Essais sur la necessité et les moyens de plaire
ESSAIS
SUR
LA NECESSITÉ
ET SUR
LES MOYENS
DE PLAIRE.
Premiere Partie.
Entre les principes les plus utiles à la Société, il en est un que nous ne pouvons trop connoître & trop suivre, parce que dans les personnes dont il régle la conduite, il empêche la raison d’être farouche ; qu’il ôte à l’amour propre ce qui le rend haïssable ; qu’il supplée en quelque façon aux avantages de l’esprit, & les sauve de la jalousie qu’ils peuvent exciter lorsqu’ils sont éminens ; qu’enfin il influe considérablement sur notre bonheur & sur celui des gens avec qui nous passons la vie ; c’est la nécessité de plaire. J’entens par le mot de plaire, une impression agréable que nous faisons sur l’esprit des autres hommes, qui les dispose ou même les détermine à nous aimer.
Avec le caractére d’honnête homme, avec bien des vertus, il semble qu’on devroit paroître aimable. Cependant, il est commun de trouver des gens dont les principes & les mœurs vous attirent, & dont le commerce vous rebute ; on ne peut s’empêcher de les considérer, de les respecter & de les fuir.
Tel est dans les gens vertueux, lorsqu’ils ne cherchent point à plaire, l’effet d’une sévérité dure, & cependant estimable, avec laquelle ils portent quelquefois leurs jugemens. Je n’attaque point ici cette haine à qui les défauts des hommes ne sont qu’un prétexte pour répandre son fiel ; ce chagrin caustique qui verroit avec regret disparoître de la terre les vices contre lesquels il éclate, parce qu’il n’auroit plus rien à blâmer : je parle de cette équité trop austére qui pése les actions des autres avec le peu d’indulgence qu’elle a pour elle-même ; de cet amour de la raison & de la justice, qui, converti en passion, ne se plie pas assez à la nécessité de voir des hommes imparfaits ; quel en est, dis-je, le fruit ? Le malheur de révolter ceux même dont elle arrache l’estime.
Quand les ames, au-dessus des foiblesses ordinaires, sont en même temps douces, sensibles, indulgentes, vous les aimez, & c’est leur vertu même qui vous attire encore plus à elles ; mais quand vous trouvez ces personnages vertueux qui, vous regardant du haut de leur mérite, vous marquent une certaine bonté impérieuse, une certaine pitié qui vous annonce leur supériorité & votre petitesse ; vous êtes tenté de croire que le droit de vous mépriser est une récompense qu’ils s’attribuent pour la peine qu’ils se donnent de fuir les vices ; vous sentez peu d’estime pour leur vertu, & beaucoup d’éloignement pour leur personne.
Il est, je l’avoue, des vertus épurées, & qui, telles que le pardon des grandes offenses, le desintéressement, la générosité sur des objets importans, font, par elles-mêmes, une forte impression sur les esprits : mais les occasions d’employer ces vertus d’éclat ne sont pas fréquentes. Quelle est, pendant ces longs intervalles, la ressource des ames sensibles ? L’usage des vertus moins brillantes, dont l’effet est de plaire, & le fruit de se faire aimer ; il n’y a presque point d’instant qui ne leur ouvre quelque route nouvelle pour s’assurer d’un bien si satisfaisant.
Cette attention de plaire, qui doit accompagner les vertus de l’ame, ne nous est pas moins nécessaire pour faire valoir les qualitez de l’esprit. Que servent dans le commerce ordinaire de la vie les lumiéres qui caractérisent un esprit éminent ? Il en est parmi nous, dans ce siécle-ci, du savoir & des connoissances sublimes, à peu près comme de la richesse dans de certaines Républiques, où la somptuosité & l’abondance passent pour une sorte d’injure faite aux citoyens bornés dans leur fortune, où le plus opulent est restraint à la dépense modique de celui qui n’a presque que le nécessaire : de même il faut éviter dans les entretiens tous les sujets qui passent la portée des esprits communs, ou se plier à ne leur présenter ces mêmes sujets qu’avec une simplicité, que par une superficie qui les leur rende sensibles ; & ce n’est que le désir de plaire qui peut, au milieu de tant de contrainte, assurer le succès de l’esprit supérieur. Bien loin de blesser les simples citoyens par l’éclat trop marqué des richesses dont il dispose, il semble, par la maniére dont il les leur découvre, les y associer, les leur rendre propres : il obtient d’eux, à la fois, la liberté d’en faire usage, leurs éloges & leur reconnoissance.
S’il est des lumiéres dans l’esprit qui doivent concilier l’estime & l’amitié des autres hommes, ce sont celles qui s’appliquent sans cesse à régler les intérêts qui sément entr’eux la division. On devroit pouvoir compter du moins sur le cœur de ceux qui ont obtenu de nous les avantages auxquels ils prétendoient : il arrive cependant, que le plus ou le moins d’égards que vous aurez marqués pour leur personne dans les momens, où dépendans & soumis, ils vous auront entretenu de leur espérance ou de leur crainte, décide souvent de leur reconnoissance. Si votre extérieur ou vos discours ont fait souffrir leur amour propre, n’espérez pas qu’ils vous tiennent compte de la justice que vous leur aurez rendue ; ils penseront que vous n’êtes équitable que par crainte de la honte qu’il y auroit à ne pas l’être : vous n’obtiendrez d’eux que l’estime qu’ils ne peuvent vous refuser, & l’estime des hommes est un tribut qui ne satisfait que notre raison : leur amitié est nécessaire au bonheur d’une ame sensible.
Posséde-t-on les avantages attachés à la haute naissance & à l’éclat du rang ? On n’est point affranchi de la nécessité de plaire. Les inférieurs avec un respect bien attentif & bien sérieux, sont quittes de tout ce qu’ils doivent aux Grands ; & combien la supériorité de ceux-ci est peu digne d’envie, quand elle ne leur rapporte que ce seul tribut ! Les respecter scrupuleusement sans avoir d’autres sentimens pour eux, c’est mettre à part leur personne & ne rendre hommage qu’à leur destinée ; c’est n’entretenir une Divinité que de la beauté du pied-d’estal qui l’éleve. Qu’ils désirent de plaire, au moindre effort, l’ouvrage est achevé ; tout s’embellit autour d’eux, l’esprit se découvre, les talens se multiplient ; leur sourire est comme ces rayons de lumiére, qui, répandus tout-à-coup sur une campagne, font sortir mille tableaux variés & rians ; où l’on ne découvroit auparavant qu’une sombre & confuse uniformité.
Quand nous sommes d’un rang distingué, la conduite qui nous fait réussir ou déplaire, tient principalement, si je ne me trompe, à l’idée plus ou moins raisonnable que nous avons des prérogatives de ce même rang qui nous décore. Quand cette opinion secrette est exagérée, elle perce dans notre maintien, dans nos discours, elle imprime à notre politesse un caractére qui lui fait perdre presque tout son mérite ; souvent c’est de la hauteur qui se montre à découvert, & elle déplaît à tout le monde ; quelquefois c’est de la bonté qu’on met à la place des égards, & cet air de supériorité blesse avec justice ceux qui, sans être nos égaux, ne nous sont point subordonnés. Avec les gens d’un état moins considérable, ce sera une affectation de descendre, de s’abaisser jusqu’à eux, une crainte marquée de leur en imposer trop, qui ne peut satisfaire que les sots.
Cette opinion outrée des avantages qu’on a sur les autres, séduit moins communément les gens nés dans le sein des honneurs, que ceux qui se trouvent transportés subitement dans une région qu’ils n’avoient long-temps considérée qu’en élevant leurs regards. Tous les objets dont ils se sont séparés leur paroissent si rapetissés, qu’ils se croyent dispensés de les apercevoir : ils voyent à peine ce qu’ils ont été ; ils jugent aussi peu fidélement de ce qu’ils sont ; & ce n’est que le désir de plaire qui, les ramenant à la véritable idée qu’ils doivent avoir d’eux-mêmes, les garantit & de cette hauteur haïssable qu’ils mettent à la place de la dignité, & de cette bonté qui désoblige ceux qu’ils cherchent à satisfaire.
Comment l’homme, revêtu de l’autorité, s’armeroit-il du courage pénible de supporter, sans en paroître accablé, les importunitez honorables mais continuelles des Grands, & tout ce qu’a de rebutant la foule oisive qui gratuitement l’obséde, s’il n’avoit l’heureuse ambition de se concilier les cœurs ? C’est dans cette seule espérance qu’il écoute avec douceur les discours embrouillés ou captieux, que l’esprit borné ou la mauvaise foi lui font essuyer ; il sent qu’un obligeant accueil est le seul dédommagement des graces qu’il ne peut accorder, ou des demandes injustes qu’il démasque : en lui, l’autorité parle toujours le langage du citoyen : on lui pardonne d’être puissant, parce qu’on le respecte sans le redouter : on fait plus, on lui porte le seul tribut qu’il désire, on l’aime.
La fortune est bien ingénieuse à servir les goûts & l’ambition des hommes qu’elle favorise ; cependant elle ne porte pas son pouvoir jusqu’à les faire aimer. Telle est particuliérement la situation de ceux qu’elle a fait passer avec rapidité d’un état obscur à l’éclat de l’opulence. S’ils veulent ne se point abuser sur la disposition, où les esprits en général sont à leur égard, ils doivent se dire tous les jours de leur vie, Je posséde ce qui excite la haine de quiconque désire un état plus abondant que le sien ; ce ne sera pas assez de l’associer aux douceurs de cette même abondance qu’il m’envie, il faudra que pour obtenir grace sur le reste, je lui persuade par des prévenances, par des égards continuels, qu’au sein des richesses, j’ai besoin de son estime, de son amitié, de son aveu enfin, pour être heureux.
Puisque tous les avantages que je viens de rappeler ne nous dispensent pas de songer à plaire, combien ce soin nous est-il plus nécessaire à l’égard des liaisons qui forment la Société ?
L’amitié qui est un engagement libre, a besoin elle-même qu’un pareil secours l’entretienne ; avec quelque solidité qu’elle soit établie, lorsqu’elle se renferme dans ses devoirs, qu’elle cesse d’être animée par ce goût qui a contribué autant que l’estime à la faire naître, elle ne se montre plus que dans les occasions où elle auroit honte de ne pas agir ; ces occasions sont quelquefois rares ; & dans les intervalles, elle reste comme en létargie, elle paroissoit empressée & riante, elle n’est plus qu’exacte, sérieuse, & même sévére.
Le savoir-vivre, & la politesse, ces secours si nécessaires aux hommes pour être en état de se supporter, ne deviennent pas d’une grande utilité à ceux qui ne remplissent de tels devoirs que comme des assujettissemens de la Société, ou par une habitude qui est souvent mêlée de distraction ; c’est le désir de plaire qui leur donne l’ame, c’est ce sentiment seul qui nous en fait un mérite. Eh ! quelle reconnoissance doit-on à celui qui ne vous marque des égards que comme une tâche que la tyrannie de l’usage lui impose ? Son extérieur indifférent, ou contraint, ou réservé, ne vous annonce-t-il pas le peu de part que vous avez à ce qu’il fait pour vous ? Sa politesse a tout l’apprêt du cérémonial ; & comme au fond il n’aura manqué à rien qu’à vous plaire, vous le quittez fâché, pour ainsi dire, de n’avoir pas de véritables sujets de vous en plaindre ; bien des gens n’attendroient pas une autre occasion de le haïr.
Que ces qualitez soient dirigées par ce sentiment que je crois si nécessaire, attentives à se restraindre ou à s’étendre par rapport aux personnes qu’elles ont pour objet ; on sentira qu’elles naissent, non de cette habitude qui n’est qu’un rôle qu’on s’est prescrit, mais d’un panchant à s’occuper de vous, parce que c’est vous rendre justice ; & cette conduite ne tardera guéres à s’attirer du retour. Les égards sont moins sujets que les services à trouver des ingrats.