Essais sur la necessité et les moyens de plaire
De quelques moyens de plaire.
L’utilité du désir de plaire ne consiste pas seulement à relever les qualitez qui sont en nous, elle va plus loin, elle y en fait naître de nouvelles.
Obtient-on des succès éclatans, c’est assez pour se voir en bute à la plus noire envie : mais soyons animés du désir de plaire, il nous fait trouver dans ces mêmes succès, des moyens de nous faire aimer. Quel guide pour ceux qu’éleve tout à coup la fortune ! Il les rend modestes, il les garantit d’une certaine confiance orgueilleuse, d’un certain air de supériorité, qui se glisseroit sans qu’ils s’en aperçussent dans leur langage, dans leurs actions les plus indifférentes, & même dans leur politesse ; il est sans doute honteux pour l’humanité, qu’on doive tenir compte à un homme de ce qu’un rang ou une grande place, qui ne lui aura été accordée que par considération pour ses ayeux, de ce qu’un titre acheté, ou tels autres avantages, qui n’ajoûtent rien à son mérite personnel, n’ont pas changé son maintien, & sa maniére de traiter avec les autres hommes ; mais enfin on lui en sait gré, on s’y attendoit même si peu, que dès qu’il ne diminue rien des soins & des égards qu’il mettoit auparavant dans la Société, on se fait l’illusion de croire qu’il en apporte davantage ; combien à plus forte raison, nous dispose-t-il en sa faveur, quand il a effectivement ce surcroît d’empressement de nous gagner ? On est flatté de ce que son nouveau lustre n’a servi qu’à lui inspirer plus d’envie de nous plaire ; on pense qu’il a senti que ce qui l’éleve, loin de lui donner de la supériorité sur nous, n’a fait que l’en rapprocher davantage, par le besoin qu’il a de notre suffrage. On lui trouve de l’élévation dans l’ame, & de la solidité dans l’esprit ; car on n’a jamais plus d’opinion des bonnes qualitez des autres hommes, que quand elles nous aident à nous convaincre de notre propre mérite.
L’attention à ne point diminuer d’égards pour ceux qui ont reçû de nous des services, sur-tout quand il s’est agi de bienfaits qui nous donnent une sorte de supériorité sur eux, est un des sentimens les plus utiles que nous inspire le désir de plaire. Souvent, après des procédez généreux, on s’endort sur la foi du panchant qui nous les a fait avoir, & qui n’attend qu’une autre occasion de se manifester ; on pense qu’avec celui à qui on a découvert ainsi son ame, ne plus s’assujettir aux attentions, aux déférences ordinaires, loin de paroître un manque d’égards, est une autre maniére de lui témoigner qu’il est sûr de nous. Cette conduite cependant produit rarement le succès qu’elle nous fait espérer. Dans la plûpart des hommes (& ceux-ci ne sont pas encore les plus méprisables) la reconnoissance sincére dans son principe, est cependant conditionnelle ; mettez-la à des épreuves qui offensent l’amour propre, vous la verrez s’évanouir, & l’inimitié lui succéder peut-être. Naturellement portés à l’ingratitude, ils regarderont comme une sorte d’usure que vous retirez de ce que vous avez fait pour eux, ce qu’ils croiront en vous une marque de hauteur méprisante : Il m’a obligé, (diront-ils en secret) mais il m’humilie, il est plus que payé ; on perd ainsi par une négligence, dont la cause bien connue, n’a souvent rien que de louable ; on se dérobe le prix le plus cher ; des bienfaits, le plaisir d’être aimé ; mais supposons que cette personne dont la vanité est trop sensible, capable en même temps d’un véritable sentiment de gratitude, vous cache, & vous sacrifie la peine intérieure que lui cause ce qui lui paroît en vous un manque d’égards : N’êtes-vous pas bien fâché, si vous venez à vous en apercevoir, d’avoir étouffé en partie la satisfaction que vous aviez fait naître dans une ame que vous aimiez à rendre heureuse ?
Le désir de plaire nous garantit de cette perte, & de ce regret ; en nous assujettissant à cette maxime, bien humiliante pour la raison, quoiqu’elle soit son ouvrage, il faut nécessairement, pour être aimé, remplir par une suite d’égards, les intervalles qui se trouvent entre les services.