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Essais sur la necessité et les moyens de plaire

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Du désir de plaire.

Si l’art de plaire peut seul faire valoir nos plus grands avantages, il est évident que nous ne saurions trop désirer d’acquérir un talent si précieux. Or ce désir, quand il est éclairé par la raison, devient lui-même un des plus sûrs moyens pour parvenir à plaire[1] ; il ne faut que le définir pour faire connoître quel est le bonheur d’en être animé.

[1]

… De quoi ne vient point à bout
L’esprit joint au désir de plaire ?

La Fontaine, Fable 206. à Mgr. le Duc du Maine.

Le désir de plaire, tel que je le conçois, est un sentiment que nous inspire la raison, & qui tient le milieu entre l’indifférence & l’amitié, une sensibilité aux dispositions que nous faisons naître dans les cœurs, un mobile qui nous porte à remplir avec complaisance les devoirs de la Société, à les étendre même quand la satisfaction des autres hommes peut raisonnablement en dépendre ; c’est une force, qui, dans les changemens de notre humeur, dans les contradictions où notre esprit est sujet à tomber, nous retient en nous opposant à nous-mêmes ; c’est enfin une attention naturelle à démêler le mérite d’autrui, & à lui donner lieu de paroître, une facilité judicieuse à négliger les succès qui n’intéressent que notre esprit & nos talens, quand, par cette conduite, nous gagnons d’être plus aimés.

Le désir de plaire renferme donc le désir d’être aimé. C’est à cette marque en effet qu’on peut le reconnoître ; c’est cette union qui le caractérise : elle paroît si naturelle, qu’on ne balanceroit point à croire que l’un est inséparable de l’autre, sans les exemples contraires qui se trouvent dans la Société : combien de personnes contentes de se voir considérées ou applaudies, ne consultent jamais si on les aime ! Cette indifférence n’est pas moins, ce me semble, un égarement de l’esprit, qu’une malheureuse insensibilité de l’ame sur le prix qu’on doit attendre de ce qu’on fait pour la Société ; le don de plaire, examiné avec les yeux de la raison, loin d’être regardé comme un succès satisfaisant, ne doit paroître qu’un moyen flatteur d’obtenir la plus douce de toutes les récompenses, le plaisir d’inspirer de l’amitié.

C’est donc une étude bien nécessaire que de rechercher en nous-mêmes, que d’approfondir en quoi consiste le désir de plaire, afin de connoître si nous cédons à ce même désir, dans la vûe de nous faire aimer, afin de démêler si nous sommes éclairés par cette sage ambition qui sachant concilier ce que la Société exige de nous, avec ce que nous voulons d’elle, ne nous procure que les succès qui nous font chérir ; ou si nous nous abandonnons aux suggestions séduisantes d’un amour propre, qui ne nous occupant que de notre bonheur particulier, ne mérite que l’indifférence des autres hommes, & nous expose à leur inimitié.

Il arrive quelquefois qu’ayant tout ce qui sert à plaire, nous n’en profitons pas assez : on trouve communément des gens qui n’épargnant rien pour être d’un commerce aimable avec tout ce qui ne leur est point subordonné, passent à l’extrémité opposée, dès qu’ils se trouvent en liberté ; alors ils deviennent épineux, farouches ; mais s’il reparoît quelque objet qui leur en impose, ils reprennent toutes leurs graces, on diroit qu’ils n’attendoient qu’une occasion de se contraindre : leur maison étoit pour eux un antre qui noircissoit leur imagination. Ils voyent arriver un étranger ; la sérénité de l’esprit succéde aux nuages : ils semblent être transportés subitement dans un nouveau monde, & c’est l’envie de plaire qui a produit l’enchantement. Mais comment se pardonnent-ils ce contraste ? Semblables à ces avares fastueux, qui étalant une magnificence extérieure, se privent dans leur famille du nécessaire, ils sont encore plus déraisonnables ; les avares ont du moins le plaisir d’accumuler leurs richesses, au lieu que ceux qui ne profitent pas des moyens qu’ils ont de plaire, n’y gagnent que le triste plaisir de se livrer à une humeur dont ils souffrent eux-mêmes.

D’autres ne négligent point de paroître aimables ; mais ils n’ont, presque toujours, qu’une seule personne qui les occupe. Se trouvent-ils avec des gens à qui ils doivent à peu près les mêmes marques de considération & d’amitié ? Leur goût dans le moment les porte à en traiter un avec préférence ; ils s’y livrent, ils n’ont plus d’attention, d’esprit, de graces que pour lui ; ils y gagnent, il est vrai, le plaisir de flatter & d’acquérir de plus en plus celui qui leur plaît davantage ; mais ils désobligent tous les autres ; c’est imiter encore l’erreur d’une autre espéce d’avares, qui ne s’attachant qu’à grossir leur trésor, y ajoûtent imprudemment ce qui serviroit à entretenir leurs autres biens, qui dépérissent ; ils ne s’apperçoivent pas que c’est s’appauvrir.

Mais si nous négligeons de grands avantages, en ne saisissant pas toutes les occasions de plaire, nous tombons dans une erreur bien plus grande encore, lorsqu’aïant cette juste ambition, nous choisissons de mauvais moyens pour la remplir ; il y en a qu’il ne faut que remarquer dans autrui, pour connoître combien on doit les éviter. Quel égarement, par exemple, d’espérer de plaire, quand on ne songe qu’à briller ?

L’envie de briller est un empressement de faire valoir son mérite, sans aucun égard à celui des autres ; c’est un étalage hazardé de son esprit, de ses talens, & enfin de tous les avantages qu’on a, ou qu’on se suppose ; & cette confiance les discrédite, quelque distingués qu’ils puissent être, parce qu’elle met à découvert l’excès de bonne opinion qu’on a de soi-même, & l’intention de s’arroger une sorte de supériorité.

La confiance impérieuse avec laquelle on s’empresse de briller, nous laisse bien-tôt, quelque mérite qui la soutienne, dans une espéce de solitude, au milieu même des gens avec qui on passe la vie. Ils ne songent qu’à vous fuir, à moins qu’ils ne vous trouvent un certain ridicule qui les amuse ; car en général, on recherche assez le commerce de ceux dont on est dans l’usage de se mocquer ; mais quel moyen d’être accueilli ? Peu de gens sont assez stupides pour ne pas sentir la honte d’un pareil succès : Et voici dans ces deux situations leurs ressources ordinaires ; ils rompent toute liaison avec ceux qu’ils préféreroient s’ils étoient sensés, pour aller fonder leur misérable empire dans des Sociétés, où leur ton de supériorité leur tiendra lieu de mérite ; ils auroient pû vivre citoyens dans un monde convenable, ils aiment mieux être Rois dans la mauvaise compagnie[2], encore s’ils y régnoient sans trouble, si rien n’arrachoit jamais le bandeau que leur orgueil a mis sur leurs yeux. Leur folie seroit en quelque maniére un bonheur ; mais il y a dans toutes les Sociétés de bons esprits, qui par une lumiére naturelle, distinguent l’apparence d’avec la vérité ; ils s’attachent à approfondir le faux mérite qui d’abord les a éblouis, & bien-tôt la présomption démasquée est réduite à chercher un autre théatre, où elle puisse être applaudie.

[2] Je crois devoir expliquer ici quel sens j’attache à cette maniére de s’exprimer, la mauvaise compagnie ; j’avertis que je ne l’ai empruntée que pour être mieux entendu d’un grand nombre de personnes, respectables dans leurs jugemens, à bien d’autres égards, mais qui sans avoir en vûe de décider des mœurs ni du caractére, qualifient abusivement de mauvaise compagnie tout ce qui n’est point lié avec ce qu’ils appellent les gens du monde, les gens de connoissance, ou même ceux qui parmi les gens du monde n’ont point ce qu’ils nomment le ton de la bonne compagnie, le bon ton, langage dont la prééminence qui consiste souvent dans les mots plus que dans les pensées, peut paroître bien arbitraire.

Si on avoit compris que j’eusse dessein d’établir que les Sociétés qui ne sont point formées par les gens du monde, méritent le nom de mauvaise compagnie, on auroit absolument mal entendu ma pensée ; l’esprit, la gayeté, les talens, & ce désir de plaire, qui ajoûté à toutes ces qualitez, se rencontre aussi fréquemment dans ces mêmes Sociétés que dans l’état supérieur : on a donné, ce me semble, la solution de cette espéce de probléme, lorsqu’on a dit qu’il y a tant de gens de bonne compagnie dans la mauvaise, & tant de gens de mauvaise compagnie dans la bonne, qu’on ne peut raisonnablement en exclure aucune.

L’envie de briller est sujette aussi à nous jetter dans l’affectation, & nous y tombons de deux maniéres ; l’une en forçant notre naturel, & l’autre en imitant celui d’autrui.

L’affectation qui a sa source dans nous-mêmes est un certain apprêt marqué dans le maintien, dans la façon de marcher, de rire, de parler ; c’est une application sérieuse & réfléchie à faire, avec distinction, les plus petites choses, par la persuasion que c’est un art de les tourner en autant de graces qui seront remarquées & applaudies.

Rien ne décele mieux la petitesse de l’esprit que cette sublimité que certaines gens recherchent jusques dans la maniére de dire les lieux communs de la conversation, que cette indifférence pour les pensées, & cette haute estime des mots dont ils paroissent si profondément pénétrés. Combien les personnages que notre vanité nous fait faire, & dont elle s’applaudit, sont quelquefois contrastés & méprisables ? Tandis qu’elle portera un homme orné de grands talens, ou de connoissances sublimes, à se montrer par des côtés si justement louables ; cette même vanité exposera à nos regards une figure remarquable par la bizarerie recherchée de son ajustement, ou par la singularité méditée de son maintien & de ses maniéres ; & vous reconnoîtrez, pour comble d’étonnement, que c’est le même homme, qu’alternativement elle décore & qu’elle dégrade.

On connoît une autre affectation qui tient à notre naturel ; il y a des gens nés singuliers, ou ingénus, ou indifférens, ou farouches ; qui se plaisent à le paroître encore davantage qu’ils ne le sont effectivement. Cette ambition d’ajouter (pour m’exprimer ainsi) à soi-même, n’est guére aperçûe que des gens d’esprit, & n’en est que mieux tournée en ridicule ; car toute affectation ne tarde pas à leur paroître telle. On seroit bien éloigné de tomber dans celle-ci, si on songeoit véritablement à plaire ; on sauroit qu’on n’y réussit constamment, qu’en se montrant de bonne foi tel qu’on est ; que ce qu’on affecte au-delà, est une maniére d’avertir les gens de vous remarquer, de vous applaudir, qui les excite, au contraire, à ne plus voir en vous que le mérite emprunté, pour être dispensé de vous tenir compte de celui qui vous est naturel.

L’affectation, qui consiste dans l’imitation, vient quelquefois d’un sentiment louable, mais dont nous savons mal profiter. C’est une connoissance intérieure, un aveu qu’on se fait à soi-même, qu’il nous manque de certains agrémens que nous applaudissons dans quelque autre, & que nous pensons follement acquérir, en affectant de les posséder. C’est une adoption du mérite d’autrui qu’on préfére au sien, sans en être plus modeste, & qu’on ne parvient jamais à s’approprier assez bien, pour en être paré ; on n’en a que l’étalage.

L’égarement de notre amour, qui nous porte à imiter les autres, est d’autant plus à craindre, qu’il est sujet à nous choisir de bien mauvais modéles. Tel ne s’occupera toute sa vie, qu’à ressembler à certain personnage, par les endroits mêmes que le Public ne regarde pas avec des yeux favorables ; qui eût peut-être été moins exposé à la critique, s’il s’en fût tenu à ses propres travers.

Cette imitation volontaire ne se marque pas seulement dans notre extérieur, il y a des goûts, & des haines, qu’on ne montre que parce qu’on s’imagine du bon air à les avoir. L’empressement, souvent déplacé, de les témoigner, & les expressions outrées de ceux qui se les attribuent, font assez connoître que c’est pure affectation, & il se joint une sorte de dépit à l’ennui que cela donne ; on leur contesteroit volontiers le frivole avantage dont ils se parent de détester, ou d’aimer à la folie, ce qui mérite à peine d’être cité comme déplaisant ou comme agréable.

Mais une autre erreur autant à craindre, quoiqu’elle soit moins susceptible de ridicule, c’est de mettre l’esprit caustique au rang des moyens de plaire. Je ne prétens pas combattre ici ce caractére sombre & farouche qui ne trouve de gloire qu’à avilir le mérite, & de plaisir qu’à troubler son bonheur. J’ai en vûe cette sagacité que la gaieté ordinairement accompagne, qui, sans intention de nuire, emportée par une satisfaction secrette, & flattée des applaudissemens quelle s’attire, sans les mériter, se plaît à n’apercevoir, & à ne peindre les objets, que par des faces qui les rendent ridicules. Je parle de cet art, qui faisant alternativement d’une partie de la Société, un spectacle risible pour l’autre, les sacrifiant & les amusant tour à tour, est redouté même de ceux dont il se fait applaudir, & finit toujours par être haï & des uns & des autres. Combien les hommes que ce caractére domine, doivent peu se flatter d’inspirer de l’amitié, à moins qu’ils ne le rachetent par bien des vertus ou des qualités supérieures !

Les esprits caustiques deviennent, en quelque maniére, pour la Société, ce que sont à l’égard des Nations voisines, certains Rois d’Afrique, dont toute la richesse consiste dans un commerce d’Esclaves ; on ne gagne rien à se soumettre à leur empire ; quand il ne leur reste plus de Peuples étrangers à livrer, ils trafiquent leurs propres Sujets.

Le genre d’esprit caustique que je viens de dépeindre, est aussi méprisé que haïssable, dans ceux qui ne le tenant point de la nature, veulent s’en faire un caractére ; rien ne déplaît tant que les gens qui vous proposent à titre de ridicule, ce qui ne l’est pas, ou qui vous annoncent comme une découverte, des ridicules usés, & dont ce n’est plus l’usage de se moquer (car tout est mode dans le commerce du monde, jusqu’aux sujets de dégoût & de haine.) Heureusement il ne suffit pas d’avoir de la malignité & de l’esprit, pour être avec succès (supposé que c’en soit un) médisant, ironique ou dédaigneux, il faut être instruit des objets & du ton de la critique en régne. Eh ! quelle étude méprisable, quand on a pour objet de s’en prévaloir contre la Société, que celle d’une science qui nous fait redouter, & qui deshonore notre raison, à mesure que notre esprit réussit mieux à en faire usage !

Il est de la prudence de ne s’y point tromper, & cette observation est importante ; tout ce qu’on appelle esprit caustique, n’est pas tel que je viens de le définir ; on voit des personnes qui en ont une portion, dont on n’est pas équitablement en droit de se plaindre ; nul art dans leurs discours pour attirer votre confiance, nul déguisement pour vous cacher qu’elles vont vous juger à la rigueur ; il faut cependant être en garde contre elles, ou plutôt contre soi-même ; le caractére de leur esprit est une pénétration délicate, qui va saisir avec justesse tout ce qui se passe dans le vôtre ; elles y lisent toutes les finesses de votre amour propre ; jamais aucun des motifs qui vous fait parler, ou garder le silence, sourire, ou être sérieux, ne leur échape, elles vous découvrent ingénieusement à vous-même ; peu de gens gagnent & se plaisent à se voir ainsi dévoilés ; mais loin de leur reprocher la joie un peu maligne qu’elles trouvent à vous démasquer, rendez-leur graces au contraire de ce que ce n’est qu’à vos propres yeux qu’elles font tomber le masque dont vous aviez voulu vous embellir.

En général, l’esprit caustique ne doit donc pas être regardé comme un moyen de plaire, puisqu’il nous empêche d’être aimé : Mais il y a deux caractéres qui sont entiérement opposés à celui-ci, & dont il n’est pas moins important de se garantir, parce qu’ils nous font mépriser ; c’est de la fade complaisance & de la flatterie dont je veux parler.

Je ne comprens point dans ce que j’appelle fade complaisance, ce caractére de foiblesse, qui, toujours dominé par les exemples, ou par les discours de quiconque veut l’assujettir, se laisse entraîner indifféremment aux vertus comme aux vices. Je parle de cette souplesse d’humeur, de cette attention servile, qui, satisfaite de plaire généralement sans distinction des personnes, se permet tout ce qui lui paroît ne point intéresser l’honneur ; prodigue les éloges, sacrifie sans qu’on l’exige ses propres goûts, & va souvent même plus loin que n’iroit l’amitié, sans jamais avoir le plaisir d’être inspiré par elle. Si cette lâche flexibilité réussit auprès de quelques hommes, dont la vanité grossiére profite de tout ce qui cherche à la flatter, elle nous avilit à tel point aux yeux des autres, que les succès qu’elle procure, quels qu’ils puissent être, ne peuvent nous dédommager de la honte qui y est attachée.

La flatterie, j’entens celle du genre le moins odieux, posséde, en commun, avec la fade complaisance, mais par art seulement, cette pente docile à céder aux volontez des autres ; elle y ajoûte une adresse à faire naître les occasions de séduire, qui la distingue & la rend plus dangereuse ; & tout le fruit que ce personnage pénible retire des scénes humiliantes qu’il joue, est d’abuser un petit nombre de spectateurs, & d’être méprisé de tout le reste.

La flatterie d’un autre genre, & qu’on ne sauroit trop détester, c’est celle qui, pour s’emparer des esprits, saisit malignement le foible qui les deshonore, qui applaudit à nos ridicules, afin de jouir en même temps du plaisir de les augmenter & de nous plaire.

Qu’un homme qui sera né avec un esprit étendu, lumineux, mais sérieux naturellement, affecte une gaieté qui n’est point dans son caractére : qu’il se propose de vous réjouir par sa maniére de plaisanter, qui ne sera (je le suppose ainsi) qu’une malheureuse abondance de fades allusions, ou de contes usés ; car combien de gens avec beaucoup d’esprit n’ont point celui de la plaisanterie ? On s’attachera pour gagner son inclination, à le bercer dans son erreur : quel usage du désir de plaire ! L’art de séduire les hommes, en applaudissant à leurs travers les plus marqués, ne fût-il considéré qu’avec les yeux, d’un amour propre un peu délicat, n’a rien que de méprisable. Il est si facile dans la Société, d’entretenir Bélise[3] du nombre imaginaire de ses amans ! Un sot n’aborderoit Dom-Quichotte qu’en lui parlant d’Enchanteurs ; un homme d’esprit l’engageroit à traiter la Morale, parce que dans Dom-Quichotte, l’homme le plus singulier, & qui fournit davantage à la curiosité d’un Philosophe, ce n’est pas le fou, c’est celui qui est la raison même, jusqu’au moment où le mot de Chevalerie en fait une métamorphose complette ; il est aisé de le remarquer. Les sots se croyent pénétrans & caustiques, quand ils font tant que d’apercevoir dans autrui des défauts qui n’échapent à personne ; on voit qu’ils s’applaudissent d’avoir pû découvrir qu’un fou extravague, & qu’une Coquette s’abuse de compter sur des Amans qu’elle n’a pas. Il faut donc leur laisser le genre de flatterie dont je viens de parler, ou convenir que quand nous embrassons ce caractére honteux, dans la vûe de nous faire aimer, c’est un abus que nous faisons d’un motif estimable, c’est que nous n’avons pas assez d’esprit pour saisir les moyens de plaire que nous offrent la raison & la vérité.

[3] Personnage de la Comédie des Femmes savantes.

Ces égaremens, où le désir de plaire est sujet à nous entraîner, appartiennent également aux deux sexes ; mais on connoît une autre erreur qui séduit particuliérement les femmes ; c’est la coquetterie, cet écueil de leur raison, dont on voit un si petit nombre d’entr’elles se garantir. Il ne seroit pas aisé de la définir ; plus un défaut est en régne, & plus il se montre par différentes faces, dont celles qui le caractérisent le mieux, sont quelquefois les plus difficiles à rapprocher, & particuliérement dans les femmes, soit qu’elles suivent la raison, soit qu’elles cédent au caprice, leur imagination plus ingénieuse que la nôtre, varie & multiplie bien davantage les nuances. Un homme aimable, & qui cherche à le paroître, vous a bien-tôt laissé apercevoir tous les moyens d’y réussir, qui lui sont propres. Une femme saisit successivement presque toutes les maniéres de l’être ; & c’est parce qu’en général elles sont portées à aller loin dans la route qu’elles prennent, qu’il leur est plus important de la bien choisir.

Dans les femmes, le désir de plaire, qui a pour objet d’inspirer l’estime & l’amitié, prend un empire durable sur les ames ; plus il paroît, plus il s’accrédite, parce que c’est, comme on l’a remarqué[4], le caractére des choses estimables de redoubler de prix par leur durée, & de plaire par le degré de perfection qu’elles ont, quand elles ne plaisent plus par le charme de la nouveauté ; au lieu que la coquetterie ne peut rien sur les ames, qu’autant qu’elle séduit l’imagination. Quelle que soit son adresse à se cacher, elle ne subsiste pas long-temps sans être reconnue ; elle perd alors une partie de son pouvoir, non que l’on se désabuse d’abord de l’erreur où elle nous entraîne ; nos yeux ouverts, malgré nous, sur elle, sont sujets aussi à se refermer. Mais dans les intervalles de raison que nous laisse le charme, on se peint tout ce qu’il y a d’humiliant à s’en laisser tyranniser, & l’on hait celle qui l’emploie, à proportion des efforts qu’il nous en coûte pour le rompre.

[4] Madame la Marquise de Lambert, Réflexion sur les Femmes.

Le désir de plaire est convenable dans tous les états & à tous les âges, parce qu’il ne met en œuvre que des moyens avoués par la raison, & qui font honneur à l’esprit. La Coquetterie qui souvent paroît dans toute son étendue, sans que l’esprit l’accompagne, emploie jusqu’à des défauts, pour parvenir au but qu’elle se propose ; étourderie, affectation, manque de bienséance, tout lui sert, & rien ne l’arrête ; & ces mêmes défauts, dès qu’ils cessent de la faire valoir, l’enlaidissent plus encore qu’ils ne l’avoient embellie : mais ce qui caractérise entiérement la honte des succès qui la flattent, c’est qu’elle se décrie à mesure qu’elle les multiplie ; les premiers jours de la jeunesse, qui seuls peuvent lui être favorables, sont-ils éclipsés, combien de ridicules l’accompagnent jusques dans ses triomphes, si elle en obtient encore ? La fausse vanité la fait naître, des chiméres flatteuses l’entretiennent, & le mépris en est le fruit.

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