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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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Qu'on loge vn philosophe dans vne cage de menus filets de fer
clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours nostre Dame de
Paris; il verra par raison euidente, qu'il est impossible qu'il en
tombe; et si ne se sçauroit garder, s'il n'a accoustumé le mestier4
des couureurs, que la veuë de cette haulteur extreme, ne l'espouuante
et ne le transisse. Car nous auons assez affaire de nous asseurer
aux galeries, qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées
à iour, encores qu'elles soyent de pierre. Il y en a qui n'en
peuuent pas seulement porter la pensée. Qu'on iette vne poultre
entre ces deux tours d'vne grosseur telle qu'il nous la faut à nous
promener dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté,
qui puisse nous donner courage d'y marcher, comme nous
ferions si elle estoit à terre. I'ay souuent essayé cela, en noz montaignes
de deça, et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement
de telles choses, que ie ne pouuoy souffrir la veuë de cette
profondeur infinie, sans horreur et tremblement de iarrets et de
cuisses, encores qu'il s'en fallust bien ma longueur, que ie ne
fusse du tout au bord, et n'eusse sçeu choir, si ie ne me fusse
porté à escient au danger. I'y remarquay aussi, quelque haulteur
qu'il y eust, pourueu qu'en cette pente il s'y presentast vn arbre,1
ou bosse de rocher, pour soustenir vn peu la veuë, et la diuiser,
que cela nous allege et donne asseurance; comme si c'estoit chose
dequoy à la cheute nous peussions receuoir secours: mais que les
precipices coupez et vniz, nous ne les pouuons pas seulement regarder
sans tournoyement de teste: vt despici sine vertigine simul
oculornm animique non possit: qui est vne euidente imposture de
la veuë. Ce fut pourquoy ce beau philosophe se creua les yeux,
pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en receuoit, et pouuoir
philosopher plus en liberté. Mais à ce comte, il se deuoit
aussi faire estoupper les oreilles, que Theophrastus dit estre le2
plus dangereux instrument que nous ayons pour receuoir des impressions
violentes à nous troubler et changer; et se deuoit priuer
en fin de tous les autres sens; c'est à dire de son estre et de sa vie.
Car ils ont tous cette puissance, de commander nostre discours et
nostre ame. Fit etiam sæpe specie quadam, sæpe vocum grauitate et
cantibus, vt pellantur animi vehementius: sæpe etiam cura et timore.
Les medecins tiennent, qu'il y a certaines complexions, qui
s'agitent par aucuns sons et instrumens iusques à la fureur. I'en
ay veu, qui ne pouuoient ouyr ronger vn os soubs leur table sans
perdre patience: et n'est guere homme, qui ne se trouble à ce3
bruit aigre et poignant, que font les limes en raclant le fer: comme
à ouyr mascher pres de nous, ou ouyr parler quelqu'vn, qui ayt le
passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuuent,
iusques à la colere et la haine. Ce flusteur protocole de Gracchus,
qui amollissoit, roidissoit, et contournoit la voix de son maistre,
lors qu'il haranguoit à Rome, à quoy seruoit il, si le mouuement
et qualité du son, n'auoit force à esmouuoir et alterer le iugement
des auditeurs? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste
de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer
au bransle et accidens d'vn si leger vent.   Cette mesme pipperie,4
que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoiuent à
leur tour. Nostre ame par fois s'en reuenche de mesme, ils mentent,
et se trompent à l'enuy. Ce que nous voyons et oyons agitez
de colere, nous ne l'oyons pas tel qu'il est.

Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas.

L'obiect que nous aymons, nous semble plus beau qu'il n'est:

Multimodis igitur prauas turpésque videmus
Esse in deliciis, summóque in honore vigere:

et plus laid celuy que nous auons à contre-cœur. A vn homme ennuyé
et affligé, la clarté du iour semble obscurcie et tenebreuse.
Noz sens sont non seulement alterez, mais souuent hebetez du tout,
par les passions de l'ame. Combien de choses voyons nous, que1
nous n'apperceuons pas, si nous auons nostre esprit empesché ailleurs?

In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non aduertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semotæ fuerint, longéque remotæ.

Il semble que l'ame retire au dedans, et amuse les puissances des
sens. Par ainsin et le dedans et le dehors de l'homme est plein de
foiblesse et de mensonge.   Ceux qui ont apparié nostre vie à vn
songe, ont eu de la raison, à l'aduanture plus qu'ils ne pensoyent.
Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez,2
ne plus ne moins que quand elle veille; mais si plus mollement
et obscurement; non de tant certes, que la difference y
soit, comme de la nuict à vne clarté vifue: ouy, comme de la
nuict à l'ombre: là elle dort, icy elle sommeille: plus et moins;
ce sont tousiours tenebres, et tenebres Cymmeriennes. Nous veillons
dormants, et veillants dormons. Ie ne voy pas si clair dans le
sommeil: mais quant au veiller, ie ne le trouue iamais assez pur
et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur, endort par
fois les songes: mais nostre veiller n'est iamais si esueillé, qu'il
purge et dissipe bien à poinct les resueries, qui sont les songes des3
veillants, et pires que songes. Nostre raison et nostre ame receuant
les fantasies et opinions, qui luy nayssent en dormant, et authorizant
les actions de noz songes de pareille approbation, qu'elle fait
celles du iour: pourquoy ne mettons nous en doubte, si nostre
penser, nostre agir, est pas vn autre songer, et nostre veiller, quelque
espece de dormir?   Si les sens sont noz premiers iuges, ce
ne sont pas les nostres qu'il faut seuls appeller au conseil: car en
cette faculté, les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il
est certain qu'aucuns ont l'ouye plus aigue que l'homme, d'autres la
veue, d'autres le sentiment, d'autres l'attouchement ou le goust.
Democritus disoit que les Dieux et les bestes auoyent les facultez
sensitiues beaucoup plus parfaictes que l'homme. Or entre les effects
de leurs sens, et les nostres, la difference est extreme. Nostre
saliue nettoye et asseche noz playes, elle tue le serpent.

Tantáque in his rebus distantia differitásque est,
Vt quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliua,1
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donnerons nous à la saliue, ou selon nous, ou selon
le serpent? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable
essence que nous cherchons? Pline dit qu'il y a aux Indes certains
lieures marins, qui nous sont poison, et nous à eux: de maniere
que du seul attouchement nous les tuons. Qui sera veritablement
poison, ou l'homme, ou le poisson? à qui en croirons nous, ou au
poisson de l'homme, ou à l'homme du poisson? Quelque qualité
d'air infecte l'homme qui ne nuit point au bœuf; quelque autre le
bœuf, qui ne nuit point à l'homme; laquelle des deux sera en verité2
et en nature pestilente qualité? Ceux qui ont la iaunisse, ils
voyent toutes choses iaunastres et plus pasles que nous:

Lurida præterea fiunt quæcunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma,
qui est vne suffusion de sang soubs la peau, voient
toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs, qui changent
ainsi les operations de nostre veuë, que sçauons nous si elles predominent
aux bestes, et leur sont ordinaires? Car nous en voyons
les vnes, qui ont les yeux iaunes, comme noz malades de iaunisse,3
d'autres qui les ont sanglans de rougeur: à celles là, il est
vray-semblable, que la couleur des obiects paroist autre qu'à
nous: quel iugement des deux sera le vray? Car il n'est pas dict,
que l'essence des choses, se rapporte à l'homme seul. La dureté,
la blancheur, la profondeur, et l'aigreur, touchent le seruice et
science des animaux, comme la nostre: Nature leur en a donné
l'vsage comme à nous. Quand nous pressons l'œil, les corps que
nous regardons, nous les apperceuons plus longs et estendus: plusieurs
bestes ont l'œil ainsi pressé: cette longueur est donc à l'aduanture
la veritable forme de ce corps, non pas celle que noz yeux4
luy donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l'œil par
dessoubs, les choses nous semblent doubles:

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum facies, et corpora bina.

Si nous auons les oreilles empeschées de quelque chose, ou le passage
de l'ouye resserré, nous receuons le son autre, que nous ne
faisons ordinairement: les animaux qui ont les oreilles velues, ou
qui n'ont qu'vn bien petit trou au lieu de l'oreille, ils n'oyent par
consequent pas ce que nous oyons, et reçoiuent le son autre. Nous
voyons aux festes et aux theatres, qu'opposant à la lumiere des
flambeaux, vne vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en
ce lieu, nous appert ou vert, ou iaune, ou violet:

Et vulgò faciunt id lutea russáque vela,1
Et ferrugina, cùm, magnis intenta theatris,
Per malos volgata trabésque trementia pendent:
Namque ibi consessum caueai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum, matrúmque, deroúmque
Inficiunt, cogùntque suo volitare colore.

Il est vray-semblable que les yeux des animaux, que nous voyons
estre de diuerse couleur, leur produisent les apparences des corps
de mesmes leurs yeux.   Pour le iugement de l'operation des sens,
il faudroit donc que nous en fussions premierement d'accord auec
les bestes, secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes2
aucunement: et entrons en debat tous les coups de ce que
l'vn oyt, void, ou gouste, quelque chose autrement qu'vn autre:
et debattons autant que d'autre chose, de la diuersité des images
que les sens nous rapportent. Autrement oit, et voit par la regle
ordinaire de nature, et autrement gouste, vn enfant qu'vn homme
de trente ans: et cettuy-cy autrement qu'vn sexagenaire. Les sens
sont aux vns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouuerts
et plus aigus. Nous receuons les choses autres et autres selon
que nous sommes, et qu'il nous semble. Or nostre sembler
estant si incertain et controuersé, ce n'est plus miracle, si on nous3
dit, que nous pouuons auouër que la neige nous apparoist blanche,
mais que d'establir si de son essence elle est telle, et à la verité,
nous ne nous en sçaurions respondre: et ce commencement esbranlé,
toute la science du monde s'en va necessairement à vau-l'eau. Quoy,
que noz sens mesmes s'entr'empeschent l'vn l'autre? vne peinture
semble esleuée à la veue, au maniement elle semble plate: dirons
nous que le musque soit aggreable ou non, qui resiouit nostre sentiment,
et offence nostre goust? Il y a des herbes et des vnguens
propres à vne partie du corps, qui en blessent vne autre: le miel
est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont4
entaillées en forme de plumes, qu'on appelle en deuise, pennes
sans fin, il n'y a œil qui en puisse discerner la largeur, et qui se
sçeust deffendre de cette pipperie, que d'vn costé elle n'aille en
eslargissant, et s'appointant et estressissant par l'autre, mesmes
quand on la roulle autour du doigt: toutesfois au maniement elle
vous semble equable en largeur et par tout pareille. Ces personnes
qui pour aider leur volupté, se seruoyent anciennement de miroirs,
propres à grossir et aggrandir l'obiect qu'ils representent, affin que
les membres qu'ils auoient à embesongner, leur pleussent d'auantage
par cette accroissance oculaire: auquel des deux sens donnoient-ils
gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres
gros et grands à souhait, ou à l'attouchement qui les leur presentoit
petits et desdaignables? Sont-ce nos sens qui prestent au subject
ces diuerses conditions, et que les subjects n'en ayent pourtant1
qu'vne? Comme nous voyons du pain que nous mangeons; ce n'est
que pain, mais nostre vsage en fait des os, du sang, de la chair,
des poils, et des ongles:

Vt cibus, in membra atque artus cùm diditur omnes,
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.

L'humeur que succe la racine d'vn arbre, elle se fait tronc, feuille
et fruict: l'air n'estant qu'vn, il se fait par l'application à vne
trompette, diuers en mille sortes de sons. Sont-ce, dis-ie, noz sens
qui façonnent de mesme, de diuerses qualitez ces subjects; ou s'ils
les ont telles? Et sur ce doubte, que pouuons nous resoudre de2
leur veritable essence? D'auantage puis que les accidens des maladies,
de la resuerie, ou du sommeil, nous font paroistre les
choses autres, qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages, et à
ceux qui veillent: n'est-il pas vray-semblable que nostre assiette
droicte, et noz humeurs naturelles, ont aussi dequoy donner vn
estre aux choses, se rapportant à leur condition, et les accommoder
à soy, comme font les humeurs desreglées: et nostre santé
aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie? Pourquoy
n'a le temperé quelque forme des obiects relatiue à soy,
comme l'intemperé: et ne leur imprimera-il pareillement son charactere?3
Le desgousté charge la fadeur au vin; le sain la saueur;
l'alteré la friandise. Or nostre estat accommodant les choses à soy,
et les transformant selon soy, nous ne sçauons plus quelles sont les
choses en verité, car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par
noz sens. Où le compas, l'esquarre, et la regle sont gauches, toutes
les proportions qui s'en tirent, tous les bastimens qui se dressent
à leur mesure, sont aussi necessairement manques et deffaillans.
L'incertitude de noz sens rend incertain tout ce qu'ils produisent.

Denique vt in fabrica, si praua est regula prima,
Normáque si fallax rectis regionibus exit,4
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri, atque obstipa necessum est,
Praua, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Iam ruere vt quædam videantur velle, ruántque
Prodita iudiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum praua necesse est,
Falsáque sit falsis quæcumque à sensibus orta est.

Au demeurant, qui sera propre à iuger de ces differences? Comme
nous disons aux debats de la religion, qu'il nous faut vn iuge non
attaché à l'vn ny à l'autre party, exempt de choix et d'affection,
ce qui ne se peut parmy les Chrestiens: il aduient de mesme en
cecy: car s'il est vieil, il ne peut iuger du sentiment de la vieillesse,
estant luy mesme partie en ce debat: s'il est ieune, de
mesme: sain, de mesme, de mesme malade, dormant, et veillant:
il nous faudroit quelqu'vn exempt de toutes ces qualitez, afin que1
sans præoccupation de iugement, il iugeast de ces propositions,
comme à luy indifferentes: et à ce compte il nous faudroit vn iuge
qui ne fust pas.   Pour iuger des apparences que nous receuons
des subjects, il nous faudroit vn instrument iudicatoire: pour verifier
cet instrument, il nous y faut de la demonstration: pour verifier
la demonstration, vn instrument, nous voila au rouet. Puis que
les sens ne peuuent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes
d'incertitude, il faut que ce soit la raison: aucune raison ne
s'establira sans vne autre raison, nous voyla à reculons iusques à
l'infiny. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses estrangeres,2
ains elle est conceue par l'entremise des sens, et les sens ne comprennent
pas le subject estranger, ains seulement leurs propres
passions: et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subject,
ains seulement de la passion et souffrance du sens; laquelle
passion, et subject, sont choses diuerses: parquoy qui iuge par les
apparences, iuge par chose autre que le subject. Et de dire que
les passions des sens, rapportent à l'ame, la qualité des subjects
estrangers par ressemblance; comment se peut l'ame et l'entendement
asseurer de cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce,
auec les subjects estrangers? Tout ainsi comme, qui ne3
cognoist pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu'il luy
ressemble. Or qui voudroit toutesfois iuger par les apparences: si
c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empeschent par
leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience.
Sera ce qu'aucunes apparences choisies reglent les autres?
Il faudra verifier cette choisie par vne autre choisie, la seconde par
la tierce: et par ainsi ce ne sera iamais faict. Finalement, il n'y
a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des
obiects. Et nous, et nostre iugement, et toutes choses mortelles,
vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir
rien de certain de l'vn à l'autre, et le iugeant, et le iugé, estans
en continuelle mutation et branle.   Nous n'auons aucune communication
à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousiours
au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy
qu'vne obscure apparence et ombre, et vne incertaine et debile
opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensée à vouloir prendre
son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner
l'eau: car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature
coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner.1
Ainsi veu que toutes choses sont subjectes à passer d'vn changement
en autre, la raison qui y cherche vne reelle subsistance,
se trouue deceuë, ne pouuant rien apprehender de subsistant et
permanant: par ce que tout ou vient en estre, et n'est pas encore
du tout, ou commence à mourir auant qu'il soit nay. Platon disoit
que les corps n'auoient iamais existence, ouy bien naissance, estimant
qu'Homere eust faict l'Ocean pere des Dieux, et Thetis la
mere: pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance
et variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes
auant son temps, comme il dit: sauf le seul Parmenides, qui2
refusoit mouuement aux choses: de la force duquel il fait grand
cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile. Les Stoiciens,
qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons
present, n'est que la iointure et assemblage du futur et du
passé: Heraclitus, que iamais homme n'estoit deux fois entré en
mesme riuiere: Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de
l'argent, ne le doit pas maintenant; et que celuy qui cette nuict a
esté conuié à venir ce matin disner, vient auiourd'huy non conuié;
attendu que ce ne sont plus eux, ils sont deuenus autres: et qu'il
ne se pouuoit trouuer vne substance mortelle deux fois en mesme3
estat: car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle
dissipe tantost elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon,
que ce qui commence à naistre, ne paruient iamais iusques à perfection
d'estre. Pourautant que ce naistre n'acheue iamais, et iamais
n'arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va
tousiours se changeant et muant d'vn à autre. Comme de semence
humaine se fait premierement dans le ventre de la mere vn fruict
sans forme: puis vn enfant formé, puis estant hors du ventre,
vn enfant de mammelle; apres il deuient garçon; puis consequemment
vn iouuenceau; apres vn homme faict; puis vn homme4
d'aage; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l'aage et generation
subsequente va tousiours deffaisant et gastant la precedente.

Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alióque alius status excipere omnia debet,
Nec manet vlla sui similis res: omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

Et puis nous autres sottement craignons vne espece de mort, là où
nous en auons desia passé et en passons tant d'autres. Car non seulement,
comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de
l'air, et la mort de l'air, generation de l'eau. Mais encor plus manifestement
le pouuons nous voir en nous mesmes. La fleur d'aage1
se meurt et passe quand la vieillesse suruient: et la ieunesse se
termine en fleur d'aage d'homme faict: l'enfance en la ieunesse:
et le premier aage meurt en l'enfance: et le iour d'hier meurt en
celuy du iourd'huy, et le iourd'huy mourra en celuy de demain:
et n'y a rien qui demeure, ne qui soit tousiours vn. Car qu'il soit
ainsi, si nous demeurons tousiours mesmes et vns, comment est-ce
que nous nous esiouyssons maintenant d'vne chose, et maintenant
d'vne autre? comment est-ce que nous aymons choses contraires,
ou les hayssons, nous les louons, ou nous les blasmons? comment
auons nous differentes affections, ne retenants plus le mesme sentiment2
en la mesme pensée? Car il n'est pas vray-semblable que
sans mutation nous prenions autres passions: et ce qui souffre
mutation ne demeure pas vn mesme: et s'il n'est pas vn mesme,
il n'est donc pas aussi: ains quant et l'estre tout vn, change aussi
l'estre simplement, deuenant tousiours autre d'vn autre. Et par
consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce
qui apparoist, pour ce qui est, à faute de bien sçauoir que c'est
qui est.   Mais qu'est-ce donc qui est veritablement? ce qui est
eternel: c'est à dire, qui n'a iamais eu de naissance, ny n'aura iamais
fin, à qui le temps n'apporte iamais aucune mutation. Car3
c'est chose mobile que le temps, et qui apparoist comme en ombre,
auec la matiere coulante et fluante tousiours, sans iamais demeurer
stable ny permanente: à qui appartiennent ces mots, deuant et
apres, et, a esté, ou sera. Lesquels tout de prime face montrent
euidemment, que ce n'est pas chose qui soit: car ce seroit grande
sottise et fauceté toute apparente, de dire que cela soit, qui n'est
pas encore en estre, ou qui desia a cessé d'estre. Et quant à ces mots,
present, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement
nous soustenons et fondons l'intelligence du temps, la raison
le descouurant, le destruit tout sur le champ: car elle le fend4
incontinent, et le partit en futur et en passé: comme le voulant
voir necessairement desparty en deux. Autant en aduient-il à la
nature, qui est mesurée, comme au temps, qui la mesure: car il
n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant,
ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes.
Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul
qui est, que il fut, ou il sera: car ces termes là sont declinaisons,
passages, ou vicissitudes de ce qui ne peut durer, ny demeurer en
estre. Parquoy il faut conclure Dieu seul est, non point selon aucune
mesure du temps, mais selon vne eternité immuable et immobile,
non mesurée par temps, ny subjecte à aucune declinaison:1
deuant lequel rien n'est, ny ne sera apres, ny plus nouueau ou
plus recent; ains vn realement estant, qui par vn seul maintenant
emplit le tousiours, et n'y a rien, qui veritablement soit, que luy
seul: sans qu'on puisse dire, il a esté, ou, il sera, sans commencement
et sans fin.   A cette conclusion si religieuse, d'vn homme
payen, ie veux ioindre seulement ce mot, d'vn tesmoing de mesme
condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me
fourniroit de matiere sans fin. O la vile chose, dit-il, et abiecte,
que l'homme, s'il ne s'esleue au dessus de l'humanité! Voyla vn
bon mot, et vn vtile desir: mais pareillement absurde. Car de faire2
la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le
bras, et d'esperer eniamber plus que de l'estenduë de noz iambes,
cela est impossible et monstrueux: ny que l'homme se monte au
dessus de soy et de l'humanité: car il ne peut voir que de ses yeux,
ny saisir que de ses prises. Il s'esleuera si Dieu luy preste extraordinairement
la main. Il s'esleuera abandonnant et renonçant à ses
propres moyens, et se laissant hausser et sousleuer par les moyens
purement celestes. C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu
Stoïque, de pretendre à cette diuine et miraculeuse metamorphose.

CHAPITRE XIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XIII.)
De iuger de la mort d'autruy.

QVAND nous iugeons de l'asseurance d'autruy en la mort, qui est
sans doubte la plus remerquable action de la vie humaine, il se
faut prendre garde d'vne chose, que mal-aisément on croit estre
arriué à ce poinct. Peu de gens meurent resolus, que ce soit leur
heure derniere: et n'est endroit où la pipperie de l'esperance nous
amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles: D'autres ont bien
esté plus malades sans mourir, l'affaire n'est pas si desesperé qu'on
pense: et au pis aller, Dieu a bien faict d'autres miracles. Et aduient
cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble
que l'vniuersité des choses souffre aucunement de nostre aneantissement,1
et qu'elle soit compassionnée à nostre estat. D'autant
que nostre veuë alterée se represente les choses de mesmes, et
nous est aduis qu'elles luy faillent à mesure qu'elle leur faut.
Comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montagnes, les campagnes,
les villes, le ciel, et la terre vont mesme bransle, et quant
et quant eux:

Prouehimur portu, terræque vrbésque recedunt.

Qui vit iamais vieillesse qui ne louast le temps passé, et ne blasmast
le present, chargeant le monde et les mœurs des hommes, de
sa misere et de son chagrin?2

Iámque caput quassans, grandis suspirat arator,
Et cùm tempora temporibus præsentia confert
Præteritis, laudat fortunas sæpe parentis,
Et crepat antiquum genus vt pietate repletum.
Nous entrainons tout auec nous: d'où il s'ensuit que nous estimons
grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si aisément,
ny sans solemne consultation des astres: tot circa vnum caput tumultuantes
deos. Et le pensons d'autant plus, que plus nous nous
prisons. Comment, tant de science se perdroit elle auec tant de
dommage, sans particulier soucy des destinées? vne ame si rare3
et exemplaire ne couste elle non plus à tuer, qu'vne ame populaire
et inutile? cette vie, qui en couure tant d'autres, de qui tant d'autres
vies dependent, qui occupe tant de monde par son vsage,
remplit tant de place, se desplace elle comme celle qui tient à son
simple nœud? Nul de nous ne pense assez n'estre qu'vn. De là
viennent ces mots de Cæsar à son pilote, plus enflez que la mer qui
le menassoit:

Italiam si cœlo authore recusas,
Me pete: sola tibi causa hæc est iusta timoris,
Vectorem non nosse tuum, perrumpe procellas
Tutela secure mei:

et ceux-cy,

Credit iam digna pericula Cæsar
Fatis esse suis: tantúsque euertere, dixit,
Me superis labor est, parua quem puppe sedentem,1
Tam magno petiere mari?

Et cette resuerie publique, que le soleil porta en son front tout le
long d'vn an le deuil de sa mort:

Ille etiam extincto miseratus Cæsare Romam,
Cùm caput obscura nitidum ferrugini texit.

Et mille semblables; dequoy le monde se laisse si aysément pipper,
estimant que noz interests alterent le ciel, et que son infinité se
formalise de noz menues actions. Non tanta cœlo societas nobiscum
est, vt nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor.   Or de
iuger la resolution et la constance, en celuy qui ne croit pas encore2
certainement estre au danger, quoy qu'il y soit, ce n'est pas raison:
et ne suffit pas qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y
estoit mis iustement pour cet effect. Il aduient à la plus part, de
roidir leur contenance et leurs parolles, pour en acquerir reputation,
qu'ils esperent encore iouir viuans. D'autant que i'en ay veu
mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur dessein. Et
de ceux mesmes qui se sont anciennement donnez la mort, il y a
bien à choisir, si c'est vne mort soudaine, ou mort qui ait du
temps. Ce cruel Empereur Romain, disoit de ses prisonniers, qu'il
leur vouloit faire sentir la mort, et si quelqu'vn se deffaisoit en3
prison, Celuy là m'est eschappé, disoit-il. Il vouloit estendre la
mort, et la faire sentir par les tourmens.

Vidimus et toto quamuis in corpore cæso,
Nil animæ lethale datum, morémque nefandæ
Durum sæuitiæ, pereuntis parcere morti.

De vray, ce n'est pas si grande chose, d'establir tout sain et tout
rassis, de se tuer; il est bien aisé de faire le mauuais, auant que
de venir aux prises. De maniere que le plus effeminé homme du
monde Heliogabalus, parmy ses plus lasches voluptez, desseignoit
bien de se faire mourir delicatement, où l'occasion l'en forceroit:4
et afin que sa mort ne dementist point le reste de sa vie, auoit
faict bastir expres vne tour somptueuse, le bas et le deuant de
laquelle estoit planché d'ais enrichis d'or et de pierrerie pour se
precipiter: et aussi fait faire des cordes d'or et de soye cramoisie
pour s'estrangler: et battre vne espée d'or pour s'enferrer: et
gardoit du venin dans des vaisseaux d'emeraude et de topaze, pour
s'empoisonner, selon que l'enuie luy prendroit de choisir de toutes
ces façons de mourir.

Impiger et fortis virtute coacta.

Toutefois quant à cettuy-cy, la mollesse de ses apprests rend plus
vray-semblable que le nez luy eust saigné, qui l'en eust mis au
propre. Mais de ceux mesmes, qui plus vigoureux, se sont resolus
à l'execution, il faut voir, dis-ie, si ç'a esté d'vn coup, qui
ostait le loisir d'en sentir l'effect. Car c'est à deuiner, à voir escouler1
la vie peu à peu, le sentiment du corps se meslant à celuy
de l'ame, s'offrant le moyen de se repentir, si la constance s'y
fust trouuée, et l'obstination en vne si dangereuse volonté. Aux
guerres ciuiles de Cæsar, Lucius Domitius pris en la Prusse,
s'estant empoisonné, s'en repentit apres. Il est aduenu de nostre
temps que tel resolu de mourir, et de son premier essay n'ayant
donné assez auant, la demangéson de la chair luy repoussant le
bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois apres, mais ne
peut iamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Pendant qu'on
faisoit le procés à Plantius Syluanus, Vrgulania sa mere-grand luy2
enuoya vn poignard, duquel n'ayant peu venir à bout de se tuer, il
se feit coupper les veines à ses gents. Albucilla du temps de Tibere,
s'estant pour se tuer frappée trop mollement, donna encores à ses
parties moyen de l'emprisonner et faire mourir à leur mode.
Autant en fit le Capitaine Demosthenes apres sa route en la Sicile.
Et C. Fimbria s'estant frappé trop foiblement, impetra de son
vallet de l'acheuer. Au rebours, Ostorius, lequel pour ne se pouuoir
seruir de son bras, desdaigna d'employer celuy de son seruiteur
à autre chose qu'à tenir le poignard droit et ferme: et se donnant
le branle, porta luy mesme sa gorge à l'encontre, et la transperça.3
   C'est vne viande à la verité qu'il faut engloutir sans
macher, qui n'a le gosier ferré à glace. Et pourtant l'Empereur
Adrianus feit que son medecin merquast et circonscriuist en son
tetin iustement l'endroit mortel, où celuy eust à viser, à qui il
donna la charge de le tuer. Voyla pourquoy Cæsar, quand on luy
demandoit quelle mort il trouuoit la plus souhaitable, La moins
premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Cæsar l'a osé dire,
ce ne m'est plus lascheté de le croire. Vne mort courte, dit Pline,
est le souuerain heur de la vie humaine. Il leur fasche de la recognoistre.
Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint4
à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouuerts. Ceux
qu'on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l'execution,
et la presser, ils ne le font pas de resolution, ils se veulent oster
le temps de la considerer: l'estre morts ne les fasche pas, mais ouy
bien le mourir.

Emori nolo, sed me esse mortuum, nihili æstimo.

C'est vn degré de fermeté, auquel i'ay exprimenté que ie pourrois
arriuer, comme ceux qui se iettent dans les dangers, ainsi que
dans la mer, à yeux clos.   Il n'y a rien, selon moy, plus illustre
en la vie de Socrates, que d'auoir eu trente iours entiers à ruminer
le decret de sa mort: de l'auoir digerée tout ce temps là,1
d'vne tres-certaine esperance, sans esmoy, sans alteration: et
d'vn train d'actions et de parolles, rauallé plustost et anonchally,
que tendu et releué par le poids d'vne telle cogitation.   Ce Pomponius
Atticus, à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller
Agrippa son gendre, et deux ou trois autres de ses amys; et leur
dit, qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et
que tout ce qu'il faisoit pour allonger sa vie, allongeoit aussi et
augmentoit sa douleur; il estoit deliberé de mettre fin à l'vn et
à l'autre, les priant de trouuer bonne sa deliberation, et au pis
aller, de ne perdre point leur peine à l'en destourner. Or ayant2
choisi de se tuer par abstinence, voyla sa maladie guerie par accident:
ce remede qu'il auoit employé pour se deffaire, le remet
en santé. Les medecins et ses amis faisans feste d'vn si heureux
euenement, et s'en resiouyssans auec luy, se trouuerent bien trompez:
car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer
d'opinion, disant qu'ainsi comme ainsi luy falloit il vn iour franchir
ce pas, et qu'en estant si auant, il se vouloit oster la peine de
recommencer vn' autre fois. Cestuy-cy ayant recognu la mort
tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au ioindre, mais
il s'y acharne: car estant satisfaict en ce pourquoy il estoit entré3
en combat, il se picque par brauerie d'en voir la fin. C'est bien
loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir
taster et sauourer.   L'histoire du philosophe Cleanthes est fort
pareille. Les gengiues luy estoyent enflées et pourries: les medecins
luy conseillerent d'vser d'vne grande abstinence. Ayant
ieuné deux iours, il est si bien amendé, qu'ils luy declarent sa
guarison, et permettent de retourner à son train de viure accoustumé.
Luy au rebours, goustant desia quelque douceur en cette
defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere, et franchir le
pas, qu'il auoit fort auancé.   Tullius Marcellinus ieune homme4
Romain, voulant anticiper l'heure de sa destinée, pour se deffaire
d'vne maladie, qui le gourmandoit, plus qu'il ne vouloit souffrir:
quoy que les medecins luy en promissent guerison certaine, sinon
si soudaine, appella ses amis pour en deliberer: les vns, dit Seneca,
luy donnoyent le conseil que par lascheté ils eussent prins
pour eux mesmes, les autres par flaterie, celuy qu'ils pensoyent
luy deuoir estre plus aggreable: mais vn Stoïcien luy dit ainsi: Ne
te trauaille pas Marcellinus, comme si tu deliberois de chose d'importance:
ce n'est pas grand'chose que viure, tes valets et les
bestes viuent: mais c'est grand'chose de mourir honestement, sagement,1
et constamment. Songe combien il y a que tu fais mesme
chose, manger, boire, dormir: boire, dormir, et manger. Nous
roüons sans cesse en ce cercle. Non seulement les mauuais accidens
et insupportables, mais la satieté mesme de viure donne
enuie de la mort. Marcellinus n'auoit besoing d'homme qui le
conseillast, mais d'homme qui le secourust: les seruiteurs craignoyent
de s'en mesler: mais ce philosophe leur fit entendre que
les domestiques sont soupçonnez, lors seulement qu'il est en
doubte, si la mort du maistre a esté volontaire: autrement qu'il
seroit d'aussi mauuais exemple de l'empescher, que de le tuer,2
d'autant que

Inuitum qui seruat, idem facit occidenti.

Apres il aduertit Marcellinus, qu'il ne seroit pas messeant, comme
le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts,
aussi la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont
esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal:
il fit departir quelque somme à ses seruiteurs, et les consola.
Au reste, il n'y eut besoing de fer, ny de sang: il entreprit de s'en
aller de cette vie, non de s'en fuyr: non d'eschapper à la mort,
mais de l'essayer. Et pour se donner loisir de la marchander, ayant3
quitté toute nourriture, le troisiesme iour suyuant, apres s'estre
faict arroser d'eau tiede, il defaillit peu à peu, et non sans quelque
volupté, à ce qu'il disoit. De vray, ceux qui ont eu ces deffaillances
de cœur, qui prennent par foiblesse, disent n'y sentir aucune douleur,
ains plustost quelque plaisir comme d'vn passage au sommeil
et au repos. Voyla des morts estudiées et digerées.   Mais à fin
que le seul Caton peust fournir à tout exemple de vertu, il semble
que son bon destin luy fit auoir mal en la main, dequoy il se
donna le coup: à ce qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la
colleter, renforceant le courage au danger, au lieu de l'amollir.4
Et si ç'eust esté à moy, de le representer en sa plus superbe
assiete, ç'eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles,
plustost que l'espée au poing, comme firent les statuaires de son
temps. Car ce second meurtre, fut bien plus furieux, que le
premier.

CHAPITRE XIIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XIV.)
Comme nostre esprit s'empesche soy-mesmes.

C'EST vne plaisante imagination, de conceuoir vn esprit balancé
iustement entre-deux pareilles enuyes. Car il est indubitable,
qu'il ne prendra iamais party: d'autant que l'application et le choix
porte inequalité de prix: et qui nous logeroit entre la bouteille et
le iambon, auec egal appetit de boire et de manger, il n'y auroit
sans doute remede, que de mourir de soif et de faim. Pour pouruoir1
à cet inconuenient, les Stoïciens, quand on leur demande
d'où vient en nostre ame l'election de deux choses indifferentes
(et qui fait que d'vn grand nombre d'escus nous en prenions
plustost l'vn que l'autre, n'y ayant aucune raison qui nous incline
à la preference) respondent, que ce mouuement de l'ame est
extraordinaire et desreglé, venant en nous d'vne impulsion estrangere,
accidentale, et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble,
plustost, que aucune chose ne se presente à nous, où il n'y ait
quelque difference, pour legere qu'elle soit: et que ou à la veuë,
ou à l'attouchement, il y a tousiours quelque choix, qui nous tente2
et attire, quoy que ce soit imperceptiblement. Pareillement qui
presupposera vne fisselle egallement forte par tout, il est impossible
de toute impossibilité qu'elle rompe, car par où voulez vous
que la faucée commence? et de rompre par tout ensemble, il n'est
pas en nature. Qui ioindroit encore à cecy les propositions geometriques,
qui concluent par la certitude de leurs demonstrations,
le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que
sa circonference: et qui trouuent deux lignes s'approchans sans
cesse l'vne de l'autre, et ne se pouuans iamais ioindre: et la pierre
philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l'effect sont3
si opposites: en tireroit à l'aduenture quelque argument pour
secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine
nihil miserius aut superbius.

CHAPITRE XV.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XV.)
Que nostre desir s'accroist par la malaisance.

IL n'y a raison qui n'en aye vne contraire, dit le plus sage party
des philosophes. Ie remaschois tantost ce beau mot, qu'vn ancien
allegue pour le mespris de la vie: Nul bien nous peut apporter
plaisir, si ce n'est celuy, à la perte duquel nous sommes
preparez: In æquo est dolor amissæ rei, et timor amittendæ. Voulant
gaigner par là, que la fruition de la vie ne nous peut estre
vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il
se pourroit toutesfois dire au rebours, que nous serrons et embrassons
ce bien, d'autant plus estroit, et auecques plus d'affection,
que nous le voyons nous estre moins seur, et craignons qu'il nous1
soit osté. Car il se sent euidemment, comme le feu se picque à
l'assistance du froid, que nostre volonté s'aiguise aussi par le contraste:

Si numquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Ioue facta parens:

et qu'il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust que la
satieté, qui vient de l'aisance: ny rien qui l'aiguise tant que la
rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare
periculo crescit.

Galla, nega; satiatur amor, nisi gaudia torquent.2
Pour tenir l'amour en haleine, Lycurgue ordonna que les mariez
de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu'à la desrobée, et
que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble
qu'auecques d'autres. La difficulté des assignations, le danger des
surprises, la honte du lendemain,

Et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,

c'est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de ieux tres-lasciuement
plaisants, naissent de l'honneste et vergongneuse maniere
de parler des ouurages de l'Amour? La volupté mesme cherche à3
s'irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée, quand elle cuit,
et quand elle escorche. La courtisane Flora disoit n'auoir iamais
couché auec Pompeius, qu'elle ne luy eust faict porter les merques
de ses morsures.

Quod petiere, premunt arctè, faciúntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt sæpe labellis:
Et stimuli subsunt, qui instigant lædere id ipsum
Quodcunque est, rabies vnde illæ germina surgunt.
Il en va ainsi par tout: la difficulté donne prix aux choses.
Ceux de la Marque d'Ancone font plus volontiers leurs vœuz à
Sainct Iaques, et ceux de Galice à nostre Dame de Lorete: on fait
au Liege grande feste des bains de Luques, et en la Toscane de
ceux d'Aspa: il ne se voit guere de Romains en l'escole de l'escrime
à Rome, qui est pleine de François. Ce grand Caton se trouua1
aussi bien que nous, desgousté de sa femme tant qu'elle fut sienne,
et la desira quand elle fut à vn autre. I'ay chassé au haras vn
vieil cheual, duquel à la senteur des iuments, on ne pouuoit venir
à bout. La facilité l'a incontinent saoulé enuers les siennes: mais
enuers les estrangeres et la premiere qui passe le long de son
pastis, il reuient à ses importuns hannissements, et à ses chaleurs
furieuses comme deuant. Nostre appetit mesprise et outrepasse ce
qui luy est en main, pour courir apres ce qu'il n'a pas.

Transuolat in medio posita, et fugientia captat.

Nous defendre quelque chose, c'est nous en donner enuie.2

Nisi tu seruare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.

Nous l'abandonner tout à faict, c'est nous en engendrer mespris.
La faute et l'abondance retombent en mesme inconuenient:

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet.

Le desir et la iouyssance nous mettent pareillement en peine. La
rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l'aisance et la facilité
l'est, à vray dire, encores plus, d'autant que le mescontentement
et la cholere naissent de l'estimation, en quoy nous auons la
chose desirée, aiguisent l'amour, et le reschauffent: mais la satieté3
engendre le dégoust: c'est vne passion mousse, hebetée, lasse,
et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem,

Contemnite amantes,
Sic hodie veniet, si qua negauit heri.
Pourquoy inuenta Popæa de masquer les beautez de son visage,
que pour les rencherir à ses amants? Pourquoy a lon voilé iusques
au dessoubs des talons ces beautez, que chacun desire montrer,
que chacun desire voir? Pourquoy couurent elles de tant d'empeschemens,
les vns sur les autres, les parties, où loge principallement4
nostre desir et le leur? Et à quoy seruent ces gros bastions,
dequoy les nostres viennent d'armer leurs flancs, qu'à leurrer
nostre appetit, et nous attirer à elles en nous esloignant?

Et fugit ad salices, et se cupit antè videri.
Interdum tunica duxit operta moram.

A quoy sert l'art de cette honte virginalle? cette froideur rassise,
cette contenance seuere, cette profession d'ignorance des choses,
qu'elles sçauent mieux, que nous qui les en instruisons, qu'à nous
accroistre le desir de vaincre, gourmander, et fouler à nostre
appetit, toute cette ceremonie, et ces obstacles? Car il y a non
seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d'affolir et desbaucher
cette molle douceur, et cette pudeur infantine, et de ranger
à la mercy de nostre ardeur vne grauité froide et magistrale. C'est
gloire, disent-ils, de triompher de la modestie, de la chasteté, et1
de la temperance: et qui desconseille aux Dames, ces parties là,
il les trahit, et soy-mesmes. Il faut croire que le cœur leur fremit
d'effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles,
qu'elles nous en haissent et s'accordent à nostre importunité d'vne
force forcée. La beauté, toute puissante qu'elle est, n'a pas dequoy
se faire sauourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a
plus de beauté à vendre, et de la plus fine, comment il faut qu'elle
cherche d'autres moyens estrangers, et d'autres arts pour se
rendre aggreable: et si à la verité, quoy qu'elle face estant venale
et publique, elle demeure foible et languissante. Tout ainsi que2
mesme en la vertu, de deux effects pareils, nous tenons neantmoins
celuy-là, le plus beau et plus digne, auquel il y a plus d'empeschement
et de hazard proposé.   C'est vn effect de la prouidence diuine,
de permettre sa saincte Eglise estre agitée, comme nous la voyons
de tant de troubles et d'orages, pour esueiller par ce contraste
les ames pies, et les r'auoir de l'oisiueté et du sommeil, où les
auoit plongees vne si longue tranquillité. Si nous contrepoisons la
perte que nous auons faicte, par le nombre de ceux qui se sont
desuoyez, au gain qui nous vient pour nous estre remis en haleine,
resuscité nostre zele et nos forces, à l'occasion de ce combat,3
Ie ne sçay si l'vtilité ne surmonte point le dommage.   Nous auons
pensé attacher plus ferme le nœud de nos mariages, pour auoir
osté tout moyen de les dissoudre, mais d'autant s'est dépris et
relasché le nœud de la volonté et de l'affection, que celuy de la
contraincte s'est estrecy. Et au rebours, ce qui tint les mariages à
Rome, si long temps en honneur et en seurté, fut la liberté de les
rompre, qui voudroit. Ils gardoient mieux leurs femmes, d'autant
qu'ils les pouuoient perdre: et en pleine licence de diuorces, il se
passa cinq cens ans et plus, auant que nul s'en seruist.

Quod licet, ingratum est: quod non licet, acrius vrit.4
A ce propos se pourroit ioindre l'opinion d'vn ancien, que les
supplices aiguisent les vices plustost qu'ils ne les amortissent:
qu'ils n'engendrent point le soing de bien faire, c'est l'ouurage de
la raison, et de la discipline: mais seulement vn soing de n'estre
surpris en faisant mal.

Latius excisæ pestis contagia serpunt

Ie ne sçay pas qu'elle soit vraye, mais cecy sçay-ie par experience,
que iamais police ne se trouua reformée par là. L'ordre et reglement
des mœurs, dépend de quelque autre moyen.   Les histoires
Grecques font mention des Argippees voisins de la Scythie, qui
viuent sans verge et sans baston à offenser: que non seulement1
nul n'entreprend d'aller attaquer: mais quiconque s'y peut sauuer,
il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie: et
n'est aucun si osé d'y toucher. On recourt à eux pour appoincter
les differents, qui naissent entre les hommes d'ailleurs. Il y a nation,
où la closture des iardins et des champs, qu'on veut conseruer,
se faict d'vn filet de coton, et se trouue bien plus seure et
plus ferme que nos fossez et nos hayes. Furem signata sollicitant.
Aperta effractarius præterit.   A l'aduenture sert entre autres
moyens, l'aisance, à couurir ma maison de la violence de noz
guerres ciuiles. La defense attire l'entreprise, et la deffiance l'offense.2
I'ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit,
le hazard, et toute matiere de gloire militaire, qui a accoustumé de
leur seruir de titre et d'excuse. Ce qui est faict courageusement,
est tousiours faict honorablement, en temps où la iustice est morte.
Ie leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle
n'est close à personne, qui y heurte. Il n'y a pour toute prouision,
qu'vn portier, d'ancien vsage et ceremonie: qui ne sert pas tant à
defendre ma porte, qu'à l'offrir plus decemment et gratieusement.
Ie n'ay ny garde ny sentinelle, que celle que les astres font pour
moy. Vn Gentil-homme a tort de faire montre d'estre en deffense,3
s'il ne l'est bien à poinct. Qui est ouuert d'vn costé, l'est par tout.
Noz peres ne penserent pas à bastir des places frontieres. Les
moyens d'assaillir, ie dy sans batterie et sans armée, et de surprendre
noz maisons, croissent touts les iours, au dessus des moyens
de se garder. Les esprits s'aiguisent generalement de ce costé là.
L'inuasion touche touts, la defense non, que les riches. La mienne
estoit forte selon le temps qu'elle fut faitte: ie n'y ay rien adiousté
de ce costé là, et craindroy que sa force se tournast contre moy-mesme.
Ioint qu'vn temps paisible requerra, qu'on les defortifie.
Il est dangereux de ne les pouuoir regaigner: et est difficile de
s'en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostre vallet
peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de
pretexte, les parentez mesmes deuiennent infiables auec couuerture
de iustice. Les finances publiques n'entretiendront pas noz
garnisons domestiques. Elles s'y espuiseroient. Nous n'auons pas dequoy
le faire sans nostre ruine: ou plus incommodeement et iniurieusement
encore, sans celle du peuple. L'estat de ma perte ne1
seroit guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous, voz amis
mesmes s'amusent à accuser vostre inuigilance et improuidence,
plus qu'à vous pleindre, et l'ignorance ou nonchalance aux offices
de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perduës,
où ceste cy dure: me fait soupçonner, qu'elles se sont perduës
de ce, qu'elles estoyent gardées. Cela donne et l'enuie et la raison
à l'assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se iettera,
si Dieu veut, chez moy: mais tant y a, que ie ne l'y appelleray pas.
C'est la retraitte à me reposer des guerres. I'essaye de soustraire
ce coing, à la tempeste publique, comme ie fay vn autre coing en2
mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier
et diuersifier en nouueaux partis: pour moy ie ne bouge. Entre
tant de maisons armées, moy seul, que ie sçache, de ma condition,
ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n'en ay iamais
osté ny vaisselle d'argent, ny titre, ny tapisserie. Ie ne veux
ny me craindre, ny me sauuer à demy. Si vne pleine recognoissance
acquiert la faueur diuine, elle me durera iusqu'au bout:
sinon, i'ay tousiours assez duré, pour rendre ma durée remerquable
et enregistrable. Comment? Il y a bien trente ans.

CHAPITRE XVI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XVI.)
De la gloire.

IL y a le nom et la chose: le nom, c'est vne voix qui remerque et3
signifie la chose: le nom, ce n'est pas vne partie de la chose, ny
de la substance: c'est vne piece estrangere ioincte à la chose, et
hors d'elle.   Dieu qui est en soy toute plenitude, et le comble de
toute perfection, il ne peut s'augmenter et accroistre au dedans:
mais son nom se peut augmenter et accroistre, par la benediction
et loüange, que nous donnons à ses ouurages exterieurs. Laquelle
loüange, puis que nous ne la pouuons incorporer en luy, d'autant
qu'il n'y peut auoir accession de bien, nous l'attribuons à son nom,
qui est la piece hors de luy, la plus voisine. Voylà comment c'est à
Dieu seul, à qui gloire et honneur appartient. Et n'est rien si esloigné
de raison, que de nous en mettre en queste pour nous: car estans1
indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte,
et ayant continuellement besoing d'amelioration, c'est là, à
quoy nous nous deuons trauailler. Nous sommes tous creux et vuides:
ce n'est pas de vent et de voix que nous auons à nous remplir:
il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Vn homme
affamé seroit bien simple de chercher à se pouruoir plustost d'vn
beau vestement, que d'vn bon repas: il faut courir au plus pressé.
Comme disent nos ordinaires prieres, Gloria in excelcis Deo, et in
terra pax hominibus. Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse,
vertu, et telles parties essentieles: les ornemens externes se2
chercheront apres que nous aurons proueu aux choses necessaires.
La theologie traicte amplement et plus pertinemment ce subiect,
mais ie n'y suis guere versé.   Chrysippus et Diogenes ont esté les
premiers autheurs et les plus fermes du mespris de la gloire. Et
entre toutes les voluptez, ils disoient qu'il n'y en auoit point de
plus dangereuse, ny plus à fuir, que celle qui nous vient de
l'approbation d'autruy. De vray l'experience nous en fait sentir
plusieurs trahisons bien dommageables. Il n'est chose qui empoisonne
tant les Princes que la flatterie, ny rien par où les meschans
gaignent plus aiséement credit autour d'eux: ny maquerelage si3
propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que
de les paistre et entretenir de leurs loüanges. Le premier enchantement
que les Sirenes employent à piper Vlysses, est de cette
nature:

Deça vers nous, deça, ô tresloüable Vlysse,
Et le plus grand honneur dont la Grece fleurisse.

Ces philosophes là disoient, que toute la gloire du monde ne meritoit
pas qu'vn homme d'entendement estendist seulement le doigt
pour l'acquerir:

Gloria quantalibet quid erit, si gloria tantúm est?4

Ie dis pour elle seule: car elle tire souuent à sa suite plusieurs commoditez,
pour lesquelles elle se peut rendre desirable: elle nous
acquiert de la bienvueillance: elle nous rend moins exposez aux iniures
et offences d'autruy, et choses semblables.   C'estoit aussi
des principaux dogmes d'Epicurus: car ce precepte de sa secte,
cache ta vie, qui deffend aux hommes de s'empescher des charges
et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu'on
mesprise la gloire: qui est vne approbation que le monde fait des
actions que nous mettons en euidence. Celuy qui nous ordonne de
nous cacher, et de n'auoir soing que de nous, et qui ne veut pas
que nous soyons connus d'autruy, il veut encores moins que nous1
en soyons honorez et glorifiez. Aussi conseille il à Idomeneus, de
ne regler aucunement ses actions, par l'opinion ou reputation commune:
si ce n'est pour euiter les autres incommoditez accidentales,
que le mespris des hommes luy pourroit apporter.   Ces
discours là sont infiniment vrais, à mon aduis, et raisonnables.
Mais nous sommes, ie ne sçay comment, doubles en nous mesmes,
qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas: et ne
nous pouuons deffaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernieres
paroles d'Epicurus, et qu'il dit en mourant: elles sont grandes
et dignes d'vn tel philosophe: mais si ont elles quelque merque2
de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu'il auoit
descriée par ses preceptes. Voicy vne lettre qu'il dicta vn peu auant
son dernier souspir.

Epicvrvs a Hermachvs salvt.
Ce pendant que ie passois l'heureux, et celuy-là mesmes le dernier
iour de ma vie, i'escriuois cecy, accompaigné toutesfois de telle
douleur en la vessie et aux intestins, qu'il ne peut rien estre adiousté
à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir
qu'apportoit à mon ame la souuenance de mes inuentions et de
mes discours. Or toy comme requiert l'affection que tu as eu dés
ton enfance enuers moy, et la philosophie, embrasse la protection3
des enfans de Metrodorus.
Voila sa lettre. Et ce qui me fait interpreter que ce plaisir qu'il
dit sentir en son ame, de ses inuentions, regarde aucunement la
reputation qu'il en esperoit acquerir apres sa mort, c'est l'ordonnance
de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Timocrates
ses heritiers, fournissent pour la celebration de son iour
natal tous les mois de Ianuier, les frais que Hermachus ordonneroit:
et aussi pour la despence qui se feroit le vingtiesme iour de
chasque lune, au traittement des philosophes ses familiers, qui
s'assembleroient à l'honneur de la memoire de luy et de Metrodorus.4
   Carneades a esté chef de l'opinion contraire: et a maintenu
que la gloire estoit pour elle mesme desirable, tout ainsi que
nous embrassons nos posthumes pour eux-mesmes, n'en ayans aucune
cognoissance ny iouyssance. Cette opinion n'a pas failly d'estre
plus communement suyuie, comme sont volontiers celles qui
s'accommodent le plus à nos inclinations. Aristote luy donne le
premier rang entre les biens externes: Euite, comme deux extremes
vicieux, l'immoderation, et à la rechercher, et à la fuyr. Ie
croy que si nous auions les liures que Cicero auoit escrit sur ce subiect,
il nous en conteroit de belles: car cet homme là fut si forcené1
de cette passion, que s'il eust osé, il fust, ce crois-ie, volontiers tombé
en l'excez où tomberent d'autres, que la vertu mesme n'estoit desirable,
que pour l'honneur qui se tenoit tousiours à sa suitte:

Paulum sepultæ distat inertiæ
Celata virtus.

Qui est vn' opinion si fauce, que ie suis dépit qu'elle ait iamais
peu entrer en l'entendement d'homme, qui eust cet honneur de
porter le nom de philosophe.   Si cela estoit vray, il ne faudroit
estre vertueux qu'en public: et les operations de l'ame, où est le
vray siege de la vertu, nous n'aurions que faire de les tenir en2
regle et en ordre, sinon autant qu'elles deburoient venir à la cognoissance
d'autruy. N'y va il donc que de faillir finement et subtilement?
Si tu sçais, dit Carneades, vn serpent caché en ce lieu,
auquel sans y penser, se va seoir celuy, de la mort duquel tu esperes
profit: tu fais meschamment, si tu ne l'en aduertis: et d'autant
plus que ton action ne doibt estre cognuë que de toy. Si nous
ne prenons de nous mesmes la loy de bien faire: si l'impunité nous
est iustice, à combien de sortes de meschancetez auons nous tous
les iours à nous abandonner? Ce que S. Peduceus fit, de rendre fidelement
cela que C. Plotius auoit commis à sa seule science, de ses3
richesses, et ce que i'en ay faict souuent de mesme, ie ne le trouue
pas tant loüable, comme ie trouueroy execrable, que nous y eussions
failly. Et trouue bon et vtile à ramenteuoir en noz iours, l'exemple
de P. Sextilius Ruffus, que Cicero accuse pour auoir recueilly
vne heredité contre sa conscience: non seulement, non contre les
loix, mais par les loix mesmes. Et M. Crassus, et Q. Hortensius,
lesquels à cause de leur authorité et puissance, ayants esté pour certaines
quotitez appellez par vn estranger à la succession d'vn testament
faux, à fin que par ce moyen il y establist sa part: se contenterent
de n'estre participants de la fauceté, et ne refuserent d'en
tirer du fruit: assez couuerts, s'ils se tenoient à l'abry des accusations,
et des tesmoins, et des loix. Meminerint Deum se habere testem,
id est, vt ego arbitror, mentem suam.   La vertu est chose
bien vaine et friuole, si elle tire sa recommendation de la gloire.
Pour neant entreprendrions nous de luy faire tenir son rang à part,
et la déioindrions de la Fortune: car qu'est-il plus fortuite que la
reputation? Profectò fortuna in omni re dominatur: ea res cunctas
ex libidine magis quàm ex vero celebrat obscurátque. De faire que1
les actions soyent cognues et veuës, c'est le pur ouurage de la Fortune.
C'est le sort qui nous applique la gloire, selon sa temerité.
Ie l'ay veuë fort souuent marcher auant le merite: et souuent
outrepasser le merite d'vne longue mesure. Celuy qui premier s'aduisa
de la ressemblance de l'ombre à la gloire, fit mieux qu'il ne
vouloit. Ce sont choses excellemment vaines. Elle va aussi quelque
fois deuant son corps: et quelque fois l'excede de beaucoup en
longueur. Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la
vaillance que l'honneur: quasi non sit honestum quod nobilitatum
non sit: que gaignent-ils par là, que de les instruire de ne se hazarder
2
iamais, si on ne les voit, et de prendre bien garde, s'il y a
des tesmoins, qui puissent rapporter nouuelles de leur valeur, là
où il se presente mille occasions de bien faire, sans qu'on en puisse
estre remerqué? Combien de belles actions particulieres s'enseuelisent
dans la foule d'vne bataille? Quiconque s'amuse à contreroller
autruy pendant vne telle meslée, il n'y est guere embesoigné:
et produit contre soy mesmes le tesmoignage qu'il rend
des deportemens de ses compaignons. Vera et sapiens animi magnitudo,
honestum illud quod maximè naturam sequitur, in factis
positum, non in gloria, iudicat. Toute la gloire, que ie pretens de3
ma vie, c'est de l'auoir vescue tranquille. Tranquille non selon Metrodorus,
ou Arcesilas, ou Aristippus, mais selon moy. Puisque la
philosophie n'a sçeu trouuer aucune voye pour la tranquillité, qui
fust bonne en commun, que chacun la cherche en son particulier.
A qui doiuent Cæsar et Alexandre cette grandeur infinie de leur
renommée, qu'à la Fortune? Combien d'hommes a elle esteint, sur
le commencement de leur progrés, desquels nous n'auons aucune
cognoissance, qui y apportoient mesme courage que le leur, si le
malheur de leur sort ne les eust arrestez tout court, sur la naissance
mesme de leurs entreprinses? Au trauers de tant et si extremes
dangers il ne me souuient point auoir leu que Cæsar ait
esté iamais blessé. Mille sont morts de moindres perils, que le
moindre de ceux qu'il franchit. Infinies belles actions se doiuent
perdre sans tesmoignage, auant qu'il en vienne vne à profit. On
n'est pas tousiours sur le haut d'vne bresche, ou à la teste d'vne
armée, à la veuë de son general, comme sur vn eschaffaut. On est
surpris entre la haye et le fossé: il faut tenter fortune contre vn
poullailler: il faut dénicher quatre chetifs harquebusiers d'vne1
grange: il faut seul s'escarter de la trouppe et entreprendre seul,
selon la necessité qui s'offre. Et si on prend garde, on trouuera, à
mon aduis, qu'il aduient par experience, que les moins esclattantes
occasions sont les plus dangereuses: et qu'aux guerres, qui se sont
passées de notre temps, il s'est perdu plus de gens de bien, aux occasions
legeres et peu importantes, et à la contestation de quelque
bicoque, qu'és lieux dignes et honnorables.   Qui tient sa mort
pour mal employée, si ce n'est en occasion signalée: au lieu d'illustrer
sa mort, il obscurcit volontiers sa vie: laissant eschapper
ce pendant plusieurs iustes occasions de se hazarder. Et toutes les2
iustes sont illustres assez: sa conscience les trompettant suffisamment
à chacun. Gloria nostra est testimonium conscientiæ nostræ.
Qui n'est homme de bien que par ce qu'on le sçaura, et par ce
qu'on l'en estimera mieux, apres l'auoir sçeu, qui ne veut bien faire
qu'en condition que sa vertu vienne à la cognoissance des hommes,
celuy-là n'est pas personne de qui on puisse tirer beaucoup de seruice.

Credo che'l resto di quel verno cose
Facesse degne di tener ne conto;
Ma fur sin'à quel tempo si nascose,3
Che non è colpa mia s'hor' non le conto:
Perche Orlando a far l'opre virtuose,
Piu ch'à narrarle poi, sempre era pronto,
Nè mai fu alcun'de li suoi fatti espresso,
Senon quando hebbe i testimonij appresso.

Il faut aller à la guerre pour son deuoir, et en attendre cette recompense,
qui ne peut faillir à toutes belles actions, pour occultes
qu'elles soyent, non pas mesmes aux vertueuses pensées: c'est le
contentement qu'vne conscience bien reglée reçoit en soy, de bien
faire. Il faut estre vaillant pour soy-mesmes, et pour l'auantage4
que c'est d'auoir son courage logé en vne assiette ferme et asseurée,
contre les assauts de la Fortune.

Virtus, repulsæ nescia sordidæ,
Intaminatis fulget honoribus:
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis auræ.

Ce n'est pas pour la montre, que nostre ame doit iouër son rolle,
c'est chez nous au dedans, où nuls yeux ne donnent que les nostres:
là elle nous couure de la crainte de la mort, des douleurs et
de la honte mesme: elle nous asseure là, de la perte de nos enfans,
de nos amis, et de nos fortunes: et quand l'opportunité s'y
presente, elle nous conduit aussi aux hazards de la guerre. Non
emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore. Ce profit est bien
plus grand, et bien plus digne d'estre souhaité et esperé, que l'honneur
et la gloire, qui n'est autre chose qu'vn fauorable iugement
qu'on fait de nous.   Il faut trier de toute vne nation, vne douzaine
d'hommes, pour iuger d'vn arpent de terre, et le iugement de nos1
inclinations, et de nos actions, la plus difficile matiere, et la plus
importante qui soit, nous la remettons à la voix de la commune et
de la tourbe, mere d'ignorance, d'iniustice, et d'inconstance. Est-ce
raison de faire dependre la vie d'vn sage, du iugement des fols?
An quidquam stultius, quàm quos singulos contemnas, eos aliquid
putare esse vniuersos? Quiconque vise à leur plaire, il n'a iamais
faict, c'est vne bute qui n'a ny forme ny prise. Nil tam inæstimabile
est, quàm animi multitudinis. Demetrius disoit plaisamment de la
voix du peuple, qu'il ne faisoit non plus de recette, de celle qui
luy sortoit par en haut, que de celle qui luy sortoit par en bas.2
Celuy la dit encore plus: Ego hoc iudico, si quando turpe non sit,
tamen non esse non turpe, quum id à multitudine laudetur. Null'art,

nulle soupplesse d'esprit pourroit conduire nos pas à la suitte
d'vn guide si desuoyé et si desreglé. En cette confusion venteuse
de bruits de rapports et opinions vulgaires, qui nous poussent, il
ne se peut establir aucune route qui vaille. Ne nous proposons
point vne fin si flotante et volage: allons constamment apres la
raison: que l'approbation publique nous suyue par là, si elle veut:
et comme elle despend toute de la Fortune, nous n'auons point loy
de l'esperer plustost par autre voye que par celle là.   Quand pour3
sa droiture ie ne suyurois le droit chemin, ie le suyurois pour
auoir trouué par experience, qu'au bout du compte, c'est communement
le plus heureux, et le plus vtile. Dedit hoc prouidentia hominibus
munus, vt honesta magis iuuarent. Le marinier ancien disoit
ainsin à Neptune, en vne grande tempeste: O Dieu tu me sauueras
si tu veux, si tu veux tu me perdras: mais si tiendray-ie
tousiours droit mon timon. I'ay veu de mon temps mill' hommes
soupples, mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudens
mondains que moy, se perdre où ie me suis sauué:

Risi successu posse carere dolos.

Paul Æmyle allant en sa glorieuse expedition de Macedoine, aduertit
sur tout le peuple à Rome, de contenir leur langue de ses actions,
pendant son absence. Que la licence des iugements, est vn
grand destourbier aux grands affaires! D'autant que chacun n'a pas
la fermeté de Fabius à l'encontre des voix communes, contraires et
iniurieuses qui ayma mieux laisser desmembrer son authorité aux1
vaines fantasies des hommes, que faire moins bien sa charge, auec
fauorable reputation, et populaire consentement.   Il y a ie ne
sçay quelle douceur naturelle à se sentir louër, mais nous luy prestons
trop de beaucoup.

Laudari haud metuam, neque enim mihi cornea fibra es;
Sed recti finémqve extremúmque esse recuso
Euge tuum et bellè.

Ie ne me soucie pas tant, quel ie sois chez autruy, comme ie me
soucie quel ie sois en moy-mesme. Ie veux estre riche par moy,
non par emprunt. Les estrangers ne voyent que les euenemens et2
apparences externes: chacun peut faire bonne mine par le dehors,
plein au dedans de fiebure et d'effroy. Ils ne voyent pas mon cœur,
ils ne voyent que mes contenances. On a raison de descrier l'hypocrisie,
qui se trouue en la guerre: car qu'est il plus aisé à vn
homme pratic, que de gauchir aux dangers, et de contrefaire le
mauuais, ayant le cœur plein de mollesse? Il y a tant de moyens
d'euiter les occasions de se hazarder en particulier, que nous aurons
trompé mille fois le monde, auant que de nous engager à vn
dangereux pas: et lors mesme, nous y trouuant empétrez, nous
sçaurons bien pour ce coup, couurir nostre ieu d'vn bon visage, et3
d'vne parolle asseurée, quoy que l'ame nous tremble au dedans. Et
qui auroit l'vsage de l'anneau Platonique, rendant inuisible celuy
qui le portoit au doigt, si on luy donnoit le tour vers le plat de la
main: assez de gents souuent se cacheroyent, où il se faut presenter
le plus: et se repentiroyent d'estre placez en lieu si honorable,
auquel la necessité les rend asseurez.

Falsus honor iuuat, et mendax infamia terret
Quem, nisi mendosum et mendacem?

Voyla comment tous ces iugemens qui se font des apparences externes,
sont merueilleusement incertains et douteux: et n'est aucun
si asseuré tesmoing, comme chacun à soy-mesme. En celles là
combien auons nous de goujats, compaignons de nostre gloire? Celuy
qui se tient ferme dans vne tranchée descouuerte, que fait il en
cela, que ne facent deuant luy cinquante pauures pionniers, qui
luy ouurent le pas, et le couurent de leurs corps, pour cinq sols de
paye par iour?

Non quicquid turbida Roma
Eleuet, accedas, examénque improbum in illa
Castiges trutina: nec te quæsiueris extrà.1
Nous appellons aggrandir nostre nom, l'estendre et semer en
plusieurs bouches: nous voulons qu'il y soit receu en bonne part,
et que cette sienne accroissance luy vienne à profit: voyla ce qu'il
y peut auoir de plus excusable en ce dessein. Mais l'exces de cette
maladie en va iusques là, que plusieurs cherchent de faire parler
d'eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dit de Herostratus,
et Titus Liuius de Manlius Capitolinus, qu'ils estoyent plus
desireux de grande, que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire.
Nous nous soignons plus qu'on parle de nous, que comment on en
parle: et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des2
hommes, en quelque condition qu'il y coure. Il semble que l'estre
conneu, ce soit aucunement auoir sa vie et sa durée en la garde
d'autruy.   Moy, ie tiens que ie ne suis que chez moy, et de cette
autre mienne vie qui loge en la cognoissance de mes amis, à la
considerer nuë, et simplement en soy, ie sçay bien que ie n'en sens
fruict ny iouyssance, que par la vanité d'vne opinion fantastique.
Et quand ie seray mort, ie m'en resentiray encores beaucoup
moins. Et si perdray tout net, l'vsage des vrayes vtilitez, qui accidentalement
la suyuent par fois: ie n'auray plus de prise par où
saisir la reputation: ny par où elle puisse me toucher ny arriuer à3
moy. Car de m'attendre que mon nom la reçoiue: premierement ie
n'ay point de nom qui soit assez mien: de deux que i'ay, l'vn est
commun à toute ma race, voire encore à d'autres. Il y a vne famille
à Paris et à Montpelier, qui se surnomme Montaigne: vne autre en
Bretaigne, et en Xaintonge, de la Montaigne. Le remuement d'vne
seule syllabe, meslera noz fusées, de façon que i'auray part à leur
gloire, et eux à l'aduenture à ma honte. Et si, les miens se sont
autresfois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore vne maison
cogneuë en Angleterre. Quant à mon autre nom, il est, à quiconque
aura enuie de le prendre. Ainsi i'honoreray peut estre, vn
crocheteur en ma place. Et puis quand i'aurois vne merque particuliere
pour moy, que peut elle merquer quand ie n'y suis plus?
peut elle designer et fauorir l'inanité?

Nunc leuior cippus non imprimit ossa
Laudat posteritas, nunc non è manibus illis,
Nunc non è tumulo fortunatáque fauilla
Nascuntur violæ?1

Mais de cecy i'en ay parlé ailleurs.   Au demeurant en toute vne
bataille où dix mill' hommes sont stropiez ou tuez, il n'en est pas
quinze dequoy lon parle. Il faut que ce soit quelque grandeur bien
eminente, ou quelque consequence d'importance, que la Fortune y
ait iointe, qui face valoir vn' action priuée, non d'vn harquebuzier
seulement, mais d'vn Capitaine: car de tuer vn homme, ou deux,
ou dix, de se presenter courageusement à la mort, c'est à la verité
quelque chose à chacun de nous, car il y va de tout: mais pour le
monde, ce sont choses si ordinaires, il s'en voit tant tous les iours,
et en faut tant de pareilles pour produire vn effect notable, que2
nous n'en pouuons attendre aucune particuliere recommendation.

Casus multis hic cognitus, ac iam
Tritus, et è medio fortunæ ductus aceruo.
De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts depuis
quinze cens ans en France, les armes en la main, il n'y en a pas
cent, qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des
chefs seulement, mais des battailles et victoires est enseuelie. Les
fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne
bougent de leur place, et s'esuanoüissent sans durée. Si i'auois en
ma possession les euenemens incognus, i'en penserois tresfacilement3
supplanter les cognus, en toute espece d'exemples. Quoy,
que des Romains mesmes, et des Grecs, parmy tant d'escriuains et
de tesmoings, et tant de rares et nobles exploicts, il en est venu si
peu iusques à nous?

Ad nos vix tenuis famæ perlabitur aura.

Ce sera beaucoup si d'icy à cent ans on se souuient en gros, que
de nostre temps il y a eu des guerres ciuiles en France. Les Lacedemoniens
sacrifioient aux Muses entrans en battaille, afin que
leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimants que ce fust
vne faueur diuine, et non commune, que les belles actions trouuassent4
des tesmoings qui leur sçeussent donner vie et memoire.
Pensons nous qu'à chasque harquebusade qui nous touche, et à
chasque hazard que nous courons, il y ait soudain vn greffier qui
l'enrolle? et cent greffiers outre cela le pourront escrire, desquels
les commentaires ne dureront que trois iours, et ne viendront à la
veuë de personne. Nous n'auons pas la milliesme partie des escrits
anciens; c'est la Fortune qui leur donne vie, ou plus courte, ou plus
longue, selon sa faueur: et ce que nous en auons, il nous est loisible
de doubter, si c'est le pire, n'ayans pas veu le demeurant. On
ne fait pas des histoires de choses de si peu: il faut auoir esté1
chef à conquerir vn Empire, ou vn Royaume, il faut auoir gaigné
cinquante deux battailles assignées, tousiours plus foible en nombre,
comme Cæsar. Dix mille bons compagnons et plusieurs grands
Capitaines, moururent à sa suitte, vaillamment et courageusement,
desquels les noms n'ont duré qu'autant que leurs femmes et leurs
enfans vesquirent:

Quos fama obscura recondit.

De ceux mesme, que nous voyons bien faire, trois mois, ou trois
ans apres qu'ils y sont demeurez, il ne s'en parle non plus que s'ils
n'eussent iamais esté. Quiconque considerera auec iuste mesure et2
proportion, de quelles gens et de quels faits, la gloire se maintient
en la memoire des liures, il trouuera qu'il y a de nostre siecle, fort
peu d'actions, et fort peu de personnes, qui y puissent pretendre
nul droict. Combien auons nous veu d'hommes vertueux, suruiure
à leur propre reputation, qui ont veu et souffert esteindre en leur
presence, l'honneur et la gloire tres-iustement acquise en leurs
ieunes ans? Et pour trois ans de cette vie fantastique et imaginaire,
allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager
à vne mort perpetuelle? Les sages se proposent vne plus belle et plus
iuste fin, à vne si importante entreprise. Rectè facti, fecisse merces3
est: Officij fructus, ipsum officium est. Il seroit à l'aduanture excusable
à vn peintre ou autre artisan, ou encores à vn rhetoricien
ou grammairien, de se trauailler pour acquerir nom, par ses ouurages:
mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d'elles
mesmes, pour rechercher autre loyer, que de leur propre valeur:
et notamment pour la chercher en la vanité des iugemens humains.
   Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir
les hommes en leur deuoir: si le peuple en est esueillé à la
vertu: si les Princes sont touchez, de voir le monde benir la memoire
de Traian, et abominer celle de Neron: si cela les esmeut,4
de voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si
redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier
qui l'entreprend: qu'elle accroisse hardiment, et qu'on la nourrisse
entre nous le plus qu'on pourra. Et Platon employant toutes
choses à rendre ses citoyens vertueux, leur conseille aussi, de ne
mespriser la bonne estimation des peuples. Et dit, que par quelque
diuine inspiration il aduient, que les meschans mesmes sçauent
souuent tant de parole, que d'opinion, iustement distinguer les
bons des mauuais. Ce personnage et son pedagogue sont merueilleux,
et hardis ouuriers à faire ioindre les operations et reuelations1
diuines tout par tout où faut l'humaine force. Et pour cette cause
peut estre, l'appelloit Timon en l'iniuriant, le grand forgeur de
miracles. Vt traijei poetæ confugiunt ad Deum, cùm explicare argumenti
exitum non possunt.   Puis que les hommes par leur insuffisance
ne se peuuent assez payer d'vne bonne monnoye, qu'on
y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué par tous
les legislateurs: et n'est police, où il n'y ait quelque meslange, ou
de vanité ceremonieuse, ou d'opinion mensongere, qui serue de
bride à tenir le peuple en office. C'est pour cela que la pluspart
ont leurs origines et commencemens fabuleux, et enrichis de2
mysteres supernaturels. C'est cela, qui a donné credit aux religions
bastardes, et les a faictes fauorir aux gens d'entendement. Et pour
cela, que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure
creance, les paissoyent de cette sottise, l'vn que la nymphe
Egeria, l'autre que sa biche blanche, luy apportoit de la part des
Dieux, tous les conseils qu'il prenoit. Et l'authorité que Numa
donna à ses loix soubs tiltre du patronage de cette Deesse, Zoroastre
legislateur des Bactrians et des Perses, la donna aux siennes,
soubs le nom du Dieu Oromazis: Trismegiste des Ægyptiens, de
Mercure: Zamolxis des Scythes, de Vesta: Charondas des Chalcides,3
de Saturne: Minos des Candiots, de Iuppiter: Lycurgus des
Lacedemoniens, d'Apollo: Dracon et Solon des Atheniens, de Minerue.
Et toute police a vn Dieu à sa teste: faucement les autres:
veritablement celle, que Moïse dressa au peuple de Iudée sorty
d'Ægypte. La religion des Bedoins, comme dit le sire de Iouinuille,
portoit entre autres choses, que l'ame de celuy d'entre eux qui
mouroit pour son Prince, s'en alloit en vn autre corps plus heureux,
plus beau et plus fort que le premier: au moyen dequoy ils
en hazardoyent beaucoup plus volontiers leur vie;

In ferrum mens prona viris, animæque capaces4
Mortis, et ignauum est redituræ parcere vitæ.

Voyla vne creance tressalutaire, toute vaine qu'elle soit. Chasque
nation a plusieurs tels exemples chez soy: mais ce subject meriteroit
vn discours à part.   Pour dire encore vn mot sur mon premier
propos: ie ne conseille non plus aux Dames, d'appeller honneur,
leur deuoir, vt enim consuetudo loquitur, id solum dicitur
honestum, quod est populari fama gloriosum: leur deuoir est le
marc: leur honneur n'est que l'escorce. Ny ne leur conseille de
nous donner cette excuse en payement de leur refus: car ie presuppose,
que leurs intentions, leur desir, et leur volonté, qui sont
pieces où l'honneur n'a que voir, d'autant qu'il n'en paroist rien au
dehors, soyent encore plus reglées que les effects.1

Quæ, quia non liceat, non facit, illa facit.

L'offence et enuers Dieu, et en la conscience, seroit aussi grande de
le desirer que de l'effectuer. Et puis ce sont actions d'elles mesmes
cachées et occultes, il seroit bien-aysé qu'elles en desrobassent
quelqu'vne à la cognoissance d'autruy, d'où l'honneur depend, si
elles n'auoyent autre respect à leur deuoir, et à l'affection qu'elles
portent à la chasteté, pour elle mesme. Toute personne d'honneur
choisit de perdre plus tost son honneur, que de perdre sa conscience.

CHAPITRE XVII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XVII.)
De la presumption.

IL y a vne autre sorte de gloire, qui est vne trop bonne opinion,2
que nous conceuons de nostre valeur. C'est vn'affection inconsiderée,
dequoy nous nous cherissons, qui nous represente à nous
mesmes, autres que nous ne sommes. Comme la passion amoureuse
preste des beautez, et des graces, au subject qu'elle embrasse,
et fait que ceux qui en sont espris, trouuent d'vn iugement
trouble et alteré, ce qu'ils ayment, autre et plus parfaict qu'il n'est.
Ie ne veux pas, que de peur de faillir de ce costé là, vn homme
se mescognoisse pourtant, ny qu'il pense estre moins que ce qu'il
est: le iugement doit tout par tout maintenir son droit. C'est
raison qu'il voye en ce subject comme ailleurs, ce que la verité luy3
presente. Si c'est Cæsar, qu'il se treuue hardiment le plus grand
Capitaine du monde. Nous ne sommes que ceremonie, la ceremonie
nous emporte, et laissons la substance des choses: nous nous tenons
aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous auons
appris aux Dames de rougir, oyants seulement nommer, ce qu'elles
ne craignent aucunement à faire: nous n'osons appeller à droict
noz membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de
desbauche.   La ceremonie nous deffend d'exprimer par parolles
les choses licites et naturelles, et nous l'en croyons: la raison
nous deffend de n'en faire point d'illicites et mauuaises, et personne
ne l'en croit. Ie me trouue icy empestré és loix de la ceremonie:1
car elle ne permet, ny qu'on parle bien de soy, ny qu'on
en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup. Ceux de qui la
Fortune, bonne ou mauuaise qu'on la doiue appeller, a faict passer
la vie en quelque eminent degré, ils peuuent par leurs actions publiques
tesmoigner quels ils sont. Mais ceux qu'elle n'a employez
qu'en foule, et de qui personne ne parlera, si eux mesmes n'en
parlent, ils sont excusables, s'ils prennent la hardiesse de parler
d'eux, mesmes enuers ceux qui ont interest de les cognoistre; à
l'exemple de Lucilius:

Ille velut fidis arcana sodalibus olim2
Credebat libris, neque si malè cesserat, vsquam
Decurrens alio, neque si benè: quo fit, vt omnis
Votiua pateat veluti descripta tabella
Vita senis.

Celuy la commettoit à son papier ses actions et ses pensées, et s'y
peignoit tel qu'il se sentoit estre. Nec id Rutilio et Scauro citra
fidem, aut obtrectationi fuit.   Il me souuient donc, que dés ma
plus tendre enfance, on remerquoit en moy ie ne sçay quel port
de corps, et des gestes tesmoignants quelque vaine et sotte fierté.
I'en veux dire premierement cecy, qu'il n'est pas inconuenient3
d'auoir des conditions et des propensions, si propres et si incorporées
en nous, que nous n'ayons pas moyen de les sentir et recognoistre.
Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient
volontiers quelque ply, sans nostre sçeu et consentement. C'estoit
vne affetterie consente de sa beauté, qui faisoit vn peu pancher la
teste d'Alexandre sur vn costé, et qui rendoit le parler d'Alcibiades
mol et gras: Iulius Cæsar se grattoit la teste d'vn doigt, qui est la
contenance d'vn homme remply de pensemens penibles: et Cicero,
ce me semble, auoit accoustumé de rincer le nez, qui signifie vn
naturel mocqueur. Tels mouuemens peuuent arriuer imperceptiblement4
en nous. Il y en a d'autres artificiels, dequoy ie ne parle
point. Comme les salutations, et reuerences, par où on acquiert le
plus souuent à tort, l'honneur d'estre bien humble et courtois: on
peut estre humble de gloire. Ie suis assez prodigue de bonnettades,
notamment en esté, et n'en reçois iamais sans reuenche, de
quelque qualité d'hommes que ce soit, s'il n'est à mes gages. Ie
desirasse d'aucuns Princes que ie cognois, qu'ils en fussent plus
espargnans et iustes dispensateurs; car ainsin indiscretement espanduës,
elles ne portent plus de coup: si elles sont sans esgard,
elles sont sans effect. Entre les contenances desreglées, n'oublions
pas la morgue de l'Empereur Constantius, qui en publicq tenoit
tousiours la teste droicte, sans la contourner ou flechir ny çà ny là,1
non pas seulement pour regarder ceux qui le saluoient à costé,
ayant le corps planté immobile, sans se laisser aller au bransle de
son coche, sans oser ny cracher, ny se moucher, n'y essuyer le
visage deuant les gens. Ie ne sçay si ces gestes qu'on remerquoit
en moy, estoient de cette premiere condition, et si à la verité i'auoy
quelque occulte propension à ce vice; comme il peut bien estre:
et ne puis pas respondre des bransles du corps. Mais quant aux
bransles de l'ame, ie veux icy confesser ce que i'en sens.   Il y a
deux parties en cette gloire: sçauoir est, de s'estimer trop, et
n'estimer pas assez autruy. Quant à l'vne, il me semble premierement,2
ces considerations deuoir estre mises en compte. Ie me sens
pressé d'vne erreur d'ame, qui me desplaist, et comme inique, et
encore plus comme importune. I'essaye à la corriger: mais l'arracher
ie ne puis. C'est, que ie diminue du iuste prix des choses, que
ie possede: et hausse le prix aux choses, d'autant qu'elles sont
estrangeres, absentes, et non miennes. Cette humeur s'espand bien
loing. Comme la prerogatiue de l'authorité fait, que les maris regardent
les femmes propres d'vn vicieux desdein, et plusieurs
peres leurs enfants: ainsi fay-ie: et entre deux pareils ouurages,
poiseroy tousiours contre le mien. Non tant que la ialousie de mon3
auancement et amendement trouble mon iugement, et m'empesche
de me satisfaire, comme que, d'elle mesme la maistrise engendre
mespris de ce qu'on tient et regente. Les polices, les mœurs loingtaines
me flattent, et les langues. Et m'apperçoy que le Latin me
pippe par la faueur de sa dignité, au delà de ce qui luy appartient,
comme aux enfants et au vulgaire. L'œconomie, la maison, le cheual
de mon voisin, en egale valeur, vault mieux que le mien, de ce
qu'il n'est pas mien. Dauantage, que ie suis tres-ignorant en mon
faict: i'admire l'asseurance et promesse, que chacun a de soy: là
où il n'est quasi rien que ie sçache sçauoir, ny que i'ose me respondre
pouuoir faire. Ie n'ay point mes moyens en proposition et
par estat: et n'en suis instruit qu'apres l'effect: autant doubteux
de ma force que d'vne autre force. D'où il aduient, si ie rencontre
louablement en vne besongne, que ie le donne plus à ma fortune,
qu'à mon industrie: d'autant que ie les desseigne toutes au hazard
et en crainte.   Pareillement i'ay en general cecy, que de toutes
les opinions que l'ancienneté a euës de l'homme en gros, celles
que i'embrasse plus volontiers, et ausquelles ie m'attache le plus,1
ce sont celles qui nous mesprisent, auilissent, et aneantissent le
plus. La philosophie ne me semble iamais auoir si beau ieu, que
quand elle combat nostre presomption et vanité; quand elle recognoist
de bonne foy son irresolution, sa foiblesse, et son ignorance.
Il me semble que la mere nourrice des plus fausses opinions, et
publiques et particulieres, c'est la trop bonne opinion que l'homme
a de soy. Ces gens qui se perchent à cheuauchons sur l'epicycle de
Mercure, qui voient si auant dans le ciel, ils m'arrachent les dents:
car en l'estude que ie fay, duquel le subject, c'est l'homme, trouuant
vne si extreme varieté de iugemens, vn si profond labyrinthe2
de difficultez les vnes sur les autres, tant de diuersité et incertitude,
en l'eschole mesme de la sapience: vous pouuez penser, puis que
ces gens là n'ont peu se resoudre de la cognoissance d'eux mesmes,
et de leur propre condition, qui est continuellement presente à
leurs yeux, qui est dans eux; puis qu'ils ne sçauent comment
bransle ce qu'eux mesmes font bransler, ny comment nous peindre
et deschiffrer les ressorts qu'ils tiennent et manient eux mesmes,
comment ie les croirois de la cause du flux et reflux de la riuiere
du Nil. La curiosité de cognoistre les choses, a esté donnée aux
hommes pour fleau, dit la saincte Escriture.   Mais pour venir à3
mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu'aucun autre
s'estime moins, voire qu'aucun autre m'estime moins, que ce que
ie m'estime. Ie me tien de la commune sorte, sauf en ce que ie
m'en tiens: coulpable des deffectuositez plus basses et populaires:
mais non desaduoüées, non excusées. Et ne me prise seulement
que de ce que ie sçay mon prix. S'il y a de la gloire, elle est infuse
en moy superficiellement, par la trahison de ma complexion: et
n'a point de corps, qui comparoisse à la veuë de mon iugement.
I'en suis arrosé, mais non pas teint. Car à la verité, quant aux
effects de l'esprit, en quelque façon que ce soit, il n'est iamais
party de moy chose qui me contentast. Et l'approbation d'autruy
ne me paye pas. I'ay le iugement tendre et difficile, et notamment
en mon endroit. Ie me sens flotter et fleschir de foiblesse. Ie n'ay
rien du mien, dequoy satisfaire mon iugement: i'ay la veue assez
claire et reglée, mais à l'ouurer elle se trouble: comme i'essaye
plus euidemment en la poësie. Ie l'ayme infiniment; ie me cognois
assez aux ouurages d'autruy: mais ie fay à la verité l'enfant quand
i'y veux mettre la main; ie ne me puis souffrir. On peut faire le1
sot par tout ailleurs, mais non en la poësie.

Mediocribus esse poetis
Non dij, non homines, non concessere columnæ.

Pleust à Dieu que cette sentence se trouuast au front des boutiques
de tous noz imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de
versificateurs.

Verùm
Nil securius est malo poeta.
Que n'auons nous de tels peuples? Dionysius le pere n'estimoit
rien tant de soy, que sa poësie. A la saison des jeux Olympiques,2
auec des chariots surpassant tous autres en magnificence, il enuoya
aussi des poëtes et des musiciens, pour presenter ses vers, auec
des tentes et pauillons dorez et tapissez royalement. Quand on vint
à mettre ses vers en auant, la faueur et excellence de la prononciation
attira sur le commencement l'attention du peuple. Mais quand
par apres il vint à poiser l'ineptie de l'ouurage, il entra premierement
en mespris: et continuant d'aigrir son iugement, il se ietta
tantost en furie, et courut abbattre et deschirer par despit tous
ces pauillons. Et ce que ces chariots ne feirent non plus, rien qui
vaille en la course, et que la nauire, qui rapportoit ses gents, faillit3
la Sicile, et fut par la tempeste poussée et fracassée contre la
coste de Tarante: il tint pour certain que c'estoit l'ire des Dieux
irritez comme luy, contre ce mauuais poëme: et les mariniers
mesmes, eschappez du naufrage, alloient secondant l'opinion de ce
peuple: à laquelle, l'oracle qui predit sa mort, sembla aussi aucunement
soubscrire. Il portoit, que Dionysius seroit pres de sa fin,
quand il auroit vaincu ceux qui vaudroyent mieux que luy. Ce qu'il
interpreta des Carthaginois, qui le surpassoyent en puissance. Et
ayant affaire à eux, gauchissoit souuent la victoire, et la temperoit,
pour n'encourir le sens de cette prediction. Mais il l'entendoit mal:4
car le Dieu marquoit le temps de l'aduantage, que par faueur et
iniustice il gaigna à Athenes sur les poëtes tragiques, meilleurs
que luy: ayant faict iouer à l'enuy la sienne, intitulée les Leneïens.
Soudain apres laquelle victoire, il trepassa: et en partie pour l'excessiue
ioye, qu'il en conceut.   Ce que ie treuue excusable du
mien, ce n'est pas de soy, et à la verité: mais c'est à la comparaison
d'autres choses pires, ausquelles ie voy qu'on donne credit.
Ie suis enuieux du bon-heur de ceux, qui se sçauent resiouyr et gratifier
en leur besongne; car c'est vn moyen aysé de se donner du
plaisir, puis qu'on le tire de soy-mesmes. Specialement s'il y a vn
peu de fermeté en leur opiniastrise. Ie sçay vn poëte, à qui fort et
foible, en foulle et en chambre, et le ciel et la terre, crient qu'il
n'y entend guere. Il n'en rabat pour tout cela rien de la mesure à
quoy il s'est taillé. Tousiours recommence, tousiours reconsulte:1
et tousiours persiste, d'autant plus ahurté en son aduis, qu'il touche
à luy seul, de le maintenir.   Mes ouurages, il s'en faut tant
qu'ils me rient, qu'autant de fois que ie les retaste, autant de fois
ie m'en despite.

Cùm relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno,
Me quoque qui feci, iudice, digna lini.

I'ay tousiours vne idée en l'ame, qui me presente vne meilleure
forme, que celle que i'ay mis en besongne, mais ie ne la puis saisir
ny exploicter. Et cette idée mesme n'est que du moyen estage.
I'argumente par là, que les productions de ces riches et grandes2
ames du temps passé, sont bien loing au delà de l'extreme estenduë
de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont
pas seulement et me remplissent, mais ils m'estonnent et transissent
d'admiration. Ie iuge leur beauté, ie la voy, sinon iusques au
bout, au moins si auant qu'il m'est impossible d'y aspirer. Quoy
que i'entreprenne, ie doibs vn sacrifice aux Graces, comme dit
Plutarque de quelqu'vn, pour practiquer leur faueur.

Si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia Gratiis.3

Elles m'abandonnent par tout. Tout est grossier chez moy, il y a
faute de polissure et de beauté. Ie ne sçay faire valoir les choses
pour le plus que ce qu'elles valent. Ma façon n'ayde rien à la matiere.
Voyla pourquoy il me la faut forte, qui aye beaucoup de
prise, et qui luyse d'elle mesme. Quand i'en saisi des populaires
et plus gayes, c'est pour me suiure, moy, qui n'aime point vne
sagesse ceremonieuse et triste, comme fait le monde: et pour
m'egayer, non pour egayer mon stile, qui les veut plustost graues
et seueres. Aumoins si ie doy nommer stile, vn parler informe et
sans regle: vn iargon populaire, et vn proceder sans definition,4
sans partition, sans conclusion, trouble, à la façon de celuy d'Amafanius
et de Rabirius. Ie ne sçay ny plaire, ny resiouyr, ny chatouiller.
Le meilleur compte du monde se seche entre mes mains,
et se ternit. Ie ne sçay parler qu'en bon escient. Et suis du tout
desnué de cette facilité, que ie voy en plusieurs de mes compagnons,
d'entretenir les premiers venus, et tenir en haleine toute
vne trouppe, ou amuser sans se lasser, l'oreille d'vn Prince, de
toute sorte de propos; la matiere ne leur faillant iamais, pour cette
grace qu'ils ont de sçauoir employer la premiere venue, et l'accommoder
à l'humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les
Princes n'ayment guere les discours fermes, ny moy à faire des1
comptes. Les raisons premieres et plus aisées, qui sont communément
les mieux prinses, ie ne sçay pas les employer. Mauuais
prescheur de commune. De toute matiere ie dy volontiers les plus
extremes choses, que i'en sçay. Cicero estime, qu'és traictez de la
philosophie, le plus difficile membre soit l'exorde. S'il est ainsi, ie
me prens à la conclusion sagement. Si faut-il sçauoir relascher la
corde à toute sorte de tons: et le plus aigu est celuy qui vient le
moins souuent en ieu. Il y a pour le moins autant de perfection à
releuer vne chose vuide, qu'à en soutenir vne poisante. Tantost
il faut superficiellement manier les choses, tantost les profonder.2
Ie sçay bien que la plus part des hommes se tiennent en ce bas
estage, pour ne conceuoir les choses que par cette premiere
escorse. Mais ie sçay aussi que les plus grands maistres, et Xenophon
et Platon, on les void souuent se relascher à cette basse
façon, et populaire, de dire et traitter les choses, la soustenans des
graces qui ne leur manquent iamais.   Au demeurant mon langage
n'a rien de facile et fluide: il est aspre, ayant ses dispositions
libres et desreglées. Et me plaist ainsi; sinon par mon iugement,
par mon inclination. Mais ie sens bien que par fois ie m'y
laisse trop aller, et qu'à force de vouloir euiter l'art et l'affection,3
i'y retombe d'vne autre part;

Breuis esse laboro,
Obscurus fio.

Platon dit que le long ou le court, ne sont proprietez qui ostent ny
qui donnent prix au langage. Quand i'entreprendrois de suiure cet
autre stile æquable, vny et ordonné, ie n'y sçaurois aduenir. Et
encore que les coupures et cadences de Saluste reuiennent plus à
mon humeur, si est-ce que ie treuue Cæsar et plus grand, et moins
aisé à representer. Et si mon inclination me porte plus à l'imitation
du parler de Seneque, ie ne laisse pas d'estimer dauantage4
celuy de Plutarque. Comme à taire, à dire aussi, ie suy tout simplement
ma forme naturelle. D'où c'est à l'aduanture que ie puis
plus, à parler qu'à escrire. Le mouuement et action animent les
parolles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme
ie fay, et qui s'eschauffent. Le port, le visage, la voix, la robbe,
l'assiette, peuuent donner quelque prix aux choses, qui d'elles
mesmes n'en ont guere, comme le babil. Messala se pleint en Tacitus
de quelques accoustremens estroits de son temps, et de la
façon des bancs où les orateurs auoient à parler, qui affoiblissoient
leur eloquence.   Mon langage François est alteré, et en la
prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu. Ie ne vis1
iamais homme des contrées de deçà, qui ne sentist bien euidemment
son ramage, et qui ne blessast les oreilles qui sont pures
Françoises. Si n'est-ce pas pour estre fort entendu en mon Perigourdin:
car ie n'en ay non plus d'vsage que de l'Allemand; et ne
m'en chault gueres. C'est vn langage, comme sont autour de moy
d'vne bande et d'autre, le Poitteuin, Xaintongeois, Angoulemoisin,
Lymosin, Auuergnat, brode, trainant, esfoiré. Il y a bien au dessus
de nous, vers les montagnes, vn Gascon, que ie treuue singulierement
beau, sec, bref, signifiant, et à la verité vn langage masle et
militaire, plus qu'aucun autre, que i'entende: autant nerueux, et2
puissant, et pertinent, comme le François est gracieux, delicat, et
abondant. Quant au Latin, qui m'a esté donné pour maternel, i'ay
perdu par des-accoustumance, la promptitude de m'en pouuoir
seruir à parler: ouï, et à escrire, en quoy autrefois ie me faisoy
appeller maistre Iean. Voylla combien peu ie vaux de ce costé là.
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