus grande faueur que nous ayons en nostre
condition: il ne peut faire les mortels immortels, ny reuiure les1
trespassez, ny que celuy qui a vescu n'ait point vescu, celuy qui a
eu des honneurs, ne les ait point eus, n'ayant autre droit sur le
passé que de l'oubliance. Et afin que cette societé de l'homme à
Dieu, s'accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut
faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu'il dit, et qu'vn
Chrestien deuroit euiter de passer par sa bouche. Là où au rebours,
il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de
langage pour ramener Dieu à leur mesure.

Cras vel atra
Nube polum Pater occupato,2
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet,
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l'infinité des siecles tant passez qu'auenir
n'est à Dieu qu'vn instant: que sa bonté, sapience, puissance sont
mesme chose auecques son essence; nostre parole le dit, mais nostre
intelligence ne l'apprehende point.   Et toutesfois nostre outrecuidance
veut faire passer la diuinité par nostre estamine. Et de
là s'engendrent toutes les resueries et erreurs, desquelles le monde3
se trouue saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée
de son poix. Mirum quò procedat improbitas cordis humani,
paruulo aliquo inuitata successu. Combien insolemment rabroüent
Epicurus les Stoiciens, sur ce qu'il tient l'estre veritablement bon
et heureux, n'appartenir qu'à Dieu, et l'homme sage n'en auoir
qu'vn ombrage et similitude? Combien temerairement ont ils attaché
Dieu à la destinée! (à la mienne volonté qu'aucuns du surnom
de Chrestiens ne le facent pas encore) et Thales, Platon, et
Pythagoras, l'ont asseruy à la necessité. Cette fierté de vouloir
descouurir Dieu par nos yeux, a faict qu'vn grand personnage des4
nostres a attribué à la diuinité vne forme corporelle. Et est cause
de ce qui nous aduient tous les iours, d'attribuer à Dieu, les euenements
d'importance, d'vne particuliere assignation. Par ce qu'ils
nous poisent, il semble qu'ils luy poisent aussi, et qu'il y regarde
plus entier et plus attentif, qu'aux euenemens qui nous sont legers,
ou d'vne suitte ordinaire. Magna Dij curant, parua negligunt. Escoutez
son exemple: il vous esclaircira de sa raison: Nec in regnis
quidem reges omnia minima curant. Comme si à ce Roy là, c'estoit
plus et moins de remuer vn empire, ou la feuille d'vn arbre: et si
sa prouidence s'exerçoit autrement, inclinant l'euenement d'vne
battaille, que le sault d'vne puce. La main de son gouuernement,
se preste à toutes choses de pareille teneur, mesme force, et
mesme ordre: nostre interest n'y apporte rien: noz mouuements
et noz mesures ne le touchent pas. Deus ita artifex magnus in magnis,
vt minor non sit in paruis. Nostre arrogance nous remet tousiours1
en auant cette blasphemeuse appariation. Par ce que noz occupations
nous chargent, Straton a estreiné les Dieux de toute
immunité d'offices, comme sont leurs prestres. Il fait produire et
maintenir toutes choses à Nature: et de ses poids et mouuements
construit les parties du monde: deschargeant l'humaine nature de
la crainte des iugements diuins. Quod beatum æternúmque sit, id
nec habere negotij quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu'en
choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des
mortels conclud vn pareil nombre d'immortels: les choses infinies,
qui tuent et ruinent, en presupposent autant qui conseruent et2
profitent. Comme les ames des Dieux, sans langue, sans yeux, sans
oreilles, sentent entre elles chacune, ce que l'autre sent, et iugent
noz pensées: ainsi les ames des hommes, quand elles sont libres
et déprinses du corps, par le sommeil, ou par quelque rauissement,
deuinent, prognostiquent, et voyent choses, qu'elles ne sçauroyent
veoir meslées aux corps. Les hommes, dit Sainct Paul, sont
deuenus fols cuidans estre sages, et ont mué la gloire de Dieu incorruptible,
en l'image de l'homme corruptible.   Voyez vn peu ce
bastelage des deifications anciennes. Apres la grande et superbe
pompe de l'enterrement, comme le feu venoit à prendre au hault3
de la pyramide, et saisir le lict du trespassé, ils laissoient en
mesme temps eschapper vn aigle, lequel s'en volant à mont, signifioit
que l'ame s'en alloit en paradis. Nous auons mille medailles,
et notamment de cette honneste femme de Faustine, où cet aigle
est representé, emportant à la cheuremorte vers le ciel ces ames
deifiées. C'est pitié que nous nous pippons de nos propres singeries
et inuentions,

Quod finxere timent;

comme les enfans qui s'effrayent de ce mesme visage qu'ils ont barbouillé
et noircy à leur compagnon. Quasi quicquam infelicius sit4
homine, cui sua figmenta dominantur. C'est bien loin d'honorer celuy
qui nous a faicts, que d'honorer celuy que nous auons faict. Auguste
eut plus de temples que Iupiter, seruis auec autant de religion
et creance de miracles. Les Thasiens en recompense des biensfaicts
qu'ils auoyent receuz d'Agesilaus, luy vindrent dire qu'ils l'auoyent
canonisé: Vostre nation, leur dit-il, a elle ce pouuoir de faire Dieu
qui bon luy semble? Faictes en pour voir l'vn d'entre vous, et puis
quand i'auray veu comme il s'en sera trouué, ie vous diray grand-mercy
de vostre offre. L'homme est bien insensé: il ne sçauroit
forger vn ciron, et forge des Dieux à douzaines. Oyez Trismegiste1
louant nostre suffisance: De toutes les choses admirables a surmonté
l'admiration, que l'homme ayt peu trouuer la diuine nature,
et la faire.   Voicy des arguments de l'escole mesme de la philosophie.

Nosse cui Diuos et cœli numina soli,
Aut soli nescire, datum.

Si Dieu est, il est animal, s'il est animal, il a sens, et s'il a sens,
il est subject à corruption. S'il est sans corps, il est sans ame,
et par consequent sans action: et s'il a corps, il est perissable.
Voyla pas triomphé? Nous sommes incapables d'auoir faict le2
monde: il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la
main. Ce seroit vne sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte
chose de cet vniuers. Il y a donc quelque chose de meilleur.
Cela c'est Dieu. Quand vous voyez vne riche et pompeuse demeure,
encore que vous ne sçachiez qui en est le maistre; si ne direz vous
pas qu'elle soit faicte pour des rats. Et cette diuine structure, que
nous voyons du palais celeste, n'auons nous pas à croire, que ce
soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes?
Le plus hault est-il pas tousiours le plus digne? Et nous sommes
placez au plus bas. Rien sans ame et sans raison ne peut produire3
vn animant capable de raison. Le monde nous produit: il a donc
ame et raison. Chasque part de nous est moins que nous. Nous
sommes part du monde. Le monde est donc fourny de sagesse et
de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C'est belle
chose que d'auoir vn grand gouuernement. Le gouuernement du
monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres
ne nous font pas de nuisance: ils sont donc pleins de bonté.
Nous auons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se
paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas
biens à Dieu: ce ne sont donc pas biens à nous. L'offenser, et4
l'estre offencé sont egalement tesmoignages d'imbecillité: c'est
donc follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature: l'homme
par son industrie, qui est plus. La sagesse diuine, et l'humaine
sagesse n'ont autre distinction, sinon que celle-la est eternelle. Or
la durée n'est aucune accession à la sagesse. Parquoy nous voyla
compagnons. Nous auons vie, raison et liberté, estimons la bonté,
la charité, et la iustice: ces qualitez sont donc en luy. Somme le
bastiment et le desbastiment, les conditions de la diuinité, se forgent
par l'homme selon la relation à soy. Quel patron et quel
modele! Estirons, esleuons, et grossissons les qualitez humaines1
tant qu'il nous plaira. Enfle toy pauure homme, et encore, et encore,
et encore,

Non, si te ruperis, inquit.

Profectò non Deum, quem cogitare non possunt, sed semetipsos pro
illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi, sed sibi comparant.
Es choses naturelles les effects ne rapportent qu'à demy leurs
causes. Quoy cette-cy? elle est au dessus de l'ordre de Nature, sa
condition est trop hautaine, trop esloignée, et trop maistresse,
pour souffrir que noz conclusions l'attachent et la garottent. Ce
n'est par nous qu'on y arriue, cette routte est trop basse. Nous ne2
sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis, qu'au fond de la
mer: consultez en pour voir auec vostre astrolabe.   Ils ramenent
Dieu iusques à l'accointance charnelle des femmes, à combien de
fois, à combien de generations. Paulina femme de Saturninus, matrone
de grande reputation à Rome, pensant coucher auec le Dieu
Serapis, se trouue entre les bras d'vn sien amoureux, par le macquerellage
des prestres de ce temple. Varro le plus subtil et le plus
sçauant autheur Latin, en ses liures de la Theologie, escrit, que le
secrestin de Hercules, iectant au sort d'vne main pour soy, de l'autre,
pour Hercules, ioüa contre luy vn soupper et vne garse: s'il3
gaignoit, aux despens des offrandes: s'il perdoit, aux siens. Il perdit,
paya son soupper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui
veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus, que le
lendemain, le premier qu'elle rencontreroit, la payeroit celestement
de son salaire. Ce fut Taruncius, ieune homme riche, qui la
mena chez luy, et auec le temps la laissa heritiere. Elle à son tour,
esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heritier le peuple
Romain. Pourquoy on luy attribua des honneurs diuins. Comme
s'il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement
descendu des Dieux, et auoir pour autheur commun de sa race,
Neptune: il estoit tenu pour certain à Athenes, qu'Ariston ayant
voulu iouïr de la belle Perictyone, n'auoit sçeu. Et fut aduerti en
songe par le Dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, iusques
à ce qu'elle fust accouchée. C'estoient les pere et mere de Platon.
Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les
Dieux, contre les pauures humains? et des maris iniurieusement
descriez en faueur des enfants? En la religion de Mahomet, il se
trouue par la croyance de ce peuple, assés de Merlins: assauoir
enfants sans pere, spirituels, nays diuinement au ventre des pucelles:1
et portent vn nom, qui le signifie en leur langue.   Il nous
faut noter, qu'à chasque chose, il n'est rien plus cher, et plus
estimable que son estre (le lyon, l'aigle, le daulphin, ne prisent
rien au dessus de leur espece) et que chacune rapporte les qualitez
de toutes autres choses à ses propres qualitez. Lesquelles nous
pouuons bien estendre et racourcir, mais c'est tout; car hors de
ce rapport, et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne
peut rien diuiner autre, et est impossible qu'elle sorte de là, et
qu'elle passe au delà. D'où naissent ces anciennes conclusions. De
toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme: Dieu donc2
est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu: ny la
vertu estre sans raison: et nulle raison loger ailleurs qu'en l'humaine
figure: Dieu est donc reuestu de l'humaine figure. Ita est
informatum anticipatumque mentibus nostris, vt homini, quum de Deo
cogitet, forma occurrat humana. Pourtant disoit plaisamment Xenophanes,
que si les animaux se forgent des Dieux, comme il est
vray-semblable qu'ils facent, ils les forgent certainement de mesme
eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoy ne dira un oyson
ainsi: Toutes les pieces de l'vniuers me regardent, la terre me sert
à marcher, le soleil à m'esclairer, les estoilles à m'inspirer leurs3
influances: i'ay telle commodité des vents, telle des eaux: il n'est
rien que cette voute regarde si fauorablement que moy: ie suis le
mignon de Nature? Est-ce pas l'homme qui me traicte, qui me
loge, qui me sert: C'est pour moy qu'il fait et semer et moudre:
s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon; et si
fay-ie moy les vers qui le tuent, et qui le mangent. Autant en diroit
une gruë; et plus magnifiquement encore pour la liberté de
son vol, et la possession de cette belle et haulte region. Tam blanda
conciliatrix, et tam sui est Iena ipsa natura.   Or donc par ce
mesme train, pour nous sont les destinées, pour nous le monde, il
luict, il tonne pour nous; et le createur, et les creatures, tout est
pour nous. C'est le but et le poinct où vise l'vniuersité des choses.
Regardés le registre que la philosophie a tenu deux mille ans, et
plus, des affaires celestes: les Dieux n'ont agi, n'ont parlé, que
pour l'homme: elle ne leur attribue autre consultation, et autre
vacation. Les voyla contre nous en guerre.

Domitósque Herculea manu
Telluris iuuenes, vnde periculum
Fulgens contremuit domus1
Saturni veteris.

Les voicy partisans de noz troubles, pour nous rendre la pareille
de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs:

Neptunus muros magnóque emula tridenti
Fundamenta quatit, totámque à sedibus vrbem
Eruit: hîc Iuno Scæas sæuissima portas
Prima tenet.

Les Cauniens, pour la ialousie de la domination de leurs Dieux
propres, prennent armes en dos, le iour de leur deuotion, et vont
courant toute leur banlieue, frappant l'air par-cy par-là, à tout2
leurs glaiues, pourchassant ainsin à outrance, et bannissant les
Dieux estrangers de leur territoire. Leurs puissances sont retranchées
selon nostre necessité. Qui guerit les cheuaux, qui les hommes,
qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui vne sorte de gale,
qui vne autre: adeo minimis etiam rebus praua religio inserit Deos:
qui fait naistre les raisins, qui les aux: qui a la charge de la paillardise,
qui de la marchandise: à chasque race d'artisans, vn
Dieu: qui a sa prouince en Orient, et son credit, qui en Ponant,

Hîc illius arma,
Hîc currus fuit.3

O Sancte Apollo, qui vmbilicum certum terrarum obtines!

Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam,
Vulcanum tellus Hipsipylæa colit,
Iunonem Sparte, Pelopeïadèsque Micenæ;
Pinigerum Fauni Mænalis ora caput,
Mars Latio venerandus.

Qui n'a qu'vn bourg ou vne famille en sa possession: qui loge seul,
qui en compagnie, ou volontaire ou necessaire.

Iunctáque sunt magno templa nepotis auo.

Il en est de si chetifs et populaires, car le nombre s'en monte iusques4
à trente six mille, qu'il en faut entasser bien cinq ou six à
produire vn espic de bled, et en prennent leurs noms diuers. Trois à
vne porte: celuy de l'ais, celuy du gond, celuy du seuil. Quatre à
vn enfant, protecteurs de son maillot, de son boire, de son manger,
de son tetter. Aucuns certains, aucuns incertains et doubteux. Aucuns,
qui n'entrent pas encore en paradis.

Quos, quoniam cœli nondum dignamur honore,
Quas dedimus, certè terras habitare sinamus.

Il en est de physiciens, de poëtiques, de ciuils. Aucuns, moyens
entre la diuine et humaine nature, mediateurs, entremetteurs de
nous à Dieu. Adorez par certain second ordre d'adoration, et diminutif.
Infinis en tiltres et offices: les vns bons, les autres mauuais.
Il en est de vieux et cassez, et en est de mortels. Car Chrysippus
estimoit qu'en la derniere conflagration du monde tous les Dieux1
auroyent à finir, sauf Iuppiter. L'homme forge mille plaisantes societez
entre Dieu et luy. Est-il pas son compatriote?

Iouis incunabula Creten.
Voicy l'excuse, que nous donnent, sur la consideration de ce subject,
Sceuola grand pontife, et Varron grand theologien, en leur
temps: Qu'il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses
vrayes, et en croye beaucoup de fausses. Quum veritatem, qua liberetur,
inquirat: credatur ei expedire, quod fallitur. Les yeux humains
ne peuuent apperceuoir les choses que par les formes de leur
cognoissance. Et ne nous souuient pas quel sault print le miserable2
Phaëthon pour auoir voulu manier les renes des cheuaux de son
pere, d'vne main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profondeur,
se dissipe et se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous
demandez à la philosophie de quelle matiere est le soleil, que vous
respondra elle, sinon, de fer, et de pierre, ou autre estoffe de son
vsage? S'enquiert-on à Zenon que c'est que Nature? Vn feu, dit-il,
artiste, propre à engendrer, procedant reglément. Archimedes
maistre de cette science qui s'attribue la presseance sur toutes les
autres en verité et certitude: Le soleil, dit-il, est vn Dieu de fer
enflammé. Voyla pas vne belle imagination produicte de l'ineuitable3
necessité des demonstrations geometriques? Non pourtant si
ineuitable et vtile, que Socrates n'ayt estimé, qu'il suffisoit d'en
sçauoir, iusques à pouuoir arpenter la terre qu'on donnoit et receuoit:
et que Polyænus, qui en auoit esté fameux et illustre docteur,
ne les ayt prises à mespris, comme pleines de fauceté, et de
vanité apparente, après qu'il eut gousté les doux fruicts des iardins
poltronesques d'Epicurus. Socrates en Xenophon sur ce propos
d'Anaxagoras, estimé par l'antiquité entendu au dessus de
touts autres, és choses celestes et diuines, dit, qu'il se troubla du
cerueau, comme font tous hommes, qui perscrutent immoderément
les cognoissances, qui ne sont de leur appartenance. Sur ce
qu'il faisoit le soleil vne pierre ardente, il ne s'aduisoit pas, qu'vne
pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu'elle s'y consomme.
En ce qu'il faisoit vn, du soleil et du feu, que le feu ne noircit pas
ceux qu'il regarde: que nous regardons fixement le feu: que le
feu tue les plantes et les herbes. C'est à l'aduis de Socrates, et au
mien aussi, le plus sagement iugé du ciel, que n'en iuger point.
Platon ayant à parler des daimons au Timée: C'est entreprinse,
dit-il, qui surpasse nostre portée: il en faut croire ces anciens,1
qui se sont dicts engendrez d'eux. C'est contre raison de refuser
foy aux enfants des Dieux, encore que leur dire ne soit estably par
raisons necessaires, ny vray-semblables: puis qu'ils nous respondent,
de parler de choses domestiques et familieres.   Voyons si
nous auons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des
choses humaines et naturelles. N'est-ce pas vne ridicule entreprinse,
à celles ausquelles par nostre propre confession nostre science
ne peut atteindre, leur aller forgeant vn autre corps, et prestant
vne forme faulce de nostre inuention: comme il se void au mouuement
des planetes, auquel d'autant que nostre esprit ne peut arriuer,2
ny imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons du
nostre, des ressors materiels, lourds, et corporels:

Temo aureus, aurea summæ
Curuatura rotæ, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous auons eu des cochers, des charpentiers, et
des peintres, qui sont allez dresser là hault des engins à diuers
mouuemens, et ranger les roüages et entrelassemens des corps celestes
bigarrez en couleur, autour du fuseau de la necessité, selon
Platon.

Mundus domus est maxima rerum,3
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaist-il vn iour à
Nature nous ouurir son sein, et nous faire voir au propre, les
moyens et la conduicte de ses mouuements, et y preparer nos
yeux? O Dieu quels abus, quels mescomtes nous trouuerions en
nostre pauure science! Ie suis trompé, si elle tient vne seule chose,
droictement en son poinct: et m'en partiray d'icy plus ignorant4
toute autre chose, que mon ignorance.   Ay-ie pas veu en Platon
ce diuin mot, que Nature n'est rien qu'vne poësie ainigmatique?
Comme, peut estre, qui diroit, vne peinture voilée et tenebreuse,
entreluisant d'vne infinie varieté de faux iours à exercer noz coniectures.
Latent ista omnia crassis occultata et circumfusa tenebris:
vt nulla acies humani ingenij tanta sit, quæ penetrare in cœlum,
terram intrare possit. Et certes la philosophie n'est qu'vne poësie
sophistiquée. D'où tirent ces autheurs anciens toutes leurs authoritez,
que des poëtes? Et les premiers furent poetes eux mesmes,
et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'vn poete descousu.
Toutes les sciences sur-humaines s'accoustrent du stile poetique.1
Tout ainsi que les femmes employent des dents d'yuoire, où les
leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vray teint, en
forgent vn de quelque matiere estrangere: comme elles font des
cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoinct de coton: et au
veu et sçeu d'vn chacun s'embellissent d'vne beauté fauce et empruntée:
ainsi fait la science (et nostre droict mesme a, dit-on,
des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa iustice)
elle nous donne en payement et en presupposition, les choses
qu'elle mesmes nous apprend estre inuentées: car ces epicycles,
excentriques, concentriques, dequoy l'astrologie s'aide à conduire2
le bransle de ses estoilles, elle nous les donne, pour le mieux
qu'elle ait sçeu inuenter en ce subject: comme aussi au reste, la
philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit,
mais ce qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon
sur le discours de l'estat de nostre corps et de celuy des bestes:
Que ce, que nous auons dict, soit vray, nous en asseurerions, si
nous auions sur cela confirmation d'vn oracle. Seulement nous
asseurons, que c'est le plus vray-semblablement, que nous ayons
sçeu dire.   Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle enuoye ses cordages,
ses engins et ses rouës: considerons vn peu ce qu'elle dit3
de nous mesmes et de nostre contexture. Il n'y a pas plus de retrogradation,
trepidation, accession, reculement, rauissement, aux
astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauure petit corps
humain. Vrayement ils ont eu par là, raison de l'appeller le petit
monde, tant ils ont employé de pieces, et de visages à le maçonner
et bastir. Pour accommoder les mouuemens qu'ils voyent en
l'homme, les diuerses functions et facultez que nous sentons en
nous, en combien de parties ont ils diuisé nostre ame? en combien
de sieges logée? à combien d'ordres et d'estages ont-ils departy4
ce pauure homme, outre les naturels et perceptibles? et à
combien d'offices et de vacations? Ils en font vne chose publique
imaginaire. C'est vn subject qu'ils tiennent et qu'ils manient: on
leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler,
et estoffer, chacun à sa fantasie; et si ne le possedent pas encore.
Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le
peuuent regler, qu'il ne s'y trouue quelque cadence, ou quelque
son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu'elle est, et
rapiecée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n'est pas raison
de les excuser. Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la
terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons,
qu'ils nous en rapportent seulement quelque marque legere: et1
comme de choses ignorées, nous contentons d'vn tel quel ombrage
et feint. Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject,
qui nous est familier et cognu, nous exigeons d'eux vne parfaicte
et exacte representation des lineaments, et des couleurs: et
les mesprisons, s'ils y faillent.   Ie sçay bon gré à la garce Milesienne,
qui voyant le philosophe Thales s'amuser continuellement
à la contemplation de la voute celeste, et tenir tousiours les yeux
esleuez contre-mont, luy mit en son passage quelque chose à le
faire broncher, pour l'aduertir, qu'il seroit temps d'amuser son
pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit2
pourueu à celles qui estoient à ses pieds. Elle luy conseilloit certes
bien, de regarder plustost à soy qu'au ciel. Car, comme dit Democritus
par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat: cœli scrutantur plagas.

Mais nostre condition porte, que la cognoissance de ce que nous
auons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au
dessus des nuës, que celle des astres. Comme dit Socrates en Platon,
qu'à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le
reproche que fait cette femme à Thales, qu'il ne void rien de ce
qui est deuant luy. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin:3
ouï et ce qu'il fait luy-mesme, et ignore ce qu'ils sont tous
deux, ou bestes, ou hommes.   Ces gens icy, qui trouuent les raisons
de Sebonde trop foibles, qui n'ignorent rien, qui gouuernent
le monde, qui sçauent tout:

Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, iussæue vagentur et errent:
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors:

n'ont ils pas quelquesfois sondé parmy leurs liures, les difficultez
qui se presentent, à cognoistre leur estre propre? Nous voyons bien4
que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu'aucunes parties
se branslent d'elles mesmes sans nostre congé, et que d'autres
nous les agitons par nostre ordonnance, que certaine apprehension
engendre la rougeur, certaine autre la palleur, telle imagination
agit en la rate seulement, telle autre au cerueau, l'vne nous cause
le rire, l'autre le pleurer, telle autre transit et estonne tous noz
sens, et arreste le mouuement de noz membres, à tel object l'estomach
se sousleue, à tel autre quelque partie plus basse. Mais
comme vne impression spirituelle, face vne telle faucée dans vn
subject massif, et solide, et la nature de la liaison et cousture de
ces admirables ressorts, iamais homme ne l'a sçeu: Omnia incerta
ratione, et in naturæ maiestate abdita, dit Pline; et S. Augustin,
Modus, quo corporibus adhærent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi1
ab homine potest: et hoc ipse homo est. Et si ne le met on
pas pourtant en doubte: car les opinions des hommes, sont receuës
à la suitte des creances anciennes, par authorité et à credit,
comme si c'estoit religion et loy. On reçoit comme vn iargon ce qui
en est communement tenu: on reçoit cette verité, auec tout son
bastiment et attelage d'argumens et de preuues, comme vn corps
ferme et solide, qu'on n'esbranle plus, qu'on ne iuge plus. Au
contraire, chacun à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette
creance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est vn vtil
soupple contournable, et accommodable à toute figure. Ainsi se2
remplit le monde et se confit en fadeze et en mensonge.   Ce qui
fait qu'on ne doubte de guere de choses, c'est que les communes
impressions on ne les essaye iamais; on n'en sonde point le pied,
où git la faute et la foiblesse: on ne debat que sur les branches: on
ne demande pas si cela est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin
entendu. On ne demande pas si Galen a rien dict qui vaille: mais
s'il a dict ainsin, ou autrement. Vrayement c'estoit bien raison que
cette bride et contrainte de la liberté de noz iugements, et cette
tyrannie de noz creances, s'estendist iusques aux escholes et aux
arts. Le Dieu de la science scholastique, c'est Aristote: c'est religion3
de debattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus
à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale: qui est à l'aduanture
autant faulce que vne autre. Ie ne sçay pas pourquoy ie n'acceptasse
autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes
d'Epicurus, ou le plein et le vuide de Leucippus et Democritus, ou
l'eau de Thales, ou l'infinité de Nature d'Anaximander, ou l'air de
Diogenes, ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l'infiny
de Parmenides, ou l'vn de Musæus, ou l'eau et le feu d'Apollodorus,
ou les parties similaires d'Anaxagoras, ou la discorde et
amitié d'Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion,
(de cette confusion infinie d'aduis et de sentences, que produit
cette belle raison humaine par sa certitude et clair-voyance,
en tout ce dequoy elle se mesle) que ie feroy l'opinion d'Aristote,
sur ce subject des principes des choses naturelles: lesquels principes
il bastit de trois pieces, matiere, forme, et priuation. Et
qu'est-il plus vain que de faire l'inanité mesme, cause de la production1
des choses? La priuation c'est vne negatiue: de quelle
humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont?
Cela toutesfois ne s'oseroit esbranler que pour l'exercice de la
logique. On n'y debat rien pour le mettre en doute, mais pour
deffendre l'autheur de l'escole des obiections estrangeres: son
authorité c'est le but, au delà duquel il n'est pas permis de s'enquerir.
   Il est bien aisé sur des fondemens auouez, de bastir ce
qu'on veut; car selon la loy et ordonnance de ce commencement,
le reste des pieces du bastiment se conduit aisément, sans se dementir.
Par cette voye nous trouuons nostre raison bien fondée, et2
discourons à boule-veuë. Car nos maistres præoccupent et gaignent
auant main, autant de lieu en nostre creance, qu'il leur en faut
pour conclurre apres ce qu'ils veulent; à la mode des geometriens
par leurs demandes auouées: le consentement et approbation que
nous leurs prestons, leur donnant dequoy nous trainer à gauche
et à dextre, et nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est creu
de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu: il
prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé, que par
iceux il nous pourra monter, s'il veut, iusques aux nuës. En cette
pratique et negotiation de science, nous auons pris pour argent3
content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit estre creu
en son art. Le dialecticien se rapporte au grammairien de la signification
des mots: le rhetoricien emprunte du dialecticien les lieux
des argumens: le poëte, du musicien les mesures: le geometrien,
de l'arithmeticien les proportions: les metaphysiciens prennent
pour fondement les coniectures de la physique. Car chasque science
a ses principes presupposez, par où le iugement humain est bridé
de toutes parts. Si vous venez à chocquer cette barriere, en laquelle
gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la
bouche; qu'il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes.4
Or n'y peut-il auoir des principes aux hommes, si la diuinité
ne les leur a reuelez: de tout le demeurant, et le commencement,
et le milieu et la fin, ce n'est que songe et fumée. A ceux qui combattent
par presupposition, il leur faut presupposer au contraire,
le mesme axiome, dequoy on debat. Car toute presupposition humaine,
et toute enunciation, a autant d'authorité que l'autre, si la
raison n'en faict la difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la
balance: et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent.
La persuasion de la certitude, est vn certain tesmoignage
de folie, et d'incertitude extreme. Et n'est point de plus folles
gents, ny moins philosophes, que les Philodoxes de Platon. Il faut
sçauoir si le feu est chault, si la neige est blanche, s'il y a rien de1
dur ou de mol en nostre cognoissance.   Et quant à ces responses,
dequoy il se fait des comtes anciens: comme à celuy qui mettoit
en doubte la chaleur, à qui on dit qu'il se iettast dans le feu: à
celuy qui nioit la froideur de la glace, qu'il s'en mist dans le sein:
elles sont tres-indignes de la profession philosophique. S'ils nous
eussent laissé en nostre estat naturel, receuans les apparences
estrangeres selon qu'elles se presentent à nous par nos sens; et
nous eussent laissé aller apres nos appetits simples, et reglez par
la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi.
Mais c'est d'eux que nous auons appris de nous rendre iuges du2
monde: c'est d'eux que nous tenons cette fantasie, que la raison
humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors et
au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout, qui peut tout:
par le moyen de laquelle tout se sçait, et cognoist. Cette response
seroit bonne parmy les Canibales, qui iouyssent l'heur d'vne longue
vie, tranquille, et paisible, sans les preceptes d'Aristote, et sans la
cognoissance du nom de la physique. Cette response vaudroit mieux
à l'aduenture, et auroit plus de fermeté, que toutes celles qu'ils
emprunteront de leur raison et de leur inuention. De cette-cy
seroient capables auec nous, tous les animaux, et tout ce, où le3
commandement est encor pur et simple de la loy naturelle: mais
eux ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu'ils me dient, il est vray, car
vous le voyez et sentez ainsin: il faut qu'ils me dient, si ce que ie
pense sentir, ie le sens pourtant en effect: et si ie le sens, qu'ils me
dient apres pourquoy ie le sens, et comment, et quoy: qu'ils me
dient le nom, l'origine, les tenans et aboutissans de la chaleur, du
froid; les qualitez de celuy qui agit, et de celuy qui souffre: ou
qu'ils me quittent leur profession, qui est de ne receuoir ny approuuer
rien, que par la voye de la raison: c'est leur touche à
toutes sortes d'essais. Mais certes c'est vne touche pleine de fauceté,4
d'erreur, de foiblesse, et defaillance.   Par où la voulons nous
mieux esprouuer, que par elle mesme? S'il ne la faut croire parlant
de soy, à peine sera elle propre à iuger des choses estrangeres: si
elle cognoist quelque chose, aumoins sera-ce son estre et son domicile.
Elle est en l'ame, et partie, ou effect d'icelle: car la vraye
raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes,
elle loge dans le sein de Dieu, c'est là son giste et sa retraite,
c'est de là où elle part, quand il plaist à Dieu nous en faire
voir quelque rayon: comme Pallas saillit de la teste de son pere,
pour se communiquer au monde.   Or voyons ce que l'humaine1
raison nous a appris de soy et de l'ame: non de l'ame en general,
de laquelle quasi toute la philosophie rend les corps celestes et les
premiers corps participants: ny de celle que Thales attribuoit aux
choses mesmes, qu'on tient inanimées, conuié par la consideration
de l'aimant: mais de celle qui nous appartient, que nous deuons
mieux cognoistre.

Ignoratur enim quæ sit natura animaï:
Nata sit, an contrà nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta;
An tenebras Orci visat, vastásque lacunas,2
An pecudes alias diuinitus insinuet se.
A Crates et Dicæarchus, qu'il n'y en auoit du tout point, mais
que le corps s'esbranloit ainsi d'vn mouuement naturel: à Platon,
que c'estoit vne substance se mouuant de soy-mesme: à Thales,
vne nature sans repos: à Asclepiades, vne exercitation des sens:
à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d'eau: à
Parmenides, de terre et de feu: à Empedocles, de sang:

Sanguineam vomit ille animam:

à Possidonius, Cleanthes et Galen, vne chaleur ou complexion chaleureuse,3

Igneus est ollis vigor, et cœlestis origo:

à Hippocrates, vn esprit espandu par le corps: à Varro, vn air
receu par la bouche, eschauffé au poulmon, attrempé au cœur, et
espandu par tout le corps: à Zeno, la quint'-essence des quatre elemens:
à Heraclides Ponticus, la lumiere: à Xenocrates, et aux
Ægyptiens, vn nombre mobile: aux Chaldées, vne vertu sans forme
determinée.

Habitum quemdam vitalem corporis esse,
Harmoniam Græci quam dicunt.

N'oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouuoir le corps,4
qu'il nomme entelechie: d'vne autant froide inuention que nulle
autre: car il ne parle ny de l'essence, ny de l'origine, ny de la
nature de l'ame, mais en remerque seulement l'effect. Lactance,
Seneque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé
que c'estoit chose qu'ils n'entendoient pas. Et apres tout ce denombrement
d'opinions: Harum sententiarum quæ vera sit, Deus
aliquis viderit, dit Cicero. Ie connoy par moy, dit S. Bernard, combien
Dieu est incomprehensible, puis que les pieces de mon estre
propre, ie ne les puis comprendre. Heraclitus, qui tenoit, tout estre
plein d'ames et de daimons, maintenoit pourtant, qu'on ne pouuoit
aller tant auant vers la cognoissance de l'ame, qu'on y peust arriuer,1
si profonde estre son essence.   Il n'y a pas moins de dissension,
ny de debat à la loger. Hippocrates et Hierophilus la mettent
au ventricule du cerueau: Democritus et Aristote, par tout le
corps:

Vt bona sæpe valet udo cùm dicitur esse
Corporis, et non est tamen hæc pars vlla valentis.

Epicurus, en l'estomach:

Hîc exultat enim pauor ac metus, hæc loca circúm
Lætitiæ mulcent.

Les Stoïciens, autour et dedans le cœur: Erasistratus, ioignant la2
membrane de l'epicrane: Empedocles, au sang: comme aussi
Moyse, qui fut la cause pourquoy il defendit de manger le sang des
bestes, auquel leur ame est iointe: Galen a pensé que chaque partie
du corps ait son ame: Strato l'a logée entre les deux sourcils: Qua
facie quidem sit animus, aut vbi habitet, ne quærendum quidem
est: dit Cicero. Ie laisse volontiers à cet homme ses mots propres.
Iroy-ie à l'éloquence alterer son parler? Ioint qu'il y a peu d'acquest
à desrober la matiere de ses inuentions. Elles sont et peu
frequentes, et peu roides, et peu ignorées. Mais la raison pourquoy
Chrysippus l'argumente autour du cœur, comme les autres3
de sa secte, n'est pas pour estre oubliée: C'est par ce, dit-il, que
quand nous voulons asseurer quelque chose, nous mettons la main
sur l'estomach: et quand nous voulons prononcer, εγω, qui signifie
moy, nous baissons vers l'estomach la machouëre d'embas. Ce lieu
ne se doit passer, sans remerquer la vanité d'vn si grand personnage:
car outre ce que ces considerations sont d'elles mesmes infiniment
legeres, la derniere ne preuue qu'aux Grecs, qu'ils ayent l'ame en
cet endroit là. Il n'est iugement humain, si tendu, qui ne sommeille
par fois. Que craignons nous à dire? Voyla les Stoiciens peres de
l'humaine prudence, qui trouuent, que l'ame d'vn homme accablé4
sous vne ruine, traine et ahanne long temps à sortir, ne se pouuant
desmesler de la charge, comme vne sourix prinse à la trapelle.
Aucuns tiennent, que le monde fut faict pour donner corps par punition,
aux esprits decheus par leur faute, de la pureté en quoy ils
auoyent esté creés: la premiere creation n'ayant esté qu'incorporelle:
et que selon qu'ils se sont plus ou moins esloignez de leur
spiritualité, on les incorpore plus et moins alaigrement ou lourdement.
De là vient la varieté de tant de matiere creée. Mais l'esprit,
qui fut pour sa peine inuesti du corps du soleil, deuoit auoir vne
mesure d'alteration bien rare et particuliere.   Les extremitez de
nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement. Comme dit
Plutarque de la teste des histoires, qu'à la mode des chartes, l'orée
des terres cognuës est saisie de marests, forests profondes, deserts
et lieux inhabitables. Voyla pourquoy les plus grossieres et pueriles1
rauasseries, se trouuent plus en ceux qui traittent les choses
plus hautes, et plus auant: s'abysmants en leur curiosité et presomption.
La fin et le commencement de science, se tiennent en
pareille bestise. Voyez prendre à mont l'essor à Platon en ses nuages
poëtiques. Voyez chez luy le iargon des Dieux. Mais à quoy
songeoit-il, quand il definit l'homme, vn animal à deux pieds, sans
plume: fournissant à ceux qui auoyent enuie de se moquer de luy,
vne plaisante occasion? car ayans plumé vn chapon vif, ils alloyent
le nommant, l'homme de Platon.   Et quoy les Epicuriens, de
quelle simplicité estoyent ils allez premierement imaginer, que2
leurs atomes, qu'ils disoyent estre des corps ayants quelque pesanteur,
et vn mouuement naturel contre bas, eussent basti le
monde: iusques à ce qu'ils fussent auisez par leurs aduersaires,
que par cette description, il n'estoit pas possible qu'ils se ioignissent
et se prinsent l'vn à l'autre, leur cheute estant ainsi droite et
perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes paralleles?
Parquoy il fut force, qu'ils y adioustassent depuis vn mouuement
de costé, fortuite: et qu'ils fournissent encore à leurs atomes, des
queuës courbes et crochuës, pour les rendre aptes à s'attacher et
se coudre. Et lors mesme, ceux qui les poursuyuent de cette autre3
consideration, les mettent ils pas en peine? Si les atomes ont par
sort formé tant de sortes de figures, pourquoy ne se sont ils iamais
rencontrez à faire vne maison et vn soulier? Pourquoy de mesme
ne croid on, qu'vn nombre infini de lettres Grecques versées emmy
la place, seroyent pour arriuer à la contexture de l'Iliade?   Ce
qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n'en
est point capable: il n'est rien meilleur que le monde: il est donc
capable de raison. Cotta par cette mesme argumentation fait le
monde mathematicien: et le fait musicien et organiste, par cette
autre argumentation aussi de Zenon: Le tout est plus que la partie:4
nous sommes capables de sagesse, et sommes parties du monde:
il est donc sage. Il se void infinis pareils exemples, non d'argumens
faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, et accusans
leurs autheurs non tant d'ignorance que d'imprudence, és reproches
que les philosophes se font les vns aux autres sur les dissentions
de leurs opinions, et de leurs sectes.   Qui fagoteroit suffisamment
vn amas des asneries de l'humaine sapience, il diroit merueilles.
I'en assemble volontiers, comme vne montre, par quelque biais
non moins vtile que les instructions plus moderees. Iugeons par là
ce que nous auons à estimer de l'homme, de son sens et de sa raison,1
puis qu'en ces grands personnages, et qui ont porté si haut
l'humaine suffisance, il s'y trouue des deffauts si apparens et si
grossiers. Moy i'aime mieux croire qu'ils ont traitté la science
casuelement ainsi, qu'vn iouët à toutes mains, et se sont esbatus
de la raison, comme d'vn instrument vain et friuole, mettans en
auant toutes sortes d'inuentions et de fantasies tantost plus tenduës,
tantost plus lasches. Ce mesme Platon, qui definit l'homme
comme vne poulle, dit ailleurs apres Socrates, qu'il ne sçait à la
verité que c'est que l'homme, et que c'est l'vne des pieces du
monde d'autant difficile cognoissance. Par cette varieté et instabilité2
d'opinions, ils nous menent comme par la main tacitement à cette
resolution de leur irresolution. Ils font profession de ne presenter pas
tousiours leur auis à visage descouuert et apparent: ils l'ont caché
tantost soubs des vmbrages fabuleux de la poësie, tantost soubs
quelque autre masque: car nostre imperfection porte encores cela,
que la viande crue n'est pas tousiours propre à nostre estomach: il
la faut assecher, alterer et corrompre. Ils font de mesmes: ils obscurcissent
par fois leurs naïfues opinions et iugemens, et les falsifient
pour s'accommoder à l'vsage publique. Ils ne veulent pas faire
profession expresse d'ignorance, et de l'imbecillité de la raison3
humaine, pour ne faire peur aux enfans: mais ils nous la descouurent
assez soubs l'apparence d'vne science trouble et inconstante.
Ie conseillois en Italie à quelqu'vn qui estoit en peine de parler
Italien, que pourueu qu'il ne cherchast qu'à se faire entendre, sans
y vouloir autrement exceller, qu'il employast seulement les premiers
mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François,
Espagnols, ou Gascons, et qu'en y adioustant la terminaison Italienne,
il ne faudroit iamais à rencontrer quelque idiome du pays,
ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois, ou Napolitain,
et de se ioindre à quelqu'vne de tant de formes. Ie dis de4
mesme de la philosophie: elle a tant de visages et de varieté, et
a tant dict, que tous nos songes et resueries s'y trouuent. L'humaine
phantasie ne peut rien conceuoir en bien et en mal qui n'y
soit: Nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab aliquo
philosophorum. Et i'en laisse plus librement aller mes caprices en
public: d'autant que bien qu'ils soyent nez chez moy, et sans patron,
ie sçay qu'ils trouueront leur relation à quelque humeur ancienne,
et ne faudra quelqu'vn de dire: Voyla d'où il le print. Mes
mœurs sont naturelles: ie n'ay point appellé à les bastir, le secours
d'aucune discipline. Mais toutes imbecilles qu'elles sont, quand1
l'enuie m'a prins de les reciter, et que pour les faire sortir en
publiq, vn peu plus decemment, ie me suis mis en deuoir de les
assister, et de discours, et d'exemples: ç'a esté merueille à moy
mesme, de les rencontrer par cas d'aduenture, conformes à tant
d'exemples et discours philosophiques. De quel regiment estoit
ma vie, ie ne l'ay appris qu'apres qu'elle est exploittée et employée.
Nouuelle figure: Vn philosophe impremedité et fortuit.   Pour
reuenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerueau,
l'ire au cœur, et la cupidité au foye, il est vray-semblable que
ç'a esté plustost vne interpretation des mouuemens de l'ame,2
qu'vne diuision, et separation qu'il en ayt voulu faire, comme d'vn
corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs
opinions est, que c'est tousiours vne ame, qui par sa faculté ratiocine,
se souuient, comprend, iuge, desire et exerce toutes ses
autres operations par diuers instrumens du corps, comme le nocher
gouuerne son nauire selon l'experience qu'il en a, ores tendant
ou laschant vne corde, ores haussant l'antenne, ou remuant
l'auiron, par vne seule puissance conduisant diuers effets: et
qu'elle loge au cerueau: ce qui appert de ce que les blessures et
accidens qui touchent cette partie, offensent incontinent les facultez3
de l'ame: de là il n'est pas inconuenient qu'elle s'escoule par
le reste du corps:

Medium non deserit vnquam
Cœli Phœbus iter: radiis tamen omnia lustrat.

comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances,
et en remplit le monde.

Cætera pars animæ, per totum dissita corpus
Paret, et ad numen mentis moménque mouetur.
Aucuns ont dict, qu'il y auoit vne ame generale, comme vn
grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes,4
et s'y en retournoyent, se remeslant tousiours à cette matiere
vniuerselle:

Deum namque ire per omnes
Terrásque, tractúsque maris, cœlúmque profundum:
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas:
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia: nec morti esse locum:

d'autres, qu'elles ne faisoyent que s'y resioindre et r'attacher:
d'autres, qu'elle estoyent produites de la substance diuine: d'autres,
par les anges, de feu et d'air. Aucuns, de toute ancienneté:
aucuns, sur l'heure mesme du besoin. Aucuns les font descendre1
du rond de la lune, et y retourner. Le commun des anciens,
qu'elles sont engendrées de pere en fils, d'vne pareille maniere et
production que toutes autres choses naturelles: argumentants
cela par la ressemblance des enfans aux peres,

Instillata patris virtus tibi:
Fortes creantur fortibus et bonis:

et qu'on void escouler des peres aux enfans, non seulement les
marques du corps, mais encores vne ressemblance d'humeurs, de
complexions, et inclinations de l'ame:

Denique cur acris violentia triste leonum2
Seminium sequitur? dolus vulpibus, et fuga ceruis
A patribus datur, et patrius pauor incitat artus?
Si non certa suo quia semine seminióque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto?

que là dessus se fonde la iustice diuine, punissant aux enfans la
faute des peres: d'autant que la contagion des vices paternels est
aucunement empreinte en l'ame des enfans, et que le desreglement
de leur volonté les touche.   Dauantage, que si les ames venoyent
d'ailleurs, que d'vne suitte naturelle, et qu'elles eussent esté quelque
autre chose hors du corps, elles auroyent recordation de leur estre3
premier; attendu les naturelles facultez, qui luy sont propres, de
discourir, raisonner et se souuenir.

Si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur super anteactam ætatem meminesse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum vlla tenemus?

Car pour faire valoir la condition de nos ames, comme nous voulons,
il les faut presupposer toutes sçauantes, lors qu'elles sont
en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsin elles eussent
esté telles, estans exemptes de la prison corporelle, aussi bien
auant que d'y entrer, comme nous esperons qu'elles seront apres4
qu'elles en seront sorties. Et de ce sçauoir, il faudroit qu'elles se
ressouuinssent encore estans au corps, comme disoit Platon, que
ce que nous apprenions, n'estoit qu'vn ressouuenir de ce que nous
auions sçeu: chose que chacun par experience peut maintenir
estre fauce. En premier lieu d'autant qu'il ne nous ressouuient
iustement que de ce qu'on nous apprend: et que si la memoire
faisoit purement son office, aumoins nous suggereroit elle quelque
traict outre l'apprentissage. Secondement ce qu'elle sçauoit estant
en sa pureté, c'estoit vne vraye science, cognoissant les choses
comme elles sont, par sa diuine intelligence: là où icy on luy fait
receuoir la mensonge et le vice, si on l'en instruit; en quoy elle ne
peut employer sa reminiscence, cette image et conception n'ayant
iamais logé en elle.   De dire que la prison corporelle estouffe de
maniere ses facultez naifues, qu'elles y sont toutes esteintes: cela
est premierement contraire à cette autre creance, de recognoistre
ses forces si grandes, et les operations que les hommes en sentent
en cette vie, si admirables, que d'en auoir conclu cette diuinité et1
eternité passée, et l'immortalité à venir;

Nam si tantopere est animi mutata potestas,
Omnis vt actarum exciderit retinentia rerum,
Non, vt opinor, ea ab letho iam longior errat.
En outre, c'est icy chez nous, et non ailleurs, que doiuent estre
considerées les forces et les effects de l'ame: tout le reste de ses
perfections, luy est vain et inutile: c'est de l'estat present, que
doit estre payée et recognue toute son immortalité, et de la vie
de l'homme, qu'elle est comtable seulement. Ce seroit iniustice de
luy auoir retranché ses moyens et ses puissances, de l'auoir desarmée,2
pour du temps de sa captiuité et de sa prison, de sa
foiblesse et maladie, du temps où elle auroit esté forcée et contrainte,
tirer le iugement et vne condemnation de durée infinie et
perpetuelle: et de s'arrester à la consideration d'vn temps si court,
qui est à l'aduenture d'vne ou de deux heures, ou au pis aller,
d'vn siecle (qui n'ont non plus de proportion à l'infinité qu'vn
instant) pour de ce moment d'interualle, ordonner et establir definitiuement
de tout son estre. Ce seroit vne disproportion inique, de
tirer vne recompense eternelle en consequence d'vne si courte
vie. Platon, pour se sauuer de cet inconuenient, veut que les3
payements futurs se limitent à la durée de cent ans, relatiuement
à l'humaine durée: et des nostres assez leur ont donné bornes
temporelles.   Par ainsin ils iugeoyent, que sa generation suyuoit
la commune condition des choses humaines: comme aussi sa vie,
par l'opinion d'Epicurus et de Democritus, qui a esté la plus
receuë, suyuant ces belles apparences: Qu'on la voyoit naistre; à
mesme que le corps en estoit capable; on voyoit esleuer ses forces
comme les corporelles; on y recognoissoit la foiblesse de son enfance,
et auec le temps sa vigueur et sa maturité: et puis sa declination
et sa vieillesse, et en fin sa decrepitude:

Gigni pariter cum corpore, et vnà
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.

Ils l'apperceuoient capable de diuerses passions et agitée de plusieurs
mouuemens penibles, d'où elle tomboit en lassitude et en
douleur, capable d'alteration et de changement, d'allegresse, d'assopissement,
et de langueur, subjecte à ses maladies et aux offences,
comme l'estomach ou le pied:

Mentem sanari, corpus vt ægrum1
Cernimus, et flecti medicina posse videmus:

esblouye et troublée par la force du vin: desmue de son assiette,
par les vapeurs d'vne fieure chaude: endormie par l'application
d'aucuns medicamens, et reueillée par d'autres.

Corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictúque laborat.

On luy voyoit estonner et renuerser toutes ses facultez par la seule
morsure d'vn chien malade, et n'y auoir nulle si grande fermeté
de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique,
nulle contention de ses forces, qui la peust exempter2
de la subjection de ces accidens: la saliue d'vn chetif mastin versée
sur la main de Socrates, secouër toute sa sagesse et toutes ses
grandes et si reglées imaginations, les aneantir de maniere qu'il
ne restast aucune trace de sa cognoissance premiere:

Vis.  .  .  .  .  .  .  animaï
Conturbatur, et .  .  .  .  .  diuisa seorsum
Disiectatur, eodem illo distracta veneno:

et ce venin ne trouuer non plus de resistance en cette ame, qu'en
celle d'vn enfant de quatre ans: venin capable de faire deuenir
toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée: si3
que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne
peust souffrir la veuë d'vn miroir, ou de l'eau, accablé d'espouuantement
et d'effroy, quand il seroit tombé par la contagion d'vn chien
enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydroforbie.

Vis morbi distracta per artus
Turbat agens animam, spumantes æquore salso
Ventorum vt validis feruescunt viribus vndæ.
Or quant à ce poinct, la philosophie a bien armé l'homme pour
la souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou si elle
couste trop à trouuer, d'vne deffaitte inffallible, en se desrobant4
tout à faict du sentiment: mais ce sont moyens, qui seruent à vne
ame estant à soy, et en ses forces, capable de discours et de deliberation:
non pas à cet inconuenient, où chez vn philosophe, vne
ame deuient l'ame d'vn fol, troublée, renuersée, et perdue. Ce que
plusieurs occasions produisent, comme vne agitation trop vehemente,
que, par quelque forte passion, l'ame peut engendrer en
soy-mesme: ou vne blessure en certain endroit de la personne:
ou vne exhalation de l'estomach, nous iectant à vn esblouyssement
et tournoyement de teste:

Morbis in corporis auius errat5
Sæpe animus; dementit enim, deliráque fatur,
Interdúmque graui lethargo fertur in altum
Æternúmqùe soporem, oculis nutúque cadenti.
Les philosophes n'ont, ce me semble, guere touché cette corde,
non plus qu'vne autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme
tousiours en la bouche, pour consoler nostre mortelle condition:
Ou l'ame est mortelle, ou immortelle: Si mortelle, elle sera sans
peine: Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent iamais
l'autre branche: Quoy, si elle va en empirant? Et laissent
aux poëtes les menaces des peines futures. Mais par là ils se donnent
vn beau ieu. Ce sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent1
en leurs discours. Ie reuiens à la premiere.   Cette ame pert
l'vsage du souuerain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut
que nostre belle sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes.
Au demeurant, ils consideroient aussi par la vanité de l'humaine
raison, que le meslange et société de deux pieces si diuerses,
comme est le mortel et l'immortel, est inimaginable:

Quippe etenim mortale æterno iungere, et vnà
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diuersius esse putandum est,
Aut magis inter se disiunctum discrepitánsque,2
Quàm, mortale quod est, immortali atque perenni
Iunctum in concilio sæuas tolerare procellas?
Dauantage ils sentoyent l'ame s'engager en la mort, comme le
corps.

Simul æuo fessa fatiscit.

Ce que, selon Zeno, l'image du sommeil nous montre assez. Car il
estime que c'est vne defaillance et cheute de l'ame aussi bien que
du corps. Contrahi animum, et quasi labi putat atque decidere. Et ce
qu'on aperceuoit en aucuns, sa force, et sa vigueur se maintenir
en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diuersité des maladies,3
comme on void les hommes en cette extremité, maintenir, qui vn
sens, qui vn autre, qui l'ouïr, qui le fleurer, sans alteration: et ne
se voit point d'affoiblissement si vniuersel, qu'il n'y reste quelques
parties entieres et vigoureuses:

Non alio pacto, quàm si pes cùm dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.
La veuë de nostre iugement se rapporte à la verité, comme fait
l'œil du chat-huant, à la splendeur du soleil, ainsi que dit Aristote.
Par où le sçaurions nous mieux conuaincre que par si grossiers
aueuglemens en vne si apparente lumiere? Car l'opinion contraire,4
de l'immortalité de l'ame, laquelle Cicero dit auoir esté premierement
introduitte, au moins du tesmoignage des liures, par Pherecydes
Syrius du temps du Roy Tullus (d'autres en attribuent l'inuention
à Thales: et autres à d'autres) c'est la partie de l'humaine
science traictée auec plus de reseruation et de doute. Les dogmatistes
les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement,
de se reietter à l'abry des ombrages de l'Academie. Nul ne
sçait ce qu'Aristote a estably de ce subiect, non plus que touts les
anciens en general, qui le manient d'vne vacillante creance: rem
gratissimam promittentium magis quàm probantium. Il s'est caché
soubs le nuage des paroles et sens difficiles, et non intelligibles,
et a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur son iugement que
sur la matiere.   Deux choses leur rendoient cette opinion plausible:
l'vne, que sans l'immortalité des ames, il n'y auroit plus dequoy1
asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est vne consideration
de merueilleux credit au monde: l'autre, que c'est vne
tres-vtile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se
desroberont de la veuë et cognoissance de l'humaine iustice, demeurent
tousiours en butte à la diuine, qui les poursuyura, voire
apres la mort des coulpables. Vn soing extreme tient l'homme d'alonger
son estre; il y a pourueu par toutes ses pieces. Et pour la
conseruation du corps, sont les sepultures: pour la conseruation
du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebastir,
impatient de sa fortune, et à s'estançonner par ses inuentions.2
L'ame par son trouble et sa foiblesse, ne pouuant tenir sur son
pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et
fondements, et des circonstances estrangeres, où elle s'attache et
se plante. Et pour legers et fantastiques que son inuention les luy
forge, s'y repose plus seurement qu'en soy, et plus volontiers. Mais
les plus aheurtez à cette si iuste et claire persuasion de l'immortalité
de nos esprits; c'est merueille comme ils se sont trouuez
courts et impuissans à l'establir par leurs humaines forces. Somnia
sunt non docentis, sed optantis: disoit vn ancien. L'homme peut
recognoistre par ce tesmoignage, qu'il doit à la fortune et au rencontre,3
la verité qu'il descouure luy seul; puis que lors mesme,
qu'elle luy est tombée en main, il n'a pas dequoy la saisir et la
maintenir, et que sa raison n'a pas la force de s'en preualoir.
Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance,
autant vrayes que fauces, sont subiectes à incertitude et debat.
C'est pour le chastiment de nostre fierté, et instruction de nostre
misere et incapacité, que Dieu produisit le trouble, et la confusion
de l'ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans
son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace,
ce n'est que vanité et folie. L'essence mesme de la verité, qui est
vniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession,
nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse.
Quelque train que l'homme prenne de soy, Dieu permet qu'il arriue
tousiours à cette mesme confusion, de laquelle il nous represente
si viuement l'image par le iuste chastiement, dequoy il
batit l'outrecuidance de Nemroth, et aneantit les vaines entreprinses
du bastiment de sa pyramide. Perdam sapientiam sapientium,
et prudentiam prudentium reprobabo. La diuersité d'idiomes
et de langues, dequoy il troubla cet ouurage, qu'est-ce autre chose,1
que cette infinie et perpetuelle altercation et discordance d'opinions
et de raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bastiment
de l'humaine science? Et l'embrouille vtilement. Qui nous
tiendroit, si nous auions un grain de connoissance? Ce sainct m'a
faict grand plaisir: Ipsa vtilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio
est, aut elationis attritio. Iusques à quel poinct de presomption
et d'insolence, ne portons nous nostre aueuglement et nostre
bestise?   Mais pour reprendre mon propos: c'estoit vrayement
bien raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de
sa grace, de la verité d'vne si noble creance, puis que de sa seule2
liberalité, nous receuons le fruict de l'immortalité, lequel consiste
en la iouyssance de la beatitude eternelle. Confessons ingenuement,
que Dieu seul nous l'a dict, et la foy: car leçon n'est-ce pas
de Nature et de nostre raison. Et qui retentera son estre et ses
forces, et dedans et dehors, sans ce priuilege diuin: qui verra
l'homme, sans le flatter, il n'y verra ny efficace, ny faculté, qui
sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et
deuons, et rendons à Dieu, nous en faisons d'autant plus chrestiennement.
Ce que ce philosophe Stoïcien dit tenir du fortuit consentement
de la voix populaire, valoit-il pas mieux qu'il le tinst de3
Dieu? Cùm de animorum æternitate disserimus, non leue momentum
apud nos habet consensus hominum, aut timentium inferos, aut colentium.
Vtor hac publica persuasione.   Or la foiblesse des argumens
humains sur ce subiect, se connoist singulierement par les
fabuleuses circonstances, qu'ils ont adioustees à la suite de cette
opinion, pour trouuer de quelle condition estoit cette nostre immortalité.
Laissons les Stoïciens, Vsuram nobis largiuntur tanquam
cornicibus; diu mansuros aiunt animos, semper negant: qui
donnent aux ames vne vie au delà de ceste cy, mais finie. La plus
vniuerselle et plus receuë fantaisie, et qui dure iusques à nous,
ç'a esté celle, de laquelle on fait autheur Pythagoras; non qu'il en
fust le premier inuenteur, mais d'autant qu'elle receut beaucoup
de poix, et de credit, par l'authorité de son approbation: C'est que
les ames au partir de nous, ne faisoient que rouler de l'vn corps à
vn autre, d'vn lyon à un cheual, d'vn cheual à vn Roy, se promenants
ainsi sans cesse, de maison en maison. Et luy, disoit se souuenir
auoir esté Æthalides, depuis Euphorbus, en apres Hermotimus,
en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras: ayant memoire
de soy de deux cents six ans. Adioustoyent aucuns, que ces mesmes1
ames remontent au ciel par fois, et en deuallent encores:

O pater, ànne aliquas ad cœlum hinc ire putandum est
Sublimes animas, iterúmque ad tarda reuerti
Corpora? quæ lucis miseris tam dira cupido?
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