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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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Qu'on mette un philosophe dans une cage en fil de fer assez mince et à larges mailles et que cette caisse soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra d'une façon évidente qu'il est impossible qu'il en tombe et, malgré cela, à moins qu'il ne soit familiarisé avec le métier de couvreur, il ne pourra s'empêcher d'être épouvanté et transi par la vue de la hauteur à laquelle il se trouve. Nous-mêmes avons assez de peine à garder notre assurance, quand nous sommes sur les galeries qui règnent sur nos clochers, pour peu qu'elles soient à jour, et alors même qu'elles sont en pierre; certaines gens ne peuvent seulement pas en supporter la pensée. Qu'on jette entre ces deux tours une poutre assez large pour qu'on puisse se promener dessus, il n'y a pas de sagesse philosophique, si ferme soit-elle, qui puisse nous donner le courage d'y marcher, comme nous le ferions si elle reposait à terre. J'ai souvent éprouvé dans nos montagnes de ce côté-ci des Pyrénées, bien que je sois de ceux que cela n'effraie que médiocrement, que je ne pouvais supporter la vue de ces immenses profondeurs sans ressentir du frisson et un tremblement dans les jarrets et les cuisses, bien qu'il s'en fallût d'une longueur égale à ma taille que je ne fusse tout à fait au bord et que je susse parfaitement qu'une chute n'était possible que si, volontairement, je m'exposais à ce danger. J'ai remarqué aussi que, quelque hauteur qu'il y ait, si sur la pente se présente un arbre ou une pointe de rocher qui coupe la vue et sur lequel elle puisse se poser un peu, cela nous soulage et nous rassure, comme si, en cas de chute, nous pouvions en attendre du secours; tandis que nous ne pouvons seulement pas regarder, sans que la tête nous tourne, les précipices abrupts et unis, «de telle sorte qu'on ne peut regarder en bas, sans être pris de vertige (Tite-Live)», ce qui est une vivante imposture de la vue.—C'est ce qui conduisit ce beau philosophe à se crever les yeux pour se mettre l'âme à l'abri des impressions déréglées qu'elle en recevait et pouvoir philosopher plus librement; mais, à ce compte, il eût dû aussi se bourrer de coton les oreilles qui, au dire de Théophraste, sont les plus dangereux de nos organes, susceptibles, par la violence des impressions qu'elles nous communiquent, de troubler et d'altérer nos idées; et, en fin de compte se priver également de tous les autres sens, autant dire de son être et de la vie, car tous ont ce pouvoir d'exercer de l'empire sur notre raison et notre âme: «Il arrive souvent que tel spectacle, telle voix, tel chant impressionnent vivement nos esprits; souvent aussi la douleur et la crainte produisent le même effet (Cicéron).»—Les médecins prétendent que certains tempéraments s'agitent jusqu'à la fureur, sous l'effet de certains sons et de certains instruments. J'en ai vu qui ne pouvaient entendre ronger un os sous leur table, sans perdre patience; et il n'y a guère de personnes qui ne soient incommodées par le bruit aigu et pénétrant que fait la lime quand on travaille le fer; de même entendre près de soi le bruit des mâchoires dans la mastication, ou parler quelqu'un qui a le gosier ou le nez embarrassé, agace certaines gens jusqu'à la colère et la haine. Ce joueur de flûte qui, à Rome, accompagnait Gracchus et atténuait, accentuait ou modifiait les accents de la voix de son maître haranguant le peuple, à quoi servait-il, si le rythme et les inflexions de ses sons n'avaient la propriété d'émouvoir et de modifier l'esprit de ses auditeurs? Il y a vraiment bien de quoi se féliciter si fort de cette belle faculté qu'a notre jugement de se laisser ainsi manier et transformer sous l'action et l'imprévu d'un aussi léger souffle!

Par contre, les passions de l'âme ont également action sur les témoignages des sens et concourent à les altérer.—Si les sens induisent en erreur notre entendement, à leur tour ils sont tout autant trompés; notre âme, parfois, prend sur eux sa revanche; elle et eux mentent et se trompent à qui mieux mieux. Ce que nous voyons et entendons, quand nous sommes sous l'effet de la colère, ne nous apparaît pas tel que c'est: «On voit alors deux soleils et deux Thèbes (Virgile)»; ce qui est l'objet de notre affection nous semble plus beau qu'en réalité, «souvent nous voyons la difformité et la laideur faire des caprices et recevoir des hommages (Lucrèce)»; de même, celui pour lequel nous éprouvons de l'éloignement nous paraît plus laid qu'il n'est; la clarté du jour paraît terne et obscurcie à un homme ennuyé et dans l'affliction.—Nos sens ne sont pas seulement altérés, souvent ils sont entièrement oblitérés par les passions de l'âme. Combien de choses voyons-nous que nous n'apercevons pas quand notre esprit est occupé ailleurs: «Les choses, même les plus exposées à la vue, si nous n'y appliquons notre esprit, sont pour lui comme si elles se perdaient dans la nuit des temps (Lucrèce)»; il semble que l'âme se replie au dedans de nous et qu'elle se joue de ce que peuvent les sens. C'est ainsi que les facultés internes et externes de l'homme sont des sources continues de faiblesse et de mensonge.

C'est avec raison que la vie de l'homme a été comparée à un songe; que nous dormions ou que nous soyons éveillés, notre état d'âme varie peu.—Ceux qui ont comparé notre vie à un songe, ont fait plus judicieusement peut-être qu'ils ne pensaient. Dans nos songes, notre âme vit, agit, met en œuvre toutes ses facultés, ni plus ni moins que quand elle veille; admettons que ce soit plus mollement et d'une façon moins saisissable, la différence n'est certes pas aussi grande que celle de la nuit à un jour ensoleillé, tout au plus serait-ce comme de la nuit au crépuscule; si elle dort pendant notre sommeil, elle sommeille plus ou moins quand nous sommes éveillés; dans l'un et l'autre cas nous sommes dans les ténèbres, ténèbres profondes comme celles qui règnent dans les régions Cimmériennes. Nous veillons quand nous sommes endormis, nous dormons quand nous sommes éveillés. Pendant le sommeil, nous n'y voyons pas très clair; mais, quand nous sommes éveillés, la clarté n'est jamais parfaite et sans nuage; le sommeil, quand il est profond, endort parfois nos songes; éveillés, nous ne le sommes jamais assez pour être délivrés et complètement dégagés de toutes nos rêveries qui sont les songes des gens éveillés et pires que de vrais songes. Notre raison et notre âme recevant les idées et les sentiments qui naissent en nous pendant que nous dormons, et se prêtant à ce que nous entrevoyons dans nos songes, comme elles le font pour ce que nous concevons de jour, pourquoi mettre en doute que, lorsque nous pensons et agissons, nous ne faisons autre chose que songer, et qu'être éveillé n'est qu'une forme particulière du sommeil?

En général, les sens des animaux sont plus parfaits que ceux de l'homme; des différences sensibles peuvent aisément se constater.—Si les sens sont les juges auxquels nous devons nous en rapporter en premier lieu, ce ne sont pas seulement les nôtres qu'il faut appeler au conseil. Sur ce point, les animaux ont autant et même plus de droit que nous; car il est certain qu'il en est qui ont l'ouïe plus fine que l'homme, d'autres la vue, d'autres l'odorat, d'autres le toucher ou le goût. Démocrite disait que les facultés par lesquelles nous éprouvons les sensations de toute nature, sont beaucoup plus parfaites chez les dieux et les animaux que chez l'homme. Il y a de fait une différence extrême entre les effets des sens chez ces derniers et chez nous; notre salive, par exemple, qui nettoie et assèche nos plaies, donne la mort aux serpents: «Entre ces effets la différence est si grande, que ce qui est nourriture pour les uns, est poison mortel pour les autres; ainsi le serpent, au contact de la salive humaine, dépérit et se dévore lui-même (Lucrèce).» Quelle qualification en déduirons-nous pour la salive: sera-ce celle que nous en concevons, ou celle que peut en concevoir le serpent? laquelle de ces deux propriétés nous fixera sur son essence que nous nous proposons de déterminer?—Pline dit qu'il y a aux Indes certains lièvres marins qui pour nous sont un poison, et réciproquement; il suffit que nous les touchions pour qu'ils meurent; lequel de ces effets est, en toute vérité, à classer comme poison: est-ce l'homme, est-ce le poisson? auquel donner la prééminence: au poisson sur l'homme, ou à l'homme sur le poisson?—L'homme est empoisonné dans tel air vicié dont le bœuf n'a souci; dans tel autre, c'est le bœuf qui souffre, l'homme n'y est pas incommodé; lequel de ces deux airs est de nature véritablement pestilentielle?—Les personnes qui ont la jaunisse, voient toutes choses sous un aspect jaunâtre et plus pâle que nous les voyons: «Tout paraît jaune à qui a la jaunisse (Lucrèce)» celles atteintes de cette maladie que les médecins nomment Hyposphagma, qui est un épanchement du sang sous la peau, voient tout en rouge et teinté de sang. Ces dispositions qui modifient ainsi ce que nous percevons par la vue, savons-nous si elles produisent ce même effet chez les bêtes et si, chez elles, il en est toujours ainsi? car il s'en trouve parmi elles qui ont les yeux jaunes comme ceux d'entre nous malades de la jaunisse, et d'autres qui les ont rouges comme s'ils étaient injectés de sang, il est vraisemblable que la couleur des objets leur apparaît autre qu'à nous; des deux jugements émis par nous et par elles, quel est le vrai? car il n'est pas dit que l'essence des choses n'importe qu'à l'homme; leur dureté, leur blancheur, leur profondeur, leur aigreur intéressent les services qu'en doivent tirer les animaux et la connaissance qu'ils en doivent avoir, tout comme elles nous touchent; la nature leur en a dévolu l'usage comme à nous. Quand nous pressons notre œil, les corps que nous regardons nous apparaissent plus longs et plus étendus; plusieurs animaux ont l'œil naturellement ainsi pressé; cette longueur que nous attribuons aux corps dans ce cas particulier, est peut-être bien leur longueur réelle, et non celle que nos yeux leur attribuent quand nous les regardons d'ordinaire. Si nous nous comprimons l'œil en appuyant par-dessous, nous voyons les choses en double: «Les lampes ont double lumière, les hommes double corps et double visage (Lucrèce).»—Si nous avons les oreilles obstruées d'une façon quelconque, ou le passage de l'ouïe resserré, nous percevons les sons autrement que d'habitude; les animaux qui ont les oreilles velues, ou un tout petit trou leur en tenant lieu, ne doivent par conséquent pas entendre comme nous entendons, les sons qu'ils perçoivent doivent être autres.—Nous voyons dans les fêtes, dans les théâtres, des vitres de couleur interposées devant la lumière des flambeaux, et tout ce qui est dans les lieux éclairés de la sorte, nous paraître vert, jaune ou violet: «Ainsi font ces voiles jaunes, rouges et bruns, tendus dans nos théâtres et flottant à l'air au-dessous des poutres qui les soutiennent; leur éclat mobile se réfléchit sur les spectateurs et sur la scène; les sénateurs, les femmes, les statues des dieux, tout se teint de leur lumière changeante (Lucrèce).» Il est probable que les yeux des animaux, que nous voyons de couleurs diverses, leur font voir les corps sous les mêmes couleurs que celle de leurs yeux.

Même chez l'homme, nombreuses sont les circonstances qui modifient les témoignages des sens, et souvent les indications de l'un sont contradictoires avec celles fournies par un autre.—Pour juger des opérations faites par nos sens, il faudrait donc que nous soyons d'accord, d'abord avec les bêtes, et secondement entre nous; or cet accord n'existe pas. Nous disputons sans cesse sur ce que l'un entend, voit ou ressent et qui, toujours, s'entend, se voit et se ressent autrement que fait un autre; nous ne sommes pas moins divisés sur la diversité des images que nos sens nous rapportent. Dans les conditions ordinaires de la nature, un enfant entend, voit et ressent autrement qu'un homme de trente ans, et celui-ci autrement qu'un sexagénaire; les sens chez les uns sont plus éteints et plus émoussés, chez les autres plus ouverts et plus aigus. Nous percevons les choses différemment, suivant l'état dans lequel nous sommes et ce que cela nous semble; et ce qu'il nous semble est si incertain, si discutable, que ce n'est pas miracle si on vient nous dire que nous sommes en droit de déclarer que la neige nous apparaît blanche, mais que nous ne pouvons établir que telle est sa nature; ce qui est certain, c'est que nous ne saurions en répondre. Avec si peu de certitude à son point de départ, toute la science du monde est, par le fait, réduite à néant.—Et maintenant, faut-il démontrer que nos sens vont même se contredisant l'un l'autre? Une peinture qui ressort en relief quand on la voit, semble plate quand on la touche. Le musc flatte l'odorat et blesse le goût; dans ces conditions, est-ce chose agréable ou non? Il y a des herbes et des onguents qui conviennent à certaines parties du corps et en blessent d'autres. Le miel plaît au goût et déplaît à la vue. Ces bagues taillées en forme de plumes, qu'en termes d'armoiries on appelle «Pennes sans fin», dont l'œil ne peut discerner la largeur, ni se défendre de cette illusion que d'un côté elles vont s'élargissant et de l'autre se rétrécissant jusqu'à former pointe, illusion qui demeure même quand, mises au doigt, on les fait tourner, semblent cependant au toucher de largeur constante, et dans toutes leurs parties pareilles à elle-mêmes. Il était jadis des personnes qui, pour ajouter à leur volupté, se servaient de miroirs propres à grossir et agrandir les objets qui s'y reflètent, afin que les membres avec lesquels ils allaient se mettre en contact, leur offrissent plus d'attrait par ce grossissement apparent; lequel de leurs deux sens leur donnait le plus de satisfaction: la vue qui leur représentait ces organes gros et grands à souhait, ou l'attouchement qui les leur présentait petits et moins affriolants? Sont-ce nos sens qui communiquent aux choses ces conditions diverses, et nonobstant la condition de chacune est-elle unique?—Le pain que nous mangeons, n'est que du pain; et cependant, par l'usage que nous en faisons, il devient os, sang, chair, poils, ongles: «Les aliments, s'infiltrant par tout le corps, périssent en changeant de nature (Lucrèce).» Les sucs qu'absorbe la racine des arbres, deviennent tronc, feuilles et fruits; l'air est un, et pourtant la trompette le rend en mille sons divers; sont-ce, dis-je, nos sens qui transforment d'une manière analogue les conditions diverses des choses, ou sont-elles telles? et, en présence de ce doute, que pouvons-nous juger de leur véritable nature?—Il y a plus, puisque dans les cas de maladie, de rêverie, de sommeil, les choses nous paraissent autrement que lorsque nous sommes en bonne santé, en pleine possession de nous-mêmes ou éveillés, n'est-il pas vraisemblable que notre état normal, nos humeurs en repos sont aussi de nature à donner aux choses une physionomie particulière, en rapport avec notre état et s'y accommodant, comme il arrive lorsque nos humeurs sont en mouvement? En santé, ne sommes-nous pas, tout autant que lorsque nous sommes malades, exposés à les envisager d'une manière particulière? Pourquoi celui qui est modéré, ne les verrait-il pas sous une forme appropriée à son état, comme il arrive à celui qui ne l'est pas; et tout comme lui, ne lui imprimerait-il pas son caractère? Celui qui est dégoûté du vin, lui attribue de la fadeur; celui qui est bien portant, de la saveur; celui qui est altéré, un goût appétissant. Les choses s'accommodant à l'état dans lequel nous sommes, se transforment d'après lui; nous ne savons plus la vérité sur elles, rien ne nous venant que falsifié et altéré par nos sens. Quand le compas, l'équerre et la règle sont fausses, toutes les mesures qu'ils donnent, tous les bâtiments à la construction desquels ils s'emploient, sont aussi, et nécessairement, défectueux et peu solides; de même l'incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu'ils produisent: «Si dans la construction d'un édifice, la règle dont il a été fait usage en premier lieu est déviée, si l'équerre s'écarte de la perpendiculaire, si le niveau s'éloigne par quelque endroit de sa juste situation, il faut nécessairement que tout le bâtiment soit vicieux, penché, affaissé, sans grâce, sans aplomb, sans proportion, qu'une partie semble prête à s'écrouler et que tout s'écroule en effet pour avoir été d'abord mal conduit; de même si l'on ne peut compter sur le rapport des sens, tous les jugements seront trompeurs et illusoires (Lucrèce).»—Au surplus, qui sera apte à juger de ces différences? Nous disons, quand il s'agit de controverses sur la religion, qu'il faudrait pour les trancher, un juge qui ne soit ni d'un camp ni d'un autre, exempt de parti pris et de préférence, ce qui ne saurait se trouver chez les Chrétiens. Le même fait se reproduit ici: si notre juge est un vieillard, il est inapte à juger impartialement de ce que ressent la vieillesse, étant lui-même intéressé dans le débat; si c'est un homme jeune, le cas est le même; le même aussi, si c'est un homme en bonne santé; de même, s'il est malade, s'il dort, s'il est éveillé; il faudrait quelqu'un qui ne se soit jamais trouvé dans aucun de ces cas, de telle sorte qu'il se prononce sans prévention entre les diverses propositions en présence, auxquelles il serait indifférent; et, à ce compte, il nous faudrait un juge qui n'existe pas.

En somme, on ne peut rien juger définitivement des choses par les apparences que nous en donnent les sens.—Pour juger des apparences que nous recevons des choses, il nous faudrait un instrument vérificateur; pour contrôler cet instrument, il nous faudrait des épreuves, et pour vérifier ces épreuves, un instrument; et nous voilà arrivés au bout de nos inventions.—Puisque les sens ne peuvent trancher le débat, étant eux-mêmes pleins d'incertitude, il faut que ce soit la raison; mais aucune raison ne peut être admise, sans qu'une autre ne démontre sa validité, et nous voilà ramenés en arrière à tout jamais. Notre imagination ne s'exerce pas directement sur les choses qui sont en dehors de nous; elle y est initiée par l'entremise des sens; les sens eux-mêmes ne s'occupent pas de ce qui leur est étranger, mais seulement de ce qui est l'objet de leurs propres impressions; et comme l'imagination et l'apparence que nous concevons des choses ne viennent pas d'elles, mais des jouissances et des souffrances qu'en éprouvent nos sens et que jouissances et souffrances sont variables, il en résulte que celui qui juge par les apparences, juge par autre chose que par l'objet lui-même.—Dira-t-on que les impressions des sens rapportent à l'âme une image exacte de ce que sont les objets étrangers? comment l'âme et l'entendement peuvent-ils s'assurer de l'exactitude de la ressemblance, n'ayant pas été eux-mêmes en rapport avec les objets? c'est comme qui ne connaît pas Socrate et voit son portrait, il ne peut dire qu'il lui ressemble.—Celui qui cependant voudrait juger sur les apparences, ne pourrait le faire d'après toutes; cela lui est impossible, car elles se neutralisent mutuellement par les contradictions et les différences qu'elles présentent, ainsi que nous le montre l'expérience. Ce ne sera donc que d'après quelques-unes dont il aura fait choix, que son jugement pourra s'exercer; mais quand il en aura choisi une, il faudra qu'il en choisisse une autre pour vérifier la première; puis une troisième pour contrôler la seconde et ainsi de suite, ce qui n'aura jamais de fin. En somme, nous-mêmes et tout ce qui existe n'avons pas d'état défini; nous, notre jugement et toutes choses ici-bas, allons, suivant sans cesse le courant qui va nous ramenant constamment au point de départ; si bien que rien de certain ne peut s'établir entre nous-mêmes et ce qui est en dehors de nous, celui qui est juge, comme ce qui est jugé, étant continuellement en transformation et en mouvement.

En outre, rien chez l'homme n'est à l'état stable; constamment en transformation, il est insaisissable.—Nous ne connaissons davantage rien de notre être, parce que tout ce qui tient à la nature humaine est toujours naissant ou mourant, état intermédiaire qui ne donne, de ce que nous sommes, qu'une apparence mal définie et obscure, une opinion peu accentuée et incertaine; et que si, par hasard, vous vous attachez à rechercher ce que nous sommes en réalité, c'est ni plus ni moins comme si vous vouliez empoigner de l'eau: plus on serre et presse ce qui est fluide, plus on laisse échapper ce que l'on en tient et cherche à empoigner. Aussi de ce que toute chose est sujette à transformation, la raison, en quête de ce qui subsiste réellement, est déçue, parce qu'elle ne peut rien saisir qui ait corps et fixité, parce que tout, ou naît à l'existence et n'est pas complètement formé, ou commence à mourir avant que d'être né.—Platon disait que les corps n'ont jamais d'existence, qu'ils ne font que naître; il estimait qu'Homère, en faisant de l'Océan le père des dieux et de Thétis leur mère, avait voulu nous montrer par là que toute chose est sujette à des vicissitudes, des transformations et des variations perpétuelles, opinion qui était, dit-il, celle de tous les philosophes qui l'avaient précédé, à l'exception de Parménide, qui niait le mouvement des corps, force dont au contraire Platon faisait grand cas.—Pythagore tenait que toute matière est mobile et sujette à changer; les Stoïciens, que le temps présent n'existe pas et que ce que nous qualifions tel, n'est que le point de jonction et d'assemblage du passé avec le futur.—Héraclite disait que jamais homme n'a passé deux fois une même rivière; Épicharme, que celui qui, jadis a emprunté de l'argent, n'en est pas maintenant le débiteur; et que celui qui, cette nuit, a été convié à dîner pour ce matin et qui s'y présente, vient sans être invité, attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres; «que toute substance mortelle ne se retrouve jamais deux fois dans le même état, parce que, par des changements brusques et insaisissables, tantôt elle s'évapore, tantôt elle se condense; elle vient, puis s'en va; de façon que ce qui commence à naître, n'arrive jamais à devenir un être parfait; on peut même dire que sa naissance ne s'achève pas et ne s'arrête jamais comme arrivée à terme; dès sa conception, elle va toujours se transformant et passant d'un état à un autre. Le germe humain par exemple devient tout d'abord, dans le ventre de la mère, un fruit informe, puis un enfant nettement formé; ensuite, lorsqu'il voit le jour, un enfant à la mamelle, qui après devient garçon, puis successivement un adolescent, un homme fait, un homme d'âge et finalement un vieillard décrépit, de telle sorte que l'âge et la génération qui suit vont toujours défaisant et gâtant la génération qui précède: «Le temps change la face entière du monde; à un ordre de choses en succède nécessairement un autre; rien n'est stable, tout se transforme et la nature est en continuelle métamorphose (Lucrèce).»—«Et nous, sots que nous sommes, nous redoutons une forme particulière de la mort, alors que déjà nous en avons subi et en subissons tant d'autres; car, ainsi que le fait ressortir Héraclite, non seulement la mort du feu engendre l'air, la mort de l'air engendre l'eau, mais comme nous pouvons le voir d'une façon encore plus manifeste par ce qui se passe en nous, la fleur de l'âge passe et meurt quand survient la vieillesse, la jeunesse se termine quand l'homme arrive à la fleur de l'âge, l'enfance quand commence la jeunesse, et le premier âge quand vient l'enfance. Aujourd'hui marque la mort d'hier, demain sera celle d'aujourd'hui, rien ne demeure immuable. Admettons, en effet, que nous le soyons et demeurions toujours tels que nous sommes: comment se pourrait-il que nous nous réjouissions tantôt d'une chose à un moment, tantôt d'une autre à un autre instant? comment expliquer que nous aimions des choses contraires les unes aux autres ou que nous les haïssions, que nous les louions ou que nous les blâmions? Si nous éprouvons des sentiments différents pour une même chose, c'est que notre pensée à son sujet s'est modifiée, car il n'est pas vraisemblable que sans qu'il se soit opéré de changements en nous, nos sentiments aient varié; ce que le changement affecte, n'est plus identiquement le même qu'avant; n'étant plus identiquement le même, il n'est donc plus. Cessant d'être identique à soi-même, on cesse purement et simplement d'exister puisqu'on devient un autre; par suite les sens se trompent et mentent sur la nature des choses, quand ils prennent ce qui apparaît pour ce qui est faute de bien savoir ce qui est.»

D'où nous arrivons à conclure qu'il n'y a rien de réel, rien de certain, rien qui existe que Dieu.—«Qu'y a-t-il donc qui soit vraiment tel qu'on le voit? Cela seul qui est éternel, c'est-à-dire qui jamais n'a eu de commencement et qui jamais n'aura de fin; qui jamais ne change sous l'effet du temps, car le temps est chose mobile qui nous apparaît comme une ombre, entraînant avec lui la matière qui va coulant comme un fluide, jamais stable, toujours en transformation; à lui s'appliquent bien ces mots: «Devant et après», «a été ou sera», qui par leur assemblage même montrent jusqu'à l'évidence qu'il ne s'agit pas d'une chose qui est, car ce serait une grande sottise et une erreur indéniable de dire que cela est, d'une chose qui n'est pas encore ou qui a déjà cessé d'être. L'idée que nous nous faisons du temps se traduit par ces mots: «Présent, Instant, Maintenant», qui semblent en être la base; mais que la raison s'y arrête, et sur-le-champ cet assemblage s'écroule; dès le premier instant elle le rompt, le répartit en passé et futur et, en dehors de ces deux subdivisions, se refuse à admettre toute autre répartition. Il en est de même de la nature qui se mesure, comme le temps lui-même qui lui sert de mesure: il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ni qui subsiste; tout ce dont elle se compose ou a été, ou est en train de naître, ou est mourant. C'est pourquoi ce serait péché de dire de Dieu que «seul il est, a été, ou sera», parce que ce sont là des termes qui impliquent des changements, des transformations, des vicissitudes qui sont le propre de ce qui ne peut durer et dont l'existence n'est pas continue; d'où il faut conclure que «Dieu seul est», non suivant une mesure quelconque du temps, mais selon l'éternité immuable et fixe, qui n'est pas fonction du temps et n'est sujette à aucune variation; rien ne l'a précédé, rien ne le suivra et rien n'est ni plus nouveau, ni plus récent; il est réellement, maintenant et toujours qui pour lui ne font constamment qu'un; rien, si ce n'est lui, lui seul, n'existe véritablement, sans qu'on en puisse dire: «Il a été ou il sera», n'ayant pas eu de commencement et ne devant pas avoir de fin.»

L'homme n'est rien, ne peut rien par lui-même; seule la foi chrétienne lui permet de s'élever au-dessus de sa misérable condition.—A cette conclusion si religieuse d'un homme qui était païen, je n'ajouterai, pour clore ce long et ennuyeux entretien dont le sujet est inépuisable, que ce mot d'un autre philosophe païen lui aussi, et qui est dans les mêmes idées: «Oh, dit-il, quelle vile et abjecte chose que l'homme, s'il ne s'élève au-dessus de l'humanité!» C'est là une réflexion inspirée par un bon sentiment et le désir d'être utile, autant qu'une idée absurde. Il est en effet impossible et contre nature, de faire une poignée plus grande que le poing, une brassée plus grande que le bras, une enjambée plus considérable que la longueur de nos jambes; il ne peut davantage se faire que l'homme s'élève au-dessus de lui-même et de l'humanité, car il ne peut voir qu'avec ses yeux et saisir qu'avec les moyens qui lui sont propres. Il s'élèvera si Dieu, par extraordinaire, y prête la main; il s'élèvera sous condition qu'il abandonne ses propres moyens d'action, qu'il y renonce et se laisse hausser et soulever exclusivement par les moyens qui lui viennent du ciel. C'est notre foi chrétienne, et non la vertu stoïque des philosophes, qui peut prétendre opérer cette divine et miraculeuse métamorphose.

CHAPITRE XIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XIII.)
Du jugement à porter sur la mort d'autrui.

Peu d'hommes témoignent à leur mort d'une réelle fermeté d'âme.—Quand nous jugeons de la fermeté dont quelqu'un a fait preuve au moment de la mort, qui est assurément l'affaire capitale de la vie humaine, il faut tenir compte que rarement on se croit arrivé à ce point. Peu de gens meurent convaincus qu'ils sont à leur heure dernière, et il n'y a rien où l'espérance trompeuse nous illusionne davantage. Elle ne cesse de nous corner aux oreilles: «D'autres ont bien été plus malades, sans en mourir;—L'affaire n'est pas si désespérée qu'on le pense;—Au pis aller, Dieu a fait bien d'autres miracles.» Il en résulte que nous faisons trop de cas de nous-mêmes; il semble que tout souffre, de quelque façon, de notre anéantissement et compatit à notre état, d'autant que notre vue altérée nous fait voir les choses autrement qu'elles ne sont; il nous semble que ce sont elles qui se dérobent à nos yeux, quand ce sont eux qui sont en défaut, ainsi qu'il arrive à ceux qui voyagent sur mer, pour lesquels les montagnes, la campagne, les villes, le ciel, la terre se meuvent en même temps qu'eux et avec la même vitesse: «Nous sortons du port, la terre et la mer semblent s'éloigner (Virgile).»—Qui a jamais vu la vieillesse ne pas louer le temps passé et ne pas critiquer le présent, imputant au monde et aux mœurs du moment sa misère et son chagrin? «Secouant sa tête chauve, le vieux laboureur soupire; il compare le présent avec le passé, vante le bonheur de son père et parle sans cesse de la piété des anciens temps (Lucrèce).»

Nous sommes portés d'ordinaire à croire la nature entière intéressée à notre conservation.—Nous rapportons tout à nous, ce qui fait que nous faisons de notre mort une chose d'importance, qui ne saurait passer inaperçue et sans que les astres, solennellement consultés, ne se prononcent: «Que de dieux en mouvement pour la vie d'un seul homme (Sénèque)!» et nous le pensons d'autant plus, que nous nous estimons davantage: «Comment tant de science se perdrait, et le dommage si considérable qui en résulterait ne serait pas l'objet d'une préoccupation particulière du destin! La disparition d'une âme aussi rare, aussi exemplaire ne coûte-t-elle donc pas plus que celle du premier venu qui est sans utilité! Cette vie qui en soutient tant d'autres, dont tant d'autres dépendent, à laquelle tant de monde a intérêt, qui occupe tant de charges, est-il possible qu'elle soit écartée comme une autre qui ne tient pour ainsi dire à rien!»—Nul de nous ne songe assez qu'il n'est qu'une unité; de là ces paroles de César, plus gonflées par la vanité que n'était grosse la mer qui le menaçait, adressées au patron de la barque qui le portait: «A défaut du ciel qui te refuse de te conduire aux rivages de l'Italie, vogues-y sous mes auspices; si tu as peur, c'est que tu ignores qui tu portes; fort de mon appui, affronte sans crainte la tempête (Lucain).» Celles-ci dérivent de cette même idée: «César juge enfin le péril à hauteur de son courage: Quoi, dit-il, les dieux ont besoin d'un si grand effort pour me perdre? ils assaillent de toute la fureur de la mer le frêle esquif sur lequel je suis assis (Lucain)!» De même cette folie d'un peuple voulant que durant une année entière le soleil porte le deuil de sa mort: «Lui aussi, à sa mort, prit part au malheur de Rome et se couvrit d'un voile de deuil (Virgile)»; et mille autres semblables dont le monde se laisse si aisément leurrer, croyant que nos intérêts peuvent faire que le ciel en soit troublé et que lui, qui est infini, se préoccupe de nos moindres actions: «L'alliance entre le ciel et nous n'est pas telle, qu'à notre mort les astres doivent s'éteindre (Pline).»

Pour bien juger du courage de qui s'est donné la mort, il faut examiner les circonstances dans lesquelles il se trouvait.—Ce n'est point être dans le vrai que de juger de la résolution et de la fermeté de quelqu'un, quand il n'a pas la certitude d'être en danger de mort, alors même qu'il s'y trouve, il n'y a pas à lui tenir compte de son attitude, si elle n'était en prévision même de l'événement. La plupart règlent leur contenance et leurs propos pour se faire une réputation dont ils ont encore l'espérance de jouir de leur vivant. Combien en ai-je vu mourir, dont l'attitude n'a pu être préparée et a été uniquement l'effet du hasard; parmi ceux mêmes qui, dans l'antiquité, se sont donné la mort, il y a encore à distinguer si elle a été soudaine, ou si elle est venue pour ainsi dire à pas comptés.—Ce cruel empereur romain qui disait, en parlant de ses victimes, qu'il voulait leur faire sentir la mort; et, de l'une d'elles qui s'était détruite dans sa prison: «Celui-là m'a échappé,» voulait prolonger leur mort en la leur faisant sentir par les tourments qu'il leur faisait endurer: «Nous l'avons vu vivant dans un corps tout meurtri, dont on prolongeait l'agonie par un raffinement de cruauté (Lucain).»—En vérité, ce n'est pas une si grosse affaire que de se résoudre à se donner la mort, quand on se porte bien et qu'on n'a rien à redouter; il est bien aisé de faire le fanfaron avant le moment fatal, tellement qu'Héliogabale, l'homme le plus efféminé qui ait jamais été, avait, au cours de ses plus molles voluptés, projeté de se donner la mort, si l'occasion l'y obligeait, dans des conditions particulièrement fastueuses: pour que cette mort ne démentit pas le reste de sa vie, il avait fait construire dans ce but, pour se précipiter du sommet, une tour somptueuse, dont le bas et le devant étaient plaqués de planches incrustées d'or et de pierreries; il avait aussi fait confectionner des lacets tissés d'or et de soie cramoisie pour s'étrangler, forger une épée en or pour se transpercer, et conservait du poison dans des vases en émeraude et en topaze pour s'empoisonner, suivant que l'envie lui prendrait d'avoir recours, pour se tuer, à l'un de ces moyens: «Courageux par nécessité (Lucain).» En dépit de ces dispositions, pour celui-ci en particulier, la mollesse de tels apprêts rend vraisemblable que mis en demeure de s'exécuter, il eût reculé. Mais, parmi ceux-là mêmes qui, plus courageux, ont réalisé leur résolution, il y a à examiner, dis-je, si elle l'a été par un coup tel qu'ils se sont épargné d'en sentir l'effet, ou s'il est à présumer qu'ils se soient ménagé la possibilité de sentir la vie les abandonner peu à peu, cette sensation envahissant à la fois le corps et l'âme, se donnant de la sorte le temps de revenir sur leur détermination et témoignant, en y persévérant, de leur fermeté et de leur obstination dans le dessein si désespéré qu'ils avaient conçu.

Exemples de faiblesse chez des gens qui avaient résolu de se donner la mort.—Pendant les guerres civiles de César, Lucius Domitius fait prisonnier dans les Abruzzes, s'étant empoisonné, le regretta ensuite.—Il est arrivé de notre temps que tel, résolu à mourir et qui, du premier coup, ne s'était pas frappé assez violemment, s'y est repris et s'est blessé à nouveau très grièvement deux ou trois fois, sans parvenir, en raison des révoltes de la chair qui retenaient son bras, à prendre sur lui de se donner un coup pénétrant assez profondément.—Pendant qu'on instruisait le procès de Plautius Sylvanus, Urgulania, sa grand'mère, lui fit passer un poignard avec lequel il ne parvint pas à se tuer, et finalement il se fit ouvrir les veines par ses serviteurs.—Albucilla, du temps de Tibère, voulant se donner la mort, s'étant frappée avec trop peu de vigueur, donna à ses ennemis le temps de l'arrêter et de la faire mourir à leur guise.—C'est encore ce qui arriva au général Démosthène, après sa défaite en Sicile.—C. Fimbria, s'étant manqué par son défaut d'énergie, demanda à son valet de l'achever.—Par contre, Ostorius, ne pouvant se servir de son bras, dédaigna de demander à son serviteur autre chose que de maintenir droit et ferme le poignard, sur lequel de lui-même il se jetait, se transperçant la gorge.

Une mort prompte et inattendue est la plus désirable.—C'est à la vérité un morceau qui est à avaler sans mâcher, pour qui n'a pas le gosier ferré à glace; c'est pourquoi l'empereur Adrien se fit indiquer et marquer d'un cercle par son médecin, sur la poitrine, la place où, pour lui donner le coup mortel, devait frapper celui auquel il donnerait charge de le tuer. C'est aussi ce qui fit que César, auquel on demandait quel était, à son avis, la mort la plus désirable, répondit: «La moins prévue et la plus prompte.» Si César a osé le dire, ce n'est pas une lâcheté de ma part que de le croire. «Une mort courte, dit Pline, est le souverain bonheur de la vie humaine»; il déplaît cependant à certains de le reconnaître.—Nul ne peut se dire résolu à la mort, qui redoute de l'envisager et ne peut la voir venir les yeux ouverts. Les condamnés que l'on voit courir au supplice pour hâter et presser leur exécution, ne le font pas par esprit de résolution, mais parce qu'ils veulent abréger le temps durant lequel ils sont face à face avec elle: être mort ne les effraie pas; ce qu'ils redoutent, c'est le passage de la vie à la mort: «Je ne veux pas mourir, mais il m'est indifférent d'être mort (Cicéron).» C'est là un degré de fermeté auquel, d'après l'expérience que j'en ai faite, je puis atteindre à l'exemple de ceux qui, les yeux fermés, se jettent au milieu des dangers ou dans la mer.

Noble constance de Socrate dans l'attente de la mort.—Il n'y a rien, suivant moi, de plus beau dans la vie de Socrate, que d'être demeuré pendant trente jours entiers sous le coup du décret qui le condamnait à mort et de l'avoir, pendant tout ce temps, envisagée tout à loisir, sans émotion, sans marquer dans sa manière d'être aucune altération, agissant, causant d'une façon plutôt calme et insensible, qu'affecté et surexcité par l'effet de cette pensée bien faite pour accabler.

Exemples de fermeté et de persistance de la part de certains qui se sont donné volontairement la mort.—Ce Pomponius Atticus, auquel Cicéron écrivait les lettres qui nous restent de lui, se trouvant malade, manda Agrippa son gendre et deux ou trois de ses amis et leur dit que, n'arrivant à rien en cherchant à se guérir, tous les traitements qu'il suivait pour prolonger sa vie, prolongeant aussi et accroissant ses souffrances, il était résolu à mettre fin à l'une et aux autres et qu'il les priait d'approuver le parti qu'il prenait, ou tout au moins de ne pas se mettre en peine de l'en détourner. Or, ayant choisi, pour mettre fin à ses jours, de se laisser mourir de faim, son abstinence, par l'effet du hasard, coupa court à la maladie: le remède qu'il employait pour se défaire de la vie le ramena à la santé. Ses médecins et ses amis, se félicitant de cet heureux résultat, s'en réjouissent avec lui; mais leur attente est bien trompée, car ils ne parviennent pas à lui faire modifier sa résolution: «Puisqu'il lui fallait, leur dit-il, franchir un jour ce pas, il ne voulait pas, au point où il en était déjà arrivé, avoir la peine de recommencer une autre fois.» Il avait tout à loisir médité sur la mort, et non seulement ne renonçait pas à se la donner, mais s'y opiniâtrait et, satisfait de ce qu'il avait commencé, affectait par courage d'aller jusqu'au bout. Tâter la mort, la savourer, c'est beaucoup plus que de ne pas la craindre.

L'histoire du philosophe Cléanthe ressemble fort à la précédente: Il avait les gencives enflées et gangrenées; les médecins lui conseillèrent le jeûne le plus absolu. L'ayant observé deux jours durant, il s'en trouve si bien, qu'ils le déclarent guéri et lui permettent de reprendre son train de vie habituel. Mais lui, trouvant déjà une certaine douceur à l'état de faiblesse auquel il était arrivé, se résout à ne pas revenir en arrière; et, persévérant au contraire dans la voie où il était déjà si avancé, il achève de se laisser mourir de faim.

Un jeune Romain, Tullius Marcellinus, voulant devancer l'heure de sa destinée, pour se défaire d'une maladie qui le faisait souffrir plus qu'il ne voulait le supporter et dont les médecins lui assuraient la guérison certaine, mais non immédiate, convoqua ses amis pour en délibérer. Les uns, rapporte Sénèque, lui donnaient le conseil que, par lâcheté, ils eussent suivi eux-mêmes; d'autres, par flatterie, celui qu'ils croyaient devoir lui être le plus agréable; lorsque l'un d'eux, appartenant à l'école des Stoïciens, lui dit: «Ne t'en mets pas en peine, Marcellinus, comme s'il s'agissait d'une affaire d'importance; ce n'est pas grand'chose que de vivre; tes valets et les bêtes vivent; ce qui importe, c'est de mourir honorablement, sagement et avec courage. Songe combien il y a de temps que tu fais toujours la même chose: manger, boire et dormir; boire, dormir et manger; nous ne cessons de tourner dans ce cercle. Non seulement des accidents pénibles et insupportables, mais la satiété même de vivre, nous portent à désirer la mort.» Marcellinus avait besoin de quelqu'un, non pour en recevoir des conseils, mais pour le soutenir dans l'accomplissement de son dessein, et il venait de le trouver. Ses serviteurs craignaient de s'en mêler; notre philosophe leur fit comprendre que les domestiques ne sont compromis que dans le cas où il y a doute que la mort du maître soit volontaire, et que ce serait de leur part une aussi mauvaise action de l'empêcher de se tuer que de le tuer, d'autant que «sauver un homme malgré lui, c'est comme si on le tuait (Horace)». Il avisa ensuite Marcellinus que, de même qu'après un repas, on en distribue la desserte à ceux qui l'ont servi, il serait convenable que, sa vie finie, il laissât quelque chose à ceux qui, dans le cours de son existence, lui avaient prêté leur concours. Celui ci, libéral autant que franchement courageux, fit répartir une somme d'argent entre ses serviteurs et les consola du chagrin qu'ils manifestaient. Pour passer de vie à trépas, il n'eut recours ni au fer, ni à l'effusion du sang, résolu qu'il était à se retirer de cette vie et non à s'en évader; non d'échapper à la mort, mais à se mesurer avec elle. Pour se donner loisir de la défier, renonçant à toute nourriture, le troisième jour il se fit mettre dans un bain tiède, et s'affaiblissant de plus en plus, il passa insensiblement de vie à trépas, non sans éprouver, disait-il, une sorte de volupté. Ceux qui, par suite de faiblesse, tombent en syncope, affirment en effet ne ressentir aucune douleur et même éprouver un certain bien-être, comme lorsqu'ils s'endorment et s'abandonnent au repos.—Voilà certes des morts préméditées et patiemment endurées.

Courage de Caton aidant la mort à accomplir son œuvre.—Caton semble avoir été destiné à être, en toutes choses, un modèle de vertu. Sa bonne fortune permit, lorsqu'il se porta le coup mortel, qu'ayant mal à la main, il ne fit que se blesser, ce qui lui donna possibilité de lutter avec la mort pour arriver à l'étreindre; les circonstances, bien faites pour faire faiblir son courage, ne firent que le grandir. S'il m'eût appartenu de le représenter dans l'attitude que je considère comme lui faisant le plus honneur, c'eût été tout ensanglanté, s'arrachant les entrailles, et non l'épée à la main, comme l'ont fait les sculpteurs de son temps; ce second acte de sa mort révèle sans contredit un courage bien plus violent que le premier.

CHAPITRE XIV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XIIII.)
Comment notre esprit se crée à lui-même des difficultés.

Notre choix entre deux choses de même valeur est déterminé par si peu, qu'on est en droit d'en conclure que tout ici-bas est doute et incertitude.—C'est une plaisante idée que de concevoir l'esprit en suspens entre deux choses dont, exactement et au même degré, il souhaite la réalisation; il est indubitable que, dans de telles conditions, il ne se décidera jamais, puisque s'il inclinait vers l'une d'elles et la choisissait, cela impliquerait une inégalité dans le prix qu'il y attache. Si, avec un égal besoin de boire et de manger, nous étions placés entre une bouteille et un jambon, nous n'aurions vraisemblablement d'autre ressource que de mourir de soif et de faim.—Pour parer à cette difficulté, quand on leur demande ce qui, en notre âme, détermine son choix entre deux choses indifférentes et fait que, dans un gros sac d'écus, nous prenons l'un plutôt que l'autre, alors * qu'étant tous pareils, nous n'avons pas de raison qui motive une préférence, les Stoïciens répondent que c'est l'effet d'un mouvement inconscient de l'âme qui ne peut s'expliquer, produit en nous par une impulsion étrangère, accidentelle et toute fortuite.—On pourrait plutôt dire, ce me semble, que rien ne se présente à nous sans quelque différence, si légère qu'elle soit; et que, soit à la vue, soit au toucher, il y a toujours quelque chose qui nous tente, nous attire et détermine notre choix, bien que nous ne nous en rendions pas compte. Supposons, par exemple, qu'une ficelle soit également résistante sur toute sa longueur, il devint impossible qu'elle se rompe; car en lequel de ses points voulez-vous qu'elle cède; et d'autre part, il n'est pas possible que tous cèdent à la fois?—Si à cela on joint ces propositions de la géométrie, par lesquelles on arrive à prouver par d'irréfutables démonstrations que le contenu est plus grand que le contenant, le centre d'une circonférence aussi grand que la circonférence elle-même, que deux lignes se rapprochant sans cesse l'une de l'autre n'arrivent jamais à se joindre, et aussi ces problèmes de la pierre philosophale, de la quadrature du cercle, toutes questions où la raison et ce qui est sont en opposition absolue, on y trouvera peut-être quelque argument à l'appui de cette assertion si hardie de Pline: «Il n'y a rien de certain que l'incertitude, ni rien de plus misérable et de plus fier que l'homme.»

CHAPITRE XV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XV.)
Notre désir s'accroît par la difficulté qu'il rencontre à se satisfaire.

La difficulté de les obtenir et la crainte de les perdre, est ce qui donne le plus de prix à nos jouissances.—Il n'y a pas de raison à laquelle on ne puisse objecter une raison contraire, disent les plus raisonnables d'entre les philosophes. Il n'y a pas longtemps, me revenait à l'esprit cette belle sentence, prononcée par un personnage de l'antiquité, à l'appui du mépris que nous devons faire de la vie: «Nul bien ne peut nous procurer du plaisir, si ce n'est celui à la perte duquel nous sommes préparés.» «Le chagrin d'avoir perdu une chose et la crainte de la perdre, nous affectent également (Sénèque).» Il voulait dire par là que la jouissance de la vie ne peut nous offrir un réel attrait si nous avons crainte de la perdre. Cela pourrait encore s'entendre, au contraire, que nous nous attachons à ce bien et l'embrassons d'autant plus étroitement et avec plus de désir de le conserver, que nous voyons sa conservation nous être moins assurée et que nous craignons davantage qu'il ne nous soit ôté; car on sent et cela est absolument indiscutable que, comme le feu se ravive par le froid, notre volonté s'aiguise aussi par la contradiction: «Si Danaé n'avait pas été enfermée dans une tour d'airain, jamais elle n'eût donné un fils à Jupiter (Ovide).» Rien n'est, par nature, si contraire à nos désirs que la satiété qui résulte de la facilité; et rien ne les excite autant que la rareté et la difficulté: «En toutes choses, le plaisir croît en raison du péril qui devrait nous en éloigner (Sénèque).» «Repousse-moi, Galla, l'amour se rassasie bientôt si ses joies ne sont assaisonnées d'un peu de tourment (Martial).»

A Lacédémone, Lycurgue, pour tenir l'amour en haleine, ordonna que les gens mariés ne pourraient se pratiquer qu'à la dérobée et que les rencontrer couchés ensemble serait pour eux une honte aussi grande que d'être vus couchant avec d'autres. La difficulté des rendez-vous, le danger des surprises, la honte qui s'ensuit le lendemain, «et aussi la langueur, le silence, les soupirs tirés du fond du cœur (Horace)», voilà ce qui donne du piquant à la sauce. Quels plaisirs lascifs au plus haut point naissent de conversations en langage honnête et retenu sur les œuvres de l'amour? La volupté elle-même recherche des excitants dans la douleur; elle est bien plus suave lorsqu'elle est cuisante, qu'elle écorche. La courtisane Flora disait n'avoir jamais couché avec Pompée, qu'elle ne lui eût fait porter les marques de ses morsures. «Ils pressent étroitement l'objet de leurs désirs; d'une dent cruelle, ils impriment sur ses lèvres des baisers douloureux; un secret aiguillon les excite contre celui-là même qui allume la fureur de leurs transports (Lucrèce).»

Tout ce qui est étranger a plus d'attrait pour nous; défendre une chose, c'est la faire désirer.—Il en est ainsi de tout; la difficulté donne du prix aux choses. Les habitants de la Marche d'Ancône portent plus volontiers leurs vœux à Saint-Jacques de Compostelle, et ceux de la Galice à Notre-Dame de Lorette; on fait à Liège grand cas des bains de Lucques et, en Toscane, de ceux de Spa; on ne voit guère de Romains fréquenter l'école d'escrime de Rome, qui est pleine de Français. Le grand Caton, tout comme cela nous arrive, se lassa de sa femme, tant qu'elle fut à lui, et se reprit à la désirer quand elle fut à un autre. J'ai renvoyé au haras un vieux cheval dont on ne pouvait venir à bout quand il sentait les juments: la facilité de se donner carrière avec les siennes l'en a aussitôt rassasié; mais avec les autres, c'est comme avant, et la première qui passe près de son enclos, ramène ses hennissements continus et ses surexcitations furieuses. Notre appétit méprise ce qui est à sa disposition; il ne s'y arrête pas et poursuit ce qu'il n'a pas: «Il dédaigne ce qu'il a sous la main et court après ce qui le fuit (Horace).» Nous défendre quelque chose, c'est nous en donner envie: «Si tu ne surveilles pas ta maîtresse, elle cessera bientôt d'être à moi (Ovide)»; nous l'abandonner complètement, c'est nous porter à en faire fi. La privation et l'abondance ont le même inconvénient: «Tu te plains de ton superflu et moi du mangue du nécessaire (Térence).» Le désir et la jouissance nous font également souffrir. La rigueur de nos maîtresses nous donne de l'ennui; mais, à vrai dire, l'aisance et la facilité avec lesquelles elles se livrent à nous, nous en causent encore plus, d'autant que le mécontentement et la colère naissent du prix que nous attachons à ce que nous désirons, excitent notre amour, le réchauffent, tandis que la satiété engendre le dégoût; ce n'est plus qu'une passion émoussée, hébétée, lasse et endormie: Si tu veux régner longtemps sur ton amant, dédaigne ses prières (Ovide)»; «Faites les dédaigneux, celle qui vous a refusé hier, viendra s'offrir à vous aujourd'hui (Properce).»

Les femmes ne se voilent et n'affectent de la pudeur, que pour se faire désirer.—Pourquoi Poppée imagina-t-elle de tenir couvertes d'un masque les beautés de son visage, sinon pour leur donner plus de prix aux yeux de ses amants? Pourquoi les femmes dérobent-elles à la vue, avec ces voiles descendant jusqu'au-dessous des talons, ces appâts que * chacune voudrait montrer, que chacun désire voir? Pourquoi entassent-elles les unes sur les autres tant de choses qui défendent les approches de ces parties de leur corps sur lesquelles se portent notre désir et le leur? A quoi servent ces énormes bastions dont les nôtres viennent d'armer leurs hanches, sinon à leurrer notre appétit en nous attirant vers elles, tout en nous en tenant écartés? «Elle court se cacher derrière les saules, mais auparavant elle a fait en sorte d'être aperçue (Virgile)»; «Parfois elle a opposé sa robe à mes impatients désirs (Properce).»—A quoi sert cet art qui met en jeu l'air pudibond de la vierge, une froideur calculée, une contenance sévère, ce semblant d'ignorance de choses qu'elles savent mieux que nous qui les en instruisons, si ce n'est à accroître le désir que nous avons de vaincre, à stimuler et presser notre appétit par toutes ces cérémonies et ces obstacles? Car non seulement il y a du plaisir, mais encore de la gloire à affoler et débaucher ces discrètes résistances, ces pudeurs enfantines et mettre à la merci de notre ardeur une gravité froide et digne; il est glorieux de triompher de leur modestie, de leur chasteté et de leur tempérance; et celui qui déconseille aux femmes l'emploi de ces artifices, les trahit et lui-même avec elles.—Il faut que nous croyions que leur cœur frémit d'effroi, que le son de nos voix leur murmurant des propos d'amour, blesse la pureté de leurs oreilles, qu'elles nous en veulent et ne cèdent à nos importunités que contraintes et forcées. La beauté, si puissante qu'elle soit, ne suffit pas à se faire savourer sans ces velléités de résistance. Voyez en Italie, où il y en a à vendre plus que partout ailleurs et de la plus attrayante, comme il lui faut avoir recours à des moyens factices et appeler l'art à son aide pour se rendre agréable; sinon, quoique vénale et publique, sa recherche demeure faible et languissante. Il se produit ici ce qui arrive aussi à la vertu: deux voies y conduisent, l'une facile, l'autre semée d'obstacles et n'atteignant pas toujours le but; c'est cependant celle-ci que, dans les deux cas, nous estimons la plus belle et la plus digne.

C'est pour réveiller notre zèle religieux que Dieu permet les troubles qui agitent l'Église.—C'est un effet de la divine Providence de permettre que sa sainte Église soit, comme nous le voyons, en proie à tant de troubles et d'orages. Cela fait que, par contraste, les âmes pieuses s'éveillent et sortent de l'oisiveté et du sommeil où les avait plongées une si longue tranquillité. Si nous comparons les pertes résultant du nombre de ceux qui se sont dévoyés, au gain produit de ce fait que nous nous sommes retrempés, que notre zèle et nos forces se sont ravivés à l'occasion de cette lutte, je ne sais si le bénéfice n'excède pas le dommage.

Nous avons pensé resserrer les liens du mariage, en ôtant tout moyen de le rompre; mais il en est résulté que ceux créés par la volonté et l'affection se sont dénoués et relâchés, en même temps que s'est davantage rétréci le nœud de la contrainte. C'est l'opposé de ce qui s'est passé à Rome, où la liberté que chacun avait de le dissoudre, par cela seul qu'il en avait la volonté, fit qu'il demeura si longtemps en honneur et sans qu'il y fût porté atteinte. On s'appliquait d'autant plus à garder sa femme qu'on pouvait la perdre; et alors que le divorce était à la portée de tous, il se passa cinq cents ans et plus, sans que personne en usât. «Ce qui est permis n'a plus de charme; ce qui est défendu irrite les désirs (Ovide).»

La sévérité des supplices, loin d'empêcher les crimes, en augmente le nombre.—Ce propos m'amène à citer cette opinion émise par un auteur ancien: «Les supplices excitent au vice plutôt qu'ils ne le refrènent; ils ne font pas qu'on s'applique à bien faire, cela est l'œuvre de la raison et du mode d'éducation; on veille seulement avec plus de soin à n'être point surpris faisant le mal.» «Le mal qu'on croyait extirpé, gagne et s'étend plus loin (Rutilius).» J'ignore si cette assertion est exacte, mais ce que je sais par expérience, c'est que jamais les supplices n'ont changé l'état moral d'un peuple; c'est de moyens autres que dépendent l'ordre et la régularité dans les mœurs.

Les historiens grecs font mention des Argippées, tribu voisine de la Scythie, qui vivaient sans avoir besoin de verges ni de bâton pour le maintien de l'ordre; non seulement personne n'entreprenait d'aller les attaquer, mais quiconque pouvait se réfugier chez eux, y trouvait asile à cause de leur vertu et de la sainteté de leur vie, et nul n'eût osé porter la main sur lui. Les peuplades environnantes recouraient à eux pour trancher leurs différends.—Ils citent également une nation où les clôtures des jardins et des champs qu'on veut délimiter, se marquent avec un simple filet de coton qui, malgré sa fragilité, y constitue une barrière bien plus respectée et plus effective que nos fossés et nos haies: «Les serrures attirent les voleurs: celui qui vole avec effraction, n'entre pas dans les maisons ouvertes (Sénèque).»

Montaigne, au milieu des guerres civiles, a garanti sa maison de toute invasion en la laissant ouverte et sans défense.—Peut-être la facilité d'y pénétrer est-elle, entre autres choses, une des causes qui ont préservé ma maison des violences de la guerre civile. Se défendre fait songer à attaquer; la défiance provoque l'offense. J'ai détourné les gens de guerre de l'idée de venir chez moi, en leur enlevant toute chance à courir et tout sujet d'acquérir de la gloire, ce qui d'habitude, à leurs yeux, justifie et excuse tous les excès. Ce qui demande du courage étant toujours tenu pour honorable dans les temps où la justice n'existe plus, j'ai fait en sorte que l'envahissement de ma maison soit un acte de lâcheté et de trahison. Elle n'est fermée pour personne qui vient y frapper; il n'y a pour toute mesure de précaution qu'un portier, dressé aux usages et cérémonies des temps passés et qui ne sert pas tant à défendre la porte qu'à rendre l'accueil plus décent et plus avenant; je n'ai d'autre garde et sentinelle que les astres. Un gentilhomme a tort de sembler vouloir être en mesure de faire résistance, si elle n'est * parfaitement organisée. Qui est accessible d'un côté, l'est de toutes parts; nos pères n'eurent jamais l'idée de construire des places frontières. Les moyens de se rendre maître de nos maisons, même sans armée, ni canon, deviennent de jour en jour plus puissants et hors de proportion avec les progrès des moyens de défense; c'est surtout l'idée d'envahir qui hante les esprits, elle intéresse tout le monde; la défense à y opposer n'intéresse que les riches.—Ma maison présente assez de résistance pour l'époque à laquelle elle a été construite; je n'y ai rien ajouté sous ce rapport et craindrais, si je la fortifiais davantage, que cela ne tourne contre moi; sans compter que lorsque les temps redeviendront tranquilles, nous serons contraints de les démanteler. Dans de semblables demeures, il est dangereux de ne pouvoir s'y maintenir, et on n'est pas sûr de le pouvoir parce que, dans les guerres intestines, votre valet peut être du parti opposé au vôtre; et, lorsque c'est la religion qui en est le prétexte, les parents eux-mêmes, et non sans que cela ne paraisse justifié, deviennent suspects. Le trésor public ne peut entretenir des garnisons chez chacun, il n'y suffirait pas; nous ne pouvons le faire sans nous ruiner, ou ruiner le peuple, ce qui, à plus d'inconvénients, joint d'être plus injuste encore. Que sans me défendre, je sois envahi, je ne m'en trouverai guère plus mal. Si au contraire vous vous défendez, vous vous perdez; vos amis eux-mêmes, au lieu de vous plaindre, s'amusent à critiquer votre négligence à pourvoir à votre sûreté, et l'ignorance ou la nonchalance que vous apportez à ce qui est du ressort de votre profession. De ce que tant de maisons, dont la résistance était préparée, ont été perdues alors que la mienne est encore debout, je suis porté à croire que ce sont les velléités de résistance mêmes qui ont causé leur perte; elles ont donné l'idée de les attaquer et justifié l'assaillant à ses propres yeux; tout préparatif de défense marque qu'on est disposé à combattre. On peut se jeter chez moi si telle est la volonté de Dieu; mais, quoi qu'il arrive, je n'y appellerai personne; ce m'est un lieu de retraite où je me repose des guerres; c'est un coin que j'essaie de soustraire à la tempête qui règne partout, comme je fais en mon âme d'un autre petit coin. La guerre qui nous désole peut changer de forme, s'étendre, de nouveaux partis se constituer, pour moi, je ne bouge pas. De tant de maisons fortifiées, moi seul, que je sache, de ma condition * en France, m'en suis remis simplement au ciel du soin de protéger la mienne, et n'en ai jamais ôté pour les mettre en lieu sûr, ni argenterie, ni titres, ni tapisseries, ne voulant ni craindre, ni me sauver à demi. Si une entière confiance dans la Providence me vaut la faveur divine, elle se continuera jusqu'à la fin; sinon, j'ai été préservé pendant assez de temps, pour que déjà ce soit un fait digne de remarque et à noter, car voilà bien trente ans que cela dure.

CHAPITRE XVI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XVI.)
De la gloire.

A Dieu seul appartiennent gloire et honneur; l'homme manque de tant d'autres choses autrement nécessaires, qu'il est bien puéril à lui de rechercher celle-ci.—En tout, il y a le nom et la chose. Le nom est un mot qui marque et signifie la chose; il n'en fait pas partie et ne s'y incorpore pas, c'est un accessoire qui lui est étranger et demeure en dehors d'elle.

Dieu qui, par lui-même, a tout et chez lequel tout atteint le comble de la perfection, ne peut personnellement grandir en puissance, ni croître en dignité; mais son nom peut recevoir augmentation et accroissement du fait des bénédictions et des louanges que nous donnons à celles de ses œuvres qui se manifestent à nous. Nos louanges qui ne peuvent le pénétrer et devenir partie intégrante de lui-même, d'autant que nul bien de notre part ne peut ajouter à ce qu'il est, nous les attribuons à son nom qui, en dehors de lui, est ce qui le touche de plus près.—A Dieu seul appartiennent gloire et honneur; aussi rien n'est si déraisonnable que de les revendiquer pour nous; nous sommes par nous-mêmes si pauvres, si nécessiteux, nous sommes d'essence si imparfaite, nous avons tellement besoin de travailler continuellement à nous améliorer, que ce doit être de notre part une attention constante. Absolument creux et vides, ce n'est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir; nous avons besoin pour nous fortifier d'aliments plus substantiels et plus solides; un homme affamé serait bien simple s'il cherchait à se procurer un beau vêtement plutôt qu'un bon repas; c'est toujours au plus pressé qu'il faut courir: «Gloire à Dieu dans les cieux et paix aux hommes sur la terre (Évangile selon S. Luc)», comme nous disons dans nos prières habituelles. Nous avons pénurie de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et autres qualités essentielles; il nous faut d'abord rechercher ces choses de première nécessité, avant de songer à nous procurer ce qui ne nous pare qu'extérieurement.—Mais ce sont là des questions que la théologie traite plus amplement et avec plus de compétence que moi qui n'y entends guère.

Plusieurs philosophes ont prôné le mépris de la gloire; elle n'est à rechercher que lorsque d'autres avantages plus réels l'accompagnent.—Chrysippe et Diogène ont été les premiers et les plus fermes à afficher le mépris de la gloire. Ils disaient que, de toutes les voluptés, il n'y en a pas de plus dangereuse, ni qui soit plus à fuir que celle qui nous vient de l'approbation d'autrui. Et, en effet, les cas abondent où ses trahisons ont causé de grands dommages: rien n'empoisonne tant les princes que la flatterie, il n'est rien par quoi les méchants en imposent davantage à leur entourage; combler les femmes de louanges, les leur répéter sans cesse, est le moyen le plus propre et le plus ordinaire pour triompher de leur chasteté; c'est le principal mode de séduction qu'emploient les Sirènes pour tromper Ulysse: «Viens à nous, viens, Ulysse, toi si digne d'être loué, toi dont la Grèce s'honore le plus (Homère).» Ces philosophes disaient que toute la gloire du monde ne vaut pas qu'un homme, qui a du jugement, étende seulement le petit doigt pour l'acquérir: «Qu'est-ce que la gloire, si grande qu'elle soit, si elle n'est que de la gloire (Juvénal)?» Je dis pour l'acquérir elle toute seule, car souvent elle entraîne à sa suite des avantages qui peuvent la rendre désirable; elle nous vaut de la bienveillance, elle fait que nous sommes moins exposés aux injures et aux offenses d'autrui et autres choses semblables.

C'était là un des principaux dogmes d'Épicure, qui pourtant à son heure dernière n'a pas été, lui aussi, sans se préoccuper de sa réputation.—C'était aussi un des principaux dogmes d'Épicure, ce précepte de son école: «Cache ta vie», qui défend de s'embarrasser des charges et de la gestion des affaires publiques; il suppose nécessairement qu'au préalable on méprise la gloire qui est l'approbation que le monde donne à celles de nos actions que nous mettons en évidence. Nous ordonner de cacher notre vie, de ne nous occuper que de nous-mêmes et ne pas vouloir que les autres soient initiés à ce que nous faisons, c'est vouloir encore moins qu'ils nous honorent et nous glorifient. Aussi Épicure conseille-t-il à Idoménée de ne pas régler ses actions sur l'opinion ou la réputation qui peuvent communément avoir cours, à moins que ce ne soit nécessaire pour éviter les autres inconvénients qui parfois résulteraient pour lui du mépris que les hommes pourraient lui témoigner.

Ces recommandations sont, à mon avis, parfaitement vraies et raisonnables; mais nous sommes, je ne sais comment, deux êtres en un seul; ce qui fait qu'à une même chose nous croyons et nous ne croyons pas et que nous ne pouvons nous défaire de ce que nous condamnons. Reportons-nous, en effet, aux dernières paroles d'Épicure, prononcées au moment de sa mort; elles sont grandes, dignes d'un philosophe tel que lui; elles portent cependant trace du souci qu'il a de la réputation qui demeurera attachée à son nom et de cette disposition d'esprit, objet de ses critiques dans les préceptes qu'il a émis. Voici une lettre dictée par lui, peu avant son dernier soupir:

«Épicure à Hermachus, salut.—J'ai écrit ceci, ce jour, le dernier de ma vie, jour heureux bien que je souffre de la vessie et des intestins, au point qu'on ne saurait souffrir davantage; mais ma souffrance est compensée par le plaisir qu'apporte à mon âme le souvenir des idées que j'ai innovées et des plaidoyers que j'ai produits à leur sujet. Toi, prends sous ta protection les enfants de Métrodore; je compte, à cet égard, sur l'affection que, dès ton enfance, tu as eue pour moi et pour la philosophie.»

Voilà sa lettre. Ce qui me donne à croire que ce plaisir qu'il dit ressentir, en son âme, des idées qu'il a innovées, s'applique quelque peu à la réputation qu'il espérait en acquérir après sa mort, ce sont ses dispositions testamentaires, par lesquelles il veut qu' «Aminomaque et Timocrate, ses héritiers, fournissent chaque année, au mois de janvier, pour la célébration de l'anniversaire de sa naissance, la somme qu'Hermachus leur fixera; et aussi, celle nécessaire à la dépense pour, le vingtième jour de chaque lune, traiter les philosophes, ses amis particuliers, qui se réuniraient en l'honneur de sa mémoire et de celle de Métrodore.

Selon d'autres philosophes la gloire est désirable pour elle-même; erreur de ceux qui n'apprécient dans la vertu que la gloire qui l'accompagne.—Carnéade a été le chef de ceux d'opinion contraire. Il a posé que la gloire est désirable pour elle-même, tout comme nous portons affection à ceux de nos enfants qui peuvent naître après notre mort, bien que nous ne devions ni les connaître, ni en jouir. Cette opinion a été naturellement la plus communément adoptée, comme il arrive pour celles qui répondent davantage à ce que nous sommes enclins à préférer. Aristote assigne à la gloire le premier rang parmi les biens qui nous viennent en dehors de nous, et recommande d'éviter comme deux extrêmes également critiquables, l'exagération à la rechercher et celle à la fuir.—Je crois que, si nous avions ce que Cicéron a écrit à ce sujet, nous en verrions de belles; car il fut possédé de cette passion au point que s'il eût osé, il aurait, je crois, volontiers donné dans cet excès où d'autres sont tombés, tenant que la vertu elle-même n'est désirable que pour l'honneur que toujours elle entraîne à sa suite: «La vertu cachée ne diffère guère de l'obscure oisiveté (Horace)», ce qui est une manière de voir tellement fausse, que j'éprouve du dépit qu'elle ait jamais pu entrer dans l'esprit d'un homme qui a eu l'honneur de compter parmi les philosophes.

S'il en était ainsi, il ne faudrait jamais faire de belles actions que lorsqu'on est remarqué.—Si cela était vrai, il ne faudrait donc être vertueux qu'en public; et nous n'aurions que faire de diriger et de maintenir dans la voie droite les mouvements de notre âme, qui est le véritable siège de la vertu, quand ces mouvements ne doivent pas arriver à la connaissance d'autrui. N'importe-t-il donc, quand nous faisons le mal, que de le faire avec adresse et de telle sorte qu'il soit ignoré?—«Si tu t'aperçois, dit Carnéade, qu'un serpent est caché là où, sans s'en apercevoir, va s'asseoir quelqu'un de la mort duquel tu espères profiter, ce serait une mauvaise action de ne pas l'avertir, surtout si ce que tu fais ne doit être connu que de toi». Si nous ne puisons pas en nous-mêmes l'obligation de bien faire, si l'impunité est réputée justice, à combien de méchancetés, chaque jour, ne nous laisserons-nous pas entraîner?—En rendant fidèlement à C. Plotius les valeurs que celui-ci, sans que personne en eût connaissance, lui avait confiées en dépôt, agissant en cela comme souvent je l'ai fait moi-même, Sextus Peduceus n'a pas tant accompli une chose que j'estime méritoire, qu'il n'en eût commis une que je trouverais exécrable, s'il * eût agi autrement.—Il est bon et utile de rappeler, dans les temps où nous vivons, que Cicéron reprochait à P. Sextilius Rufus d'avoir recueilli un héritage que sa conscience lui interdisait d'accepter, non que ce fût contraire à la loi, mais bien qu'il eût la légalité pour lui. Il ne se montre pas moins sévère vis-à-vis de M. Crassus et de Q. Hortensius qui, en raison de leur autorité et de l'influence dont ils disposaient, avaient été compris pour de certaines sommes dans une succession que, par un faux testament, un étranger avait captée et sur lequel il les avait inscrits pour, par eux, être assuré d'en arriver à ses fins. Se contentant tous deux de n'avoir pas participé au faux qui avait été commis, ils n'avaient pas refusé les bénéfices qui en résultaient pour eux, s'estimant suffisamment couverts parce que, du fait des lois, ils étaient à l'abri des accusations et des témoignages qui pouvaient être portés contre eux: «Ils eussent dû se souvenir qu'ils avaient Dieu pour témoin, j'entends par là leur conscience (Cicéron).»

La vertu serait chose bien frivole si elle tirait sa recommandation de la gloire.—La vertu est chose bien vaine et bien frivole, si c'est à la gloire qu'elle demande sa récompense; il ne vaudrait pas la peine, dans ce cas, de lui attribuer un rang à part et de faire une distinction entre elle et la fortune, car qu'y a-t-il de plus fortuit que la réputation? «La fortune étend sa domination sur toutes choses; elle élève les uns, abaisse les autres, moins selon leur mérite que selon son caprice (Salluste).» Faire que nos actions soient vues et connues, c'est uniquement le fait de la fortune; c'est le sort qui nous départit la gloire, au gré de sa fantaisie. Je l'ai vue fort souvent devancer le mérite, et souvent aussi l'excéder, parfois de beaucoup. Celui qui le premier eut l'idée de trouver une ressemblance entre l'ombre et la gloire, réussit au delà de ce qu'il pensait: ce sont deux choses vaines au plus haut point; comme l'ombre, la gloire nous précède parfois, et quelquefois dépasse considérablement notre taille en longueur.—Ceux qui enseignent à la noblesse à ne rechercher dans la vaillance que la gloire, «comme si une action n'était vertueuse que si elle devient célèbre (Cicéron)», à quoi arrivent-ils, sinon à lui inculquer de ne jamais s'exposer si on ne vous voit et d'avoir bien soin qu'il y ait des témoins à même de raconter vos prouesses, quand vous agissez là où il y a mille occasions de bien faire, mais où, faute de cette précaution, on n'aurait aucune chance d'être remarqué.—Combien de belles actions s'accomplissent dans le cours d'une bataille! Quiconque s'amuse à observer les autres dans une pareille mêlée, ne fait guère de besogne et produit contre lui-même les témoignages qu'il rend sur la façon dont se comportent ses compagnons d'armes: «Une âme vraiment grande, place l'honneur, qui est le principal but de notre nature, dans les actions vertueuses et non dans la gloire (Cicéron).»—Toute celle à laquelle j'aspire, c'est d'avoir vécu tranquille, non comme le comprennent Métrodore, Arcésilas ou Aristippe, mais à ma manière. Puisque la philosophie a été impuissante à trouver une voie qui mène au repos de l'âme et qui convienne à tous, que chacun, de son côté, cherche à y atteindre.

C'est le hasard qui donne la gloire; aussi, que de belles actions sont demeurées inconnues!—A quoi César et Alexandre doivent-ils leur immense renommée, sinon à la fortune? Sur combien d'hommes a-t-elle fait le silence, lorsqu'ils commençaient à prendre leur essor; combien, dont nous ignorons qu'ils ont existé, et qui, cependant, ont déployé le même courage que ces deux héros, mais que leur mauvais sort a arrêtés court au début même de leurs entreprises? Il ne me souvient pas avoir lu qu'au travers des si nombreux et si grands dangers qu'il a courus, César ait jamais été blessé, et mille sont morts en affrontant des périls moindres que le moindre de ceux dans lesquels il s'est trouvé.—Pour une belle action qui profite à son auteur, une infinité passent inaperçues, parce que personne ne se trouve là pour en porter témoignage; on n'est pas toujours sur le sommet d'une brèche ou à la tête d'une armée, en vue de son général, comme si on était sur une estrade; on peut être surpris entre une haie et un fossé; selon les nécessités du moment, être obligé de s'escrimer contre un poulailler, de déloger d'une grange quatre chétifs arquebusiers; parfois, étant détaché de sa troupe, se trouver dans l'obligation d'agir isolément. Et même, pour peu qu'on y prête attention, on remarquera, je crois, que, de fait, les opérations qui mettent le moins en relief sont celles qui présentent le plus de danger; et que, dans les guerres de notre époque, il s'est perdu plus de braves dans des échauffourées de peu d'importance et à se disputer la possession de quelque bicoque, que dans des actions mémorables faisant honneur à ceux qui y ont pris part.

La vertu est à rechercher pour elle-même, indépendamment de l'approbation des hommes.—Celui qui tient sa mort pour mal employée, s'il ne succombe en se signalant, au lieu de s'illustrer, ternit de lui-même sa vie, lorsqu'il laisse échapper les occasions de courir la chance pour une cause juste, car ce qui est juste vous vaut toujours assez d'illustration, le témoignage de sa conscience étant pour chacun une gloire suffisante: «Notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience (saint Paul).» Celui qui n'est homme de bien que parce qu'on le saura et parce qu'on l'en estimera davantage quand ce sera su, qui ne veut bien faire qu'à condition que sa vertu vienne à la connaissance des hommes, n'est pas quelqu'un dont on puisse obtenir beaucoup de service. «Je crois que le reste de cet hiver, Roland fit des choses dignes de mémoire; mais elles ont été si secrètes jusqu'ici, que ce n'est pas ma faute si je ne les raconte pas, car Roland a toujours été plus prompt à faire de belles actions qu'à les publier, et jamais ses exploits n'ont été divulgués que lorsqu'ils ont eu des témoins (Arioste).»—Il faut aller à la guerre par devoir et n'en attendre que cette récompense qui ne saurait faire défaut à toute belle action, si cachée qu'elle soit, qu'obtiennent même les pensées vertueuses et qui consiste dans le contentement, qu'une bonne conscience ressent en elle-même, de bien faire. Il faut être vaillant pour soi-même et pour l'avantage qu'il y a à être doué d'un courage reposant sur une base ferme et assurée, le mettant à même de défier les assauts de la fortune: «La vertu véritable brille d'un éclat sans mélange; elle ignore les refus honteux, elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulaires au gré d'un peuple volage (Horace).»—Ce n'est pas pour faire étalage que notre âme doit remplir son rôle; c'est pour nous et en nous, où nul ne la voit que nous. Là, elle nous couvre contre la crainte de la mort, contre la douleur et même contre la honte; elle nous donne de la fermeté si nous venons à perdre nos enfants, nos amis et nos biens; et, lorsque le cas se présente, elle nous fait affronter les hasards de la guerre: «Non pour quelque récompense, mais pour la satisfaction attachée à la vertu (Cicéron).» C'est là un profit autrement grand, autrement digne d'être souhaité et espéré que l'honneur et la gloire, qui ne sont autre chose qu'une appréciation favorable qu'on porte sur nous.

Le jugement des foules est méprisable, le sage ne doit pas attacher de prix à l'opinion des fous.—Pour juger du droit de propriété d'un arpent de terre, il faut trier, dans une nation entière, une douzaine d'hommes; tandis que pour juger nos intentions et nos actions, la chose la plus difficile et la plus importante qui soit, nous nous en remettons à la voix publique, à la voix de la foule si ignorante, injuste et inconstante. Est-il raisonnable de faire dépendre des fous le jugement à porter sur la vie d'un sage? «Quoi de plus insensé que d'estimer, quand ils sont réunis, des gens que l'on méprise quand chacun d'eux est considéré à part (Cicéron).» Quiconque vise à plaire à la multitude n'y parvient jamais; elle n'offre qu'un but mal défini et qui ne donne pas prise: «Rien n'honore moins que les jugements de la foule (Tite-Live).»—Démétrius, parlant de la voix du peuple, disait en plaisantant qu'il ne se souciait pas plus de celle qui lui sortait par en haut que de celle lui sortant par en bas. Cicéron en parle plus mal encore: «Je dis, moi, qu'une chose, lors même qu'elle ne serait pas honteuse, semble l'être si elle est louée par la multitude.»—Nul talent, nulle souplesse d'esprit ne parviennent à diriger nos pas à la suite d'un guide aussi dévoyé et aussi déréglé: au milieu de cette confusion tumultueuse et sans consistance de bruits, de rapports, d'opinions émanant des foules qui nous pressent de tous côtés, aucune route ne peut être tracée que nous puissions suivre. Ne nous proposons donc pas un but si flottant et si indécis, et marchons constamment à la suite de la raison. Que l'approbation publique nous y suive si elle veut, et, comme elle dépend uniquement du hasard, nous n'avons pas lieu d'espérer la voir venir à nous davantage par une autre voie plutôt que par celle-ci.

Quand on ne suivrait pas la voie droite parce qu'elle est droite, il faudrait encore la suivre parce qu'elle est d'ordinaire la plus avantageuse.—Si je ne suivais le droit chemin en raison même de sa droiture, je le suivrais encore parce que j'ai constaté par expérience qu'au bout du compte, c'est d'ordinaire celui qui nous rend le plus heureux et nous est le plus utile: «C'est un bienfait de la Providence, que les choses honnêtes soient aussi les plus profitables (Quintilien).» Pendant une violente tempête, un nautonier des temps anciens parlait ainsi à Neptune: «O Dieu, tu me sauveras, si tu veux; tu me perdras, si tu le préfères; mais je maintiendrai droite, quand même, la barre du gouvernail.» J'ai vu, en ces temps-ci, mille personnes souples, rusées, à double face, qui passaient incontestablement aux yeux de tous pour plus prudentes que je ne le suis quand il est question des affaires de ce monde, se perdre dans des circonstances où je me suis sauvé: «J'ai ri de voir que la ruse pouvait échouer (Ovide).»—Paul Émile, partant pour sa glorieuse expédition de Macédoine, recommanda par-dessus tout au peuple de Rome «de contenir, pendant son absence, sa langue sur ses opérations». Quel trouble en effet, pour les affaires importantes, que la licence avec laquelle on les juge, sans compter que tout le monde n'a pas vis-à-vis des mouvements populaires, de l'opposition et des injures dont ils y sont l'objet, la fermeté de Fabius, qui préféra laisser démembrer son autorité au gré des fantaisies non motivées du peuple, que de ne pas satisfaire au mieux de ce qu'il estimait être du devoir de sa charge, alors qu'il devait y gagner en réputation et en même temps se concilier la foule.

On fait trop de cas de la louange et de la réputation; notre juge le plus sûr, c'est nous-mêmes.—Il y a je ne sais quelle douceur naturelle à sentir qu'on vous loue; mais nous en faisons beaucoup trop de cas: «Je ne hais pas la louange, car j'ai la fibre sensible; mais jamais des «Très bien! bravo!» ne me paraîtront le terme et le but que l'on doive proposer à la vertu (Perse).» Je ne me soucie pas tant de ce que je puis être aux yeux des autres, que de ce que je suis à mes propres yeux; je veux être riche par moi-même et non par le fait d'emprunts. Les étrangers ne voient, en ce qui nous touche, que les choses et apparences externes, mais chacun peut présenter bonne mine à l'extérieur et, à l'intérieur, être dévoré par la fièvre et l'effroi; notre cœur ne se voit pas, notre contenance seule s'aperçoit.—On a raison de s'élever contre l'hypocrisie qui se produit à la guerre, car rien n'est plus aisé à un homme qui a de l'expérience, que de se dérober aux dangers et de faire le matamore, alors qu'il n'a que le cœur d'un lâche. Il y a tant de moyens d'éviter les occasions de s'exposer sérieusement que nous pouvons tromper mille fois le monde, avant de nous trouver dans l'impossibilité d'esquiver un mauvais pas; et lors même que nous nous y trouverions empêtrés, nous saurions bien, pour une fois, faire contre fortune bon cœur et, bien qu'ayant la frayeur dans l'âme, montrer un visage et une parole assurés. Que de gens qui posséderaient l'anneau de Gygès conté par Platon, rendant invisible celui qui l'avait au doigt quand il en tournait le chaton à l'intérieur de la main, s'en serviraient pour se cacher à certains moments où il importe le plus de se montrer, regrettant de se trouver, par la situation si honorable qu'ils occupent, dans l'obligation d'avoir une contenance ferme et assurée: «Qui peut être sensible à de fausses louanges ou redoute la calomnie, si ce n'est un malhonnête homme ou un menteur (Horace)?» Voilà pourquoi tous les jugements reposant sur des apparences extérieures sont éminemment incertains et douteux, et que personne n'a de témoin plus fidèle de lui-même que soi-même. Quant à ce qui se passe à la guerre, combien avons-nous de gens de rien qui sont les compagnons de notre gloire; celui qui demeure bravement à découvert dans une tranchée, que fait-il autre que ne font, en avant de lui, cinquante pauvres pionniers qui vont lui ouvrant le passage et le couvrant de leur corps, pour une solde de cinq sous par jour? «Lorsque la tumultueuse Rome déprécie quelque chose, tu n'accèdes pas à son jugement et n'entreprends pas de redresser sa balance; ne cherche donc pas ce que tu es, en dehors de toi-même (Perse).»

Certains vont jusqu'à vouloir que leurs noms soient connus à tout prix, même par des crimes.—Nous appelons illustrer notre nom, le répandre et faire qu'il soit dans de nombreuses bouches; nous nous efforçons d'arriver à ce qu'il soit pris en considération et que le lustre qu'il acquiert nous vaille profit: c'est du reste la meilleure excuse que nous puissions donner de cette manière de faire. Mais c'est là une maladie qui nous emporte si loin, que certains cherchent à faire parler d'eux, de n'importe quelle façon. Trogue Pompée et Tite-Live disent, le premier d'Érostrate, le second de Manlius Capitolinus, qu'ils tenaient davantage à une grande qu'à une bonne réputation. C'est là un mal fréquent; nous nous appliquons plus à faire qu'on parle de nous, qu'à nous préoccuper des termes en lesquels on en parlera; il nous suffit que notre nom coure de bouche en bouche, quelles que soient les conditions dans lesquelles il circule; il semble qu'être connu, ce soit en quelque sorte s'en remettre à autrui du soin de sa vie et de la faire durer.

Qu'est-ce pourtant que la gloire attachée à un nom? n'est-il pas des noms communs à plusieurs familles, témoin celui de Montaigne?—Pour moi, je tiens que je ne suis qu'en moi-même; et cette autre vie, faite de ce que mes amis savent de moi, à la considérer telle qu'elle est, dépouillée de tout artifice, je sais très bien que ce que j'en retire et la jouissance qu'elle me procure ne sont que vanité produite par un pur effet d'imagination. Quand je serai mort, je ressentirai cet effet beaucoup moins encore; alors je perdrai d'une façon absolue l'usage de choses, celles-ci vraiment utiles, qu'accidentellement parfois nous lui devons. Je n'aurai plus prise sur la réputation qui ne pourra plus s'exercer sur moi, non plus qu'arriver jusqu'à moi. Je ne puis en effet compter qu'elle s'attache à mon nom, d'abord parce que je ne suis pas le seul à le porter: sur deux que j'ai, l'un m'est commun avec tous les membres de ma race et avec d'autres familles encore; il y en a une à Paris et à Montpellier qui se nomme Montaigne, une autre en Bretagne et en Saintonge qui a nom de la Montaigne. Cette interposition d'une seule syllabe n'est pas suffisante pour empêcher que nos faits et gestes, aux uns et aux autres, se confondent, au point que je ne participe à leur gloire et que peut-être mon indignité ne rejaillisse sur eux; et cela, bien que les miens aient été autrefois surnommés Eyquem, surnom qui s'applique également à une famille connue d'Angleterre. Quant à mon autre nom, c'est un prénom qui appartient à quiconque a envie de le porter, et l'honneur dont je pourrais le rehausser, au lieu de me revenir, peut fort bien aller à un portefaix. Puis, lors même que je deviendrais un personnage de marque, que signifiera cette marque quand je ne serai plus? peut-elle désigner quelque chose qui n'est pas et lui donner de l'éclat? «Que la postérité me loue, la pierre qui recouvrira mes ossements en sera-t-elle plus légère? mes mânes, mon tombeau, mes cendres fortunées vont-elles pour cela se couronner de fleurs (Perse)?» mais c'est là un sujet que j'ai déjà traité ailleurs.

Peu d'hommes, sur un très grand nombre, jouissent de la gloire à laquelle ils pourraient prétendre.—Dans le cours d'une bataille où dix mille hommes sont tués ou blessés, il n'y en a pas quinze dont on parle. Il faut que la fortune nous gratifie d'un bien brillant fait d'armes ou qui ait une importance capitale, pour mettre en relief une action particulière qui soit le fait non d'un simple arquebusier, mais même d'un capitaine; car bien que tuer un homme, en tuer deux ou dix, affronter courageusement la mort, soient réellement quelque chose pour n'importe qui d'entre nous parce que nous y allons de notre tout, pour le monde c'est chose qui n'a rien d'extraordinaire; et il s'en voit tant chaque jour, il en faut tant de pareilles pour produire un résultat sensible, que nous ne pouvons espérer que cela attire sur nous l'attention d'une façon particulière: «C'est un accident ordinaire, arrivé à beaucoup d'autres, qui rentre dans les innombrables chances de la fortune (Juvénal).»

De tant de milliers de vaillants soldats qui sont morts en France depuis quinze cents ans les armes à la main, il n'y en a pas cent dont la mémoire soit parvenue jusqu'à nous; le souvenir non seulement des chefs, mais celui même des batailles et des victoires s'est éteint; les événements saillants de plus de la moitié du monde, faute de ne pas avoir été consignés, n'ont pas été connus en dehors du lieu où ils se sont passés et sont immédiatement tombés dans l'oubli. Si j'avais en ma possession le récit des faits demeurés inconnus, j'y trouverais, je crois, nombre d'exemples en tous genres qui supplanteraient très aisément ceux que nous fournissent les faits que nous connaissons; ce qui le prouve, c'est que des Grecs, et même des Romains, si riches en exploits des plus nobles, des plus rares, et qui ont eu tant de témoins pour les attester, tant d'écrivains pour les transmettre à la postérité, combien peu sont arrivés jusqu'à nous! «A peine si un vent léger nous en a porté la renommée (Virgile).» Ce sera beaucoup si, dans cent ans, on se souvient vaguement que, de notre temps, il y a eu des guerres civiles en France.—Les Lacédémoniens, entrant en guerre, sacrifiaient aux Muses, afin que leurs hauts faits fussent bien et dignement rapportés, estimant que c'est par faveur divine, qui n'est pas communément accordée, que les belles actions trouvent des témoins qui sachent les reproduire et en conserver le souvenir.

A quel degré ne faut-il pas atteindre pour que notre mémoire se perpétue! dans de telles conditions, est-ce la peine de sacrifier à la gloire?—Supposons que chaque fois que nous sommes exposés au feu des arquebuses, ou que nous courons un danger, un greffier se trouve là à point pour en prendre note; cent autres greffiers en outre le reproduiraient-ils, qu'on en parlerait pendant trois jours à peine et personne après ne s'en occuperait plus. Nous ne possédons pas la millième partie des écrits anciens; c'est la fortune qui, suivant son caprice, leur donne une durée ou plus courte ou plus longue; et il nous est loisible, le reste ne nous étant pas connu, de penser que ce que nous en avons, n'est pas ce qu'il y a de moins de bon.—On ne fait pas des histoires de choses de si peu: il faut pour en être l'objet avoir conquis des empires ou des royaumes, avoir gagné cinquante-deux batailles rangées, bien qu'étant constamment inférieur en nombre, comme fit César. Dans ces diverses affaires, il a perdu dix mille braves compagnons et plusieurs grands capitaines morts vaillamment et courageusement; leurs noms n'ont duré qu'autant qu'ont vécu leurs femmes et leurs enfants, «ensevelis dans la gloire d'un moment (Virgile)».—De ceux mêmes des belles actions desquels nous sommes témoins, le souvenir demeure trois mois, trois ans; puis, on n'en parle pas plus que s'ils n'avaient jamais existé. Quiconque considérera à quel degré de gloire ont atteint les gens et les faits pour que la mémoire s'en perpétue dans les livres, estimera qu'en toute justice et toute proportion gardée, il se trouve en notre siècle bien peu d'actes et bien peu de personnes qui aient le droit d'y prétendre. Combien avons-nous connu d'hommes vertueux survivre à leur propre réputation et qui ont eu la douleur de voir, de leur vivant, s'éteindre l'honneur et la gloire qu'ils avaient très justement acquis dans leur jeunesse? Et pour trois ans de cette vie fictive et imaginaire nous irions compromettre notre vie réelle, la seule qui nous importe, et nous exposer à une mort perpétuelle? Sur ce point de si haute importance, les sages se proposent une fin et plus belle et plus juste: «La récompense d'une bonne action est de l'avoir faite; le fruit d'un service que nous rendons, c'est ce service même (Sénèque)».—Il peut être fort excusable pour un peintre ou tout autre artiste, ou encore pour un rhétoricien ou un grammairien de travailler pour se faire un nom par ses œuvres; mais les actes que la vertu nous inspire sont trop nobles par eux-mêmes, pour en rechercher la récompense en dehors, pour la chercher notamment dans la vanité des jugements humains.

On peut cependant dire en sa faveur qu'elle est un stimulant qui porte quelquefois à la vertu.—Si cependant cette idée fausse contribue chez le peuple à maintenir les hommes dans le devoir et les dispose à la vertu, si les princes sont touchés de voir bénir la mémoire de Trajan et exécrer celle de Néron, s'ils sont émus en voyant le nom de ce grand malfaiteur, qui inspirait autrefois tant de terreur et était si redouté, être aujourd'hui maudit et insulté en toute liberté par le premier écolier auquel la pensée en vient, laissons-la croître autant qu'elle voudra et entretenons-la du mieux que nous pourrons. Platon, auquel tout était bon pour amener ses concitoyens à la vertu, leur conseille, entre autres choses, de ne pas mépriser * la considération et l'estime des peuples, et dit que, par une sorte d'inspiration divine, les méchants eux-mêmes savent souvent, tant dans leurs propos que dans leurs jugements, très justement distinguer les bons des mauvais. Ce philosophe et Socrate son maître s'entendent admirablement et n'hésitent pas à faire intervenir l'action et les révélations divines, chaque fois que la force humaine est impuissante, «à l'exemple des poètes tragiques qui ont recours à un dieu, lorsqu'ils ne savent comment trouver le dénouement de leur pièce (Cicéron)»; * c'est peut-être pour cela que Timon, l'invectivant, l'appelait grand fabricant de miracles.

Un semblable mobile équivaut à l'emploi de fausse monnaie quand la bonne ne suffit pas; cela a été le cas de tous les législateurs.—Puisque les hommes sont incapables de se payer complètement en bonne monnaie, employons-y aussi de la fausse. Tous les législateurs ont agi ainsi; et il n'est pas de législation où on ne retrouve quelque mélange soit de cérémonies futiles, soit de légendes mensongères qui servent à tenir le peuple en bride pour qu'il ne se détourne pas du devoir. C'est pour cela que la plupart d'entre elles ont des origines et des commencements fabuleux, enrichis de mystères surnaturels, ce qui a mis en crédit ces religions nées de l'erreur et les a fait accepter par les gens sensés. C'est pour cette cause, pour amener plus sûrement les hommes à croire davantage en eux, que Numa et Sertorius les nourrissaient de ces sottises: l'un, que la nymphe Égérie, l'autre, que sa biche blanche, leur apportaient de la part des dieux les conseils qu'ils en recevaient. La même autorité que Numa donna à ses lois par cette intervention divine, Zoroastre, le législateur de la Bactriane et de la Perse, la communiqua aux siennes en se servant du nom du dieu Oromazis; Trismégiste, par Mercure, en usa de même à l'égard des Égyptiens; Zamolxis se servit de Vesta vis-à-vis des Scythes; Charondas, de Saturne à l'égard des peuples de la Chalcédoine; Minos, de Jupiter auprès des Candiotes; Lycurgue, d'Apollon auprès des Lacédémoniens; Dracon et Solon, de Minerve auprès des Athéniens; toute législation a un dieu à sa tête; chez toutes ce sont de faux dieux, seule celle que Moïse donna au peuple de Judée à sa sortie d'Égypte émane du vrai Dieu. La religion des Bédouins, dit le Sire de Joinville, portait, entre autres choses, que l'âme de celui d'entre eux qui mourait pour son prince, passait dans un autre corps plus heureux, plus beau, plus fort que le premier, ce qui les amenait à exposer beaucoup plus volontiers leur vie: «Ils bravaient le fer, embrassaient la mort, regardant comme une lâcheté de ménager une vie qui devait renaître (Lucain).» C'est là une très salutaire croyance, toute fausse qu'elle est; chaque nation en a un certain nombre semblables; mais ce sujet vaudrait d'être traité à part.

Quant aux femmes, elles ont tort d'appeler honneur ce qui est leur devoir; celles qui ne sont retenues que par la crainte de perdre leur honneur, sont bien près de céder.—Un mot encore sur ce qui fait l'objet de cet entretien. Je ne conseille pas davantage aux dames d'appeler honneur ce qui est leur devoir, «tout comme dans le langage ordinaire on n'appelle honnêteté que ce qui est glorieux dans l'opinion du peuple (Cicéron)». Leur devoir c'est le fruit, l'honneur n'est que l'enveloppe; et elles se font tort à elles-mêmes en invoquant cette excuse pour justifier leur refus de se donner, parce que leur intention, leur désir, leur volonté, qui sont choses où l'honneur n'a rien à voir, d'autant que rien ne s'en manifeste au dehors, sont encore plus à considérer que l'acte lui-même: «Celle-là succombe, qui refuse parce qu'il ne lui est pas permis de succomber (Ovide).» L'offense envers Dieu et envers la conscience est aussi grande, qu'elle résulte du désir ou du fait accompli. De plus, ces actes ayant essentiellement lieu en les cachant au vu et au su de tous, il leur serait bien facile de les dérober à la connaissance d'autrui, d'où l'honneur dépend, si seul il les retenait dans le devoir, et si elles ne pratiquaient pas la chasteté pour elle-même. Toute personne d'honneur préfère perdre l'honneur, plutôt que d'agir contre sa conscience.

CHAPITRE XVII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XVII.)
De la présomption.

La présomption nous fait concevoir une trop haute idée de notre mérite; mais pour fuir ce défaut il ne faut pas tomber dans l'excès contraire et s'apprécier moins qu'on ne vaut.—Il y a une autre sorte de gloire qui consiste dans la trop bonne opinion que nous concevons de notre mérite. C'est une affection inconsidérée pour nous-mêmes, qui fait que nous nous chérissons et que nous nous représentons à nos propres yeux autres que nous sommes; tel un amour passionné prête à qui nous aimons la beauté et la grâce et, troublant et altérant notre jugement, fait que ceux qui sont épris, aiment en l'objet de leur passion un être tout autre et beaucoup plus parfait qu'il n'est.

Je ne veux pourtant pas que, de peur de tomber dans cet excès, donnant dans un autre, un homme se méconnaisse et s'estime moins qu'il ne vaut; notre jugement doit en tout conserver sa rectitude, et il est juste qu'en cela, comme en toute autre chose, il distingue ce qui est la vérité; s'il est César, qu'il se reconnaisse hardiment pour le plus grand capitaine du monde.—Tout chez nous est convention; les conventions nous emportent et nous font délaisser la réalité des choses; nous nous accrochons aux branches et lâchons le tronc et la partie essentielle. Nous avons enseigné aux dames à rougir, rien qu'en entendant nommer ce qu'elles ne craignent nullement de faire; nous n'osons appeler de leur nom nos membres, que nous ne craignons pas d'employer à des débauches de toute sorte.

Se peindre soi-même est le seul moyen de se faire connaître pour qui mène une vie obscure; c'est ce qui détermine Montaigne à parler de lui-même.—Les conventions nous défendent d'exprimer les actes licites et naturels et nous les observons; la raison nous interdit d'en commettre qui soient illicites et mauvais et personne ne l'écoute. Moi-même, en ce moment, je suis arrêté par ces lois que nous imposent les conventions et qui ne permettent pas de parler de soi, pas plus en bien qu'en mal; mais cette fois nous passerons outre.—Ceux que la fortune, bonne ou mauvaise comme on voudra la qualifier, a appelés à passer leur vie dans de très hautes situations, peuvent, par leurs actes publics, faire connaître ce qu'ils sont; mais ceux qu'elle a laissés perdus dans la foule, dont personne ne parlera si eux-mêmes n'en parlent, sont excusables lorsque, à l'exemple de Lucilius, ils prennent la hardiesse d'entretenir de leur propre personne ceux qui ont intérêt à les connaître: «Il confiait ses secrets au papier comme à un ami fidèle; qu'il en arrivât bien ou mal, jamais il n'eut d'autre confident, aussi s'est-il mis tout entier dans ses ouvrages, comme dans un tableau qu'il aurait voulu consacrer aux dieux (Horace).» Son papier était le dépositaire de ses actions et de ses pensées, et il s'y peignait tel qu'il se voyait. «Rutilius et Scaurus, pour avoir agi de même, n'ont été ni moins crus, ni moins estimés (Tacite).»

Enfant, il avait des gestes qui pouvaient dénoter en lui de la fierté; on ne saurait en inférer qu'il soit atteint de ce défaut.—Donc, il me souvient que, dès ma plus tendre enfance, on remarquait en moi je ne sais quelle tournure, quels gestes témoignant quelque peu de vanité et une sotte fierté. Je veux, à cet égard, dire de suite qu'il n'est pas rare d'avoir des qualités et des penchants qui nous soient propres et qui s'enracinent en nous, au point que nous sommes hors d'état de nous en apercevoir et de nous en rendre compte; de ces dispositions naturelles, le corps en retient d'ordinaire quelque habitude, sans même que nous nous en doutions et que nous y soyons pour quelque chose.—Chez Alexandre, c'était une propension à tenir la tête légèrement inclinée sur un côté, ce qui allait bien à son genre de beauté; de même chez Alcibiade, sa manière de parler lente et grave. Jules César se grattait la tête avec un doigt, ce qui est l'indice de quelqu'un qui a de graves soucis. Cicéron, si je ne me trompe, fronçait le nez, signe d'un naturel moqueur. De semblables habitudes peuvent survenir en nous, sans que nous nous en apercevions. Il y en a d'autres qui sont étudiées et dont je ne parle pas, comme les salutations et les révérences qui nous valent, le plus souvent à tort, la réputation d'être humble et courtois; l'humilité, je l'admets, mais seulement quand il s'agit de gloire. Pour moi, je suis assez prodigue de saluts, surtout en été; et n'en reçois jamais sans les rendre, quelle que soit la qualité des gens, sauf s'ils sont à mes gages. Je souhaiterais que certains princes que je connais, s'en montrent plus parcimonieux et ne les distribuent qu'à bon escient; en n'y apportant pas de discrétion, ils leur font perdre de leur valeur; donnés indifféremment, ils n'ont plus d'effet.—Au nombre de ces attitudes singulières, ne passons pas sous silence la morgue de l'empereur Constance qui, en public, conservait toujours la tête droite, ne la tournant et ne l'inclinant ni d'un côté, ni de l'autre, pas même pour regarder ceux qui, venant de côté, le saluaient; il se tenait le corps immobile, ne se laissant pas même aller au mouvement de son char, n'osant ni cracher, ni se moucher, ni s'essuyer la figure devant le monde. Je ne sais si les gestes qu'on remarquait en moi étaient de cette nature et si vraiment j'avais quelque propension à être vaniteux; cela se peut bien, je ne peux répondre de mes défauts physiques, mais pour ce qui est des mouvements de l'âme, je veux en confesser ici ce que j'en ressens.

Il ne trouve bien rien de ce qu'il fait, et estime toujours moins les choses qu'il possède que celles qui appartiennent à autrui.—La présomption s'exerce de deux façons: en nous estimant trop et en n'estimant pas assez les autres. Sur le premier point, il me semble tout d'abord que les considérations suivantes doivent entrer en ligne de compte: Je suis constamment en proie à un défaut de l'âme qui me désole comme contraire à l'équité et plus encore comme fâcheux; j'essaie bien de m'en corriger, mais n'arrive pas à m'en affranchir complètement. Ce défaut est que j'estime toujours au-dessous de sa valeur toute chose que je possède, et au-dessus de ce qu'elles valent celles qui ne sont pas miennes; je les prise d'autant plus, qu'elles sont à autrui et hors de ma portée, et cette disposition d'esprit s'étend fort loin.—Je fais comme ces maris et certains pères qui, parce qu'ils ont le privilège d'avoir autorité sur leurs femmes et leurs enfants, ont le défaut de les traiter avec dédain; appelé à décider entre deux ouvrages de même mérite, dont l'un serait de moi, je me prononcerai toujours contre le mien, non que mon jugement, troublé par le désir de progresser et d'améliorer sans cesse, m'empêche d'arriver à être satisfait, mais parce que d'elle-même la possession restreint le cas que nous faisons de ce qui nous appartient et influe sur notre libre arbitre. J'ai une préférence pour les constitutions et les mœurs de l'antiquité, et aussi pour les langues de ces temps reculés, et constate que, par son grand air, le latin me séduit au delà de ce qui devrait être, me produisant le même effet qu'aux enfants et au vulgaire. Le train de maison, l'habitation, le cheval de mon voisin me semblent supérieurs aux miens, bien que d'égale valeur, uniquement parce qu'ils ne m'appartiennent pas. Bien plus, je ne me rends pas compte de ce que je vaux moi-même; j'admire l'assurance que chacun a de soi et avec laquelle il compte sur lui-même, alors qu'il n'est pour ainsi dire rien que je croie savoir, rien dont j'ose me répondre que je suis à même de l'accomplir. Lorsque je me propose de faire telle ou telle chose, je n'ai point d'avance la notion exacte des moyens dont je puis user pour réussir et n'en suis instruit que par le résultat; je doute de ma force, tout autant que de celle d'un autre. Il en résulte que si j'accomplis un travail qui mérite des éloges, je l'attribue plutôt à la fortune qu'à mon savoir-faire, d'autant que je ne projette rien qu'au hasard et avec appréhension.

La trop bonne opinion que l'homme a de lui-même, semble à Montaigne être la cause des plus grandes erreurs.—J'ai aussi ceci de particulier, que d'ordinaire, de toutes les opinions que l'antiquité a émises sur l'homme en général, celles qui me captivent le plus, auxquelles je m'attache de préférence, ce sont celles qui affectent pour nous le plus de mépris, qui nous avilissent le plus et font le moins cas de nous. La philosophie ne me paraît jamais avoir si beau jeu que lorsqu'elle combat notre présomption et notre vanité, et quand elle reconnaît de bonne foi son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. Il me semble que l'origine des erreurs les plus grandes que nous commettons, en tant qu'individu comme en masse, et ce qui les entretient, c'est la trop bonne opinion que l'homme a de lui-même. Ces gens qui se perchent à califourchon sur l'orbite de Mercure et voient si avant ce qui se passe dans le ciel, me font hausser les épaules. On trouve en effet dans l'étude que je fais et dont l'homme est l'objet, une si extrême variété de jugements, un tel dédale de difficultés entassées les unes sur les autres, tant de diversité et d'incertitude chez ceux mêmes qui enseignent la sagesse, que vous pensez bien que puisque ces gens ne peuvent arriver à se connaître ni eux-mêmes, ni les conditions de leur existence qu'ils ont continuellement sous les yeux, qui résident en eux, puisqu'ils ne savent comment se meut ce qu'eux-mêmes font mouvoir, ni comment nous peindre et nous décrire les ressorts qu'ils tiennent et font jouer eux-mêmes, je suis de mon côté peu disposé à les croire lorsqu'ils nous exposent les causes auxquelles ils attribuent le flux et le reflux de Nil. La curiosité que nous avons de tout connaître est un fléau pour l'homme, disent les saintes Écritures.

Il sait le peu qu'il vaut; il a toujours été peu satisfait de ce que son esprit a produit, surtout lorsqu'il s'est essayé dans la poésie.—Pour en revenir à mon cas particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu'un autre s'estime moins, et même qu'un autre m'estime moins, que je ne m'estime; je rentre dans la catégorie générale, sauf en ce que je m'y classe de moi-même; j'ai tous les pires défauts, ceux que l'on rencontre chez les gens du commun, mais je le reconnais, ne m'en excuse pas et me targue seulement de savoir ce que je vaux. Si j'ai de la vanité, elle est toute superficielle et tient à ce que l'apparence me trompe sur la réalité; que n'ayant point corps, ce travers échappe à mon jugement; j'en suis arrosé, mais n'en suis point imprégné. Cela est si vrai, que les productions de mon esprit, en quelque genre que ce soit, ne me satisfont jamais et que l'approbation des autres n'est pas pour moi un dédommagement. J'ai le jugement délicat et difficile, notamment à mon endroit; * je me désavoue sans cesse et me sens, en tout, flottant et fléchissant par le fait de ma faiblesse; rien de moi ne lui donne satisfaction. Je suis assez perspicace et vois juste; mais à l'œuvre, ma vue se trouble. C'est ce que j'éprouve très nettement en poésie: je l'aime beaucoup et sais assez apprécier les ouvrages des autres; mais quand je veux y mettre la main, je m'en tire vraiment comme un enfant, et, ce que je fais, je ne puis le souffrir. On peut faire le sot partout ailleurs, mais non en cet art: «Tout défend la médiocrité aux poètes: les dieux, les hommes, les colonnes des portiques où on affiche leurs vers (Horace).» Plût à Dieu que cette sentence se trouvât à la devanture des boutiques de nos imprimeurs, pour en défendre l'entrée à bon nombre de versificateurs! «mais nul ne croit plus en soi, qu'un mauvais poète (Martial)».

Accueil fait aux jeux olympiques à la poésie de Denys l'ancien.—Que ne sommes-nous comme le peuple que voici. Denys l'ancien n'estimait rien tant en lui que sa poésie. Lors des jeux olympiques,en même temps que des chars surpassant tous autres en magnificence, des tentes et des pavillons tout brillants d'or et royalement tapissés, il y envoyait aussi des poètes et des musiciens pour y présenter ses vers. Quand on en vint à les juger, grâce à une excellente déclamation, ils attirèrent au début l'attention du peuple; mais quand, poursuivant, il en vint à apprécier l'ineptie de l'ouvrage, il commença à le trouver ridicule; et, son jugement s'exaspérant peu à peu, il entra en fureur et, de dépit, se portant aux pavillons de Denys, il les abattit et les mit en pièces. Ses chars ne réussirent pas mieux dans la course à laquelle ils prirent part; le navire qui ramenait ses gens ne put aborder en Sicile, la tempête le jeta sur les côtes de Tarente où il se brisa; et ce même peuple ne mit pas en doute que ce fût là un effet de la colère des dieux irrités comme lui en raison de ce mauvais poème; les mariniers échappés au naufrage partageaient eux-mêmes cette opinion.—L'oracle qui prédit la mort de ce tyran, parut même ratifier ce sentiment: il portait que «Denys serait près de sa fin, quand il aurait vaincu ceux qui vaudraient mieux que lui». Cette prédiction, Denys en fit application aux Carthaginois, dont la puissance dépassait la sienne: en guerre avec eux, souvent il ne poussait pas ses victoires à fond et contenait ses troupes, pour ne pas tomber dans le cas prédit. Mais il avait mal saisi le sens de l'oracle; le dieu avait visé le temps où, par l'intrigue, il l'emporta à Athènes sur les poètes tragiques qui lui étaient supérieurs, obtenant, contre toute justice, que fût jouée sa pièce ayant pour titre «Les Lénéens»; aussitôt après ce succès, il mourut subitement, en grande partie de la joie excessive qu'il en éprouva.

Opinion que Montaigne a de ses ouvrages; il a grand'peine à rendre même ses idées et ne s'entend nullement à faire valoir les sujets qu'il traite.—Quand je trouve dans ce qui vient de moi quelque chose d'excusable, ce n'est pas par la valeur que cela peut avoir; ce n'est, à dire vrai, qu'en le comparant à d'autres œuvres qui valent encore moins et que je vois appréciées.—Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent être heureux et satisfaits de ce qu'ils font, car c'est là un moyen facile de se donner du plaisir puisqu'on le tire de soi, surtout quand on apporte de la persistance dans son obstination. Je connais un poète auquel, délicatement ou brutalement, en particulier ou en public, le ciel comme la terre crient qu'il n'y entend pas grand'chose; il ne renonce pour cela à quoi que ce soit de ce qu'il a dans l'idée, toujours il recommence, va consultant sans cesse, et toujours il persiste, tenant d'autant plus à son avis, * y étant d'autant plus attaché, qu'il est seul à penser qu'il y voit juste.

Il s'en faut tant que mes ouvrages me satisfassent, qu'autant de fois je les retouche, aussi souvent j'en éprouve du dépit: «Quand je les relis, j'ai honte de les avoir écrits, parce que j'y vois beaucoup de choses qui, même aux yeux indulgents de leur auteur, sont indignes d'être conservées (Ovide).» J'ai toujours une idée dans l'esprit, * mais elle ne m'apparaît pas avec netteté; sans cesse j'entrevois * comme dans un songe une forme meilleure que celle que je lui ai donnée; mais cette forme, je ne puis la saisir, ni la mettre en œuvre; et quant à l'idée elle-même, elle n'est jamais de premier ordre *. Cela me porte à conclure que les productions de ces esprits si riches, si grands des temps jadis, dépassent de beaucoup la limite extrême de mon imagination et de ce que je souhaite atteindre; leurs écrits ne font pas que me satisfaire et me captiver, ils m'étonnent, me transportent d'admiration: j'apprécie leur beauté, elle m'apparaît, non peut-être dans sa plénitude, du moins autant qu'il m'est possible de la saisir.—Pour tout travail que j'entreprends, j'invoque les Grâces, afin, comme dit Plutarque de quelqu'un, de me concilier leur faveur, «car tout ce qui plaît, tout ce qui charme les sens des mortels, c'est aux Grâces que nous en sommes redevables»; mais, en tout, elles m'abandonnent. Tout en moi est grossier *; la gentillesse, la beauté me font défaut; je ne sais faire valoir les choses au delà de ce qu'elles valent; ma façon de les présenter ne vient pas en aide à la matière, aussi me la faut-il consistante, intéressante et ayant de l'éclat par elle-même.—Quand je traite des sujets à la portée de tous et gais par eux-mêmes, c'est * par goût, n'aimant pas cette sagesse de convention, empreinte de tristesse, qui a les préférences du monde; c'est dans le but de m'égayer, bien plus que parce qu'ils rentrent dans la nature de mon style qui se prête plutôt aux sujets graves et sévères, si toutefois je puis appeler style un langage informe qui n'est soumis à aucune règle, vrai jargon populaire, uni à une rédaction sans nom, mal répartie, qui ne conclut pas, manque de clarté, à la manière d'Amafinius et de Rabirius. Je ne sais ni plaire, ni distraire, ni chatouiller; le meilleur conte du monde, s'il passe par moi, cesse de présenter de l'intérêt et perd tout son charme. Je ne sais parler que lorsque je suis plein de mon sujet et manque absolument de cette facilité que je vois chez nombre de gens que je fréquente, qui entretiennent les premiers venus, captivent l'attention de toute une société, ou amusent un prince, sans se lasser, en leur racontant toute sorte de propos; les sujets ne leur font jamais défaut, parce qu'ils ont la faculté de savoir s'emparer du premier qui se présente, et de le traiter suivant la disposition d'esprit et le degré d'intelligence de ceux auxquels ils ont affaire. Les princes n'aiment guère les entretiens sérieux, ni moi à faire des contes. Les raisons qui se présentent les premières à l'idée, qui sont les plus aisées à trouver et, d'ordinaire, les mieux acceptées, je ne sais pas les employer; je suis un mauvais orateur de plein vent, et quel que soit ce dont il s'agit, volontiers je vais dès le début au fond des choses et dis ce que j'en sais. Cicéron estime que dans les questions philosophiques, ce qu'il y a de plus difficile c'est l'entrée en matière, peut-être bien; aussi, prudemment, je passe de suite à la conclusion. Encore faut-il savoir détendre les cordes de son instrument suivant les sons à produire, afin que le plus aigu soit celui qui se produise le moins souvent. Il y a pour le moins autant de talent à relever un sujet vide de sens, qu'à en soutenir un autre qui rentre dans le genre opposé; tantôt il faut les traiter en passant légèrement, tantôt les fouiller profondément. Je sais bien que la plupart des hommes s'en tiennent au moins complexe de ces deux procédés, pour n'avoir à envisager les choses que superficiellement; mais je sais aussi qu'on voit les plus grands maîtres, tels que Xénophon, Platon, se laisser fréquemment aller à cette façon simple et commune de dire et traiter les questions, la relevant par le charme qui leur est propre et dont ils ne se départissent jamais.

Son style est embarrassé, sa nature s'accommode mieux de parler que d'écrire; sa prononciation est altérée par le patois de son pays.—Mon langage lui-même n'a rien de facile ni de coulant; il est âpre * et dédaigneux, aux allures libres, ne reconnaissant aucune règle; il me plaît ainsi, sinon par raison, du moins par tempérament; mais je sens bien que, parfois, je ne m'observe pas assez et qu'à force de vouloir éviter l'art et * l'affectation, je tombe dans l'excès contraire: «Je cherche à être bref et je deviens obscur (Horace).» Platon dit que la prolixité et la brièveté sont des propriétés qui ne donnent ni n'enlèvent de mérite au langage. Lors même que je m'efforcerais de rendre le mien égal, uniforme, bien ordonné, je ne saurais y parvenir; bien que les phrases coupées et scandées de Salluste soient plus en rapport avec ma manière de m'exprimer, je trouve cependant le style de César plus noble et moins facile à imiter; et si je suis plutôt porté à me rapprocher de celui de Sénèque, cela ne m'empêche pas d'estimer davantage celui de Plutarque.—Comme dans * mes actes, quand je parle, je m'abandonne simplement à ma nature, ce qui fait que j'ai peut-être plutôt avantage à parler qu'à écrire. Le mouvement et l'action donnent de la vie aux paroles, particulièrement chez ceux qui, ainsi que cela existe chez moi, ont le geste brusque et s'échauffent; l'attitude, la physionomie, le son de voix, la robe, les circonstances, peuvent donner du prix aux choses qui, comme la loquacité, n'en ont guère par elles-mêmes. Messala, dans Tacite, se plaint de quelques vêtements trop étroits que l'on portait en son temps, et aussi de la disposition des tribunes où les orateurs prenaient la parole, qui nuisaient aux effets de leur éloquence.

Mon français est altéré dans sa prononciation et sur d'autres points, par la barbarie de la contrée que j'habite; je n'ai jamais vu personne de cette région au sud de la Loire, dont le parler ne dénonçât nettement l'origine et ne blessât des oreilles purement françaises. Ce n'est pourtant pas que je sois de première force dans mon patois périgourdin, car je n'en use pas plus que de l'allemand et ne m'en soucie guère. C'est du reste un langage (comme ils sont tous autour de moi, d'un bout à l'autre de la région: Poitevin, Saintongeois, * Angoumoisin, Limousin, Auvergnat), qui est languissant, traînant, sans vigueur. Au-dessus de nous, du côté des montagnes, il y a pourtant un parler gascon que je trouve particulièrement beau, sec, bref, ayant de l'expression: langage véritablement mâle et martial plus que tout autre que je vois employer, aussi nerveux, puissant et précis que le français est gracieux, délicat et riche.—Quant au latin, qui m'a été donné comme langue maternelle, j'ai, faute d'avoir continué à le pratiquer, perdu la facilité que j'avais à le parler couramment et même à l'écrire, et qui faisait qu'autrefois on m'appelait «Maître Jean»; c'est dire combien peu je vaux sous ce rapport.

De quel prix est la beauté corporelle; c'est elle qui, la première, a créé de la différence entre les hommes.—La beauté est un facteur de très haute importance dans les rapports des uns avec les autres; c'est le moyen de rapprochement qui a le plus d'effet, et il n'est homme, si barbare et si maussade, qui ne se sente en quelque sorte influencé par ce qu'elle a de doux. Le corps est une grande part de nous-mêmes, il y occupe un rang de premier ordre; aussi sa structure et son agencement méritent-ils à juste titre d'être pris en considération. Ceux-là ont tort qui veulent le considérer séparément de l'âme et isoler l'une de l'autre ces deux parties principales de notre être; il faut au contraire les accoupler à nouveau si elles sont disjointes et resserrer le nœud qui les unit; il faut exiger de l'âme qu'elle ne tire pas de son côté, vivant à part, méprisant et délaissant le corps (ce qu'elle ne saurait faire que par suite d'une mauvaise inspiration), mais qu'elle se rapproche de lui, l'embrasse, le chérisse, lui prête assistance, le contrôle, le conseille, le redresse, le ramène, quand il se fourvoie; en somme l'épouse, lui tenant lieu de mari, de telle sorte qu'il n'y ait pas divergence apparente dans leurs actes et que, loin de se contrarier, tous deux agissent d'accord et avec uniformité. Les chrétiens ont, à cet égard, des enseignements précieux; ils savent que la justice divine impose cette liaison et cette vie commune du corps et de l'âme, au point d'avoir rendu le corps susceptible de récompenses éternelles; que Dieu laisse à l'homme tout entier pleine liberté d'action, et veut que tout entier aussi il participe selon ses * mérites au châtiment ou aux immunités. La secte des Péripatéticiens, la plus pénétrée des besoins des sociétés, attribue à la sagesse seule le soin de pourvoir au bien de l'association des deux parties dont nous sommes formés et de le leur procurer; cette école démontre bien l'erreur en laquelle sont tombées les autres sectes en ne tenant pas suffisamment compte de cette association intime, en envisageant chacune de ces parties en son particulier et se déclarant, celle-ci pour le corps, celle-là pour l'âme, perdant de vue et le sujet dont elles s'occupent qui est l'homme, et leur guide dans leurs recherches que, pour la plupart, elles avouent être la nature.—La première distinction qui se soit produite entre les hommes, la considération qui tout d'abord détermina la prééminence des uns sur les autres, a été vraisemblablement due à l'avantage que donne la beauté: «Le partage des terres se fit d'abord en proportion de la beauté, de la vigueur, de l'esprit de chacun; car alors la beauté et la vigueur étaient les premières recommandations (Lucrèce).»

Montaigne était d'une taille au-dessous de la moyenne; une taille élevée est chez l'homme la condition essentielle de la beauté.—Je suis de taille un peu au-dessous de la moyenne; c'est là un défaut qui non seulement nuit à la beauté, mais qui encore est incommode, surtout chez ceux qui exercent des commandements et des charges, parce qu'il leur manque l'autorité que donnent une belle prestance et un physique imposant. C. Marius n'acceptait pas volontiers des soldats dont la taille n'atteignait pas six pieds.—«Le Courtisan» a raison de vouloir, pour le gentilhomme qu'il rêve, une taille ordinaire de préférence à toute autre et de lui refuser toute particularité pouvant le faire montrer au doigt. S'il ne satisfait pas à cette condition de taille moyenne et qu'il soit en dessous plutôt qu'en dessus, je ne le choisirai pas pour en faire un soldat.—Les hommes petits, dit Aristote, sont bien jolis, mais ils ne sont pas beaux; à la grandeur de ses actes se reconnaît une grande âme, comme une taille élevée et bien prise dénote la beauté.—Les Éthiopiens et les Indiens, dit ce même auteur, avaient égard, quand ils élisaient leurs rois et leurs magistrats, à la beauté et à la belle stature des personnes soumises à leur choix. Ils étaient dans le vrai, parce que cela inspire du respect à ceux qui le suivent et de l'effroi aux ennemis, de voir marcher à la tête d'une troupe un chef de haute taille et de forte corpulence: «Au premier rang marche Turnus les armes à la main, superbe et dépassant de la tête tous ceux qui l'entourent (Virgile).»

Notre divin et souverain roi qui est au ciel et dont tout ce qu'il fait est à méditer religieusement, avec soin et respect, n'a pas dédaigné de se distinguer par la beauté physique: «Il était le plus beau d'entre les fils des hommes (Psalmiste)»; et Platon, avec la modération et la force d'âme, désire la beauté chez ceux qu'il place à la tête de sa république.—C'est un grand froissement d'amour-propre de voir qu'on s'adresse à vous, qui êtes au milieu de vos gens, pour vous demander: «Où est Monsieur?» et que vous n'avez que le reste du salut qu'on fait à votre barbier ou à votre secrétaire, mésaventure qu'a éprouvée ce pauvre Philopœmen. Il avait devancé son monde au logis où on l'attendait; son hôtesse qui ne le connaissait pas, le voyant avec son assez mauvaise mine, le chargea d'aller un peu aider les servantes à puiser de l'eau ou attiser le feu pour le service de Philopœmen. A leur arrivée, les gentilshommes de sa suite, le trouvant livré à cette belle occupation, car il n'avait pas manqué d'obtempérer à l'invitation qui lui avait été faite, lui demandèrent ce qu'il faisait ainsi: «Je supporte, leur dit-il, la peine de ma laideur.»—Les autres genres de beauté s'appliquent à la femme; celle de la taille est l'unique beauté de l'homme. Chez celui qui est petit, ni un front large et bombé, ni la blancheur et la douceur des yeux, ni un nez de forme moyenne, ni une oreille et une bouche petites, ni des dents blanches et bien disposées, ni une barbe brune couleur d'écorce de châtaigne, abondante et bien également fournie, ni une chevelure relevée, ni une tête en rapport avec la taille, ni la fraîcheur du teint, ni des traits agréables, ni un corps n'exhalant aucune odeur, pas plus que des membres bien proportionnés, ne peuvent faire un bel homme.

J'ai en outre la taille forte et trapue, le visage plein sans être bouffi; mon humeur est intermédiaire entre joviale et mélancolique; j'ai le tempérament chaud et sanguin, mais sans excès, «ce qui fait que j'ai les jambes et la poitrine velues (Martial)»; je suis dispos, ma santé est robuste, et rarement, jusque bien avant en âge, la maladie ne l'a troublée. Du moins c'est ainsi que j'ai été; car, à cette heure, où j'approche de la vieillesse, ayant, depuis longtemps déjà, dépassé quarante ans, il n'en est plus de même: «Peu à peu les forces se perdent, la vigueur s'épuise et la décrépitude va toujours croissant (Lucrèce).» Ce que je serai désormais ne sera plus que la moitié de moi-même, ce ne sera plus moi; tous les jours, je me désagrège, je me dérobe quelque peu à moi-même: «Les ans, dans leur cours, nous enlèvent sans cesse quelque portion de nous-mêmes (Horace).»

Maladroit aux exercices du corps, il était cependant vigoureux et résistant quand les fatigues auxquelles il se livrait provenaient de sa seule volonté.—Physiquement je n'avais ni adresse, ni dispositions particulières, bien que fils d'un père * très allègre et d'une souplesse qu'il conserva jusque dans son extrême vieillesse. Il ne rencontra guère d'homme l'égalant dans n'importe quel exercice du corps, comme je n'en ai pas trouvé beaucoup qui ne me dépassaient, sauf à la course où cependant j'étais encore de force au-dessous de la moyenne. En musique, aussi bien vocale qu'instrumentale, j'ai été très inepte, on n'est jamais parvenu à rien m'apprendre. A la danse, au jeu de paume, à la lutte, je me montrais plutôt faible, d'une habileté des plus ordinaires; j'étais absolument nul en natation, en escrime, en voltige et au saut. Je suis si maladroit de mes mains, que je n'arrive seulement pas à écrire de manière à pouvoir me relire; si bien que je préfère refaire mes barbouillages que de me donner la peine de les déchiffrer. Je ne lis pas beaucoup mieux que je n'écris et je sens que je fatigue ceux qui m'écoutent; sauf cela, je suis bon clerc. Incapable de plier adroitement une lettre, je n'ai non plus jamais pu tailler une plume. Je ne sais pas découper à table d'une façon convenable, pas plus que harnacher un cheval, porter un oiseau de chasse sur le poing et le lancer sur sa proie, et pas davantage me faire comprendre des chiens, des oiseaux et des chevaux.—Mes qualités corporelles sont, en somme, en parfaite concordance avec celles de mon âme; il n'y a chez moi aucune vivacité, mais seulement une vigueur générale bien caractérisée. Je résiste facilement à la peine, mais ne l'endure que si c'est moi qui me la suis imposée et si c'est pour ma propre satisfaction: «Le plaisir que me cause le travail, m'en fait oublier la fatigue (Horace)»; sans cela, si je n'y trouve quelque plaisir, si j'y suis amené autrement que par un effet de pure et libre volonté de ma part, je ne vaux plus rien; car j'en suis là, que, sauf pour la santé et la vie, il n'est rien pour quoi je veuille me ronger les ongles ou que je veuille acheter au prix d'un effort d'esprit ou d'une contrainte: «A ce prix-là, je ne voudrais pas tout le sable du Tage, avec l'or qu'il roule vers l'Océan (Juvénal).» Extrêmement désœuvré, absolument libre par nature et par la vie que je me suis faite, je prêterais aussi volontiers mon sang que mes efforts. J'ai une âme éprise de liberté et d'indépendance, habituée à se conduire comme il lui plaît. N'ayant eu jusqu'à présent ni chef, ni maître qui m'aient été imposés, j'ai été de l'avant autant qu'il m'a plu et à l'allure qui me convenait; cela m'a gâté, m'a rendu inutile pour le service d'autrui et a fait que je ne suis bon qu'à moi-même.

Son état de fortune, à sa naissance, assurait son indépendance; il s'en est tenu là.—Mais en ce qui me touche, je n'ai pas été dans l'obligation de combattre ce naturel épais, paresseux et fainéant, car dès ma naissance, je me suis trouvé dans une situation de fortune telle que j'ai pu en demeurer là (situation dont pourtant mille autres de ma connaissance auraient tiré parti pour arriver aux honneurs, s'agiter et se créer de l'inquiétude), * ce qui, joint à ma disposition d'esprit, m'a permis de ne rien rechercher et fait aussi que je n'ai rien acquis: «L'Aquilon il est vrai n'enfle pas mes voiles, mais l'Auster ne trouble pas ma course paisible; en force, en talent, en beauté, en vertu, en naissance, en biens, je suis et des derniers de la première classe et des premiers de la dernière (Horace)»; je n'ai eu besoin que de savoir me contenter de ce que j'avais.—C'est là un état d'âme difficilement accepté en quelque condition que l'on se trouve, mais qu'en fait nous voyons se produire plus facilement encore chez ceux qui n'ont rien que chez ceux qui sont dans l'abondance; d'autant que peut-être, ainsi qu'il arrive de nos autres passions, la soif des richesses est plus excitée par leur usage que par la privation qu'on en a, et que la modération est une vertu plus rare que la patience. Moi, je n'ai eu qu'à jouir doucement des biens que, dans sa libéralité, Dieu avait mis entre mes mains. Je ne me suis livré à aucun travail ennuyeux et ne me suis guère occupé que de gérer mes propres affaires; ou, si j'en ai eu d'autres, ce n'a été que sous condition de ne m'en occuper qu'à mon heure et à ma façon; j'en étais chargé par des gens qui me connaissaient, avaient confiance en moi et ne me pressaient pas; c'est ainsi que les gens experts savent encore tirer quelque service d'un cheval rétif et poussif.

Sa nonchalance est telle qu'il préfère ignorer les préjudices qu'il peut éprouver, que d'avoir à s'en préoccuper.—Mon enfance elle-même a été dirigée avec douceur; il m'a été laissé une grande liberté, et toute sujétion rigoureuse m'a été épargnée. Je dois à ce régime une humeur délicate, incapable de préoccupation au point que j'aime que l'on me cache les pertes que j'éprouve et toutes choses fâcheuses qui me concernent. Dans mes dépenses, je comprends ce que me coûte à nourrir et à entretenir une nonchalance qui fait que «le superflu échappe aux yeux du maître et profite aux voleurs (Horace)». Je préfère ne pas savoir exactement ce que j'ai, ce qui me permet d'ignorer au juste mes pertes. A défaut d'affection et de ses bons effets, je sais gré à ceux qui vivent avec moi, de me tromper en sauvant les apparences. N'ayant pas assez de fermeté pour supporter les contrariétés que je ressentirais des accidents contraires auxquels nous sommes sujets et pour n'être pas obligé à une attention constante dans la direction et le règlement de mes affaires, j'entretiens en moi, autant que je le puis, ce sentiment de m'abandonner en tout à la fortune: «mettant toutes choses au pire, et résigné à supporter ce pire avec douceur et patience»; c'est uniquement à en arriver là que je m'applique, c'est le but auquel tendent tous mes raisonnements. Si je cours un danger, je songe moins au moyen d'y échapper, que combien peu il importe que j'y échappe: si j'y restais, quel mal y aurait-il? Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même; je me soumets à eux, ne pouvant les soumettre à moi. Je ne m'entends guère à détourner la mauvaise fortune, à lui échapper ou à la maîtriser; je n'ai pas davantage la prudence nécessaire pour diriger et conduire les choses comme il convient à mes intérêts, et suis encore plus incapable de la patience que réclame l'attention minutieuse et fatigante indispensable pour agir ainsi. Ce qui m'est le plus pénible c'est, quand des choses m'oppressent, de demeurer en suspens, partagé entre la crainte et l'espérance.

Toute réflexion, toute délibération lui est pénible, bien qu'une fois sa détermination prise, la résolution ne lui fasse pas défaut.—Délibérer, voire même sur les objets les moins importants, m'est désagréable; et mon esprit souffre davantage, lorsqu'il est aux prises avec l'agitation et les secousses diverses qu'il éprouve quand il est hésitant et se consulte, qu'à se résigner et accepter un parti quel qu'il soit, quand le sort en est jeté. Les passions ont peu troublé mon sommeil, qu'agite la moindre détermination à prendre. Je fais, en pareil cas, comme sur les chemins, où, pour plus de sûreté, j'évite volontiers les côtés inclinés et glissants, pour suivre les pistes battues, si boueuses et effondrées qu'elles soient, mais d'où l'on ne peut rouler plus bas et qui sont plus sûres; de même je préfère un malheur irrémédiable dont, du premier coup, je ressens la souffrance, et après lequel je n'ai plus à me tracasser et à travailler pour essayer, sans être certain d'y arriver, de le prévenir ou de l'atténuer: «Les maux incertains sont ceux qui me tourmentent le plus (Sénèque).»

Viennent les événements, je me conduis en homme, après m'être conduit comme un enfant dans les circonstances qui les ont amenés; l'appréhension de la chute me fait plus d'effet que le coup qui la détermine. Le jeu n'en vaut vraiment pas la chandelle; l'avare se trouve plus mal du fait de sa passion, que le pauvre; le jaloux, que celui qui est trompé; et souvent il y a moins de dommage à perdre sa vigne, qu'à plaider pour la conserver. La conduite la moins relevée est celle qui offre le plus de sécurité, c'est celle dans laquelle il est le plus facile de persévérer; vous n'y avez besoin de personne autre que vous, elle naît et se défend d'elle-même.—L'exemple suivant d'un gentilhomme que plusieurs ont connu, ne présente-t-il pas un certain caractère de philosophie? C'était un grand parleur, très moqueur, qui, dans sa jeunesse, avait été un grand viveur et avait fini par se marier à un âge avancé. Se souvenant combien les maris trompés lui avaient donné sujet d'exercer sa verve et ses moqueries, il épousa, pour se préserver de semblables railleries, une femme qu'il prit là où chacun en trouve pour son argent et fit avec elle ses conventions matrimoniales: «Bonjour, putain»; «Bonjour, cocu», étaient les salutations qu'ils échangeaient; et cet arrangement de sa part était le sujet dont il entretenait le plus souvent et ouvertement ceux qui venaient chez lui; de la sorte, il prévenait les propos moqueurs qui eussent été tenus en cachette de lui, et en arrivait à être insensible à toute allusion de ce genre.

L'incertitude du succès l'a dégoûté de l'ambition, qu'il n'admet que chez ceux dans l'obligation de chercher fortune.—Pour ce qui est de l'ambition, proche voisine de la présomption, ou plutôt sa fille, il eût fallu pour faire, que j'arrive à une haute position, que la fortune vint me prendre par la main; car de me mettre en peine pour une espérance incertaine, de me soumettre à toutes les obligations qui s'imposent à ceux qui, au début de leur carrière, cherchent à se mettre en relief, je n'aurais su le faire: «Je n'achète pas à ce prix l'espérance (Térence)»; je m'attache à ce que je vois, à ce que je tiens, et ne m'éloigne guère du port: «Une de mes rames bat les flots, l'autre les sables du rivage (Properce).» Et puis, on réussit peu à arriver à de hautes situations, sans commencer à aventurer ce que l'on possède; et je suis d'avis que si ce que l'on a suffit à vous maintenir en la condition dans laquelle on est né et où on a été élevé, c'est folie de lâcher ce que l'on tient, dans l'espoir incertain de l'augmenter. Celui auquel la fortune a refusé où élire domicile et mener une existence tranquille et reposée, est pardonnable d'aventurer ce qu'il a; en tous cas, la nécessité le porte à chercher fortune: «Dans le malheur, il faut être téméraire (Sénèque)»; et j'excuse davantage un cadet de famille qui hasarde ce dont il a hérité, que celui auquel est échu de soutenir l'honneur de la maison et qui ne peut tomber dans le besoin que par sa faute. J'ai heureusement trouvé, grâce aux conseils de mes bons amis du temps passé, le moyen le plus court et le plus facile de me défaire des désirs de cette nature et de demeurer coi: «Quelle condition plus douce que de jouir de la victoire, sans avoir combattu (Horace)?» me rendant du reste parfaitement compte que mes forces ne sont pas de celles qui permettent de grandes choses et me souvenant de ce mot de feu le chancelier Olivier: «Les Français ressemblent à des guenons qui vont grimpant de branche en branche jusqu'au haut des arbres, ne s'arrêtent que lorsqu'elles ont atteint la plus haute et, une fois arrivées là, montrent leur derrière: «Il est honteux de se charger la tête d'un poids qu'on ne saurait porter, pour plier bientôt après et se dérober au fardeau (Properce).»

Par sa dépravation, le siècle où il est né ne convenait nullement à son humeur.—Les qualités mêmes qui sont en moi et dont je puis me flatter, sont sans utilité en ce siècle-ci; ma simplicité de mœurs eût été taxée de lâcheté et de faiblesse; ma foi et mes croyances, de scrupules et de superstition; ma franchise et ma liberté d'allure, trouvées importunes, inconsidérées et téméraires. A quelque chose malheur est bon; il est avantageux de naître dans un siècle de dépravation parce que, par comparaison avec d'autres, vous passez pour vertueux à bon marché; celui qui de nos jours n'est que parricide et sacrilège, est un homme de bien des plus honorables: «Aujourd'hui, si ton ami ne nie pas le dépôt que tu lui as confié, s'il te rend ton vieux sac avec ta vieille monnaie intacte, c'est un prodige de bonne foi qu'il faut inscrire dans les livres toscans et reconnaître par le sacrifice d'une brebis (Juvénal).» Jamais temps et lieu n'ont été, où les princes se soient trouvés dans des circonstances plus propices pour, en pratiquant la bonté et la justice, en acquérir une récompense plus assurée et plus grande. Le premier d'entre eux qui s'avisera de rechercher la faveur et la puissance en suivant cette voie, ou je me trompe fort, ou il parviendra aisément à supplanter ses rivaux; la force et la violence peuvent beaucoup, mais ne peuvent pas toujours tout. Nous voyons les marchands, les magistrats de nos villages, les artisans aller de pair avec la noblesse sous le rapport de la vaillance et de la science militaire, soutenir des combats honorables soit individuellement, soit en commun; ils se battent, défendent les villes dans nos guerres actuelles, si bien qu'un prince, au milieu de cette foule, ne saurait se faire remarquer. Qu'il s'illustre par son humanité, son amour pour la vérité, sa loyauté, sa modération et surtout sa justice; ce sont là des qualités qui aujourd'hui sont rares, inconnues, exilées; c'est là ce que demandent uniquement les peuples dont il a à gérer les affaires, et nulles qualités plus que celles-ci ne peuvent lui gagner leur affection, parce que ce sont celles dont ils ont à retirer le plus d'avantages: «Rien n'est si populaire que la bonté (Cicéron).»

Par cette comparaison de mes qualités et de mes mœurs avec celles de mon temps, je me fusse trouvé une personnalité grande et rare, tandis que je me fais l'effet d'être un pygmée et ne sors pas de la généralité, quand je me compare aux hommes de quelques-uns des siècles passés, où l'on voyait couramment, indépendamment des autres qualités très sérieuses qu'ils avaient, des gens modérés dans leur vengeance, indulgents pour les offenses qui leur étaient faites, religieux observateurs de leur parole, n'admettant ni la duplicité, ni une morale trop facile, et ne transigeant pas avec leur foi suivant la volonté d'autrui et les occasions; quant à moi, je laisserais plutôt les affaires publiques s'effondrer, que d'assujettir la mienne à leur service.

On n'y connaît pas la franchise, la loyauté, et Montaigne abhorre la dissimulation.—Pour ce qui est de cette vertu nouvelle composée d'artifice et de dissimulation qui, à cette heure, est si fort en crédit, je la hais au plus haut point; de tous les vices, je n'en connais aucun qui témoigne de tant de lâcheté et d'un cœur aussi bas. C'est d'un caractère lâche et servile d'aller déguisé et caché sous un masque, n'osant se montrer tel que l'on est, cela dispose les gens à la perfidie; dressés à n'exprimer que des sentiments qu'ils n'éprouvent pas, ils ne se font pas un cas de conscience de mettre leurs actes en contradiction avec leurs paroles. Un cœur généreux ne doit pas parler contre sa pensée, il veut qu'on puisse lire en dedans de lui-même; tout y est bon, ou au moins tout y est humain. Aristote qualifie de magnanimité le fait de haïr et d'aimer ouvertement; de juger, de parler en toute franchise; de ne pas faire cas de l'approbation ou de la désapprobation d'autrui au détriment de la vérité. Apollonius disait que «mentir est le propre des esclaves, dire la vérité celui des hommes libres»; la vérité est la première condition, la condition fondamentale de la vertu, il faut l'aimer pour elle-même. Celui qui reste dans la vérité parce qu'il s'y trouve obligé, que cela lui est utile, et qui ne craint pas de faire un mensonge quand cela n'importe à personne, n'est pas suffisamment attaché à la vérité. Mon âme, par nature, fuit le mensonge; la pensée même lui en est odieuse; j'ai honte en moi-même et éprouve un remords cuisant si parfois il m'en échappe, comme cela m'arrive quand je suis surpris et pressé de répondre à l'improviste. Il ne faut pas toujours dire tout, ce serait sottise; mais ce que l'on dit, doit être tel qu'on le pense; autrement, c'est mal.

La fourberie finit presque toujours par avoir de mauvais résultats, il est plus nuisible qu'utile pour les princes d'y avoir recours.—Je ne sais quel avantage on espère en dissimulant et agissant sans cesse autrement qu'on ne parle, si ce n'est de n'être pas cru, lors même qu'on dit la vérité; de la sorte on arrive bien à tromper les gens une fois ou deux, mais faire profession de dissimuler constamment sa pensée et se vanter, comme ont fait certains de nos princes, «qu'ils jetteraient leur chemise au feu, si elle pouvait soupçonner leurs véritables intentions», ce qui a été dit par Metellus Macédonicus, un homme des temps anciens; * et dire en public «que celui qui ne sait dissimuler, ne sait régner», c'est avertir ceux qui ont à traiter avec vous, que tout ce que vous leur dites est tromperie et mensonge: «Plus un homme est fin et adroit, plus il est odieux et suspect s'il perd sa réputation d'honnêteté (Cicéron).» Ce serait une grande simplicité que de se prendre à l'air ou aux paroles de qui, de parti pris, est, comme était Tibère, toujours autre au dehors qu'il n'est au dedans. Je ne sais comment de telles gens, dont rien ne peut être pris comme argent comptant, peuvent avoir des relations avec les autres; qui est déloyal envers la vérité, l'est également envers le mensonge.

Ceux qui, de notre temps, ont considéré qu'il était du devoir d'un prince de ne se préoccuper que du bien de ses affaires qu'ils placent au-dessus du soin qu'il doit prendre de sa foi et de sa conscience, peuvent, à celui dont la fortune a amené la situation en tel point qu'il peut la fixer à jamais en manquant une seule fois à sa parole, conseiller avec quelque apparence de raison d'en agir ainsi; mais les choses ne se passent pas de la sorte: on est sujet à revenir souvent sur de pareils marchés; on a à conclure plus d'une fois la paix, à signer plus d'un traité en sa vie. L'appât du gain vous convie à un premier acte de déloyauté, et il y en a presque toujours, comme dans toute mauvaise action: sacrilèges, meurtres, rébellions, trahisons, ne s'entreprennent jamais qu'en raison du résultat qu'on en attend; mais ce premier bénéfice est la source de bien nombreux dommages et enlève au prince, par l'exemple qu'il a donné de son infidélité, toutes relations et tout moyen de négociations.—Lorsque Soliman, de la race des Ottomans, race peu scrupuleuse dans l'observation des promesses et des pactes, fit, au temps de mon enfance, opérer à son armée une descente à Otrante, Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro furent, après la reddition de cette place, retenus prisonniers au mépris de la capitulation passée entre eux et ses gens. L'ayant su, Soliman ordonna de les relâcher, faisant observer qu'ayant en vue d'autres grandes entreprises dans la contrée, cette déloyauté, malgré l'avantage momentané qu'elle semblait présenter, le discréditerait pour l'avenir et ferait naître contre lui une défiance de nature à lui porter un préjudice considérable.

Montaigne, ennemi de toute contrainte et de toute obligation, apportait dans ses relations avec les grands une entière liberté de langage.—Pour ma part, je préfère être indiscret et importun que flatteur et dissimulé. J'avoue qu'il peut entrer un peu de fierté et d'opiniâtreté dans l'entière liberté et la sincérité que je conserve vis-à-vis de tous sans distinction, car il me semble que je suis parfois d'autant plus indépendant que je me trouve en présence de gens avec lesquels je devrais l'être moins; la crainte de paraître trop respectueux tend à faire que je me montre trop hardi, non par calcul mais probablement parce que je me laisse aller à ma nature. Usant avec les grands de la même liberté de langage et du même sans-gêne que dans ma maison, je sens bien que je frise souvent l'indiscrétion et l'incivilité; mais, outre que je suis ainsi fait, je n'ai l'esprit assez prompt ni pour esquiver une question imprévue et y échapper par quelque détour ni pour travestir la vérité, non plus qu'assez de mémoire pour me la rappeler après l'avoir altérée; je n'ai pas davantage assez d'assurance pour y persister, et c'est par faiblesse que je fais le brave. Il en résulte que je m'abandonne à ma naïveté et à toujours dire ce que je pense, aussi bien par tempérament que de parti pris, me reposant sur la fortune de ce qui peut s'ensuivre. Aristippe disait que «le principal fruit qu'il avait retiré de la philosophie, était de parler librement et à cœur ouvert à tout le monde».

L'infidélité de sa mémoire le mettait dans l'impossibilité de prononcer des discours de longue haleine.—C'est un outil d'un merveilleux usage que la mémoire, sans elle le jugement aurait peine à suffire à sa tâche; elle me manque complètement. Ce dont on veut me parler, il faut qu'on m'en entretienne séparément, point par point, parce qu'il n'est pas en mon pouvoir de soutenir une conversation sur plusieurs sujets à la fois, et je ne saurais être chargé d'une commission quelconque, sans en prendre note par écrit. Quand j'ai à prononcer un discours sur un sujet important, s'il est de longue haleine, j'en suis réduit à cette triste et malheureuse nécessité, d'apprendre par cœur, mot à mot, ce que j'ai à dire; autrement cela n'aurait pas de forme et je manquerais d'assurance, par crainte que ma mémoire ne vienne à me jouer un mauvais tour. Mais ce moyen n'est pas lui-même sans me présenter une difficulté moindre: pour apprendre trois vers, il me faut trois heures; et puis, dans un ouvrage que l'on compose soi-même, la liberté et la possibilité que l'on a de le remanier, de changer un mot, amènent des modifications constantes dans le texte, ce qui rend moins aisé pour l'auteur de le fixer dans sa mémoire. Or, plus je me défie de la mienne, plus elle se trouble; son service dépend de la disposition où elle se trouve; il me faut la solliciter doucement, car si je la presse, elle hésite; et une fois qu'elle a commencé à chanceler, plus je l'aiguillonne, plus elle s'empêtre et s'embarrasse; elle me sert à son heure, non à la mienne.

Il était tellement rebelle à toute pression, que sa volonté elle-même était parfois impuissante à obtenir obéissance de lui-même.—Ce que j'éprouve pour la mémoire, je le ressens aussi pour d'autres choses; je fuis ce qui est commandement, obligation, contrainte; ce que je fais aisément et m'est naturel, je ne sais plus le faire s'il me le faut exécuter parce que je me le suis formellement imposé. Dans l'ordre physique, mes membres qui ont quelque liberté de mouvement et qui jouissent d'une certaine indépendance d'action, me refusent parfois obéissance, quand, dans des circonstances et à des moments donnés, la nécessité me fait réclamer leur service; cette exigence imprévue que je leur impose est un acte de tyrannie qui les rebute; paralysés par l'effroi ou le dépit, ils deviennent incapables d'aucun fonctionnement. Autrefois, m'étant trouvé quelque part, où il est de mauvais ton tenant de la sauvagerie de ne pas faire raison à ceux qui nous convient à boire, j'essayai, bien qu'on me laissât toute liberté, de faire, selon les usages du pays, le bon compagnon en l'honneur des dames qui étaient de la partie. Mais que j'y eus donc de plaisir! cette perspective qui me menaçait, d'être obligé de faire ce qui n'était ni dans mes goûts, ni dans mes habitudes, fit que mon gosier se contracta au point que je ne parvins pas à avaler une seule goutte et fus privé même de boire en mangeant, dans le courant du repas; j'étais gorgé et désaltéré par tant de liquides dont l'absorption avait préoccupé mon imagination.—Cet effet se remarque surtout chez ceux qui ont l'imagination ardente et puissante; il est pourtant naturel et il n'est personne qui ne l'éprouve quelque peu.—On offrait à un archer, qui était d'une adresse toute particulière et qui venait d'être condamné à mort, de lui faire grâce s'il consentait à donner quelque preuve éclatante de son habileté. Il refusa de s'y essayer, craignant que la trop grande tension d'esprit ne lui enlevât sa sûreté de main et qu'au lieu de sauver sa vie, il perdît encore dans cette épreuve la réputation qu'il avait au tir à l'arc.—Un homme dont la pensée est ailleurs, ne manquera pas, en allant et venant sur une promenade, de faire, à un pouce près, toujours le même nombre de pas et de même longueur, tandis que s'il s'applique à les compter et à les mesurer, il arrivera que ce qu'il faisait naturellement et par hasard, il ne le fera pas avec la même exactitude, quand ce sera à dessein.

Son peu de mémoire le mettait notamment hors d'état de démêler dans ce qui lui venait à l'esprit, ce qui lui était propre de ce qui était réminiscence provenant de ses lectures.—Ma bibliothèque, qui est belle pour une bibliothèque de campagne, occupe une des extrémités de ma demeure. S'il me faut y aller parce que me passe par la tête une idée dont je veux prendre note ou sur laquelle je veux faire des recherches, n'eussé-je qu'à traverser la cour, de peur que cette idée ne m'échappe, il me faut la donner en garde à quelqu'un. Si je m'enhardis, en parlant, à me détourner tant soit peu du fil de ma pensée, je ne manque jamais de le perdre; aussi, lorsque je discours, suis-je gêné, sec et concis. Je suis obligé d'appeler mes serviteurs du nom de leur emploi ou de leur pays, parce qu'il m'est très difficile de me rappeler les noms propres; je dirai bien qu'un nom se compose de trois syllabes, qu'il est dur à prononcer, qu'il commence ou se termine par telle lettre, mais c'est tout; et si je devais vivre longtemps, je crois bien que je finirais par oublier mon propre nom, comme cela est arrivé à d'autres. Messala Corvinus est demeuré deux ans, ayant complètement perdu la mémoire; ce qui, dit-on, est également survenu à Georges de Trébizonde. Et, pensant à moi, je songe souvent quelle a dû être alors leur vie et si, venant à perdre cette faculté, il me resterait assez pour que l'existence ne me soit pas trop insupportable; en y regardant de près, je craindrais que cette défectuosité, si elle était complète, ne paralysât toutes les fonctions de mon âme: «Je suis comme un vase fêlé, je fuis de tous les côtés (Térence).» Il m'est arrivé plus d'une fois d'oublier le mot * d'ordre que, trois heures auparavant, j'avais donné moi-même au guet, ou qu'un autre m'avait communiqué, et aussi de ne plus me souvenir, quoi qu'en dise Cicéron, où j'avais caché ma bourse; la précaution que je prends de serrer une chose, aide souvent à me la faire perdre.—«La mémoire renferme assurément non seulement la philosophie, mais encore tous les arts et tout ce qui est à l'image de la vie (Cicéron)»; elle est le réceptacle, l'étui où se conserve la science. La mienne est si défectueuse que je n'ai pas beaucoup à m'étonner si je sais si peu de chose. Je connais en général le nom des arts, ce à quoi ils ont trait et rien de plus. Je feuillette les livres, je ne les étudie pas; ce qui m'en demeure, je ne le reconnais plus comme venant d'autrui, c'est uniquement ce que mon jugement s'est assimilé, les raisonnements, les idées dont il s'est pénétré; quant à l'auteur, aux passages d'où cela provient, aux mots employés et autres particularités, je les oublie sur-le-champ; et l'oubli est chez moi tellement complet que je n'oublie pas moins que le reste mes propres écrits et ce que j'ai moi-même composé; à tout instant je suis, à cet égard, pris en faute sans même que j'en aie conscience. Qui voudrait savoir de qui proviennent les vers et les exemples que j'accumule dans cet ouvrage, me mettrait bien en peine, s'il me fallait le lui dire; je ne les ai pourtant mendiés qu'à des portes connues et célèbres, ne me contentant pas de leur valeur intrinsèque, tenant encore à ce que la main qui me les donne soit riche et honorable et que leur autorité ajoute à la raison. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il se produise pour mon livre ce qui arrive pour les autres, car ma mémoire perd le souvenir de ce que j'écris comme de ce que je lis, et ce que je donne a le même sort que ce que je reçois.

Il avait l'esprit lent et obtus, mais ce qu'il avait une fois compris, il le retenait bien.—Outre le défaut de mémoire, j'en ai d'autres qui contribuent beaucoup à mon ignorance. J'ai l'esprit lent et obtus; le moindre nuage arrête sa perspicacité au point, par exemple, que jamais je ne lui ai posé d'énigme, si facile fût-elle, qu'il ait su expliquer; il n'est si légère subtilité qui ne m'embarrasse; des jeux où l'esprit a quelque part, tels que les échecs, les cartes, les dames et autres, je ne comprends que les règles générales. J'ai la compréhension lente et embrouillée, mais ce qu'une fois elle a saisi, elle le tient bien et l'embrasse complètement, étroitement, profondément, aussi longtemps qu'elle le tient. J'ai la vue longue, saine et nette; seulement quand je travaille, elle se lasse aisément et se trouble, ce qui fait que je ne puis demeurer longtemps avec les livres, sans l'aide de quelqu'un qui me fasse la lecture. Il en résulte pour ceux qui se livrent à cette occupation dans de semblables conditions, des pertes de temps, sur l'importance desquelles Pline le jeune peut renseigner ceux qui ne les connaissent pas.

Son ignorance à propos des choses les plus communes.—Il n'est âme si chétive et si abrupte, en laquelle on ne voie poindre quelque faculté particulière; il n'y en a pas de si éteinte qui ne se révèle de quelque façon; mais comment il se fait qu'il y en ait qui, aveugles et endormies sous tous autres rapports, réapparaissent vives, claires, parfaites, quand il s'agit d'une chose déterminée, l'explication en est à demander aux maîtres. Les belles âmes sont celles qui embrassent tout, qui sont ouvertes et prêtes à tout; elles peuvent n'être pas instruites, elles sont susceptibles de l'être. Ce que j'en dis est la critique de la mienne qui, soit faiblesse, soit nonchalance (et la nonchalance à l'égard de ce qui est à nos pieds, entre nos mains, pour ce qui touche de plus près à ce qui est en usage dans la vie, est cependant chose bien contraire à mes principes), en est à ce point qu'il n'en est aucune d'aussi inepte, d'aussi ignorante de certaines choses tellement sues de tous, qu'on ne peut sans honte ne pas les connaître; je vais en donner quelques exemples.

Je suis né et ai été élevé à la campagne, au milieu des champs; j'ai des affaires et des biens à administrer, depuis que ceux qui les possédaient avant que j'en jouisse, m'aient fait place. Or je ne sais calculer ni avec des jetons, ni avec la plume; je ne connais pas la plupart de nos monnaies; je ne sais pas faire, à moins qu'elle ne soit très apparente, la différence d'un grain avec un autre, qu'il soit en terre ou dans le grenier; je distingue à peine les choux des laitues de mon jardin; j'ignore même les noms des ustensiles de ménage les plus usuels et les principes élémentaires d'agriculture que savent les enfants; je me connais encore moins aux arts mécaniques, au commerce, aux marchandises, aux diverses espèces de fruits, de vins, de viandes, à dresser un oiseau pour la chasse, traiter un cheval ou un chien malades; et, puisqu'il me faut avouer toute ma honte, il n'y a pas un mois, on m'a surpris ne sachant pas en quoi le levain sert à la fabrication du pain, ni ce que c'est que faire cuver le vin.—Quelqu'un, à Athènes, dans l'antiquité, présuma l'aptitude d'un individu aux mathématiques, en le voyant agencer adroitement une charge de broussailles qu'il mettait en fagot; en vérité, de moi on peut conclure tout le contraire, car, me donnerait-on tout ce qu'il faut pour faire la cuisine, que je demeurerais avec la faim. Par le peu que je confesse, on peut juger combien d'autres choses font défaut en moi. Mais ce que j'en dis importe peu; mon but est atteint, si je me fais connaître tel que je suis; aussi je ne m'excuse pas d'oser mettre par écrit des propos aussi peu relevés et aussi dénués d'intérêt que ceux-ci, le terre à terre de mon sujet m'y oblige. Qu'on critique, si on veut, l'idée que j'en ai eue, mais non la marche que je suis; ce qu'il y a de certain, c'est que sans avoir besoin que l'on m'en avertisse, je vois assez par moi-même le peu que vaut tout ceci, le peu de cas qui en sera fait et combien mon idée est folle; et c'est déjà beaucoup que mon jugement, dont ce sont là des essais, ne se déconcerte pas: «Soyez aussi fin critique qu'il est possible; ayez du nez, un nez comme Atlas n'en voudrait pas; confondriez-vous par vos plaisanteries Latinus en personne, que vous ne parviendriez pas à dire pis de ces bagatelles, que ce que j'en ai dit moi-même. Pourquoi mâcher dans le vide? Il faut de la chair pour pouvoir mordre et se repaître. Ici vous perdez votre peine, répandez ailleurs votre venin sur ceux qui s'admirent eux-mêmes, car pour moi, je sais que tout ceci n'est rien (Martial).»—Je * ne me suis pas obligé à ne pas dire de sottises, pourvu que je ne m'y trompe pas et les reconnaisse; si bien qu'être dans l'erreur en connaissance de cause m'est si ordinaire, que ce n'est guère que de cette façon que je me mets en faute, j'y suis rarement sans y prendre garde; c'est peu de chose d'attribuer à ma tournure d'esprit si osée des actes peu sensés, alors que je ne puis me défendre de lui en attribuer continuellement qui sont vicieux.

Foncièrement irrésolu, il était porté dans les cas douteux à suivre les autres ou à s'en rapporter au hasard.—Je vis un jour à Bar-le-Duc présenter au roi François II, pour honorer la mémoire de René, roi de Sicile, un portrait de lui-même que celui-ci avait fait; pourquoi ne serait-il pas de même permis à chacun de se peindre avec la plume, comme le roi René se peignait avec son crayon? Je ne veux pas non plus omettre à mon endroit ce stigmate qu'il convient si peu de produire en public, l'irrésolution, défaut si gênant chez ceux qui ont la gestion des affaires du monde. Je ne sais pas prendre parti dans les questions douteuses: «Ni oui, ni non, mon cœur ne me dit rien autre (Pétrarque)»; je sais bien discuter une opinion, je ne sais pas me prononcer. Dans les choses humaines, de quelque côté que l'on penche, il y a force apparences pour; ce qui faisait dire au philosophe Chrysippe qu'il ne voulait apprendre de Zénon et de Cléanthe, ses maîtres, que les principes de leur doctrine et que, quant aux preuves et aux raisonnements à mettre à l'appui, il se chargeait de les fournir lui-même. Moi aussi, de quelque côté que je me tourne, il me vient toujours suffisamment de motifs vraisemblables pour m'y arrêter; et je m'ancre dans le doute, me réservant la liberté de choisir, quand j'y serai obligé par les circonstances; à vrai dire, ce moment venu, je jette le plus souvent, suivant le dicton, la plume au vent, m'en remettant au hasard de la fortune; la plus légère impression, la plus insignifiante particularité, décident de ma détermination: «Lorsque l'esprit est dans le doute, la moindre impulsion le fait pencher de l'un ou de l'autre côté (Térence).»—L'incertitude de mon jugement tient, dans certains cas, la balance tellement égale, que je m'en remettrais volontiers à la décision du sort et des dés; et je remarque, comme un témoignage probant de la faiblesse humaine, les exemples que l'histoire sacrée elle-même nous donne de s'en remettre à la fortune et au hasard pour, dans les cas douteux, décider des choix à faire: «Le sort tomba sur Mathias (Actes des Apôtres).» La raison humaine est un glaive à double tranchant et dangereux à manier; dans la main même de Socrate, son ami le plus intime et le plus familier, voyez combien de bouts a un bâton, combien de solutions présente une même affaire! Aussi ne suis-je capable que de suivre les autres, et me laisse aisément entraîner par la foule; je n'ai pas assez confiance en mes forces, pour entreprendre de commander et de diriger; je suis bien aise de trouver ouvert par autrui le sentier où je chemine. S'il me faut courir la chance d'un choix incertain, je préfère que ce soit à la remorque d'un autre plus sûr de ses opinions et qui les épouse plus que je ne fais des miennes, qui toujours me paraissent reposer sur une base glissante.

Par la même raison, il est peu favorable aux changements politiques.—Cependant je ne suis pas homme que l'on puisse facilement abuser, d'autant que je saisis très bien le côté faible des opinions contraires. «Donner constamment son assentiment, peut entraîner à bien des erreurs et à bien des dangers (Cicéron);» cela est vrai surtout dans les affaires politiques qui présentent un beau champ ouvert aux discussions et aux incertitudes: «La balance dont les plateaux sont chargés de poids égaux, ne s'abaisse, ni ne s'élève d'aucun côté (Tibulle).»—Les principes de Machiavel, par exemple, sont, en pareille matière, assez sérieux; et pourtant, ils ont été très aisément réfutés, et ceux qui l'ont fait, y ont employé des objections tout aussi facilement réfutables; à tout argument on trouve toujours bien deux, trois ou quatre répliques à opposer, sans compter ces inextricables débats qui n'en finissent pas, que la chicane a introduits pour, autant que faire se peut, prolonger les procès: «L'ennemi nous bat, nous le battons à notre tour (Horace).» Les raisons émises de part et d'autre, ne reposent guère que sur l'expérience, et les événements humains se produisent sous tant de formes que, pour chaque cas, les exemples sont en nombre infini.—Un savant personnage de notre époque dit que, quand nos almanachs prédisent le chaud, quelqu'un peut tout aussi bien dire qu'il fera froid; qu'il fera humide, quand ils prédisent un temps sec; pronostiquer toujours le contraire de ce qu'ils annoncent; et que si lui-même avait à parier pour l'une ou l'autre de ces prédictions opposées, peu lui importerait de quel côté il se rangerait, sauf pour ce qui ne saurait prêter à incertitude, comme de présager à Noël des chaleurs excessives, ou à la Saint-Jean les rigueurs de l'hiver. Je pense exactement de même des discussions politiques: quelle que soit la thèse que vous souteniez, vous avez aussi beau jeu que votre adversaire, pourvu que vous ne veniez pas à heurter les principes les plus élémentaires et qui sautent aux yeux. Toutefois, à mon sens, dans les affaires publiques, il n'est pas de direction, si mauvaise qu'elle soit, qui, si elle est constamment suivie et appliquée depuis un certain temps déjà, ne soit préférable à des changements occasionnant des bouleversements. Nos mœurs sont excessivement corrompues et ont une tendance excessive à devenir pires; parmi nos lois et nos usages, il s'en trouve plusieurs de barbares et de monstrueux; et cependant, en raison de la difficulté d'améliorer ce qui existe et du danger d'effondrement causé par tout changement, si je pouvais planter une cheville qui arrêtât le mouvement de notre roue au point où nous en sommes, je le ferais de bon cœur: «Il n'est pas d'action si honteuse et si infâme, qu'on ne puisse encore en citer de pires (Juvénal).»—Ce que je trouve de plus malheureux en notre état, c'est l'instabilité; nos lois, pas plus que nos vêtements, ne peuvent prendre de forme arrêtée. Il est facile d'accuser un gouvernement d'imperfection puisque tout ce qui est mortel en est plein; il est bien aisé de pousser un peuple au mépris de ce qu'il observait jadis; il n'y a personne qui l'ait entrepris, qui n'en soit venu à bout; mais substituer quelque chose de meilleur à ce que l'on a ruiné, beaucoup qui l'ont tenté, y ont perdu leur peine.—Dans ma conduite, j'accorde peu de part à la prudence; je me laisse mener volontiers vers ce qui assure l'ordre public. Heureux peuple qui fait ce qu'on lui commande, mieux que ne font ceux qui ordonnent, sans s'inquiéter des causes de ce qu'on lui demande, se laissant doucement aller au gré de la Providence! Chez qui raisonne et discute, l'obéissance n'est jamais entière, ni sans arrière-pensée.

Sur quoi est fondée l'estime que Montaigne a de lui-même, il croit à son bon sens.—En somme, pour en revenir à moi, cela seul en quoi je m'estime, c'est ce en quoi jamais homme ne s'est cru défectueux; ce qui fait mon mérite est une chose vulgaire, que j'ai de commun avec n'importe qui: je crois à mon bon sens; et qui jamais a pensé en manquer? ce serait là une proposition en contradiction avec elle-même. Croire manquer de bon sens, est une maladie qui n'existe jamais chez qui elle se voit; si forte et si tenace qu'elle soit, il suffit cependant d'un coup d'œil de la part de celui qui s'en croit atteint, pour la percer et la dissiper, comme fait le soleil d'un brouillard opaque; s'en accuser, serait s'en excuser; se condamner sur ce sujet, serait s'absoudre. Jamais portefaix ni femmelette n'ont pensé ne pas en avoir leur part. Nous convenons assez facilement chez les autres de leur supériorité en fait de courage, de leur force corporelle, de leur expérience, de leur bonne santé, de leur beauté, mais ne concédons à personne celle du jugement; et tout ce que les autres peuvent dire, inspiré par le simple bon sens, il nous semble que cela nous serait venu de même à l'idée, pour peu que nous y ayons songé.

Les ouvrages uniquement inspirés par le bon sens, attirent peu de réputation à leur auteur, parce que chacun se croit capable d'en faire autant.—Nous nous rendons bien aisément compte que les ouvrages des autres sont supérieurs aux nôtres sous le rapport de la science, du style, etc.; mais pour les simples productions de l'entendement, chacun pense qu'il est à même d'en émettre de semblables et n'en reconnaît qu'à grand'peine la charge et la difficulté, et seulement quand la distance entre ce qu'il voit chez les autres et ce qu'il peut lui-même est tellement grande que cela ne peut se comparer, et encore? Qui apprécierait sainement l'élévation à laquelle atteint la puissance de jugement qu'il constate chez autrui, arriverait à porter le sien à même hauteur. Aussi, ne devons-nous nous attendre à ne retirer de ces productions que peu d'éloges et pas grande considération, elles sont trop peu prisées.—Pour qui du reste les écrivez-vous? Les savants auxquels il appartient de juger des livres, ne reconnaissent de valeur qu'à ce qui est conforme à la doctrine; ils n'admettent aucune œuvre de l'esprit autre que celles qui traitent d'érudition et d'art; vous est-il arrivé d'avoir pris un Scipion pour l'autre, vous ne pouvez plus dès lors dire rien qui vaille. Qui, selon eux, ne connaît Aristote, de ce fait seul, s'ignore lui-même. D'autre part, les âmes * communes qui composent la masse, ne saisissent pas ce qu'il y a de grâce dans un ouvrage, traitant d'une façon aisée * un sujet élevé. Or, ces deux espèces de gens se partagent le monde; il y en a bien une troisième, précisément la plus à même de vous comprendre, qui se compose des esprits pondérés et forts par eux-mêmes; mais elle est si rare qu'elle n'a ni nom, ni rang parmi nous; et c'est à moitié perdre son temps que de faire effort pour aspirer à lui plaire.

Montaigne estime que ses opinions sont saines, parce qu'il les tient pour telles malgré le peu de cas qu'il fait de lui-même, et aussi parce qu'il s'analyse sans cesse.—On dit communément que le partage le plus juste que la nature nous ait fait de * ses dons, est celui du bon sens, parce qu'il n'y a personne qui ne soit satisfait de la part qui lui a été faite: c'est raisonnable; qui verrait au delà, verrait plus loin que ne porte sa vue. Je pense que mes opinions sont bonnes et saines, mais qui n'en pense pas autant des siennes? L'une des meilleures preuves que j'aie de l'excellence des miennes, c'est le peu d'estime que je fais de moi-même; si réellement elles n'étaient pas justes, elles n'auraient pas résisté à l'affection que je me porte, affection singulière d'un homme qui la ramène presque entièrement à soi et ne l'épand guère autour de lui. Tout ce que les autres en distribuent à une foule d'amis et connaissances, en vue de leur gloire, de leur grandeur, j'en use uniquement pour moi et pour la tranquillité de mon esprit; ce qui, m'échappant, va ailleurs, ce n'est pas parce que ma raison l'ordonne, mais involontairement: «Vivre bien et me bien porter, voilà toute ma philosophie (Lucrèce).»

Or, je trouve toujours mes opinions constamment disposées à condamner hardiment mon insuffisance. C'est qu'aussi, c'est là vraiment un sujet auquel j'applique mon jugement autant qu'à nul autre. Le monde regarde toujours en face de lui; moi, je replie ma vue en dedans de moi-même, je l'y retiens et l'y amuse. Chacun regarde devant soi, tandis que c'est en moi que je regarde, ne m'occupant que de moi; sans cesse je me considère, je m'observe et m'analyse. Les autres, quand ils pensent sérieusement, vont toujours ailleurs, toujours en avant: «Personne ne tente de descendre en soi-même (Perse)»; moi, je m'y roule.—Cette aptitude à reconnaître en moi ce qui est la vérité quelle qu'elle soit, et cette disposition qui fait que je deviens aisément l'esclave de ce à quoi je crois, c'est surtout à moi que je les dois; car les idées d'ordre général les plus arrêtées que j'aie, sont, si je puis m'exprimer ainsi, nées avec moi; elles me sont naturelles et sont entièrement miennes. Je les ai tout d'abord exposées simplement, dépouillées de tout artifice, sincères et hardies, mais sous une forme un peu hésitante et imparfaite; depuis, je les ai formulées et fortifiées en les étayant de l'autorité d'autres personnes et des meilleurs exemples tirés de ceux des anciens avec lesquels mon jugement est d'accord; ils m'ont confirmé dans l'idée de m'y tenir, et m'en ont rendu plus * entières la jouissance et la possession.—L'estime que chacun cherche à acquérir par un esprit vif et prompt, je prétends y arriver par un esprit bien réglé; au lieu que ce soit par une action exercée d'une façon éclatante et signalée, ou par quelque capacité hors ligne, ce sera par l'ordre, la pondération, et le calme de mes opinions et de mes mœurs: «S'il est quelque chose d'honorable, c'est sans contredit une conduite uniforme et conséquente dans tous les actes de la vie, ce qui ne peut se trouver chez un homme qui, se dépouillant de son caractère, s'attache à imiter les autres (Cicéron).»

Il fait peu de cas de son époque, peut-être parce qu'il la compare sans cesse avec l'antiquité.—Voilà donc comment et dans quelle mesure, sur ce premier point, que nous sommes portés à concevoir une trop haute idée de nous-mêmes, je puis me dire atteint de ce défaut qu'est la présomption. Quant à la seconde façon dont il se manifeste, qui est de ne pas faire suffisamment cas d'autrui, je ne sais si je parviendrai à m'en excuser aussi bien; toutefois et quoi qu'il m'en coûte, je suis décidé à dire ce qui en est. Peut-être que mes fréquentations continues des idées qui prévalaient dans l'antiquité, et ce que j'ai retenu de ces âmes si riches des temps passés, me dégoûtent des autres et de moi-même; peut-être aussi est-il exact que nous vivons en un siècle qui ne produit rien que de bien médiocre; toujours est-il que je ne sais quoi que ce soit parmi nous digne de grande admiration. A la vérité je ne connais pas beaucoup d'hommes assez intimement, pour pouvoir les juger, et pour ce qui est de ceux qu'en raison de ma position je fréquente le plus ordinairement, ce sont pour la plupart des gens qui se préoccupent peu de la culture de l'âme et auxquels on ne propose pour toute satisfaction dernière que l'honneur, et pour tout moyen d'y parvenir que la vaillance.

Il a toujours plaisir à louer le mérite partout où il le rencontre chez ses amis, et même chez ses ennemis.—Ce que je vois de beau chez les autres, je le loue et l'estime très volontiers; je * renchéris même souvent sur ce que j'en pense; je me permets cette exagération, mais rien de plus, car je suis incapable d'inventer de toutes pièces quelque chose qui ne serait pas. Je témoigne avec plaisir de ce qui, chez mes amis, est digne d'éloge; pour un pied de valeur qu'ils peuvent avoir, je leur en accorde aisément un et demi; mais je ne saurais leur attribuer des qualités qu'ils n'ont pas, ni les défendre quand même des imperfections qu'ils ont. Même à mes ennemis, je rends nettement témoignage de ce qui est à leur honneur; mes sentiments vis-à-vis d'eux sont autres, mais mon jugement n'en est pas altéré; je ne fais pas entrer la querelle qui nous sépare, en ligne de compte avec des considérations où elle n'a que faire; je suis si jaloux de conserver toute liberté à mon jugement, que je me résous difficilement à y renoncer, sous l'empire de quelque passion que ce soit; je me fais, en mentant, plus d'injure à moi-même qu'à celui auquel s'applique mon mensonge. Cette louable et généreuse coutume qui régnait en Perse, de toujours parler honorablement et équitablement, autant que le comportait le mérite de leur vertu, de leurs ennemis mortels, de ceux auxquels ils faisaient une guerre à outrance, est digne de remarque.

Les hommes complets sont rares; éloge de son ami Étienne de la Boétie.—Je connais nombre d'hommes qui ont de belles qualités de diverses sortes: celui-ci a de l'esprit, celui-là du cœur, d'autres ont soit de l'habileté, soit de la conscience, soit le don de la parole, sont des savants émérites, etc.; mais des hommes grands en toutes choses, qui aient toutes ces belles facultés réunies, ou l'une d'elles à un degré qui force à les admirer et permet de les comparer aux hommes des temps passés que nous honorons, je n'ai pas eu la bonne fortune d'en rencontrer un seul. De ceux que j'ai connus à fond, le plus grand, j'entends sous le rapport des dons naturels de l'âme, le mieux doué, a été Étienne de la Boétie. C'était une nature vraiment complète, supérieure à tous égards, une âme de vieille marque, qui eût atteint à de grands résultats, si sa fortune l'eût permis; car, à ce naturel déjà si riche, il avait beaucoup ajouté par l'étude et la science.

Les gens de lettres sont vains et faibles d'entendement; peut-être est-on porté envers eux à peu d'indulgence.—Je ne sais comment cela se fait, bien qu'il n'y ait pas de doute sur ce point, qu'on rencontre autant de vanité et de faiblesse de jugement chez ceux de professions comportant une certaine instruction et s'adonnant à l'étude des lettres, ou dans des situations qui font qu'ils fréquentent couramment les livres, que chez n'importe quelle autre sorte de gens. Peut-être est-ce parce qu'on leur demande plus, qu'on en attend davantage, et qu'on ne peut excuser chez eux les mêmes fautes qu'on excuse chez tout le monde; ou encore, parce que la bonne opinion qu'ils ont de leur savoir les rend plus hardis à se produire sans s'observer suffisamment, et fait qu'ils se trahissent et se perdent. De même que chez un artiste se révèle bien plus son incapacité, quand c'est une matière de prix qu'il a entre les mains, s'il vient à la travailler et la traiter maladroitement et contre les règles de l'art, que s'il s'agissait d'une matière sans valeur; de même aussi qu'un défaut dans une statue en or choque plus que si elle était en plâtre; une impression analogue se produit en nous, lorsque ces lettrés mettent en relief des choses bonnes par elles-mêmes et lorsqu'elles sont à leur place, mais dont ils usent sans discrétion, faisant preuve de mémoire aux dépens de leur bon sens, présentant pêle-mêle à notre admiration Cicéron, Galien, Ulpian, Saint Jérôme, et, par ces citations intempestives, ne faisant que davantage ressortir combien ils sont ridicules.

Mauvaise direction imprimée à l'éducation; une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs. Les mœurs du peuple, en leur simplicité, sont plus réglées que celles des philosophes de ce temps.—Je me laisse aller à reprendre mes réflexions sur l'ineptie de l'éducation qui nous est donnée; elle vise à faire de nous, non des hommes bons et sages, mais des hommes de savoir; elle y est arrivée. Nous n'avons pas appris à aimer et pratiquer la vertu et la prudence, mais on nous a inculqué de passer à côté et on nous en a enseigné l'étymologie. Vertu est un substantif que nous savons décliner, si nous ne savons aimer ce qu'il représente. Nous ignorons ce que c'est que la prudence, pour n'en pas connaître les effets et ne pas l'avoir expérimentée; mais nous en connaissons la définition et pouvons la réciter par cœur. Lorsqu'il s'agit de nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en connaître la race, les parents, les alliés, nous voulons encore lier conversation et entrer en relations avec eux, les avoir pour amis; tandis que pour la vertu, on nous en a bien appris les définitions, les divisions et subdivisions, mais, comme on fait des surnoms et des branches d'une généalogie, sans avoir attention d'établir entre elle et nous des rapports de familiarité et un rapprochement intime. Pour faire notre apprentissage, on nous met des livres en main, non ceux où sont exposées les opinions les plus saines et les plus vraies, mais ceux écrits dans le meilleur grec et le meilleur latin et qui, avec le meilleur choix d'expressions, imprègnent notre esprit des idées les plus vaines qui avaient cours dans l'antiquité.

Une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs, ainsi qu'il advint à Polémon, ce jeune Grec débauché qui, étant allé entendre, par occasion, une leçon de Xénocrate, ne fut pas seulement frappé de l'éloquence et du savoir du maître et ne se borna pas à rapporter chez lui la connaissance de quelque belle théorie, mais en retira un fruit plus tangible et plus solide, la réforme et le changement immédiats de la vie qu'il avait antérieurement menée. Qui a jamais ressenti pareil effet de l'enseignement que nous recevons? «Ferez-vous ce que fit autrefois Polémon converti? Quitterez-vous la livrée de la débauche, les bandelettes, les coussins, les vaines parures, comme on raconte de ce jeune débauché qui, assistant un jour, par hasard, à une leçon de l'austère Xénocrate, arracha de son front et jeta à la dérobée les fleurs dont, à la mode des buveurs, il était couronné (Horace)?»

La condition la plus enviable pour l'homme me semble être celle qui, par sa simplicité, nous place au dernier rang et procure à notre existence le plus de régularité. Les mœurs, les aspirations des paysans me paraissent en général plus conformes aux principes de la vraie philosophie que ne sont celles de nos philosophes: «Le vulgaire est plus sage, parce qu'il n'est sage qu'autant qu'il le faut (Lactance).»

Hommes de guerre, politiques, poètes et autres qui seuls, parmi ceux de son siècle, semblent à Montaigne mériter une mention spéciale.—Les hommes que je mets en première ligne, à en juger par les apparences extérieures (car pour les apprécier à ma manière, il faudrait les examiner de plus près), sont: le duc de Guise qui mourut à Orléans et feu le Maréchal Strozzi, sous le rapport de leur capacité militaire et en tant qu'hommes de guerre; les chanceliers de France Olivier et l'Hospital, comme remarquables par leur haute intelligence et leur vertu supérieure à ce qui se rencontre communément.—La poésie latine semble avoir été fort cultivée en notre siècle, nous y avons abondance de bons auteurs: Daurat, de Bèze, Buchanan, l'Hospital, Mont-Doré, Turnebus. La poésie française a été, à mon avis, portée aussi haut qu'elle atteindra jamais; dans les genres où excellent Ronsard et du Bellay, elle ne s'éloigne guère, j'estime, de la perfection à laquelle on est arrivé dans l'antiquité. Adrien Turnebus savait plus, et ce qu'il savait, il le savait mieux qu'aucun homme de ce siècle, encore pourrait-on remonter plus haut.—La vie du dernier duc d'Albe décédé et celle de notre connétable de Montmorency ont été de nobles existences qui, sur plusieurs points, ont des ressemblances comme il s'en rencontre rarement; mais la belle et glorieuse mort de ce dernier, sous les yeux de Paris et de son roi, pour leur service, à la tête d'une armée victorieuse, dans un coup de main qu'il dirigeait lui-même malgré son extrême vieillesse, ayant comme adversaires ses plus proches parents, mérite de prendre place parmi les événements les plus remarquables de mon époque. De même aussi la bonté, la douceur de mœurs, la conscience éclairée de M. de la Noue, qui ne se démentirent jamais en ces temps d'abus si criants, commis par les factions en armes (véritable école de trahison, d'inhumanité et de brigandage), au milieu desquelles il n'a cessé de se montrer grand homme de guerre, des plus expérimentés.

Éloge de Marie de Gournay, sa fille d'alliance.—J'ai pris plaisir à publier, en plusieurs circonstances, les espérances que j'ai conçues de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance, que j'aime certes d'une affection beaucoup plus que paternelle et que, dans ma retraite et ma solitude, je me complais à considérer comme l'une des meilleures portions de moi-même; je n'ai plus d'yeux que pour elle au monde. Si on peut s'en rapporter à ce que présage l'adolescence, cette âme sera quelque jour capable de ce qu'il y a de plus beau; entre autres d'atteindre, en cette chose si sainte qu'est l'amitié, à la perfection portée à un degré auquel nous n'avons pas lu que son sexe ait pu encore parvenir. La sincérité et la solidité de son caractère se sont déjà élevées bien haut; son affection pour moi, qui dépasse tout ce que je pouvais ambitionner, est telle, que je n'ai, en somme, rien à souhaiter que de la voir moins cruellement affectée par l'appréhension qu'elle a de ma mort, m'ayant connu alors que déjà j'avais cinquante-cinq ans. L'appréciation que, femme, jeune, vivant isolée dans sa province, elle a, en ce siècle, portée sur mes premiers Essais, la fougue si remarquée avec laquelle elle s'est prise d'amitié pour moi, le désir qu'elle avait depuis longtemps d'entrer en relations avec moi, uniquement en raison de l'estime que je lui avais inspirée et cela bien longtemps avant de m'avoir vu, sont des particularités qui méritent de retenir l'attention.

Par ces temps de guerre civile continue, la vaillance, en France, est devenue une vertu commune.—Les vertus autres que la vaillance ne sont que peu ou point de mise dans les temps actuels; mais celle-ci s'est tellement généralisée par suite de nos guerres civiles, qu'il y a parmi nous des âmes dont la fermeté va jusqu'à la perfection; et leur nombre en est si grand, qu'une sélection est impossible à faire.

C'est là tout ce que, jusqu'à cette heure, je connais ayant un caractère de grandeur extraordinaire, dépassant ce qui se voit d'habitude.

CHAPITRE XVIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XVIII.)
Du fait de donner ou recevoir des démentis.

Si, dans son livre, Montaigne parle si souvent de lui-même, c'est pour laisser un souvenir de lui à ses amis.—Oui, me dira-t-on, se prendre soi-même pour sujet d'un ouvrage, est excusable, mais seulement chez quelques hommes faisant exception qui, arrivés à la célébrité, ont pu, par leur réputation, inspirer le désir de les connaître. Il est certain, je le reconnais et le sais bien, que pour voir un homme qui ne se distingue pas du commun, un artisan lèvera à peine les yeux de dessus son travail, là même où, pour voir passer un grand personnage dont l'arrivée dans une ville est signalée, on abandonne ateliers et boutiques. Il ne sied à personne de se faire connaître, si ce n'est à ceux qui ont de quoi se faire imiter et dont la vie et les opinions peuvent servir de modèle. César et Xénophon, par la grandeur de leurs actions, avaient matière suffisante pour élever et établir, comme sur des bases convenables et solides, les récits qu'ils nous en ont laissés; pour la même raison, nous sommes fondés à regretter que le journal des hauts faits d'Alexandre le Grand, les commentaires qu'ont écrits de leurs propres actes Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres, ne nous aient pas été conservés; on aime et on étudie de telles figures, même si elles ne sont qu'en cuivre ou en pierre.

Cette critique est très juste, mais me touche bien peu: «Je ne récite pas ceci à tout venant, en tous lieux, ni en présence de n'importe qui; je ne le lis qu'à mes amis et seulement lorsqu'ils m'en prient; il est beaucoup d'auteurs, au contraire, qui déclament leurs ouvrages en plein forum et dans les bains publics (Horace).» Je ne dresse pas ici une statue à ériger dans un carrefour d'une ville, dans une église ou sur une place publique: «Mon dessein n'est pas de grossir mon livre de pompeuses billevesées; en quelque sorte en tête à tête avec mon lecteur, j'y parle sans prétention (Perse)»; il est destiné à être rangé dans un coin de bibliothèque et servir à amuser un voisin, un parent, un ami qui aura plaisir à me retrouver et à passer, grâce à cette peinture, encore un moment avec moi. D'autres ont pris à cœur de parler d'eux, parce qu'ils trouvaient que le sujet était digne et fécond; chez moi, au contraire, je l'estime si stérile et si pauvre, que je ne saurais être soupçonné d'ostentation. Je juge volontiers les actions d'autrui, les miennes s'y prêtent peu en raison de leur nullité; je ne trouve pas tant de bien en moi, que je ne me permette de le dire sans rougir.—Quelle satisfaction j'éprouverais d'entendre quelqu'un me dépeindre ainsi les habitudes, les traits du visage, l'attitude, les propos usuels, les incidents de la vie de mes ancêtres; quelle attention j'y prêterais! Ce serait vraiment le fait d'une mauvaise nature, de ne pas faire cas de portraits authentiques de nos amis et de ceux qui nous ont précédés; de ne pas nous intéresser à la forme de leurs vêtements, à celle de leurs armes. Je conserve l'écriture des miens, leur cachet, * des livres de prières, une épée d'un modèle particulier * qu'ils ont portée, et n'ai pas jeté hors de mon cabinet de longues gaules, lui servant de cravaches, que mon père avait ordinairement à la main: «L'habit d'un père, son anneau, sont d'autant plus chers à ses enfants, que ceux-ci lui étaient plus affectionnés (S. Augustin).» Si cependant mes descendants viennent à avoir d'autres idées, je serai très à même d'avoir ma revanche, car ils ne sauraient faire moins de compte de moi, qu'à ce moment je ferai d'eux. Je n'ai en ceci commerce avec le public que parce que je lui emprunte son mode d'écriture, plus rapide et plus commode que l'écriture courante; en récompense, peut-être qu'en le fournissant de papier pour envelopper son beurre, j'empêcherai que sur le marché quelque morceau ne vienne à fondre: «De la sorte les thons et les olives ne manqueront pas d'enveloppes (Martial)»; «Je fournirai souvent aux maquereaux des habits où ils seront à l'aise (Catulle)».

Personne ne le lirait il, qu'il n'en aurait pas moins employé son temps d'une façon très agréable à s'étudier et à se peindre.—Alors même que personne ne me lirait, aurai-je perdu mon temps, pour avoir employé tant d'heures oisives à de si utiles et agréables pensées? Prenant un moulage de mon propre visage, j'ai dû bien souvent, pour me produire, me parer et composer mon maintien, si bien que le modèle a pris de la fixité et s'est en quelque sorte formé de lui-même. Me peignant pour autrui, j'ai peint le dedans de moi-même de couleurs plus nettes que celles qu'il présentait primitivement. Je n'ai pas plus fait mon livre, que mon livre ne m'a fait; il ne fait qu'un avec son auteur; c'est une étude de moi-même, il est partie intégrante de ma vie, je ne suis pas autre qu'il me représente et il n'est pas différent de ce que je suis; il ne vise pas comme tous les autres ouvrages un but autre que la personnalité de celui qui l'écrit et auquel il demeure étranger. Ai-je perdu mon temps en me scrutant avec tant de soin et de continuité? Ceux qui, par simple caprice et dans le cours d'une conversation, font un retour de quelques moments à peine sur eux-mêmes, ne s'examinent ni si avant, ni si exactement que celui qui en fait son étude, son œuvre, son métier, qui a pris vis-à-vis de lui-même l'engagement de consigner avec sincérité et sans ambages au mieux de ce qu'il peut, tout ce qu'il sent en lui; les plaisirs les plus délicieux, ne les savourons-nous pas en nous-même, évitant d'en laisser trace et de les révéler aux yeux non seulement de la foule, mais de tout autre? Combien de fois ce travail n'a-t-il pas été une diversion à des pensées ennuyeuses, au nombre desquelles sont à ranger toutes les pensées frivoles.—La nature nous a largement gratifié de la faculté de nous isoler pour réfléchir; et elle nous y invite souvent, pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais plus encore à nous-mêmes. Afin de contraindre notre imagination à apporter de l'ordre jusque dans ses rêveries, de les faire porter sur des objets déterminés et de l'empêcher de se perdre en se laissant aller à extravaguer au gré des vents, il n'est rien de tel que de donner corps, en en prenant note, à ces idées passagères qui se présentent à l'esprit; c'est ce qui fait que j'écoute celles qui me passent par la tête, m'étant imposé de les consigner par écrit. Combien de fois, attristé de quelque action que la civilité ou la raison m'empêchaient de critiquer ouvertement, m'en suis-je déchargé dans ces Essais, avec l'arrière-pensée que cela contribuerait à l'instruction de tous? D'ailleurs ces verges poétiques: «Pan sur l'œil, pan sur le groin, pan sur le dos du sagouin (Marot)», produisent encore plus d'effet sur le papier, qu'appliquées sur la chair vive.—Et puis, je prête un peu plus attention aux livres, depuis que j'y recherche ce que j'en puis grappiller pour agrémenter et donner du relief au mien. Je n'ai aucunement étudié en vue d'en faire un, mais j'ai quelque peu travaillé tandis que je le faisais, si c'est travailler même un peu que d'effleurer tantôt un auteur, tantôt un autre en le prenant soit par le commencement, soit par la fin, non pour me former une opinion, mais afin de m'en servir pour en tirer aide et renfort pour celle déjà faite depuis longtemps en moi.

Son siècle est si corrompu, que l'on ne se fait plus scrupule de parler contre la vérité.—Mais qui croirons-nous, en ces temps pervers, quand il parle de lui-même, alors qu'il n'est personne, ou à peu près, en qui nous puissions croire quand on nous parle d'autrui, cas où il y a moins intérêt à mentir? La première manifestation de la corruption des mœurs, c'est le bannissement de la vérité; être vrai, est, ainsi que le disait Pindare, le commencement d'une grande vertu; c'est la première condition que Platon impose au Gouverneur de sa république. Chez nous aujourd'hui, la vérité n'est pas ce qui est, mais ce qui arrive à persuader autrui; de même que nous appelons monnaie, non seulement celle de bon aloi, mais encore celle qui est fausse, pourvu qu'elle passe. C'est là un vice que l'on reproche depuis longtemps à notre nation; Salvianus Massiliensis, qui vivait du temps de l'empereur Valentinien, disait que «pour les Français, mentir et se parjurer ne sont pas des vices, mais simplement une façon de parler». Celui qui voudrait enchérir sur ce témoignage pourrait dire qu'à présent, pour eux, c'est une vertu; on s'y forme, on s'y façonne, comme on ferait pour un exercice honorable, parce que la dissimulation est devenue une des qualités les mieux portées en ce siècle.

Et cependant rien n'offense plus que de s'entendre vous en faire reproche; il est vrai que mentir est une lâcheté.—J'ai souvent réfléchi d'où pouvait provenir cette coutume que nous observons si religieusement, de nous sentir plus gravement offensés quand on nous reproche ce vice qui nous est si ordinaire, que si le reproche s'adressait à tout autre de nos défauts, et que l'injure la plus grave que l'on puisse nous adresser verbalement soit de nous reprocher de pratiquer le mensonge. J'en suis arrivé à penser, à cet égard, que ce doit être parce qu'il est naturel de nous défendre davantage des défauts auxquels nous sommes le plus enclins; il semble qu'en nous montrant plus sensibles à l'accusation et en nous en émouvant, nous atténuons en quelque sorte notre culpabilité; si nous commettons la faute, du moins la condamnons-nous en apparence. Ne serait-ce pas aussi parce que ce reproche semble dénoncer en nous de la couardise et de la lâcheté de cœur? Où sont-elles en effet plus caractérisées que chez celui qui se dédit de sa parole, qui se dédit de ce qu'il sait être? Mentir est un vilain défaut dont quelqu'un dans l'antiquité faisait bien ressortir la honte, en disant que «c'était un acte de mépris envers Dieu, en même temps qu'un témoignage de la crainte qu'on a des hommes». Il n'est pas possible d'en rendre plus heureusement l'horreur, combien il est vil et marque de dérèglement; car que peut-on imaginer de plus laid que d'être couard vis-à-vis des hommes et de faire le brave vis-à-vis de Dieu? Nos rapports entre nous n'ont lieu que par la parole; fausser cette parole, c'est donc trahir la société, puisqu'elle est le seul moyen par lequel nous pouvons communiquer nos pensées et nos volontés, qu'elle est l'interprète de notre âme. Si cet intermédiaire nous fait défaut, l'association s'effondre, nous ne nous reconnaissons plus les uns les autres; s'il nous trompe, il rompt toutes nos relations, tous les liens qui retiennent notre groupement sont détruits.—Certains peuples des Nouvelles Indes, dont il n'y a pas intérêt à donner les noms qui n'existent plus (car dans cette conquête, accomplie de façon si extraordinaire, si inouïe, la dévastation a été telle que même les noms, servant jadis à désigner certaines localités, ont complètement disparu), offraient à leurs dieux du sang humain, exclusivement tiré de la langue et des oreilles, en expiation du péché de mensonge, perpétré aussi bien en écoutant qu'en parlant.—Ce personnage grec si vertueux, déjà cité, disait qu'on amuse les enfants avec des osselets et les hommes avec des paroles.

Les Grecs et les Romains, moins délicats que nous sur ce point, ne s'offensaient pas de recevoir des démentis.—Je remets à une autre fois à parler des circonstances diverses où nous usons de démentis, et des lois qu'à cet égard l'honneur nous impose et des alternatives par lesquelles elles ont passé; d'ici là je saurai, si cela m'est possible, à quelle époque s'est introduite l'habitude que nous avons de peser et de mesurer, aussi exactement que nous le faisons aujourd'hui, les paroles qui nous sont dites et d'y attacher notre honneur. Il est aisé de constater en effet que cela n'existait anciennement ni chez les Grecs, ni chez les Romains, et il m'a souvent semblé nouveau et étrange de voir, chez ces peuples, les gens se donner des démentis et s'injurier sans que cela les amenât à se battre: ce à quoi le devoir les obligeait en pareille circonstance, devait être autre que maintenant. On lance à César en pleine figure, tantôt l'épithète de voleur, tantôt celle d'ivrogne; nous voyons les uns et les autres s'injurier sans la moindre retenue, les plus grands chefs de deux armées en présence s'invectiver et ne répondre aux injures que par des injures, sans que cela tire autrement à conséquence.

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