Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II
Ces diversités témoignent de notre impuissance; mais d'hommes faire des dieux, est le comble de l'extravagance.—Après cela, fiez-vous donc à la philosophie; vantez-vous d'avoir trouvé la fève dans le gâteau, d'avoir découvert la vérité dans ce conflit hasardeux de tant de conceptions philosophiques! La confusion qui règne dans la manière dont, en ce monde, chacun pense à cet égard, a pour moi cet avantage, que les mœurs et les idées différentes des miennes me déplaisent moins qu'elles ne m'instruisent, ne m'enorgueillissent pas tant qu'elles ne m'humilient, quand je les compare, et toute solution autre que celle qui nous vient de la main même de Dieu n'a, selon moi, que bien peu de supériorité sur les autres. Les institutions de ce monde ne sont, pas moins que les écoles, en opposition entre elles sur ce sujet; d'où nous pouvons conclure que le hasard n'est ni plus divers, ni plus variable que notre raison, ni plus aveugle et inconsidéré.—Les choses que nous ignorons le plus, sont les plus propres à être déifiées; aussi, faire de nous-mêmes des dieux, comme cela est arrivé dans l'antiquité, dépasse-t-il ce que peut excuser la faiblesse, si grande qu'elle soit, de notre jugement. Je me serais, sur ce point, plutôt rangé du côté de ceux qui adoraient le serpent, le chien, le bœuf, parce que la nature et l'être de ces animaux nous sont moins connus que les nôtres et que, par suite, nous sommes plus autorisés à penser ce qui nous plaît de ces bêtes et à leur accorder des facultés extraordinaires. Mais avoir fait des dieux de notre condition, dont nous connaissons les imperfections; leur avoir attribué nos désirs, nos colères, nos vengeances; les faire se marier, avoir des enfants, une famille; connaître l'amour, la jalousie; être comme nous de chair et d'os, avec même organisation physique; les assujettir à la fièvre, au plaisir, à la mort; leur donner la sépulture comme à nous-mêmes, «toutes choses qui sont indignes des dieux et n'ont rien de commun avec leur nature (Lucrèce)»; «on donne le signalement de ces dieux; on dit leur âge, les ornements dont ils sont revêtus, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances; on les apparie à notre bêtise humaine; on les fait sujets aux mêmes passions, amoureux, chagrins, colères (Cicéron)», c'est là le fait d'une incroyable divagation de l'esprit humain, tout comme d'avoir divinisé non seulement la foi, la vertu, l'honneur, la concorde, la liberté, la victoire, la piété, mais encore la volupté, la fraude, la mort, l'envie, la vieillesse, la misère, la peur, la fièvre, la mauvaise fortune et autres infirmités de notre vie frêle et caduque: «A quoi sert d'introduire dans nos temples la corruption de nos mœurs, ô âmes attachées à la terre et vides de pensées célestes (Cicéron)!»
Les Égyptiens, par une prudence non exempte d'impudence, défendaient à quiconque, sous peine d'être pendu, de dire que leurs dieux Sérapis et Isis avaient jadis été hommes, ce que nul n'ignorait. Les images de ces dieux les représentaient un doigt sur les lèvres, ce qui, au dire de Varron, rappelait à leurs prêtres cette mystérieuse ordonnance qui prescrivait de taire leur origine mortelle, comme mesure nécessaire pour ne pas porter atteinte à la vénération dont ils étaient l'objet.—Puisque l'homme désirait tant se faire semblable à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, d'attirer à lui placé au bas de l'échelle les vertus divines et de se les assimiler, que d'envoyer en haut sa corruption et sa misère; cependant, à bien considérer ce qui a eu lieu, toujours sous l'empire de ce même sentiment de vanité, il a, dans plusieurs cas, fait l'un et l'autre.
Est-ce sérieusement que les philosophes ont traité de la hiérarchie de leurs dieux, comme aussi de la condition des hommes dans une autre vie?—Quand les philosophes discutent le rang que leurs dieux occupent entre eux, et s'évertuent à faire ressortir leurs alliances, leurs fonctions, leur puissance, je ne puis croire qu'ils parlent sérieusement. Quand Platon nous dépeint en détail le verger de Pluton, les avantages et les peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et l'anéantissement de nos corps, et le rapport qui existe entre ce qui nous est réservé dans l'autre monde et la vie que nous avons tenue sur cette terre: «Là, au fond d'un bois de myrtes où conduisent des sentiers perdus, se cachent les victimes de l'amour; la mort même ne les a pas délivrées de leurs soucis (Virgile)»; quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis, aux lambris dorés et scintillant de pierreries, peuplé de courtisanes de la plus exquise beauté, des vins et des mets délicieux, je vois bien que ce sont des gens qui se moquent; ils se plient à notre bêtise pour nous emmieller et nous captiver par ces idées et ces espérances appropriées à nos appétits, pauvres mortels que nous sommes! Quelques-uns d'entre nous, chrétiens, sont tombés en pareille erreur, se promettant, après la résurrection, une nouvelle vie terrestre et temporelle, accompagnée de tous les plaisirs, de toutes les commodités de ce monde. Pouvons-nous croire que Platon, dont les conceptions ont été si élevées, qui a approché si près de la divinité que le surnom lui en est resté, ait pu penser que l'homme, cette chétive créature, ait en lui quelque chose de cette puissance que nous ne pouvons comprendre; et qu'il ait cru, étant donné le peu dont nous sommes capables et la faiblesse qui est en nous, que nous puissions être admis à participer à la béatitude éternelle ou être frappés de peines qui n'auront pas de fin?
Si, dans une autre vie, nous n'existons plus tels que nous étions sur la terre, ce n'est pas nous qui sentirons, qui jouirons.—Il y aurait lieu de lui répondre, au nom de la raison humaine: Si les plaisirs que tu nous promets en l'autre vie, sont de ceux que nous avons goûtés ici-bas, ils n'ont rien de commun avec l'infini; alors que les cinq sens que nous tenons de la nature recevraient complète satisfaction, que notre âme éprouverait tout le contentement qu'elle peut désirer et espérer, et nous savons ce dont elle est capable à cet égard, tout cela ne serait encore rien. S'il demeure quelque chose de nous, il n'y a rien de divin. Si ce n'est autre que ce qui est le propre de notre condition présente, il n'y a pas à en tenir compte. Tout ce qui nous était sujet de contentement avant notre mort, est mortel comme nous; si dans l'autre monde, retrouvant nos parents, nos enfants, nos amis, cela peut nous toucher et nous être agréable, si alors nous y attachons encore du prix, c'est que nous n'avons cessé d'être sensibles aux satisfactions terrestres qui n'ont qu'une durée limitée. Nous ne pouvons concevoir dignement la grandeur des hautes et divines promesses qui nous ont été faites, à nous chrétiens, si nous en avons une conception quelconque; pour les imaginer ce qu'elles sont, il faut nous les imaginer inimaginables, inexprimables, incompréhensibles et essentiellement autres que celles dont nous avons fait la misérable expérience. L'œil ne peut concevoir, dit saint Paul, le cœur de l'homme ne peut comprendre le bonheur que Dieu réserve à ses élus. Si, pour nous en rendre dignes, nous amendons et transformons notre être, comme tu supposes, Platon, que cela est possible par les purifications que tu imagines, le changement opéré doit être si radical, si universel, qu'au point de vue physique nous aurons cessé d'être nous-mêmes: «Hector était bien Hector, alors qu'il vivait et combattait: mais son cadavre traîné par les chevaux d'Achille, ce n'était plus Hector (Ovide)»; et ce sera quelque autre chose que nous qui recevra ces récompenses: «Ce qui change est dissous et par suite périt; de fait, les parties une fois désagrégées, il n'y a plus de corps (Lucrèce).»
Pensons-nous, d'après la métempsycose de Pythagore, que dans ce passage de l'âme d'un corps dans un autre qu'il imaginait, le lion en lequel est passée l'âme de César, éprouve les passions qui animaient César et que ce soit lui? Si c'était encore lui, ceux-là seraient dans le vrai, qui, combattant l'opinion de Platon sur ce point, lui objectent qu'il pourrait alors arriver qu'un fils chevauchât sur sa mère passée dans le corps d'une mule et autres semblables absurdités. Pouvons-nous admettre, lors même que ces passages s'effectueraient de corps d'animaux d'une espèce en d'autres de même espèce, que ces derniers ne soient pas autres que leurs prédécesseurs? Des cendres d'un phénix naît, dit-on, un ver, et ce ver se transforme en un autre phénix; qui peut imaginer que ce second phénix ne soit pas autre que le premier? Les vers qui produisent la soie que nous employons, on les voit mourir et se dessécher, et, de ce corps, naître un papillon lequel produit un autre ver, qu'il serait ridicule de considérer comme étant le même que le précédent; ce qui une fois a cessé d'être, n'est plus. «Alors même que le temps rassemblerait la matière de notre corps après qu'il a été dissous, et que, reconstituant ce corps tel qu'il est aujourd'hui, il lui rendrait la vie, cela ne s'appliquerait plus à nous du moment qu'il y a eu interruption dans le cours de notre existence (Lucrèce).»—Quand ailleurs tu dis, Platon, que ce sera à la partie spirituelle de l'homme qu'il écherra de jouir des récompenses de l'autre vie, c'est là encore une assertion tout aussi peu vraisemblable: «De même l'œil arraché de son orbite et séparé du corps, ne peut plus voir aucun objet (Lucrèce)»; parce qu'alors ce ne sera plus l'homme, ce ne sera plus nous par conséquent qui en aurons la jouissance, puisque nous sommes constitués de deux pièces principales, essentielles, dont la séparation est la mort et la ruine de notre être: «Dès qu'en effet la vie est interrompue, nos sens aussitôt perdent toute action (Lucrèce).» Quand les vers rongent ses membres qui pourvoyaient à son existence et que la terre les consume, est-ce que nous disons que l'homme souffre? «Cela ne nous touche pas, parce que nous sommes un tout formé de l'union de l'âme et du corps (Lucrèce).»
Et puis, pourquoi les Dieux récompenseraient-ils ou puniraient-ils l'homme après sa mort; n'est-ce pas par leur volonté qu'il a été tel qu'il a été?—Bien plus, sur quoi peuvent se baser les dieux pour, en bonne justice, reconnaître et récompenser chez l'homme, après sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puisque ce sont eux-mêmes qui les ont préparées et produites en lui; et pourquoi s'offensent-ils de celles qui sont vicieuses et les punissent-ils, puisque ce sont eux qui l'ont ainsi créé sujet à les commettre, alors que d'un clin d'œil, s'ils en ont la volonté, ils peuvent l'empêcher de faillir? Cette objection, Épicure ne l'opposerait-il pas à Platon, avec grande apparence de raison humaine, si déjà lui-même ne s'était dégagé du débat, en posant «qu'il est impossible d'établir quelque chose de certain sur la nature immortelle, en prenant pour point de départ la nature mortelle»; mais, en tout, notre raison ne fait que se fourvoyer, surtout lorsqu'elle se mêle de deviser des choses divines. Pour qui cela est-il plus évident que pour nous chrétiens, bien que nous lui ayons donné pour se conduire des principes certains et infaillibles? Quoique nous éclairions ses pas avec le flambeau sacré de la vérité qu'il a plu à Dieu de nous communiquer, ne voyons-nous pas journellement, pour peu qu'elle dévie du sentier ordinaire, qu'elle se détourne ou s'écarte de la voie tracée et battue par l'Église, que tout aussitôt, sans direction et sans but, elle se perd, s'embarrasse, s'entrave, tournoyant et flottant sur cette vaste mer troublée et ondoyante des opinions humaines? Dès qu'elle quitte ce grand chemin suivi par tous, elle va se divisant et se dissipant par mille routes diverses.
Il est ridicule de prétendre connaître Dieu en prenant l'homme pour terme de comparaison.—L'homme ne peut être que ce qu'il est, et son imagination ne peut s'exercer que dans les limites de sa portée. C'est une plus grande présomption, dit Plutarque, de la part de ceux qui ne sont que des hommes, d'entreprendre de parler et de raisonner sur les dieux et les demi-dieux, que de la part de quelqu'un qui, ignorant la musique, veut juger ceux qui chantent; ou de qui n'ayant jamais été dans les camps, veut discuter sur les armes et la guerre, se croyant, parce qu'il en a quelques légères notions, apte à comprendre les effets d'un art qu'il ne connaît pas.
C'est en partant de là qu'on a cru l'apaiser par des prières, des fêtes, des présents et même par des sacrifices humains.—L'antiquité crut, je pense, faire quelque chose propre à donner de l'importance à la grandeur divine, en l'appariant à l'homme; en la dotant de ses facultés, la parant de ses belles humeurs et de ses plus honteuses nécessités; lui offrant nos viandes à manger; nos danses, nos momeries et nos farces pour la distraire; nos vêtements pour se couvrir; nos maisons pour y loger; la caressant par l'odeur de l'encens et les sons de la musique, lui tressant des guirlandes, lui composant des bouquets; et pour satisfaire, comme nous le faisons nous-mêmes, nos vicieuses passions que nous lui prêtons, flattant sa justice par d'inhumaines vengeances; la réjouissant par la ruine et la dissipation de choses qu'elle a créées et qui lui doivent leur conservation, comme firent Tibérius Sempronius livrant au feu, en sacrifice à Vulcain, les riches dépouilles et armes qu'il avait enlevées à l'ennemi, en Sardaigne; Paul-Émile sacrifiant celles de Macédoine à Mars et à Minerve; Alexandre le Grand qui, arrivé à l'Océan Indien, jeta à la mer plusieurs vases d'or de grandes dimensions, en l'honneur de Thétis, immolant en outre sur ses autels, non seulement quantité d'animaux innocents, mais aussi d'hommes, véritable boucherie, comme il était dans les coutumes courantes de certaines nations, de la nôtre entre autres; peut-être même n'en est-il pas une qui soit exempte de s'être livrée à cette pratique: «Énée saisit quatre jeunes guerriers, fils de Sulmone, et quatre autres nourris sur les bords de l'Ufens, pour les immoler aux mânes de Pallas (Virgile).»—Les Gètes se considéraient comme immortels et, pour eux, mourir était simplement s'acheminer vers leur dieu Zamolxis. Tous les cinq ans, ils dépêchaient vers lui l'un d'entre eux, pour lui demander les choses nécessaires à la vie. Ce député était tiré au sort et sa mise en route s'effectuait ainsi qu'il suit: Après que ceux auxquels ce soin était dévolu, lui avaient fait connaître verbalement ce dont il avait commission, trois d'entre eux tenaient dressées la pointe en avant, autant de javelines, sur lesquelles les autres, le saisissant, le précipitaient avec force. S'il venait à s'enferrer de telle sorte qu'atteint mortellement, il mourût sur-le-champ, c'était un signe certain que leur dieu était favorablement disposé; s'il en échappait, c'était que le messager était mauvais, exécrable; et ils en dépêchaient un autre en procédant de la même façon.—Amestris, mère de Xerxès, devenue vieille, fit, en une seule fois, ensevelir vivants quatorze jeunes gens des meilleures familles de Perse, suivant les coutumes religieuses du pays, pour se concilier quelque dieu habitant au sein de la terre.—Aujourd'hui encore les idoles de Themixtitan se construisent en cimentant avec le sang de jeunes enfants les matières qui entrent dans leur composition, et elles n'agréent de sacrifice que ceux où ces petits êtres sans tache servent de victimes; quelle justice altérée du sang de l'innocence! «Combien la superstition a pu conseiller de crimes (Lucrèce)!»—Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants à Saturne; ceux qui n'en avaient pas, en achetaient, et le père et la mère étaient tenus d'assister à cet holocauste et d'y avoir une contenance gaie, témoignant du contentement.
C'était une idée étrange que de vouloir reconnaître les bonnes grâces des cieux en nous infligeant des souffrances, comme faisaient les Lacédémoniens qui, pour être agréables à leur Diane, martyrisaient de jeunes garçons en les faisant fouetter en son honneur, parfois jusqu'à la mort. C'était un sentiment barbare que de chercher à complaire à l'architecte en détruisant son œuvre; comme aussi, pour épargner aux coupables la peine qu'ils méritaient, de frapper des innocents, ainsi qu'il arriva dans le port d'Aulis à cette infortunée Iphigénie, immolée pour racheter par sa mort les offenses que l'armée des Grecs avait commises envers les dieux: «Chaste et malheureuse victime qui, au moment même de son hymen, fut sacrifiée par la main criminelle d'un père (Lucrèce)!»—Et les deux Décius, père et fils, à l'âme si belle, si généreuse, allant, pour attirer la faveur divine sur les intérêts de Rome, se jeter à corps perdu au plus épais des ennemis: «Combien grande cette iniquité des dieux, de ne consentir à être favorables au peuple romain qu'au prix du sang de tels hommes (Cicéron)!»
Prétendre satisfaire à la justice divine en choisissant soi-même son expiation, est une dérision; ce n'est pas au criminel à fixer le châtiment qu'il doit subir.—Ajoutons que ce n'est point au criminel à se faire fouetter, quand et dans la mesure où cela lui convient; c'est au juge d'en ordonner, en ne tenant compte dans le châtiment que de la peine que lui-même a prescrite et ne considérant pas comme telle, celle que le coupable s'est imposée de son plein gré. La vengeance divine, dans sa justice et pour notre punition, consiste dans le souverain déplaisir qu'à tous égards elle prévoit devoir nous causer.—Combien ridicule cette singulière idée qu'eut Polycrate, tyran de Samos, qui, pour rompre et compenser son bonheur persistant, jeta à la mer le plus précieux de ses joyaux, celui auquel il tenait le plus, estimant par ce malheur librement consenti, satisfaire aux vicissitudes et déjouer les alternatives de la fortune; pour se moquer de lui, le destin voulut que ce même joyau, trouvé dans le ventre d'un poisson, revînt entre ses mains.—De quelle utilité pouvait être aux Corybantes et aux Ménades de se déchirer le corps et de se mettre en pièces? Et, de notre temps, à quoi sert à certains Mahométans de se balafrer le visage, l'estomac, les membres, pensant rendre ainsi hommage à leur prophète? L'offense réside dans la volonté et non dans la poitrine, les yeux, les parties génitales, notre embonpoint, nos épaules ou notre gosier auxquels on s'en prend: «Tel est le trouble de leur esprit que, mis hors d'eux par le délire, ils pensent apaiser les dieux en surpassant toutes les cruautés des hommes (S. Augustin).»—L'état physique que nous tenons de la nature, importe par l'usage que nous en faisons, non seulement à nous, mais aussi au service de Dieu et à celui de notre prochain. Nous n'avons pas le droit de le compromettre sciemment, comme par exemple de nous tuer sous quelque prétexte que ce soit. Ce semble une grande lâcheté et une trahison que de profaner et dégrader les fonctions du corps, par elles-mêmes inconscientes et dépendantes de l'âme, pour épargner à celle-ci de les diriger avec toute la sollicitude que comporte la raison: «De quoi pensent-ils que les dieux s'irritent, ceux qui pensent les apaiser ainsi?... Des hommes ont été châtrés pour servir aux plaisirs des rois, mais jamais esclave ne s'est mutilé lui-même, lorsque son maître lui commandait de ne plus être homme (S. Augustin, d'après Sénèque).» C'est ainsi que les anciens avaient introduit dans leur religion plusieurs pratiques condamnables: «Autrefois, c'était la religion qui, le plus souvent, inspirait le crime et l'impiété (Lucrèce).»
Il n'est pas moins ridicule de juger, d'après nous, de la puissance et des perfections de Dieu, et de croire que c'est à notre intention qu'il a fait les lois qui régissent le monde.—Rien de ce qui est en nous, ne peut être assimilé ou attribué, de quelque façon que ce soit, à la nature divine sans la tacher et la marquer d'autant d'imperfection. Comment cette beauté, cette puissance, cette bonté infinies peuvent-elles, sans en éprouver un préjudice extrême, sans déchoir de leur divine grandeur, souffrir une relation, une ressemblance quelconque avec la chose si abjecte que nous sommes? «Dieu faible, est plus fort que l'homme dans toute sa force; sa folie est plus sage que notre sagesse (S. Paul).» Stilpon le philosophe, auquel on demandait si les dieux se réjouissaient des honneurs que nous leur rendons et des sacrifices que nous leur faisons, répondait: «Vous êtes indiscrets; mettons-nous à l'écart, si nous voulons traiter ce sujet.» Et cependant nous lui assignons des limites à cette nature divine, nous restreignons sa puissance en lui prêtant notre manière de raisonner (j'entends par là nos rêveries et nos songes, comme le comprend la philosophie lorsqu'elle dit: «le fou lui-même, le méchant ont leur raison quand ils sont hors de sens, mais c'est une raison de forme particulière»); nous voulons la soumettre à ce que conçoit notre esprit si frivole et si faible elle qui nous a créés, nous et ce que nous savons.—Parce que rien ne se fait de rien, Dieu n'aurait pu créer le monde avec rien! Eh quoi, a-t-il donc mis en nos mains les clefs et les derniers ressorts de sa puissance, et s'est-il engagé à ne pas dépasser les bornes de notre science? Admettons, ô homme, que tu aies pu saisir ici-bas quelques traces de ce qu'il a fait; penses-tu qu'il y ait mis tout ce dont il est capable, employé toutes les formes qu'il est susceptible de lui donner, épuisé toutes les idées qu'il en peut avoir? Tu ne vois que l'ordre et la règle qui règnent en ce petit caveau où tu es logé, si encore tu les vois; mais sa divinité a une juridiction qui s'étend bien au delà, à l'infini; et, auprès de cet infini, l'espace que tu embrasses n'est rien: «Le ciel, la terre, la mer pris ensemble, ne sont rien à côté de l'universalité du grand tout (Lucrèce).» La loi que tu invoques, est une loi qui n'a trait qu'à la sphère où tu vis; tu ne connais pas la loi qui est de règle universelle.—Occupe-toi de ce qui te concerne et non de lui; il n'est ni ton confrère, ni ton concitoyen, ni ton compagnon. S'il s'est quelque peu communiqué à toi, ce n'est pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour que tu contrôles son pouvoir; le corps humain ne peut voler dans les nues, cette communication qui t'est faite ne s'étend pas au delà de ce que tu es à même de comprendre. Le soleil accomplit sans arrêt sa tâche ordinaire; les bornes de la mer et de la terre ne peuvent se confondre; l'eau est mobile et n'offre pas de résistance; un mur ne peut, sans effraction, être pénétré par un corps solide; l'homme ne peut conserver la vie dans les flammes; il ne peut, en corps, être à la fois au ciel, sur la terre et en mille lieux divers; mais ces règles, c'est pour toi que Dieu les a faites, c'est toi seul qu'elles * lient. Lui-même a fourni aux Chrétiens la preuve qu'aucune ne l'a arrêté quand il lui a plu de la franchir. Et, en vérité, pourquoi, tout-puissant comme il l'est, aurait-il assigné une limite à sa force; en faveur de qui eût-il renoncé à ce privilège?
Non seulement ces règles s'appliquent à notre monde mais à d'autres encore qui, vraisemblablement, existent en nombre infini et probablement bien différents de celui-ci.—Ta raison ne semble, sur aucun point, être plus dans le vrai, être plus fondée à penser ainsi qu'elle le fait, que lorsqu'elle te laisse entrevoir la pluralité des mondes: «La terre, le soleil, la lune, la mer et tout ce qui est, ne sont point uniques en leur genre: ils sont en nombre infini (Lucrèce).» Les plus fameux esprits des temps passés l'ont cru et quelques-uns même parmi nous, cédant en cela aux apparences selon la raison humaine; d'autant que, dans cet édifice que nous avons sous les yeux, il n'y a rien d'isolé et qui soit seul de son espèce: «Il n'y a pas, dans la nature, d'être qui n'ait son semblable, qui naisse et qui croisse isolé (Lucrèce).» Toutes les espèces sont en nombre plus ou moins varié, ce qui rend invraisemblable que ce monde soit le seul ouvrage que Dieu ait fait sans lui donner de compagnon et que la matière qui a servi à le faire, ait été épuisée en cet unique exemplaire. «On est donc forcé de convenir qu'il s'est fait encore ailleurs des agglomérations de matières, semblables à celles que l'éther embrasse dans son vaste contour (Lucrèce)», surtout si cet ouvrage porte en lui la vie comme ses mouvements le feraient croire, au point que Platon l'affirme et que plusieurs des nôtres ou le confirment ou n'osent soutenir le contraire. Ne paraît pas davantage invraisemblable cette opinion des temps anciens que le ciel, les étoiles et les autres parties de l'univers sont composés d'un corps et d'une âme, mortels quant aux éléments qui entrent dans leur composition, mais immortels par la volonté du Créateur.—Or, s'il y a plusieurs mondes, comme le pensaient Démocrite, Épicure et presque tous les philosophes, savons-nous si les principes et les règles qui président au nôtre sont les mêmes dans les autres? peut-être leur physionomie et leur constitution sont-elles autres; Épicure les admet semblables, aussi bien que dissemblables. En celui-ci, nous voyons une infinité de variétés des plus diverses, par le seul fait de la distance qui sépare les lieux où elles se rencontrent: dans le nouveau coin de terre que nos pères viennent de découvrir, on ne trouve ni blé, ni vin, ni aucun de nos animaux, tout y est autre; voyez, aux temps passés, dans combien de parties du monde on ne connaissait ni Bacchus, ni Cérès.—A en croire Pline et Hérodote, il existe en certains endroits des hommes qui nous ressemblent fort peu; dans d'autres, leur conformation bâtarde et mal définie participe de l'être humain et de la bête. Il y aurait des contrées où les hommes naissent sans tête, ayant les yeux et la bouche à la poitrine; d'autres où chacun réunit en lui les deux sexes; d'autres où ils marchent à quatre pattes; d'autres où ils n'ont qu'un œil au milieu du front et la tête ressemblant plus à celle du chien qu'à la nôtre; d'autres où la partie inférieure de leur corps tient de celle d'un poisson et qui vivent dans l'eau; d'autres où ils ont la tête si dure, la peau du front si résistante que le fer ne peut y mordre et s'émousse dessus; d'autres où les femmes accouchent à cinq ans et meurent à huit; d'autres où les hommes n'ont pas de barbe; dans d'autres, l'usage du feu est inconnu; il en est où le sperme est de couleur noire; dans d'autres encore, l'homme se transforme naturellement en loup, en jument, puis redevient homme. Si ces assertions sont exactes et si, comme le dit Plutarque, en quelques endroits des Indes, il y a des hommes qui n'aient pas de bouche et se nourrissent en respirant certaines odeurs, combien d'erreurs existeraient dans nos descriptions de l'espèce humaine? Si ce ne sont pas là des plaisanteries, ces hommes ne doivent probablement ni être doués de raison, ni capables de vivre en société; en tout cas, les règles de notre organisation intérieure, les causes qui y ont amené, ne sauraient pour la plupart leur être applicables.
Les règles que nous avons cru déduire de la nature, sont sans cesse démenties par les faits; tout est obscurité et doute. Diversité des opinions sur le monde et sur la nature.—Combien, en outre, y a-t-il de choses que nous connaissons qui vont à l'encontre de ces belles règles que nous-mêmes avons tracées et que nous prêtons à la nature? Et nous voudrions y soumettre Dieu lui-même! Combien de choses sont dites miraculeuses et contre nature, et cela par chaque homme, par chaque nation d'après son degré d'ignorance? Combien auxquelles nous découvrons des propriétés mystérieuses et au-dessus de tout ce que nous supposons pouvoir être! car «aller suivant la nature» n'est autre qu'«aller suivant notre intelligence», dans la limite où elle peut comprendre et où nous y voyons clair; ce qui dépasse, nous le tenons pour monstrueux et contraire à l'ordre normal. A ce compte, tout serait donc monstrueux pour les plus avisés et les plus habiles; car ce sont eux auxquels la raison humaine a donné la conviction qu'elle-même n'a ni base, ni fondements quels qu'ils soient, non seulement pour assurer que la neige est blanche, alors qu'Anaxagoras la disait noire, mais pour affirmer si quelque chose existe ou si rien n'existe; si la science est, ou si tout est ignorance, ce que Metrodorus de Chio refusait à l'homme de pouvoir trancher; si même nous vivons, impuissante qu'elle est à nous tirer de ce doute qu'exprime Euripide, non sans apparence de raison: «La vie que nous vivons est-elle la vie, ou est-ce ce que nous appelons la mort qui est la vie?» Pourquoi en effet prétendons-nous être, quand cela ne dure qu'un instant qui n'est qu'un éclair dans le cours infini d'une nuit éternelle, interruption bien courte de notre condition naturelle et perpétuelle, la mort occupant tout ce qui précède, tout ce qui suit ce moment et même une bonne partie de cet instant?—D'autres affirment que le mouvement n'existe pas, que tout est immobile, comme le prétendent ceux qui sont de l'école de Mélissus: s'il n'y a qu'un monde, disent-ils, ni le mouvement de rotation, ni le mouvement de translation que nous lui supposons, ne sauraient avoir d'utilité, comme le prouve Platon.—D'autres pensent qu'il n'y a ni génération, ni corruption dans la nature.—Au dire de Protagoras, le doute seul y subsiste; sur tout, on est également fondé à discuter, même sur cette assertion que tout est également discutable.—Nausiphane * dit que les choses qui paraissent être, ne sont pas, pas plus qu'elles ne sont; que rien n'est certain que l'incertitude;—Parménide, qu'il semble que d'une façon générale, rien n'existe, sauf un Être unique;—Zénon, qu'un Être unique n'existe même pas et qu'il n'y a rien. Si un Être unique existait, dit-il, il serait en un autre ou en lui-même; s'il était en un autre, ils seraient deux; s'il était en lui-même, ils seraient encore deux: le contenant et le contenu.—La conclusion de tous ces dogmes est que toute chose dans la nature n'est qu'une ombre ou fausse ou vaine.
La puissance divine ne peut être définie par aucun langage humain, dont l'imperfection est la cause de toutes les erreurs et de toutes les contestations qui se produisent.—Il m'a toujours semblé que, de la part d'un chrétien, dire: «Dieu ne peut mourir; Dieu ne peut se dédire; Dieu ne peut faire ceci ou cela», est une façon de parler absolument indiscrète et irrévérencieuse. Je trouve mauvais d'enclore ainsi la puissance divine par les termes que nous employons; et ce que nous voulons rendre, quand nous parlons ainsi, il le faudrait exprimer plus respectueusement et plus religieusement.
Notre langage a ses faiblesses et ses défauts, comme toutes choses: la plupart des troubles de ce monde ont pour origine des subtilités de grammairiens; nos procès ne naissent que des discussions engendrées par l'interprétation des lois; la plupart des guerres, de notre impuissance à avoir su exprimer clairement les conventions et les traités conclus par les princes entre eux. Combien de querelles, et querelles importantes, sont résultées dans le monde entier, du doute auquel prête le sens de cette seule syllabe «Hoc»!—Prenons une tournure de phrase que la logique même indique comme de la plus grande clarté; si vous dites: «Il fait beau temps», et que vous disiez la vérité, c'est que le temps est beau. C'est là une forme de langage précise; elle est cependant encore sujette à nous induire en erreur; si, en effet, poursuivant notre démonstration, vous dites: «Je mens», et que vous disiez vrai, vous mentez. Dans l'une et l'autre de ces deux phrases, la construction, la raison, la force de la conclusion sont les mêmes, et pourtant vous voilà empêtrés parce qu'elles présentent deux déductions contraires. Cela met les philosophes de l'école de Pyrrhon dans l'impossibilité d'employer notre manière de parler pour exprimer le doute qui, en toutes choses, est leur règle. Il leur faudrait une autre langue; la nôtre, entièrement composée de propositions affirmatives, est tout à fait opposée à leur doctrine, si bien que lorsqu'ils disent: «Je doute», on les prend aussitôt à la gorge, pour leur faire avouer qu'au moins ils savent et assurent une chose, c'est qu'ils doutent. Si bien que, pour se dégager de cette objection, on les a contraints, empruntant à la médecine cette comparaison sans laquelle ils ne pourraient expliquer leur situation d'esprit, à convenir que lorsqu'ils disent: «J'ignore», ou: «Je doute», cette assertion est liée au reste de la proposition et disparaît avec elle, absolument comme la rhubarbe qui chasse du corps les mauvaises humeurs et est emportée avec et en même temps qu'elles. Cette même idée est plus exactement rendue par cette phrase interrogative: «Que sais-je?» qu'accompagnée d'une balance, j'ai prise comme devise.
C'est par suite de cette même imperfection que nous disons qu'il y a des choses impossibles à Dieu.—Voyez combien dans les discussions actuelles sur notre religion, on se prévaut de cette manière de parler pleine d'irrévérence que je condamne. Si vous pressez trop vos adversaires, ils vous diront sans hésitation qu'«il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit à la fois au paradis, sur la terre et en divers lieux»! Comme en a fait son profit cet auteur de l'antiquité qui aime tant à railler: «Aussi, dit-il, quelle consolation pour l'homme de voir que Dieu ne peut pas tout; car, lors même qu'il le voudrait, il ne peut se tuer, ce qui est le plus grand privilège que nous ayons dans notre condition; il ne peut faire que les mortels soient immortels, ni que les morts ne soient pas morts; non plus que celui qui a vécu, n'ait pas vécu; que quiconque a reçu des honneurs, ne les ait point reçus; il n'a d'autre action sur le passé, que l'oubli»; et, affirmant ce rapprochement de l'homme et de Dieu par des exemples plutôt plaisants, «il ne peut faire, ajoute-t-il, que deux fois dix ne fassent pas vingt». Ainsi parle cet auteur qu'un chrétien devrait éviter d'imiter, tandis qu'au contraire il semble que, dans son orgueil, l'homme recherche ce langage aussi prétentieux qu'insensé pour ramener Dieu à sa propre mesure: «Que demain le Père des dieux couvre le ciel de nuages ou fasse resplendir le soleil dans un air pur, il ne peut faire que ce qui a été n'ait point été ni détruire ce que l'heure qui fuit a emporté sur son aile (Horace).» Quand nous disons que l'infinité des siècles, tant passés qu'à venir, ne représente pour Dieu qu'un instant; que sa bonté, sa sagesse, sa puissance sont dans son essence même, c'est notre bouche qui parle, mais notre intelligence ne comprend ce qu'elle dit.
Notre outrecuidance ne nous a-t-elle pas portés à le faire à notre image, alors que toute conception à son sujet nous est impossible.—Dans notre outrecuidance, nous voulons soumettre la divinité à notre examen; de là, toutes ces rêveries, toutes ces erreurs répandues dans le monde, qui met dans sa balance et pèse des choses pour lesquelles les poids dont il dispose sont si insuffisants: «Il est étonnant de voir jusqu'où va l'arrogance du cœur humain après le plus petit succès (Pline).» Avec quelle rudesse et quel mépris les Stoïciens critiquent Épicure de ce qu'il avance que Dieu seul est l'Être véritablement bon et heureux, et que le Sage n'a de ces attributs que l'ombre et l'apparence! Avec quelle témérité ils soumettent Dieu au destin! Puisse, parmi ceux qui se disent chrétiens, ne pas s'en trouver qui fassent de même! De leur côté, Thalès, Platon et Pythagore l'asservissent à la nécessité.—Cette prétention de vouloir nous rendre compte de ce que c'est que Dieu, a conduit un de nos grands docteurs à lui attribuer un corps; ce qui est cause qu'il nous arrive de faire, tous les jours, remonter à lui les événements importants d'un ordre particulier. Quand ils sont pour nous d'une certaine gravité, il semble qu'il doit en être de même pour lui, et qu'il doit y regarder davantage et avec plus d'attention que lorsqu'ils nous touchent moins ou ne sont que de peu de conséquence: «Les dieux s'occupent des grandes choses et négligent les petites (Cicéron)». Poursuivez et vous verrez où vous conduit ce raisonnement: «Les rois eux-mêmes ne descendent pas dans les détails infimes du gouvernement (Cicéron)», comme si, à ce roi, il en coûtait davantage de remuer un empire que la feuille d'un arbre; comme si sa providence s'exerçait d'une façon autre, qu'elle règle la conduite d'une bataille ou le saut d'une puce. Son mode de gouvernement se prête à tout, s'exerce sur tout de la même manière, avec la même force, le même ordre; notre intérêt n'y est pour rien, nos mouvements, nos dispositions n'y font rien: «Dieu, si parfait ouvrier dans les grandes choses, ne l'est pas moins dans les petites (S. Augustin).»—Notre arrogance nous ramène toujours à cette assimilation qui est un blasphème. Parce que nos occupations nous sont une charge, Straton en affranchit les dieux d'une façon absolue, tout comme il en est ici-bas de leurs prêtres. Suivant lui, c'est la nature qui produit tout et en assure la conservation; les divers éléments dont le monde est composé, se maintiennent en vertu de leur propre mouvement, et l'homme n'a plus à craindre de jugement divin «parce qu'un être heureux et éternel n'a point de peine et n'en fait à personne (Cicéron)». Du fait qu'il est dans l'ordre de la nature qu'entre toutes choses subsiste un rapport constant, le nombre infini des mortels comporte un pareil nombre d'immortels, l'infinité des choses qui tuent et ruinent en présuppose autant qui conservent et sont de profit. Enfin, il estime que les âmes des dieux, sans avoir besoin de langue, d'yeux, d'oreilles, sentent chacune ce que l'une d'elles ressent et jugent nos pensées ainsi qu'il arrive aux âmes des humains qui, lorsqu'elles sont libres et émancipées de toute solidarité avec le corps soit par le sommeil, soit parce qu'elles sont tombées en extase, devinent, pronostiquent et voient des choses qui leur demeurent cachées tant qu'elles sont liées aux corps.—Devenus fous, dit saint Paul, en croyant être sages, nous avons transformé la gloire de Dieu qui est incorruptible, en limage de l'homme qui n'est que corruption.
Incapables de créer quoi que ce soit, nous sommes arrivés à faire des dieux à la douzaine.—Voyez quelle charlatanerie déployée dans ces déifications de l'antiquité: Après les pompes d'un grand et superbe service funèbre, au moment où le feu, gagnant le haut de la pyramide, atteignait le lit sur lequel était placé le trépassé, on laissait échapper un aigle qui s'élevait dans les airs, symbolisant l'âme du défunt montant en paradis. Nous avons, représentant cette scène, mille médailles, notamment une de cette honnête femme qu'était Faustine, où l'aigle est figuré emportant vers le ciel ces âmes déifiées campées à califourchon sur ses ailes. C'est pitié de voir comme nous nous évertuons à nous tromper nous-mêmes par nos singeries et nos inventions: «Ils redoutent ce qu'eux-mêmes ont inventé (Lucain)», comme les enfants qui s'effraient de la figure de leur camarade qu'eux-mêmes ont barbouillé et noirci: «Quoi de plus malheureux que l'homme esclave des chimères qu'il s'est faites (Pline)!»—C'est bien loin d'honorer celui qui nous a créés, que d'honorer celui que nous avons fait. Auguste eut plus de temples que Jupiter, ils furent fréquentés avec autant de dévotion et aussi réputés par leurs miracles. Les Thasiens, pour reconnaître les bienfaits qu'ils avaient reçus d'Agésilas, vinrent lui dire qu'ils l'avaient placé au rang des dieux: «Puisque votre nation, leur répondit-il, a le pouvoir de faire dieu qui bon lui semble, faites-en un de l'un de vous, pour que je voie; puis, quand j'aurai vu comment il s'en trouve, je verrai si j'ai de grands remerciements à vous adresser pour votre offre.»—Que l'homme est donc insensé! il ne saurait créer un ciron, et il fait des dieux à la douzaine! Écoutez Trismégiste faisant l'éloge de ce dont nous sommes capables: «Parmi les choses admirables, il en est une qui les dépasse toutes, c'est que l'homme ait pu découvrir la nature divine et imaginer en quoi elle consiste.»
Énoncé de quelques arguments mis en avant pour déterminer la nature de Dieu.—Voici à ce sujet quelques-uns des arguments ayant cours dans les écoles de philosophie, «auxquelles seules il est donné de connaître les dieux et les puissances célestes, ou de savoir qu'il est impossible de les connaître (Lucain)»: «Si Dieu est, c'est un être animé; si c'est un être animé, il a des sens; s'il a des sens, il est sujet à la corruption. S'il n'a pas de corps, il n'a pas d'âme, par conséquent il ne peut rien; et s'il a un corps, il est périssable.» Voilà bien vraiment un raisonnement péremptoire, triomphant de toute objection!—«Nous sommes incapables d'avoir fait le monde, il y a donc quelque nature supérieure à la notre, qui y a mis la main.—Ce serait une sotte arrogance que de nous estimer la créature la plus parfaite de cet univers; il y a donc quelque chose de meilleur que nous, ce quelque chose c'est Dieu.—Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, alors même que vous ne savez pas qui en est le maître, vous ne dites pas qu'elle a été faite pour des rats; ne devons-nous pas croire de même que cette divine construction qu'est le palais céleste, est l'habitation de quelque maître plus grand que nous?—Celui qui est à l'échelon supérieur, n'est-il pas toujours le plus élevé en dignité? or, nous sommes au plus bas.—Rien, sans âme ni raison, ne saurait produire un être capable de raison et susceptible de donner la vie; le monde nous produit, donc il a âme et raison.—Chaque fraction de nous-mêmes est moindre que nous-mêmes; nous sommes une fraction du monde, le monde est donc doué de sagesse et de raison, et ce, à un degré supérieur à nous.—C'est une belle chose que d'avoir un grand gouvernement; le monde, sous ce rapport, témoigne donc de l'excellence du principe qui préside à ses destinées.—Les astres ne nous nuisent pas, la bonté est donc au nombre de leurs qualités.—Nous avons besoin de nourriture, les dieux sont donc dans le même cas; ils se nourrissent des vapeurs de l'atmosphère.—Les biens de ce monde ne sont pas des biens aux yeux de Dieu, il doit donc en être de même à nos yeux.—Qui en offense un autre, qui se trouve offensé par autrui, font à un égal degré preuve d'imperfection; c'est donc folie de redouter Dieu.—Dieu est bon par nature, l'homme ne l'est qu'en s'y appliquant, ce qui constitue en lui une supériorité.—La sagesse divine et la sagesse humaine ne se distinguent que parce que la première est éternelle; or une durée plus ou moins grande n'ajoute rien à la sagesse, nous allons donc de pair sur ce point.—Nous possédons la vie, la raison, la liberté; nous apprécions la bonté, la charité, la justice, ces qualités appartiennent donc à Dieu.»—En somme, c'est l'homme qui admet ou rejette l'existence de Dieu, qui imagine les conditions de cette existence qu'il modèle sur lui-même; quel patron et quel modèle! Étire les qualités humaines, donne-leur de l'élévation et de la grandeur autant qu'il te plaira, enfle-toi, pauvre homme, enfle-toi encore, encore et encore, «enfle-toi à en crever, tu n'en approcheras toujours pas (Horace)». «Les hommes croyant penser à Dieu, dont ils ne peuvent avoir une idée, pensent à eux-mêmes; c'est à eux, et non pas à lui, qu'ils le comparent (S. Augustin).»
Dans ce qui relève de la nature, les effets ne dépendent qu'à moitié des causes; dans le cas présent, la divinité ne relève pas d'elle, elle est trop haut placée, trop loin de nous, trop supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer, pour que nos conclusions l'atteignent et aient action sur elle; ce n'est pas par nous-mêmes que nous arriverons à démêler une telle question, la route qu'il nous est donné de suivre est trop en contre-bas; du sommet du mont Cenis au ciel il y a pour nous aussi loin que si nous étions au fond de la mer; si vous voulez en juger, consultez votre astrolabe.
On allait jusqu'à admettre couramment que les dieux pouvaient entrer en rapport intime avec la femme.—On va même jusqu'à faire entrer Dieu en rapports charnels avec la femme; cela s'est présenté fréquemment et dans tous les temps: Pauline, femme de Saturninus, dame romaine de haute réputation, croyant coucher avec le dieu Sérapis, se * trouva, par la connivence des prêtres du temple, tomber dans les bras d'un de ses admirateurs épris d'amour pour elle.—Varron, le plus spirituel et le plus savant des auteurs latins, écrit dans ses ouvrages de théologie que le desservant du temple d'Hercule, jetant les dés, d'une main pour lui, de l'autre pour son dieu, joua contre celui-ci un souper et une fille galante. S'il gagnait, les offrandes des fidèles devaient en faire les frais; sinon, c'était à ses dépens: il perdit et paya le souper et la fille. Cette dernière, qui s'appelait Laurentine, vit pendant la nuit le dieu dans ses bras, et celui-ci lui dit que le premier qu'elle rencontrerait le lendemain, l'indemniserait dans la mesure de ce qu'elle était en droit d'attendre, le ciel s'intéressant à elle. Celui qu'elle rencontra fut un jeune homme de grande fortune du nom de Teruncius qui la mena chez lui et, dans la suite, la fit son héritière. A son tour, pensant faire une chose agréable à son dieu, elle légua ses biens au peuple romain, ce qui fit qu'on lui concéda les honneurs divins.—Platon descendait des dieux par une double filiation, qui toutes deux remontaient à Neptune; cela n'a pas suffi: On tenait pour certain à Athènes qu'Ariston, mari de la belle Perictione, voulant entrer en rapport intime avec elle, n'y parvint pas et que, dans un songe, Apollon l'avertit de la respecter et de la laisser intacte, jusqu'à ce qu'elle eût accouché; c'est ainsi que Platon serait venu au monde.—Combien les religions anciennes présentent-elles d'histoires semblables de pauvres humains trompés par les dieux, et combien de maris sont représentés victimes de pareil outrage, pour rehausser l'enfant en lui attribuant une origine divine.—Chez les Mahométans, la croyance populaire admet la naissance d'enfants sans père, conçus en esprit, auxquels, par l'intervention divine, des vierges donnent le jour; on les désigne sous le nom de «Merlins» qui, en leur langue, a cette signification.
Nous avons fait Dieu à notre image parce que nous nous imaginons être la perfection.—Notons que chaque être n'a rien de plus cher ni qu'il estime davantage que lui-même: le lion, l'aigle, le dauphin ne prisent rien au-dessus de leur espèce, et chacun juge des qualités qu'il constate en toutes choses d'après les siennes. Ces qualités que nous possédons, nous pouvons les supposer plus ou moins grandes, mais c'est tout; et, en dehors de cette possibilité, étant donné que nous ne pouvons en imaginer qui ne sont point et dont nous puissions doter la divinité, il n'y a pas à sortir de là et à passer outre; d'où ces conclusions qu'ont émises les anciens: «De toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme; Dieu doit donc avoir cette forme.—Nul ne peut être heureux, s'il est vertueux; être vertueux, s'il n'est doué de raison; et la raison ne pouvant avoir son siège que dans une tête organisée comme celle de l'homme, Dieu par suite doit également avoir même visage que nous: «C'est une habitude et un préjugé de notre esprit, qui fait que nous ne pouvons penser à Dieu, sans nous le représenter sous la forme humaine (Cicéron).»—A cela Xénophane objectait plaisamment que si les animaux se forgent des dieux, comme il est à croire qu'ils le font, ils doivent certainement, eux aussi, les concevoir semblables à eux, devant s'estimer, comme nous le faisons nous-mêmes, les chefs-d'œuvre de la création. Car pourquoi un oison ne dirait-il pas: «Tout ce dont se compose l'univers est à mon usage: la terre me sert à marcher, le soleil à m'éclairer, les étoiles président à ma destinée; je tire tel avantage des vents, tel autre des eaux; il n'est rien que la voûte céleste ne considère plus favorablement que moi, je suis le favori de la nature! L'homme ne me soigne-t-il pas? il me loge, il est mon serviteur; c'est pour moi qu'il sème et fait ses moutures; s'il me mange, ne mange-t-il pas aussi l'homme son semblable, et moi-même est-ce que je ne mange pas les vers qui le tuent et le mangent lui aussi?» Une grue est en droit d'en dire autant et même plus encore, car elle a la liberté de voler, et par elle la possession de cette belle et haute région des airs, «tant la nature est une douce médiatrice et porte les êtres à s'aimer eux-mêmes (Cicéron)».
De même, nous estimons que tout en ce monde n'existe que pour nous; ce qui avait conduit à doter chaque dieu d'attributions en rapport avec ceux de nos besoins auxquels il avait charge de satisfaire.—De ce train, nous en arrivons à ce que le destin n'a que nous en vue, quand il rend ses arrêts; c'est pour nous que le monde existe, que l'éclair brille, que la foudre tonne; le créateur, les créatures, tout est à notre intention; nous sommes le but, l'objectif de l'universalité des choses.—Examinez le compte tenu par la philosophie, depuis deux mille ans et plus, de ce qui se passe au ciel: les dieux n'ont agi, n'ont parlé que pour l'homme; aucune consultation, aucune vacation pour un autre objet n'y sont enregistrées. Les voilà en guerre contre nous: «Les enfants de la terre firent trembler l'auguste palais du vieux Saturne et tombèrent enfin sous les coups d'Hercule (Horace).» Les voici prenant part à nos troubles, pour nous rendre ce que si souvent nous avons fait nous-mêmes à leur égard quand ils étaient divisés: «Neptune, de son trident redoutable, ébranle les murs de Troie et renverse de fond en comble cette cité superbe; de son côté, l'impitoyable Junon se tient aux portes Scées (Virgile).»—Les Cauniens, jaloux de maintenir la suprématie de leurs dieux, prennent les armes le jour qui leur est consacré et vont, courant dans toute la banlieue, frappant l'air de ci, de là, à coups redoublés avec leurs glaives, pourchassant ainsi à outrance et jetant hors de leur territoire les dieux étrangers.—La puissance des dieux est répartie suivant nos besoins: il en est qui guérissent les chevaux, d'autres les hommes; qui de la peste, qui de la teigne, qui de la toux, qui d'une sorte de gale, qui d'une affection autre, «tant la superstition introduit les dieux, même dans les plus petites choses (Tite-Live)!» Celui-ci fait pousser les raisins, celui-là les aulx. L'un est préposé à la débauche, cet autre au commerce. Chaque corps de métier a son dieu; chaque divinité a sa province où elle est plus particulièrement en crédit, l'une à l'Orient, l'autre à l'Occident: «Là sont les armes de Junon, là son char (Virgile)»... «O saint Apollon, toi qui habites le centre du monde (Tite-Live)!»... «La ville de Cécrops honore Pallas; l'île de Crète, Diane; Lemnos, Vulcain; dans le Péloponèse, Sparte et Mycènes adorent Junon; Pan est le dieu du Ménale et Mars est vénéré dans le Latium (Ovide)». Il en est qui n'ont d'action que sur un bourg, sur une famille; qui logent seuls, tandis que d'autres sont en compagnie, soit parce qu'ils le veulent bien, soit parce qu'ils s'y trouvent obligés: «Le temple du petit-fils est réuni à celui de son divin aïeul (Ovide).» Il en est de si chétifs et de si infimes (car leur nombre s'en élève jusqu'à trente-six mille), qu'il faut les mettre à cinq ou six pour qu'ils arrivent à produire un épi de blé, et chacun prend le nom de sa fonction dans cette œuvre commune; ils sont trois pour une porte, chargés respectivement des vantaux, des gonds, du seuil; pour un enfant, ils sont quatre et veillent à son emmaillotement, à ce qu'il boit, à ce qu'il mange, au sein de sa nourrice. Il en est qui sont authentiques; d'autres qui ne le sont pas et sur lesquels plane le doute; certains ne sont pas encore admis en paradis: «Puisque nous ne les jugeons pas encore dignes de l'honneur du ciel, permettons-leur d'habiter les terres que nous leur avons accordées (Ovide).»—Nous en trouvons qui sont physiciens, poètes, d'autres qui n'ont pas d'attributions; certains tiennent de la nature divine et de la nature humaine; ils intercèdent pour nous, sont nos médiateurs auprès de la divinité; le culte de nombre d'entre eux était restreint et d'ordre secondaire; d'autres avaient à l'infini des titres et des charges; les uns étaient bons, les autres mauvais: il y en avait de vieux et cassés, de mortels; Chrysippe estimait qu'au dernier cataclysme devant produire la fin du monde, tous, sauf Jupiter, cesseraient d'être. Enfin, l'homme forge mille rapports, souvent plaisants, entre Dieu et lui; ne vont-ils pas jusqu'à être compatriotes: «L'île de Crète, berceau de Jupiter (Ovide).»
L'esprit qui veut pénétrer les mystères de la nature, s'y perd; à combien d'idées diverses n'a pas donné lieu la matière dont est formé le soleil!—Le grand pontife Scévola et Varron, le grand théologien de son époque, nous donnent à cela l'excuse suivante: «Il est nécessaire que beaucoup de vérités soient ignorées du peuple, et qu'il croie beaucoup d'assertions qui ne sont pas»; «comme il ne cherche la vérité que pour s'affranchir, soyons certains qu'il est de son intérêt d'être trompé (S. Augustin)». L'œil de l'homme ne peut se rendre compte des choses que sous les formes dont il a notion. Vous souvient-il du saut que fit ce malheureux Phaéton pour avoir voulu, lui, simple mortel, prendre en main les rênes des chevaux de son père? notre esprit s'émeut, s'égare et s'expose à une chute semblable, quand sa témérité lui fait affronter pareilles impossibilités. Demandez à la philosophie de quoi est composé le soleil; que vous répond-elle, sinon qu'il est composé de fer, de pierre ou de telle autre matière dont nous faisons usage.—Demandez à Zénon ce que c'est que la nature: «C'est, vous dira-t-il, un feu qui est une sorte d'artisan ayant la faculté d'engendrer et procédant d'après des règles invariables».—Archimède, ce maître en cette science qui se décerne la préséance sur toutes les autres comme ne connaissant que du vrai et du certain, vous dit: «Le soleil est un dieu de fer en ignition.» Voilà vraiment une belle définition, résultat de ces soi-disant irréfutables conclusions auxquelles aboutissent les démonstrations de la géométrie, science dont la nécessité et l'utilité ne sont cependant pas tellement incontestables, que Socrate n'ait estimé qu'il suffisait d'en savoir assez pour arpenter la terre que l'on acquiert ou dont on se défait; et que Polynæus, qui en avait été un des maîtres les plus fameux et les plus illustres, ne l'ait prise en mépris, comme pleine d'erreurs et de vanité apparente, après avoir goûté les doux fruits des jardins d'Épicure, si chers aux timides.—A ce propos, Socrate, dans Xénophon, parlant d'Anaxagore que l'antiquité considérait comme plus entendu que personne autre aux choses célestes et divines, dit que son cerveau s'altéra, ainsi que cela arrive chez tous ceux qui scrutent avec excès les questions qui excèdent leur compétence. Faisant du soleil une pierre ardente, il ne réfléchissait pas qu'une pierre ne devient pas lumineuse sous l'action du feu, et, qui plus est, qu'elle se consume. Considérant le soleil et le feu comme ne faisant qu'un, il oubliait que le feu ne noircit pas les êtres qui s'y trouvent exposés, qu'il nous est possible de le regarder fixement et qu'il tue les plantes et les herbes. De l'avis de Socrate et aussi du mien, le jugement le plus sage qu'on puisse porter sur le ciel, c'est de n'en point juger. Platon, parlant des démons dans Timée, dit: «C'est une entreprise qui surpasse ce dont nous sommes capables, que de traiter ce sujet; il faut à cet égard nous en rapporter aux anciens qui se prétendent descendre des dieux; il n'est pas raisonnable de nous refuser à croire ce qu'ils nous en disent, eux qui sont leurs fils, lors même qu'ils ne mettent à l'appui de leur dire aucune raison péremptoire ou vraisemblable, puisqu'ils nous affirment que ce qu'ils nous rapportent sont des traditions de famille qui leur sont bien connues.»
N'a-t-on pas imaginé que le mouvement des corps célestes fonctionne à l'aide des mêmes procédés que les machines de notre invention!—Voyons si nous en savons davantage sur les choses du domaine de la nature dont nous nous occupons. Pour celles auxquelles, de notre propre aveu, notre science ne peut atteindre, n'est-il pas ridicule de leur forger de toutes pièces un corps, et de leur prêter des formes autres que les leurs, qui soient entièrement de notre invention, comme il arrive à propos du mouvement des planètes? Notre esprit ne pouvant arriver à déterminer ni à concevoir comment ce mouvement s'effectue, nous imaginons des ressorts matériels, lourds, de modèles déterminés: «Le timon était d'or, les jantes des roues de même métal et leurs rayons d'argent (Ovide).» On dirait que nous avons eu des cochers, des charpentiers, des peintres qui sont allés là-haut dresser les engins nécessaires pour ces mouvements, agencer les rouages et l'enchevêtrement des corps célestes aux couleurs variées, suivant ce que, d'après Platon, commandaient les nécessités du but à atteindre: «Le monde est un édifice immense, entouré de cinq zones, traversé obliquement par une bordure enrichie de douze signes rayonnants d'étoiles, où ont accès le char de la Lune et ses deux coursiers (Varron)»; ce ne sont là que songes et fantastiques folies. Que ne plaît-il à la nature de nous entr'ouvrir un jour son sein, pour nous laisser voir à découvert ce qui produit et règle ses mouvements, et nous ouvrir les yeux. Dieu! que d'abus, que de mécomptes venant de notre pauvre science, nous constaterions! Je serais bien trompé, si nous trouvions une seule de ces assertions qui soit juste, et si nous n'en acquérions la conviction que ce dont nous sommes le plus ignorants, c'est de notre ignorance.
En somme, la philosophie nous présente toutes choses sous forme d'énigme comme font les poètes.—N'ai-je pas lu dans Platon ce mot divin, que «la nature n'est rien qu'une poésie énigmatique», comme, dirait-on, une peinture voilée et ténébreuse, éclairée de ci, de là, par de faux jours en nombre infini, sur lesquels s'exercent nos suppositions: «Toutes ces choses sont enveloppées des plus épaisses ténèbres, et il n'y a pas d'esprit assez perçant pour pénétrer le ciel ou les profondeurs de la terre (Cicéron).»—Cela est vrai, la philosophie n'est qu'une poésie sophistiquée. D'où ceux qui dans l'antiquité s'y sont adonnés, tirent-ils leur autorité, si ce n'est des poètes? Les premiers d'entre eux l'étaient et ont philosophé comme ils versifiaient. Platon est poète à ses heures; * Timon l'appelle, par ironie, grand inventeur de miracles. Toutes les sciences traitant de questions dépassant l'intelligence de l'homme s'affublent des licences de la poésie. Les femmes emploient des dents en ivoire, quand les leurs viennent à leur faire défaut; elles modifient leur teint naturel avec des ingrédients étrangers; elles se font de faux mollets avec du drap et du feutre, se donnent de l'embonpoint avec du coton; au su et au vu de tout le monde, elles s'embellissent d'une beauté qu'elles n'ont pas et qu'elles empruntent; ainsi en agit la science (on dit même que celle du droit admet des fictions qui sont la base de ce que la justice tient pour être la vérité); elle nous offre en paiement, nous demandant de les supposer véritables, des choses qu'elle-même nous déclare être de son invention. Ces épicycles, ces cercles excentriques, concentriques, dont l'astronomie s'aide pour expliquer le mouvement des étoiles, elle ne nous les donne en effet que comme ce qu'elle a pu trouver de mieux à cet égard, ainsi du reste que fait également la philosophie, qui nous présente non ce qui est ou ce qu'elle croit être, mais ce qu'elle a imaginé comme la solution la plus élégante et la plus conforme aux apparences. Platon traitant de l'état de notre corps et de celui des animaux, s'exprime ainsi: «Nous affirmerions que ce que nous avons dit est exact, si un oracle nous en avait donné la confirmation; nous nous bornons à assurer que c'est ce que nous avons trouvé de plus vraisemblable à avancer.»
Sur lui-même, l'homme n'a également que des idées confuses.—Ce n'est pas seulement le ciel que la philosophie fournit de cordages, d'engins et de roues; considérons ce qu'elle dit de nous-mêmes et de notre contexture; il n'y a pas dans le système planétaire et les autres corps célestes plus de rétrogradations, de trépidations, d'ascensions, de reculements et de ravissements que les philosophes n'en ont imaginé dans ce pauvre petit corps humain. En cela il mérite bien le nom de petit Monde qu'ils lui ont donné, tant ils emploient, pour le maçonner et le bâtir, de pièces aux formes les plus variées. Pour expliquer les mouvements qu'ils relèvent chez l'homme, les diverses fonctions et facultés qui sont en nous, en combien de fragments n'ont-ils pas fractionné l'âme? en combien de cases ne l'ont-ils pas répartie? combien de divisions et de subdivisions n'établissent-ils pas en ce pauvre être, en dehors de celles que la nature a faites et qui nous sautent aux yeux? de combien d'emplois et d'occupations ne le chargent-ils pas? Ils en font une sorte de république imaginaire; c'est un sujet qu'ils détiennent et dont ils ont le maniement exclusif; on leur a laissé toute latitude de le démonter, de le classifier, de le remonter, de le présenter sous tel jour qui leur convient; chacun a été laissé libre d'en user à sa fantaisie, et cependant ils ne sont pas encore fixés. Ils n'arrivent pas à établir sur ce point, non des règles positives, mais même de simples hypothèses, qu'il ne se rencontre quelque disposition mal prise, quelque son qui sonne faux et qui échappe, si énorme que soit la machine qu'ils ont construite et en dépit des mille rapiéçages mal appropriés et fantastiques dont elle a été l'objet.—Et à cela il n'est pas d'excuse; quand les peintres peignent le ciel, la terre, les mers, les montagnes, les îles lointaines, nous tolérons qu'ils ne nous en donnent que de vagues ébauches; c'est admissible pour des choses que nous ne connaissons pas et nous nous contentons dans ce cas d'esquisses plus ou moins fantaisistes; mais s'ils peignent d'après nature, ou que le sujet qu'ils ont entrepris nous soit connu et familier, alors nous exigeons d'eux une exacte et parfaite reproduction des lignes et des couleurs; et s'il n'en est pas ainsi, nous ne faisons pas cas de leur œuvre.
J'approuve cette servante de Milet qui, voyant le philosophe Thalès continuellement occupé à contempler la voûte céleste et tenir toujours ses regards en l'air, mit quelque chose sur son chemin pour le faire trébucher, l'avertissant par là qu'avant de s'amuser à penser à ce qui pouvait se passer dans les nues, il devait se préoccuper d'abord de ce qui se passait à ses pieds. C'est avec raison qu'elle lui conseillait de s'examiner, lui, plutôt que le ciel, car ainsi que Cicéron le fait dire à Démocrite: «Nous nous mettons à scruter les cieux, alors que nous ne voyons pas ce qui est à nos pieds.» Nous sommes ainsi faits, que la connaissance de ce qui est sous notre main, est aussi loin de nous se perdant dans les nues, que celle des astres. Ce même reproche que cette femme adressait à Thalès de ne rien voir de ce qui était devant lui, Socrate, au dire de Platon, l'adressait à quiconque se mêlait de philosophie, car tout philosophe ignore ce que fait son voisin, et même ce que lui-même fait, ne sachant même pas ce qu'ils sont tous deux, s'ils sont bêtes ou hommes.
Les gens qui actuellement trouvent trop faibles les raisons de Sebond, ceux qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui savent tout: «Ce qui maîtrise la mer, ce qui règle les saisons; si les astres ont un mouvement propre ou obéissent à une loi étrangère; pourquoi le disque de la lune croît et décroît régulièrement; enfin comment l'harmonie de l'univers résulte de la discorde de ses éléments (Horace)», ont-ils quelquefois, dans leurs livres, prêté attention aux difficultés que présente la connaissance de notre être? Nous voyons bien que nos doigts se meuvent, que nos pieds se déplacent, que certaines parties de notre corps s'ébranlent d'elles-mêmes sans que nous y mettions du nôtre, tandis que d'autres n'entrent en mouvement que sur notre volonté; que certaines émotions nous font rougir, d'autres pâlir; que les idées qui surgissent en nous agissent, les unes sur la rate seulement, d'autres sur le cerveau; il y en a qui nous font rire, d'autres nous font pleurer; d'autres nous frappent dans tous nos sens de peur et d'étonnement et nous immobilisent; si notre pensée vient à s'arrêter sur tel objet, notre estomac se soulève; sur tel autre, certaine partie qui se trouve plus en bas de nous-mêmes en est surexcitée; mais jamais personne n'a su comment ces impressions de l'esprit peuvent arriver à produire une pareille intensité d'action sur un corps qui présente une masse solide, ni quelle est la nature des rapports qui font fonctionner à l'unisson ces admirables ressorts: «Toutes ces choses sont impénétrables à la raison humaine et restent cachées dans la majesté de la nature», écrit Pline; saint Augustin dit de son côté: «Le lien par lequel l'esprit adhère au corps... est admirable et ne saurait être compris de l'homme; cette union, c'est l'homme même»; et, bien que ne se l'expliquant pas, personne ne le met en doute, parce que les opinions des hommes sur ce point résultent de ce que croyaient les anciens, croyances qui font autorité, auxquelles on ajoute foi, comme si elles faisaient partie intégrante de la religion et des lois. Ce qui peut s'en dire d'ordinaire, on n'y prête pas plus attention que si on parlait patois; c'est une vérité acceptée telle que, avec tout ce qui s'y rattache, tous les arguments, toutes les preuves à l'appui, tel un bloc ferme et solide qu'on n'ébranle plus, qu'on ne discute plus. Bien au contraire, chacun, à qui mieux mieux, va replâtrant et consolidant cette croyance reçue de tout ce que peut sa raison, laquelle est un outil souple, se pliant et s'accommodant à tout ce qu'on lui demande, et c'est ainsi que le monde se remplit de niaiseries et de mensonges dans lesquels il se complaît.
Ce qui fait qu'on ne révoque pas ces théories en doute, c'est qu'on les accepte toujours sans examen sous l'autorité du nom de celui qui les a émises.—Ce qui fait qu'on ne révoque que peu de choses en doute, c'est qu'on ne soumet jamais à l'épreuve les impressions communément répandues; on n'en sonde pas le pied qui est le point faible par où elles pèchent, on ne discute que sur les rameaux qu'il produit. On ne demande pas si telle chose est vraie, mais si c'est bien de cette manière ou de telle autre qu'elle a été entendue; on ne s'enquiert pas si ce que Galien a avancé est juste, mais si c'est ainsi ou autrement qu'il l'a dit.—Il était vraiment bien naturel que cette contrainte, qui bride la liberté de nos jugements et tyrannise nos croyances, s'étendît aux écoles et aux arts. Aristote est le dieu de la science scolastique; c'est un sacrilège de discuter ses ordonnances, tout comme c'en était un, à Sparte, de discuter celles de Lycurgue; nous tenons sa doctrine pour loi fondamentale, et peut-être est-elle aussi fausse qu'une autre. Je ne sais pourquoi je n'accepterai pas soit les idées de Platon, soit les atomes d'Épicure, le plein et le vide de Leucippe et de Démocrite, l'eau de Thalès, la nature avec son infinité de formes d'Anaximandre, l'air de Diogène, les nombres et la symétrie de Pythagore, l'infini de Parménide; l'unité de Musée, l'eau et le feu d'Apollodore, les parties similaires d'Anaxagore, la répulsion et l'affinité d'Empédocle, le feu d'Héraclite, ou toute autre opinion d'entre cette infinité d'avis et de sentences qu'a émise notre belle raison humaine qui fait preuve de tant de certitude et de clairvoyance en tout ce dont elle se mêle, aussi bien que j'admets l'opinion d'Aristote sur les principes qui, d'après lui, sont l'origine de tout dans la nature; principes qui reposent sur trois éléments essentiels: la matière, la forme et le manque. Qu'y a-t-il de plus dépourvu de sens que de prétendre que toutes choses dérivent du néant? qu'est-ce que le manque, sinon un élément négatif, et quelle idée d'en avoir fait la cause et l'origine de ce qui est? C'est là cependant une assertion qu'on n'oserait combattre, si ce n'est comme exercice de logique; si on discute, ce n'est pas pour éclaircir le doute que l'on peut concevoir, mais pour défendre le chef de l'école contre les contradicteurs étrangers; en maintenir l'autorité est le but à poursuivre, il n'est pas permis de pousser ses investigations au delà.
Il est bien aisé de bâtir à sa guise sur des fondations dressées à cet effet; par cela même que le commencement a eu lieu suivant telle loi, telle ordonnance, le reste s'ensuit et l'édifice s'élève sans difficulté, comme de lui-même. Par ce procédé notre raison marche d'un pas assuré et nous discourons sans plus ample informé; dès avant la discussion, nos maîtres ont préparé le terrain et gagné dans notre esprit autant qu'il leur en faut pour pouvoir conclure comme ils l'entendent, à la façon de ceux qui, enseignant la géométrie, résolvent des propositions admises à l'avance. Avec le consentement et l'approbation que nous leur prêtons, ils sont libres de nous entraîner à droite, à gauche et de nous faire pirouetter à leur volonté.—Quiconque est cru dans les hypothèses qu'il émet est notre maître, notre Dieu; il a une base si ample, si commode qu'il peut avec un pareil point d'appui s'élever jusqu'aux nues, si cela lui convient. Dans la pratique et la transmission de la science, nous avons accepté pour argent comptant ce mot de Pythagore: «Tout expert doit être cru en ce qui touche son art»; ce qui fait que le dialecticien s'en rapporte au grammairien pour la signification des mots, que le rhétoricien emprunte au dialecticien ses arguments et l'art de les placer à propos; le poète, le rythme du musicien; celui qui s'adonne à la géométrie s'appuie sur les calculs de l'arithméticien; les métaphysiciens prennent pour base les conjectures de la physique, car chaque science a ses principes reposant sur ses hypothèses, ce qui, de toutes parts, lie le jugement de l'homme. Si vous essayez de renverser cette barrière qui constitue une erreur capitale, on vous objecte aussitôt cet aphorisme que ces savants ont continuellement à la bouche: «On ne discute pas avec ceux qui nient les principes.» Or, il ne saurait y avoir de principes chez les hommes qu'autant que la Divinité les leur a révélés; en dehors de cette révélation, le commencement de toutes choses, le milieu, la fin, ne sont que songe et fumée.—A ceux qui, pour combattre, s'appuient sur des hypothèses, il faut opposer comme axiome les thèses contraires à celles sur lesquelles porte le débat; toutes celles que l'homme peut imaginer, se peuvent émettre; elles ont autant d'autorité les unes que les autres, si la raison n'en fait pas la différence. Il faut donc les examiner et les comparer; et en premier lieu, celles que l'on pose en règles générales et qui pèsent le plus lourdement sur nous. Vouloir en arriver à une certitude absolue est, en quelque sorte, un témoignage de folie et d'extrême incertitude; il n'y a pas gens plus fous ni moins philosophes que les Philodoxes de Platon: Que le feu soit chaud, que la neige soit blanche, qu'il n'y ait rien qui soit dur ou qui soit mou, nous n'y contredisons pas, disent-ils, mais encore faut-il qu'on nous le prouve.
Voulons-nous pour nous décider recourir à l'expérience, les sens nous trompent, et la raison, sujette elle-même à l'erreur, ne peut davantage nous guider.—A un tel langage, on conte que les anciens répondaient: à qui mettait la chaleur en doute, de se jeter dans le feu; à qui niait que la glace fût froide, de s'en appliquer sur la poitrine; ces réponses n'étaient pas dignes de gens qui se disaient philosophes. S'ils nous avaient laissés en notre état naturel, acceptant en toutes choses les apparences telles que nos sens les perçoivent, n'ayant d'autres appétits que ceux peu compliqués, déterminés uniquement par les conditions de notre existence, ils auraient été fondés à parler ainsi, mais ce sont eux qui nous ont appris à nous ériger en juges du monde et qui nous ont mis en tête cette singulière prétention, que «la raison humaine a droit de contrôle sur tout ce qui est aussi bien sous la voûte céleste qu'en dehors, qu'elle embrasse tout, peut tout, que par elle tout se sait et se connaît». Semblables réponses pourraient être bonnes chez les Cannibales, qui ont le bonheur de jouir d'une vie longue, tranquille et paisible sans faire application des préceptes d'Aristote, ni même connaître de nom la physique; et elles seraient plus concluantes que toutes autres que les adeptes de la philosophie peuvent imaginer et que leur suggère leur raison; elles sont à la portée de tous les animaux, autant qu'à la nôtre, comme tout ce qui découle purement et simplement de la loi de nature; mais eux se les sont interdites. Pour être conséquents avec eux-mêmes, ils ne peuvent me dire: «Telle chose est vraie, parce que vous la voyez et la sentez ainsi»; il faut qu'ils me démontrent que ce que je crois sentir, je le sens effectivement; et, si je le sens effectivement, pourquoi je le sens, comment, etc...; qu'ils me disent le nom, l'origine, les tenants et les aboutissants de la chaleur, du froid; ce qui fait que ceci a action sur cela et inversement; faute de quoi, ce ne sont pas des philosophes, les philosophes n'admettant rien, n'approuvant rien que du fait de la raison, qui est la pierre de touche, à la vérité pleine de faussetés, d'erreurs, de faiblesse et de défaillance, à laquelle ils soumettent tout ce qu'ils essaient.
Par quoi pouvons-nous mieux éprouver la raison que par elle-même? Si nous ne pouvons l'en croire quand elle parle d'elle, elle n'est guère propre à apprécier ce qui n'est pas elle. Si elle est capable de connaître quelque chose, ce doit être au moins ce qu'elle est et où elle loge, puisqu'elle est en notre âme, dont elle fait partie ou dont elle est un effet. Il n'est pas question ici de la raison par excellence, la seule vraie, dont nous appliquons le nom si mal à propos: celle-ci réside dans le sein de Dieu, c'est là son gîte et sa retraite; c'est de là qu'elle émane, quand il plaît à Dieu de nous en envoyer quelque rayon, telle Pallas sortant du cerveau de Jupiter, quand elle se communiqua au monde.
Que nous apprend-elle par exemple de l'âme? A chaque philosophe, elle inspire une solution différente; cette divergence et les extravagants systèmes de quelques-uns démontrent bien la vanité des recherches philosophiques.—Voyons donc ce que la raison humaine nous apprend sur elle-même et sur l'âme; non sur l'âme en général, dont presque tous les philosophes dotent les corps célestes et ceux d'où dérivent les autres; ni sur celle que Thalès attribue même aux choses qu'on tient comme inanimées et auxquelles il a été amené à en attribuer une, en considérant ce qui se produit dans l'aimant; mais sur celle qui est en nous et que nous devons mieux connaître: «On ne connaît pas la nature de l'âme: naît-elle avec le corps, ou au contraire y est-elle introduite au moment de la naissance? périt-elle avec lui, va-t-elle visiter les sombres abîmes, ou passe-t-elle, par l'ordre des dieux, dans le corps des animaux (Lucrèce)?»
A Cratès et à Dicéarque, la raison avait appris que l'âme n'existe absolument pas, et que le corps s'anime par le seul fait de l'action de la nature; à Platon, que c'est une substance qui porte en elle-même sa propre mise en mouvement; à Thalès, qu'elle est une nature sans cesse en travail; à Asclépiade, le résultat du fonctionnement de nos sens; à Hésiode et à Anaximandre, un composé de terre et d'eau; à Parménide, de terre et de feu; à Empédocle, de sang: «Il vomit son âme de sang (Virgile)»; à Posidonius, Cléanthe et Galien, un foyer ou une sorte de flamme: «Les âmes ont la vigueur du feu et une origine céleste (Virgile)»; à Hippocrate, un esprit répandu dans le corps; à Varron, de l'air pénétrant par la bouche, s'échauffant dans les poumons, se purifiant dans le cœur et se répandant par tout le corps; à Zénon, la quintessence des quatre éléments; à Héraclide du Pont, de la lumière; à Xénocrate et aux Égyptiens, un coefficient variable; aux Chaldéens, une propriété sans forme déterminée: «Une certaine habitude vitale du corps, que les Grecs appellent Harmonie (Lucrèce).» N'oublions pas Aristote d'après lequel l'âme est ce qui fait naturellement mouvoir le corps, il la nomme Entelechie (Perfection), sans plus s'étendre sur sa provenance que sur celle de tout autre de nos organes, ne parlant ni de son essence, ni de son origine, ni de sa nature, mais simplement de ses effets. Lactance, Sénèque et les principaux philosophes dogmatistes confessent que c'est chose qu'ils ne comprennent pas. Et maintenant, après cette énumération d'opinions: «Quelle est la vraie? Un dieu seul peut le savoir,» dit Cicéron. Je reconnais par moi-même, a dit saint Bernard, combien Dieu échappe à mon entendement, puisque déjà je ne puis comprendre les parties dont se compose mon être propre. Héraclite, qui admettait que les êtres sont tout âmes et démons, déclarait pourtant ne pouvoir aller suffisamment loin dans la connaissance de l'âme, au point de parvenir à la comprendre, tellement son essence est impénétrable.
Où loge-t-elle? Cela ne donne pas lieu à de moindres désaccords, ni à moins de discussions: Hippocrate et Hiérophile la placent dans le cervelet; Démocrite et Aristote, par tout le corps, «comme lorsqu'on dit que la santé appartient au corps, sans que pour cela elle fasse partie de l'homme en santé (Lucrèce)»; Épicure dans l'estomac: «car c'est là qu'on se sent palpiter de crainte et de terreur, là qu'on éprouve les douces émotions de la joie (Lucrèce)»; les Stoïciens, autour du cœur et à l'intérieur; Erasistrate, joignant l'enveloppe du crâne; Empédocle, dans le sang, comme Moïse, ce qui a porté ce dernier à défendre de manger celui des animaux, parce qu'il contient leur âme. Galien pense que chaque partie du corps a son âme; Straton la loge entre les deux sourcils. «Quelle figure a l'âme et où loge-t-elle? voilà ce qu'il ne faut pas chercher à connaître,» a dit Cicéron; je reproduis les termes mêmes qu'il emploie, ne voulant pas altérer le langage de l'éloquence; d'autant qu'il y a peu à gagner à le frustrer des idées de sa propre invention, parce qu'elles sont peu nombreuses, ont peu d'originalité et sont généralement connues.—La raison que donne Chrysippe et les autres philosophes de son école, pour placer l'âme autour du cœur, mérite de ne pas être laissée dans l'oubli: c'est parce que, dit-il, quand nous voulons affirmer quelque chose, nous mettons la main sur l'estomac; et que, lorsque nous prononçons le mot ego, qui en grec signifie moi, nous abaissons la mâchoire inférieure vers l'estomac. Cette explication marque peu de sérieux chez un aussi grand personnage; les autres considérations qu'il émet sont par elles-mêmes de peu de valeur, mais cette dernière ne saurait quand même constituer que pour les Grecs une preuve que l'âme est en cette place; on voit par là qu'il n'est jugement humain, si appliqué qu'il soit, qui parfois ne sommeille.—Pourquoi craindrions-nous de le dire? Voilà les Stoïciens qui sont les pères de la prudence humaine; n'ont-ils pas trouvé que l'âme, chez l'homme qui se débat aux approches de sa fin prochaine, peine et fatigue longtemps pour en sortir, ne pouvant, comme une souris prise dans une souricière, arriver à se dégager de ses entraves. Il en est parmi eux qui pensent que le monde a été fait pour, par punition, pourvoir de corps les esprits déchus par leur faute de la pureté qu'ils avaient reçue lorsqu'ils ont été créés, la première création ayant été exclusivement incorporelle; et que, suivant qu'ils se sont plus ou moins éloignés de leur spiritualité, ils ont été incorporés dans des conditions qui leur sont plus ou moins pénibles ou faciles; d'où tant de variétés parmi les matières créées. A ce compte, l'esprit qui, pour son châtiment, a été investi du corps du soleil, devait avoir une dose d'altération bien rare et bien particulière.
Les conséquences résultant finalement de notre enquête, ont quelque chose d'inattendu. Il nous arrive ce qui, au dire de Plutarque, se produit quand on remonte aux origines de l'histoire: on trouve que les cartes donnent les terres connues, comme confinant à des marais, à de profondes forêts, à des déserts, à des lieux inhabitables; de même ceux qui s'occupent de ces hautes questions et veulent y voir plus avant, victimes de leur curiosité et de leur présomption, sont exposés aux plus grossières et aux plus puériles rêvasseries. La fin et le commencement de cette science tiennent également de la bêtise: voyez Platon s'élevant et prenant son essor dans ses nébuleuses conceptions poétiques; voyez quel jargon il fait parler aux dieux; à quoi songeait-il donc quand il définissait l'homme «un animal à deux pieds, sans plume», fournissant par là une bien plaisante occasion de se moquer de lui à ceux qui y étaient disposés et qui, ayant plumé un chapon vivant, le promenaient en disant que c'était là «l'homme de Platon»?
Et les Épicuriens! Quelle simplicité de leur part d'aller, au début, imaginer que le monde provenait de leurs atomes, qu'ils présentaient comme des corps pondérables et soumis à un mouvement de haut en bas par le seul effet de leur nature; cette hypothèse fit que leurs adversaires leur objectèrent que, dans de telles conditions, les dits atomes ne pouvaient se joindre et se grouper entre eux, leur chute s'effectuant suivant des lignes droites et verticales qui se trouvaient être constamment parallèles. Cette objection les contraignit à ajouter à leur description la possibilité, pour ces atomes, d'un mouvement oblique, tout fortuit, et à les doter de queues courbes et crochues, leur permettant de s'accrocher et de demeurer attachés les uns aux autres; ce qui n'empêcha pas leurs contradicteurs de les embarrasser encore, en leur demandant comment, «si les atomes ont, par le fait du hasard, produit tant de choses de formes diverses, il ne s'est jamais rencontré qu'ils aient fait une maison ou un soulier? et, aussi pourquoi ne pas admettre qu'il a pu se faire que des lettres grecques, répandues pêle-mêle, en nombre infini, en un point déterminé, soient arrivées à former la contexture de l'Iliade»?
«Ce qui est capable de raison, dit Zénon, est meilleur que ce qui n'en est pas capable; or, il n'est rien de meilleur que le monde, le monde est donc capable de raison.» Cotta, en employant cette même argumentation, fait le monde mathématicien; il le fait aussi musicien et joueur d'orgues, en lui faisant application de cet autre raisonnement, également de Zénon: «Le tout est plus que la partie; nous sommes capables de sagesse, nous sommes partie du monde, donc le monde est sage.» On trouve dans les reproches que s'adressent les uns aux autres les philosophes discutant sur ce qui différencie leurs opinions et leurs sectes, des exemples en nombre infini de raisonnements semblables, non seulement faux, mais ineptes, qui ne peuvent se défendre et accusent chez leurs auteurs moins d'ignorance que d'imprudence.
Celui qui, avec compétence, se mettrait à compulser toutes ces âneries émanant de la sagesse humaine, ferait merveille; moi-même, en en présentant quelques-unes, par certains de leurs côtés, à titre de spécimen, fais œuvre aussi utile que d'en disserter plus posément. Nous pouvons juger par là en quelle estime nous devons tenir l'homme, son bon sens et sa raison, puisque même chez ces grands personnages qui ont porté si haut l'intelligence humaine, se trouvent des défauts si apparents et si grossiers.
Tout cela porte à croire que ce n'est pas sérieusement que tous ces philosophes ont débité leurs rêveries.—Pour moi, je préfère croire que ces philosophes ne se sont occupés de science que par occasion, comme d'un jouet se prêtant à tout; et que, pour se divertir, ils ont usé de la raison comme d'un instrument vain et frivole, mettant en avant toutes sortes d'idées plus ou moins bizarres, émises sous une forme tantôt sérieuse, tantôt badine. Ce même Platon, qui définit l'homme comme on ferait d'une poule, dit, après Socrate, dans un autre endroit de ses œuvres, «qu'à la vérité, il ne sait ce que c'est que l'homme; qu'il est une des pièces du monde des plus difficiles à connaître». Ces opinions variables et instables constituent un aveu tacite, mais évident, de leur volonté à ne pas sortir de leur indécision. Ils s'appliquent à ce que leur manière de voir n'apparaisse pas toujours nettement et à visage découvert; ils la cachent, soit sous les ombrages que leur offrent la fable et la poésie, soit sous quelque autre masque. C'est encore un effet de notre imperfection que la viande crue ne convienne pas toujours à notre estomac et qu'il soit besoin de la laisser se faire, s'altérer, se corrompre; les philosophes agissent de même: ils obscurcissent parfois leurs opinions et leurs jugements réels, les falsifient pour les mettre à la portée de tous. Ils ne veulent pas professer hautement l'ignorance, la faiblesse de la raison humaine, pour ne pas faire peur aux enfants; mais ils nous la dévoilent assez sous l'apparence d'une science trouble et inconstante.
Quand j'étais en Italie, je conseillai à quelqu'un qui était embarrassé pour parler italien, de se borner, s'il ne désirait que se faire comprendre, sans prétendre à un langage correct, à employer les mots latins, français, espagnols ou gascons rendant sa pensée, qui les premiers lui viendraient à la bouche, en y ajoutant simplement la terminaison italienne; qu'il ne manquerait pas, de la sorte, de se rencontrer avec l'un quelconque des idiomes du pays, soit toscan, soit romain, vénitien, piémontais ou napolitain et de se trouver s'exprimer en l'un ou l'autre de ces nombreux dialectes. J'en dirai de même de la philosophie: elle a tant de formes, de variétés et a tant parlé, que tous nos songes, toutes nos rêveries y ont pris place; la fantaisie humaine ne peut plus rien concevoir, ni en bien, ni en mal, qui n'y soit: «On ne peut rien dire de si absurde, qui n'ait déjà été dit par quelque philosophe (Cicéron).»—Je n'en suis que plus libre pour livrer mes caprices au public, d'autant que, bien qu'émanant de moi seul et que personne ne me les ait suggérés, je sais qu'ils se trouveront toujours avoir quelque rapport avec d'autres déjà émis et qu'il ne manquera pas quelqu'un pour dire: «Voilà d'où il les a tirés.» Mes idées sont ce que la nature les a faites; pour les former, je me suis attaché à ne suivre aucune règle; et pourtant, quelque faibles qu'elles soient, quand l'envie m'a pris de les exprimer et que pour les publier dans des conditions plus favorables, je me suis mis en devoir de les appuyer de raisonnements et d'exemples, j'ai été moi-même émerveillé de m'apercevoir combien, d'aventure, elles se trouvent conformes à de si nombreux exemples et raisonnements philosophiques. A quelle doctrine se rattachent-elles? je ne l'ai su qu'après les avoir mises en œuvre et avoir jugé du résultat; j'appartiens à une espèce nouvelle: je suis un philosophe, devenu tel sans préméditation et par hasard.
L'opinion la plus vraisemblable est que l'âme loge dans le cerveau.—Pour revenir à notre âme, il est vraisemblable que si Platon a placé la raison dans le cerveau, la colère dans le cœur, la cupidité dans le foie, il a plutôt donné là une interprétation des mouvements de l'âme, qu'il n'a voulu indiquer en elle une division et une distinction à l'instar de celles qui existent entre les différents membres du corps. La plus vraisemblable de ces opinions est que l'âme est une; qu'elle a par elle-même la faculté de raisonner, de se souvenir, de comprendre, juger, désirer, et que toutes autres opérations, elle les exerce par l'entremise des différentes parties du corps, comme le pilote gouverne son navire suivant l'expérience qu'il en a, tantôt en tendant ou relâchant une corde, tantôt en hissant une vergue ou se servant de l'aviron, sa seule puissance produisant ces divers effets. Il est également probable que l'âme loge dans le cerveau; cela résulte de ce que les blessures et accidents qui affectent cet organe, se répercutent aussitôt sur les facultés de l'âme; du cerveau, il est naturel d'admettre qu'elle se répand au travers du reste du corps, de même que le soleil répand hors du ciel sa lumière et sa fécondité et en remplit le monde: «Le soleil, dans sa course, ne s'écarte jamais du milieu du ciel et cependant il éclaire tout de ses rayons (Horace).» «L'autre partie de l'âme, répandue par tout le corps, est assujettie et obéit aux ordres supérieurs de l'intelligence (Lucrèce).»
Diversité des opinions sur son origine.—Il en est qui ont avancé qu'il y a une âme principe de toutes les autres, quelque chose comme un grand corps dont toutes les âmes particulières sont extraites et où elles retournent pour se fondre à nouveau dans ce milieu qui se reconstitue sans cesse: «Dieu circule au travers des terres, des mers, des profondeurs des cieux; à leur naissance, il prête à l'homme, aux animaux domestiques, aux bêtes féroces, le léger souffle qui les anime; dès lors, aucun n'est destiné à périr, tous doivent rendre leur être à ce grand tout dont il est issu (Virgile).» Parmi eux, certains estiment que tout en y retournant, elles ne font que s'y rattacher et conservent leur individualité; d'autres croient qu'elles sont une émanation de la substance divine; d'autres, qu'elles sont produites par les anges et formées de feu et d'air; les uns, qu'elles sont de toute éternité; les autres, qu'elles sont créées au moment du besoin; d'autres, quelles descendent du disque de la lune et y retournent.—Généralement, les anciens croyaient qu'elles sont engendrées de père en fils, de la même façon que tout ce que produit la nature. A l'appui de cette hypothèse, ils invoquaient la ressemblance des enfants avec leurs pères: «La vertu de ton père t'a été transmise avec la vie»; «Les forts engendrent les forts (Horace)»; et aussi que l'on voit les pères transmettre à leurs enfants, non seulement certains signes du corps, mais encore quelque chose de leur caractère, de leur tempérament, de leurs dispositions d'âme: «Pourquoi le lion transmet-il sa férocité à sa race? pourquoi la ruse est-elle héréditaire chez les renards, la fuite et la peur chez les cerfs...? si ce n'est parce que l'âme a son germe propre et se développe en même temps que le corps (Lucrèce).» Ils en donnaient encore comme raison que c'est là-dessus que se fonde la justice divine pour punir, dans les enfants, les fautes des pères; les vices de ceux-ci, par le fait de la contagion, entachant l'âme de ceux-là et les déréglements de la volonté des uns réagissant sur les autres.
Est-elle préexistante au corps auquel elle est unie?—Ils ajoutaient que si les âmes avaient une origine autre que celle-ci qui est toute naturelle, si elles avaient été quelque autre chose en dehors du corps avec lequel elles ont été engendrées, elles auraient souvenance de leur première condition, vu les facultés de discourir, raisonner et se souvenir dont elles sont naturellement douées: «Si l'âme s'insinue dans le corps à sa naissance, pourquoi ne nous souvenons-nous pas du passé? pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos actions antérieures (Lucrèce)?» Admettre cette hypothèse, c'est supposer que nos âmes ont toute science acquise quand elles sont encore dans toute leur simplicité et leur pureté naturelles; mais s'il en est ainsi, elles se trouvent exemptes d'être emprisonnées dans un corps; pourquoi alors cette réincarnation, puisque avant d'entrer dans leur nouveau corps elles seraient telles qu'elles seront, il faut l'espérer, quand elles en sortiront? Encore faudrait-il qu'elles se souviennent, pendant leur nouvelle vie, de ce qu'elles étaient arrivées à connaître lors de leur existence antérieure, «apprendre n'étant, au dire de Platon, que nous remémorer ce que nous avons su». Or, chacun sait par expérience que cette assertion est fausse; d'abord, parce que, précisément, nous ne nous souvenons que de ce qu'on nous apprend et que, si la mémoire faisait exactement son office, elle nous suggérerait bien quelque chose de plus que ce que nous savons au début. En second lieu, la science que l'âme posséderait, puisqu'elle a recouvré sa pureté initiale, serait la science parfaite, de sorte que, grâce à sa divine intelligence, elle connaîtrait toutes choses dans leur réalité; or il arrive que si, sur un point ou sur un autre, on lui enseigne le mensonge ou le vice, elle les retient, n'ayant aucune réminiscence à y opposer, parce que cette image et cette conception de la vérité ne sont de fait encore jamais entrées en elle.
On ne saurait dire que son emprisonnement dans le corps étouffe ses qualités natives, au point que toutes s'en trouvent éteintes; ce serait premièrement contraire à cette autre croyance qui lui reconnaît une puissance si considérable et une action si admirable sur l'homme en cette vie, qu'on en a fait dans le passé une divinité remontant à toute éternité et à laquelle l'avenir réserve l'immortalité: «et cependant si le changement est si grand, que l'âme ne conserve aucun souvenir de ce qu'elle a fait, son état, ce me semble, diffère bien peu de la mort (Lucrèce)».
D'autre part, comme dans le cas qui nous occupe, ce sont les effets produits en nous, et non ailleurs, par les forces et l'action de l'âme qui sont à considérer; tout le reste de ses perfections lui est superflu et inutile, c'est son état présent qui doit lui valoir et lui procurer l'immortalité, et elle n'est responsable que de la vie de l'homme avec lequel elle fait corps. C'est pourquoi ce serait injuste, après lui avoir retiré ses moyens d'action et l'avoir désarmée, de la juger et de la frapper d'une condamnation d'une durée excessive, perpétuelle, pour le temps qu'elle est demeurée captive dans sa prison, faible, malade, constamment sous l'effet de la contrainte qui lui a été imposée. Statuer sur son sort en raison d'un temps aussi court, qui n'est parfois que d'une heure ou deux, au pis aller atteint un siècle, ce qui, dans un cas comme dans l'autre, n'est qu'un instant comparé à l'éternité, et, pour cet espace d'un moment, ordonner et disposer d'elle à tout jamais, serait d'une disproportion entre la cause et l'effet, aussi inique que de lui attribuer une récompense éternelle en raison des mérites d'une vie aussi courte. Pour parer à cette difficulté, Platon veut que ce qui nous attend après la mort, ait une durée de cent ans, en rapport avec celle de la vie humaine; nombre de nos docteurs ont pareillement assigné des bornes à ce temps d'épreuve.
Ce qu'il y a de certain c'est qu'elle naît avec le corps, se fortifie et s'affaiblit avec lui et que, pour la troubler, un léger accident suffit.—En somme, la croyance générale était que l'âme naît et vit dans les mêmes conditions que l'homme lui-même, suivant l'opinion d'Épicure et de Démocrite, qui était celle la plus communément admise d'après ces belles apparences: qu'on la voit naître à même le corps arrivé au degré voulu à cet effet; qu'on voit ses forces se développer en même temps que les forces physiques de l'individu; qu'on constate sa faiblesse tant que dure l'enfance, sa vigueur et sa maturité croître avec le temps, son affaiblissement quand vient la vieillesse, enfin sa décrépitude: «Nous sentons qu'elle naît avec le corps, qu'elle croît et vieillit avec lui (Lucrèce).»—On constatait qu'elle est capable d'être en proie à diverses passions et d'éprouver des mouvements pénibles, lui causant de l'agitation et occasionnant en elle de la lassitude et de la douleur; d'être susceptible d'altération, de changement, d'allégresse, d'assoupissement, de langueur; d'avoir ses maladies et ses infirmités, tout comme le pied ou l'estomac ont les leurs: «Nous voyons l'esprit pouvoir être traité par la médecine et guérir comme un corps malade (Lucrèce).» On la constatait également émoustillée, troublée sous l'action du vin; déplacée de son assiette par les vapeurs d'une fièvre chaude; endormie par l'emploi de certains médicaments et réveillée par d'autres: «Il faut bien que l'âme soit corporelle, puisqu'elle est sensible aux impressions du corps (Lucrèce).» On voyait toutes ses facultés détraquées, renversées par le seul effet de la morsure d'un chien malade; et, quelle que soit la fermeté de sa raison, son intelligence, sa vertu, la résolution dont l'a dotée la philosophie, l'énergie de sa volonté, rien ne pouvoir l'exempter de subir les effets de semblables accidents; la salive d'un mauvais petit roquet sur la main de Socrate, réagir sur sa sagesse, ses idées si hautes, si pondérées et les anéantir au point qu'il n'en reste pas trace: «L'âme est troublée, altérée, bouleversée, brisée par la force de ce poison (Lucrèce)»; ce venin ne pas rencontrer plus de résistance dans l'âme de ce philosophe que dans celle d'un enfant de quatre ans et être capable de communiquer la rage à la philosophie tout entière si elle eût été personnifiée, et de la rendre furieuse, insensée; si bien que Caton, qui triompha de la mort elle-même et de la mauvaise fortune, n'eût pu supporter la vue d'un miroir ni celle de l'eau et eût été accablé d'épouvante et d'effroi si, par le fait de la contagion que peut transmettre un chien enragé, il eût été atteint de cette maladie que les médecins appellent hydrophobie: «Le mal, en se répandant dans les membres, trouble l'âme par sa violence, tout comme la force du vent soulève la mer en vagues écumantes (Lucrèce).»
Certainement la philosophie a bien armé l'homme contre la souffrance pouvant provenir de n'importe quel autre accident, elle l'a pourvu de patience; et, si son mal excède ses forces, en se dérobant complètement à la sensation qu'il en éprouve, il a un moyen infaillible d'y échapper. Mais ce sont là des procédés qui ne sont à l'usage que d'une âme maîtresse et sûre d'elle-même, capable de raisonnement et de résolution; ils ne remédient pas au cas où, chez un philosophe, l'âme s'affole, se trouble, se renverse et se perd, ainsi qu'il arrive en diverses circonstances, telles qu'une agitation trop véhémente survenant en elle sous l'influence d'une violente passion, une blessure en certains endroits de notre être, des exhalaisons de l'estomac nous causant des vertiges et des tournoiements de tête: «Souvent dans les maladies du corps, l'âme s'égare et se répand en discours sans suite; d'autres fois, une pesante léthargie la plonge comme dans un profond et éternel sommeil, les yeux se ferment, la tête s'abat (Lucrèce).»
Les philosophes ne se sont guère, il me semble, appesantis sur ce point, non plus que sur un autre de même importance: Pour nous consoler de ce que nous sommes voués à la mort, ils ont toujours ce dilemme à la bouche: «Ou l'âme est mortelle, ou elle est immortelle; si elle est mortelle, elle sera indemne de toute souffrance; si elle est immortelle, elle ira marchant sans cesse dans la voie de la perfection.» Ils n'envisagent jamais l'autre cas: «Qu'arrivera-t-il si elle va constamment de mal en pis?» et ils laissent aux poètes à nous entretenir des peines futures qui nous menacent, se donnant de la sorte beau jeu. Ce sont là deux omissions que j'ai souvent remarquées dans leurs entretiens. Je reviens à la première de ces deux propositions, que l'âme est mortelle.
L'âme perd, en certaines circonstances, l'usage de la constance et de la fermeté que les Stoïciens tiennent pour le souverain bien; force alors est à notre belle sagesse de capituler et de rendre les armes. A cet égard, la vanité, qui est le propre de la raison humaine, avait porté à ne pas admettre comme supposables le mélange et la coexistence de deux conditions aussi opposées, de ce qui est mortel avec ce qui est immortel: «C'est folie d'unir le mortel à l'immortel, de les croire d'intelligence, et en communauté de fonctions. Que doit-on en effet imaginer de plus différent, de plus distinct, de plus contraire que ces deux substances, l'une périssable, l'autre indestructible, que vous prétendez réunir pour les exposer ensemble aux plus terribles désastres (Lucrèce)?»
On contestait moins le passage de vie à trépas de l'âme et du corps: «elle s'affaisse avec lui sous le poids des ans (Lucrèce)», dont, selon Zénon, le sommeil, qui «est une défaillance et une chute de l'âme, aussi bien que du corps», nous donne assez l'image. Si l'on voit chez quelques-uns l'âme conserver sa force et sa vigueur au déclin de la vie, cela, disait-on, tient à la diversité des maladies; de même que l'on voit, sur la fin de leurs jours, des hommes conserver intacts, qui un sens, qui un autre: l'un, l'ouïe; l'autre, l'odorat; l'affaiblissement n'est d'ordinaire pas si général, que certaines parties de l'organisme ne demeurent entières et sans rien perdre de leur vigueur: «de la même manière que les pieds peuvent être malades, sans que la tête ressente aucune douleur (Lucrèce)».
Les plus hardis dogmatistes eux-mêmes ne soutiennent que faiblement le dogme de l'immortalité de l'âme.—Le regard que notre jugement porte sur la vérité peut se comparer, comme le dit Aristote, à celui du chat-huant contemplant la splendeur du soleil. Nous n'avons rien de mieux que cette grossière cécité pour pénétrer cette si éclatante lumière; car l'opinion contraire qui préconise l'immortalité de l'âme, laquelle, au dire de Cicéron, a été introduite pour la première fois, du moins d'après ce qu'on trouve dans les livres, par Phérécyde de Syros contemporain de Tullus, que d'autres attribuent à Thalès et d'autres à d'autres, est le point de la science humaine qui a été traité avec le plus de réserve et sur lequel plane le plus de doute. Les dogmatistes les plus intransigeants sont, à cet égard principalement, obligés de se ranger à l'opinion qui avait cours sous les ombrages de l'Académie. Nul ne sait ce qu'Aristote admettait à ce sujet, non plus qu'en général tous les philosophes anciens qui, là-dessus, n'avaient pas de croyance bien ferme: «promesse, éminemment agréable, d'un bien dont ils ne nous prouvent guère la certitude (Sénèque)»; il dissimule ce qu'il en pense sous un nuage de paroles dont le sens est obscur et qui sont peu intelligibles, laissant à ses sectateurs à disputer autant sur le jugement qu'il en porte, que sur la matière elle-même.
Bien que certaines considérations portent à le concevoir, ils n'ont rencontré juste que par hasard, et il nous faut, à ce sujet, nous en rapporter uniquement à ce que nous enseigne la révélation.—Deux choses militaient en faveur de cette opinion: l'une, c'est que sans l'immortalité de l'âme il n'y aurait plus sur quoi faire reposer les vaines espérances de gloire, qui sont un stimulant d'une merveilleuse puissance en ce monde; l'autre, que c'est une très salutaire croyance, comme le dit Platon, que les vices qui échappent à la vue et à la connaissance de la justice humaine, ne cessent pas d'être sous le coup de la justice divine qui les poursuit même après la mort des coupables. L'homme a un soin extrême de prolonger son être; il y a pourvu de toutes façons: pour la conservation de son corps, par la sépulture; pour celle de son nom, par la gloire; préoccupé de ce qu'il deviendra, il a mis en œuvre tout ce qui lui est venu à l'idée pour se reconstruire, et s'est ingénié à consolider sa mémoire.—L'âme ne pouvant, en raison de son trouble et de sa faiblesse, trouver le calme, va cherchant partout des consolations, des espérances, des appuis; elle s'attache à des circonstances étrangères et ne s'en départit plus; si légères, si fantastiques qu'elles soient, elle s'y loge, s'y reposant plus volontiers et avec plus de confiance qu'en elle-même.—Il est merveilleux combien les partisans les plus convaincus de cette idée si juste, si claire de l'immortalité de nos âmes, se sont trouvés à court et impuissants à l'établir avec les seules forces de leur raison humaine: «ce sont là les rêves d'un homme qui désire, mais qui ne trouve pas (Cicéron)», disait un ancien. Par là, l'homme peut reconnaître que c'est à la fortune, au hasard d'une rencontre, qu'il doit d'avoir pénétré la vérité quand il la découvre de lui même, puisque alors qu'elle lui tombe dans les mains, il n'est pas encore à même de la saisir et de la conserver, et que sa raison est hors d'état d'en tirer avantage. Tout ce que produisent notre raison seule et notre intelligence, aussi bien ce qui est vrai que ce qui est faux, est sujet à l'incertitude et à la discussion. C'est pour nous punir de notre orgueil et nous faire sentir notre misère et notre impuissance que Dieu a suscité le trouble et la confusion de l'ancienne tour de Babel; tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans que sa grâce nous éclaire, n'est que vanité et folie; il n'est pas jusqu'à l'essence même de la vérité, qui cependant est uniforme et constante, que nous ne corrompions et qui ne dégénère par notre faiblesse quand la fortune nous en donne la possession. De quelque façon que l'homme s'y prenne, Dieu permet qu'il arrive toujours à cette même confusion dont il nous a donné une si saisissante image, par le juste châtiment dont il punit l'outrecuidance de Nemrod, en réduisant à néant ses folles tentatives pour mener à bien la construction de sa pyramide: «Je confondrai la sagesse des sages et réprouverai la prudence des prudents (S. Paul).» La diversité dans les idiomes et les langues que parlaient les ouvriers employés à élever cet édifice et qui le fit avorter, qu'est-ce, si ce n'est cet infini et perpétuel conflit et désaccord d'opinions et de raisonnements, inséparables de la science humaine si vaine, que cette diversité embrouille; ce qui du reste a son utilité, car qui nous retiendrait si nous possédions un atome de science. C'est une grande satisfaction pour moi, de voir un saint s'exprimer ainsi: «Les ténèbres dans lesquelles s'enveloppe la vérité, sont un exercice pour l'humilité et un frein pour l'orgueil (S. Augustin)»; à quel degré de présomption et d'insolence n'atteignent pas notre aveuglement et notre bêtise!
Poursuivons notre sujet. C'est vraiment bien conforme à la raison que nous ne tenions que de Dieu, et uniquement par sa grâce, de connaître la vérité sur cette croyance d'ordre si élevé, puisque c'est de sa seule libéralité que nous recevons ce que l'immortalité nous procure d'heureux, la jouissance de la béatitude éternelle. Confessons en toute simplicité que c'est Dieu seul qui nous l'a dit, et la foi qui nous l'enseigne; la nature et la raison n'y sont pour rien, et quiconque, abandonné à ses propres forces, entreprendra de se sonder en dedans et en dehors de lui-même, sans tenir compte de la révélation divine, et étudiera l'homme sans le flatter, ne verra en lui rien de sûr, rien de probable, aboutissant à autre chose, comme fin dernière, qu'à la mort et à la terre. Plus nous donnons, plus nous devons et plus nous rendons à Dieu, plus nous nous conduisons en vrais chrétiens. Ce que ce philosophe stoïcien dit tenir du sentiment fortuit qui s'est formé dans l'esprit de tous, n'eût-il pas mieux valu qu'il le tînt de Dieu: «Lorsque nous traitons de l'immortalité de l'âme, nous cherchons surtout appui auprès des hommes qui craignent les dieux infernaux ou qui les honorent; je profite de cette croyance généralement répandue (Sénèque).»
Ce qui, suivant différents philosophes, constitue l'immortalité de l'âme; défectuosité de tous ces systèmes.—La faiblesse des arguments humains sur ce point se révèle singulièrement par les circonstances, empruntées à la fable, qui ont été mises à l'appui de cette opinion pour déterminer dans quelles conditions nous sommes appelés à jouir de l'immortalité. Laissons de côté les Stoïciens «qui disent que nos âmes vivent comme les corneilles, longtemps, mais pas toujours (Cicéron)», qui lui donnent une vie au delà de celle-ci, mais néanmoins limitée. L'idée la plus généralement reçue et qui * en divers lieux s'est continuée jusqu'à nous, a été celle dont Pythagore serait l'auteur; non que l'invention soit de lui, mais parce que l'autorité de son approbation lui a donné un grand poids et l'a mise en crédit; cette idée est la suivante: «Les âmes, quand elles nous quittent, ne font que passer d'un corps dans un autre; de celui d'un lion, dans celui d'un cheval; d'un cheval, chez un roi; promenées sans cesse d'une demeure dans une autre.» Pythagore disait même, à son propos, se souvenir avoir été Éthalide; postérieurement, Euphorbe; puis, Hermotinus; enfin, de Pyrrhus être passé en Pythagore, conservant la mémoire de ce que, durant deux cent six ans, il était devenu.—Il y en avait qui ajoutaient que parfois ces mêmes âmes remontaient au ciel pour, après, en redescendre encore: «O mon père, est-il vrai que des âmes retournent d'ici sur terre et revêtent de nouveau une enveloppe corporelle? Qui peut inspirer à ces malheureuses un aussi cruel désir de la vie (Virgile)?»
Origène les fait aller et venir éternellement d'un état heureux à un mauvais. Varron expose qu'après une évolution d'une durée de quatre cent quarante ans, elles s'unissent à nouveau à leur premier corps. Chrysippe, qu'il doit en arriver ainsi après une époque déterminée dont la durée est inconnue et qu'il n'indique pas. Platon (qui dit tenir de Pindare et des poètes anciens cette croyance), de ce que l'âme est soumise à une infinie multitude des migrations, et de ce qu'elle n'a à attendre en l'autre monde que des peines et des récompenses temporelles, ainsi que l'est déjà sa vie en celui-ci, conclut qu'elle acquiert une connaissance particulière des choses du ciel, des enfers comme de celles de la terre, et aussi des endroits où elle a passé, repassé et séjourné durant ses nombreuses pérégrinations dont elle a possibilité de conserver quelque vague souvenir et dont voici la progression: «Si l'âme a vécu dans le bien, elle rejoint l'astre qui lui est assigné; celle qui a mal vécu, passe dans un corps de femme; si, en cet état, elle ne s'amende pas, elle passe dans celui d'un animal de mœurs en rapport avec les vices dont elle est entachée; et elle ne voit la fin de ses peines qu'alors qu'elle est revenue à son état de pureté primitif après s'être, à force de raisonnement, défaite des qualités grossières, stupides qui chez elle étaient en germe.»—Je n'aurai garde d'omettre cette plaisante objection faite par les Épicuriens à cette transmigration d'un corps à un autre: «Qu'adviendrait-il, demandent-ils, si le nombre des mourants excédait le nombre de ceux qui naissent? les âmes délogées de leur gîte, en arriveraient à se fouler les unes les autres, pour se trouver des premières à prendre place dans ces nouvelles enveloppes»; et aussi: «A quoi passeraient leur temps, celles obligées d'attendre que leurs nouveaux logis soient prêts? Et inversement, s'il naissait plus d'animaux qu'il n'en meurt, en quelle fâcheuse situation, ajoutent-ils, seraient ceux auxquels il n'aurait pas été infusé d'âme? il s'en trouverait parmi eux qui mourraient avant d'avoir vécu.» «Il est ridicule de supposer que les âmes se trouvent là toutes prêtes au moment précis de l'accouplement des animaux ou de leur naissance et que, substances immortelles, elles s'empressent en foule autour d'un corps mortel, se disputant entre elles à qui y sera introduite la première (Lucrèce).»—D'autres s'emparent de l'âme au moment du trépas, pour en animer les serpents, les vers et autres animalcules qui se produisent, dit-on, lorsque le corps entre en décomposition et même lorsqu'il est réduit en cendres; d'autres la composent de deux parties, l'une mortelle, l'autre immortelle; d'autres la supposent matérielle et quand même immortelle; quelques-uns admettent son immortalité, tout en la tenant comme incapable de science et de connaissance.—Il y en a encore qui sont d'avis que les âmes des condamnés s'incarnent dans les démons; et parmi les chrétiens, certains en jugent ainsi. Par analogie, Plutarque pense que les âmes qui ont obtenu leur salut deviennent dieux; il est peu de sujets sur lesquels cet auteur se prononce avec autant de netteté que sur celui-ci, alors que sur tous autres il s'exprime d'une manière dubitative et ambiguë: «Il faut estimer, dit-il, et croire fermement, en ce qui concerne les âmes des gens vertueux, qu'ainsi que cela est naturel et conforme à la justice divine, ces âmes, au sortir de cet état, transmigrent chez des saints; celles des saints, chez des demi-dieux; et celles des demi-dieux, après qu'elles se sont complètement dégagées de toute souillure et purifiées par des sacrifices expiatoires par exemple, n'ayant plus à payer tribut ni à la souffrance ni à la mort, et sans qu'à cet effet il soit besoin d'ordonnance civile et cependant bien réellement ainsi que le raisonnement le rend vraisemblable, deviennent des dieux entiers et parfaits, ce qui leur constitue une fin très heureuse et très glorieuse.» Celui qui serait désireux de voir Plutarque, pourtant l'un des auteurs anciens des plus retenus et des plus modérés, se faire l'un des plus hardis champions de cette thèse et conter des miracles à ce propos, peut se reporter à ses écrits sur la lune et sur le démon de Socrate; il y verra d'une manière aussi évidente que n'importe où, combien les mystères de la philosophie offrent de bizarreries qui lui sont communes avec la poésie. L'entendement humain se perd à vouloir sonder et contrôler tout à fond; c'est absolument ce qui nous arrive: harassés par le travail accompli dans le cours d'une longue vie, nous retombons en enfance.—Tels sont les beaux enseignements si empreints de certitude que la science humaine nous fournit touchant notre âme!
La manière dont se forme le corps humain est aussi inconnue que la nature de l'âme; tout est mystère dans la génération.—En ce qui se rapporte à la partie matérielle de notre être, la science est tout aussi téméraire dans ses conjectures. Choisissons-en un ou deux exemples seulement, parce qu'à tout relever, nous nous perdrions dans cet océan si vaste et si trouble des erreurs commises par les médecins. Voyons si, au moins, l'accord règne sur la manière dont les hommes se reproduisent les uns par les autres, car pour ce qui est de leur création initiale, le fait remonte si haut dans l'antiquité qu'il n'est pas étonnant que l'esprit humain ne soit pas fixé sur ce qui en est et ne puisse se prononcer.—Le physicien Archélaüs, dont Socrate fut le disciple et le mignon, au dire d'Aristoxène, pensait que les hommes et les animaux sont engendrés par un limon laiteux, produit sous l'action du feu intérieur de la terre; Pythagore, que la semence dont nous provenons est l'écume du meilleur de notre sang; Platon, un écoulement de la moelle de la colonne vertébrale, et il en donne comme preuve que c'est là que se ressent, en premier lieu, la fatigue résultant de ce travail; Alcméon, une partie de la substance dont est formé le cerveau et que ce qui indique qu'il doit en être ainsi, c'est que la vue se trouble chez ceux qui se livrent outre mesure à cet exercice; Démocrite, que c'est une substance extraite de tout ce qui entre dans la composition du corps pris en masse; Épicure, qu'elle est extraite de l'âme et du corps; Aristote, que c'est une sécrétion qui provient du sang, et qu'elle est la dernière à s'épandre dans nos membres; d'autres la tiennent pour du sang cuit et transformé par la chaleur des organes générateurs, ainsi qu'on peut en juger par le fait que les efforts poussés à l'extrême dans l'accomplissement de cet acte, amènent des gouttes de sang pur, hypothèse qui semble la plus vraisemblable, si on peut démêler une probabilité dans cette infinité si confuse d'opinions.—Et combien d'avis divers sur la manière dont cette semence produit son effet! Aristote et Démocrite estiment que la femme ne sécrète pas de sperme, mais seulement une sueur résultant de la chaleur que développent en elle le plaisir et l'action, et qui ne joue aucun rôle dans la génération. Au contraire, Galien et ses disciples pensent qu'elle n'a lieu qu'autant que les semences émanant de l'homme et de la femme se mêlent.—Enfin, quelle est la durée de la gestation? Sur cette question, les médecins, les philosophes, les jurisconsultes et les théologiens sont pêle-mêle aux prises avec les femmes; par mon propre cas, je puis venir en aide à ceux qui maintiennent que le temps de la grossesse est de onze mois. Ainsi c'est là-dessus que le monde repose, ce sont là des sujets sur lesquels il n'est si simple femmelette qui ne puisse dire son avis, et cependant ce sont autant de contestations sur lesquelles nous ne pouvons être d'accord!
D'où cette conclusion que l'homme, ne se connaissant pas lui-même, ne peut par lui-même arriver à la connaissance de quoi que ce soit.—En voilà assez pour constater que l'homme n'en sait pas plus sur la partie corporelle de son être, que sur la partie spirituelle. Nous l'avons soumis lui-même à son propre examen, et avons fait sa raison juge d'elle-même, pour voir où cela conduirait; il me semble avoir suffisamment montré par cette mise en demeure combien elle s'entend peu sur elle-même; et qui ne s'entend pas sur soi-même, en quoi peut-il être compétent? «Comme si celui qui ignore sa propre mesure, pouvait entreprendre de mesurer quelque chose (Pline)!» En vérité Protagoras nous la contait belle, quand il prenait pour mesure de toutes choses l'homme, qui n'a seulement jamais connu la sienne, et auquel sa dignité ne permet pas d'admettre qu'à son défaut, une autre créature ait cet avantage. Puisqu'il est en contradiction permanente avec lui-même, que sans cesse chez lui une appréciation détruit l'autre, nous proposer, comme nous l'avons fait, de nous en rapporter à lui, ne pouvait être qu'une plaisanterie, qui devait nécessairement nous amener à conclure à l'impuissance du compas et de celui qui le manie. Thalès, en estimant que la connaissance de l'homme est très difficile pour l'homme, lui apprend par cela même que la connaissance de toute autre chose lui est impossible.
Les arguments qui précèdent ne sont pas eux-mêmes sans danger et peuvent se retourner contre nous.—Vous, pour qui j'ai pris la peine de m'étendre si longuement contre mon habitude, vous ne reculerez pas à défendre les propositions de Sebond, avec la seule aide des argumentations qui s'emploient d'ordinaire et qui se retrouvent dans les instructions qui vous sont faites chaque jour; cela exercera votre esprit et sera pour vous un sujet d'étude intéressant. Car pour ce qui est de ce mode de discussion que je viens moi-même d'employer, il ne faut y avoir recours qu'à la dernière extrémité; c'est un coup de désespoir où l'on abandonne ses propres armes pour enlever à l'adversaire les siennes; c'est une botte secrète, dont il ne faut user que rarement et avec réserve. Se perdre pour en perdre un autre, est un acte des plus téméraires; il ne faut pas vouloir mourir pour assurer sa vengeance, comme fit Gobrias qui, aux prises avec un seigneur de Perse et ne faisant qu'un avec lui, voyant Darius, survenu l'épée à la main, arrêté par la crainte de l'atteindre, lui Gobrias, lui cria de frapper hardiment, dût-il les transpercer tous deux. J'ai vu blâmer, comme iniques, des combats singuliers dans lesquels les armes dont il était fait usage et les conditions étaient telles que l'issue devait en être forcément fatale, et la perte des deux adversaires, celle du provocateur aussi bien que celle de celui qui lui était opposé, inévitable.—Les Portugais avaient, dans la mer des Indes, fait prisonniers plusieurs Turcs; ceux-ci, impatients de leur captivité, résolurent, pour s'en délivrer, de mettre le feu et de détruire le navire et, avec lui, leurs maîtres et eux-mêmes, dessein qu'ils accomplirent au moyen de deux clous provenant du navire, qu'ils frottèrent l'un contre l'autre jusqu'à ce qu'une étincelle se produisant, vint à tomber dans les barils de poudre qui se trouvaient dans l'endroit où ils étaient enfermés.—Nous atteignons ici les confins de la science, ses dernières limites; tout comme la vertu, elle est en défaut en ses points extrêmes. Tenez-vous dans la voie commune, il n'est pas bon d'être si subtil et si fin; souvenez-vous à cet égard du proverbe toscan: «Qui trop se subtilise, se pulvérise (Pétrarque).» Je vous conseille la modération et la réserve dans les opinions que vous émettez, dans les raisonnements que vous tenez aussi bien que dans vos mœurs et en toutes autres choses; évitez ce qui est nouveau et étrange; tout ce qui est extravagant, me fâche. Vous qui, par l'autorité du rang que vous occupez et, ce qui vaut mieux encore, par les avantages que vous donnent vos qualités personnelles, pouvez d'un clin d'œil commander à qui vous plaît, vous auriez dû confier la charge que je remplis à quelqu'un faisant de la littérature son occupation habituelle; il vous eût, bien autrement que moi, renseigné et documenté sur ce sujet. Quoi qu'il en soit, en voilà assez, pour ce que vous avez à en faire.
Aussi mieux vaut, sur ces questions, s'en tenir aux enseignements de la foi, éviter toute controverse, et ne recourir à ces arguments que si, avec certaines gens, on est obligé de discuter.—Épicure disait des lois que même les plus mauvaises nous sont si nécessaires que, sans elles, les hommes se dévoreraient entre eux; et Platon confirme que sans les lois nous vivrions comme les bêtes. Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire; il est malaisé d'en user avec ordre et mesure. Ne voyons-nous pas, à notre époque, ceux qui ont une supériorité marquante bien au-dessus des autres, une perspicacité dépassant de beaucoup les mieux doués à cet égard, donner pour ainsi dire pleine licence à leurs opinions et à leurs actes? c'est miracle s'il en trouve un qui soit modéré et sociable.—On a raison d'opposer à l'esprit humain les barrières les plus étroites possible; dans les études auxquelles il se livre, comme dans le reste, il faut lui ménager et régler son allure; il faut, avec art, lui délimiter son terrain de chasse. On le bride, on l'enserre par la religion, les lois, les coutumes, la science, les préceptes, les peines et les récompenses mortelles et immortelles; il se soustrait quand même à tous ces liens par sa facilité à se mouvoir et à se dérober; c'est un corps sans consistance qu'on n'arrive ni à saisir, ni à retenir, corps aux formes multiples et mal définies qui échappe au nœud coulant et n'offre pas prise.—Il y a certainement peu d'âmes si réglées, si fortes, si bien nées qu'elles soient, auxquelles on puisse se fier de leur propre conduite et qui, abandonnées à leur seul jugement, soient susceptibles de voguer, avec modération et sans témérité, en dehors des idées qui ont communément cours; il est plus sûr de les mettre en tutelle. L'esprit est un glaive dangereux, même pour celui qui l'a en sa possession, s'il ne sait s'en servir avec opportunité et discrétion; et il n'y a pas d'animal auquel il soit mieux justifié de faire porter des œillères, pour l'obliger à regarder où il marche et l'empêcher d'extravaguer de ci, de là, en se jetant hors des ornières que l'usage et les lois ont tracées. Aussi, quoi que ce soit qu'on fasse valoir d'ordinaire en pareil cas, est-il préférable de nous y tenir plutôt que de vous lancer dans ces discussions à perte de vue qui entraînent à cette licence effrénée. Si cependant quelqu'un de ces nouveaux docteurs entreprenait de faire auprès de vous l'esprit fort aux dépens de son salut et du vôtre, pour vous défaire de cette dangereuse peste qui se répand de jour en jour davantage dans les cours, les arguments que je vous expose pourront, en cas d'extrême nécessité, devenir un palliatif qui empêcherait que la contagion de ce poison ne vous gagne, vous et votre entourage.
Actuellement les sciences sont l'objet d'un enseignement officiel, en dehors duquel toute innovation est abusivement proscrite.—La liberté et la hardiesse dont usaient les anciens dans les œuvres de l'esprit firent que, naturellement, plusieurs sectes d'opinions différentes se formèrent dans la philosophie et dans toutes les branches des sciences humaines, chacun se mettant en état de juger et de choisir pour pouvoir prendre parti. Mais à présent que tout le monde va du même train: «liés à certains dogmes dont ils ne peuvent se départir, tous se voient forcés d'en défendre les conséquences, lors même qu'ils ne les approuvent pas (Cicéron)», que les questions afférentes aux arts sont réglées par ordonnances rendues par l'autorité civile, au point que les écoles relèvent toutes d'un même maître et que cette institution est soumise à une discipline déterminée, on ne regarde plus ce que les monnaies pèsent et valent, chacun les reçoit, le cas échéant, au prix auquel on les compte communément et que le cours leur donne; on ne discute pas si elles sont de bon ou mauvais aloi, mais seulement si elles sont acceptées. Et il en est ainsi de toutes choses: l'enseignement de la médecine ne se discute pas plus que celui de la géométrie; de même des tours de bateleur, des enchantements, des nouements d'aiguillettes, des évocations des âmes des trépassés, des pronostics, des pratiques de l'astrologie et même de cette ridicule recherche de la pierre philosophale, tout s'admet aujourd'hui sans soulever la moindre contradiction. Il suffit de savoir que Mars a son siège au centre du triangle formé par les lignes de la main, Vénus au pouce, Mercure au petit doigt; que lorsque la mensale se prolonge jusqu'à la protubérance de l'index, c'est signe de cruauté; que lorsqu'elle s'arrête au médius et que la ligne moyenne naturelle fait avec la ligne de vie un angle ayant son sommet à même hauteur, c'est un indice de mort violente; que si, chez la femme, cette ligne moyenne et la ligne de vie ne se coupent pas, cela dénote un penchant immodéré pour les plaisirs de la chair; avec une telle science, je vous en prends vous-même à témoin, un homme ne peut manquer d'acquérir de la réputation et d'être accueilli avec faveur dans toute société.
Il n'en est pas moins vrai que l'esprit de l'homme ne peut dépasser certaines limites dans la connaissance des choses.—Théophraste disait que le savoir de l'homme, guidé par les sens, peut, dans une certaine mesure, faire juger des causes de ce qui est; mais que s'il remonte aux causes essentielles et premières, il faut qu'il s'arrête, impuissant qu'il est, soit par sa faiblesse, soit par les difficultés auxquelles il se heurte. Une opinion intermédiaire et propre à nous flatter, c'est que notre capacité peut nous faire arriver à la connaissance de certaines choses, toutefois notre perspicacité a des limites au delà desquelles il est téméraire de vouloir l'employer; c'est là une manière de voir plausible, présentée par des gens de bonne composition. Mais il n'est pas facile d'assigner des bornes à notre esprit; il est curieux et avide, et estime qu'il n'y a pas lieu pour lui de s'arrêter à mille pas plutôt qu'à cinquante, l'expérience lui ayant montré que là où l'un a échoué, un autre a réussi; que ce qui était inconnu à un siècle a été connu du siècle suivant; que les arts et les sciences ne se jettent pas tout d'un bloc dans un moule, mais se forment et prennent figure peu à peu, en les maniant et les polissant, en s'y reprenant à plusieurs fois, comme fait l'ours qui, pour faire prendre forme à ses petits, les lèche à loisir. Ce que ma force ne parvient pas à découvrir, je ne laisse pas de le sonder et de l'essayer; et, en malaxant et pétrissant cette matière nouvelle, la remuant, l'échauffant, je donne à celui qui vient après moi, de la facilité pour en tirer parti plus à son aise, en la lui rendant plus souple et plus maniable: «telle la cire de l'Hymette qui s'amollit au soleil et qui, pétrie sous le pouce, prend mille formes et devient plus maniable par l'usage (Ovide)»; le second en fera autant pour le troisième, d'où il résulte que la difficulté ne doit pas me désespérer non plus que mon impuissance, qui ne sont telles que pour moi.
Ignorant des causes premières, incapable de distinguer la vérité du mensonge, il doit s'arrêter dès les premiers pas.—L'homme est capable de tout, comme il n'est capable de rien; et s'il vient, comme le fait Théophraste, à avouer son ignorance des causes premières et des principes, il n'a plus qu'à renoncer d'une façon absolue à toute science; car si la base lui fait défaut, tout son raisonnement s'effondre. Disputer et s'enquérir n'ont d'autre but que d'être fixé sur les principes; s'il n'y parvient pas, il est voué à une irrésolution continue: «Une chose ne peut être comprise plus ou moins qu'une autre, parce que la compréhension est une pour toutes choses (Cicéron).»—Si l'âme avait connaissance de quelque chose, il est vraisemblable que ce serait tout d'abord d'elle-même; et si elle connaissait quelque chose en dehors d'elle, ce serait avant tout son corps et son enveloppe charnelle; et pourtant on voit que jusqu'à nos jours, les dieux de la médecine n'ont cessé de discuter sur notre anatomie: «Si Vulcain était contre Troie, Troie avait pour elle Apollon (Ovide)»; jusqu'à quand faudra-t-il attendre, pour qu'ils soient d'accord!—Nous sommes plus voisins de nous-mêmes que ne nous sont voisins la blancheur de la neige ou la pesanteur de la pierre; si l'homme ne se connaît pas lui-même, comment peut-il connaître sa force et pourquoi il est sur cette terre? Ce n'est pas que nous n'ayons à l'aventure quelque notion du vrai; mais c'est par hasard, d'autant que l'erreur pénètre en notre âme amenée par la même voie et de même façon, et que nous ne sommes pas à même de distinguer la vérité du mensonge, pas plus que de choisir entre eux.
Aussi est-il moins hasardeux de refuser à l'homme la possibilité d'arriver à la certitude en quoi que ce soit, que d'admettre cette possibilité dans une certaine mesure.—Les Académiciens admettaient quelque tempérament à leur jugement sur notre complète ignorance, ils trouvaient trop catégorique de dire «qu'il n'est pas plus vraisemblable que la neige soit blanche plutôt que noire; que nous ne sommes pas plus certains que nous mettons en mouvement une pierre que nous lançons de notre propre main, que nous le sommes du mouvement de la huitième sphère». Pour parer à cette difficulté et à ce qu'elle présente de bizarre qui font que, vraiment, de telles propositions prennent malaisément pied dans notre imagination, et bien qu'ils eussent établi que nous sommes incapables de rien savoir et que la vérité est ensevelie dans de profonds abîmes où la vue humaine ne peut pénétrer, ils reconnaissaient cependant que certaines choses peuvent présenter plus de vraisemblance que d'autres et concédaient à leur jugement la faculté d'incliner vers une apparence plutôt que vers une autre; ils lui permettaient de marquer une préférence, mais lui défendaient toute solution ferme.—Les Pyrrhoniens étaient plus hardis dans leur opinion, en même temps qu'ils semblent être davantage dans le vrai; car cette tolérance des Académiciens, cette propension à se ranger à une proposition plutôt qu'à une autre, qu'est-ce, si ce n'est reconnaître qu'il y a en apparence plus de vérité dans celle-ci que dans celle-là? Or si notre esprit était capable de distinguer la forme, les traits, le port, le visage de la vérité, il la distinguerait aussi bien si elle lui apparaissait dans son entier, qu'il l'eût fait quand il ne la voyait qu'à moitié, alors qu'elle ne faisait que naître et était encore dans un état imparfait. Cette apparence de vraisemblance, qui vous a fait prendre plutôt à droite qu'à gauche, augmentez-la; cette once de probabilité, qui déjà fait incliner la balance, multipliez-la par cent, par mille, il arrivera que la balance trébuchera complètement et votre choix se fixera, parce que la vérité vous apparaîtra tout entière.—Mais comment peuvent-ils admettre la vraisemblance, s'ils ignorent ce qu'est la réalité? Comment savoir que quelque chose ressemble à quelque chose dont nous ne connaissons pas l'essence? Ou nous pouvons émettre un jugement précis, ou nous ne le pouvons absolument pas. Si à nos facultés intellectuelles et susceptibles de sentir, la base fait défaut; si elles ne reposent sur rien, si elles ne font que flotter, être le jouet des vents, notre jugement ne peut nous conduire à rien, quel que soit ce à quoi nous l'appliquions et quelles qu'en soient les apparences; ce qu'il y a de plus sûr et de plus heureux pour notre entendement, ce serait de se maintenir posé, droit, inflexible, sans broncher ni s'agiter: «Entre les apparences vraies ou fausses, il n'y a pas de différence dans l'assentiment qu'y donne l'esprit (Cicéron).» Que les choses ne prennent pas place en nous avec leur forme et leur principe essentiel, qu'elles ne s'imposent pas à nous par elles-mêmes et d'autorité, nous le voyons assez; s'il en était ainsi, chacune ferait sur chacun de nous la même impression; le vin aurait le même goût pour un malade que pour un homme bien portant; celui qui a des crevasses aux doigts ou qui les a engourdis, trouverait que le bois ou le fer qu'il manie, sont aussi durs qu'ils le semblent à tout autre. Les choses en dehors de nous, qui viennent à nous, s'abandonnent donc à notre merci et nous demeurent dans les conditions où il nous plaît de les recevoir.—D'autre part, si ce que nous recevons, nous l'acceptions sans l'altérer; si les moyens d'appréciation dont dispose l'humanité étaient assez puissants et fermes pour saisir la vérité sans le secours d'éléments étrangers; ces moyens étant communs à tous les hommes, la vérité se transmettrait de main en main, des uns aux autres, et il finirait par arriver que d'un si grand nombre, il se trouverait bien au moins une chose à laquelle, d'un consentement universel, tous ajouteraient foi. Aussi, ce fait, qu'on ne voit aucune proposition qui ne soit débattue et controversée entre nous ou qui ne puisse l'être, montre-t-il bien que, livré à lui-même, notre jugement ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit, puisque mon jugement à moi ne peut le faire accepter au jugement de mon voisin, ce qui marque nettement que je le conçois par un moyen autre que celui qui résulterait d'une puissance de conception dont la nature nous aurait tous doués au même degré, moi et tous les hommes.
Laissons de côté cette infinie confusion d'opinions, qui se voit chez les philosophes eux-mêmes, et cette perpétuelle et universelle discussion sur la connaissance que nous avons des choses; il est en effet acquis à l'avance, comme absolument certain, que les hommes, je veux dire les savants, les plus sincères et les plus capables ne sont d'accord sur rien, pas même sur ce que le ciel est au-dessus de nos têtes, car ceux qui doutent de tout, doutent aussi que cela soit; et ceux qui nient que nous soyons à même de comprendre quoi que ce soit, disent que nous ne comprenons pas que le ciel soit au-dessus de nous; et ces deux opinions consistant l'une à douter, l'autre à nier, s'imposent, sans contredit, plus que toutes autres.
En dehors de l'infinie diversité d'opinions qui nous divisent, nous-mêmes nous varions constamment dans les jugements que nous portons sur un même sujet.—Outre cette innombrable diversité et division d'opinions, il est aisé de voir, par le trouble en lequel il nous jette et l'incertitude que chacun ressent en soi, que notre jugement est mal assis. Combien jugeons-nous diversement des choses? combien de fois changeons-nous d'idées? Ce que j'admets aujourd'hui et ce que je crois, je l'admets et j'y crois autant qu'il m'est possible; tous nos organes, toutes nos facultés s'emparent de cette opinion et m'en répondent chacun dans la limite de ce qu'il peut; je ne saurais embrasser aucune vérité, ni la conserver avec plus de conviction que je ne fais de celle-ci; je m'y suis donné tout entier, elle me tient bien réellement; mais ne m'est-il pas arrivé, non pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, et tous les jours, d'avoir embrassé avec ces mêmes instruments, dans les mêmes conditions, quelque autre chose que depuis j'ai jugée fausse? Au moins faut-il devenir sage à nos propres dépens; si j'ai été si souvent trahi par mon jugement, si cette pierre de touche est d'ordinaire défectueuse, si ma balance mal réglée n'est pas juste, quelle assurance cela me donne-t-il cette fois plus que les autres, et n'est-ce pas sottise de me laisser si souvent tromper par un tel guide? Et cependant, que la fortune nous fasse cinq cents fois varier d'idée, qu'elle ne fasse que vider et emplir sans cesse notre croyance, en y versant, comme dans un vase, opinions sur opinions, toujours la présente, venue la dernière, est celle qui est la vraie, l'infaillible; pour celle-ci, il nous faut sacrifier nos biens, l'honneur, la vie, le salut, tout enfin: «La dernière nous dégoûte de la première et la discrédite dans notre esprit (Lucrèce).»—Quoi qu'on nous prêche, quoi que nous apprenions, il faudrait toujours nous souvenir que c'est l'homme qui le donne et l'homme qui le reçoit; c'est la main d'un mortel qui nous présente, et la main d'un mortel qui accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules le droit de persuasion et l'autorité nécessaire; seules elles portent l'empreinte de la vérité, mais nos yeux ne la distinguent pas et nous ne l'acquérons pas avec nos propres moyens; cette sainte et grande image ne pourrait élire domicile dans un aussi misérable logis que nous sommes si Dieu ne l'avait préparé à cet effet, si, par une faveur particulière et surnaturelle, il ne l'avait transformé et fortifié par sa grâce. Au moins notre condition si sujette à faillir devrait-elle nous inspirer plus de modération et de retenue dans nos variations; nous devrions nous souvenir que quelles que soient les impressions que notre entendement peut recevoir, ce sont souvent des choses erronées que nous percevons ainsi, et que nous les percevons avec ces mêmes outils qui souvent se démentent et se trompent.
Ces jugements de l'esprit sont essentiellement dépendants des altérations que le corps éprouve.—Et il n'est pas étonnant qu'ils se démentent, étant si faciles à se fausser et se tordre dans les plus légères occurrences. Il est certain que notre compréhension, notre jugement et en général les facultés de notre âme, souffrent suivant ce qu'éprouve le corps et les altérations auxquelles il est en butte et qui sont continuelles. N'avons-nous pas l'esprit plus éveillé, la mémoire plus prompte, le raisonnement plus vif, quand nous nous portons bien, que lorsque nous sommes malades? La joie, la gaîté ne nous disposent-elles pas à accepter les impressions que nous ressentons, de tout autre façon que le chagrin et la mélancolie? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho plaisent à un vieillard avare et maussade, autant qu'à un jeune homme vigoureux et ardent?—Cléomène, fils d'Anaxandridas, était malade; ses amis lui reprochaient d'avoir une manière de voir et des idées nouvelles qui n'étaient pas dans ses habitudes: «Je le crois bien, leur répliqua-t-il, c'est qu'aussi je ne suis pas tel que lorsque je me porte bien; étant autre, mes opinions et mes idées sont autres.»—Les gens de chicane, au palais, disent couramment en parlant d'un criminel qui a affaire à des juges en bonne disposition d'esprit, portés à la douceur et à l'indulgence: «Qu'il profite de sa bonne chance.» Il est de fait que les arrêts de la justice sont parfois plus enclins à condamner, plus sévères et plus rigoureux; tantôt plus faciles, moins durs, admettant davantage les circonstances atténuantes; il n'y a pas de doute en effet que le jugement de qui sort de chez lui souffrant de la goutte, en proie à la jalousie, ou venant d'être volé par son domestique, qui a l'âme sombre et envahie par la colère, ne se ressente de cette mauvaise disposition.—L'Aréopage, ce vénérable sénat, jugeait la nuit de peur que la vue des parties n'influençât sa justice.—Même l'état de l'atmosphère et la sérénité du ciel font varier notre jugement, ce que constate ce vers grec, rapporté par Cicéron: «Les dispositions mentales des hommes, en deuil, à la joie, varient chaque jour que leur départ Jupiter.» Ce ne sont pas seulement les fièvres, les boissons, les accidents graves qui bouleversent notre jugement: les choses les plus insignifiantes du monde le tournent et le retournent; et il ne faut pas douter, alors même que nous ne le sentons pas, que si la fièvre continue peut abattre notre âme, la fièvre intermittente l'altère aussi dans une certaine mesure, toute proportion gardée; si l'apoplexie assoupit et éteint complètement la lucidité de notre intelligence, incontestablement un rhume la trouble; par conséquent à peine se rencontre-t-il dans la vie une seule heure où notre jugement est dans son assiette normale, tant notre corps est sujet à de continuels changements, et machiné avec tant de ressorts que je suis de l'avis des médecins, qu'il est bien malaisé qu'il n'y en ait pas toujours un qui aille de travers.
Cette infirmité de notre jugement est malaisée à découvrir.—Et pour comble, à moins qu'elle ne soit tout à fait à son apogée et sans remède, ce n'est pas aisément que se découvre cette maladie qui oblitère notre jugement, d'autant que la raison toujours si torse, si déhanchée, si boiteuse, s'accommode aussi bien du mensonge que de la vérité; ce qui fait qu'il est difficile de reconnaître qu'elle est déréglée et que nous ne pouvons compter sur elle. Je conserve ce nom de raison à cette apparence de jugement que chacun se forme en lui-même et qui sur un même sujet peut affecter cent appréciations contraires les unes aux autres, instrument fait de plomb et de cire, qui peut s'étirer, se ployer, s'accommoder à toutes les circonstances, à tous les compromis, avec lequel il n'y a plus qu'à posséder l'habileté nécessaire pour lui faire épouser tous les contours qu'il doit prendre. En quelque bonne résolution que soit un juge, s'il ne se surveille de près, ce à quoi peu de gens s'amusent, il peut être sollicité à la bienveillance s'il s'agit d'un ami, d'un parent, d'une beauté, comme aussi être hanté par une idée de vengeance. Sans même aller jusque-là, cette simple tendance instinctive qui, en dehors de toute préméditation, nous porte à favoriser une chose plutôt qu'une autre et fait que, sans consulter la raison, nous prononçons entre deux sujets se présentant dans les mêmes conditions, ou quelque autre impulsion aussi peu saisissable, peuvent agir à son insu sur son jugement et le disposer favorablement ou défavorablement dans une cause donnée, et faire pencher la balance d'un côté plutôt que d'un autre.
Moi, qui m'épie de très près, qui ai sans cesse les yeux sur moi, comme quelqu'un qui n'a pas fort à faire ailleurs: «qui ne me soucie nullement de savoir quel roi fait tout trembler sous l'Ourse glacée, ou de quoi s'alarme Tiridate (Horace)», à peine si j'oserais dire le peu de fond et la faiblesse que je constate en moi; j'ai le pied si peu sûr et si peu d'aplomb, je le trouve si aisé à faiblir, si prêt à chanceler et ma vue est si déréglée, qu'à jeun, je me sens tout autre qu'après avoir mangé; si je suis satisfait de ma santé, que le temps soit beau, me voilà un homme aimable; si j'ai un cor qui me blesse l'orteil, je suis maussade, déplaisant, inabordable; un cheval dont l'allure ne varie pas, me fait l'effet d'être tantôt dur, tantôt doux; le même chemin qui à cette heure me paraît court, une autre fois me semblera long; suivant le moment, la forme d'un objet me sera plus ou moins agréable; maintenant je suis en disposition d'entreprendre quoi que ce soit, à un autre moment de ne rien faire; ce qui à cette heure me fait plaisir, me sera quelquefois un sujet de contrariété. Mille agitations inopportunes et accidentelles se produisent en moi: ou je suis en proie à la mélancolie, ou c'est la colère qui me tient; de sa propre autorité c'est, à cette heure, le chagrin qui m'envahit; dans un instant, l'allégresse l'emportera. Quand je prends des livres, certains passages que je reconnais excellents me frappent par leur charme; qu'une autre fois ces mêmes ouvrages me retombent sous la main, j'aurai beau les tourner, les retourner, les feuilleter, les fouiller, rien de ce qu'ils renferment ne me revient à l'idée, tout m'y semble informe. Dans mes propres écrits je ne retrouve pas toujours ma pensée première, je ne sais plus ce que j'ai voulu exprimer et souvent je m'évertue à les corriger, à en modifier le sens, parce que la signification primitive qui valait mieux que celle que j'y substitue, m'échappe. Je ne fais qu'aller et venir, mon jugement ne va pas toujours droit de l'avant, il flotte, allant çà et là, «comme une frêle barque surprise en pleine mer par un vent furieux (Catulle)». Maintes fois, ce que je fais volontiers, me donnant pour tâche, tant pour m'exercer que pour m'amuser, de soutenir une opinion contraire à la mienne, mon esprit s'y appliquant, envisage si bien cet autre côté de la question, je m'y absorbe tellement, que je ne trouve plus les raisons qui me faisaient être de l'avis que j'avais en premier lieu et que je l'abandonne. Je m'entraîne, pour ainsi dire, du côté vers lequel je penche, et, quel qu'il soit, mon poids m'emporte de ce côté.
Ceux qui parlent en public, par exemple, n'arrivent-ils pas à subir eux-mêmes l'effet de leur propre parole.—Chacun pourrait presque en dire autant de lui-même, s'il s'étudiait comme je le fais; ceux qui parlent en public, savent fort bien que l'émotion qui leur vient en parlant les porte à croire que ce qu'ils disent est vrai. Lorsque nous sommes en colère, nous nous appliquons davantage à défendre notre idée; nous l'incarnons en nous, nous l'embrassons avec plus de véhémence et nous la tenons pour meilleure que nous ne le faisons quand nous sommes calmes et de sang-froid.—Vous exposez simplement une affaire à un avocat, il vous répond en hésitant et sans conviction; vous sentez qu'il lui est indifférent de se mettre à soutenir l'un ou l'autre parti. L'avez-vous bien payé pour se ranger à votre cause et se passionner pour elle; commence-t-il à s'y intéresser; sa volonté vient-elle à s'y échauffer? sa raison et sa science s'y échauffent en même temps, et voilà qu'une vérité apparente, qui ne fait plus doute pour lui, se présente à son esprit; il voit l'affaire sous un jour tout différent; il y croit de bonne foi et se persuade que c'est ainsi. Je ne sais même pas si l'ardeur qui naît du dépit et de l'obstination que l'on éprouve en face du sentiment et de la violence que témoigne le magistrat qui poursuit, la surexcitation causée par le danger qui menace, ou encore le désir d'acquérir de la renommée, n'ont pas été jusqu'à amener tel homme que je pourrais nommer, à monter sur le bûcher pour soutenir son opinion, pour laquelle, libre et au milieu de ses amis, il n'eût pas voulu s'exposer à avoir le bout du doigt échaudé.
Les passions auxquelles l'âme est en proie n'ont pas une action moindre.—Les secousses et les ébranlements que notre âme reçoit du fait des passions auxquelles le corps est en proie, ont beaucoup d'action sur elle; elle en éprouve plus encore par ses propres passions, avec lesquelles elle est si fortement aux prises, qu'on peut presque avancer que ses mouvements et son allure dépendent exclusivement des vents qui s'élèvent en elle; et que sans l'agitation qu'ils y produisent, elle demeurerait inerte, comme un navire en pleine mer quand le vent ne lui prête pas assistance. Celui qui, à l'exemple des Péripatéticiens, soutiendrait cette thèse, ne nous causerait pas grand préjudice, puisqu'il est connu que la plupart des belles actions de l'âme procèdent de nos passions et ont besoin de leur impulsion; ne dit-on pas que la vaillance n'éclate jamais mieux que sous l'influence de la colère: «Ajax fut toujours brave, mais il fut plus brave encore dans sa fureur (Cicéron).» N'est-ce pas quand on est courroucé que l'on court sus avec le plus de vigueur aux malfaiteurs et à l'ennemi? il y en a même qui veulent que l'avocat s'applique à mettre les juges en courroux pour en obtenir justice.
Les plus grands hommes sont ceux qui éprouvent les passions les plus fortes.—Le désir immodéré des grandes choses qui a été le mobile de Thémistocle, de Démosthène, c'est lui qui a poussé les philosophes à travailler, à voyager en pays lointains, qui nous conduit à l'honneur, au savoir, à la santé, à toutes fins utiles. Cette lâcheté de l'âme qui fait que nous supportons l'ennui et le déplaisir, donne moyen à notre conscience de faire pénitence et de se repentir, et aussi d'être résignée aux fléaux que Dieu nous envoie pour notre châtiment et à ceux résultant d'une politique corrompue. La compassion dispose à la clémence; la prudence que nous apportons à veiller à notre conservation et à nous diriger, est éveillée en nous par la crainte; combien de belles actions sont dues à l'ambition? combien à la haute opinion que nous avons de nous-mêmes? enfin, il n'est pas de vertu tant soit peu élevée et provoquant l'admiration, sans quelque agitation désordonnée de notre âme.—Ne serait-ce pas là l'une des raisons qui auraient porté les Épicuriens à décharger Dieu de tout soin, de toute sollicitude pour nos affaires? d'autant que les effets mêmes de sa bonté ne peuvent s'exercer sur nous, sans troubler le repos de notre âme par la mise en mouvement de nos passions qui sont comme des piqûres, des stimulants qui l'incitent aux actions vertueuses; ou bien ces philosophes ont-ils pensé autrement et considéré les passions comme des tempêtes qui une fois déchaînées, débauchent honteusement l'âme de sa quiétude? «De même que l'on juge de la tranquillité de la mer quand aucun souffle n'agite sa surface, ainsi on peut s'assurer que l'âme est tranquille lorsque nulle passion ne peut l'émouvoir (Cicéron).»
Quelle confiance, par suite, avoir en notre jugement, qui, plus il est exalté, plus il semble participer en quelque sorte aux secrets des dieux.—Quelles différences de sens et de raison nous présentent nos passions en leur diversité, et que d'idées dissemblables en résultent? Quelle assurance nous offre une chose si instable, si mobile, où le trouble règne en maître, qui ne marche jamais qu'à une allure imposée et qui n'est pas la sienne? Si notre jugement est dépendant même de la maladie, des perturbations que notre être éprouve; s'il faut qu'il soit en proie à la folie, à la témérité pour être impressionné, quelle sûreté pouvons-nous attendre de lui?
N'est-ce pas bien hardi à la philosophie d'assurer que les hommes ne produisent leurs plus grands effets, ceux qui les rapprochent le plus de la divinité, que lorsqu'ils sont hors d'eux, furieux, insensés? Nous nous améliorons par la perte de notre raison et quand elle est assoupie; les deux voies naturelles pour pénétrer dans le cabinet des dieux et y surprendre le cours des destinées sont la fureur et le sommeil; il est en vérité plaisant de le constater! C'est par le désarroi que les passions occasionnent à notre raison, que nous devenons vertueux; c'est par son anéantissement causé par la fureur ou l'image de la mort que nous devenons prophètes et devins!—Jamais je n'aurai été davantage porté à le croire: cédant à une inspiration irrésistible de la vérité sainte, l'esprit philosophique est dans l'obligation de reconnaître, à l'encontre de ce qu'il soutenait, que la tranquillité, le calme, la santé qu'il s'applique à faire acquérir à l'âme, ne constituent pas pour elle son meilleur état; éveillés, nous sommes plus endormis que si nous dormions; notre sagesse est moins sage que la folie; nos songes valent mieux que nos raisonnements; la pire des places que nous pouvons occuper, c'est en nous-mêmes. Mais d'autre part, la philosophie ne pense-t-elle pas que nous pouvons nous aviser de remarquer que la voix qui rend l'esprit, quand il est séparé du corps, si clairvoyant, si grand, si parfait, tandis qu'il est si terrestre, si ignorant, si plongé dans les ténèbres lorsqu'il est incarné, n'est pas une voix qui part de l'esprit qui est en l'homme terrestre, ignorant, privé de lumière, et que par suite nous ne pouvons ni nous y fier, ni y croire?
Peut-on notamment disconvenir que sous l'influence de l'amour nous pensons, nous agissons tout autrement que lorsque nous sommes au calme; sommes-nous plus dans la vérité dans un cas que dans l'autre?—Me trouvant être d'un tempérament mou et lourd, je n'ai pas grande expérience de ces violentes agitations qui, pour la plupart, s'emparent subitement de notre âme, sans lui donner le loisir de se reconnaître; mais cette passion qui, dit-on, se produit, du fait de l'oisiveté, au cœur des jeunes gens, bien que ne s'y développant qu'avec le temps et à pas lents, donne bien nettement idée à ceux qui ont cherché à s'opposer à son progrès, de la force du changement et de l'altération que notre jugement en éprouve. Je me suis efforcé autrefois de la contenir et de la combattre en moi, car il s'en faut que je sois de ceux qui se complaisent dans le vice, je n'y cède que lorsqu'il m'entraîne. Je sentais cette passion naître, se développer et s'épanouir en dépit de ma résistance, s'emparer de moi et me posséder, bien que je la visse me gagnant et que je fusse bien vivant. L'effet se produisait à la façon dont agit l'ivresse: l'aspect des choses commençait à devenir autre que de coutume; je voyais bien évidemment grossir et croître les avantages de ce que j'allais désirant, je les sentais s'agrandir et s'enfler sous le souffle de mon imagination; les difficultés de l'entreprise s'aplanir et devenir plus aisées à surmonter; ma raison et ma conscience céder; puis, ce feu éteint, aussitôt, avec la soudaineté de la lueur de l'éclair, mon âme avoir d'autres visées, son état se modifier, mon jugement devenir autre; les difficultés de revenir en arrière sembler grandir et être invincibles et les mêmes choses avoir tout autre goût et m'apparaître sous un jour bien différent de celui sous lequel la chaleur du désir me les avait tout d'abord présentées. Lequel de ces deux états était le plus conforme à la vérité? Pyrrhon déclare n'en rien savoir. Nous ne sommes jamais complètement exempts de maladie; le feu de la fièvre alterne avec ses frissons; des effets d'une passion ardente nous retombons dans ceux d'une passion quelque peu froide; autant je m'étais jeté en avant, autant je me rejetais ensuite en arrière: «Ainsi la mer, dans son double mouvement, tantôt se précipite vers la côte, couvre le rocher d'écume et se répand au loin sur le rivage; tantôt revenant sur elle-même et entraînant dans son reflux les cailloux qu'elle avait apportés, elle fuit, et abaissant ses eaux, laisse la plage à découvert (Virgile).»
De tout cela il résulte qu'il ne faut pas nous laisser aller aisément aux opinions nouvelles.—Connaissant la mobilité de mon jugement, j'ai réagi, et, par exception, suis arrivé à une certaine constance d'opinions, conservant à peu près intactes celles qu'au début je m'étais naturellement faites; car, quelle que soit l'apparence de vérité que peuvent prendre les nouveautés, je ne change guère de peur de perdre au change; incapable de choisir moi-même, je m'en rapporte au choix d'autrui et m'en tiens aux conditions dans lesquelles Dieu m'a placé, faute de quoi je ne saurais m'empêcher de rouler sans cesse. C'est ainsi que par la grâce de Dieu, j'ai conservé entières, sans agitation ni trouble de conscience, les anciennes croyances de notre religion, en dépit de tant de sectes et de divisions qui se sont produites en notre siècle.—Les ouvrages anciens, je parle des bons ouvrages, qui sont sérieux et ont du fond, m'attirent et agissent sur moi au plus haut point; celui que j'ai sous les yeux, est toujours celui qui m'impressionne le plus; je trouve que chacun, à tour de rôle, est dans le vrai, alors même que les thèses qui s'y trouvent développées sont opposées. Cette facilité qu'ont les bons auteurs à rendre vraisemblable tout ce qu'ils présentent, et il n'est rien de si étrange qu'ils n'entreprennent de peindre sous des couleurs qui trompent aisément une simplicité égale à la mienne, montre d'une façon évidente la faiblesse des preuves qu'ils produisent. Le ciel et les étoiles ont été, pendant trois mille ans, considérés comme se mouvant; tout le monde y a cru jusqu'à ce que Cléanthe de Samos ou, d'après Théophraste, Nicétas de Syracuse s'avisa de soutenir que c'était la terre qui, tournant sur son axe, se mouvait suivant le cercle oblique du Zodiaque; et, de notre temps, Copernic a si bien établi ce principe, qu'il s'en sert pour en déduire très régulièrement toutes les conséquences astronomiques. Qu'en conclure, sinon que nous n'avons pas à nous préoccuper de savoir lequel de ces deux systèmes est le vrai? Qui sait si, d'ici mille ans, un troisième ne les renversera pas tous deux? «Ainsi le temps change la valeur des choses; l'objet qui était en faveur, tombe dans le discrédit, tandis que celui qui était méprisé, est estimé à son tour; on le désire chaque jour davantage, il est admiré et se place au premier rang dans l'opinion des hommes (Lucrèce).»
Quelles garanties particulières de stabilité nous présentent-elles en effet pour l'avenir?—Nous avons donc, quand s'offre à nous une doctrine nouvelle, tout lieu de nous en défier et de considérer qu'avant qu'elle se soit produite, la doctrine contraire prévalait; et de même que celle-ci a été renversée par celle-là, il en naîtra peut-être, dans l'avenir, une troisième qui se substituera pareillement à la seconde. Avant que les principes posés par Aristote aient obtenu crédit, d'autres existaient qui donnaient satisfaction à la raison humaine, comme font ceux-ci à l'heure actuelle. Quelles lettres de recommandation ont ces derniers? quel privilège particulier les garantit que le cours de nos inventions s'arrêtera à eux, et qu'à tout jamais, dans l'avenir, notre croyance leur est acquise? ils ne sont pas plus à l'abri d'être rejetés, que ne l'étaient ceux qui les ont précédés.—Quand on me presse par un argument nouveau, je me prends à penser que ce que je ne suis pas parvenu à résoudre, un autre le résoudra; mais qu'ajouter foi à toutes les apparences dont nous ne pouvons nous défendre, est une grande simplicité; cela amènerait le commun des mortels, et nous en sommes tous, à avoir sa foi virant de tous côtés comme une girouette, parce que l'âme malléable et plastique recevrait impressions sur impressions, la dernière effaçant toujours l'empreinte de la précédente. Celui qui se trouve faible en présence des doctrines nouvelles, doit répondre, comme il est d'usage courant, qu'il en référera à son conseil, ou s'en rapporter aux plus sages d'entre ceux qui ont présidé à son éducation.—Combien y a-t-il de temps que la médecine existe? On dit cependant qu'un novateur, du nom de Paracelse, en modifie et en renverse toutes les règles anciennes, et soutient que jusqu'à ce jour elles n'ont servi qu'à tuer les gens. Je crois qu'il arrivera aisément à prouver son dire; mais lui confier mon existence pour qu'il la fasse servir à attester la supériorité de ses méthodes nouvelles, j'estime que ce serait une grande sottise. Il ne faut pas avoir confiance en chacun, dit une maxime, parce que chacun est à même de dire n'importe quoi.—Un homme ainsi porté à innover et à réformer dans ce qui est du domaine des lois physiques, me disait, il n'y a pas longtemps, que les anciens s'étaient manifestement trompés sur la nature et les effets des vents, ce qu'il me ferait toucher du doigt et dont il me démontrerait l'évidence, si je voulais l'écouter. Après m'être prêté patiemment, pendant quelque temps, à l'entendre me développer ses arguments qui paraissaient très admissibles: «Comment donc, lui dis-je, ceux qui naviguaient en appliquant les principes de Théophraste, parvenaient-ils à aller vers l'Occident, quand le vent soufflait vers l'Orient? allaient-ils de côté ou à reculons?» «Affaire de hasard, me répondit-il; ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils étaient dans l'erreur.» «Pour lors, répliquai-je, je préfère m'en rapporter aux effets plutôt qu'au raisonnement.» Or ce sont là deux choses qui se contredisent souvent: on m'a dit qu'en géométrie (science qui, entre toutes, prétend être arrivée au plus haut degré de certitude, il y a des démonstrations incontestables qui bouleversent tout ce que l'expérience indique comme vrai. C'est ainsi que Jacques Peletier me disait, chez moi, avoir découvert deux lignes s'acheminant lune vers l'autre en se rapprochant sans cesse, qu'il démontrait ne pouvoir, malgré cela, jamais se joindre alors même qu'elles se prolongeraient à l'infini. En toutes choses, les Pyrrhoniens emploient uniquement leurs arguments et leur raisonnement à combattre les apparences sous lesquelles elles se présentent, et c'est merveille jusqu'où la souplesse de notre raison se plie à ce parti pris de lutter contre l'évidence; ils démontrent que nous ne nous mouvons pas, ne parlons pas, que la pesanteur ou la chaleur n'existent pas; et cela, avec une telle vigueur d'argumentation qu'ils nous persuadent être vraies les choses les plus invraisemblables.—Ptolémée, qui a été un personnage marquant, avait déterminé les limites de notre monde; tous les philosophes anciens ont pensé ne rien ignorer sur ce point de ce qui existait, sauf quelques îles lointaines qui pouvaient avoir échappé à leur connaissance; et, il y a mille ans, c'eût été raisonner à la manière de Pyrrhon, que de révoquer en doute ce qu'enseignait alors la cosmographie et les idées que chacun en avait; avouer l'existence des antipodes était une hérésie. Et voilà qu'en ce siècle, on vient de découvrir un continent d'une étendue infinie; non une île, non une contrée d'étendue restreinte, mais une portion de la terre à peu près égale en superficie à celle que nous connaissions. Les géographes de notre temps ne manquent pas d'affirmer qu'actuellement tout est découvert, que tout est connu: «car on se plaît dans ce qu'on a, et cela paraît supérieur à tout le reste (Lucrèce)». Je me demande si, alors que Ptolémée s'est trompé jadis sur ce qui constituait le point de départ de ses raisonnements, ce ne serait pas sottise de me fier aujourd'hui aux idées que ses successeurs émettent, et s'il n'est pas plus vraisemblable que ce grand corps, que nous appelons le Monde, soit bien autre que ce que nous en jugeons.
Tout ne change-t-il pas continuellement en ce monde, et combien incertaines sont les données que nous avons sur ses origines.—Platon dit que la physionomie s'en modifie de toutes façons; que le ciel, les étoiles, le soleil changent parfois du tout au tout le mouvement que nous leur voyons accomplir, l'orient devenant l'occident. Les prêtres d'Égypte ont raconté à Hérodote que, depuis leur premier roi, il y avait de cela onze mille et tant d'années (et ils lui montraient les effigies de tous leurs rois, en statues faites de leur vivant), l'orbite décrite par le soleil avait varié quatre fois; que la mer et la terre se transforment alternativement de l'une en l'autre; que la naissance du monde est indéterminée, ce qui est également dit par Aristote et par Cicéron. C'est aussi l'opinion d'un de nos savants qui, s'appuyant des témoignages de Salomon et d'Isaïe, présente le monde comme étant de toute éternité, sujet à la mort, mais renaissant après transformations; ce qui pare à cette objection que Dieu créateur a été quelquefois sans créatures, que parfois il est demeuré oisif, puis sorti de son oisiveté pour remanier son œuvre, et que par conséquent lui-même est sujet à changer.—Dans la plus fameuse école de la Grèce, le monde est considéré comme un dieu, créé par un autre dieu plus puissant. Il est composé d'un corps et d'une âme; celle-ci en occupe le centre, d'où elle s'épand vers la circonférence d'après les mêmes règles que celles qui président aux accords musicaux; il jouit de tous les apanages de la divinité, est très heureux, très grand, très sage, éternel: en lui sont d'autres dieux: la terre, la mer, les astres qui s'entretiennent dans une harmonieuse et perpétuelle agitation, sorte de danse divine, tantôt se rencontrant, tantôt s'éloignant, se cachant, se montrant, changeant l'ordre dans lequel ils errent, se trouvant parfois en avant les uns des autres, parfois en arrière.—Héraclite tenait le monde pour un foyer incandescent, appelé par l'ordre du destin à s'enflammer et à se consumer un jour, pour encore renaître un autre jour.—Quant aux hommes,ils sont, dit Apulée, «mortels comme individus, immortels comme espèce».—Alexandre écrivait à sa mère le récit d'un prêtre égyptien, tiré des monuments de cette nation, qui témoignait de son antiquité, laquelle se perd dans l'infini, et relatait l'origine authentique et le développement des autres pays.—Cicéron et Diodore disent que, de leur temps, les Chaldéens avaient des chartes remontant à quatre cent mille et tant d'années.—Aristote, Pline et autres, que Zoroastre vivait six mille ans avant la venue de Platon.—Ce dernier rapporte que les habitants de Saïs ont des archives remontant à huit mille ans, et que la construction d'Athènes est antérieure de mille ans à celle de Saïs.—Épicure estime que ce que nous constatons exister sur cette terre se retrouve, en tout pareil et de même façon, dans plusieurs autres mondes; cette assertion il l'eût émise avec plus d'assurance encore, s'il eût vu les exemples si étranges de ressemblance et de conformité que présente le nouveau monde des Indes occidentales avec le nôtre tel qu'il est actuellement et tel qu'il a été.
Dans le nouveau monde n'a-t-on pas trouvé, ayant cours, des pratiques et des traditions qui existent ou ont existé dans le monde ancien!—En vérité, en considérant ce que nous savons des diverses pratiques qui ont cours sur cette terre, j'ai été souvent émerveillé de voir qu'en des temps et des lieux très éloignés, il se soit rencontré en si grand nombre des opinions populaires extraordinaires, des mœurs et des croyances sauvages se ressemblant sans que, par aucun lien, elles paraissent issues de notre raison à l'état naturel. L'esprit humain accomplit vraiment de grands miracles, mais cette corrélation a encore je ne sais quoi de plus bizarre par la similitude de certains noms et de mille autres choses; car, dans ce nouveau monde, on a trouvé des nations qui jamais, que nous sachions, n'avaient entendu parler de nous, et chez lesquelles la circoncision se pratique; il y en avait où le gouvernement et l'administration étaient entre les mains des femmes, sans que les hommes y aient part; où nos jeûnes et notre carême étaient observés, et en plus, l'abstinence de femmes.—On en trouva où la croix était un symbole dont il était fait usage de diverses façons: ici, on en honorait les sépultures; là, elle s'employait, et en particulier la croix de S. André, pour se protéger contre les visions nocturnes et on les mettait sur les lits des enfants pour les garantir des enchantements; ailleurs, il en a été rencontré une en bois et de grande hauteur, adorée comme dieu de la pluie, cette dernière se trouvait bien avant dans la terre ferme.—On y a relevé des pratiques pénitentiaires exactement semblables aux nôtres, l'usage des mitres, le célibat ecclésiastique, l'art de deviner l'avenir par l'examen des entrailles des animaux offerts en sacrifice; l'abstinence, comme nourriture de chair et de poisson de toute espèce; l'emploi par les prêtres, lorsqu'ils officient, d'une langue spéciale à l'exclusion de la langue vulgaire.—On y a trouvé aussi l'idée d'un premier dieu chassé par un second, son frère puîné; celle que les hommes ont été créés jouissant de toutes les commodités imaginables, dont ils ont depuis été privés pour avoir péché; qu'ils ont été chassés du territoire qu'ils occupaient et que leur condition première a empiré.—Qu'autrefois ils ont été submergés par une inondation causée par les eaux du ciel; seules, quelques familles échappèrent en gagnant les sommets des montagnes et s'y jetant dans des cavernes, s'y renfermant avec des animaux de diverses espèces et bouchant les ouvertures pour empêcher l'eau d'y pénétrer. Quand ils sentirent que la pluie avait cessé, ils firent sortir de leur abri des chiens, qui revinrent propres et tout mouillés, d'où ils conclurent que le niveau de l'eau n'avait pas encore de beaucoup diminué; un peu plus tard, ils en lâchèrent d'autres qui revinrent couverts de boue: ils sortirent alors eux-mêmes pour repeupler le monde qu'ils trouvèrent plein uniquement de serpents.—Chez certains, existait la croyance du jugement dernier; aussi étaient-ils profondément offensés de ce que les Espagnols, fouillant les sépultures pour en retirer les richesses qu'elles contenaient, dispersaient les ossements que ces tombeaux renfermaient, se disant que ces os, ainsi jetés à tous vents, ne pourraient que difficilement se joindre pour se reconstituer.—Le commerce s'y fait par voie d'échange et pas autrement, et il existe des foires et des marchés à cet effet. Des nains et des personnes difformes y sont employés pour ajouter chez les princes aux plaisirs de la table. La fauconnerie y est en usage dans la mesure où s'y prête l'espèce des oiseaux du pays. Il y existe des impôts abusifs. L'art de cultiver les jardins d'agrément s'y pratique. De même les danses, les tours de force et d'adresse des bateleurs, la musique instrumentale, les armoiries, les jeux de paume, de dés, de hasard auxquels on se livre avec passion, au point de mettre comme enjeu, et sa liberté et soi-même. La médecine s'y exerce uniquement au moyen de charmes et d'enchantements. L'écriture se compose d'hiéroglyphes. On y retrouve la croyance d'un dieu venu autrefois sur la terre où il a vécu dans une parfaite virginité, jeûnant, faisant pénitence, prêchant la loi naturelle et l'observance des cérémonies du culte, et qui a disparu d'ici-bas sans avoir subi la mort qui nous atteint tous. On croit aux géants. Il est fait usage de boissons susceptibles de causer l'ivresse et on en boit jusqu'à en perdre la raison. Il y est fait emploi d'ornements religieux portant l'image d'ossements et de têtes de mort, de surplis, d'eau bénite, d'aspersions. Femmes et serviteurs rivalisent à qui mieux mieux pour être brûlés ou enterrés avec le mari ou le maître qui vient de trépasser. Le fils aîné hérite de tout ce que possède le père; les puînés n'ont rien, sauf l'obligation d'obéir. Il est dans les coutumes que, lorsqu'il est pourvu à certains offices de tout premier ordre, celui qui y est élevé quitte son nom et en prend un nouveau. Aux enfants nouveau-nés, on verse de la chaux sur le genou, en leur disant: «Tu viens de la poussière, tu retourneras en poussière.» L'art des augures s'y exerce.—Ces vains simulacres de notre religion qui apparaissent dans certains de ces exemples, témoignent de sa dignité et de sa divinité. Non seulement elle a pénétré chez les nations infidèles de notre hémisphère qui l'ont plus ou moins imitée, mais encore chez ces barbares, comme par une inspiration surnaturelle qui la fait s'étendre sur le monde entier. On y trouve même la croyance au purgatoire, mais sous une forme nouvelle: ce que nous livrons au feu, est livré au froid, et ces peuples s'imaginent que les âmes sont punies et purifiées en ayant à subir les rigueurs d'un froid excessif. Ceci me remet en mémoire une autre divergence dans les idées, assez plaisante: tandis que des peuplades aiment à avoir dégagée l'extrémité du gland du membre viril, et enlèvent à cet effet la peau qui l'entoure, comme font les Mahométans et les Juifs; d'autres, au contraire, se font un si grand cas de conscience d'en agir autrement, qu'à l'aide de tout petits cordons fixés à cette peau, ils l'étirent avec grand soin, de manière à ce qu'elle recouvre cette extrémité de peur qu'elle ne voie l'air.—Une autre divergence existe dans la manière d'honorer les rois et de se montrer dans les fêtes. En pareille circonstance, nous nous parons de nos vêtements les plus convenables; dans quelques pays, pour témoigner au roi de sa supériorité et de leur soumission, ses sujets se présentent à lui avec les effets les plus minables qu'ils possèdent, et, pour entrer au palais, ils mettent quelque vieille robe déchirée par-dessus la bonne dont ils sont revêtus de telle sorte que la personnalité du maître, brillant de tout son éclat, ressorte davantage et produise seule de l'effet.—Mais poursuivons.
Malgré ces ressemblances qu'on relève en des lieux si éloignés les uns des autres, il est certain que l'esprit des hommes varie suivant les climats et les siècles.—Si la nature enserre, comme elle le fait de toutes autres choses, dans les règles de sa marche ordinaire, les croyances, les jugements et les opinions des hommes; si leurs évolutions sont déterminées, s'ils ont leur saison, s'ils naissent, s'ils meurent comme il en est des choux; si le ciel les agite et les balaie à sa fantaisie, quelle autorité sérieuse et assurée leur attribuerons-nous? Si l'expérience nous fait toucher du doigt que l'organisation de notre être relève de l'air, du climat, du terroir où nous naissons; que non seulement notre teint, notre taille, notre complexion, nos moyens physiques en dépendent, mais encore les facultés de notre âme, «le climat ne contribue pas seulement à la vigueur du corps, mais aussi à celle de l'esprit», dit Végèce, au point que ce soit intentionnellement que la déesse qui a fondé Athènes ait fait choix, pour la bâtir, d'un climat tel que les hommes y deviennent plus particulièrement prudents, comme l'apprirent à Solon les prêtres d'Égypte: «L'air d'Athènes est léger, ce qui donne aux Athéniens plus de finesse; celui de Thèbes est lourd, aussi les Thébains ont-ils plus de vigueur que d'esprit (Cicéron)», dès lors, de même que les fruits présentent en naissant des variétés, les animaux et les hommes naissent eux aussi plus ou moins belliqueux, justes, tempérants, dociles; ici ils sont enclins au vin, ailleurs au vol et au libertinage; ici ils ont de la propension à la superstition, ailleurs à l'incrédulité; ici pour la liberté, là pour la servitude; ils sont savants ou artistes, grossiers ou spirituels, obéissants ou rebelles, bons ou mauvais, suivant que le lieu où ils vivent les y porte; si on les transplante, leurs penchants se modifient comme il arrive des arbres. C'est pour ce motif que Cyrus ne voulut pas autoriser les Perses à quitter leur pays âpre et montagneux pour émigrer dans un autre doux et plat, disant que les terres grasses et faciles à travailler font des hommes sans énergie, que celles qui sont fertiles engendrent des esprits qui ne le sont pas. Quand nous voyons, sous quelque influence céleste, fleurir tantôt un art, tantôt un autre; une croyance se substituer à une autre, tel siècle produire tels tempéraments et disposer l'humanité à prendre tel ou tel pli; l'esprit humain être tantôt vigoureux, tantôt étiolé comme il advient de nos champs, que deviennent donc ces belles prérogatives dont nous nous flattons? Puisqu'un sage peut éprouver des mécomptes, cent hommes, des nations entières peuvent en éprouver; et, de fait, à mon sens, le genre humain tout entier se trompe depuis des siècles, soit sur ceci, soit sur cela; quelles assurances avons-nous que, parfois, il cesse de se tromper et que, dans le siècle actuel, il ne soit pas dans l'erreur?
Incapables de discerner ce qui leur conviendrait, souvent les hommes demandent au ciel des biens qui sont pour eux une source de malheurs.—Entre autres témoignages de notre faiblesse d'esprit, il semble que celui-ci ne mérite pas d'être omis: Même dans ce qu'il désire, l'homme ne sait pas discerner ce qu'il lui faut. Ce n'est pas seulement quand nous avons la jouissance des choses, que nous sommes en désaccord sur ce qui nous est nécessaire pour que nous soyons satisfaits; c'est aussi quand notre imagination seule est en travail et que nous n'avons qu'à souhaiter. Laissons notre pensée tailler et coudre comme il lui plaira, elle n'arrivera seulement pas à désirer ce qui lui convient, non plus qu'à * se satisfaire: «La raison sait-elle ce qu'elle doit craindre ou désirer? Quand jamais a-t-on conçu quoi que ce soit dont on n'ait pas eu à se repentir plus tard, au cas même où les faits ont répondu à ce qu'on en attendait (Juvénal)?» C'est ce qui faisait que Socrate ne demandait aux dieux de lui donner que ce qu'ils savaient lui être salutaire; et que la prière des Lacédémoniens, tant publique que privée, portait simplement de leur octroyer ce qui était bon et beau, s'en remettant à leur puissance suprême du choix et des éliminations à faire: «Nous demandons une épouse et nous voulons des enfants; mais il n'y a que Dieu qui sache quels seront ces enfants et quelle sera cette épouse (Juvénal).» Dans ses supplications le chrétien dit à Dieu:«Que votre volonté soit faite,» il évite de la sorte la mésaventure que les poètes prêtent au roi Midas. Midas avait demandé aux dieux que tout ce qu'il toucherait se convertît en or; sa prière fut exaucée: son vin devint or, son pain fut or, de même la plume de son lit et aussi sa chemise et ses vêtements, si bien qu'il se trouva accablé par la satisfaction donnée à son désir et que le cadeau qui lui fut fait, devint pour lui d'une insupportable commodité; il lui fallut prier à nouveau pour obtenir que ses prières cessassent d'être exaucées: «Étonné d'un mal si nouveau, riche et indigent tout à la fois, il eût voulu fuir ses richesses et prenait en horreur l'objet de ses vœux (Ovide).»—Moi-même, dans ma jeunesse, j'ai demandé à la fortune, entre autres faveurs, d'obtenir l'ordre de Saint-Michel; c'était alors la plus insigne marque d'honneur de la noblesse française et elle était très rarement concédée. La fortune me l'a accordée, mais dans des conditions plaisantes: au lieu de faire que je me distingue et m'élève au-dessus de mon milieu pour y atteindre, elle m'a bien plus gracieusement traité; elle a ravalé cet ordre et l'a abaissé jusqu'à moi, et même plus bas.—Cleobis et Biton, Trophonius et Agamède ayant demandé, les premiers à leur déesse, les seconds à leur dieu, une récompense digne de leur piété, reçurent la mort en cadeau, tant ce que pensent les puissances célestes sur ce qui nous convient, diffère de ce que nous en pensons nous-mêmes! Dieu pourrait nous octroyer la richesse, les honneurs, la vie et même la santé, et cela nous être parfois préjudiciable, car tout ce qui nous plaît ne nous est pas toujours salutaire. Si au lieu de nous guérir, il nous envoie la mort ou une aggravation de nos maux: «Ta verge et ton bâton m'ont consolé (Psalmiste)», il agit ainsi, parce que c'est ce que, en sa sagesse, lui dicte sa prévoyance qui sait ce qu'il nous faut, bien plus exactement que nous ne pouvons le savoir; et nous devons le prendre en bonne part, comme nous venant d'une main très sage et qui ne veut que notre bien: «Si tu veux un bon conseil, abandonne aux dieux le soin de ce qui te convient et de ce qui t'est utile; l'homme leur est plus cher qu'il ne l'est à lui-même (Juvénal).» Leur demander des honneurs, des charges, c'est leur demander qu'ils vous jettent dans la mêlée d'une bataille, ou vous fassent prendre part à une partie de dés ou à toute autre chose dont l'issue vous est inconnue et le succès douteux.
Dans l'impossibilité où ils sont de discerner ce en quoi consiste le souverain bien, il semble que le calme absolu de l'esprit ne décidant sur rien, considéré comme tel par les Pyrrhoniens, est ce qui en approche le plus.—Il n'y a pas de sujet donnant lieu à controverses plus violentes et plus acharnées de la part des philosophes, que celui portant sur ce en quoi consiste pour l'homme le souverain bien. Varron compte que deux cent quatre-vingt-huit * sectes ont pris naissance sur cette question. «Or, dès que l'on ne s'accorde pas sur ce qu'est le souverain bien, on diffère d'opinion sur toute la philosophie (Cicéron)». «Il me semble voir trois convives de goûts différents; que leur donner? que ne pas leur donner? Tu prives l'un de ce qu'il aime et ce que tu offres aux deux autres leur déplaît (Horace)»; c'est la réponse que devrait faire la nature à leurs contestations et à leurs débats. Les uns font consister notre bien-être dans la vertu; d'autres, dans la volupté; d'autres, à laisser faire la nature; qui, dans la science; qui, à ne pas souffrir; qui, à ne pas se laisser aller aux apparences. A cette dernière manière de voir, se rattache cette autre émise aux temps anciens par Pythagore: «Ne rien admirer, Numicius, est presque le seul moyen de faire et d'assurer son bonheur (Horace)», ce qui est le but auquel tend la secte de Pyrrhon. Aristote qualifie de magnanimité de n'avoir d'admiration pour rien; et Archésilas disait que le bien, c'est avoir un jugement droit et inflexible, joint à tout ce qui contribue à le maintenir tel, et que le vice et le mal résultent des concessions et des applications que nous en faisons. Il est vrai qu'en donnant ces propositions comme axiomes ne faisant pas doute, Archésilas se départait du procédé habituel des Pyrrhoniens. Quand ceux-ci disent que le souverain bien, c'est l'ataraxie, c'est-à-dire le calme parfait, l'immobilité du jugement, ils n'entendent pas l'affirmer d'une façon absolue; le même état d'esprit qui leur fait éviter un précipice, se préserver de la fraîcheur du soir, leur fait émettre cette idée du moment et en repousser une autre; c'est là pour eux une affirmation sans conséquence.
Combien je souhaiterais que, pendant ma vie, quelqu'un, Juste Lipse par exemple, qui est l'homme le plus savant que nous ayons, dont l'esprit est si cultivé et si judicieux, cousin germain sous ce rapport de mon Turnebus, eût la volonté, la santé et assez de loisirs pour colliger et classer par catégorie, avec toute sincérité et en les recherchant autant qu'il nous est possible, les opinions des philosophes anciens ayant trait à notre être et à nos mœurs, les controverses dont elles ont été l'objet, le crédit dont chacune a joui et tout ce qui s'y rattache; et aussi, comment leurs auteurs et leurs disciples ont, dans le cours de leur vie, fait application de leurs préceptes dans les événements mémorables et pouvant servir d'exemples; quel bel et utile ouvrage ce serait!
En prenant la raison pour guide, nos embarras ne diminuent pas, car tout change autour de nous, les lois plus encore que tout le reste.—A quelle confusion n'aboutirons-nous pas, si c'est en nous que nous cherchons la direction à imprimer à nos mœurs! Ce que nous conseille sur ce point la raison, avec le plus d'apparence de vérité, c'est généralement que chacun observe les lois de son pays; c'est l'avis de Socrate inspiré, dit-il, par la divinité; et que veut-elle dire par là, sinon que notre devoir n'a d'autre règle que le hasard? La vérité doit être une et universelle; si l'homme connaissait la droiture et la justice, en avait des types réels, pouvait se les représenter dans leur essence, il ne les ferait pas consister dans l'observance de coutumes de telles ou telles contrées; ce ne serait ni d'après ce que l'on en conçoit en Perse, ou dans les Indes, que la vertu prendrait forme. Il n'y a rien, comme les lois, qui soit plus sujet à de continuelles variations. Depuis que je suis né, j'ai vu trois ou quatre fois changer celles des Anglais, nos voisins, et non seulement celles se rapportant à la politique intérieure, que l'on admet n'avoir aucune fixité, mais celles afférentes au point le plus important qui puisse être, à la religion; j'en ai honte et dépit, d'autant plus que notre région n'a pas été autrefois sans avoir des attaches avec cette nation et que, dans ma famille, il reste encore traces d'ancienne parenté avec elle. Dans notre province, ici même, j'ai vu tel acte constituant un crime capital, devenir par la suite légitime; et actuellement, attachés à un parti, nous sommes exposés, selon les chances de la guerre, à devenir un jour criminels de lèse-majesté humaine et divine, si, le parti opposé venant à triompher, au bout de quelques années, les idées contraires prévalent et que notre justice verse dans l'injustice. Ce dieu de l'antiquité ne pouvait plus clairement accuser à quel degré l'homme ignore l'être divin, et lui apprendre que sa religion n'était qu'un produit de son invention propre à cimenter la société, qu'il ne le faisait en déclarant, de dessus son trépied, à ceux qui, pour s'instruire, venaient le consulter, «que le vrai culte de chacun est celui à l'observation duquel il est tenu par les usages locaux». Dieu! quelle obligation n'avons-nous pas à la bonté de notre souverain Créateur de nous avoir éclairés sur la niaiserie de notre foi en ces dévotions qui nous étaient imposées et que rien ne justifiait, et d'avoir fait que nos croyances reposent aujourd'hui sur cette base éternelle de sa parole sacrée.—Sur ce point capital, la philosophie nous dit de «suivre les lois de notre pays», c'est-à-dire cette mer flottante que sont les opinions d'un peuple ou d'un prince, qui peignent la justice sous autant de couleurs et la transforment aussi souvent que leurs passions changent; mon jugement n'a pas une flexibilité suffisante pour accepter cette solution. Qu'est-ce que ce bien que je voyais hier considérer comme tel et qui ne le sera plus demain et que la traversée d'une rivière suffit pour transformer en crime? Quelle vérité est-ce que celle qui s'arrête à ces montagnes et devient mensonge pour qui habite au delà!
On n'est même pas d'accord sur ce qu'on appelle les lois naturelles.—Ils sont plaisants ceux qui, pour donner plus d'authenticité aux lois, disent qu'il y en a de fermes, perpétuelles, immuables, auxquelles ils donnent le nom de lois naturelles, qui seraient innées chez l'homme du fait même de ce à quoi elles s'appliquent; elles seraient au nombre de trois d'après les uns, de quatre d'après d'autres; il y en a qui en admettent plus, d'autres moins, signe qui dénote que le doute est permis là comme ailleurs. Les infortunés! car je ne puis qualifier autrement que d'infortune ce fait que, dans le nombre infini des lois, il ne s'en trouve pas au moins une pour laquelle la fortune et les hasards du sort aient permis que, du consentement unanime de tous les peuples, elle soit universellement admise. Ils sont, dis-je, si malheureux que de ces trois ou quatre lois dont ils ont fait choix, il n'y en a pas une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or, l'acceptation de tous est la caractéristique essentielle qui seule pourrait être invoquée comme preuve de l'existence de lois naturelles; car ce que la nature nous aurait réellement ordonné, sans aucun doute nous l'observerions d'un commun accord, parce que toute nation, tout homme même, se ressentirait de la contrainte et de la violence que leur ferait quiconque voudrait les pousser en sens contraire de cette loi; qu'on m'en montre, s'il se peut, une dans ces conditions.—Protagoras et Ariston n'assignaient d'autre origine à la justice des lois que l'autorité et l'opinion du législateur; hors de là, le bien et l'honnête ne sont plus des qualités, mais de simples dénominations sans signification appliquées à des choses sans valeur. Thrasymaque, dans Platon, estime que le droit n'est autre que la commodité du supérieur. Il n'est chose au monde présentant plus de diversité que les coutumes et les lois: ici, telle chose est abominable qui, ailleurs, est un titre de recommandation, comme était à Lacédémone l'adresse au vol; les mariages entre proches parents sont expressément défendus chez nous, ailleurs ils sont en honneur: «On dit qu'il y a des peuples où la mère s'unit à son fils, le père à sa fille, et où l'amour croît en raison de cette parenté (Ovide)»; tuer ses enfants, tuer son père, se communiquer ses femmes, faire le commerce de choses volées, avoir licence de se livrer à toutes sortes de volupté, tout, en somme, si poussé à l'extrême que ce soit, est admis dans les usages de quelque nation.
Combien de choses, sur lesquelles l'accord devrait exister, voyons-nous acceptées par les uns et proscrites par les autres.—Il est à croire qu'il existe des lois naturelles, comme cela se constate chez d'autres créatures; mais chez nous, elles se sont perdues, parce que notre belle raison humaine s'ingère partout pour maîtriser et commander, brouillant et confondant la physionomie des choses au gré de sa vanité et de son inconstance: «Il ne reste rien de nous; ce que j'appelle nôtre, n'est qu'une production de l'art.» Les choses se présentent sous des jours et dans des conditions diverses, c'est là la principale cause de la diversité des opinions; une nation regarde une chose sous un de ses aspects qui fixe ses idées, une autre la voit autrement et se détermine suivant cette autre manière dont elle la voit.
Rien n'est si horrible que la pensée de manger son père. Les peuples chez lesquels cette coutume existait jadis, l'observaient cependant comme un témoignage de piété et de bonne affection, se proposant de donner par là aux auteurs de leurs jours la sépulture la plus digne et la plus honorable, en logeant en eux-mêmes, pour ainsi dire dans la moelle de leurs os, les corps de leurs pères et ce qui en demeurait; les revivifiant en quelque sorte, les régénérant par cette absorption en leur propre chair, par ce fait qu'ils en faisaient leur nourriture et de la digestion qui s'ensuivait. Il est aisé de se figurer quelle cruauté et quelle abomination c'eût été pour ces hommes abreuvés et imbus de cette superstition, d'enfouir la dépouille de leurs parents dans la terre, où elle pourrirait et deviendrait la pâture des bêtes et des vers.
Lycurgue considérait dans le larcin, la vivacité, la diligence, la hardiesse, l'adresse qu'il y a à surprendre quelque chose appartenant à son voisin et l'utilité qui en revient au public en faisant que chacun apporte plus d'attention à veiller sur ce qui lui appartient. A développer ainsi cette double tendance à assaillir et à se défendre, il trouvait, au point de vue de la discipline militaire (principale science et vertu essentielle qu'il voulait inculquer à sa nation), un avantage qui lui parut, par son importance, l'emporter sur l'inconvénient résultant du désordre et de l'injustice qu'il y a à s'emparer du bien d'autrui.
Denys le tyran offrit à Platon une robe comme on les portait en Perse, longue, lamée d'or et d'argent, et parfumée; Platon la refusa, disant que, né homme, il ne lui convenait pas de s'habiller en femme. Cette même robe, Aristippe l'accepta en disant que «nul accoutrement ne peut porter atteinte à qui est résolu à conserver sa chasteté».—Les amis de ce dernier blâmaient la lâcheté qu'il avait mise à prendre si peu à cœur que Denys lui eût craché au visage: «Les pêcheurs, leur dit-il, se résignent bien, pour prendre un goujon, à être mouillés de la tête aux pieds par les eaux de la mer.»—Diogène était occupé à laver des choux, lorsque voyant passer ce même philosophe, il lui cria: «Si pour vivre tu te contentais de choux, tu ne ferais pas la cour à un tyran.» A quoi Aristippe répondit: «Si tu savais vivre avec les hommes, tu ne laverais pas des choux.» Voilà comment la raison donne aux choses les apparences les plus diverses; c'est un pot à deux anses, que l'on peut prendre par l'anse droite ou par celle de gauche: «O terre hospitalière, tu portes la guerre; tes coursiers sont armés pour le combat et c'est le combat qu'ils nous présagent; cependant, ces fiers animaux étaient autrefois attelés à des charrues et avaient l'habitude de marcher fraternellement sous le joug, tout espoir de paix n'est donc pas perdu (Virgile)!»
On reprochait à Solon de répandre, sur la mort de son fils, des larmes impuissantes et inutiles: «C'est bien pour cela, dit-il, que j'ai sujet d'en répandre, c'est qu'elles sont inutiles et impuissantes.»—La femme de Socrate disant: «Oh! quelle injustice commettent ces méchants juges qui le font mourir,» voyait là un sujet d'aggravation pour sa douleur. «Préférerais-tu donc, lui répliqua Socrate, que j'aie mérité la mort?»—Nous portons les oreilles percées, ce que les Grecs tenaient pour une marque de servitude.—Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indous le font en public.—Les Scythes immolaient les étrangers dans leurs temples; ailleurs, les temples étaient des lieux d'asile.—«Chaque pays hait les divinités des pays voisins, parce que chacun tient ses dieux pour les seuls véritables; d'où les fureurs aveugles des foules (Juvénal).»
Les plaidoyers des avocats et, en maintes occasions, l'embarras des juges démontrent l'ambiguïté des lois.—J'ai entendu raconter d'un juge que, lorsqu'il rencontrait entre Bartolus et Baldus un conflit difficile à trancher et quelque sujet présentant de sérieuses difficultés, il écrivait en marge de son livre: «Question pour l'ami», voulant dire que la vérité y était si embrouillée et controversée, qu'en semblable cause il lui serait loisible de favoriser celle des parties que bon lui semblerait; avec quelque peu d'esprit et de science, il eût pu inscrire partout cette même mention; dans toutes les affaires, avocats et juges de notre temps trouvent assez de moyens détournés pour y donner telle suite qui leur convient. Dans une science aussi étendue, qui dépend de tant d'opinions qui font loi, et où l'arbitraire joue un si grand rôle, une extrême confusion doit naturellement se produire dans les jugements à rendre, aussi n'est-il guère de procès, si clairs qu'ils soient, sur lesquels les avis exprimés ne soient différents; ce qu'une cour a jugé, une autre le juge en sens contraire; il arrive même que la même cour, jugeant à nouveau, juge autrement qu'elle ne l'a fait la première fois. Les faits de cette nature se voient couramment par suite de cet abus, qui porte si fort atteinte à l'autorité si gourmée et au prestige de notre justice, de ne pas accepter les arrêts rendus et d'aller de juridiction en juridiction pour faire prononcer sur une même cause.
Quant à la liberté dont usent les opinions philosophiques vis-à-vis du vice et de la vertu, c'est un point sur lequel il n'est pas besoin de s'étendre et qui a donné lieu à des avis que, par égard pour les esprits faibles, il vaut mieux taire que publier. Arcésilas disait qu'en fait d'impudicité, le mal n'est pas plus grand quel que soit celui qui s'en rend coupable et de quelque manière qu'il se commette: «Pour ce qui est des plaisirs obscènes, Épicure pense que si la nature les demande, ce n'est pas tant le sexe, le lieu et le rang qui peuvent y inciter, que la façon, l'âge et la figure (Cicéron)... Des amours saintement réglées ne sont pas interdites au sage (Cicéron)... Voyons jusqu'à quel âge on doit aimer les jeunes gens (Sénèque).» Ces deux dernières propositions émanent des Stoïciens; elles montrent, comme du reste le reproche adressé à ce propos à Platon lui-même par * Dicéarque, combien la philosophie la plus éclairée tolérait des licences excessives qui n'étaient point communément pratiquées.
Les lois et les mœurs tiennent surtout leur autorité de ce qu'elles existent; aussi les philosophes qui s'étaient donné pour règle de ne rien accepter sans examen, ne se faisaient-ils pas scrupule de ne pas les observer.—Les lois tiennent leur autorité de ce qu'elles existent et sont passées dans les mœurs; il est dangereux de les ramener à ce qu'elles étaient dans l'origine; comme les rivières, en roulant, elles acquièrent de l'importance et gagnent en considération. Remontez-en le cours jusqu'à leur source, ce n'est qu'un mince filet d'eau qu'on distingue à peine et qui va s'enorgueillissant et croissant en prenant de l'âge. Cherchez les motifs qui, dans le principe, ont donné l'essor à ce torrent de lois et coutumes, aujourd'hui si considérable, où se pressent juxtaposés les usages les plus recommandables et d'autres qui ne sauraient être trop réprouvés, auxquels nous marquons tant de déférence; vous les trouverez si légers, si délicats, qu'il n'est pas extraordinaire que ces philosophes qui scrutent tout, soumettant tout à l'examen de leur raison, n'admettant de confiance rien de ce qui leur est imposé, aient souvent à cet égard des jugements très différents de ceux de tout le monde. Ils se modèlent sur ce qui était au début, quand la nature n'avait pas encore été altérée; il n'est donc pas étonnant que dans la plupart de leurs opinions, ils dévient de la voie commune. Peu d'entre eux, par exemple, auraient approuvé les conditions restrictives de nos mariages; la plupart voulaient que les femmes fussent en commun, sans qu'il en résultât d'obligations pour personne, et ils se refusaient à l'observation de ce que nous imposent les convenances. Chrysippe disait que, même sans culotte, un philosophe ferait en public une douzaine de culbutes pour une douzaine d'olives. Il eût à peine cherché à détourner Clisthène de donner la belle Agariste, sa fille, à Hippoclide, auquel il avait vu faire l'arbre fourchu sur une table.—Métroclès avait un peu indiscrètement lâché un pet, alors qu'entouré de ses disciples il dissertait avec eux, et, pris de honte, se tenait renfermé dans sa maison. Cratès vint le voir et joignant l'exemple à ses consolations et à ses raisonnements, se mettant à péter à qui mieux mieux avec lui, il le débarrassa de ses scrupules, et de plus l'amena à se rallier à la secte des Stoïciens à laquelle lui-même appartenait, secte plus franche que celle des Péripatéticiens qui était plus raffinée et que jusque-là Métroclès avait suivie.—Nous appelons honnêteté, n'oser faire à découvert ce que nous estimons honnête de faire à couvert; ces philosophes, aux idées primitives, l'appelaient sottise; et ils estimaient vicieux de s'ingénier à taire et à désavouer ce que la nature, les coutumes, nos désirs publient et proclament de nos actions. S'il leur semblait que c'était folie de célébrer les mystères de Vénus en dehors du sanctuaire réservé de son temple et de les exposer à la vue de tous, c'est que se livrer à ces jeux sans être abrité derrière des rideaux leur fait perdre leur saveur, parce que la honte est un poids lourd à porter; et que les voiler, y apporter de la réserve et de la modération, sont autant de conditions qui ajoutent à leur prix. Ils tenaient que la volupté plaidait pour elle-même en se plaignant, sous le masque de la vertu, d'être prostituée dans les carrefours, foulée aux pieds, dépréciée aux yeux de tous, par suite de cette absence de dignité et de commodité que lui assurent les locaux spéciaux qui lui sont d'ordinaire affectés; ce qui fait même dire à quelques-uns que supprimer les lieux de prostitution attitrés, c'est non seulement faire que les actes de débauche, auxquels ces lieux sont réservés, se commettront alors partout, c'est encore pousser à ce vice les vagabonds et les gens oisifs par les entraves qu'on y apporte: «Jadis mari d'Aufidie, te voilà, Corvinus, devenu son amant aujourd'hui qu'elle est la femme de celui qui autrefois était ton rival. Elle te déplaisait quand elle était à toi, pourquoi te plaît-elle depuis qu'elle est à un autre? Es-tu donc impuissant dès que tu n'as plus rien à craindre (Martial)?» Mille exemples témoignent qu'il en est ainsi, que les difficultés aiguillonnent nos désirs: «Il n'est personne ô Cecilianus, qui ait voulu voir ta femme gratis, quand ses approches étaient libres; mais maintenant que tu la fais garder, les adorateurs abondent. Tu es vraiment un habile homme (Martial).»—On demandait ce qu'il faisait à un philosophe surpris à même s'unissant à une femme: «Je plante un homme», répondit-il froidement, ne rougissant pas plus d'être rencontré se livrant à cet acte, que s'il avait été vu plantant de l'ail.
Un de nos auteurs religieux, des plus grands, émet en des termes très dignes et mesurés, auxquels j'adhère, que l'accomplissement de cet acte nécessite tellement que l'on se cache et que l'on en ait honte, qu'il est convaincu que lorsqu'on se donne licence de s'abandonner à ces embrassements tels que l'école des Cyniques les admet, l'œuvre de chair, dans ces conditions, ne peut se mener à bonne fin; on peut bien se livrer à des mouvements lascifs, mais c'est tout; et, si cela suffit pour donner satisfaction à l'impudence dont cette école fait profession, pour déterminer l'afflux, qu'en pareil cas la honte contient et arrête, il leur faut encore rechercher n'être pas vus.—Cet auteur n'a pas été assez avant, dans ce qu'il a relevé de leurs excentricités: Diogène se masturbant en public, manifestait, en présence de la foule groupée autour de lui, «son contentement de pouvoir de la sorte procurer en le frottant des jouissances à son ventre». A qui lui demandait pourquoi il mangeait en pleine rue et ne cherchait pas un endroit plus commode, il répondait: «C'est parce que j'ai faim en pleine rue.» Les femmes adonnées à la philosophie et qui étaient affiliées à cette secte, se livraient à ces philosophes en tous lieux et à discrétion; Hipparchia ne fut admise dans la société de Cratès, qu'à condition de suivre en toutes choses les usages et les coutumes qui étaient de règle. Ils attachaient le plus haut prix à la vertu et n'acceptaient, pour se conduire, que la morale; cependant, dans toutes leurs actions, ils s'en remettaient à l'autorité du sage qu'ils avaient choisi comme chef de leur école, dont la manière de voir était souveraine et qu'ils plaçaient au-dessus des lois; et ils ne reconnaissaient d'autres bornes à leurs voluptés, que la modération à y apporter et le respect de la liberté d'autrui.
Des philosophes anciens ont soutenu que dans un même sujet subsistent les apparences les plus contraires.—De ce que le vin semble amer aux malades et est agréable aux gens bien portants, que l'aviron semble tors quand il plonge dans l'eau et paraît droit à ceux qui le voient complètement hors de ce milieu, que bien des choses se présentent ainsi sous des apparences contraires, Héraclite et Protagoras y voyaient une preuve que chacune porte en elle la cause de ces apparences: que le vin renferme un principe amer qui le fait paraître tel au goût des malades, l'aviron un principe courbe en rapport avec la disposition en laquelle se trouve celui qui le voit dans l'eau, et de même de tout le reste; ce qui revient à dire que tout est en toutes choses et par conséquent que rien n'est dans aucune, car il n'y a rien là où il y a tout.
Ce qu'il y a de certain, c'est que les termes les plus clairs peuvent toujours être interprétés de diverses façons.—Cette opinion me remémore ce qui se passe en nous. Il n'est pas un sens réel ou apparent, amer ou doux, droit ou courbé, que l'esprit humain ne trouve aux écrits qu'il entreprend d'examiner de près. De combien de faussetés et de mensonges une phrase aussi nette, aussi pure, aussi parfaite qu'il est possible, n'est-elle pas le point de départ? Quelle hérésie n'y a trouvé des témoignages assez probants pour se produire et se maintenir? Aussi les auteurs de semblables erreurs ne veulent-ils jamais renoncer aux preuves, tirées de l'interprétation donnée aux textes, qui peuvent témoigner à leur avantage. Un haut personnage, voulant justifier auprès de moi, en l'appuyant de quelque autorité, la recherche à laquelle il se livrait de la pierre philosophale, me citait, dernièrement, cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il s'était, disait-il, basé au début, pour se mettre en paix avec sa conscience (car il appartient à l'état ecclésiastique); et en vérité, ce qu'il avait trouvé n'était pas seulement original, mais encore s'appliquait très bien à la défense de cette belle science.
C'est de la sorte que s'accréditent les fables que nous débitent les devins; il n'est pas un individu se mêlant de prédire l'avenir, arrivé à avoir assez de réputation pour qu'on daigne le feuilleter et rechercher attentivement les diverses significations que l'on peut tirer de ses paroles, à qui on ne fera dire tout ce qu'on veut, comme aux Sibylles. Il y a tant de manières d'interpréter, qu'il est difficile qu'en n'importe quel sujet, en s'y prenant soit d'une façon, soit d'une autre, un esprit ingénieux ne trouve quelque air qui ne convienne à ce qu'il veut; c'est pour cela qu'un style obscur et équivoque est d'un usage si ancien et si fréquent. Qu'un auteur parvienne à attirer à lui la postérité et faire qu'elle s'occupe de lui, ce qui peut arriver soit en raison de sa valeur propre, soit aussi et même plus encore par la faveur dont jouit momentanément le sujet qu'il traite; qu'en outre, par bêtise ou par finesse, son style soit un peu confus et enchevêtré: il peut être sans souci; nombre d'esprits, le secouant et l'épluchant, en tireront quantité d'idées, ou conformes à la sienne, ou s'en rapprochant, ou absolument contraires et qui toutes lui feront honneur; et il arrivera ainsi au succès par le fait de ses disciples, comme les régents de collège s'enrichissent par l'argent du Landit. C'est ce qui a donné de la valeur à nombre de choses qui n'en avaient aucune, et a mis en relief certains écrits auxquels on a fait dire tout ce qu'on a voulu, une même chose pouvant être envisagée, comme il nous plaît, sous mille et mille formes et considérations diverses.
C'est ce qui fait qu'Homère est présenté comme ayant traité en maître les questions de tous genres, et Platon comme s'étant prononcé toujours dans le sens de celui qui le cite.—Est-il admissible qu'Homère ait voulu dire tout ce qu'on lui fait dire; qu'il se soit volontairement prêté à de si nombreuses et de si diverses interprétations, que les théologiens, les législateurs, les guerriers, les philosophes et les gens de toutes sortes qui s'occupent de sciences, si divers et si opposés que soient les sujets qu'ils traitent, s'appuient de lui et s'en réfèrent à lui. Il est pour tous le grand maître en toutes choses, quels que soient les charges occupées, les professions exercées ou les arts que l'on cultive; il est le premier conseiller de toute entreprise; quiconque a eu besoin d'oracles et de prédictions, y a trouvé ce qui lui importait. Un personnage savant, qui est de mes amis, en est arrivé à y trouver en faveur de notre religion des indications réellement admirables, si bien que c'en est merveilleux, et il ne peut se défaire de l'idée que cela a été intentionnel chez Homère, qui lui est aussi familier qu'à quelque personne que ce soit de notre siècle; mais il est probable que ce qu'il y trouve en faveur de notre culte, plusieurs dans l'antiquité l'y avaient pareillement trouvé en faveur des leurs.
Voyez comme on fouille et agite Platon; chacun, s'honorant de le mettre de son côté, l'interprète à sa façon; on le promène par toutes les opinions auxquelles le monde donne le jour et on lui fait prendre parti; on va jusqu'à le mettre en contradiction avec lui-même, selon les idées ayant cours; on lui fait désavouer à son sens les mœurs admises de son temps, si elles ne sont plus de mise à notre époque, et cela avec d'autant plus de netteté et d'autorité que l'esprit de celui qui l'interprète est plus net et plus autoritaire. Des mêmes faits qui avaient conduit Héraclite à émettre cette maxime: «Que toute chose a en soi les apparences qu'elle présente», Démocrite tirait une conclusion tout opposée, savoir: «Que les choses n'ont rien de ce que nous y trouvons», et de ce que le miel est doux pour l'un, amer pour l'autre, il concluait qu'il n'est ni doux ni amer. Les Pyrrhoniens auraient dit qu'ils ne savent s'il est doux ou amer, s'il n'est ni l'un ni l'autre, ou encore l'un et l'autre à la fois, parce que, eux, s'efforcent toujours d'arriver à conclure que le point en litige prête au doute. Les Cyrénaïques tenaient que nous n'éprouvons aucune perception de l'extérieur; que cela seul est perceptible pour nous, qui nous cause des sensations intérieures, comme la douleur et la volupté; ils ne reconnaissent ni son, ni couleur, mais seulement les affections qu'elles occasionnent en nous et d'où naît uniquement le jugement de l'homme. Protagoras estimait que «pour chacun, la vérité est ce qui lui semble être». Les Épicuriens plaçaient le siège du jugement dans les sens, par lesquels nous acquérons la connaissance des choses et ressentons les sensations qu'elles causent. Platon voulait que le jugement qui nous fait distinguer la vérité, et la vérité elle-même, ressortissent non des sens et d'idées préconçues, mais de l'esprit et de la réflexion.
Si erronées que soient les notions qui nous viennent des sens, ils sont cependant la source de toutes nos connaissances.—Cette dissertation m'a amené à considérer le rôle des sens comme constituant la plus grande cause en même temps que la preuve de notre ignorance. Tout ce qui se connaît, se connaît par la faculté de connaître que possède le sujet; cela est incontestable parce que le jugement étant un acte de celui qui juge, il est naturel qu'il y emploie au mieux ses moyens et sa volonté, et qu'il ne soit pas contraint de s'en rapporter à autrui, ainsi qu'il adviendrait si la connaissance de toutes choses s'imposait à nous par le fait même de leur nature. Or il n'en est point ainsi; cette connaissance nous arrive par les sens, qui sont nos maîtres: «Ce sont les voies par lesquelles l'évidence pénètre dans le sanctuaire de l'esprit humain (Lucrèce)»; c'est par eux que la science commence à nous pénétrer, et par eux qu'elle s'affirme. Après tout, nous serions aussi ignorants que peut l'être une pierre, si nous ne connaissions l'existence du son, de l'odeur, de la lumière, de la saveur, de la mesure, du poids, de la mollesse, de la dureté, de l'âpreté, de la couleur, du poli, de la largeur, de la profondeur, ce qui constitue la base et les principes de toute notre science; au point que pour certains, science n'est autre chose que sensation. Quiconque est de force à m'obliger à contredire ce que me témoignent mes sens, me tient à la gorge, il m'accule au point que je ne puis reculer davantage; les sens sont le commencement et la fin des connaissances humaines: «Vous reconnaîtrez que la notion du vrai nous vient par les sens; leur témoignage est irrécusable, car quel guide mérite plus notre confiance (Lucrèce)?» Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, toujours faudra-t-il leur concéder que tout ce que nous savons nous vient d'eux et par leur intermédiaire. Cicéron dit que Chrysippe ayant essayé d'amoindrir la force des sens et leur propriété, rencontra en lui-même de tels arguments contraires à sa thèse et de si violentes oppositions qu'il ne put atteindre au but; ce qui fit dire à Carnéade qui, en cette occasion, disputait contre lui et se vantait de se servir des armes mêmes et des paroles de Chrysippe pour le combattre: «Malheureux, ta propre force t'a perdu!» Il n'est rien de si absurde, selon nous, de si excessif que de soutenir que le feu n'échauffe pas, que la lumière n'éclaire pas, que le fer n'est ni pesant, ni dur, toutes choses dont la connaissance nous est venue par les sens; il n'y a chez l'homme aucune croyance, aucune science qui puissent se comparer en certitude à ce qu'ils nous enseignent.
Si nous ne pouvons tout expliquer, peut-être est-ce parce que certains sens existent dont l'homme est dépourvu, ce qu'il est dans l'impossibilité de constater.—La première observation que je ferai sur les sens est que je mets en doute que l'homme soit pourvu de tous ceux dont dispose la nature. Je vois des animaux qui passent très bien toute leur vie, les uns sans y voir, les autres sans entendre; qui sait si, à nous aussi, il ne manque pas un, deux, trois et même plusieurs autres sens? S'il nous en manque, notre raison est impuissante à faire que nous nous en apercevions. C'est le privilège des sens, d'être le summum de notre perspicacité; il n'y a rien en dehors d'eux qui nous puisse venir en aide pour les révéler, l'un d'eux ne peut même pas faire découvrir l'autre: «L'ouïe peut-elle rectifier la vue, ou le toucher rectifier l'ouïe? le goût suppléer au tact? et l'odorat ou la vue réformer leurs erreurs (Lucrèce)?» Ils constituent absolument la limite extrême de nos facultés: «Chacun a sa puissance, chacun sa force propre (Lucrèce).» Il est impossible de faire comprendre à un aveugle-né qu'il ne voit pas; il est impossible de lui faire désirer d'y voir et regretter le sens qui lui fait défaut; aussi ne devons-nous tirer aucune assurance qu'aucun sens ne nous manque, de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu que, si cette imperfection existe, nous ne sommes à même ni de la sentir ni d'en souffrir. Il est impossible de dire quoi que ce soit à cet aveugle qui, par raisonnement, preuve ou analogie, l'amène à ce que son imagination acquière la moindre notion de ce que peuvent être la lumière, la couleur, la vue; il n'est rien en lui qui puisse l'amener à avoir idée de ce que peut être ce sens. Quand nous voyons les aveugles-nés souhaiter d'y voir, ce n'est pas qu'ils comprennent ce qu'ils demandent; ils savent par nous qu'ils ont quelque chose qui laisse à désirer, qu'il est en nous quelque chose qui leur manque; ils le nomment, en indiquent les effets et conséquences, mais cependant ne savent pas ce que c'est, et ne le conçoivent ni un peu, ni beaucoup.
Je connais un gentilhomme de bonne maison, aveugle de naissance, ou tout au moins qui l'est devenu à un âge où on ne sait encore ce que c'est que la vue. Il se rend si peu compte de ce qui lui manque, qu'il use et emploie comme nous les locutions servant à exprimer ce que l'on voit, mais en en faisant une application tout à fait particulière et qui lui est propre. On lui présentait un enfant dont il est le parrain; l'ayant pris dans les bras: «Mon Dieu, dit-il, le bel enfant! qu'il est beau à voir! comme son visage respire la gaîté!» Il dira comme chacun de nous: «Cette salle a une belle vue; le temps est clair; il fait un beau soleil.» Il y a plus; comme la chasse, le jeu de paume, le tir à l'arquebuse sont des exercices que nous pratiquons et qu'il en a entendu parler, il les affectionne, s'y mêle et croit y prendre la même part que nous; il s'y complaît, s'y passionne, et pourtant ne les conçoit que par l'oreille. On lui crie lorsqu'on est sur un beau terrain plat où il peut aller et venir: «Voilà un lièvre»; on lui dit ensuite: «Le lièvre est pris»; et il est aussi fier de cette capture qu'il entend dire aux autres qu'ils le sont eux-mêmes. Au jeu de paume, il prend la balle de la main gauche et la lance avec sa raquette dans n'importe quelle direction; avec l'arquebuse, il tire au hasard, et croit ses gens lorsqu'ils lui disent qu'il a tiré trop haut ou à côté.
Sait-on si le genre humain ne commet pas de pareilles sottises, faute de quelques sens, dont l'absence fait que la plupart des choses ne nous apparaissent pas sous leur vrai jour? Sait-on si la difficulté que nous éprouvons à comprendre certaines œuvres de la nature ne vient pas de là; si certaines choses accomplies par des animaux, qui dépassent ce que nous-mêmes pouvons faire, ne sont pas produites par des facultés, conséquence de sens qui nous font défaut, et si, de ce fait, certains parmi eux ne se trouvent pas avoir une vie plus remplie, plus complète que la nôtre? La pomme met en jeu la plupart de nos sens: elle est rouge, lisse au toucher, a de l'odeur, est douce au goût; peut-être a-t-elle en plus d'autres vertus, comme d'assécher ou de restreindre, qui ne tombent sous aucun de nos sens. N'est-il pas vraisemblable qu'aux propriétés que nous appelons occultes, que nous constatons en plusieurs choses, comme dans l'aimant celle d'attirer le fer, doivent correspondre des facultés provenant de sens qui, par leur nature même, permettent de les saisir et de les apprécier, et qui, par leur absence, nous laissent dans l'ignorance de ce que sont réellement ces choses? C'est probablement à quelque sens particulier que les coqs doivent de distinguer l'heure le matin et à minuit et d'être portés à chanter; les poules, de redouter l'épervier, avant d'être instruites par la fréquentation et l'expérience, et de ne craindre ni l'oie ni le paon, qui sont pourtant de plus grande taille; les poulets, d'être avisés de l'hostilité naturelle que leur porte le chat et de ne pas se défier du chien: de se mettre en garde en entendant le miaulement du premier, dont cependant la voix est quelque peu attirante, et non à l'aboiement du second, dont le ton est dur et semble dénoncer quelqu'un prêt à chercher querelle; les frelons, les fourmis, les rats, de toujours choisir la meilleure poire ou le meilleur fromage, avant même d'en avoir tâté; le cerf, l'éléphant, le serpent, de reconnaître certaines herbes propres à les guérir.
C'est par les sens que la science s'acquiert: chacun d'eux y contribue et aucun ne peut suppléer à un autre.—Il n'y a pas un sens qui ne soit de grande importance et les connaissances dont nous sommes redevables à chacun d'eux sont en nombre infini. Si l'intelligence des sons, de l'harmonie et de la voix venait à nous manquer, cela introduirait une confusion inimaginable dans tout le reste de notre science; car, outre ce qui est du domaine propre de chaque sens, que d'arguments, de conséquences et de conclusions pour toutes autres choses ne tirons-nous pas, par comparaison d'un sens avec un autre. Supposons qu'un homme qui s'y entend, imagine le genre humain dépourvu, depuis son origine, du sens de la vue et recherche à quel degré d'ignorance et de trouble conduirait une telle lacune; quelles ténèbres, quel aveuglement en seraient résultés pour notre âme; et qu'on juge par là combien importe, pour la connaissance de la vérité, la privation d'un sens autre que ceux que nous possédons, de deux, de trois, si ces sens existent et que nous en soyons privés. Nous sommes arrivés à concevoir la vérité sous une forme à laquelle ont participé et concouru nos cinq sens; peut-être pour que cette forme soit la vraie et que nous ayons toute certitude de la saisir dans son intégralité, aurait-il fallu le concours de huit ou dix sens.
Les sectes philosophiques qui contestent la science humaine, mettent surtout en avant l'incertitude et la faiblesse de nos sens: toute connaissance nous parvenant par leur entremise et leur moyen, s'ils sont en défaut dans les rapports qu'ils nous en font, s'ils corrompent ou altèrent ce qu'ils nous communiquent du dehors, si la lumière qui par eux se fait en notre âme est obscurcie au passage, nous n'avons plus sur quoi nous puissions compter. De cette extrême difficulté, sont nés ces divers aphorismes: «Chaque chose renferme en elle tout ce qu'on y trouve;—dans chacune il n'y a rien de ce que nous pensons y trouver»; et aussi ceux-ci qui émanent des Épicuriens: «Le soleil n'est pas plus grand que notre vue nous le fait apprécier;—les apparences qui nous font voir un corps plus grand quand on en est proche, et plus petit quand on en est éloigné, sont vraies toutes deux»; «nous ne convenons pas pour cela que nos yeux nous trompent, ne leur imputons donc pas les erreurs de l'esprit (Lucrèce)»;—et, ce qui est plus hardi: «Nos sens ne se trompent pas, nous sommes sous leur entière dépendance, et il faut chercher ailleurs les raisons qui peuvent expliquer les différences et les contradictions que nous constatons; inventer même (ils en viennent jusque-là) tout autre mensonge ou rêverie de notre esprit, plutôt qu'accuser les sens.»—Timagoras jurait qu'il avait beau cligner de l'œil, le presser, jamais il n'avait aperçu en double la lumière d'une chandelle et que cette illusion vient d'une erreur d'imagination et non d'un vice de cet organe.—De toutes les absurdités, la plus absurde, d'après les Épicuriens, est de désavouer le pouvoir et les effets des sens: «Les indications des sens sont vraies en tous temps. Si la raison ne peut expliquer pourquoi ce qui, carré vu de près, de loin paraît long, il vaut encore mieux, à défaut de la solution vraie de ce double phénomène, en donner une fausse plutôt que de laisser échapper de ses mains l'évidence, plutôt que de mentir à sa foi première et ruiner tous les fondements de crédibilité sur lesquels reposent notre conservation et notre vie, car les intérêts de la raison ne sont pas ici les seuls en jeu; la vie elle-même ne se conserve qu'avec le secours des sens; c'est sur leur témoignage que nous évitons les précipices et les autres choses nuisibles (Lucrèce).» Ce conseil désespéré et si peu philosophique ne signifie autre chose que la science humaine ne peut exister qu'autant que nous lui prêtons le secours d'une raison déraisonnable, folle, obstinée, et que, pour la satisfaction de la vanité de l'homme, il vaut encore mieux en user ainsi, aussi bien que de tout autre remède si fantastique qu'il soit, que d'avouer sa bêtise à laquelle il ne peut se soustraire; c'est là une vérité bien peu à son avantage. Il ne peut empêcher que les sens ne soient les souverains maîtres des connaissances qu'il possède; mais en aucun cas ils n'offrent de certitude et ils sont toujours sujets à nous induire en erreur; c'est là un point sur lequel il nous faut insister à outrance; et à défaut de ce qui devrait, avec juste raison, faire sa force, mais qui n'existe pas, l'homme doit y suppléer par l'opiniâtreté, la témérité, l'impudence.—Si les Épicuriens sont dans le vrai, c'est-à-dire «si la science n'existe pas du moment que les apparences qui nous sont transmises par nos sens sont fausses», et si ce que disent les Stoïciens est également vrai: «que les apparences que nous recevons par les sens, sont tellement entachées de faux, qu'elles ne peuvent produire aucune science», du fait de ces deux grandes sectes dogmatistes, nous sommes amenés à conclure que la science n'est pas.
L'expérience révèle les erreurs et les incertitudes des sens qui, bien souvent, en imposent à la raison.—Quant à l'erreur et à l'incertitude des opérations des sens, chacun peut s'en procurer autant d'exemples qu'il lui plaît, tant les fautes et les tromperies qu'ils nous font sont ordinaires. Par l'effet de l'écho d'un vallon, le son d'une trompette semble venir de devant nous, alors qu'il part d'une lieue par derrière.—«Des montagnes qui s'élèvent au-dessus de la mer, nous paraissent de loin une même masse, quoiqu'en réalité elles soient très distantes l'une de l'autre. Les collines et les champs que nous côtoyons, semblent fuir vers la poupe du vaisseau sur lequel nous naviguons à pleines voiles. Si votre cheval s'arrête au milieu d'un cours d'eau, il paraît remonter obliquement le courant, comme emporté par une force étrangère (Lucrèce).»—Faites rouler une balle d'arquebuse sous le second doigt de la main, celui du milieu se superposant sur celui-ci: il faut se faire extrêmement violence pour reconnaître qu'il n'y a qu'une balle, tant les sens nous en représentent deux.—Que les sens dominent souvent notre raison et la contraignent à recevoir des impressions qu'elle sait fausses et apprécie telles, cela se voit constamment. Je laisse de côté le sens du toucher, qui a des fonctions plus immédiates, plus vives, et se traduit par des effets plus tangibles; qui, par la douleur qu'il est susceptible de faire éprouver au corps, renverse si fréquemment toutes les belles résolutions stoïques et arrache des plaintes à qui a mal au ventre, lors même que, dans le plus profond de son âme, il est un adepte fervent de ce principe, que «la colique, comme toute autre maladie et toute autre souffrance, est chose indifférente, et qu'elle n'a pas le pouvoir de diminuer en rien le souverain bonheur et la félicité que la vertu procure au sage». Mais il n'est cœur si efféminé que le son de nos tambours et de nos trompettes n'échauffe; il n'y en a pas de si dur que la musique, par sa douceur, n'éveille et ne chatouille; il n'y a pas âme si revêche qui ne se sente prise de recueillement, en considérant la sombre immensité de nos églises, leurs ornements si divers et l'ordre de nos cérémonies; en entendant le son de nos orgues qui porte tant à la dévotion, et l'harmonie si bien réglée de nos chants religieux; ceux mêmes qui entrent dans ces édifices avec une idée de mépris, s'en sentent le cœur impressionné et éprouvent comme une sorte de crainte superstitieuse qui les met en défiance de leur opinion.—Quant à moi, je ne m'estime pas assez fort pour demeurer insensible à la récitation de vers d'Horace ou de Catulle, dite d'une façon intelligente par une bouche jeune et belle, à la voix agréable; la voix, dit Zénon avec juste raison, est la fleur de la beauté. Un jour, on a voulu me persuader qu'un homme, que nous connaissons tous nous autres Français, m'en avait imposé en me récitant des vers qu'il avait composés; qu'ils n'étaient pas tels sur le papier qu'ils en avaient l'air, et que mes yeux en jugeraient autrement que mes oreilles, tant la diction donne de prix et ajoute aux ouvrages qui ont à subir l'épreuve de la lecture! Aussi Philoxènes n'avait-il pas tort quand, entendant un lecteur lire d'une façon incorrecte un de ses écrits, il se mit à casser et piétiner des briques qui appartenaient à ce fâcheux, en disant: «Je brise ce qui est à toi, comme tu gâtes ce qui est à moi.»—Pour quelle raison des gens qui se sont donné la mort avec résolution, ont-ils détourné la tête, pour ne pas voir le coup qu'ils se faisaient porter? Et ceux qui, malades, désirent et demandent qu'on les incise ou qu'on les cautérise, pourquoi ne peuvent-ils soutenir la vue des apprêts du chirurgien, de ses instruments et de l'opération; ce n'est cependant pas de la vue, que doit leur venir la douleur? ces exemples ne prouvent-ils pas l'empire que les sens exercent sur la raison?—Nous avons beau savoir que les tresses d'un page ou d'un laquais ont été empruntées, que cette rougeur vient d'Espagne, que cette blancheur et son brillant sont des produits de l'Océan, contre toute raison notre vue nous fait quand même paraître plus aimable et plus agréable l'objet qui s'en pare: «Nous sommes séduits par la parure; l'or et les pierreries cachent les défauts; une jeune fille est la moindre partie de ce qui nous plaît en elle. Souvent on a peine à trouver ce qu'on aime parmi tant d'ornements; c'est sous cette égide opulente que l'amour trompe nos yeux (Ovide).» Combien les poètes accordent de pouvoir aux sens, lorsqu'ils nous représentent Narcisse épris de son ombre: «Il admire tout ce qu'il a d'admirable. L'insensé! il se désire lui-même, c'est lui-même qu'il approuve, lui-même qu'il convoite; il brûle de feux qu'il a lui-même allumés (Ovide);» c'est pour cela aussi qu'ils nous montrent Pygmalion, l'esprit si troublé par l'impression que lui cause la vue de sa statue d'ivoire, qu'il l'aime et se fait son serviteur, comme si elle était animée: «Il la couvre de baisers et s'imagine qu'elle lui répond; il la saisit, l'étreint; il croit sentir sous ses doigts le frisson de la chair, et craint en la pressant, d'y laisser une empreinte livide (Ovide).»