← Retour

Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2

16px
100%

CHAPITRE XIV.

Occupation des provinces méridionales par les Mahdistes.

Expédition des Mahdistes vers l’Equateur.—Sort du reste de la garnison d’Emin Pacha.—Campagne contre les Shillouk.—Reprise de Tokar par les Egyptiens.—Mort d’Othman woled Adam.—Discorde à Dongola.—Condamnation de Mohammed Khalid.

Karam Allah, auquel Othman woled Adam avait pris tous ses Basingers et ses esclaves, et qui vivait maintenant d’une façon fort pauvre à Omm Derman, s’était avancé, lorsqu’il était émir de la province du Bahr el Ghazal, jusque dans le voisinage du Nil Blanc et avait inquiété Emin Pacha sur son territoire. Par bonheur pour Emin, Karam Allah fut rappelé et depuis ce temps-là, on n’avait plus reçu de nouvelles des provinces équatoriales; celle du Bahr el Ghazal avait été abandonnée et les habitants d’Omm Derman, qui s’occupaient du commerce de blé, n’allaient que fort peu au sud de Faschoda. Le calife avait entendu parler des richesses de ces pays en esclaves et en ivoire. Il résolut, pour augmenter ses revenus, d’organiser une expédition pour les conquérir. Mais comme la tentative était hasardée, et qu’on pouvait douter de la bonne issue de l’entreprise, il ne voulut exposer au danger ni ses proches parents, ni ceux de sa tribu. Il désigna donc Omer Salih, comme chef de l’expédition. Les tribus de la vallée du Nil presque seules y prirent part.

Trois vapeurs furent frétés, auxquels on ajouta huit bateaux à voiles. Ils furent chargés de marchandises ordinaires de Manchester, de perles, etc. Omer Salih disposait d’environ 800 fusils et de 500 porteurs de lances. Le calife rédigea les lettres nécessaires à Emin Pacha et je fus obligé de mettre ma signature au bas d’une lettre écrite en mon nom et dans laquelle je sommais Emin de se rendre. En outre, Georgi Stambouli, qui s’était occupé précédemment des affaires d’Emin Pacha à Khartoum, lui écrivit aussi. Comme les Shillouk n’étaient pas tributaires des Mahdistes et qu’ils étaient très forts, Omer Salih reçut l’ordre de passer à Faschoda sans s’y arrêter et de ne se défendre qu’en cas d’attaque. Il quitta Omm Derman au milieu de juillet 1888, traversa Faschoda sans difficulté, mais ne trouva plus ensuite d’occasion pour envoyer des rapports sur sa situation.

Plus d’une année après, comme le calife était inquiet, et songeait aux moyens de se procurer des nouvelles, un vapeur revint avec un peu d’ivoire et quelques esclaves. Il fournit des renseignements sur le cours et l’état de l’expédition. La garnison de Redjaf s’était rendue et ses officiers avaient été envoyés à Dufilé, afin de faire prisonnier Emin Pacha, auquel ses soldats refusaient déjà obéissance; il devait être livré à Omer Salih. Après le départ des officiers, le bruit se répandit parmi les Mahdistes que c’étaient des traîtres et qu’ils étaient allés à Dufilé pour réunir les soldats qui y étaient stationnés et combattre Omer Salih. Celui-ci usa de représailles, arrêta les officiers et sous-officiers restés à Redjaf, les fit mettre aux fers, et partagea entre ses partisans tous les biens qu’il trouva en possession de ceux qu’il avait fait emprisonner.

Les officiers, arrivés à Dufilé, et qui voulaient réellement, suivant leurs instructions, s’emparer d’Emin Pacha, trouvèrent que celui-ci s’était déjà retiré avec Stanley. Ils entendirent alors parler de l’arrestation de leurs femmes et de la confiscation de leurs biens. Ils réunirent les soldats qui les avaient suivis volontairement et qui, après le départ d’Emin avaient fondé une sorte de république militaire; puis, ils marchèrent contre Redjaf. Les Mahdistes, informés de leur approche les attendirent en chemin. Un combat eut lieu dans lequel Omer Salih resta vainqueur. Les officiers tombèrent, mais la plus grande partie des troupes réussit à se retirer à Dufilé, dont la garnison fut bientôt attaquée par les Mahdistes et qui, après une vaillante défense força l’ennemi à battre en retraite. Malgré ce succès, la dissension éclata aussitôt parmi les soldats et ils se répandirent par bandes dans tout le pays afin de subvenir à leur entretien.

Le calife, heureux du succès remporté par Omer Salih, et poussé par Mohammed Cher woled Badr, arrivé par le vapeur, qui lui dépeignait les richesses du pays en termes très exagérés, se décida à organiser une nouvelle expédition. Il envoya Hassib woled Ahmed et Elias woled Kenuna avec deux cent soixante fusils et profita de l’occasion favorable que la position nouvellement acquise lui offrait, pour se débarrasser de personnages qu’il n’aimait pas. Depuis ce moment, Redjaf devint un lieu de déportation pour les criminels, pour les personnes dangereuses ou supposées dangereuses pour l’Etat. Beaucoup de ceux qui étaient inculpés de vols et qui se trouvaient prisonniers chez le Sejjir furent remis à Elias woled Kenouna. Le calife fit arrêter aussi tous ceux qui étaient soupçonnés de se livrer à des vices contre nature, ou de mener un genre de vie immoral. Il les fit mettre aux fers et expédier à Redjaf. Que les injustices les plus inouïes se soient produites alors, cela va sans dire! C’était une magnifique occasion pour les nombreux émirs et les autres personnages influents, de se débarrasser de ceux qu’ils n’aimaient pas. Hassib et Elias surent profiter de cette nouvelle organisation. Dans leur voyage, depuis Omm Derman à Kaua, ils visitèrent les villages situés dans le voisinage du fleuve, arrêtèrent les gens sous prétexte qu’ils appartenaient à la catégorie de ceux dont le calife avait ordonné la déportation à Redjaf, puis leur rendirent contre rançon la liberté et le droit de pouvoir rester dans leur patrie. C’était un métier lucratif!

La riche source de revenus des deux émirs ne tarit que lorsque les navires arrivèrent dans les districts des Shillouk et des Dinka qui surent défendre leur liberté avec courage et succès. Le calife avait entendu parler, par les marchands qui s’étaient rendus à Faschoda pendant les années 1889 et 1890 et qui faisaient paisiblement le commerce de blé avec les Shillouk, de la population de ces districts. Beaucoup de villages, sur les bords et dans le voisinage du fleuve, abritaient de nombreuses tribus de nègres Shillouk et Dinka qui, sans souci des populations du Soudan, gémissant sous la tyrannie du calife, menaient là une existence tranquille, et qui n’était troublée par aucun ennemi.

Ces tribus se trouvaient sous la domination du mek (roi) qui, issu de l’ancienne famille régnante des Shillouk, exerçait un pouvoir illimité sur ses sujets et leur permettait, dans son propre intérêt, de faire du commerce avec les Mahdistes, tandis que lui-même, confiant dans sa puissance ne tenait nullement pour nécessaire d’assurer le calife de sa soumission, ni de lui payer des impôts.

Zeki Tamel se trouvait avec son armée à Gallabat. Cette province avait bien diminué d’importance pendant la dernière famine; il avait, en effet, sacrifié la population en lui volant son blé, en faveur de ses soldats; elle avait souffert, en outre, des pertes importantes par suite de plusieurs invasions faites dans le pays des Amhara après la mort du roi Jean.

Le moment était donc mauvais à Gallabat et dans le Ghedaref. L’entretien et la nourriture de l’armée, déjà réduite à environ 8000 hommes, offraient de grandes difficultés. Le calife, informé de ces faits, ordonna à Zeki Tamel de laisser comme garnison à Gallabat, 2000 hommes sous les ordres d’Ahmed woled Ali, un cousin du calife, et de marcher avec le reste, soit 6000 hommes, contre les Shillouk et les Dinka et d’assiéger Faschoda. Zeki Tamel quitta alors Gallabat, passa le Nil Bleu près de Woled Medine et traversa le Ghezireh jusqu’à Kaua où l’attendaient les bateaux arrivés d’Omm Derman.

Zeki Tamel, d’une bravoure personnelle extraordinaire et connu pour sa générosité était un Taasha. Son grand-père était un esclave arabe libéré. Il tenait ses soldats très sévèrement et punissait souvent de mort les plus petites infractions à la discipline. Il se fit ainsi détester particulièrement par ses émirs qui, en raison de ses procédés draconiens, avaient souvent à déplorer la perte des hommes les plus capables.

Il s’embarqua à Kaua et se rendit directement à Faschoda. Le mek des Shillouk crut que Zeki allait pour soutenir Redjaf, ainsi que les bateaux qui avaient passé précédemment; mais, lorsqu’il le vit débarquer en terre ferme, il s’enfuit, surpris et effrayé. Poursuivi, il fut fait prisonnier et exécuté, ayant refusé d’indiquer l’endroit où il avait caché les sommes d’argent gagnées dans son commerce de blé depuis plusieurs années.

Les Shillouk, la tribu nègre la plus brave du Soudan égyptien, se rassemblèrent alors au sud et au nord de Faschoda et défendirent leur patrie et leur liberté avec un courage digne d’admiration. Les soldats de Zeki, habitués au combat et armés de fusils Remington, remportèrent toutefois la victoire après de nombreux combats sanglants dans lesquels les Shillouk, armés seulement de lances, rompirent souvent les rangs de l’ennemi et lui infligèrent de grosses pertes; vaincus, ils prirent la fuite. Les survivants se dispersèrent avec leurs familles dans le pays et furent poursuivis par Zeki; une grande partie tomba entre ses mains. Il fit passer au fil de l’épée tous les hommes dont il put s’emparer; les femmes, les jeunes filles et les enfants furent seuls chargés comme butin sur les bateaux et emmenés à Omm Derman. Le calife fit conduire tous les garçons dans une maison spéciale où ils furent élevés pour devenir des moulazeimie; il choisit les plus belles jeunes filles pour sa maison et pour en faire cadeau à ses parents ou à ses partisans préférés, puis fit vendre le reste aux enchères par le Bet el Mal. Des milliers de pauvres créatures furent amenées à Omm Derman tandis que beaucoup succombèrent pendant la marche, aux fatigues du voyage et au climat auquel elles n’étaient pas habituées. Les femmes des Shillouk, élevées en pleine liberté, ne purent que difficilement s’habituer à la vie, dans la ville malpropre où des centaines de mille hommes demeuraient entassés; beaucoup d’entre elles périrent. A cause de leur grand nombre, le prix en devint si réduit, que des esclaves nouvellement arrivés furent livrés souvent pour 8 à 20 écus, valeur d’Omm Derman.

Tandis que Zeki laissait Ahmed woled Ali à Gallabat, son frère Hamed woled Ali était nommé émir de Kassala. Cupide comme pas un, il prit aux gens, amis ou ennemis, leurs biens et leurs troupeaux, en sorte que les tribus arabes de l’est, des Hadendoa, des Halenka et des Beni Amer, qui avaient justement conquis Kassala pour le Mahdi, se révoltèrent et, se dirigeant sur Massaouah se placèrent sous la protection de l’Italie.

L’année de la famine fit le reste, en sorte que la tribu des Shoukeria, qui appartenait pour la plus grande partie à Kassala, périt presque entièrement. Comme les environs de Kassala avaient été abandonnés par les habitants échappés à la mort, il devint à la fin très difficile à la garnison elle-même de s’approvisionner. Le calife qui redoutait une marche en avant des Italiens, et qui considérait Kassala comme son boulevard, fut très irrité contre Hamed woled Ali, son cousin auquel il attribuait la principale responsabilité de la ruine du pays. Il le rappela à Omm Derman et lui infligea comme punition d’accomplir chaque jour les cinq prières dans la djami. Il mit à sa place Haggi Mohammed Abou Gerger qui avait été autrefois adjoint à Osman Digna.

Ce dernier, auquel la plus grande partie du Soudan oriental obéissait, avait réussi à soumettre la plupart des tribus arabes et il menaçait même Souakim, déjà depuis plusieurs années. Il soutint des combats continuels avec les troupes du Gouvernement. Un jour le sirdar actuel de l’armée égyptienne, Sir Herbert Kitchener Pacha, alors gouverneur du Soudan, surprit le camp de Digna établi dans le voisinage de la ville, et fut grièvement blessé. Osman Digna s’était retranché dans le voisinage de Souakim à Handoub et menaçait sans cesse la ville, jusqu’à ce qu’enfin le Gouvernement résolut d’envoyer des troupes pour le chasser de sa position.

Il se retira à Tokar où il avait établi déjà depuis longtemps son quartier général, et de ce point inquiéta, par ses incursions, la tribu des Omarar qui lui était hostile. Par sa sévérité exagérée et ses combats continuels, Osman Digna avait presque entièrement perdu son ancienne popularité; plusieurs de ses partisans commençaient à murmurer secrètement contre ses ordres. Le calife l’apprit et comme il tenait davantage à consolider son nouvel empire, qu’à suivre strictement les enseignements du Mahdi, il désira qu’Osman Digna «relâchât un peu la corde trop tendue» (proverbe arabe). Il désigna Mohammed Khalid pour porter ce message à Osman Digna.

Après avoir été privé de ses biens par Abou Anga et mis aux fers dans le Kordofan pendant une année, Mohammed Khalid avait été amené à Omm Derman, où le calife lui pardonna, lui rendit même une partie de sa fortune, et le soutint de ses propres moyens.

Il avait longtemps accompli avec le calife et dans son voisinage toutes les prières quotidiennes et s’était séparé même d’une façon ostensible du parti de ses parents auxquels il reprochait leur maladresse et leur ingratitude. Le calife qui avait privé les parents du Mahdi de toutes les places, abaissé toute leur influence, voulut toutefois sauver les apparences et donner au moins une position à l’un d’entre eux qu’il désirait s’attacher de cette manière. C’est pourquoi il nomma Mohamed Khalid comme son représentant personnel auprès d’Osman Digna. Mohammed Khalid s’acquitta pour le mieux de sa mission. Bientôt après, le calife l’envoya à Abou Hammed pour qu’il élaborât un rapport sur les dispositions des Ababda, qui étaient sujets du Gouvernement égyptien mais se trouvaient en contact continuel avec les tribus frontières mahdistes de la province de Berber.

Quelques semaines s’étaient à peine écoulées depuis le départ de Khalid, lorsque Digna fut attaqué par les troupes égyptiennes sous Holled Smith Pacha et chassé de Tokar. Le calife, averti par Osman Digna qu’il serait attaqué par les troupes du Gouvernement, était dans une grande perplexité. Il déclara toutefois en gardant son calme extérieur, que la victoire était assurée.

C’est pourquoi la terreur fut d’autant plus grande, lorsque la nouvelle de la défaite et de la fuite d’Osman Digna parvint au calife. Comme il craignait que le Gouvernement, entraîné peut-être par le succès, n’avança contre Kassala et Berber où ne se trouvaient que des forces insuffisantes, il donna l’ordre de se retirer aussitôt à l’approche de l’ennemi. Il songea en même temps à élever un camp fortifié à Metemmeh. Mais il fut bientôt calmé par la nouvelle que le Gouvernement se contentait de Tokar. En réalité, cela seul fut pour lui un rude coup et une source de crainte continuelle, car il était à prévoir que les tribus, indisposées contre Osman Digna se joindraient maintenant au Gouvernement, ce qui ouvrirait à ses troupes la route vers Berber et Kassala. Quelques mois plus tard, on ordonna à Osman Digna, qui s’était retiré dans les montagnes, et dont les hommes qui lui restaient s’étaient dispersés à cause du manque de vivres, d’aller avec ses émirs à Berber. De là, il se rendit plus tard à Omm Derman avec le nouvel émir de Berber, Zeki woled Othman, un parent du calife. Le calife, convaincu de la fidélité et de la bravoure d’Osman Digna, le reçut très amicalement et le consola de sa défaite. Après un séjour d’une quinzaine, Osman Digna se rendit avec quelques chameaux et des femmes, cadeaux du calife, dans l’Atbara pour s’y livrer à l’agriculture, y édifier un camp et réunir peu à peu les restes dispersés de son armée.

Othman woled Adam, auquel en réalité, le Darfour oriental qui avait été presque dépeuplé par la famine, était seul soumis, avait résolu de marcher contre Dar Tama et Dar Massalat. Déjà à la frontière de ce district, il eut à soutenir un rude combat, ce qui le força à reconnaître combien ses adversaires étaient dangereux. Il fut attaqué dans son camp: ses ennemis, armés seulement de petites lances, s’y précipitèrent avec une hardiesse folle; il ne dut son salut qu’à ses armes supérieures et à la bravoure des sheikhs qui se trouvaient avec lui. Si l’attaque avait eu lieu pendant la marche, il aurait été sans aucun doute anéanti. Bien qu’il eût repoussé les ennemis, il différa cependant sa marche en avant, à cause des grandes pertes qu’il avait subies; avant qu’il n’aît pu recevoir des renforts, une violente épidémie de typhus éclata parmi ses soldats et le força à la retraite. En route lui-même tomba malade et il mourut deux jours après son arrivée à Fascher.

Ce fut une perte fort sensible pour le calife, car son cousin Othman woled Adam était, malgré ses vingt ans à peine, un brave guerrier et s’appliquait toujours à bien s’entendre avec ses soldats, à les maintenir contents et dispos et à renforcer son influence. Il partageait le butin sans égoïsme, mais avec générosité, après avoir prélevé la part destinée au calife, ne conservant pour lui-même que le strict nécessaire. Cavalier distingué, aimable avec chacun, il ne s’abandonnait pas à la vie efféminée qui affaiblissait son entourage. Il fut, encore longtemps après sa mort, donné comme exemple de l’Arabe noble et brave, par les nombreuses personnes qui l’avaient connu intimement. Après avoir longtemps réfléchi et écouté de nombreux conseils, le calife accorda la place du défunt à son proche parent le jeune Mahmoud woled Ahmed. Celui-ci était le contraire du premier, ne songeant qu’à s’enrichir, ne recherchant que la débauche, rôdant volontiers avec des danseuses et des chanteurs qui devaient le divertir de leurs chansons obscènes. Cette manière de vivre le fit détester et fut cause d’une révolution chez ses soldats qui avaient encore présent à la mémoire le souvenir de leur précédent maître. Cette révolte fut réprimée, il est vrai, mais coûta bien des vies d’hommes et diminua beaucoup les forces de Mahmoud.

Younis woled ed Dikem était resté à Dongola depuis sa nomination comme chef d’Abd er Rahman woled en Negoumi. Mousid, ancien lieutenant de ce dernier, et Arabi woled Dheifallah lui furent adjoints comme conseillers. Bientôt s’élevèrent de graves dissentiments entre les commandants, chacun voulant s’enrichir aussi vite que possible, et le pays appauvri ne pouvant satisfaire aux exigences de ses nombreux maîtres et de leurs partisans. Mousid et Arabi adressèrent au calife une plainte, dans laquelle ils représentaient Younis, qui avait abandonné le Gouvernement du pays au bon plaisir de ses esclaves, comme étant la cause de la cherté toujours croissante qui existait; ils l’accablèrent encore de maints reproches. Younis fut rappelé.

Comme le Dongola était une province frontière et qu’une bonne partie de sa population était déjà passée en Egypte; comme d’autre part, avec les continuels rassemblements de troupes à Wadi Halfa, on devait toujours s’attendre à une attaque, le calife voulut gagner le pays à sa cause et d’une manière durable, par un meilleur traitement. Il désigna donc Mohammed Khalid, dont il connaissait les capacités, comme successeur de Younis. Il l’envoya à Dongola avec l’ordre d’établir une administration plus douce, bien réglée et particulièrement de diminuer les impôts dans ce pays où l’agriculture n’était possible qu’avec des sakkiehs (roues pour puiser l’eau), mais qui était très riche en palmiers et en dattiers. Mais n’ayant pas entière confiance en la fidélité de Mohammed Khalid, il sépara le pouvoir militaire du pouvoir administratif et plaça les soldats armés de fusils sous les ordres d’Arabi Dheifallah, tandis qu’il soumettait les porteurs de lances appartenant aux tribus de l’ouest, aux ordres de Mousid.

Il était à prévoir que cette mesure amènerait des différends entre les personnalités dirigeantes.

Mohammed Khalid, afin d’élever les revenus du pays et de faciliter la situation aux habitants, donna toutes les places à des gens qui lui parurent convenables, tandis qu’Arabi et Mousid désiraient les mêmes places pour leurs parents et leurs favoris. Comme ils ne purent y réussir, ils émirent directement pour leur parti des prétentions que Mohammed Khalid ne voulut ou ne put satisfaire. On en vint à des contestations, à des injures, et finalement les deux partis se trouvèrent face à face, les armes à la main.

Le parti de Mohammed Khalid se composait principalement des habitants de la vallée du Nil: les Djaliin et les Danagla, tandis qu’Arabi et Mousid avaient pour eux les tribus de l’ouest et les soldats. Des deux côtés, on envoyait au calife rapports sur rapports, tandis que des intermédiaires et d’autres personnes amies de la paix s’efforçaient de prévenir le combat. Le calife fit partir aussitôt Younis woled ed Dikem, qu’il venait de destituer afin de remplacer Arabi et Mousid. Il les manda tous deux à Omm Derman pour entendre leur justification et pour les punir.

Quelques jours après leur arrivée, il envoya à Mohammed Khalid, l’ordre de venir également à Omm Derman, afin, disait-il, d’assister à la punition d’Arabi et de Mousid. Khalid vint et dut comparaître avec ses adversaires devant un tribunal placé sous la présidence du calife Abdullahi et composé du calife Ali, des cadis et de quelques émirs absolument dévoués au calife. Il fut accusé de s’être permis des appréciations désobligeantes sur les ordres du calife et d’avoir prétendu que le calife et ses parents étaient la cause de la ruine de tout le pays. Le calife était méfiant depuis longtemps à l’égard de Mohammed Khalid, à cause de son frère Yacoub qui haïssait profondément les parents du Mahdi. Il regrettait de lui avoir donné une situation influente qu’il pouvait utiliser pour le plus grand bien de ses propres parents, et saisit avec joie l’occasion de se défaire de lui. Une lettre arriva de la part de Younis qui, disait-on, avait reçu auparavant des instructions de Yacoub. Mohammed Khalid y était accusé d’avoir dérobé et envoyé à ses parents à Omm Derman six caisses de munitions, qu’on avait confiées à sa garde, d’une façon bizarre, pendant que les soldats se trouvaient sous les ordres d’Arabi Dheifallah. Le jugement du calife était arrêté déjà longtemps avant le commencement du procès. Mohammed Khalid fut trouvé coupable, condamné à la captivité pour un temps illimité et envoyé au Sejjir qui le priva de tout rapport avec autrui. Mais pour justifier le procédé du calife, arriva par hasard à ce moment d’Egypte à Omm Derman, un journal. Celui-ci contenait une notice tirée de la feuille italienne «La Riforma» où on prétendait que Mohammed Khalid avait été en relations avec le Gouvernement égyptien pour lui livrer les provinces qui lui étaient confiées. Cette preuve suffisait au calife. Il convoqua encore une fois les juges qui avaient siégé dans le premier procès, leur soumit le journal; ils reconnurent que c’était là la preuve la plus complète de la trahison de Mohammed Khalid. Celui-ci fut condamné à mort. Mais le calife déclara ne pas vouloir répandre le sang d’un parent du Mahdi et d’un descendant du Prophète; il commua la condamnation à mort en détention perpétuelle. La générosité du calife fut reconnue et louée d’une manière générale, même par ses adversaires! Il s’était ainsi défait pour toujours du seul homme qu’il craignait parmi les parents du Mahdi, à cause de ses connaissances et de sa finesse.

Le calife ne manqua, dans aucune occasion publique, d’accuser d’ingratitude et de trahison les Ashraf en général et Mohammed Khalid en particulier, toujours à la recherche d’un motif de les affaiblir davantage et de les rendre absolument inoffensifs.

La tension toujours existante entre les deux camps s’aggrava et aboutit enfin à une révolte des Ashraf à Omm Derman, révolte qui permit au calife de mettre enfin à exécution les projets qu’il caressait depuis longtemps.


Chargement de la publicité...