Essais sur la necessité et les moyens de plaire
Des qualités qui semblent plaire par elles-mêmes.
Si le désir de plaire nous égare quelquefois, combien aussi nous offre-t-il de moyens d’être aimés, quand c’est la raison qui l’éclaire ? C’est lui qui donne l’ame aux qualitez les plus heureuses que nous ayons reçues de la nature ou de l’éducation, soit qu’elles appartiennent à la figure, soit qu’elles tiennent au caractére, sans lui, les hommes qui sont doués de ces avantages, ne les portent point à leur véritable prix. Il ne faut, pour s’en convaincre, que les considérer par leur cause & par leurs effets.
En général, il y a, lorsqu’on agit, ou qu’on parle, de certaines dispositions du corps, de certaines expressions du visage, du geste, de la voix, convenues (ce semble) dans chaque Nation, pour rendre tel sentiment, ou telle pensée ; & c’est le meilleur choix entre ces actions, qu’on regarde comme les plus naturelles, qui forme ce qu’on appelle l’air d’éducation, l’air du monde, & en un mot, ce qu’on approuve dans notre extérieur, ce qu’on y applaudit indépendamment de la régularité de la figure.
Dans une personne qui parle, la grace extérieure dépend d’un certain accord, entre ce qu’elle dit, & l’action dont elle l’accompagne ; il faut que de l’un & de l’autre il ne résulte qu’une même idée dans l’esprit de celui qui l’écoute & qui la voit.
Et de même que l’art des Comédiens, supérieurs dans leur profession, est de s’approprier toutes ces actions heureuses, de ne les marquer qu’au degré, qu’à la nuance qui convient le plus exactement au fond du caractére, & à la situation actuelle du personnage qu’ils représentent[5] ; c’est dans les gens du monde le plus ou le moins de délicatesse d’esprit & de sentiment, qui fait que ces actions sont plus ou moins agréables.
[5] On remarque que l’expérience du Théatre, ne suffit pas pour acquérir cette perfection, elle est l’ouvrage de la justesse & de la délicatesse de l’esprit.
Il faut observer encore que comme ces actions convenues, & qui distinguent une Nation, varient d’une maniére sensible dans les personnes de différentes conditions ; les expressions du visage, du geste, de la voix, sont un second langage, qui a son stile & qui marque, ainsi que fait le choix des mots, & la maniére de les prononcer, l’extraction plus ou moins relevée, ou du moins l’honnête ou la mauvaise éducation.
C’est sans doute un avantage qu’un extérieur qui nous annonce favorablement, il accrédite par avance les autres qualitez dont nous pouvons être ornés ; on voit des personnes, qui, lors même qu’elles ne vous entretiennent que d’objets peu intéressans, ont l’art d’exciter, d’accroître, de fixer votre attention, soit par la maniére de vous adresser leurs regards, soit par une grace répandue dans leur action, qui vous inspire une disposition à leur applaudir, & même à découvrir en elles plus d’esprit qu’elles n’en font paroître.
Mais quand cet accord heureux du geste & de la pensée, cette éloquence des regards, cette grace dans l’action, qualitez toujours désirables, ne sont qu’une disposition heureuse des organes, quand ce qui nous touche en elles, n’a d’autres rapports avec nous que l’impression agréable qu’elles font sur nos sens ; leur effet ne nous est bien sensible que la premiére fois que nous l’éprouvons, bien-tôt l’habitude nous les rend indifférentes, à moins qu’une certaine ame, que le sentiment seul peut donner, ne les soutienne.
Pour démêler quelle est cette ame qui assure le succès des qualitez, qu’on croiroit devoir réussir par elles-mêmes, revenons à l’homme que j’ai dépeint avec un extérieur qui prévient si puissamment en sa faveur. Si vous recherchez la cause des impressions avantageuses qu’il a faites sur vous, vous connoîtrez qu’elles naissent d’un empressement qui étoit en lui de vous occuper ; non par la vanité d’être écouté, mais par un désir d’attiser votre attention, & votre suffrage, qui suppose le cas qu’il faisoit de votre estime : toux ceux qui, comme vous, l’environnoient, resteront persuadés que cet empressement marqué, ces regards obligeans, quoique ramenés successivement à tout le cercle, leur étoient adressés par préférence, cette idée sera imprimée dans chacun d’eux, Il n’a songé qu’à me plaire.
C’est donc la disposition de l’esprit, & non celle du corps, qui fait valoir notre extérieur[6] ; les agrémens du maintien & du geste, qui ne consistent que dans la régularité convenue des mouvemens, sont purement arbitraires ; ce qui est à cet égard une grace à Paris, pouvant devenir singulier à Madrid ou à Londres ; mais cet air d’attention, d’empressement, cette satisfaction à vous voir, que donne le désir de plaire, réussit toujours, & par-tout il se fait distinguer, même dans les hommes dont nous n’entendons point le langage, il marque une volonté de se rapprocher de nous, qui nous flatte, parce que c’est faire notre éloge, & qui nous dispose à les applaudir & à les aimer.
[6] On peut mettre au rang des qualitez heureuses de la personne, les exercices agréables & les talens, tels que l’art des instrumens, la danse, le chant, &c. qui peuvent en quelque façon se passer du secours de l’esprit. Je ne rappellerai point ici de quel prix ils sont dans la Société ; je remarquerai seulement, que dans celui qui ne les met en usage que pour satisfaire son amour propre, c’est le talent qu’on applaudit. Dans celui qui ne paroît les employer que dans le dessein de concourir aux plaisirs de la Société, c’est la personne qu’on aime & qu’on recherche.
Cette même disposition d’esprit fait également le principal mérite de certaines qualités attachées au caractére, & qui semblent plaire par elles-mêmes.
Il y a, par exemple, une certaine sensibilité à tout ce qui peut rire à l’imagination, ou intéresser le cœur, d’une maniére agréable, dont quelques gens sont heureusement doués ; une disposition à saisir le plaisir, qui se répand dans leurs actions & dans leur entretien ; un goût avec lequel ils agissent dans tout ce que les autres ne paroissent faire que par convenance, caractére qui plaît d’autant plus, qu’il les lie aux personnes avec lesquelles ils vivent par tout ce qui a de l’empire sur elles, soit les goûts, soit les caprices ou la raison.
On aime encore une sorte de gaieté, marquée à un coin de singularité, qui la rend piquante ; c’est ce mélange de sérieux & d’enjouement, cet extérieur raisonnable & grave, que quelques gens, en petit nombre, conservent dans des momens où leur imagination, naturellement gaie, est emportée par les idées les plus riantes, & même les plus badines ; la joie est en eux une richesse, qu’ils semblent n’y pas connoître, & ne répandre que pour le plaisir des autres.
Mais ces caractéres, quel que soit leur mérite, ne réussissent pas constamment par eux-mêmes, ainsi que les agrémens de la personne, il faut qu’ils ayent pour ame ce désir de plaire, qui met le véritable sceau à toutes les bonnes qualités.
Je ne connois qu’une sorte de moyen de réussir à plaire, sans que nous en ayons le désir ; il fait partie de ces erreurs presque inséparables de la jeunesse ; il n’a que peu de jours où il puisse nous être favorable, & ce caractére d’erreur seul, fait tout son mérite. C’est cette extrême sensibilité avec laquelle les jeunes gens qui entrent dans le monde, sont frapés de tout, parce que tout leur paroît nouveau ; leur ravissement, & cette naïveté avec laquelle ils parlent des impressions agréables qu’ils reçoivent ; comme si le plaisir étoit une découverte qui n’eût été faite que par eux : ces premiéres agitations de l’ame, qu’ils croyent si merveilleuses, les font, il est vrai, paroître aimables, parce qu’elles marquent une franchise, une certaine simplicité, que le manque d’expérience justifie ; & peut-être encore ne leur faisons-nous grace, que parce qu’elles ne sont que des erreurs, que leur succès est passager, & ne vaut pas qu’on le regrette ; car on n’applaudit qu’avec peine dans autrui aux qualitez qu’on n’a plus. Il est, par exemple, peu de femmes (& bien des hommes ont la même foiblesse,) qui, cessant d’avoir les agrémens de la jeunesse, se plaisent avec ceux qui les possédent dans tout leur éclat ; mais on n’envie pas des moyens de plaire qui ne portent que sur une illusion, que la raison fera bien-tôt evanouïr.
Il est donc sensible que nous n’avons aucunes qualitez heureuses, aucuns avantages dont nous puissions retirer un véritable succès, si le désir de plaire n’en dirige l’usage : en effet, rien ne peut remplacer en nous cette indispensable ambition, dont on éprouve que les efforts ne sont jamais sans quelque récompense ; car s’ils ne sauroient vaincre entiérement le caractére méprisant ou chagrin, la dureté ou malignité de certains esprits, du moins il arrive insensiblement que ces ames sauvages ne sont plus épineuses ou injustes avec vous, que le moins qu’elles peuvent l’être ; c’est vous distinguer du reste des hommes, c’est vous aimer à leur maniére.