Essais sur la necessité et les moyens de plaire
Des défauts que le désir de plaire corrige, & de ceux qu’il adoucit.
Etablir en nous des qualités heureuses, n’est pas encore l’effet le plus favorable du désir de plaire ; il y remédie à des défauts, & c’est à mon gré, l’ouvrage le plus difficile. L’air dédaigneux, par exemple, le ton méprisant, (habitudes volontaires, qui rendent notre commerce si haïssable,) ce n’est que l’envie de réussir dans l’esprit des autres, qui peut nous en corriger : voici deux cas assez ordinaires où l’on voit arriver ce changement.
Quelquefois, des gens qui entrent dans le monde, avec un extérieur brut, ou glorieux, prennent heureusement un goût vif pour le commerce de la Société : alors, portés, par sentiment, à connoître tout ce qui peut les y rendre aimables, ils parviennent enfin à l’acquérir.
Le second exemple est, lorsque des gens qui se sont abandonnés à ces mêmes défauts, parce qu’ils n’ont point eu de motifs puissans de se contraindre, se trouvent forcés de vivre avec des personnes à qui ils ont intérêt de plaire, pour se rendre la vie agréable ; ce qu’ils marquent alors de prévenances, d’attentions obligeantes, réussit d’autant mieux, qu’on s’attendoit moins à leur trouver ce caractére.
On remarque une situation où des hommes, nés farouches, & méprisans, tout-à-coup cessent de l’être. C’est quand ils éprouvent des traverses humiliantes ; mais alors ce changement ne leur rapporte guéres, ne prouvant pas qu’ils soient corrigés ; s’ils fléchissent, on soupçonne que c’est par foiblesse, on est long-temps à ne regarder leur politesse, leur complaisance, que comme des témoignages de leur honte secrette, & non comme un adoucissement de leur ame. C’est la seule occasion où la dureté ordinaire de leur commerce, qui auroit alors un air de fermeté, pourroit les servir mieux, que l’intention marquée de plaire.
Mais supposons en nous des défauts, que le désir de plaire ne puisse nous faire vaincre entiérement, parce qu’ils seront du fond de notre caractére, du moins, il les adoucit de maniére à leur faire trouver grace dans la Société.
Parmi ces défauts, l’inégalité est sans doute un des plus rebutans. On diroit que ceux dont l’humeur est changeante, à un certain excès, (& on en voit d’assez fréquens exemples) ont plusieurs ames qui se plaisent chacune, à effacer l’ouvrage de l’autre ; pour plus de facilité à peindre ces oppositions, supposons une personne avec qui vous n’êtes point en liaison, & dont on vous fait cet éloge. « Elle joint à beaucoup d’esprit, des connoissances fort étendues ; elle a sur-tout le don de s’approprier si heureusement ce qu’on a pensé avant elle, & ce que vous aurez pensé vous-même, que vous pancherez à croire que tout ce qu’elle dit est l’ouvrage de son imagination, sans aucun secours de sa mémoire ; qu’elle raisonne, qu’elle fasse un récit, qu’elle contredise, jamais vous n’apercevrez son amour propre, & jamais elle ne blessera le vôtre. A l’égard de son ton de plaisanterie, il est à servir de modéle dans la conversation, comme celui de Madame de Sevigné l’est pour les Lettres. » A ce portrait, que vous ne permettez pas qu’on acheve, vous marquez un extrême empressement de la connoître ; elle arrive ; on n’avoit employé que de trop foibles couleurs ; vous trouvez qu’elle surpasse tout ce qu’on vous avoit annoncé. Faut-il vous en séparer ? elle vous laisse dans l’enchantement ; vous ne songez qu’à la rejoindre, & le lendemain paroît un terme trop long à votre impatience. A la seconde entrevûe, quel étonnement pour vous de ne plus retrouver la personne du jour précédent ! Vous demanderiez volontiers à celle-ci, ce que l’autre est devenue. Tombée dans une sorte de létargie, elle n’a presque rien à vous dire, à peine se trouvera-t-elle la force de vous répondre ; la veille il lui manquoit de vous avoir fait connoître, qu’elle a tout ce qui peut rendre supérieurement aimable ; vous étiez un objet intéressant pour elle, & vous ne l’étiez que par là, n’en attendez plus rien, jusqu’à tant qu’elle se plaise à recommencer le charme ; elle n’a de graces dans l’esprit, de feu dans l’imagination, de raison même, elle n’existe enfin, si j’ose le dire, que dans les momens où elle est flattée de plaire, & elle y réussira encore avec vous dès qu’elle en aura envie ; vous passerez alternativement de l’admiration au dépit. On dit que de pareils contrastes nourrissent l’amour ; il est sûr du moins qu’ils n’entretiennent pas l’amitié.
Qu’on inspire tout à coup à cette même personne (sans lui ôter son inégalité) le désir de plaire, qui a pour objet de se faire aimer, vous connoîtrez combien sa conduite deviendra différente. Au lieu de s’abandonner, sans retour, à cette langueur qui suivit de si près son empressement, elle sentira que le changement qu’elle a marqué, à votre égard, a dû vous déplaire, & trouvera des ressources pour le réparer ; ce ne sera point par les traits de cet esprit saillant, ni de cette imagination riante que vous avez admirés en elle, puisqu’ils naissent uniquement de l’émulation que lui cause la nouveauté des objets ; mais elle vous parlera la premiére des contrastes de son humeur, sincérité qui commencera à diminuer la blessure qu’ils vous avoient faite ; elle vous avouera, en les blamant, des bizarreries, que vous n’avez point encore essuyées, & cette confiance vous engagera à la plaindre ; vous la trouverez sensible de si bonne foi aux sujets que vous avez de ne pas rechercher son commerce, que ce sera vous alors, qui songerez à trouver des raisons de l’excuser ; enfin dans chaque intervalle, vous ouvrant son ame sur ses caprices, & sur son repentir, elle vous accoutumera à l’indulgence ; effet plus puissant encore du désir de plaire ! en lui trouvant les mêmes défauts, vous ne verrez plus de torts en elle, vous finirez par l’aimer.
Il y a encore des qualitez qui naissent du désir de plaire, il y a d’autres défauts dont il nous garantit, que j’ai crû devoir traiter séparément ; comme la conversation est le champ où ils paroissent avec le plus d’éclat, je vais les considérer dans ce point de vûe, afin de faire connoître, selon que je le conçois, ce qu’ils sont à l’esprit de la conversation.
Pour éclaircir suffisamment de quelle maniére ces qualitez font partie de l’esprit de la conversation, il faudroit analiser en quoi consiste ce même esprit ; mais comment définir, dans toutes ses faces, cette espéce de génie, qui dépend moins du genre & de l’étendue des lumiéres qu’il posséde, que du sentiment plus ou moins délicat, avec lequel il les met en usage, qui ne se sert jamais mieux de l’esprit, que quand il semble s’en passer, ou n’apercevoir pas tout celui dont il dispose ; qui, transporté à tous momens dans différentes régions, n’a qu’un instant presqu’insensible, pour s’emparer des richesses qui lui sont propres, & dont le choix, à mesure qu’il est plus subit, est quelquefois plus heureux : ce talent qui a tant de ressources pour plaire, nous cache presque entiérement ce qui le constitue ; on le sent, & ne sauroit dire précisément ce qu’il est. On connoît bien mieux les défauts qu’il doit éviter, que les qualitez qui sont de son essence : cependant entre ces qualitez, il en est deux qui me paroissent sensibles ; la premiére, est la maniére d’écouter ; la seconde, est ce caractére liant qui se prête aux idées d’autrui.
L’attention est une partie essentielle de l’esprit de la conversation, elle ne doit pas consister seulement à ne rien perdre de ce que disent les autres, il faut qu’elle soit d’un caractére à en être aperçue, qu’ils découvrent qu’elle n’est pas uniquement l’effet de la politesse, mais d’un panchant qu’on se trouve à les entendre ; & le désir de plaire donne cette disposition obligeante ; non qu’il la porte jusqu’à la fadeur, ni qu’un même sourire applaudisse aux lieux communs, ainsi qu’aux idées riantes, ou ingénieuses : il sait, sans fausseté, garder les intervalles différens entre la fade complaisance, & la sécheresse mortifiante, qu’il évite toujours. Il prête une attention plus marquée à l’homme, plus digne d’être écouté, sans celui qui en le méritant moins, désire autant de l’être, puisse se plaindre de la maniére dont il l’est à son tour. Il ne laissera pas échaper les momens où l’esprit de l’un se dévelopant d’une maniére supérieure, exige qu’on se livre entiérement à le suivre ; & lorsque l’entretien du dernier lui devient à charge, il trouve que c’est un inconvénient de plus, & non un dédommagement, que de s’attirer sa haine, en lui faisant sentir le malheur qu’il a de l’ennuyer.
On ne le croiroit pas, si l’expérience ne nous en convainquoit tous les jours ; c’est un don bien rare que de savoir écouter : l’un, persuadé qu’il vous devine, vous interrompt aux premiers mots que vous prononcez ; il part, & répond avec chaleur à ce que vous n’avez ni dit ni pensé. Un autre, occupé à mettre de l’esprit dans ce qu’il va vous repliquer, se livre, en vous écoutant, à ses idées ; vous le voyez moitié rêveur, & moitié attentif, n’être ni à vous ni à lui-même : & sa reponse se ressent de ce partage, elle est spirituelle, & inconséquente. Celui-ci, & c’est le moins excusable, incapable par une paresse d’esprit habituelle, de toute application sérieuse, vous regarde avec des yeux létargiques, ou vous adresse de temps en temps un sourire distrait, & le plus souvent déplacé ; il n’a pas projetté un moment de vous écouter, ni de vous répondre ; langueur désobligeante, qui dégoûte les gens sensés de notre commerce, & excite l’inimitié de ceux dont la vanité commune, considére une pareille indifférence, comme une marque de mépris, dont elle doit être blessée.
Il y a une autre sorte d’inattention, qu’on regarde, non sans quelque justice, comme un défaut, mais dont le principe n’a rien d’offensant, parce qu’elle ne vient ni de cet empressement de faire parade de son esprit, qui empêche d’être occupé du vôtre, ni de cette indifférence pour ce que disent les autres, qui ne se prête pas même à les écouter. C’est cette distraction, qui, dans quelques gens d’esprit, naît du fond de leur caractére, & qui les saisit dans les momens mêmes où ils trouvent du plaisir à vous entendre ; espéce de ravissement, pendant lequel vous les voyez comme transportés dans un monde différent du vôtre, & dont ils sortent souvent par quelque trait si peu attendu, ou par une plaisanterie d’un si bon genre, sur le tort où ils se surprennent eux-mêmes, que vous aimez jusques à la distraction qui les a fait naître.
Le caractére de douceur, & de complaisance, si désirable dans la Société, n’est pas, lors même que l’esprit l’accompagne, une de ces qualités qui jettent un certain éclat sur ceux qui les possédent. C’est une sorte de philtre, qui, agissant d’une maniére peu sensible, ne vous occupe d’abord que foiblement de la main qui sait le répandre, mais dont l’effet est toujours de vous la rendre chére. Eh ! comment ne pas aimer ces ames flexibles, que vous attirez sans peine ; qui vous cherchent même, & se plaisent à partager ce qui intéresse la vôtre, qui n’attendent de vous aucune attention, aucune condescendance, dont elles ne vous donnent l’exemple, qui assez élevées, lorsqu’elles aperçoivent des défauts mêlés avec des vertus, pour dédaigner le faux avantage d’avilir les autres hommes, profitent par préférence des motifs d’applaudir & d’estimer.
C’est dans la conversation, que l’esprit de douceur a de plus fréquentes occasions de paroître, il nous fait abandonner, avec sagesse, à l’égard des matiéres indifférentes, le foible avantage d’avoir sévérement raison, contre les gens dont l’amour propre facile à se révolter, ne pardonne point un pareil succès ; vous pourriez leur montrer de la supériorité : vous préférez de leur paroître aimable.
Il n’est qu’un genre de douceur, qui, loin de nous faire aimer, indispose au contraire ceux qui en pénétrent le principe : c’est la douceur, qui, ayant pour base un fond de mépris pour les lumiéres des autres, les laisse apercevoir qu’elle ne leur céde, que par un sentiment de supériorité, qu’elle n’est qu’un découragement de convaincre les hommes de leur petitesse.
Ce n’est pas le plus souvent, faute d’esprit, de savoir, d’imagination, qu’on indispose les gens avec qui l’on s’entretient, c’est parce qu’on ne songe à faire paroître ces qualités, que pour sa propre satisfaction : de là naissent des défauts plus nuisibles que la stérilité de l’esprit & l’ignorance ; tels sont l’habitude de parler de soi, l’abus de la mémoire, la contradiction.
Le panchant à parler de soi, est bien séduisant ; avec beaucoup d’esprit, on n’est pas toujours garanti de ce piége, où notre amour propre nous attire : ingénieux à se déguiser, c’est quelquefois sous les traits de la modestie qu’il s’offre à nous, & qu’il parvient à nous gouverner.
Qu’on adresse des éloges mérités à des hommes connus par de grandes vertus, par des actions brillantes, ou par l’antiquité de leur race ; quelques-uns ayant sincérement l’intention d’être modestes, se défendront de vos louanges, de maniére à le paroître bien peu ; vous les verrez se répandre sur l’extrême faveur, non méritée, avec laquelle le Souverain, ou l’opinion commune le traite ; ils croyent effectivement en être surpris, mais ils entrent dans des détails, & d’étonnement en étonnement, de bontés en bontés qu’on a pour eux, ils content insensiblement leur histoire, où ils font leur généalogie, & rapportent tous les traits à leur gloire, qui vous étoient échapés ; ils n’ont rien dit que d’incontestable, mais enfin c’est vous avoir entretenu de leur mérite.
L’amour propre a d’autres subterfuges dans ce genre de séduction, qui indisposent plus encore quand on les démêle, que ne feroit peut-être l’orgueil à découvert. On trouve des gens qui ne diront jamais moi, ni mon opinion, ni je sais, ni je prétens ; mais qui d’une maniére détournée, sans s’en apercevoir peut-être, se procurent l’intime satisfaction de ne vous entretenir que d’eux-mêmes, tout les raméne aux talens, aux autres avantages qu’on sait qu’ils possédent ; ils vous montrent, comme avec une baguette, l’excellence de ces dons heureux, ils vous feront sur-tout remarquer les parties qui désignent leur acquit, ou leurs ouvrages, comme celles où il y a plus de mérite à réussir : quelle modestie ! ils suppriment leur nom, pour n’être connu qu’à leur éloge.
On s’abuse souvent encore, lorsque dans une conversation où chacun parle de ses goûts, ou de son humeur, on croit ne rien hazarder, en faisant aussi quelques portraits de soi-même : on ne doit point se rassurer sur ce qu’ils seront vrais, ou si peu avantageux, qu’ils ne pourront point donner de jalousie ; il faudra prévoir si les esprits portés à la critique, qui vous entendent, jugeront convenable que vous soyez tel que vous êtes. Pour m’expliquer, je suppose qu’un homme qui a l’extérieur raisonnable & froid, s’annonce comme ayant un goût très-vif pour tout ce qui divertit ; ou qu’il avoue qu’il lui vient, comme à bien d’autres gens, des idées folles ou bizarres. Le portrait, comme je l’ai dit, sera fidéle, il paroîtra cependant ridicule ; on exige que vous ayez le caractére désigné par votre phisionomie ; on voudra du moins, si la joie ne vient point s’y peindre, que vous fassiez un mystére de celle que vous ressentez dans le fond de votre ame.
Ce n’est pas encore assez que de s’être accoutumé à domter le panchant naturel qu’on sent à parler de soi-même, il y a une certaine défiance, ou plûtôt une présence d’esprit nécessaire pour apercevoir les piéges qu’on nous tend, afin de le réveiller en nous. Souvent les personnes qui ne sont point caustiques, sont portées, même ayant de l’esprit, à ne point soupçonner les autres de l’être ; & cette sécurité, toute estimable qu’elle a droit de paroître, a ses inconveniens ; souvent des égards qu’on vous marque, des louanges délicates qu’on vous adresse d’une maniére indirecte, un certain sourire d’applaudissement aux choses communes que vous dites, ont pour objet unique, de vous faire tomber dans un ridicule, soit en vous faisant parler de vous-même avec éloge, soit en vous engageant à mettre au jour des talens médiocres. Si vous ne sentez pas d’abord l’ironie de ces fausses prévenances, la seule confiance que vous paroîtrez y prendre, quand elle ne vous méneroit pas aussi loin qu’on le désire, est capable de vous faire perdre dans l’opinion des spectateurs, le prix de tout ce que vous avez d’ailleurs de qualités aimables ; avec les esprits qui sont caustiques, il faut sur-tout, pour ne point discréditer le sien, éviter qu’il ne soit leur dupe : & s’il est un moyen d’acquérir de la supériorité sur eux, c’est de montrer qu’on les connoît sans les craindre, & sans daigner les imiter.
On a dit que les Amans ne s’entretiennent les jours entiers, sans s’ennuyer, que parce qu’ils se parlent toujours d’eux-mêmes ; cette effusion de cœur me paroît appartenir plus raisonnablement à l’amitié. Après ce goût de préférence, qui nous attache à un ami véritable, après cette satisfaction si chére, de compter sur l’intérêt qu’il prend à notre bonheur, le plaisir le plus touchant, est celui de lui ouvrir son ame ; il faut donc réserver cette entiére confiance pour l’amitié ; dans les liaisons ordinaires, parler de soi, n’est le plus souvent qu’un foible qui tourne à notre désavantage.
Quelques exemples, contraires à ce principe, ne doivent point nous en écarter ; on trouve des gens qui vous entretiennent impunément des plus petits détails de leurs goûts, de leur maniére de vivre singuliére, & ne laissent pas d’être de très-bonne compagnie. Quel est donc l’art qui les sert si bien ? C’est de n’en avoir aucun ; ils ne prétendent ni se donner pour modéles, ni tirer vanité de leur façon de penser ; sensibles de bonne foi, jusqu’à la déraison, à toutes les petitesses qu’ils mettent à si haut prix ; ils vous étonnent, & vous amusent par le ton conséquent & approfondi avec lequel ils analisent des objets entiérement frivoles ; les contrastes plaisent quand ils sont extrêmes ; & celui-ci devient pour la raison, une espéce de spectacle ; vous croyez, en quelque façon, voir l’homme du port de Pyrée, considérer avec transport les trésors d’un de ses navires. N’ayez qu’un esprit supérieur, sans être emporté par le délire que je viens de dépeindre ; & essayez de tenir des propos du même genre, en paroissant bizarre, vous ne serez qu’insipide ; le mérite de ces sortes de singularités, tient uniquement à l’yvresse avec laquelle ceux qui y sont assujettis, font l’éloge de leur folie.
La défiance salutaire de tomber dans tous les inconveniens que je viens de rapporter, peut se réduire à ce seul point. On se nuit, en parlant de soi, lorsque le seul intérêt de notre vanité nous détermine ; car avec quelque adresse qu’elle se déguise, elle sera toujours aperçûe ; les regards des hommes, même les plus bornés, à d’autres égards, étant des espéces de microscopes, qui grossissent nos défauts les plus imperceptibles.
Il est malheureusement des occasions indispensables de parler de soi, de peindre son caractére, & de mettre au jour sa conduite ; que dans des discussions d’intérêts, ou de quelque autre genre que ce soit, satisfait intérieurement d’avoir rempli tout ce que la droiture & l’honnêteté exigent, vous laissiez prévenir les esprits par les fausses couleurs dont vos adversaires se parent, & vous défigurent. Quel sera le fruit de votre silence ? Vous resterez pendant un certain temps, (car insensiblement la vérité découvre les trames du mensonge) vous vous trouverez, dis-je, chargé, dans l’opinion commune, de tous les torts qu’on aura eus avec vous.
J’ai placé à la suite de la vanité qui fait parler de soi, l’abus de la mémoire, parce que ce dernier défaut me paroît tenir, à quelques égards, au premier. Une mémoire abondante produit ordinairement le désir de s’emparer de la conversation, & c’est un des moyens détournés de parler de soi, que l’empressement indiscret d’occuper l’attention des autres. Elle entraîne encore le dégoût d’écouter, deux inconveniens, qui seuls suffiroient pour lui faire perdre tout son mérite.
Il faut, pour que la mémoire se fasse aimer, qu’éclairée par une certaine délicatesse d’esprit, & par l’attention à ne point offusquer l’amour propre d’autrui, elle n’occupe pas seule la scéne ; qu’elle y attire au contraire ceux qu’elle a réduits quelque temps, à n’être que spectateurs : mais elle ne sent pas toujours où son rôle doit finir.
Il faut encore, qu’écartant de la conversation tout ce qui auroit l’air de dissertation, même dans les matiéres savantes sur lesquelles on la consulte, elle sache les assujettir toutes, sans obscurité, au langage ordinaire du monde ; mais cet art que quelques personnes de ce siécle possédent éminemment, c’est l’esprit supérieur qui seul le donne.
L’usage habituel de la mémoire expose, ordinairement, à tomber dans des répétitions, & il n’y a personne qui ne pense, sur l’ennui que cela cause, ce que Montagne dit de certains parleurs à qui la souvenance des choses passées demeure, & qui ont perdu le souvenir de leurs redites, il les fuit avec soin.
Comme la conversation est un commerce d’idées, où le jugement & l’imagination doivent concourir, ainsi que la mémoire, bien des gens qui ont assez d’acquis pour se rappeler les matiéres auxquelles on les raméne, haïssent de ne trouver le plus souvent dans l’entretien de ceux que la mémoire fait parler, que le sens littéral, que la page précisément de tel ou de tel livre ; & ce dégoût paroît sensé ; on se plaît à la conversation qui vous présente le fruit de la lecture, mais on s’ennuye, avec raison, de celle où l’on ne trouve que la lecture même[7].
[7] Montaigne a dit : Savoir par cœur, n’est pas savoir, c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire.
Il est vrai que rien n’est plus à charge, à la longue, que ces esprits qui se souviennent toujours, & qui ne pensent jamais.
Il faut avouer aussi que la mémoire heureusement cultivée, devient, dans la conversation, une source toujours féconde, & toujours agréable, même quand elle est instructive, lorsque les différentes parties de l’esprit, qui lui sont nécessaires, mesurent son essor, & choisissent la route qu’elle doit tenir : j’ajoûterai que si elle en reçoit de grands secours, elle leur en prête à son tour, qui leur servent à se développer davantage ; sans elle, l’imagination la plus féconde, renfermée nécessairement dans un cercle d’idées, qu’elle embellit, mais qu’elle retouche sans cesse, épuise bien-tôt les différentes faces par où elle les présente, & languit enfin faute d’objets, sur lesquels elle puisse s’exercer. C’est donc comme un instrument à l’usage de l’esprit, (s’il m’est permis de m’exprimer ainsi) qu’une grande mémoire me paroît désirable ; qu’on la réduise à son mérite particulier, même en la jugeant favorablement, elle n’est plus que d’un foible prix ; c’est moins son étendue qui plaît, sur-tout dans les gens du monde, que le choix des connoissances qu’elle rassemble, & la maniére de les employer.
Mais de tous les défauts opposés à l’esprit de la conversation, le plus choquant, est la contradiction. Rien en effet ne rend plus haïssable que de heurter inconsidérément l’opinion des autres ; non que la crainte de se laisser aller à ce panchant, doive bannir de l’esprit une certaine fermeté ; il y a bien de la différence entre contredire, & défendre son sentiment ; en avoir un, est convenable, & même nécessaire dans quelques occasions, où ce que vous pensez, marque votre caractére ; dans tant d’autres, céder, ou ne céder pas, est bien arbitraire ; mais souvent notre orgueil dispute encore, après que notre raison s’est rendue.
La Bruyere réduit l’esprit de la conversation à la classe de l’esprit du jeu, & de l’heureuse mémoire ; & j’ai remarqué que quelques hommes de ce siécle, accoutumés aussi à réfléchir, & qui jugent sainement de l’esprit quand il est employé dans des ouvrages, pensent à ce sujet, comme La Bruyere ; mais il m’a paru qu’ils se rendoient à cette autorité, moins par un examen raisonné, que par une sorte d’insensibilité, dont voici la cause. L’étendue, & la justesse de l’esprit, étant en eux le fruit de plusieurs années de travail, & d’une sorte de solitude, ils se sont accoutumés à penser austérement, comme si une idée purement agréable, étoit un relâchement à leur devoir ; méthodiques, & conséquens, par habitude, lors même qu’il y auroit du mérite à ne pas l’être, ils sont rarement sensibles à cette délicatesse d’imagination, qui va saisir dans les différentes matiéres que la conversation présente, ce qu’elles ont d’agréable, ou de plus à la portée des autres, & en écarte avec soin l’air de science, d’exactitude ou de mystére ; de là, l’esprit de conversation leur paroît un avantage bien frivole, & c’est ainsi que l’humanité est faite. Quelques Philosophes portés, sans s’en apercevoir, à ne considérer l’esprit qu’environné de la peine, & de la méthode qui ont formé le leur, par-tout où ils voyent l’esprit facile, & secouant le joug de l’exactitude, ils ont peine à le reconnoître.
Il me semble qu’à esprit égal, les personnes qui possédent le talent de la conversation, ont bien plus d’occasions de plaire, que celles qui ne font qu’écrire. Je ne les compare ici, que dans ce seul point de vûe ; l’Auteur le plus ingénieux, & le plus abondant, emploie bien du temps à un ouvrage, dont le succès dépend de quantité de circonstances, qui souvent, lui sont étrangéres ; au lieu que l’homme doué de l’esprit de la conversation, plaît & se renouvelle sans cesse ; il fait constamment les délices de tout ce qu’il rencontre : quelle différence dans la maniére de vous occuper ! L’un par la lecture de ses ouvrages (je les suppose du genre purement agréable,) n’offre pour spectacle à votre esprit que le sien, il ne vous montre que son mérite ; l’autre vous raméne à vous-même, vous place à côté de lui sur la scéne où il brille, & vous y place à votre avantage, vous croyez y partager ses succès ; quelles ressources pour vous plaire, & pour se faire aimer de vous !
Ce don paroît quelquefois une espéce de magie : il est des gens dont le langage fascine si bien votre imagination, sur-tout à l’égard des choses de sentiment, que vous vous laissez persuader, en quelque façon, ce que même vous aviez résolu de ne pas croire ; vous étiez prévenu, je le suppose, sur la froideur de leur ame dans le commerce de l’amitié ; viennent-ils à vous entretenir des charmes de cette même amitié, qu’ils n’ont jamais sentie, il semble que leurs expressions suffisent à peine à la plénitude de leur cœur ; la peinture est si vive, & si ressemblante, l’art a si bien les détails auxquels on reconnoît la nature, que vous vous y laissez tromper : ou s’il vous reste encore quelques mouvemens de défiance, vous sentez du panchant à les écarter ; état de séduction, qui me paroît ressembler à ces rêveries agréables que nous cause quelquefois un sommeil assez léger, pour nous laisser une partie de notre raisonnement, on s’apperçoit que ce ne sont que des songes, on se dit qu’il ne faut pas les croire, on craint en même temps de se réveiller.
Comment La Bruyere a-t-il pû rabaisser, au point où il l’a fait, un genre d’esprit qui a tant de pouvoir sur celui des autres, qui, éclairé par un jugement promt & délicat, voit, d’un seul coup d’œil, toutes les convenances, par rapport au rang, à l’âge, aux opinions, au degré d’amour propre, d’un cercle de personnes difficiles à satisfaire ?
Encore un mérite qui rend bien désirable l’esprit & le goût de la conversation, c’est qu’il remplit facilement notre loisir : & le loisir de la plûpart des hommes, loin d’être pour eux un état satisfaisant, devient un vuide qui leur est à charge. Combien les jours coulent avec vîtesse pour ces ames heureuses, qui, dans les intervalles de leurs occupations, s’amusent constamment, & par préférence, de ce commerce volontaire de folie & de raison, de savoir & d’ignorance, de sérieux & de gaieté ; enfin de cet enchainement d’idées que la conversation raméne, varie, confond, sépare, rejette & reproduit sans cesse ; heureux encore une fois, ceux qui peuvent avoir à la place des passions, le goût d’un commerce où l’on trouve tant d’occasions de plaire, & de se faire aimer.