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Essais sur la necessité et les moyens de plaire

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Des premiéres idées qui nous sont imprimées par l’éducation.

Pour pouvoir établir, avec quelque solidité, les moyens de faire sentir aux enfans la nécessité de plaire, & leur en inspirer le désir, il me paroît nécessaire de remonter aux sources de l’éducation.

L’éducation est l’art d’employer l’entendement des enfans dans ses différens dévelopemens, de maniére à y imprimer fortement, & par préférence, les principes vertueux & sociables.

Ces principes consistent dans la liaison des idées rélatives qui concourent à former complettement telle vertu, ou telle qualité. Je m’explique par un exemple : Qu’à l’idée de la pauvreté, soit liée, intimément, dans notre imagination, l’idée de la possibilité de devenir pauvres ; qu’à celle-ci se joigne l’idée du plaisir qu’on peut trouver à soulager des malheureux[8], & celle de la convenance, si naturelle, qu’un homme assiste un homme, il en résultera, dès que nous apercevrons de la misére, cette sensibilité qui est nommée compassion.

[8] Je supprime, pour n’être point diffus, les idées rélatives qui se joignent naturellement, pour ainsi dire, à celles que j’ai fait se succéder dans cet exemple ; on conçoit que l’idée de pouvoir devenir pauvre, entraîne nécessairement celle de la consolation qu’on trouve à être secouru par ceux qui ne le sont pas, &c.

On sait que les premiéres impressions qui nous sont données dès l’enfance, sont toujours les plus fortes, & ne s’effacent presque jamais, quelque peu de liaison qu’il y ait naturellement entr’elles. Que l’idée des ténébres & l’idée d’un fantôme, quand elles nous sont présentées en même temps, deviennent souvent inséparables, malgré les efforts que notre raison fait dans la suite, pour les remettre dans l’indépendance naturelle, où elles sont l’une de l’autre.

Le secret de l’éducation consiste donc, en premier lieu, dans le choix & dans la liaison des idées principales, qui doivent nous conduire pendant la durée de notre être, par rapport à notre bonheur concilié avec celui des autres hommes : & en second lieu, à s’opposer à l’union des idées qui produiroient des effets contraires.

C’est dans le temps où les idées commencent à creuser, pour ainsi dire, leurs traces dans notre cerveau, qu’il est nécessaire que l’éducation s’attache à les y distribuer en ces différens assemblages, qui constituent les bons principes. Cependant on cultive d’une maniére bien étrange, par rapport à l’éducation, les premiéres années de notre vie. A examiner la conduite de ceux qui nous élevent, il semble que l’enfance soit contagieuse ; car y a-t-il une cause raisonnable d’imiter, comme on fait communément, pour parler aux enfans, la foiblesse de leurs organes, les sons aigus de leur voix, & le désordre de leurs idées ? Au lieu de leur montrer en nous le modéle de ce qu’il faut qu’ils deviennent, nous ne leur offrons sans cesse, qu’une ressemblance pantomime de ce qu’ils sont eux-mêmes[9]. Ce n’est pas encore l’erreur la plus considérable ; commencent-ils à comprendre & à réfléchir, s’ils nous questionnent, car alors leur panchant naturel est de s’instruire, au lieu de leur expliquer avec simplicité ce qu’ils désirent apprendre, on se fait un jeu de ne leur débiter que des chiméres badines ; on les trompe sur le nom des choses, on les abuse sur leurs usages, plutôt que de leur en donner la véritable connoissance ; & il arrive de cette conduite, que les premiéres impressions qui se gravent dans leur cerveau, à supposer qu’elles ne soient pas nuisibles, sont incontestablement inutiles, & que par là vous préparez à leur entendement, à mesure qu’il se formera, l’embarras de démêler tous ces mensonges, & de mettre la vérité en leur place. Les premiéres opérations de cet entendement, si importantes pour le reste de leur vie, sont le doute, l’erreur, la confusion ; & cette confusion est notre ouvrage. Leur raison, au lieu de n’avoir à suivre que quelques routes faciles qu’on pouvoit lui tracer, est contrainte de parcourir un Dédale, où elle reste long-temps égarée. Voici un des premiers inconveniens qui résulte de cette mauvaise éducation. Cette espéce de mauvaise foi avec laquelle on traite avec les enfans, leur devenant peu à peu sensible, ils connoissent enfin qu’elle est une moquerie, une marque du mépris que nous avons de leur foiblesse ; & ce dégoût devient une source d’éloignement des personnes qui les élevent, & d’une extrême défiance d’eux-mêmes ; cause vraisemblable de cette honte niaise, & de cette crainte de parler, qui succédent en eux, à la gaieté naïve dont les premiéres années de l’enfance sont accompagnées.

[9] Montagne, en parlant du panchant qu’ont les peres à entretenir la niaiserie puérile de leurs enfans : « Il semble, dit-il, que nous les aimions pour notre passe-temps, ainsi que des guenons, non ainsi que des hommes. » Chap. intitulé, De l’affection des peres aux enfans.

Mais, je suppose qu’on leur explique fidélement l’usage des choses, qu’arrive-t-il ? On ne les leur présente ordinairement, que par l’utilité particuliére qu’ils en peuvent retirer. Qu’un enfant demande à quoi sert de l’argent, on lui répondra communément, qu’avec de l’argent il aura des dragées, des jouets, une belle robe. De là il se place dans son imagination ces idées étroitement liées : l’argent est fait pour me procurer ce que j’aime à manger, ce qui me divertit, ce qui me pare ; & ce principe sera vraisemblablement le mieux imprimé de tous ceux qui se formeront dans son esprit au sujet de l’argent. En coûteroit-il davantage de lui dire, que l’argent sert à faire du bien aux autres, & à nous en faire aimer ? Ne devroit-on pas s’attacher à lui rendre ces idées familiéres, par l’usage qu’on feroit devant lui, & qu’on l’accoutumeroit à faire de ce même argent, & ainsi de toutes les choses dont on lui expliqueroit la propriété, ne les lui montrant que par les faces qui les rendent utiles à la Société ?

Qu’on s’en rapporte à un Philosophe[10], dont l’ouvrage sur l’éducation, est généralement estimé. « Les enfans sont capables d’entendre raison dès qu’ils entendent leur langue naturelle ; & si je ne me trompe, dit-il, ils aiment à être traités en gens raisonnables plus tôt qu’on ne s’imagine. »

[10] M. Locke.

Voyez aussi les Essais Philosophiques sur la Providence, au sujet des premiéres idées des enfans, pag. 21.

Ne seroit-il donc pas désirable que ceux qui disposent des premiéres années des enfans, n’employassent, en leur parlant, que des formules raisonnables ? Ne seroit-il pas possible d’en introduire qui fussent à leur portée, & qui leur devinssent aussi familiéres que celles qu’ils repetent à l’imitation les uns des autres, comme s’ils se les étoient communiquées, comme s’ils en avoient fait une étude ; car qu’on écoute les discours des Nourrices & des autres domestiques qui environnent les enfans, on trouvera qu’ils sont tous les mêmes, qu’ils ne consistent qu’en une petite quantité de mots follement estropiés, que dans quelques maximes contraires au bon sens, & dans quelques chansons, plus raisonnablement employées, parce que les enfans en sont quelquefois amusés.

Quel inconvenient y auroit-t-il de devancer même le tems où ils possédent entiérement leur langue naturelle, pour chercher à jetter les fondemens de leur éducation ? Ne vaudroit-il pas mieux perdre les premiers efforts qu’on feroit dans cette vûe, que de manquer à saisir un seul des instans où ils commencent à comprendre les discours qu’ils entendent, & à voir, sans indifférence, les objets qui les environnent ? On ne sauroit préparer leur cerveau avec trop d’art, & de soin, à recevoir les premiéres impressions qu’on veut que les objets y gravent ; car quand ce sont les objets mêmes, qui, par leur propre puissance, forment une trace dans l’imagination d’un enfant, souvent cette premiére idée se trouve contraire à celle qu’on auroit désiré qu’il eût reçûe ; tout ce qui est étranger à un petit nombre de gens qui ont entouré son berceau, l’étonne, lui répugne, ou même l’effraie, quand il le voit pour la premiére fois. Cette impression d’étonnement, de crainte, devient peut-être en lui l’origine de la timidité, de l’humeur farouche, ou de quelque autre défaut, qui, dans la suite formera son caractére. Qu’au lieu de lui parler de ses jouets, de ses habits, de ses repas, on l’eût entretenu de ses parens, des Maîtres qui lui sont destinés, des livres dont il faudra qu’il s’occupe, & qu’on les lui eût dépeints sous des idées agréables, il les verroit avec une disposition différente, & seroit porté à les aimer.

Malgré la dissipation des enfans, & le peu d’attention avec laquelle ils écoutent, leur cerveau est si tendre, que tous les discours qu’ils entendent, & toutes les actions qu’ils remarquent, leur laissent quelque impression. La preuve n’en est que trop marquée par l’effet que produisent les discours de ceux qui les environnent, & sur-tout de leurs domestiques. C’est là ordinairement la source des préjugés qui bornent leur esprit, des craintes qui l’avilissent, & des mauvaises inclinations, dont ces impressions déposent dans leur cerveau un germe que les occasions dévelopent par la suite.

Il est certain, que pour quelques idées salutaires qu’on leur donne chaque jour, à dessein de les instruire, ils en acquiérent un fort grand nombre d’un autre genre, dont il seroit à souhaiter qu’ils fussent garantis.

Qu’on réfléchisse encore sur ce qui doit se passer en eux, lorsque leur entendement ayant fait quelque progrès, ils connoissent que ceux qui les élevent démentent souvent, par leur conduite, les mêmes leçons qu’ils viennent de leur donner. On leur refuse, par exemple, une partie des choses qu’ils veulent manger, & tandis qu’ils s’affligent amérement de ce refus, on en mange en leur présence ; on les châtie pour s’être emportés contre les gens qui les servent, & dans l’instant même, on grondera devant eux des domestiques ; on se servira des mêmes mots dont on vient de leur faire un crime, & ainsi de plusieurs autres contradictions. Ces exemples différens impriment chacun leur trace dans leur cerveau, & la suite fait connoître combien ce mélange est dangereux.

La véritable éducation consiste dans le rapport continuel des exemples qui frapent les enfans, & des discours qu’ils entendent au hazard, avec les préceptes qu’on leur donne, & ce pourroit être du moins celle de tous les enfans nés avec une fortune, qui permet de n’épargner rien de tout ce qui peut contribuer à les bien élever[11]. Par cette conduite, ces premiéres idées, dont le choix, l’ordre, & la liaison forment, vraisemblablement, le fond de notre caractére, étant sagement assemblées, quelle facilité on auroit, dans la suite, à rendre les enfans entiérement vertueux & aimables[12] ! Soit qu’on y employât l’éducation particuliére, soit qu’on choisît l’éducation publique, qui est préférable à bien des égards[13], on ne trouveroit que des dispositions heureuses à cultiver. La raison, cet assemblage de principes salutaires, n’auroit point à résister en eux au sentiment. Eh ! quelle différence d’être déterminé par les lumiéres de l’esprit, uniquement, ou par un panchant qui s’accorde avec elles ! J’avoue qu’à la place du sentiment de compassion, (pour revenir à cet exemple,) la raison, en nous présentant les divers motifs d’être secourables, peut nous engager à le devenir ; mais quand la raison agit seule, il faut qu’elle examine, qu’elle calcule, qu’elle nous détermine, & souvent avec effort ; quand le sentiment nous seconde, le mouvement qui nous entraîne est rapide, & en même temps agréable. La raison est, peut-être, le seul bien qui nous plaît davantage, à mesure qu’il nous en coûte moins, pour l’acquérir & pour le conserver.

[11] Quel objet plus important pour la Société que l’instruction de ceux qui, par leur naissance, leur rang ou leur fortune, destinés à remplir des places considérables, influeront sur le bonheur ou le malheur des autres hommes ? Mais les principes que je propose, appliquables à toutes les conditions, peuvent être employés (supposé qu’ils méritent de l’être) par les parens, qui s’occupent eux-mêmes de l’éducation de ceux qui leur appartiennent.

[12] A supposer qu’un enfant n’auroit reçû jusqu’à l’âge où son entendement est formé, d’autres idées que celles que j’ai appellées salutaires ; je ne prétens pas en conclure, avec certitude, qu’il fut entiérement vertueux, raisonnable, aimable, &c. Il se dévelope à certains âges des inclinations, des passions, qui ont leur source dans les sens, & qui combattent ces premiers principes, souvent avec avantage ; mais si ces mêmes principes n’éteignent pas ces nouveaux panchans, du moins ils en diminuent la force ; ils empêchent que l’yvresse ne soit portée à l’extrême ; & dans les intervalles, ils reprennent leur empire, qu’ils établissent enfin souverainement. Quelle différence, d’attendre que les passions soient nées, pour en enseigner le reméde, ou d’imprimer en nous par avance les principes, qui leur serviront de frein, quand elles viendront à éclorre.

[13] Voyez à ce sujet le Traité de M. l’Abbé de S. Pierre, intitulé : Projet pour perfectionner l’éducation, chap. XIII, pag. 27.

A l’égard de la maniére de cultiver la raison des enfans, lorsqu’elle commence à se déveloper, ou même qu’elle a fait un certain progrès ; au lieu de leur donner, comme on fait communément, des préceptes qui en renferment plusieurs autres, il faudroit au contraire décomposer ces maximes, & faire travailler les enfans à rassembler toutes les parties dont elles doivent être formées ; car qu’on leur dise, par exemple, qu’avec de l’esprit & du savoir on se fait estimer, c’est comme si, en leur montrant de l’or & des marbres, on leur proposoit d’élever un riche édifice, qu’arriveroit-il ? S’ils se mettoient à y travailler, ou le bâtiment ne s’avanceroit point, ou il prendroit des formes bizarres & vicieuses ; de même, n’étant point encore à portée de distinguer s’il y a différens genres d’esprit & de savoir, dont les uns plaisent, & les autres sont haïssables ; ils ont besoin qu’on leur donne des idées distinctes. Ainsi, que s’expliquant davantage, peu à peu, on leur fasse entendre qu’avec de l’esprit sociable, & des connoissances qui servent au bonheur des autres hommes, on en obtient l’estime & l’amitié ; que par degrés on leur fasse connoître les qualitez qui rendent l’esprit & le savoir aimables : c’est, à la fois, en leur montrant des fondemens jettés, leur donner l’idée de la forme heureuse que l’édifice doit prendre : il ne faut pas s’y tromper, sans un plan successivement tracé, qui les guide d’étage en étage, tel qui pouvoit construire un palais, n’aura élevé qu’une tour inaccessible : tel autre, sur de vastes fondemens, n’aura bâti qu’une simple cabane, celui-ci ne se sera étendu qu’en hauteur, celui-là qu’en superficie ; ainsi un plan sage qui les dirige[14], est presque aussi utile à la perfection de l’ouvrage, que les matériaux même qu’ils employent.

C’est donc aux personnes destinées à l’éducation des autres, à rassembler dans leur ordre, & par convenance aux differens progrès de l’entendement, toutes les parties qui composent les principes également salutaires à celui qui en est éclairé, & à la Société. Est-il d’occupation qui mérite davantage toute notre émulation, d’étude plus intéressante pour la raison, que d’observer & de favoriser ces premiers éclats de lumiére, qui se combattent, s’unissent, se divisent, se multiplient ; que ces dévelopemens, quelquefois si surprenans, d’un esprit qui commence à se connoître ? est-il enfin de spectacle plus digne de l’homme raisonnable, que l’homme qui attend son secours, pour acquérir la saine raison ?

[14] Si de certains hommes ne vont pas dans le bien jusqu’où ils pourroient aller, c’est par le vice de leur premiére instruction. La Bruyere : De l’homme.

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