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Essais sur la necessité et les moyens de plaire

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LES AYEUX,
OU
LE MERITE PERSONNEL.
CONTE.

Il y avoit jadis à la Cour de Perse, un usage singulier sur la maniére de briguer & d’obtenir les grandes places. Lorsqu’il s’en trouvait une à remplir, tous ceux qui pouvoient y prétendre, se présentoient, en même temps, devant le Souverain : là, sur un talisman composé par les Génies, ils gravoient, avec un diamant, les titres qui leur donnoient lieu d’espérer la préférence ; & tel étoit le pouvoir du talisman, que, si pour se faire valoir, on y traçoit quelques faits, quelques éloges de soi-même, qui blessassent la vérité, les caractéres, en cet endroit, changeoient de couleur, lorsque le talisman passoit entre les mains du Monarque. Le Roi, qui étoit le Prince de son siécle le plus équitable, n’avoit trouvé que cet expédient, pour n’être jamais trompé par la vraisemblance.

Un jour que la Province la plus considérable de l’Empire, se trouva sans Gouverneur (c’étoit le Khorassan), comme il faloit, pour y représenter avec dignité, avoir des richesses immenses, deux hommes seuls vinrent se prosterner devant le Roi. L’un des concurrens, qui s’appelloit Kosroun, descendoit des Giamites, cette race si ancienne & si illustre dans la Perse, que peu d’autres osoient lui disputer la prééminence ; outre un avantage si favorable, pour être traité avec distinction par le Souverain, Kosroun, incapable de manquer à l’honneur, quoiqu’au fond il n’y fût attaché que par vanité, joignoit encore à une belle figure, beaucoup d’esprit ; mais il étoit né farouche & impérieux ; son sérieux désignoit la fierté, son sourire marquoit une ironie méprisante. Occupé sans cesse de ses Ayeux, il s’approprioit, en idée, comme si c’eût été une partie de leur succession, tout ce qui avoit fait leur gloire. Tharzis, (c’est le nom de son concurrent) descendu d’une ancienne famille, mais peu connue, s’étoit acquis une considération, telle, qu’une plus haute naissance que la sienne, n’auroit pû y rien ajouter ; ayant les vertus, & les talens qui rendent digne des grandes places, il pensoit si modestement sur tout ce qui pouvoit être à sa gloire, il paroissoit si peu occupé de son esprit, dans les momens où il réussissoit davantage, qu’on lui pardonnoit, sans peine, une supériorité qui ne servoit qu’à rendre son commerce plus aimable.

Kosroun, après s’être prosterné avec affectation, (comme si la Cour avoit eu besoin de son exemple, pour rendre au Souverain ce devoir indispensable) reçut le talisman, & persuadé que son mérite seul décidoit suffisamment en sa faveur, voici ce qu’il se contenta d’y tracer.

Mes ayeux & moi.

Le talisman passa ensuite dans les mains de Tharzis, qui pensant que ses grandes richesses étoient le seul titre qui dût le faire préférer à plusieurs hommes de la Cour, très-dignes comme lui de cette place, grava, pour motifs de la grace qu’il attendoit du Monarque, ce peu de mots.

Vos bontés & mon zéle.

Le Roi resta, quelques momens, dans le silence, observant le talisman ; il se tourna ensuite vers les portiques d’un sallon intérieur, dont l’accès étoit interdit à tous ses Courtisans : A l’instant, les portiques s’ouvrirent ; on entendit un bruit mêlé du son des instrumens, & des acclamations qui accompagnent un triomphe ; & l’on vit paroître soixante Vieillards vénérables, qui, après s’être inclinés, avec respect, se placérent aux deux côtés du Trône, chacun sur un trophée qui venoit de s’élever. Kosroun, étonné, demanda, en secret, quelles étoient ces figures bizarres, qui osoient se placer si près du Souverain. Tout garda le silence.

Voyez, dit le Roi aux deux Prétendans, ces sages Vieillards qui m’environnent, plus éclairés que moi, ils vont choisir entre vous. Kosroun, blessé de cette loi, représenta qu’il s’aviliroit à reconnoître d’autre Juge que son Souverain, & loin de chercher à se rendre favorables ces mêmes Vieillards, dont sa destinée pouvoit dépendre, il exposa, sans ménagement, que l’âge pouvoit avoir altéré leur raison ; qu’attachés à des préjugés, des usages qui avoient vieilli avec eux, ils seroient peut-être injustes, avec le dessein d’être équitables ; enfin son caractére présomptueux & altier, son mépris pour le reste des hommes, parurent à découvert : Et quelques-uns de ces Vieillards voulant lui remontrer l’indécence des discours qu’il osoit se permettre, il ne daigna pas les écouter. Son orgueil alla jusqu’à leur reprocher de manquer à ce qu’ils devoient au seul homme qui restât de l’illustre race des Giamites. A ce nom, les Vieillards firent un cri d’indignation ; Sachez, dit le plus vénérable, à qui vous faites ce reproche, c’est aux Giamites mêmes, que vous parlez ; c’étoit eux, effectivement, que le Roi pour confondre le présomptueux, par les motifs même, qui faisoient naître sa confiance, avoit évoqués, avec le secours du talisman. Kosroun, alors, dépouillé subitement de tout ce qui fondoit sa considération, ne fut plus aperçû que par ses défauts ; il ne vit plus, pour lui, dans tous les yeux, que le mépris, ou une sorte de pitié, presqu’aussi humiliante. Apprenez, malheureux Kosroun, continua le Vieillard, que celui à qui les vertus de ses Ancêtres n’inspirent qu’un sentiment d’orgueil qui le fait haïr, est desavoué d’eux, & que loin d’avoir part à leur gloire, il doit être condamné à l’oubli & à la honte d’être inutile à ces mêmes Concitoyens, dont il dédaigne d’être aimé. Le Roi, alors, nomma Tharzis, & les Vieillards disparurent. On conçoit quelle impression cet événement fit dans la Perse, sur l’esprit de ceux qui avoient d’illustres ancêtres. Dans la crainte de les voir renaître tout à coup, on ne songea qu’à se rendre digne d’eux ; mais, malheureusement, le secret de les évoquer s’est perdu, & voici le seul effet qui reste du pouvoir du charme ; quand on marque aux Grands, qui ne méritent rien, par eux-mêmes, des déférences, ou du respect, une voix, qu’eux seuls n’entendent pas, leur crie, Ce n’est pas à vous, c’est à vos Ayeux, que les égards dont vous jouïssez s’adressent.

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