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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

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La beauté est vne piece de grande recommendation au commerce
des hommes. C'est le premier moyen de conciliation des vns
aux autres; et n'est homme si barbare et si rechigné, qui ne se
sente aucunement frappé de sa douceur. Le corps a vne grand'part
à nostre estre, il y tient vn grand rang: ainsi sa structure et composition3
sont de bien iuste consideration. Ceux qui veulent desprendre
noz deux pieces principales, et les sequestrer l'vne de
l'autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut r'accoupler et reioindre.
Il faut ordonner à l'ame, non de se tirer à quartier, de s'entretenir
à part, de mespriser et abandonner le corps (aussi ne le sçauroit
elle faire que par quelque singerie contrefaicte) mais de se r'allier
à luy, de l'embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le
conseiller, le redresser, et ramener quand il fouruoye; l'espouser
en somme, et luy seruir de mary: à ce que leurs effects ne paroissent
pas diuers et contraires, ains accordans et vniformes. Les4
Chrestiens ont vne particuliere instruction de cette liaison, car ils
sçauent, que la iustice diuine embrasse cette societé et ioincture
du corps et de l'ame, iusques à rendre le corps capable des recompenses
eternelles: et que Dieu regarde agir tout l'homme, et
veut qu'entier il reçoiue le chastiement, ou le loyer, selon ses demerites.
La secte Peripatetique, de toutes sectes la plus sociable,
attribue à la sagesse ce seul soing, de pouruoir et procurer en
commun, le bien de ces deux parties associées: et montre les
autres sectes, pour ne s'estre assez attachées à la consideration de
ce meslange, s'estre partializées, cette-cy pour le corps, cette autre1
pour l'ame, d'vne pareille erreur: et auoir escarté leur subject,
qui est l'homme; et leur guide, qu'ils aduouent en general estre
Nature. La premiere distinction, qui aye esté entre les hommes,
et la premiere consideration, qui donna les præeminences aux vns
sur les autres, il est vray-semblable que ce fut l'aduantage de la
beauté.

Agros diuisere atque dedere
Pro facie cuiusque et viribus ingenióque:
Nam facies multum valuit, virésque vigebant.
Or ie suis d'vne taille vn peu au dessoubs de la moyenne. Ce2
deffaut n'a pas seulement de la laideur, mais encore de l'incommodité:
à ceux mesmement, qui ont des commandements et des
charges: car l'authorité que donne vne belle presence et majesté
corporelle, en est à dire. C. Marius ne receuoit pas volontiers des
soldats, qui n'eussent six pieds de haulteur. Le Courtisan a bien
raison de vouloir pour ce Gentilhomme qu'il dresse, vne taille
commune, plustost que toute autre: et de refuser pour luy, toute
estrangeté, qui le face montrer au doigt. Mais de choisir, s'il faut
à cette mediocrité, qu'il soit plustost au deçà, qu'au delà d'icelle,
ie ne le ferois pas, à vn homme militaire. Les petits hommes, dit3
Aristote, sont bien iolis, mais non pas beaux: et se cognoist en la
grandeur, la grande ame, comme la beauté, en vn grand corps et
hault. Les Æthiopes et les Indiens, dit-il, elisants leurs Roys et Magistrats,
auoyent esgard à la beauté et procerité des personnes. Ils
auoient raison: car il y a du respect pour ceux qui le suiuent, et
pour l'ennemy de l'effroy, de voir à la teste d'vne trouppe, marcher
vn chef de belle et riche taille:

Ipse inter primos præstanti corpore Turnus
Vertitur, arma tenens, et toto vertice suprà est.

Nostre grand Roy diuin et celeste, duquel toutes les circonstances4
doiuent estre remerquées auec soing, religion et reuerence, n'a pas
refusé la recommandation corporelle, speciosus forma præ filiis hominum.
Et Platon auec la temperance et la fortitude, desire la
beauté aux conseruateurs de sa republique. C'est vn grand despit
qu'on s'addresse à vous parmy voz gens, pour vous demander où est
Monsieur: et que vous n'ayez que le reste de la bonnetade, qu'on
fait à vostre barbier ou à vostre secretaire. Comme il aduint au
pauure Philopœmen: estant arriué le premier de sa trouppe en vn
logis, où on l'attendoit, son hostesse, qui ne le cognoissoit pas, et
le voyoit d'assez mauuaise mine, l'employa d'aller vn peu aider à
ses femmes à puiser de l'eau, ou attiser du feu, pour le seruice de1
Philopœmen. Les Gentils-hommes de sa suitte estans arriuez, et
l'ayants surpris embesongné à cette belle vacation, car il n'auoit
pas failly d'obeïr au commandement qu'on luy auoit faict, luy
demanderent ce qu'il faisoit-là: Ie paie, leur respondit-il, la peine
de ma laideur. Les autres beautez, sont pour les femmes: la beauté
de la taille, est la seule beauté des hommes. Où est la petitesse, ny
la largeur et rondeur du front, ny la blancheur et douceur des
yeux, ny la mediocre forme du nez, ny la petitesse de l'oreille, et
de la bouche, ny l'ordre et blancheur des dents, ny l'espesseur
bien vnie d'vne barbe brune à escorce de chataigne, ny le poil2
releué, ny la iuste proportion de teste, ny la fraischeur du teint,
ny l'air du visage aggreable, ny vn corps sans senteur, ny la iuste
proportion de membres, peuuent faire vn bel homme.   I'ay au
demeurant, la taille forte et ramassée, le visage, non pas gras,
mais plein, la complexion entre le iovial et le melancholique,
moyennement sanguine et chaude,

Vnde rigent setis mihi crura, et pectora villis:

la santé, forte et allegre, iusques bien auant en mon aage, rarement
troublée par les maladies. I'estois tel, car ie ne me considere
pas à cette heure, que ie suis engagé dans les auenues de la vieillesse,3
ayant pieça franchy les quarante ans.

Minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem peiorem liquitur ætas.

Ce que ie seray doresnauant, ce ne sera plus qu'vn demy estre: ce
ne sera plus moy. Ie m'eschappe tous les iours, et me desrobbe à
moy:

Singula de nobis anni prædantur euntes.
D'addresse et de disposition, ie n'en ay point eu; et si suis fils
d'vn pere dispost, et d'vne allegresse qui luy dura iusques à son
extreme vieillesse. Il ne trouua guere homme de sa condition, qui4
s'egalast à luy en tout exercice de corps: comme ie n'en ay trouué
guere aucun, qui ne me surmontast; sauf au courir, en quoy i'estoy
des mediocres. De la musique, ny pour la voix, que i'y ay tres-inepte,
ny pour les instrumens, on ne m'y a iamais sçeu rien apprendre.
A la danse, à la paulme, à la lucte, ie n'y ay peu acquerir
qu'vne bien fort legere et vulgaire suffisance: à nager, à escrimer,
à voltiger, et à saulter, nulle du tout. Les mains, ie les ay si
gourdes, que ie ne sçay pas escrire seulement pour moy; de façon,
que ce que i'ay barbouillé, i'ayme mieux le refaire que de me donner
la peine de le demesler, et ne ly guere mieux. Ie me sens poiser
aux escoutans: autrement bon clerc. Ie ne sçay pas clorre à droit
vne lettre, ny ne sçeuz iamais tailler plume, ny trancher à table,1
qui vaille, ny equipper vn cheval de son harnois, ny porter à poinct
vn oyseau, et le lascher: ny parler aux chiens, aux oyseaux, aux
cheuaux. Mes conditions corporelles sont en somme tresbien accordantes
à celles de l'ame, il n'y a rien d'allegre: il y a seulement
vne vigueur pleine et ferme. Ie dure bien à la peine, mais i'y dure,
si ie m'y porte moy-mesme, et autant que mon desir m'y conduit:

Molliter austerum studio fallente laborem.

Autrement, si ie n'y suis alleché par quelque plaisir, et si i'ay autre
guide que ma pure et libre volonté, ie n'y vauls rien. Car i'en suis
là, que sauf la santé et la vie, il n'est chose pourquoy ie vueille2
ronger mes ongles, et que ie vueill' acheter au prix du tourment
d'esprit et de la contrainte:

Tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quódque in mare voluitur aurum.

Extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Ie
presteroy aussi volontiers mon sang, que mon soing. I'ay vne ame
libre et toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N'ayant
eu iusques à cett' heure ny commandant ny maistre forcé, i'ay
marché aussi auant, et le pas qu'il m'a pleu. Cela m'a amolli et
rendu inutile au seruice d'autruy, et ne m'a faict bon qu'à moy.3
Et pour moy, il n'a esté besoin de forcer ce naturel poisant,
paresseux et fay-neant. Car m'estant trouué en tel degré de fortune
dés ma naissance, que i'ay eu occasion de m'y arrester: (vne
occasion pourtant, que mille autres de ma cognoissance eussent
prinse, pour planche plustost, à se passer à la queste, à l'agitation
et inquietude) ie n'ay rien cherché, et n'ay aussi rien pris:

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo,
Non tamen aduersis ætatem ducimus Austris:
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis vsque priores.4

Ie n'ay eu besoin que de la suffisance de me contenter. Qui est
toutesfois vn reglement d'ame, à le bien prendre, esgalement difficile
en toute sorte de condition, et que par vsage, nous voyons se
trouuer plus facilement encores en la disette qu'en l'abondance.
D'autant, à l'aduanture, que selon le cours de noz autres passions,
la faim des richesses est plus aiguisée par leur vsage, que par leur
besoin: et la vertu de la moderation, plus rare, que celle de la patience.
Et n'ay eu besoin que de iouyr doucement des biens que
Dieu par sa liberalité m'auoit mis entre mains. Ie n'ay gousté aucune
sorte de trauail ennuieux. Ie n'ay eu guere en maniement que
mes affaires: ou, si i'en ay eu, ç'a esté en condition de les manier1
à mon heure et à ma façon: commis par gents, qui s'en fioyent à
moy, et qui ne me pressoyent pas, et me cognoissoyent. Car encore
tirent les experts, quelque seruice d'vn cheual restif et poussif.
Mon enfance mesme a esté conduicte d'vne façon molle et libre, et
lors mesme exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m'a donné
vne complexion delicate et incapable de sollicitude; iusques là, que
i'ayme qu'on me cache mes pertes, et les desordres qui me touchent.
Au chapitre de mes mises, ie loge ce que ma nonchalance
me couste à nourrir et entretenir:

Hæc nempe supersunt,
Quæ dominum fallunt, quæ prosint furibus.2

I'ayme à ne sçauoir pas le compte de ce que i'ay, pour sentir
moins exactement ma perte. Ie prie ceux qui viuent auec moy, où
l'affection leur manque, et les bons effects, de me pipper et payer
de bonnes apparences. A faute d'auoir assez de fermeté, pour
souffrir l'importunité des accidens contraires, ausquels nous sommes
subjects, et pour ne me pouuoir tenir tendu à regler et ordonner
les affaires, ie nourris autant que ie puis en moy cett' opinion:
m'abandonnant du tout à la Fortune, de prendre toutes choses
au pis; et ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemment.3
C'est à cela seul, que ie trauaille, et le but auquel i'achemine
tous mes discours. A vn danger, ie ne songe pas tant comment
i'en eschapperay, que combien peu il importe que i'en
eschappe. Quand i'y demeurerois, que seroit ce? Ne pouuant regler
les euenements, ie me regle moy-mesme: et m'applique à eux,
s'ils ne s'appliquent à moy. Ie n'ay guere d'art pour sçauoir gauchir
la Fortune, et luy eschapper, ou la forcer; et pour dresser et
conduire par prudence les choses à mon poinct. I'ay encore moins
de tolerance, pour supporter le soing aspre et penible qu'il faut à
cela. Et la plus penible assiette pour moy, c'est estre suspens és4
choses qui pressent, et agité entre la crainte et l'esperance.   Le
deliberer, voire és choses plus legeres, m'importune. Et sens mon
esprit plus empesché à souffrir le bransle, et les secousses diuerses
du doute, et de la consultation, qu'à se rassoir et resoudre à quelque
party que ce soit, apres que la chance est liurée. Peu de passions
m'ont troublé le sommeil, mais des deliberations, la moindre
me le trouble. Tout ainsi que des chemins, i'en euite volontiers les
costez pendants et glissans, et me iette dans le battu, le plus
boüeux, et enfondrant, d'où ie ne puisse aller plus bas, et y cherche
seurté. Aussi i'ayme les malheurs tous purs, qui ne m'exercent et
tracassent plus, apres l'incertitude de leur rabillage: et qui du1
premier saut me poussent droictement en la souffrance.

Dubia plus torquent mala.
Aux euenemens, ie me porte virilement, en la conduicte puerilement.
L'horreur de la cheute me donne plus de fiebure que le
coup. Le ieu ne vaut pas la chandelle. L'auaritieux a plus mauvais
conte de sa passion, que n'a le pauure: et le ialoux, que le cocu.
Et y a moins de mal souuent, à perdre sa vigne, qu'à la plaider.
La plus basse marche, est la plus ferme: c'est le siege de la constance.
Vous n'y auez besoing que de vous. Elle se fonde là, et appuye
toute en soy. Cet exemple, d'vn Gentil-homme que plusieurs2
ont cogneu, a il pas quelque air philosophique? Il se marya bien
auant en l'aage, ayant passé en bon compaignon sa ieunesse, grand
diseur, grand gaudisseur. Se souuenant combien la matiere de
cornardise luy auoit donné dequoy parler et se moquer des autres:
pour se mettre à couuert, il espousa vne femme, qu'il print au
lieu, où chacun en trouue pour son argent, et dressa auec elle ses
alliances: Bon iour putain, bon iour cocu: et n'est chose dequoy
plus souuent et ouuertement, il entretinst chez luy les suruenans,
que de ce sien dessein: par où il bridoit les occultes caquets des
moqueurs, et esmoussoit la poincte de ce reproche.   Quant à3
l'ambition, qui est voisine de la presumption, ou fille plustost, il
eust fallu pour m'aduancer, que la Fortune me fust venu querir
par le poing: car de me mettre en peine pour vn' esperance incertaine,
et me soubmettre à toutes les difficultez, qui accompaignent
ceux qui cherchent à se pousser en credit, sur le commencement
de leur progrez, ie ne l'eusse sçeu faire,

Spem pretio non emo.

Ie m'attache à ce que ie voy, et que ie tiens, et ne m'eslongne guere
du port:

Alter remus aquas, alter tibi radat arenas.

Et puis on arriue peu à ces auancements, qu'en hazardant premierement
le sien. Et ie suis d'aduis, que si ce qu'on a, suffit à maintenir
la condition en laquelle on est nay, et dressé, c'est folie d'en
lascher la prise, sur l'incertitude de l'augmenter. Celuy à qui la
Fortune refuse dequoy planter son pied, et establir vn estre tranquille
et reposé, il est pardonnable s'il iette au hazard ce qu'il a,
puis qu'ainsi comme ainsi la necessité l'enuoye à la queste.1

Capienda rebus in malis præceps via est.

Et i'excuse plustost vn cabdet, de mettre sa legitime au vent, que
celuy à qui l'honneur de la maison est en charge, qu'on ne peut
point voir necessiteux qu'à sa faute. I'ay bien trouué le chemin
plus court et plus aisé, auec le conseil de mes bons amis du temps
passé, de me défaire de ce desir, et de me tenir coy:

Cui sit conditio dulcis, sine puluere palmæ.

Iugeant aussi bien sainement, de mes forces, qu'elles n'estoient pas
capables de grandes choses. Et me souuenant de ce mot du feu
Chancelier Oliuier, que les François semblent des guenons, qui vont2
grimpant contremont vn arbre, de branche en branche, et ne cessent
d'aller, iusques à ce qu'elles soyent arriuées à la plus haute
branche: et y montrent le cul, quand elles y sont.

Turpe est, quòd nequeas, capiti committere pondus,
Et pressum inflexo mox dare terga genu.
Les qualitez mesmes qui sont en moy non reprochables, ie les
trouuois inutiles en ce siecle. La facilité de mes mœurs, on l'eust
nommée lascheté et foiblesse: la foy et la conscience s'y feussent
trouuées scrupuleuses et superstitieuses: la franchise et la liberté,
importune, inconsiderée et temeraire. A quelque chose sert le mal'heur.3
Il fait bon naistre en vn siecle fort depraué: car par comparaison
d'autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n'est
que parricide en nos iours et sacrilege, il est homme de bien et
d'honneur:

Nunc, si depositum non inficiatur amicus,
Si reddat veterem cum tota ærugine follem,
Prodigiosa fides, et Tuscis digna libellis,
Quæque coronata lustrari debeat agna.

Et ne fut iamais temps et lieu, où il y eust pour les Princes loyer
plus certain et plus grand, proposé à la bonté, et à la iustice. Le4
premier qui s'auisera de se pousser en faueur, et en credit par cette
voye là, ie suis bien deçeu si à bon compte il ne deuance ses compaignons.
La force, la violence, peuuent quelque chose: mais non
pas tousiours tout. Les marchans, les iuges de village, les artisans,
nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire, auec
la noblesse. Ils rendent des combats honorables et publiques et
priuez: ils battent, ils defendent villes en noz guerres presentes.
Vn Prince estouffe sa recommendation emmy cette presse. Qu'il reluise
d'humanité, de verité, de loyauté, de temperance, et sur tout
de iustice: marques rares, incognuës et exilées. C'est la seule volonté
des peuples dequoy il peut faire ses affaires: et nulles autres
qualitez ne peuuent attirer leur volonté comme celles là: leur
estant les plus vtiles. Nihil est tam populare quàm bonitas.   Par
cette proportion ie me fusse trouué grand et rare: comme ie me
trouue pygmée et populaire, à la proportion d'aucuns siecles passez:1
ausquels il estoit vulgaire, si d'autres plus fortes qualitez n'y
concurroient, de veoir vn homme moderé en ses vengeances, mol
au ressentiment des offences, religieux en l'obseruance de sa parolle:
ny double ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté
d'autruy et aux occasions. Plustost lairrois-ie rompre le col aux
affaires, que de plier ma foy pour leur seruice.   Car quant à cette
nouuelle vertu de faintise et dissimulation, qui est à cett'heure
si fort en credit, ie la hay capitalement: et de tous les vices, ie
n'en trouue aucun qui tesmoigne tant de lascheté et bassesse de
cœur. C'est vn' humeur coüarde et seruile de s'aller desguiser et2
cacher sous vn masque, et de n'oser se faire veoir tel qu'on est.
Par là nos hommes se dressent à la perfidie. Estans duicts à produire
des parolles fauces, ils ne font pas conscience d'y manquer.
Vn cœur genereux ne doit point desmentir ses pensées: il se veut
faire voir iusques au dedans: tout y est bon, ou aumoins, tout y
est humain. Aristote estime office de magnanimité, hayr et aymer
à descouuert: iuger, parler auec toute franchise: et au prix de la
verité, ne faire cas de l'approbation ou reprobation d'autruy. Apollonius
disoit que c'estoit aux serfs de mentir, et aux libres de dire
verité. C'est la premiere et fondamentale partie de la vertu. Il la3
faut aymer pour elle mesme. Celuy qui dit vray, par ce qu'il y est
d'ailleurs obligé, et par ce qu'il sert: et qui ne craind point à dire
mensonge, quand il n'importe à personne, il n'est pas veritable suffisamment.
Mon ame de sa complexion refuit la menterie, et haït
mesme à la penser. I'ay vn' interne vergongne et vn remors piquant,
si par fois elle m'eschappe, comme par fois elle m'eschappe,
les occasions me surprenans et agitans impremeditement. Il ne faut
pas tousiours dire tout, car ce seroit sottise. Mais ce qu'on dit, il
faut qu'il soit tel qu'on le pense: autrement, c'est meschanceté.
Ie ne sçay quelle commodité ils attendent de se faindre et contrefaire
sans cesse: si ce n'est, de n'en estre pas creus, lors mesmes
qu'ils disent verité. Cela peut tromper vne fois ou deux les
hommes: mais de faire profession de se tenir couuert: et se vanter,
comme ont faict aucuns de nos Princes, qu'ils ietteroient leur chemise
au feu, si elle estoit participante de leurs vrayes intentions,
qui est vn mot de l'ancien Metellus Macedonicus: et qui ne sçait se
faindre, ne sçait pas regner: c'est tenir aduertis ceux qui ont à les
praticquer, que ce n'est que piperie et mensonge qu'ils disent. Quo1
quis versutior et callidior est, hoc inuisior et suspectior, detracta opinione
probitatis. Ce seroit vne grande simplesse à qui se lairroit
amuser ny au visage ny aux parolles de celuy, qui fait estat d'estre
tousiours autre au dehors, qu'il n'est au dedans: comme faisoit
Tibere. Et ne sçay quelle part telles gens peuuent auoir au commerce
des hommes, ne produisans rien qui soit receu pour comptant.
Qui est desloyal enuers la verité, l'est aussi enuers le mensonge.
   Ceux qui de nostre temps ont consideré en l'establissement
du deuoir d'vn Prince, le bien de ses affaires seulement: et l'ont
preferé au soing de sa foy et conscience, diroyent quelque chose à2
vn Prince, de qui la Fortune auroit rengé à tel poinct les affaires,
que pour tout iamais il les peust establir par vn seul manquement
et faute à sa parole. Mais il n'en va pas ainsin. On rechet
souuent en pareil marché: on fait plus d'vne paix, plus d'vn
traitté en sa vie. Le gain, qui les conuie à la premiere desloyauté,
et quasi tousiours il s'en presente, comme à toutes autres meschancetez:
les sacrileges, les meurtres, les rebellions, les trahisons,
s'entreprennent pour quelque espece de fruit: mais ce
premier gain apporte infinis dommages suyuants: iettant ce Prince
hors de tout commerce, et de tout moyen de negotiation par3
l'exemple de cette infidelité. Solyman de la race des Ottomans,
race peu soigneuse de l'obseruance des promesses et paches, lors
que de mon enfance, il fit descendre son armée à Otrante, ayant
sçeu que Mercurin de Gratinare, et les habitants de Castro, estoyent
detenus prisonniers, apres auoir rendu la place, contre ce qui auoit
esté capitulé par ses gents auec eux, manda qu'on les relaschast:
et qu'ayant en main d'autres grandes entreprises en cette contrée
là, cette desloyauté, quoy qu'elle eust apparence d'vtilité presente,
luy apporteroit pour l'aduenir, vn descri et vne deffiance d'infini
preiudice.   Or de moy i'ayme mieux estre importun et indiscret,
que flateur et dissimulé. I'aduoüe qu'il se peut mesler quelque
poincte de fierté, et d'opiniastreté, à se tenir ainsin entier et
ouuert comme ie suis sans consideration d'autruy. Et me semble
que ie deuiens vn peu plus libre, où il le faudroit moins estre: et
que ie m'eschauffe par l'opposition du respect. Il peut estre aussi,
que ie me laisse aller apres ma nature à faute d'art. Presentant
aux grands cette mesme licence de langue et de contenance que
i'apporte de ma maison: ie sens combien elle decline vers l'indiscretion
et inciuilité. Mais outre ce que ie suis ainsi faict, ie n'ay1
pas l'esprit assez souple pour gauchir à vne prompte demande, et
pour en eschapper par quelque destour: ny pour feindre vne verité,
ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte: ny certes assez
d'asseurance pour la maintenir: et fais le braue par foiblesse.
Parquoy ie m'abandonne à la nayfueté, et à tousiours dire ce que
ie pense, et par complexion, et par dessein: laissant à la Fortune
d'en conduire l'euenement. Aristippus disoit le principal fruit, qu'il
eust tiré de la philosophie, estre, qu'il parloit librement et ouuertement
à chacun.   C'est vn outil de merueilleux seruice, que la
memoire, et sans lequel le iugement fait bien à peine son office:2
elle me manque du tout. Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce
soit à parcelles: car de respondre à vn propos, où il y eust plusieurs
diuers chefs, il n'est pas en ma puissance. Ie ne sçaurois receuoir
vne charge sans tablettes. Et quand i'ay vn propos de consequence
à tenir, s'il est de longue haleine, ie suis reduit à cette vile
et miserable necessité, d'apprendre par cœur mot à mot ce que
i'ay à dire: autrement ie n'auroy ny façon, ny asseurance, estant
en crainte que ma memoire vinst à me faire vn mauuais tour. Mais
ce moyen m'est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il
m'y faut trois heures. Et puis en vn propre ouurage la liberté et3
authorité de remuer l'ordre, de changer vn mot, variant sans cesse
la matiere, la rend plus malaisée à arrester en la memoire de son
autheur. Or plus ie m'en defie, plus elle se trouble: elle me sert
mieux par rencontre, il faut que ie la solicite nonchalamment: car
si ie la presse, elle s'estonne: et depuis qu'ell' a commencé à chanceler,
plus ie la sonde, plus elle s'empestre et embarrasse: elle me
sert à son heure, non pas à la mienne.   Cecy que ie sens en la
memoire, ie le sens en plusieurs autres parties. Ie fuis le commandement,
l'obligation, et la contrainte. Ce que ie fais aysément et
naturellement, si ie m'ordonne de le faire, par vne expresse et
prescrite ordonnance, ie ne sçay plus le faire. Au corps mesme, les
membres qui ont quelque liberté et iurisdiction plus particuliere
sur eux, me refusent par fois leur obeyssance, quand ie les destine
et attache à certain poinct et heure de seruice necessaire. Cette
preordonnance contraincte et tyrannique les rebute: ils se croupissent
d'effroy ou de despit, et se transissent. Autresfois estant en
lieu, où c'est discourtoisie barbaresque, de ne respondre à ceux qui1
vous conuient à boire: quoy qu'on m'y traitast auec toute liberté,
i'essaiay de faire le bon compagnon, en faueur des Dames qui
estoyent de la partie, selon l'vsage du pays. Mais il y eut du plaisir:
car cette menasse et preparation, d'auoir à m'efforcer outre
ma coustume, et mon naturel, m'estoupa de maniere le gosier, que
ie ne sçeuz aualler vne seule goute: et fus priué de boire, pour le
besoing mesme de mon repas. Ie me trouuay saoul et desalteré,
par tant de breuuage que mon imagination auoit preoccupé. Cet
effaict est plus apparent en ceux qui ont l'imagination plus vehemente
et puissante: mais il est pourtant naturel: et n'est aucun2
qui ne s'en ressente aucunement. On offroit à vn excellent archer
condamné à la mort, de luy sauuer la vie, s'il vouloit faire voir
quelque notable preuue de son art: il refusa de s'en essayer, craignant
que la trop grande contention de sa volonté, luy fist fouruoyer
la main, et qu'au lieu de sauuer sa vie, il perdist encore la
reputation qu'il auoit acquise au tirer de l'arc. Vn homme qui pense
ailleurs, ne faudra point, à vn pousse pres, de refaire tousiours vn
mesme nombre et mesure de pas, au lieu où il se promene: mais
s'il y est auec attention de les mesurer et compter, il trouuera que
ce qu'il faisoit par nature et par hazard, il ne le fera pas si exactement3
par dessein.   Ma librairie, qui est des belles entre les librairies
de village, est assise à vn coin de ma maison: s'il me
tombe en fantasie chose que i'y vueille aller chercher ou escrire,
de peur qu'elle ne m'eschappe en trauersant seulement ma cour, il
faut que ie la donne en garde à quelqu'autre. Si ie m'enhardis en
parlant, à me destourner tant soit peu, de mon fil, ie ne faux iamais
de le perdre: qui fait que ie me tiens en mes discours, contrainct,
sec, et resserré. Les gens, qui me seruent, il faut que ie
les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays: car il
m'est tres-malaisé de retenir des noms. Ie diray bien qu'il y a trois
syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par
telle lettre. Et si ie durois à viure long temps, ie ne croy pas que
ie n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'autres. Messala
Coruinus fut deux ans n'ayant trace aucune de memoire. Ce qu'on
dit aussi de George Trapezonce. Et pour mon interest, ie rumine
souuent, quelle vie c'estoit que la leur: et si sans cette piece, il
me restera assez pour me soustenir auec quelque aisance. Et y regardant1
de pres, ie crains que ce defaut, s'il est parfaict, perde
toutes les functions de l'ame.

Plenus rimarum sum, hac atque illac perfluo.

Il m'est aduenu plus d'vne fois, d'oublier le mot que i'auois trois
heures au parauant donné ou receu d'vn autre: et d'oublier où i'auoy
caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero. Ie m'ayde à perdre, ce
que ie serre particulierement. Memoria certè non modò philosophiam,
sed omnis vito vsum, omnésque artes, vnà maximè continet. C'est le
receptacle et l'estuy de la science, que la memoire: l'ayant si deffaillante
ie n'ay pas fort à me plaindre, si ie ne sçay guere. Ie sçay2
en general le nom des arts, et ce dequoy ils traictent, mais rien au
delà. Ie feuillete les liures, ie ne les estudie pas. Ce qui m'en demeure,
c'est chose que ie ne reconnoy plus estre d'autruy. C'est
cela seulement, dequoy mon iugement a faict son profit: les discours
et les imaginations, dequoy il s'est imbu. L'autheur, le lieu,
les mots, et autres circonstances, ie les oublie incontinent. Et suis si
excellent en l'oubliance, que mes escripts mesmes et compositions,
ie ne les oublie pas moins que le reste. On m'allegue tous les
coups à moy-mesme, sans que ie le sente. Qui voudroit sçauoir
d'où sont les vers et exemples, que i'ay icy entassez, me mettroit3
en peine de le luy dire: et si ne les ay mendiez qu'és portes cognuës
et fameuses: ne me contentant pas qu'ils fussent riches, s'ils
ne venoient encore de main riche et honorable: l'authorité y concurre
quant et la raison. Ce n'est pas grande merueille si mon liure
suit la fortune des autres liures: et si ma memoire desempare
ce que i'escry, comme ce que ie ly: et ce que ie donne, comme ce
que ie reçoy.   Outre le deffaut de la memoire, i'en ay d'autres,
qui aydent beaucoup à mon ignorance. I'ay l'esprit tardif, et mousse,
le moindre nuage luy arreste sa poincte: en façon que, pour
exemple, ie ne luy proposay iamais enigme si aisé, qu'il sçeust4
desuelopper. Il n'est si vaine subtilité qui ne m'empesche. Aux
ieux, où l'esprit a sa part; des échets, des cartes, des dames, et
autres, ie n'y comprens que les plus grossiers traicts. L'apprehension,
ie l'ay lente et embrouillée: mais ce qu'elle tient vne fois,
elle le tient bien, et l'embrasse bien vniuersellement, estroitement
et profondement, pour le temps qu'elle le tient. I'ay la veuë longue,
saine et entiere, mais qui se lasse aiséement au trauail, et
se charge. A cette occasion ie ne puis auoir long commerce auec
les liures, que par le moyen du seruice d'autruy. Le ieune Pline
instruira ceux qui ne l'ont essayé, combien ce retardement est
important à ceux qui s'adonnent à cette occupation.   Il n'est1
point ame si chetifue et brutale, en laquelle on ne voye reluire
quelque faculté particuliere: il n'y en a point de si enseuelie, qui
ne face vne saillie par quelque bout. Et comment il aduienne
qu'vne ame aueugle et endormie à toutes autres choses, se trouue
vifue, claire, et excellente, à certain particulier effect, il s'en faut
enquerir aux maistres. Mais les belles ames, ce sont les ames vniuerselles,
ouuertes, et prestes à tout: si non instruites, au moins
instruisables. Ce que ie dy pour accuser la mienne. Car soit par
foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à
nos pieds, ce que nous auons entremains, ce qui regarde de plus2
pres l'vsage de la vie, c'est chose bien eslongnée de mon dogme),
il n'en est point vne si inepte et si ignorante que la mienne, de
plusieurs telles choses vulgaires, et qui ne se peuuent sans honte
ignorer. Il faut que i'en conte quelques exemples.   Ie suis né et
nourry aux champs, et parmy le labourage: i'ay des affaires, et
du mesnage en main, depuis que ceux qui me deuançoient en la
possession des biens que ie iouys, m'ont quitté leur place. Or ie ne
sçay conter ny à get, ny à plume: la pluspart de nos monnoyes ie
ne les connoy pas: ny ne sçay la difference de l'vn grain à l'autre,
ny en la terre, ny au grenier, si elle n'est par trop apparente:3
ny à peine celle d'entre les choux et les laictues de mon iardin. Ie
n'entens pas seulement les noms des premiers outils du mesnage,
ny les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfans
sçauent: moins aux arts mechaniques, en la trafique, et en la cognoissance
des marchandises, diuersité et nature des fruicts, de vins,
de viandes: ny à dresser vn oiseau, ny à medeciner vn cheual, ou
vn chien. Et puis qu'il me faut faire la honte toute entiere, il n'y a
pas vn mois qu'on me surprint ignorant dequoy le leuain seruoit à
faire du pain; et que c'estoit que faire cuuer du vin. On coniectura
anciennement à Athenes, vne aptitude à la mathematique, en4
celuy à qui on voyoit ingenieusement agencer et fagotter vne charge
de brossailles. Vrayement on tireroit de moy vne bien contraire
conclusion: car qu'on me donne tout l'apprest d'vne cuisine, me
voila à la faim. Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer
d'autres à mes despens. Mais quel que ie me face cognoistre,
pourueu que ie me face cognoistre tel que ie suis, ie fay mon effect.
Et si ne m'excuse pas, d'oser mettre par escrit des propos si
bas et friuoles que ceux-cy. La bassesse du suiet m'y contrainct.
Qu'on accuse si on veut mon proiect, mais mon progrez, non. Tant
y a que sans l'aduertissement d'autruy, ie voy assez le peu que
tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C'est prou que
mon iugement ne se deffere point, duquel ce sont icy les essais.

Nasutus sis vsque licet, sis denique nasus,
Quantum noluerit ferre rogatus Atlas:1
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quàm dixi: quid dentem dente iuuabit
Rodere? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam: qui se mirantur, in illos
Virus habe; nos hæc nouimus esse nihil.

Ie ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourueu que ie
ne me trompe pas à les cognoistre. Et de faillir à mon escient, cela
m'est si ordinaire, que ie ne faux guere d'autre façon, ie ne faux
guere fortuitement. C'est peu de chose de prester à la temerité de2
mes humeurs les actions ineptes, puis que ie ne me puis pas deffendre
d'y prester ordinairement les vitieuses.   Ie vis vn iour à
Barleduc, qu'on presentoit au Roy François second, pour la recommandation
de la memoire de René Roy de Sicile, vn pourtraict
qu'il auoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n'est-il loisible de
mesme à vn chacun, de se peindre de la plume, comme il se peignoit
d'vn creon? Ie ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice,
bien mal propre à produire en public. C'est l'irresolution: defaut
tres-incommode à la negociation des affaires du monde. Ie ne sçay
pas prendre party és entreprinses doubteuses:3

Ne si, ne no, net cor mi suona intero.

Ie sçay bien soustenir vne opinion, mais non pas la choisir. Par ce
qu'és choses humaines, à quelque bande qu'on panche, il se presente
force apparences, qui nous y confirment: et le philosophe
Chrysippus disoit, qu'il ne vouloit apprendre de Zenon et Cleanthez
ses maistres, que les dogmes simplement: car quant aux
preuues et raisons, il en fourniroit assez de luy mesme. De quelque
costé que ie me tourne, ie me fournis tousiours assez de cause et
de vray-semblance pour m'y maintenir. Ainsi i'arreste chez moy le
doubte, et la liberté de choisir, iusques à ce que l'occasion me4
presse. Et lors, à confesser la verité, ie iette le plus souuent la
plume au vent, comme on dit, et m'abandonne à la mercy de la
Fortune. Vne bien legere inclination et circonstance m'emporte.

Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque
Illuc impellitur.

L'incertitude de mon iugement, est si également balancée en la
pluspart des occurrences, que ie compromettrois volontiers à la
decision du sort et des dets. Et remarque auec grande consideration
de nostre foiblesse humaine, les exemples que l'histoire diuine
mesme nous a laissé de cet vsage, de remettre à la Fortune et
au hazard, la determination des eslections és choses doubteuses:
Sors cecidit super Matthiam. La raison humaine est vn glaiue double
et dangereux. Et en la main mesme de Socrates son plus intime1
et plus familier amy: voyez à quants de bouts c'est vn baston.
Ainsi, ie ne suis propre qu'à suyure, et me laisse aysément emporter
à la foule. Ie ne me fie pas assez en mes forces, pour entreprendre
de commander, ny guider. Ie suis bien ayse de trouuer
mes pas trassez par les autres. S'il faut courre le hazard d'vn
choix incertain, i'ayme mieux que ce soit soubs tel, qui s'asseure
plus de ses opinions, et les espouse plus, que ie ne fay les miennes,
ausquelles ie trouue le fondement et le plant glissant.   Et si ne
suis pas trop facile pourtant au change, d'autant que i'apperçois
aux opinions contraires vne pareille foiblesse. Ipsa consuetudo2
assentiendi periculosa esse videtur, et lubrica. Notamment aux affaires
politiques, il y a vn beau champ ouuert au bransle et à la
contestation.

Iusta pari premitur veluti cum pondere libra
Prona, nec hac plus parte sedet, nec surgit ab illa.

Les discours de Machiauel, pour exemple, estoient assez solides
pour le subiect, si y a-il eu grand'aisance à les combattre; et ceux
qui l'ont faict, n'ont pas laissé moins de facilité à combattre les
leurs. Il s'y trouueroit tousiours à vn tel argument, dequoy y
fournir responces, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques,3
et cette infinie contexture de debats, que nostre chicane a alongé
tant qu'elle a peu en faueur des procez:

Cædimur, et totidem plagis consumimus hostem:

les raisons n'y ayant guere autre fondement que l'experience, et
la diuersité des euenemens humains, nous presentant infinis exemples
à toutes sortes de formes. Vn sçauant personnage de nostre
temps, dit qu'en nos almanacs, où ils disent chaud, qui voudra dire
froid, et au lieu de sec, humide: et mettre tousiours le rebours de
ce qu'ils pronostiquent, s'il deuoit entrer en gageure de l'euenement
de l'vn ou l'autre, qu'il ne se soucieroit pas quel party il4
prinst, sauf és choses où il n'y peut escheoir incertitude: comme
de promettre à Noël des chaleurs extremes, et à la sainct Iean, des
rigueurs de l'hyuer. I'en pense de mesmes de ces discours politiques:
à quelque rolle qu'on vous mette, vous auez aussi beau
ieu que vostre compagnon, pourueu que vous ne veniez à choquer
les principes trop grossiers et apparens. Et pourtant, selon mon
humeur, és affaires publiques, il n'est aucun si mauuais train,
pourueu qu'il aye de l'aage et de la constance, qui ne vaille mieux
que le changement et le remuement. Nos mœurs sont extremement
corrompuës, et panchent d'vne merueilleuse inclination vers
l'empirement: de nos loix et vsances, il y en a plusieurs barbares
et monstrueuses: toutesfois pour la difficulté de nous mettre en
meilleur estat, et le danger de ce croullement, si ie pouuoy planter
vne cheville à nostre rouë, et l'arrester en ce poinct, ie le ferois1
de bon cœur.

Nunquam adeo fœdis adeóque pudendis
Vtimur exemplis, vt non peiora supersint.

Le pis que ie trouue en nostre estat, c'est l'instabilité: et que nos
loix, non plus que nos vestemens, ne peuuent prendre aucune
forme arrestée. Il est bien aysé d'accuser d'imperfection vne police:
car toutes choses mortelles en sont pleines: il est bien aysé
d'engendrer à vn peuple le mespris de ses anciennes obseruances:
iamais homme n'entreprint cela, qui n'en vinst à bout: mais d'y
restablir vn meilleur estat en la place de celuy qu'on a ruiné, à2
cecy plusieurs se sont morfondus, de ceux qui l'auoient entreprins.
Ie fay peu de part à ma prudence, de ma conduite: ie me laisse
volontiers mener à l'ordre public du monde. Heureux peuple, qui
fait ce qu'on commande, mieux que ceux qui commandent, sans
se tourmenter des causes: qui se laisse mollement rouller apres
le roullement celeste. L'obeyssance n'est iamais pure ny tranquille
en celuy qui raisonne et qui plaide.   Somme pour reuenir à moy,
ce seul, par où ie m'estime quelque chose, c'est ce, en quoy iamais
homme ne s'estima deffaillant: ma recommendation est vulgaire,
commune, et populaire: car qui a iamais cuidé auoir faute de3
sens? Ce seroit vne proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction.
C'est vne maladie, qui n'est iamais où elle se voit:
elle est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant, le premier
rayon de la veuë du patient, perce et dissipe: comme le regard du
soleil vn brouïllas opaque. S'accuser, ce seroit s'excuser en ce
subiect là: et se condamner, ce seroit s'absoudre. Il ne fut iamais
crocheteur ny femmelette, qui ne pensast auoir assez de
sens pour sa prouision. Nous recognoissons aysément és autres,
l'aduantage du courage, de la force corporelle, de l'experience,
de la disposition, de la beauté: mais l'aduantage du iugement,4
nous ne le cedons à personne. Et les raisons qui partent du simple
discours naturel en autruy, il nous semble qu'il n'a tenu
qu'à regarder de ce costé là, que nous ne les ayons trouuees.   La
science, le stile, et telles parties, que nous voyons és ouurages
estrangers, nous touchons bien aysément si elles surpassent les
nostres: mais les simples productions de l'entendement, chacun
pense qu'il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles, et en
apperçoit malaisement le poids et la difficulté, si ce n'est, et à
peine, en vne extreme et incomparable distance. Et qui verroit
bien à clair la hauteur d'vn iugement estranger, il y arriueroit et
y porteroit le sien. Ainsi, c'est vne sorte d'exercitation, de laquelle
on doit esperer fort peu de recommandation et de loüange, et vne
maniere de composition, de peu de nom. Et puis, pour qui escriuez1
vous? Les sçauants, à qui appartient la iurisdiction liuresque, ne
cognoissent autre prix que de la doctrine; et n'aduoüent autre
proceder en noz esprits, que celuy de l'erudition, et de l'art. Si vous
auez prins l'vn des Scipions pour l'autre, que vous reste il à dire,
qui vaille? Qui ignore Aristote, selon eux, s'ignore quand et quand
soy-mesme. Les ames grossieres et populaires ne voyent pas la grace
d'vn discours delié. Or ces deux especes occupent le monde. La
tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes
d'elles mesmes, est si rare, que iustement elle n'a ny nom, ny rang
entre nous: c'est à demy temps perdu, d'aspirer, et de s'efforcer2
à luy plaire.   On dit communément que le plus iuste partage que
Nature nous aye fait de graces, c'est celuy du sens: car il n'est
aucun qui ne se contente de ce qu'elle luy en a distribué, n'est-ce
pas raison? qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veuë. Ie
pense auoir les opinions bonnes et saines, mais qui n'en croit
autant des siennes? L'vne des meilleures preuues que i'en aye,
c'est le peu d'estime que ie fay de moy, car si elles n'eussent esté
bien asseurées, elles se fussent aisément laissé piper à l'affection
que ie me porte, singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute
à moy, et qui ne l'espands gueres hors de là. Tout ce que les autres3
en distribuent à vne infinie multitude d'amis, et de cognoissans,
à leur gloire, à leur grandeur, ie le rapporte tout au repos de mon
esprit, et à moy. Ce qui m'en eschappe ailleurs, ce n'est pas proprement
de l'ordonnance de mon discours:

Mihi nempe valere et viuere doctus.
Or mes opinions, ie les trouue infiniement hardies et constantes
à condamner mon insuffisance. De vray c'est aussi vn subiect,
auquel i'exerce mon iugement autant qu'à nul autre. Le monde
regarde tousiours vis à vis: moy, ie replie ma veuë au dedans, ie
la plante, ie l'amuse là. Chacun regarde deuant soy, moy ie regarde
dedans moy. Ie n'ay affaire qu'à moy, ie me considere sans cesse,
ie me contrerolle, ie me gouste. Les autres vont tousiours ailleurs,
s'ils y pensent bien: ils vont tousiours auant,

Nemo in sese tentat descendere:

moy, ie me roulle en moy-mesme. Cette capacité de trier le vray,
quelle qu'elle soit en moy, et cett'humeur libre de n'assubiectir1
aysément ma creance, ie la dois principalement à moy: car les plus
fermes imaginations que i'aye, et generalles, sont celles qui par
maniere de dire, nasquirent auec moy: elles sont naturelles, et
toutes miennes. Ie les produisis crues et simples, d'vne production
hardie et forte, mais vn peu trouble et imparfaicte: depuis
ie les ay establies et fortifiées par l'authorité d'autruy, et par les
sains exemples des anciens, ausquels ie me suis rencontré conforme
en iugement. Ceux-là m'en ont asseuré de la prinse, et m'en ont
donné la iouyssance et possession plus claire. La recommandation
que chacun cherche, de viuacité et promptitude d'esprit, ie la pretends2
du reglement, d'vne action esclatante et signalée, ou de
quelque particuliere suffisance: ie la pretends de l'ordre, correspondance,
et tranquillité d'opinions et de mœurs. Omnino si quidquam
est decorum, nihil est profectò magis quàm æquabilitas vniuersæ
vitæ, tum singularum actionum: quam conseruare non possis,
si, aliorum naturam imitans, omittas tuam.   Voyla donq iusques où
ie me sens coulpable de cette premiere partie, que ie disois estre
au vice de la presomption. Pour la seconde, qui consiste à n'estimer
point assez autruy, ie ne sçay si ie m'en puis si bien excuser:
car quoy qu'il me couste, ie delibere de dire ce qui en est. A l'aduenture3
que le commerce continuel que i'ay auec les humeurs
anciennes, et l'idée de ces riches ames du temps passé, me dégouste,
et d'autruy, et de moy-mesme: ou bien qu'à la verité nous
viuons en vn siecle qui ne produict les choses que bien mediocres.
Tant y a que ie ne connoy rien digne de grande admiration. Aussi
ne connoy-ie guere d'hommes, auec telle priuauté, qu'il faut pour
en pouuoir iuger: et ceux ausquels ma condition me mesle plus
ordinairement, sont pour la pluspart, gens qui ont peu de soing de
la culture de l'ame, et ausquels on ne propose pour toute beatitude
que l'honneur, et pour toute perfection, que la vaillance.
Ce que ie voy de beau en autruy, ie le louë et l'estime tres-volontiers.
Voire i'enrichis souuent sur ce que i'en pense, et me
permets de mentir iusques là. Car ie ne sçay point inuenter vn
subiect faux. Ie tesmoigne volontiers de mes amis, par ce que i'y
trouue de loüable. Et d'vn pied de valeur, i'en fay volontiers vn
pied et demy. Mais de leur prester les qualitez qui n'y sont pas,
ie ne puis: ny les defendre ouuertement des imperfections qu'ils
ont. Voyre à mes ennemis, ie rends nettement ce que ie dois de
tesmoignage d'honneur. Mon affection se change, mon iugement1
non. Et ne confons point ma querelle auec autres circonstances qui
n'en sont pas. Et suis tant ialoux de la liberté de mon iugement,
que mal-ayséement la puis-ie quitter pour passion que ce soit. Ie
me fay plus d'iniure en mentant, que ie n'en fay à celuy, de qui ie
mens. On remarque cette loüable et genereuse coustume de la
nation Persienne, qu'ils parloient de leurs mortels ennemis, et à
qui ils faisoyent la guerre à outrance, honorablement et equitablement
autant que portoit le merite de leur vertu.   Ie connoy des
hommes assez, qui ont diuerses parties belles: qui l'esprit, qui le
cœur, qui l'adresse, qui la conscience, qui le langage, qui vne2
science, qui vn'autre: mais de grand homme en general, et ayant
tant de belles pieces ensemble, ou vne, en tel degré d'excellence,
qu'on le doiue admirer, ou le comparer à ceux que nous honorons
du temps passé, ma fortune ne m'en a faict voir nul. Et le plus
grand que i'aye conneu au vif, ie di des parties naturelles de l'ame,
et le mieux né, c'estoit Estienne de la Boitie: c'estoit vrayement
vn' ame pleine, et qui montroit vn beau visage à tout sens:
vn' ame à la vieille marque: et qui eust produit de grands effects,
si sa fortune l'eust voulu: ayant beaucoup adiousté à ce riche naturel,
par science et estude.   Mais ie ne sçay comment il aduient,3
et si aduient sans doubte, qu'il se trouue autant de vanité et de
foiblesse d'entendement, en ceux qui font profession d'auoir plus
de suffisance, qui se meslent de vacations lettrées, et de charges
qui despendent des liures, qu'en nulle autre sorte de gens. Ou bien
par ce que lon requiert et attend plus d'eux, et qu'on ne peut
excuser en eux les fautes communes: ou bien que l'opinion du
sçauoir leur donne plus de hardiesse de se produire, et de se descouurir
trop auant, par où ils se perdent, et se trahissent. Comme
vn artisan tesmoigne bien mieux sa bestise, en vne riche matiere,
qu'il ait entre mains, s'il l'accommode et mesle sottement, et contre
les regles de son ouurage, qu'en vne matiere vile: et s'offence lon
plus du defaut, en vne statue d'or, qu'en celle qui est de plastre.
Ceux cy en font autant, lors qu'ils mettent en auant des choses qui
d'elles mesmes, et en leur lieu, seroyent bonnes: car ils s'en seruent
sans discretion, faisans honneur à leur memoire, aux despens1
de leur entendement: et faisans honneur à Cicero, à Galien, à
Vlpian, et à sainct Hierosme, pour se rendre eux ridicules.   Ie
retombe volontiers sur ce discours de l'ineptie de nostre institution.
Elle a eu pour sa fin, de nous faire, non bons et sages, mais
sçauans: elle y est arriuée. Elle ne nous a pas appris de suyure
et embrasser la vertu et la prudence: mais elle nous en a imprimé
la deriuation et l'etymologie. Nous sçauons decliner vertu, si nous
ne sçauons l'aymer. Si nous ne sçauons que c'est que prudence par
effect, et par experience, nous le sçauons par iargon et par cœur.
De nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en sçauoir la race,2
les parentelles, et les alliances, nous les voulons auoir pour amis,
et dresser auec eux quelque conuersation et intelligence: elle
nous a appris les definitions, les diuisions, et partitions de la vertu,
comme des surnoms et branches d'vne genealogie, sans auoir autre
soing de dresser entre nous et elle, quelque pratique de familiarité
et priuée accointance. Elle nous a choisi pour nostre apprentissage,
non les liures qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais
ceux qui parlent le meilleur Grec et Latin: et parmy ses beaux
mots, nous a fait couler en la fantasie les plus vaines humeurs
de l'antiquité.   Vne bonne institution, elle change le iugement3
et les mœurs: comme il aduint à Polemon: ce ieune homme
Grec desbauché, qui estant allé ouïr par rencontre, vne leçon de
Xenocrates, ne remerqua pas seulement l'éloquence et la suffisance
du lecteur, et n'en rapporta pas seulement en la maison, la science
de quelque belle matiere: mais vn fruit plus apparent et plus solide:
qui fut, le soudain changement et amendement de sa premiere
vie. Qui a iamais senti vn tel effect de nostre discipline?

Faciásne quod olim
Mutatus Polemon? ponas insignia morbi,
Fasciolas, cubital, focalia, potus vt ille
Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas,
Postquam est impransi correptus voce magistri?
La moins dedeignable condition de gents, me semble estre,
celle qui par simplesse tient le dernier rang: et nous offrir vn
commerce plus reglé. Les mœurs et les propos des paysans, ie les
trouue communement plus ordonnez selon la prescription de la
vraye philosophie, que ne sont ceux de noz philosophes. Plus sapit1
vulgus, quia tantum, quantum opus est, sapit.   Les plus notables
hommes que i'aye iugé, par les apparences externes, car pour les
iuger à ma mode, il les faudroit esclairer de plus pres, c'ont esté,
pour le faict de la guerre, et suffisance militaire, le Duc de Guyse,
qui mourut à Orleans, et le feu Mareschal Strozzi. Pour gens suffisans,
et de vertu non commune, Oliuier, et l'Hospital Chanceliers
de France. Il me semble aussi de la poësie qu'elle a eu sa vogue
en nostre siecle. Nous auons abondance de bons artisans de ce
mestier-là, Aurat, Beze, Buchanan, l'Hospital, Mont-doré, Turnebus.
Quant aux François, ie pense qu'ils l'ont montée au plus haut2
degré où elle sera iamais: et aux parties, en quoy Ronsart et du
Bellay excellent, ie ne les treuue gueres esloignez de la perfection
ancienne. Adrianus Turnebus sçauoit plus, et sçauoit mieux ce qu'il
sçauoit, qu'homme qui fust de son siecle, ny loing au delà. Les
vies du Duc d'Albe dernier mort, et de nostre Connestable de
Mommorancy, ont esté des vies nobles, et qui ont eu plusieurs
rares ressemblances de fortune. Mais la beauté, et la gloire de la
mort de cettuy-cy, à la veuë de Paris, et de son Roy; pour leur
seruice contre ses plus proches; à la teste d'vne armée victorieuse
par sa conduitte; et d'vn coup de main, en si extreme vieillesse,3
me semble meriter qu'on la loge entre les remerquables euenemens
de mon temps. Comme aussi, la constante bonté, douceur de
mœurs, et facilité consciencieuse de Monsieur de la Nouë, en vne
telle iniustice de parts armées, vraye eschole de trahison, d'inhumanité,
et de brigandage, où tousiours il s'est nourry, grand homme
de guerre, et tres-experimenté.   I'ay pris plaisir à publier en
plusieurs lieux, l'esperance que i'ay de Marie de Gournay le Iars
ma fille d'alliance: et certes aymée de moy beaucoup plus que
paternellement, et enueloppée en ma retraitte et solitude, comme
l'vne des meilleures parties de mon propre estre. Ie ne regarde
plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peut donner presage, cette
ame sera quelque iour capable des plus belles choses, et entre
autres de la perfection de cette tressaincte amitié, où nous ne lisons
point que son sexe ait peu monter encores: la sincerité et la
solidité de ses mœurs, y sont desia bastantes, son affection vers
moy plus que sur-abondante: et telle en somme qu'il n'y a rien à
souhaiter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante
et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la trauaillast moins1
cruellement. Le iugement qu'elle fit des premiers Essays, et femme,
et en ce siecle, et si ieune, et seule en son quartier, et la vehemence
fameuse dont elle m'ayma et me desira long temps sur la
seule estime qu'elle en print de moy, auant m'auoir veu, c'est vn
accident de tres-digne consideration.   Les autres vertus ont eu
peu, ou point de mise en cet aage: mais la vaillance, elle est deuenue
populaire par noz guerres ciuiles: et en cette partie, il se
trouue parmy nous, des ames fermes, iusques à la perfection, et
en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire.   Voila
tout ce que i'ay cognu, iusques à cette heure, d'extraordinaire2
grandeur et non commune.

CHAPITRE XVIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XVIII.)
Du desmentir.

VOIRE mais, on me dira, que ce dessein de se seruir de soy, pour
subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux,
qui par leur reputation auroyent donné quelque desir de leur cognoissance.
Il est certain, ie l'adoüe, et sçay bien que pour voir vn
homme de la commune façon, à peine qu'vn artisan leue les yeux
de sa besongne: là où pour voir vn personnage grand et signalé,
arriuer en vne ville, les ouuroirs et les boutiques s'abandonnent.
Il messiet à tout autre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a
dequoy se faire imiter; et duquel la vie et les opinions peuuent3
seruir de patron. Cæsar et Xenophon ont eu dequoy fonder et
fermir leur narration, en la grandeur de leurs faicts, comme en
vne baze iuste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers iournaux
du grand Alexandre, les Commentaires qu'Auguste, Caton, Sylla,
Brutus, et autres auoyent laissé de leurs gestes. De telles gens, on
ayme et estudie les figures, en cuyure mesmes et en pierre.   Cette
remontrance est tres-vraye; mais elle ne me touche que bien peu.

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus.
Non vbiuis, corámve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent sunt multi, quique lauantes.1

Ie ne dresse pas icy vne statue à planter au carrefour d'vne ville,
ou dans vne eglise, ou place publique:

Non equidem hoc studeo bullatis vt mihi nugis
Pagina turgescat:
Secreti loquimur.

C'est pour le coin d'vne librairie, et pour en amuser vn voisin, vn
parent, vn amy qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en
cett' image. Les autres ont pris cœur de parler d'eux, pour y auoir
trouué le subject digne et riche; moy au rebours, pour l'auoir trouué
si sterile et si maigre, qu'il n'y peut eschoir soupçon d'ostentation.2
Ie iuge volontiers des actions d'autruy: des miennes, ie donne
peu à iuger, à cause de leur nihilité. Ie ne trouue pas tant de bien
en moy, que ie ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement
me seroit-ce d'ouyr ainsi quelqu'vn, qui me recitast les mœurs, le
visage, la contenance, les plus communes parolles, et les fortunes
de mes ancestres, combien i'y serois attentif. Vrayement cela partiroit
d'vne mauuaise nature, d'auoir à mespris les portraits mesmes
de noz amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements, et de
leurs armes. I'en conserue l'escriture, le seing et vne espée peculiere:
et n'ay point chassé de mon cabinet, des longues gaules, que3
mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis et annulus,
tanto charior est posteris, quanto ergo parentes maior affectus. Si
toutefois ma posterité est d'autre appetit, i'auray bien dequoy me
reuencher: car ils ne sçauroyent faire moins de comte de moy, que
i'en feray d'eux en ce temps là. Tout le commerce que i'ay en cecy
auec le publicq, c'est que i'emprunte les vtils de son escriture, plus
soudaine et plus aisée. En recompense, i'empescheray peut estre,
que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.

Ne toga cordyllis, ne penula desit oliuis,
Et laxas scombris sæpe dabo tunicas.4

Et quand personne ne me lira, ay-ie perdu mon temps, de
m'estre entretenu tant d'heures oisiues, à pensements si vtiles et
aggreables? Moulant sur moy cette figure, il m'a fallu si souuent
me testonner et composer, pour m'extraire, que le patron s'en est
fermy, et aucunement formé soy-mesme. Me peignant pour autruy,
ie me suis peint en moy, de couleurs plus nettes, que n'estoyent
les miennes premieres. Ie n'ay pas plus faict mon liure, que mon
liure m'a faict. Liure consubstantiel à son autheur: d'vne occupation
propre: membre de ma vie: non d'vne occupation et fin,
tierce et estrangere, comme tous autres liures. Ay-ie perdu mon1
temps, de m'estre rendu compte de moy, si continuellement, si
curieusement? Car ceux qui se repassent par fantasie seulement,
et par langue, quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ny
ne se penetrent, comme celuy, qui en fait son estude, son ouurage,
et son mestier: qui s'engage à vn registre de durée, de toute sa
foy, de toute sa force. Les plus delicieux plaisirs, si se digerent
ils au dedans: fuyent à laisser trace de soy: et fuyent la veuë,
non seulement du peuple, mais d'vn autre. Combien de fois m'a
cette besongne diuerty de cogitations ennuieuses? Et doiuent estre
comptées pour ennuyeuses toutes les friuoles. Nature nous a estrenez2
d'vne large faculté à nous entretenir à part: et nous y appelle
souuent, pour nous apprendre, que nous nous deuons en partie à
la societé, mais en la meilleure partie, à nous. Aux fins de renger
ma fantasie, à resuer mesme, par quelque ordre et proiect, et la
garder de se perdre et extrauaguer au vent, il n'est que de donner
corps, et mettre en registre, tant de menues pensées, qui se
presentent à elle. I'escoutte à mes resueries, par ce que i'ay à les
enroller. Quantes-fois, estant marry de quelque action, que la ciuilité
et la raison me prohiboient de reprendre à descouuert, m'en
suis-ie icy desgorgé, non sans dessein de publique instruction! Et3
si ces verges poëtiques:

Zon sus l'œil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin,

s'impriment encore mieux en papier, qu'en la chair viue. Quoy si
ie preste vn peu plus attentiuement l'oreille aux liures, depuis que
ie guette, si i'en pourray friponner quelque chose dequoy esmailler
ou estayer le mien? Ie n'ay aucunement estudié pour faire vn liure:
mais i'ay aucunement estudié, pour ce que ie l'auoy faict: si
c'est aucunement estudier, qu'effleurer et pincer, par la teste, ou
par les pieds, tantost vn autheur, tantost vn autre: nullement pour4
former mes opinions: ouï, pour les assister, pieça formées, seconder
et seruir.   Mais à qui croirons nous parlant de soy, en vne
saison si gastée? veu qu'il en est peu, ou point, à qui nous puissions
croire parlants d'autruy, où il y a moins d'interest à mentir.
Le premier traict de la corruption des mœurs, c'est le bannissement
de la verité; car comme disoit Pindare, l'estre veritable, est
le commencement d'vne grande vertu, et le premier article que
Platon demande au gouuerneur de sa republique. Nostre verité de
maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy:
comme nous appellons monnoye, non celle qui est loyalle1
seulement, mais la fauce aussi, qui a mise. Nostre nation est de
long temps reprochée de ce vice. Car Saluianus Massiliensis, qui
estoit du temps de l'Empereur Valentinian, dit qu'aux François le
mentir et se pariurer n'est pas vice, mais vne façon de parler. Qui
voudroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur
est à present vertu. On s'y forme, on s'y façonne, comme à vn
exercice d'honneur: car la dissimulation est des plus notables qualitez
de ce siecle.   Ainsi i'ay souuent consideré d'où pouuoit naistre
cette coustume, que nous obseruons si religieusement, de nous
sentir plus aigrement offencez du reproche de ce vice, qui nous2
est si ordinaire, que de nul autre: et que ce soit l'extreme iniure
qu'on nous puisse faire de parolle, que de nous reprocher la mensonge.
Sur cela, ie treuue qu'il est naturel, de se deffendre le
plus, des deffaux, dequoy nous sommes le plus entachez. Il semble
qu'en nous ressentans de l'accusation, et nous en esmouuans, nous
nous deschargeons aucunement de la coulpe: si nous l'auons par
effect, aumoins nous la condamnons par apparence. Seroit-ce pas
aussi, que ce reproche semble enuelopper la couardise et lascheté
de cœur? En est-il de plus expresse, que se desdire de sa parolle?
quoy se desdire de sa propre science? C'est vn vilain vice, que le3
mentir; et qu'vn ancien peint bien honteusement, quand il dit, que
c'est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de
craindre les hommes. Il n'est pas possible d'en representer plus
richement l'horreur, la vilité, et le desreglement. Car que peut on
imaginer plus vilain, que d'estre couart à l'endroit des hommes,
et braue à l'endroit de Dieu? Nostre intelligence se conduisant par
la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique.
C'est le seul vtil, par le moyen duquel se communiquent
noz volontez et noz pensées: c'est le truchement de nostre ame:
s'il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entrecognoissons
plus. S'il nous trompe, il rompt tout nostre commerce, et
dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des
nouuelles Indes (on n'a que faire d'en remerquer les noms, ils ne
sont plus; car iusques à l'entier abolissement des noms, et ancienne
cognoissance des lieux, s'est estendue la desolation de cette
conqueste, d'vn merueilleux exemple, et inouy) offroyent à leurs
Dieux, du sang humain, mais non autre, que tiré de leur langue, et
oreilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouye que1
prononcée. Ce bon compagnon de Grece disoit, que les enfans s'amusent
par les osselets, les hommes par les parolles.   Quant aux
diuers vsages de noz desmentirs, et les loix de nostre honneur en
cela, et les changemens qu'elles ont reçeu, ie remets à vne autre-fois
d'en dire ce que i'en sçay; et apprendray cependant, si ie puis,
en quel temps print commencement cette coustume, de si exactement
poiser et mesurer les parolles, et d'y attacher nostre honneur:
car il est aisé à iuger qu'elle n'estoit pas anciennement
entre les Romains et les Grecs. Et m'a semblé souuent nouueau et
estrange, de les voir se dementir et s'iniurier, sans entrer pourtant2
en querelle. Les loix de leur deuoir, prenoient quelque autre voye
que les nostres. On appelle Cæsar, tantost voleur, tantost yurongne
à sa barbe. Nous voyons la liberté des inuectiues, qu'ils font
les vns contre les autres; ie dy les plus grands chefs de guerre, de
l'vne et l'autre nation, où les parolles se reuenchent seulement par
les parolles, et ne se tirent à autre consequence.

CHAPITRE XIX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XIX.)
De la liberté de conscience.

IL est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites
sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux.
En ce desbat, par lequel la France est à present agitée de
guerres ciuiles, le meilleur et le plus sain party, est sans doubte3
celuy, qui maintient et la religion et la police ancienne du pays.
Entre les gens de bien toutesfois, qui le suyuent (car ie ne parle
point de ceux, qui s'en seruent de pretexte, pour, ou exercer leurs
vengeances particulieres, ou fournir à leur auarice, ou suiure la
faueur des Princes: mais de ceux qui le font par vray zele enuers
leur religion, et saincte affection, à maintenir la paix et l'estat de
leur patrie) de ceux-cy, dis-ie, il s'en voit plusieurs, que la passion
pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre
des conseils iniustes, violents, et encore temeraires.   Il est certain,
qu'en ces premiers temps, que nostre religion commença de
gaigner authorité auec les loix, le zele en arma plusieurs contre1
toute sorte de liures payens; dequoy les gens de lettre souffrent
vne merueilleuse perte. I'estime que ce desordre ait plus porté de
nuysance aux lettres, que tous les feux des barbares. Cornelius
Tacitus en est vn bon tesmoing: car quoy que l'Empereur Tacitus
son parent, en eust peuplé par ordonnances expresses toutes les
librairies du monde: toutes-fois vn seul exemplaire entier n'a peu
eschapper la curieuse recherche de ceux qui desiroyent l'abolir,
pour cinq ou six vaines clauses, contraires à nostre creance.   Ils
ont aussi eu cecy, de prester aisément des louanges fauces, à tous
les Empereurs, qui faisoyent pour nous, et condamner vniuersellement2
toutes les actions de ceux, qui nous estoyent aduersaires,
comme il est aisé à voir en l'Empereur Iulian, surnommé l'Apostat.
C'estoit à la verité vn tres-grand homme et rare; comme celuy,
qui auoit son ame viuement tainte des discours de la philosophie,
ausquels il faisoit profession de regler toutes ses actions: et
de vray il n'est aucune sorte de vertu, dequoy il n'ait laissé de tres-notables
exemples. En chasteté, de laquelle le cours de sa vie donne
bien clair tesmoignage, on lit de luy vn pareil traict, à celuy d'Alexandre
et de Scipion, que de plusieurs tresbelles captiues, il n'en
voulut pas seulement voir vne, estant en la fleur de son aage: car il3
fut tué par les Parthes aagé de trente vn an seulement. Quant à la
iustice, il prenoit luy-mesme la peine d'ouyr les parties: et encore
que par curiosité il s'informast à ceux qui se presentoient à luy, de
quelle religion ils estoient: toutes-fois l'inimitié qu'il portoit à la
nostre, ne donnoit aucun contrepoix à la balance. Il fit luy mesme
plusieurs bonnes loix, et retrancha vne grande partie des subsides
et impositions, que leuoyent ses predecesseurs.   Nous auons deux
bons historiens tesmoings oculaires de ses actions: l'vn desquels,
Marcellinus, reprend aigrement en diuers lieux de son histoire,
cette sienne ordonnance, par laquelle il deffendit l'escole, et interdit
l'enseigner à tous les rhetoriciens et grammairiens Chrestiens,
et dit, qu'il souhaiteroit cette sienne action estre enseuelie
soubs le silence. Il est vray-semblable, s'il eust faict quelque chose
de plus aigre contre nous, qu'il ne l'eust pas oublié, estant bien affectionné
à nostre party. Il nous estoit aspre à la verité, mais non1
pourtant cruel ennemy. Car noz gens mesmes recitent de luy cette
histoire, que se promenant vn iour autour de la ville de Chalcedoine,
Maris Euesque du lieu, osa bien l'appeller meschant, traistre
à Christ, et qu'il n'en fit autre chose, sauf luy respondre: Va
miserable, pleure la perte de tes yeux: à quoy l'Euesque encore
repliqua: Ie rends graces à Iesus Christ, de m'auoir osté la veuë,
pour ne voir ton visage impudent: affectant en cela, disent-ils, vne
patience philosophique. Tant y a que ce faict là, ne se peut pas
bien rapporter aux cruautez qu'on le dit auoir exercées contre nous.
Il estoit, dit Eutropius mon autre tesmoing, ennemy de la Chrestienté,2
mais sans toucher au sang.   Et pour reuenir à sa iustice,
il n'est rien qu'on y puisse accuser, que les rigueurs, dequoy il
vsa au commencement de son empire, contre ceux qui auoyent
suiuy le party de Constantius son predecesseur. Quant à sa sobrieté,
il viuoit tousiours vn viure soldatesque: et se nourrissoit
en pleine paix, comme celuy qui se preparoit et accoustumoit à
l'austerité de la guerre. La vigilance estoit telle en luy, qu'il departoit
la nuict à trois ou à quatre parties, dont la moindre estoit
celle qu'il donnoit au sommeil: le reste, il l'employoit à visiter
luy mesme en personne, l'estat de son armée et ses gardes, ou à3
estudier: car entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent
en toute sorte de literature. On dit d'Alexandre le grand,
qu'estant couché, de peur que le sommeil ne le desbauchast de ses
pensemens, et de ses estudes, il faisoit mettre vn bassin ioignant
son lict, et tenoit l'vne de ses mains au dehors, auec vne boulette
de cuiure: affin que le dormir le surprenant, et relaschant les prises
de ses doigts, cette boullette par le bruit de sa cheutte dans le
bassin, le reueillast. Cettuy-cy auoit l'ame si tendue à ce qu'il
vouloit, et si peu empeschée de fumées, par sa singuliere abstinence,
qu'il se passoit bien de cet artifice. Quant à la suffisance4
militaire, il fut admirable en toutes les parties d'vn grand Capitaine:
aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de
guerre: et la pluspart, auec nous, en France contre les Allemans
et Francons. Nous n'auons guere memoire d'homme, qui ait veu
plus de hazards, ny qui ait plus souuent faict preuue de sa
personne.   Sa mort a quelque chose de pareil à celle d'Epaminondas:
car il fut frappé d'vn traict, et essaya de l'arracher, et l'eust
fait, sans ce que le traict estant tranchant, il se couppa et affoiblit
la main. Il demandoit incessamment qu'on le repportast en ce
mesme estat, en la meslée, pour y encourager ses soldats; lesquels
contesterent cette battaille sans luy, trescourageusement, iusques à
ce que la nuict separa les armées. Il deuoit à la philosophie, vn singulier
mespris, en quoy il auoit sa vie, et les choses humaines. Il
auoit ferme creance de l'eternité des ames.   En matiere de religion,1
il estoit vicieux par tout; on l'a surnommé l'Apostat, pour
auoir abandonné la nostre: toutesfois cette opinion me semble
plus vray-semblable, qu'il ne l'auoit iamais euë à cœur, mais que
pour l'obeïssance des loix il s'estoit feint iusques à ce qu'il tinst
l'empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne, que ceux
mesmes qui en estoyent de son temps, s'en mocquoient: et disoit-on,
s'il eust gaigné la victoire contre les Parthes, qu'il eust fait
tarir la race des bœufs au monde, pour satisfaire à ses sacrifices.
Il estoit aussi embabouyné de la science diuinatrice, et donnoit authorité
à toute façon de prognostics. Il dit entre autres choses, en2
mourant, qu'il sçauoit bon gré aux Dieux et les remercioit, dequoy
ils ne l'auoyent pas voulu tuer par surprise, l'ayant de long temps
aduerty du lieu et heure de sa fin, ny d'vne mort molle ou lasche,
mieux conuenable aux personnes oysiues et delicates, ny languissante,
longue et douloureuse: et qu'ils l'auoyent trouué digne de
mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires, et en la
fleur de sa gloire. Il auoit eu vne pareille vision à celle de Marcus
Brutus, qui premierement le menassa en Gaule, et depuis se representa
à luy en Perse, sur le point de sa mort. Ce langage qu'on luy
fait tenir, quand il se sentit frappé: Tu as veincu, Nazareen: ou,3
comme d'autres, Contente toy, Nazareen; à peine eust il esté oublié,
s'il eust esté creu par mes tesmoings: qui estants presens en
l'armée ont remarqué iusques aux moindres mouuements et parolles
de sa fin: non plus que certains autres miracles, qu'on y
attache.   Et pour venir au propos de mon theme: il couuoit, dit
Marcellinus, de long temps en son cœur, le paganisme; mais par
ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l'osoit descouurir.
En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il
fit ouurir les temples des Dieux, et s'essaya par tous moyens de mettre
sus l'idolatrie. Pour paruenir à son effect, ayant rencontré en
Constantinople, le peuple descousu, auec les prelats de l'Eglise Chrestienne
diuisez, les ayant faict venir à luy au palais, les admonesta
instamment d'assoupir ces dissentions ciuiles, et que chacun sans
empeschement et sans crainte seruist à la religion. Ce qu'il sollicitoit
auec grand soing, pour l'esperance que cette licence augmenteroit
les parts et les brigues de la diuision, et empescheroit le1
peuple de se reünir, et de se fortifier par consequent, contre luy,
par leur concorde, et vnanime intelligence: ayant essayé par la
cruauté d'aucuns Chrestiens, qu'il n'y a point de beste au monde
tant à craindre à l'homme, que l'homme.   Voyla ses mots à peu
pres: en quoy cela est digne de consideration, que l'Empereur Iulian
se sert pour attiser le trouble de la dissention ciuile, de cette
mesme recepte de liberté de conscience, que noz Roys viennent
d'employer pour l'estaindre. On peut dire d'vn costé, que de lascher
la bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est espandre et
semer la diuision, c'est prester quasi la main à l'augmenter, n'y2
ayant aucune barriere ny coërction des loix, qui bride et empesche
sa course. Mais d'autre costé, on diroit aussi, que de lascher la
bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est les amollir et relascher
par la facilité, et par l'aisance, et que c'est esmousser l'eguillon
qui s'affine par la rareté, la nouuelleté, et la difficulté. Et
si croy mieux, pour l'honneur de la deuotion de noz Roys; c'est,
que n'ayans peu ce qu'ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir
ce qu'ils pouuoient.

CHAPITRE XX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XX.)
Nous ne goustons rien de pur.

LA foiblesse de nostre condition, fait que les choses en leur simplicité
et pureté naturelle ne puissent pas tomber en nostre3
vsage. Les elemens que nous iouyssons, sont alterez: et les metaux
de mesme, et l'or, il le faut empirer par quelque autre matiere, pour
l'accommoder à nostre seruice. Ny la vertu ainsi simple, qu'Ariston
et Pyrrho, et encore les Stoiciens faisoient fin de la vie, ny
a peu seruir sans composition: ny la volupté Cyrenaique et Aristippique.
Des plaisirs, et biens que nous auons, il n'en est aucun
exempt de quelque meslange de mal et d'incommodité:

Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement, et de plainte.
Diriez vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Voire quand nous en
forgeons l'image en son excellence, nous la fardons d'epithetes et1
qualitez maladifues, et douloureuses: langueur, mollesse, foiblesse,
deffaillance, morbidezza, grand tesmoignage de leur consanguinité,
et consubstantialité. La profonde ioye a plus de seuerité, que de
gayeté. L'extreme et plein contentement, plus de rassis que d'enioué.
Ipsa felicitas, se nisi temperat, premit. L'aise nous masche.
C'est ce que dit vn verset Grec ancien, de tel sens: Les Dieux nous
vendent tous les biens qu'ils nous donnent: c'est à dire, ils ne
nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n'achetions au
prix de quelque mal.   Le trauail et le plaisir, tres-dissemblables
de nature, s'associent pourtant de ie ne sçay quelle ioincture naturelle.2
Socrates dit, que quelque Dieu essaya de mettre en masse,
et confondre la douleur et la volupté: mais, que n'en pouuant sortir,
il s'aduisa de les accouppler au moins par la queuë. Metrodorus
disoit qu'en la tristesse, il y a quelque alliage de plaisir. Ie ne sçay
s'il vouloit dire autre chose; mais moy, i'imagine bien, qu'il y a
du dessein, du consentement, et de la complaisance, à se nourrir
en la melancholie. Ie dis outre l'ambition, qui s'y peut encore mesler:
il y a quelque ombre de friandise et delicatesse, qui nous rit
et qui nous flatte, au giron mesme de la melancholie. Y a-il pas des
complexions qui en font leur aliment?3

Est quædam flere voluptas.

Et dit vn Attalus en Seneque, que la memoire de noz amis perdus
nous aggrée comme l'amer au vin trop vieil:

Minister veteris, puer, falerni
Ingere mi calices amariores:

et comme des pommes doucement aigres. Nature nous descouure
cette confusion. Les peintres tiennent, que les mouuemens et plis
du visage, qui seruent au pleurer, seruent aussi au rire. De vray,
auant que l'vn ou l'autre soyent acheuez d'exprimer, regardez à la
conduitte de la peinture, vous estes en doubte, vers lequel c'est4
qu'on va. Et l'extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine
auctoramento malum est.   Quand i'imagine l'homme assiegé de
commoditez desirables: mettons le cas, que touts ses membres fussent
saisis pour tousiours, d'vn plaisir pareil à celuy de la generation
en son poinct plus excessif: ie le sens fondre soubs la charge de
son aise: et le voy du tout incapable de porter vne si pure, si constante
volupté, et si vniuerselle. De vray il fuit, quand il y est, et
se haste naturellement d'en eschapper, comme d'vn pas, où il ne se
peut fermir, où il craind d'enfondrer.   Quand ie me confesse à
moy religieusement, ie trouue que la meilleure bonté que i'aye, a
quelque teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus nette
vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des1
vertus de semblable marque, qu'autre puisse estre) s'il y eust
escouté de pres (et il y escoutoit de pres) il y eust senty quelque
ton gauche, de mixtion humaine: mais ton obscur, et sensible seulement
à soy. L'homme en tout et par tout, n'est que rappiessement
et bigarrure. Les loix mesmes de la iustice, ne peuuent subsister
sans quelque meslange d'iniustice. Et dit Platon, que ceux-là
entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster
des loix toutes incommoditez et inconueniens. Omne magnum exemplum
habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos vtilitate publica
rependitur, dit Tacitus.   Il est pareillement vray, que pour l'vsage
2
de la vie, et seruice du commerce public, il y peut auoir de l'excez
en la pureté et perspicacité de noz esprits. Cette clarté penetrante,
a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et esmousser,
pour les rendre plus obeissans à l'exemple et à la pratique;
et les espessir et obscurcir, pour les proportionner à cette vie
tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouuent les esprits communs
et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires.
Et les opinions de la philosophie esleuées et exquises, se trouuent
ineptes à l'exercice. Cette pointue viuacité d'ame, et cette volubilité
soupple et inquiete, trouble nos negotiations. Il faut manier3
les entreprises humaines, plus grossierement et superficiellement;
et en laisser bonne et grande part, pour les droits de la Fortune.
Il n'est pas besoin d'esclairer les affaires si profondement et si
subtilement. On s'y perd à la consideration de tant de lustres
contraires et formes diuerses, volutantibus res inter se pugnantes,
obtorpuerant animi.   C'est ce que les anciens disent de Simonides:
par ce que son imagination luy presentoit sur la demande
que luy auoit faict le Roy Hieron, pour à laquelle satisfaire il auoit
eu plusieurs iours de pensement, diuerses considerations, aiguës
et subtiles: doubtant laquelle estoit la plus vray-semblable, il desespera
du tout de la verité.   Qui en recherche et embrasse toutes
les circonstances, et consequences, il empesche son eslection. Vn
engin moyen, conduit esgallement, et suffit aux executions, de
grand, et de petit poix. Regardez que les meilleurs mesnagers, sont
ceux qui nous sçauent moins dire comme ils le sont; et que ces1
suffisans conteurs, n'y font le plus souuent rien qui vaille. Ie sçay
vn grand diseur, et tres excellent peintre de toute sorte de mesnage,
qui a laissé bien piteusement, couler par ses mains, cent mille liures
de rente. I'en sçay vn autre, qui dit, qu'il consulte mieux
qu'homme de son conseil, et n'est point au monde vne plus belle
montre d'ame, et de suffisance, toutesfois aux effects, ses seruiteurs
trouuent, qu'il est tout autre; ie dy sans mettre le malheur
en conte.

CHAPITRE XXI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXI.)
Contre la faineantise.

L'EMPEREVR Vespasien estant malade de la maladie, dont il mourut,
ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de l'Empire: et2
dans son lict mesme, despeschoit sans cesse plusieurs affaires de
consequence: et son medecin l'en tançant, comme de chose nuisible
à sa santé: Il faut, disoit-il, qu'vn Empereur meure debout.
Voilà vn beau mot, à mon gré, et digne d'vn grand Prince. Adrian
l'Empereur s'en seruit depuis à ce mesme propos: et le deuroit on
souuent ramenteuoir aux Roys, pour leur faire sentir, que cette
grande charge, qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes,
n'est pas vne charge oisiue; et qu'il n'est rien qui puisse si
iustement desgouster vn subject, de se mettre en peine et en hasard
pour le seruice de son Prince, que de le voir appoltronny cependant3
luy-mesme, à des occupations lasches et vaines: et d'auoir
soing de sa conseruation, le voyant si nonchalant de la nostre.

Quand quelqu'vn voudra maintenir, qu'il vaut mieux que le
Prince conduise ses guerres par autre que par soy: la Fortune luy
fournira assez d'exemples de ceux, à qui leurs lieutenans ont mis
à chef des grandes entreprises: et de ceux encore desquels la presence
y eust esté plus nuisible, qu'vtile. Mais nul Prince vertueux
et courageux pourra souffrir, qu'on l'entretienne de si honteuses
instructions. Soubs couleur de conseruer sa teste, comme la statue
d'vn sainct, à la bonne fortune de son estat, ils le degradent de
son office, qui est tout en action militaire, et l'en declarent incapable.
I'en sçay vn, qui aymeroit bien mieux estre battu, que de1
dormir, pendant qu'on se battroit pour luy: et qui ne vid iamais
sans ialousie, ses gents mesmes, faire quelque chose de grand en
son absence. Et Selym premier disoit auec raison, ce me semble,
que les victoires, qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas
completes. De tant plus volontiers eust-il dit, que ce maistre deuroit
rougir de honte, d'y pretendre part pour son nom, n'y ayant embesongné
que sa voix et sa pensée. Ny cela mesme, veu qu'en telle
besongne, les aduis et commandemens, qui apportent l'honneur,
sont ceux-là seulement, qui se donnent sur le champ, et au propre
de l'affaire. Nul pilote n'exerce son office de pied ferme. Les2
Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune
guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Baiazet
second auec son filz, qui s'en despartirent, s'amusants aux sciences
et autres occupations casanieres, donnerent aussi de bien grands
soufflets à leur Empire: et celuy qui regne à present, Ammurath
troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s'en trouuer
de mesme. Fust-ce pas le Roy d'Angleterre, Edouard troisiesme,
qui dit de nostre Roy Charles cinquiesme, ce mot? Il n'y eut
onques Roy, qui moins s'armast, et si n'y eut onques Roy, qui tant
me donnast à faire. Il auoit raison de le trouuer estrange, comme3
vn effect du sort, plus que de la raison. Et cherchent autre adherent,
que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et
magnanimes conquerants, les Roys de Castille et de Portugal, de
ce qu'à douze cents lieuës de leur oisiue demeure, par l'escorte
de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d'vne et
d'autre part: desquelles c'est à sçauoir, s'ils auroyent seulement
le courage d'aller iouyr en presence.   L'Empereur Iulian disoit
encore plus, qu'vn philosophe et vn galant homme, ne deuoient
pas seulement respirer: c'est à dire, ne donner aux necessitez
corporelles, que ce qu'on ne leur peut refuser; tenant tousiours4
l'ame et le corps embesongnez à choses belles, grandes et vertueuses.
Il auoit honte si en public on le voyoit cracher ou suer
(ce qu'on dit aussi de la ieunesse Lacedemonienne, et Xenophon
de la Persienne) par ce qu'il estimoit que l'exercice, le trauail
continuel, et la sobrieté, deuoient auoir cuit et asseché toutes
ces superfluitez. Ce que dit Seneque ne ioindra pas mal en cet
endroict, que les anciens Romains maintenoient leur ieunesse
droite: ils n'apprenoient, dit-il, rien à leurs enfans, qu'ils deussent
apprendre assis.   C'est vne genereuse enuie, de vouloir
mourir mesme vtilement et virilement: mais l'effect n'en gist pas
tant en nostre bonne resolution, qu'en nostre bonne fortune. Mille1
ont proposé de vaincre, ou de mourir en combattant, qui ont failli
à l'vn et à l'autre: les blesseures, les prisons, leur trauersant ce
dessein, et leur prestant vne vie forcée. Il y a des maladies, qui atterrent
iusques à noz desirs, et nostre cognoissance. Fortune ne
deuoit pas seconder la vanité des legions Romaines, qui s'obligerent
par serment, de mourir ou de vaincre. Victor, Marce Fabi,
reuertar ex acie: si fallo, Iouem patrem Gradiuúmque Martem
aliósque iratos inuoco Deos. Les Portugais disent, qu'en certain
endroit de leur conqueste des Indes ils rencontrerent des soldats,
qui s'estoyent condamnez auec horribles execrations, de n'entrer2
en aucune composition, que de se faire tuer, ou demeurer victorieux:
et pour marque de ce vœu, portoyent la teste et la barbe
rase. Nous auons beau nous hazarder et obstiner. Il semble que
les coups fuyent ceux, qui s'y presentent trop alaigrement: et
n'arriuent volontiers à qui s'y presente trop volontiers, et corrompt
leur fin. Tel ne pouuant obtenir de perdre sa vie, par les
forces aduersaires, apres auoir tout essayé, a esté contraint, pour
fournir à sa resolution, d'en r'apporter l'honneur, ou de n'en rapporter
pas la vie: se donner soy mesme la mort, en la chaleur
propre du combat. Il en est d'autres exemples. Mais en voicy vn.3
Philistus, chef de l'armée de mer du ieune Dionysius contre les
Syracusains, leur presenta la battaille, qui fut asprement contestée,
les forces estants pareilles. En icelle il eut du meilleur au
commencement, par sa prouësse. Mais les Syracusains se rengeans
autour de sa galere, pour l'inuestir, ayant faict grands faicts
d'armes de sa personne, pour se desuelopper, n'y esperant plus
de ressource, s'osta de sa main la vie, qu'il auoit si liberalement
abandonnée, et frustratoirement, aux mains ennemies.   Moley
Moluch, Roy de Fais, qui vient de gaigner contre Sebastian Roy
de Portugal, cette iournée, fameuse par la mort de trois Roys,
et par la transmission de cette grande couronne, à celle de Castille:
se trouua grieuement malade dés lors que les Portugalois
entrerent à main armée en son estat; et alla tousiours depuis en
empirant vers la mort, et la preuoyant. Iamais homme ne se seruit
de soy plus vigoureusement, et brauement. Il se trouua foible,
pour soustenir la pompe ceremonieuse de l'entrée de son camp,
qui est selon leur mode, pleine de magnificence, et chargée de
tout plein d'action: et resigna cet honneur à son frere. Mais ce fut1
aussi le seul office de Capitaine qu'il resigna: touts les autres
necessaires et vtiles, il les feit tres-glorieusement et exactement.
Tenant son corps couché: mais son entendement, et son courage,
debout et ferme, iusques au dernier souspir: et aucunement au-delà.
Il pouuoit miner ses ennemis, indiscretement aduancez en
ses terres: et luy poisa merueilleusement, qu'à faute d'vn peu de
vie, et pour n'auoir qui substituer à la conduitte de cette guerre,
et affaires d'vn estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante
et hazardeuse, en ayant vne autre pure et nette entre ses
mains. Toutesfois il mesnagea miraculeusement la durée de sa2
maladie, à faire consumer son ennemy, et l'attirer loing de son
armée de mer, et des places maritimes qu'il auoit en la coste d'Affrique:
iusques au dernier iour de sa vie, lequel par dessein, il
employa et reserua à cette grande iournée. Il dressa sa bataille en
rond, assiegeant de toutes pars l'ost des Portugais; lequel rond
venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au
conflict, qui fut tres aspre par la valeur de ce ieune Roy assaillant,
veu qu'ils auoient à montrer visage à tous sens: mais aussi les
empescha à la fuitte apres leur routte. Et trouuants toutes les
issues saisies, et closes; furent contraints de se reietter à eux3
mesmes: coaceruantûrque non solùm cæde, sed etiam fuga, et s'amonceller
les vns sur les autres, fournissants aux vaincueurs vne
tres-meurtriere victoire, et tres-entiere. Mourant, il se feit porter
et tracasser où le besoing l'appelloit: et coulant le long des files,
enhortoit ses Capitaines et soldats, les vns apres les autres. Mais
vn coing de sa battaille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir,
qu'il ne montast à cheual l'espée au poing. Il s'efforçoit pour
s'aller mesler, ses gents l'arrestants, qui par la bride, qui par sa
robbe, et par ses estriers. Cet effort acheua d'accabler ce peu de
vie, qui luy restoit. On le recoucha. Luy se resuscitant comme en4
sursaut de cette pasmoison, toute autre faculté luy deffaillant;
pour aduertir qu'on teust sa mort (qui estoit le plus necessaire
commandement, qu'il eust lors à faire, affin de n'engendrer quelque
desespoir aux siens, par cette nouuelle) expira, tenant le doigt
contre sa bouche close: signe ordinaire de faire silence. Qui vescut
oncques si long temps, et si auant en la mort? qui mourut oncques
si debout? L'extreme degré de traitter courageusement la mort,
et le plus naturel, c'est la veoir, non seulement sans estonnement,
mais sans soucy: continuant libre le train de la vie, iusques
dedans elle. Comme Caton, qui s'amusoit à estudier et à dormir,
en ayant vne violente et sanglante, presente en son cœur, et la tenant
en sa main.1

CHAPITRE XXII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXII.)
Des Postes.

IE n'ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à
gens de ma taille, ferme et courte: mais i'en quitte le mestier:
il nous essaye trop, pour y durer long temps.   Ie lisois à cette
heure, que le Roy Cyrus, pour receuoir plus facilement nouuelles
de tous les costez de son Empire, qui estoit d'vne fort grande estenduë,
fit regarder combien vn cheual pouuoit faire de chemin en
vn iour, tout d'vne traicte, et à cette distance il establit des
hommes, qui auoient charge de tenir des cheuaux prests, pour en
fournir à ceux qui viendroient vers luy. Et disent aucuns, que cette
vistesse d'aller, reuient à la mesure du vol des gruës.   Cæsar dit2
que Lucius Vibulus Rufus, ayant haste de porter vn aduertissement
à Pompeius, s'achemina vers luy iour et nuict, changeant de
cheuaux, pour faire diligence. Et luy mesme, à ce que dit Suetone,
faisoit cent mille par iour, sur vn coche de louage. Mais c'estoit
vn furieux courrier: car où les riuieres luy tranchoient son chemin,
il les franchissoit à nage: et ne se destourna iamais pour
querir vn pont, ou vn gué. Tiberius Nero allant voir son frere
Drusus, malade en Allemaigne, fit deux cens mille, en vingt quatre
heures, ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le
Roy Antiochus, T. Sempronius Gracchus, dit Tite-Liue, per dispositos
equos propè incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam
peruenit: et appert à veoir le lieu, que c'estoient postes assises,
non freschement ordonnées pour cette course.   L'inuention de
Cecinna à renuoyer des nouuelles à ceux de sa maison, auoit bien
plus de promptitude: il emporta quand et soy des arondelles, et
les relaschoit vers leurs nids, quand il vouloit r'enuoyer de ses
nouuelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier
ce qu'il vouloit, selon qu'il auoit concerté auec les siens.   Au
theatre à Rome, les maistres de famille, auoient des pigeons dans1
leur sein, ausquels ils attachoyent des lettres, qu'ils vouloient
mander quelque chose à leurs gens au logis: et estoient dressez à en
rapporter response. D. Brutus en vsa assiegé à Mutine, et autres
ailleurs.   Au Peru, ils couroyent sur les hommes, qui les chargeoient
sur les espaules à tout des portoires, par telle agilité, que
tout en courant, les premiers porteurs reiettoyent aux seconds
leur charge, sans arrester vn pas.   I'entends que les Valachi,
courriers du grand Seigneur, font des extremes diligences: d'autant
qu'ils ont loy de desmonter le premier passant qu'ils trouuent
en leur chemin, en luy donnant leur cheual recreu. Pour se garder2
de lasser, ils se serrent à trauers le corps bien estroittement, d'vne
bande large comme font assez d'autres. Ie n'ay trouué nul seiour
à cet vsage.

CHAPITRE XXIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXIII.)
Des mauuais moyens employez à bonne fin.

IL se trouue vne merueilleuse relation et correspondance, en cette
vniuerselle police des ouurages de Nature: qui montre bien
qu'elle n'est ny fortuite ny conduite par diuers maistres. Les maladies
et conditions de nos corps, se voyent aussi aux estats et
polices: les royaumes, les republiques naissent, fleurissent et fanissent
de vieillesse, comme nous. Nous sommes subiects à vne
repletion d'humeurs inutile et nuysible, soit de bonnes humeurs,
(car cela mesme les medecins le craignent: et par ce qu'il n'y a
rien de stable chez nous, ils disent que la perfection de santé
trop allegre et vigoureuse, il nous la faut essimer et rabatre par
art, de peur que nostre nature ne se pouuant rassoir en nulle
certaine place, et n'ayant plus où monter pour s'ameliorer, ne
se recule en arriere en desordre et trop à coup: ils ordonnent1
pour cela aux atletes les purgations et les saignées, pour leur
soustraire cette superabondance de santé) soit repletion de mauuaises
humeurs, qui est l'ordinaire cause des maladies.   De
semblable repletion se voyent les estats souuent malades: et a lon
accoustumé d'vser de diuerses sortes de purgation. Tantost on
donne congé à vne grande multitude de familles, pour en descharger
le païs, lesquelles vont chercher ailleurs où s'accommoder aux
despens d'autruy. De cette façon nos anciens Francons partis du
fons d'Alemaigne, vindrent se saisir de la Gaule, et en deschasser
les premiers habitans: ainsi se forgea cette infinie marée d'hommes,2
qui s'escoula en Italie soubs Brennus et autres: ainsi les Gots et
Vuandales: comme aussi les peuples qui possedent à present la
Grece, abandonnerent leur naturel païs pour s'aller loger ailleurs
plus au large: et à peine est il deux ou trois coins au monde, qui
n'ayent senty l'effect d'vn tel remuement. Les Romains bastissoient
par ce moyen leurs colonies: car sentans leur ville se grossir
outre mesure, ils la deschargeoient du peuple moins necessaire, et
l'enuoyoient habiter et cultiuer les terres par eux conquises. Par
fois aussi ils ont à escient nourry des guerres auec aucuns leurs
ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de3
peur que l'oysiueté mere de corruption, ne leur apportast quelque
pire inconuenient:

Et patimur longæ pacis mala; sæuior armis,
Luxuria incumbit.

Mais aussi pour seruir de saignée à leur Republique, et esuanter
vn peu la chaleur trop vehemente de leur ieunesse: escourter et
esclaircir le branchage de ce tige abondant en trop de gaillardise:
à cet effect se sont ils autrefois seruis de la guerre contre les
Carthaginois.   Au traité de Bretigny, Edoüard troisiesme Roy d'Angleterre,
ne voulut comprendre en cette paix generalle, qu'il fit4
auec nostre Roy, le different du Duché de Bretaigne, affin qu'il eust
où se descharger, de ses hommes de guerre, et que cette foulle
d'Anglois, dequoy il s'estoit seruy aux affaires de deça, ne se reiettast
en Angleterre. Ce fut l'vne des raisons, pourquoy nostre Roy
Philippe consentit d'enuoyer Iean son fils à la guerre d'outre-mer:
à fin d'emmener quand et luy vn grand nombre de ieunesse bouïllante,
qui estoit en sa gendarmerie. Il y en a plusieurs en ce temps,
qui discourent de pareille façon, souhaitans que cette esmotion
chaleureuse, qui est parmy nous, se peust deriuer à quelque guerre
voisine, de peur que ces humeurs peccantes, qui dominent pour
cette heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent
nostre fiebure tousiours en force, et apportent en fin nostre
entiere ruine. Et de vray, vne guerre estrangere est vn mal bien1
plus doux que la ciuile: mais ie ne croy pas que Dieu fauorisast
vne si iniuste entreprise, d'offencer et quereler autruy pour nostre
commodité.

Nil mihi tam valdè placeat, Rhamnusia virgo,
Quòd temerè inuitis suscipiatur heris.
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