Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2
CHAPITRE XII.
Evénements dans les différentes parties du Soudan.
Expédition de Karam Allah au Bahr el Ghazal.—Sa dispute avec Madibbo.—Evénements du Darfour.—Exécution de Madibbo.—Emprisonnement de Charles Neufeld.—Mon entrevue avec lui.—Défaite et mort du sheikh Salih el Kabachi.—Arrivée d’Abou Anga à Omm Derman.—Destruction de la tribu des Djihena.—Conspiration de Sejjidna Isa.—Campagne d’Abou Anga en Abyssinie.—Gondar.—Mort d’Abou Anga.—Campagne d’Othman woled Adam dans le Darfour.—Mort du Sultan Youssouf.—Exemples de la tyrannie du calife.—Tombeau du Mahdi.—Nouvelles de la patrie.—Mort de ma mère.—Mort de Lupton.—Sa famille.—Préparatifs pour attaquer l’Egypte.
Mohammed Khalid avait laissé comme émir du Darfour le sultan Youssouf, fils du sultan Ibrahim, au fond gouverneur légitime du pays. Jeune encore, il chercha à améliorer sa position en gagnant la confiance d’Abou Anga et de son représentant Othman woled Adam résidant à El Obeïd. Il leur fit souvent présent de chevaux et d’esclaves afin qu’ils le recommandassent au calife. Khalid, lorsqu’il quitta le Darfour était accompagné de presque tous les Mahdistes, habitant la vallée du Nil, c’est pourquoi Youssouf se trouva gouverner le pays de ses ancêtres et ses propres sujets apprécièrent hautement ce changement de maître. Aussitôt après la mort du Mahdi, le calife envoya les instructions nécessaires à Karam Allah, au Bahr el Ghazal, pour qu’il quittât le pays et vint avec toutes ses troupes à Shakka. Karam Allah avait pris possession du pays après la défaite de Lupton, s’était dirigé au sud et avait obligé le sultan rebelle Semio ibn Tikma à quitter sa résidence qu’il avait fait fortifier selon les avis du docteur Junker. A peine Semio put-il s’échapper avec une partie de ses femmes. Quant à ses trésors d’ivoire, ils tombèrent entre les mains de Karam Allah. Après la victoire, celui-ci avait marché vers le sud-est dans les provinces équatoriales gouvernées par Emin Pacha. Il allait atteindre le Nil quand le calife lui ordonna de se retirer. Si Karam Allah n’avait pas été vigoureusement soutenu par ses compatriotes, il ne lui aurait pas été possible d’obéir aux ordres du calife et d’engager les Basingers à quitter leur patrie pour se rendre à Shakka. Cependant après l’évacuation du Bahr el Ghazal, de nombreux Gellaba du Darfour et du Kordofan s’étaient joints à Karam Allah pour se procurer des esclaves et de l’ivoire de sorte que maintenant, soutenus par les riverains, les Djaliin et les Dongolais, il obligea par la violence les Basingers à se rendre à Shakka. Malgré toutes ses précautions, il y en eut beaucoup qui s’évadèrent avec leurs armes pendant la marche. Mais à son arrivée à destination Karam Allah possédait encore plus de 3000 fusils. C’est là qu’il vendit à des marchands du Kordofan et de la vallée du Nil, argent comptant, la grande quantité d’esclaves des deux sexes qu’il avait amenée. En homme prudent il envoya par son frère Soliman des esclaves choisis et une partie de l’argent à Omm Derman pour le calife qui, tout joyeux lui ordonna de rester à Shakka. Abou Anga et Othman woled Adam eurent aussi leur part du butin. Karam Allah se conduisit dès lors comme le maître du pays et exerça toutes espèces de tyrannies et d’exactions. L’émir Madibbo, véritable gouverneur du pays lui fit des remontrances, mais ce fut en vain, car aussitôt après il enleva leurs chevaux et leurs esclaves aux Arabes Risegat. Ceux-ci se groupèrent alors autour de Madibbo et se préparèrent à la résistance. Karam Allah en fut tout heureux car il n’attendait qu’une occasion pour combattre et ayant sommé inutilement Madibbo de se rendre auprès de lui, il le déclara rebelle. On se battit; Madibbo fut vaincu et s’enfuit vers le Darfour; Karam Allah le poursuivit par Dara presque jusqu’à Fascher et eut ainsi l’occasion d’examiner le pays et d’en remarquer la richesse. Il somma par lettre le sultan Youssouf de poursuivre et de faire prisonnier Madibbo, tandis qu’il retournait lui-même à Dara et s’y établissait malgré la résistance des officiers de Youssouf. Madibbo fut pris à deux journées de marche de Fascher par les Zagawa avant qu’il put se réfugier auprès d’une tribu amie, les Arabes Mahria. Le sultan Youssouf envoya Madibbo sous escorte à Abou Anga au Kordofan et profita de l’occasion pour se plaindre des procédés de Karam Allah.
Ce dernier avait écrit directement au calife à Omm Derman que les For étaient sur le point de raviver leur dynastie, que le sultan Youssouf n’était dévoué aux Mahdistes qu’en apparence et ne cherchait qu’à se rendre indépendant. Abou Anga avait également adressé les plaintes du sultan Youssouf à son maître et il ne restait plus au calife qu’à choisir entre Karam Allah et Youssouf. Il ne prit aucune décision à cet égard, car le sultan Youssouf était le descendant direct de la dynastie du pays, et le calife craignait avec raison que s’il gagnait les sympathies de ses compatriotes il ne devint ainsi un adversaire dangereux. Karam Allah était Dongolais, compatriote du Mahdi et sans aucun doute partisan du calife Chérif. Les commandants des Basingers étaient également Dongolais ou Djaliin; c’est pourquoi l’intérêt du calife était de ne pas fortifier ces partis.
Il écrivit donc au sultan Youssouf qu’il était sûr de sa fidélité, le considérait comme maître du pays et d’autres phrases de ce genre, mais cependant il ne donna pas l’ordre strict à Karam Allah de quitter Dara. Au contraire, il lui fit dire secrètement par Abou Anga de rester dans la ville. Les suites de cette indécision réfléchie furent que le sultan Youssouf se sentant autorisé par le calife, somma énergiquement Karam Allah, qui avait aussi occupé Sheria et Taouescha, de quitter le pays. Ce dernier pour obéir aux instructions du calife fut attaqué par le maktum ou général des armées de Youssouf. Les postes de Sheria et de Taouescha furent complètement anéantis et Karam Allah, après s’être bien défendu et avoir subi de grandes pertes, dut se retirer à Shakka. Beaucoup de ses plus braves compatriotes succombèrent: Hasan Abou Sirra, Tahir, Ali Mohammed et d’autres, tous Dongolais ayant déjà combattu sous Youssouf el Shellali et Gessi Pacha dans la province du Bahr el Ghazal; en somme autant d’ennemis de moins pour le calife.
Madibbo fut livré à Abou Anga qui avait un ancien compte à régler avec lui. Anga en servant sous les ordres de Soliman woled Zobeïr était une fois tombé entre les mains de son ennemi Madibbo qui l’avait forcé de porter sur sa tête pendant plusieurs jours de marche une caisse de munitions; comme il s’était plaint, on lui avait répondu par des coups de fouet et des insultes. Abou Anga ne l’avait pas oublié. Madibbo conduit devant son ancien adversaire vit bien que sa dernière heure n’était pas éloignée: il avança pourtant pour sa défense qu’il n’avait combattu contre Karam Allah que poussé par des procédés indignes et non contre le Mahdi. A quoi lui servaient les preuves d’ancienne fidélité! Toute parole d’excuse était inutile, Abou Anga répondait toujours: «Malgré ce que tu pourras dire, je te tuerai.»
Persuadé de l’inutilité de ses efforts, Madibbo renonça à se défendre et parla ainsi devant ses ennemis rassemblés:
«Ce n’est pas toi, Abou Anga qui me prendra la vie, mais Dieu! Je ne t’ai pas demandé grâce, mais justice, cependant un esclave comme toi ne deviendra jamais un noble. Les marques du fouet qui sont encore visibles sur ton dos, tu les a bien méritées. Que la mort vienne sous n’importe quelle forme, elle me trouvera calme et courageux. Je suis Madibbo et les tribus connaissent mon nom!»
Abou Anga le fit reconduire en prison et fut assez généreux pour ne pas le faire fouetter. Le lendemain il fut mis à mort en présence de toute l’armée. Madibbo tint sa parole. Entouré d’un cercle d’ennemis, une chaîne autour du cou, il se moquait des cavaliers qui galopaient vers lui en brandissant leurs lances au-dessus de sa tête. Quand on lui dit de s’agenouiller pour recevoir le coup mortel, il somma les assistants de raconter comment il allait mourir; un instant après, sa tête roulait sur le sable. C’est ainsi que finit un des sheikhs les plus capables et les plus braves de tout le Soudan.
Lorsqu’on apporta sa tête à Omm Derman, les Arabes Risegat qui avaient quitté leur patrie en pèlerins pour s’établir dans la capitale portèrent le deuil, le calife même ne se réjouit point de la mort de ce brave. Il ne voulait naturellement pas blâmer son premier général aux yeux de la foule et cacha son mécontentement au sujet de cet acte tyrannique, mais il me dit qu’il regrettait que Madibbo fut tombé entre les mains de son ennemi personnel, car il aurait sûrement pu lui rendre maints bons services.
Younis jouissait de l’entière confiance de son maître. Lui et son armée avaient passé par Abou Haraz pour aller s’établir à Ghedaref et Gallabat. Comme il commandait de grandes forces assez belliqueuses et que lui-même partageait leur courage, il demanda au calife l’autorisation d’entreprendre de petites campagnes contre l’Abyssinie, dont le roi n’avait pas répondu à l’aimable missive que le calife lui avait envoyée. Sous les ordres d’Arabi Dheifallah, les soldats attaquèrent les villages limitrophes, les détruisirent, tuèrent les hommes et firent les femmes prisonnières. Par la rapidité de leurs mouvements, pillant aujourd’hui ici, demain incendiant là, c’était un véritable fléau pour les Abyssins de la frontière. Cela ne les empêchait cependant pas d’entrer en relations commerciales avec Younis qui au fond leur était sympathique par sa bonhomie et les encourageait à venir en grand nombre vendre au marché, à l’entrée de la ville, les produits de leur pays tels que le café, le miel, la cire, des peaux de bœufs tannées, des oranges, des autruches et même des chevaux, des mulets et des esclaves. Un jour, qu’une forte caravane de marchands composée de Gheberda (Abyssins musulmans) et de Makada (Abyssins chrétiens) arrivait à Gallabat, Younis ne put résister à sa rapacité; sous prétexte que c’étaient des espions du Ras Adal, il les fit enchaîner et s’empara de tous leurs biens. Il envoya les prisonniers sous escorte à Omm Derman, où ce coup hardi fut considéré par la foule ignorante comme une grande victoire. Le calife, toujours prêt à augmenter le prestige et la gloire de ses parents, nomma Younis Ifrit el Moushrikin (diable des polythéistes) et Mismar ed Din (aigle de la foi). Younis avait eu soin de lui envoyer les plus jolies femmes, des chevaux et des mulets; c’est pourquoi avide de plus de victoires, il résolut de réunir l’armée d’Abou Anga à celle de Younis et de déclarer la guerre au roi Jean. En attendant il donna l’ordre à Younis de se tenir sur la défensive.
Abou Anga sur l’ordre du calife laissa 1500 hommes de ses troupes armées de fusils Remington à Othman woled Adam, nommé émir du Kordofan et du Darfour; avec le reste, il se rendit à Omm Derman. Jusqu’alors le sheikh Salih el Kabachi n’avait pas été attaqué à Bir Omm Badr. Sachant qu’un jour ou l’autre son tour viendrait, il envoya 50 de ses plus fidèles et meilleurs esclaves à Wadi Halfa avec une lettre réclamant l’appui du Gouvernement égyptien contre l’ennemi commun. Le Gouvernement accéda à la prière de son sheikh dévoué et remit à ses envoyés 200 fusils Remington, 40 caisses de munitions, 200 livres sterling et quelques beaux revolvers incrustés.
A cette époque un négociant allemand, Charles Neufeld séjournait à Wadi Halfa. Il avait fait la connaissance de Dheifallah Hogal, frère d’Elias Pacha, qui s’était récemment évadé du Soudan et lui avait appris qu’au nord du Kordofan se trouvait une énorme quantité de gomme dont les propriétaires n’avaient pu disposer à cause de la révolution et qu’on pourrait facilement apporter à Wadi Halfa avec l’aide du sheikh Salih. Attiré par la perspective de ce fort gain et avide d’aventures, Neufeld résolut de se joindre aux gens de Salih qui rentraient chez leur sheikh. Le Gouvernement auquel il avait promis un compte rendu sur l’état du Soudan, consentit à cette expédition aventureuse et Neufeld quitta Wadi Halfa avec la caravane au commencement de février 1887.
Abd er Rahman woled en Negoumi informé par ses espions du départ de la caravane fit surveiller toutes les routes. Malheureusement leur guide, d’ordinaire si sûr, s’égara et la caravane après de longs détours arriva près de la fontaine El Kab après avoir beaucoup souffert de la soif. Elle y rencontra les Mahdistes. On en vint aux mains et les gens de Salih, épuisés par la marche, succombèrent sous le nombre supérieur de leurs ennemis. Les uns furent tués, les autres faits prisonniers. Neufeld, au commencement du combat s’était retiré avec sa servante abyssine sur une colline non loin des combattants et se préparait à vendre chèrement sa vie. N’étant pas attaqué, il resta neutre.
Après la bataille, on lui offrit le pardon, qu’il accepta; il fut conduit à Dongola devant Abd er Rahman woled en Negoumi qui l’épargna pour l’envoyer au calife à Omm Derman, tandis qu’il fit exécuter tous les autres prisonniers. Depuis quelques jours déjà la nouvelle qu’un Européen avait été fait prisonnier et devait être amené ici m’avait été secrètement communiquée; c’est pourquoi, un matin, au commencement de mars 1887, je ne fus pas étonné quand une grande foule s’approcha de la maison du calife en criant et, que je vis au milieu d’elle un Européen sur un chameau. On disait partout qu’on amenait le pacha de Wadi Halfa. C’était Neufeld!
On le fit entrer pour le moment dans la rekouba couverte de paille destinée aux moulazeimie. J’observai les regards soupçonneux des espions placés auprès de moi par le calife et je feignis d’être entièrement indifférent à l’arrivée de cet Européen, attendant une meilleure occasion de m’approcher de lui, occasion qui ne tarda pas à s’offrir. Le calife Abdullahi convoqua le conseil ordinaire de la couronne, auquel assistait Nur Angerer qui venait du Kordofan et, à ma grande joie, il m’invita également à prendre place parmi ceux qui l’entouraient; je ne pus que murmurer à Nur Angerer: «Fais ton possible pour sauver cet homme.» Le calife raconta alors qu’un espion anglais avait été pris et nous ordonna, au sheikh Tahir el Migdob et à moi, de l’interroger.
Nous nous rendîmes dans la rekouba. Neufeld me salua avec joie en apprenant mon nom. Avec quelques paroles je l’avertis que le sheikh Tahir était le supérieur, qu’il devait s’adresser à lui et se montrer très soumis. Neufeld parlait très bien l’arabe, mais fit une mauvaise impression sur mon camarade par sa facilité d’élocution, et il fut bientôt d’avis de retourner vers le calife. Ce dernier lui ayant demandé ce qu’il pensait de cet homme, il répondit: «Sûrement, c’est un espion; il mérite la mort!»
«Et quelle est ton opinion?» me demanda le calife.»
«Pour l’instant je ne sais que ceci: cet homme est Allemand; il appartient donc à une nation qui n’a aucun intérêt en Egypte,» répondis-je. Le calife me regarda fixement et m’ordonna de parcourir quelques papiers consistants en correspondances insignifiantes et quelques listes de remèdes, puis en une lettre du général Stevenson adressée à Neufeld dans laquelle il lui permettait de se joindre à la caravane de Salih à condition de lui fournir un rapport détaillé sur l’état du Soudan. Je traduisis tout ce qui ne pouvait intéresser le calife, naturellement je ne fis pas mention que le général lui avait demandé un rapport sur le Soudan.
«Maître, dis-je, il ressort de ces papiers que cet homme est, comme il le disait au sheikh Tahir, un négociant autorisé par le Gouvernement à voyager pour son commerce.»
Le calife de nouveau me jeta un regard perçant et nous ordonna de sortir et d’attendre ses ordres. Pendant ce temps une grande foule s’était rassemblée et se ruait vers la rekouba pour voir le Pacha anglais! Bientôt des moulazeimie noirs sortirent de la maison du calife, conduisirent Neufeld hors de la rekouba, et lui lièrent les mains de sorte que le malheureux crut que sa dernière heure avait sonné; levant les yeux au ciel et murmurant une prière, il s’agenouilla sans qu’on lui eût ordonné; on le fit se relever. Les sons étouffés de l’umbaia se firent entendre comme au moment de chaque exécution. A ma grande satisfaction, Neufeld n’en parut pas émotionné. Sa pauvre servante se précipita hors de la rekouba et demanda dans son désespoir d’être tuée avec son maître, mais elle fut aussitôt repoussée. Le cadi et moi, du haut d’un tas de pierres, pouvions observer toute la scène; nous vîmes bientôt que le calife voulait jouer avec Neufeld la comédie du chat et de la souris et que pour le moment sa vie n’était pas en danger. Neufeld ne pouvait guère comprendre dans ce triste moment mes signes pour le tranquilliser. Quelques minutes après, le calife nous fit de nouveau appeler.
«Ainsi, tu veux qu’on tue cet homme, dit-il à Tahir.—Oui.—Et toi?» demanda-t-il à Nur Angerer. Celui-ci loua la bravoure que Neufeld venait de montrer et demanda sa grâce.
«Abd el Kadir, parle!» m’ordonna le calife.
«Maître, cet homme mérite peut-être la mort et un autre que toi le tuerait. Ta générosité et ta miséricorde le gracieront; il est, dit-il, mahométan et par ta grâce se fortifiera dans la foi.»
Le cadi Ahmed fut aussi de mon avis et le calife qui, dès le premier instant, n’en voulait pas à la vie de Neufeld, lui fit pour l’instant enlever ses chaînes et reconduire à la rekouba. «Mais, dit-il au cadi, qu’on le montre cette après-midi à la foule, sous la potence et qu’on le reconduise ensuite en prison. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers moi, tu n’as rien autre chose à faire avec lui!» Nous nous éloignâmes tous et malgré cette défense, j’informai Neufeld des ordres que j’avais entendu donner à son sujet. La foule enchantée vit en effet Neufeld cette après-midi là exposé près de la potence.
Le lendemain, le calife me fit appeler et me raconta qu’il avait appris d’une source certaine, par Abd er Rahman woled en Negoumi, que Neufeld était venu par ordre du Gouvernement, se joindre à Salih el Kabachi pour m’aider à fuir. Je lui déclarai que c’était un mensonge, comme le prouvaient les papiers et que le Gouvernement n’avait, du reste, aucun intérêt à tenter une pareille entreprise en ma faveur. Le calife feignit de croire mes protestations; mais sa méfiance envers moi se réveilla et pendant longtemps je fus puni comme d’habitude par sa manière d’être à mon égard.
Quelques jours après, le calife fit monter Neufeld sur un chameau, les deux pieds dans les fers, pour lui montrer une grande revue.
«Que penses-tu de mon armée?» dit-il à Neufeld.
«Ton armée est nombreuse, répondit-il, mais mal exercée; l’armée égyptienne est beaucoup plus disciplinée.»
Le calife qui n’appréciait pas la franchise le fit aussitôt reconduire en prison.
Othman woled Adam avait reçu l’ordre de faire prisonnier Salih ou de le tuer. Il prépara une expédition sous les ordres de son représentant Fadhl Allah Aglan et Gerger, sheikh des Ahamda, ennemi personnel de Salih leur fut donné pour guide. Le sheikh des Kababish avait quitté Bir Omm Badr se rendant vers l’est, dans les déserts de son ancien pays pour y attendre ses gens revenant de Wadi Halfa avec des secours. La nouvelle de leur défaite complète éloigna de lui quantité de ses soldats qui désespéraient du succès de leur cause. Le sheikh Salih n’ayant aucun espoir, privé du secours qu’il attendait de ses compatriotes ne pouvait plus opposer de résistance. Il s’enfuit donc avec sa famille et ses plus proches parents, mais fut rejoint par l’ennemi auprès d’une fontaine où il se reposait. A son approche, sentant qu’il ne pouvait lui échapper, il ordonna à ses esclaves d’étendre une peau sur laquelle il s’assit et attendit tranquillement la mort. Gerger sauta de cheval et lui tira un coup de pistolet dans la tête à bout portant.
Ainsi finit le dernier sheikh arabe fidèle au Gouvernement.
Au milieu de juin, la nouvelle nous parvint que Abou Anga était arrivé vers le Nil, à Dourrah el Khadra, avec 9 à 10000 soldats armés de fusils et avec autant de porteurs de lances; il serait à Omm Derman à la fin du mois. Le calife allait alors souvent à cheval vers l’ancienne ligne de défense Tabia Regheb Bey pour fixer le lieu de campement de l’armée d’Abou Anga et donner ses ordres en détail. Je devais habituellement l’y accompagner à pied. Dans une de ces excursions, je me blessai au pied de telle façon qu’il m’était fort difficile de le suivre. Le calife voyant que je boitais très bas, m’appela lorsqu’il fut descendu dans la maison de Fadhlelmola, loua ma patience et ma constance et me fit présent d’un cheval amené par Fadhlelmola lui-même avec ordre de m’en servir désormais dans nos courses.
Fin juin Abou Anga campait à deux heures d’Omm Derman. Il fut reçu de nuit et sans témoins chez le calife. L’entretien dura longtemps et après minuit seulement Abou Anga regagna ses quartiers. Avant le point du jour, les tambours de guerre annoncèrent que le calife voulait assister personnellement à l’entrée d’Abou Anga à Omm Derman.
En compagnie des émirs et d’une foule innombrable de curieux nous chevauchâmes à l’est du champ de manœuvres où on avait élevé une tente pour le calife et ses principaux officiers. Bientôt Abou Anga s’avança avec toute son armée au son des trompettes et des tambours et fit défiler deux fois ses troupes excitant ainsi l’enthousiasme du calife. Les émirs s’étant approchés, il appela sur leurs têtes la bénédiction de Dieu. Le camp fut envahi par la soldatesque chargée de butin et la ville opprimée se remplit d’une animation extraordinaire. Il y eut des noces et des festins, malgré les préceptes formels du Mahdi, mais avec le consentement secret du calife. Tout l’argent et les biens volés au Kordofan furent dépensés dans cette débauche.
Abou Anga avait apporté à son frère et seigneur de grandes sommes, des esclaves et des femmes; il distribua en outre de riches présents à ses amis et connaissances; à moi-même il me rendit mon ancien serviteur avec sa femme, mais ne reparla ni de mes chevaux ni des biens qu’on m’avait enlevés pendant mon arrestation.
La fête du Baïram qui suivit bientôt fut la plus grandiose que le calife ait jamais célébrée. Plus de 100000 croyants dirent la prière avec le calife sur le champ de manœuvres. Au milieu des cris fanatiques de son peuple, et pendant qu’on tirait le canon, le calife rentra chez lui. La foule excitée le suivit dans un enthousiasme insensé de sorte que beaucoup d’hommes et même de chevaux furent écrasés dans cette cohue.
L’émir Merdi Abou Rof de la tribu de Djihena avait reçu l’ordre de venir faire le pèlerinage à Omm Derman avec sa tribu et ses troupeaux; n’ayant pas obéi, il allait expier sa désobéissance d’une façon exemplaire.
Une grande partie de l’armée d’Abou Anga sous le commandement de Zeki Tamel, Abdallah woled Ibrahim et Ismaïn Delendook marcha contre les Djihena pour les anéantir. Cette tribu appelée aussi «les Arabes d’Abou Rof» était célèbre par la beauté de ses esclaves des deux sexes ainsi que par ses chameaux et ses troupeaux qui passaient pour superbes. La réputation de leur richesse ne répondait pas à celle de leur bravoure; on disait d’eux: «Djihena el’aoul, ashra fi zaoul, (dix enfants Djihena valent un homme)». Les émirs Merdi Abou Rof et Mohammed woled Malik succombèrent en combattant; la plus grande partie de la tribu chercha le salut dans la fuite et fut presque entièrement détruite. Les jeunes femmes et les enfants furent envoyés au calife et les rares survivants à Omm Derman où ils menèrent une triste vie comme porteurs d’eau et tresseurs de nattes de palmier. Leurs riches troupeaux se vendirent à Omm Derman où les prix baissèrent tellement que les bœufs ou les chameaux qu’on payait autrefois 40 à 60 écus, n’en valaient plus que 2 ou 3. Après la destruction des Djihena, Abou Anga reçut l’ordre d’aller d’Omm Derman à Gallabat pour prendre le commandement général des troupes. Les armées du sud à Abou Haraz l’accompagnèrent et il arriva à destination juste à temps pour sauver Younis.
Un messager ordinaire de Younis s’était fait passer pour Jésus-Christ et avait trouvé beaucoup d’adeptes. Les uns croyaient en lui, d’autres étaient fort mécontents de Younis qui devenait de plus en plus rapace et ne respectait même pas la propriété de ses sujets. Ils désiraient tous un changement de n’importe quelle nature. Onze des premiers émirs, parmi lesquels le commandant de l’arsenal, résolurent de proclamer le nouveau Jésus et d’assassiner Younis. Le jour de l’exécution du projet était déjà fixé quand Abou Anga arriva à Gallabat.
En peu de temps, (car grâce à sa générosité il avait beaucoup d’amis), il eut connaissance du complot et des conspirateurs et les fit arrêter. Younis, qui n’en connaissait pas le véritable motif, vint se plaindre à Abou Anga de cette arrestation et lui en demander la cause. «Ils voulaient t’assassiner,» répliqua simplement Abou Anga. Conduits devant le cadi, les conspirateurs avouèrent tout. Leur chef déclara même expressément être Jésus, ce que chacun devrait finir par reconnaître, s’il en doutait encore. Abou Anga envoya Mohammed woled esh Sherteia comme messager extraordinaire à Omm Derman pour demander des instructions sur cette affaire. Le calife bouleversé par cette nouvelle voulut la tenir secrète. Il convoqua aussitôt son frère Yacoub et le cadi Ahmed et tint conseil avec eux. On décida l’exécution de tous les conspirateurs. J’avais appris en confidence l’histoire par Mohammed woled esh Sherteia à qui il fut défendu de s’éloigner de la maison du calife. Le même jour il reçut l’ordre de se rendre à Gallabat porteur de l’arrêt de mort. Deux jours plus tard, le calife réfléchissant que l’exécution commune de onze émirs, qui presque tous appartenaient aux tribus occidentales ferait une forte mauvaise impression, et produirait surtout une influence fâcheuse en ce qui le concernait sur leur nombreuse parenté, changea la sentence et leur envoya promptement leur grâce par des cavaliers bien montés. Cependant il n’était guère possible malgré la diligence faite de rejoindre ceux qui étaient partis deux jours auparavant. Lorsque les messagers arrivèrent à Gallabat, les délinquants étaient pendus au gibet. Tous étaient morts sans résistance pour leur Jésus. Younis, en qualité de parent du calife, ne s’était soumis que forcé à Abou Anga qu’il considérait comme un esclave quoiqu’il fût plus brave et plus généreux que lui-même et il lui reprocha sa précipitation.
Ce fait amena entre ces deux hommes une dissension qui fit perdre la place à Younis; il dut revenir à Omm Derman et faire journellement ses dévotions au premier rang dans la mosquée.
Abou Anga rassembla ses forces pour venger la défaite d’Arbab. Jamais le calife Abdullahi n’avait encore réuni une armée aussi forte. D’après les listes envoyées à Omm Derman, Abou Anga disposait d’environ 15000 fusils, 45000 porteurs de lances et de 800 chevaux. Il marcha donc avec cette armée contre le Ras Adal en passant par le mintik (défilé). On ne sait pas encore jusqu’à ce jour pourquoi les Abyssins n’attaquèrent pas l’ennemi dans les gorges ou dans les chemins de la montagne où les armes à feu n’auraient été d’aucune utilité. Là, ils auraient pu forcer les Mahdistes à la retraite et leur auraient fait subir de grandes pertes. On peut seulement supposer que les Abyssins éblouis par leur victoire sur Arbab étaient trop sûrs du succès. Ils voulaient peut-être attirer l’ennemi dans le pays, puis lui couper la retraite et l’anéantir.
Le combat eut lieu dans la plaine de Debra-Sin. Ras Adal disposant d’à peine 2000 mauvais fusils avait pris une forte position; mais il laissa le temps à Abou Anga de ranger ses soldats en bataille. Alors les Abyssins prirent l’offensive, repoussés ils renouvelèrent l’attaque mais durent se retirer une seconde fois avec des pertes considérables. Lorsqu’ils furent épuisés et découragés, Abou Anga avec toute son armée prit l’offensive et remporta une brillante victoire.
Les Abyssins trop confiants avaient choisi un emplacement derrière lequel coulait une rivière, et où leurs soldats atteints par les balles d’Abou Anga trouvèrent la mort. Les cavaliers abyssins seuls se montrèrent supérieurs à ceux d’Abou Anga mais, cernés par l’infanterie, ils durent bientôt se retirer. Le Ras Adal se sauva avec eux.
Sa femme et sa fille firent partie du butin d’Abou Anga victorieux. Tout le pays d’Amhara était ainsi tombé entre ses mains. Il marcha sur Gondar avec l’espoir d’y trouver de riches trésors mais fut cruellement déçu. Sauf de grandes provisions de café, de miel et de cire, choses non transportables, il ne trouva rien qui fut digne d’être enlevé. Il jeta par la fenêtre d’un bâtiment en pierre, bâti disait-on par les Portugais, un vieux prêtre copte, mit le feu à Gondar et retourna à Gallabat saccageant et massacrant tout sur son chemin.
Son butin consistait en milliers de femmes, de jeunes filles et de petits garçons abyssins qu’il faisait chasser devant lui à coups de fouet. Il en fit transporter une grande partie à Omm Derman. Des centaines moururent en chemin par suite des fatigues ou du mauvais traitement. La route de Gallabat à Abou Haraz était jonchée de cadavres. La fille et le jeune fils du Ras Adal se trouvèrent parmi les morts.
Le calife ordonna à Abou Anga de fortifier Gallabat, car, malgré la victoire, il craignait la vengeance de l’ennemi. Mais Abou Anga mourut subitement, âgé de 52 ans. Son genre de vie l’avait rendu très gros et il souffrait beaucoup des maux que produit cet état, et qu’il voulut guérir lui-même au moyen d’une racine vénéneuse (fassel kilgo) venant de Dar Fertit.
Un jour, sans doute, après avoir pris une trop forte dose de son remède, on le trouva mort sur son angareb. Avec lui disparut le meilleur général des Mahdistes. Quoique ancien esclave, il avait su gagner l’affection de beaucoup de personnes par sa générosité et sa magnanimité, l’estime de tous par sa sévérité et sa justice et avant tout par sa bravoure personnelle. Ses gens regrettèrent ce maître juste, bien que fort sévère, et l’ensevelirent dans sa maison construite en briques rouges. Beaucoup de ses serviteurs et esclaves l’honorèrent comme un saint.
Tandis qu’Abou Anga marchait vers l’est, Othman woled Adam avait reçu de son cousin, le calife, l’ordre de se diriger sur Shakka dans le Darfour. Le Kordofan n’avait pas besoin de garnison. Le sheikh Salih des Kababish était tombé, le pays de Djouma était abandonné; les Djauama sur l’ordre du calife avaient émigré à Omm Derman et les montagnes méridionales avaient été dévastées par Abou Anga. Karam Allah qui avait été chassé du Darfour par le sultan Youssouf s’était retiré à Shakka et vexait les Arabes Risegat par des prétentions difficiles à satisfaire, jusqu’à ce que ceux-ci, voyant qu’il n’était pas tout puissant, se révoltèrent enfin. Ils lui firent la guerre avec succès de sorte qu’à la fin Korgosaui et lui, manquant de munitions tous les deux, furent enfermés, le premier à Njelela, le second à Shakka.
Ils demandèrent du secours au calife qui voulait non pas les perdre, mais les affaiblir. Othman woled Adam dut donc se rendre à Shakka. Les Arabes Risegat n’en voulaient qu’à la personne de Karam Allah et non au calife; mais ils reçurent l’avis écrit de suspendre les hostilités ce qu’ils firent à contre-cœur par crainte d’Othman. Ils haïssaient Karam Allah parce qu’il avait entre autres choses attiré dans sa zeriba, sous prétexte de conclure la paix, huit de leurs sheikhs et les avait tués.
Othman ne précipita pas tant son départ à cause de Karam, mais plutôt à cause du sultan Youssouf qui, depuis longtemps déjà, avait omis d’expédier les envois habituels de chevaux et d’esclaves et montrait des velléités d’indépendance.
Après avoir sorti Karam de sa dangereuse situation et fait espérer aux Arabes qu’il donnerait suite à leurs plaintes contre Karam après l’occupation du Darfour, il marcha contre Dara avec des munitions suffisantes et les soldats de Karam, en tout environ 5000 fusils, et invita par écrit le sultan Youssouf, à le rejoindre. Celui-ci refusa l’invitation sous prétexte qu’il n’osait se montrer après qu’Othman s’était allié avec son ennemi personnel Karam Allah. Youssouf avait concentré ses forces à Fascher et laissa attaquer Othman à Dara par son général Saïd Mudda. Othman réussit après un rude combat à repousser cette attaque, ainsi qu’une seconde, qui eut lieu huit jours plus tard, et fut entreprise par Rahmat Djamo, le vieux vizir du sultan Husein Ibrahim.
Si le sultan Youssouf n’avait pas divisé son armée et attaqué l’ennemi à Dara, il aurait remporté la victoire et le Darfour lui aurait pour toujours appartenu. Malheureusement il avait divisé ses forces entre Mudda et Rahmat et ainsi affaibli la confiance de ses soldats, ce que ses adversaires remarquèrent. Il fut défait dans un combat décisif qu’Othman livra à Woad Berag au sud de Fascher. Il s’enfuit avec quelques soldats mais fut rejoint dans sa fuite et tué à Kabkabia.
Les grandes richesses de Fascher, surtout les immenses provisions de marchandises des négociants de Fezzan et de Wadaï tombèrent entre les mains des vainqueurs et de cette façon les Mahdistes, à la fin de janvier 1888, rentrèrent en possession du Darfour qu’ils avaient presque perdu, ce même mois où Abou Anga remportait une grande victoire sur les Abyssins. Comme les habitants du Darfour étaient très dévoués à leur dynastie, des difficultés étaient de ce côté-là à craindre pour l’avenir, c’est pourquoi Othman woled Adam fit exécuter tous les hommes issus de sang royal des For ou les envoya chargés de chaînes à Omm Derman où ils furent encadrés entre les moulazeimie, mais traités comme esclaves. Les femmes de sang royal furent au contraire mises à la disposition du calife comme cinquième (chums) du butin.
Celui-ci choisit celles qui lui plaisaient pour son propre harem et partagea les autres entre ses partisans. Il accorda la liberté seulement aux deux vieilles sœurs du sultan Ibrahim, Miram Ija Basi et Miram Bachita. Cette dernière était la femme d’Ali Khabir demeurant à Omm Derman à ce moment-là.
Pendant que ces événements se déroulaient à l’orient et à l’occident du royaume, le calife gouvernait à Omm Derman avec sa sévérité habituelle remplie de méfiance. Grâce à son frère Yacoub qui avait répandu un grand nombre d’agents secrets en ville et à la campagne, il était toujours bien renseigné sur l’état des esprits. Malheur à ceux qui exprimaient des doutes sur la mission divine du Mahdi et de son successeur.
Un marin laissa échapper une fois des doutes à ce sujet; son accusateur, un fanatique Arabe Baggara ne pouvant produire des témoins sans lesquels une condamnation semblait impossible, le calife lui-même fit croire au malheureux par l’intermédiaire du cadi qu’ils avaient été trouvés, mais qu’il pourrait se sauver s’il avouait avant leur comparution. Le marin se laissa prendre au piège, avoua et fut condamné à mort. Le calife déclara que si les insultes n’avaient atteint que lui seul et n’avaient pas visé la sainte personne du Mahdi, il aurait gracié le coupable. Au milieu d’un déploiement tout particulier de forces et d’un grand apparat solennel le condamné fut décapité par le bourreau en chef Ahmed Dalia, en présence du calife assis sur sa peau de prière.
Un ancien fakîh, nommé Nur en Nebi (lumière du Prophète) qui jouissait d’une grande considération à cause de sa grande piété, avait l’habitude de recommander à ses auditeurs de tenir fermement à la vieille et véritable foi et de ne pas se laisser séduire par les doctrines nouvelles. Yacoub fut lui-même son dénonciateur.
L’homme pieux fut saisi et avoua franchement être bon musulman mais non partisan du Mahdi. Condamné à mort par les juges sur un signe du calife, il fut chargé de chaînes, traîné sur la place du marché au milieu des cris étourdissants de la foule, puis pendu. Je ne puis me rappeler sans étonnement la physionomie tranquille et souriante de cet homme qui avait affronté la mort avec assurance pour ses convictions. Plusieurs centaines de maisons dans le voisinage de celle de l’hérétique furent mises au ban et leurs habitants jetés dans la prison commune et enchaînés; plus tard, grâce à Ibrahim Adlan, ils furent peu à peu remis en liberté. Une proclamation du calife rendit dès lors chacun responsable des actes de son voisin. Une punition sévère menaçait celui qui ne dénonçait pas immédiatement toute irrégularité politique ou religieuse.
Il fit mettre dans les fers et dépouiller de leurs biens, sur un simple soupçon, beaucoup d’habitants d’Omm Derman.
Il préparait un nouveau coup qui devait augmenter en même temps ses finances. Il expliqua à ses cadis que tout bateau voguant sur les eaux du Nil était de droit ranima (butin). Les propriétaires, disait-il très justement, n’avaient d’abord pas du tout, et plus tard pas sincèrement soutenu le Mahdi lorsqu’il séjournait dans le Kordofan. Ils n’avaient pas attaqué les vapeurs turcs qui sillonnaient le fleuve mais au contraire, les avaient aidés par des livraisons de bois et de céréales dans les diverses stations du fleuve.
Tous les bateaux du Nil devaient être confisqués. Les cadis furent naturellement du même avis et lorsque le lendemain ils reçurent d’Ibrahim Adlan une lettre demandant si les bateaux étaient propriété de l’état, les juges répondirent affirmativement, en fondant leur jugement sur les écrits du Mahdi d’après lesquels les propriétaires de bateaux, vu leur conduite, comptaient parmi les mochalifin (rebelles). Ce manifeste fut lu à la foule en présence du calife, mais celle-ci ne put s’empêcher de dire d’un ton moqueur que les bateaux qui n’allaient pas sur l’eau et n’avaient pas été construits avec le bois des forêts qui, comme on le sait, appartenaient toutes au Mahdi, faisaient exception à cette nouvelle loi. Ces 900 bateaux environ d’une capacité de 40 à 1000 quintaux furent livrés au Bet el Mal et servirent à Ibrahim Adlan soit à transporter des céréales du Gouvernement, soit à être loués à des personnes de confiance contre un paiement annuel. Quant aux anciens propriétaires, la plupart des Djaliin et des Danagla, ruinés par ce vol, personne ne s’en inquiéta.
Le calife voulant alors donner au peuple une preuve de son dévouement au Mahdi, résolut de lui élever un mausolée qui n’aurait pas son pareil dans tout le pays. La vanité était le principal mobile de ce projet, car il voulait que ce monument magnifique rappelât continuellement au peuple son maître et qu’il pût lui-même considérer sans cesse ce signe de son pouvoir.
Le projet de ce monument était l’œuvre d’un ancien architecte, employé du Gouvernement. L’opinion publique en attribua tout le mérite au calife.
La pose de la première pierre se fit en grande pompe. Le calife donna lui-même le premier coup de pioche et plus de 30000 personnes l’accompagnèrent vers le fleuve pour porter les pierres entassées là sur l’emplacement de la construction. L’architecte lui-même en porta une sur ses épaules. L’enthousiasme était grand suivant l’habitude et amena des accidents, mais ceux qui furent blessés dans cette cohue incroyable, furent considérés comme heureux de souffrir pour une si noble cause.
L’année suivante, le monument fut terminé avec beaucoup de peine mais à peu de frais. Le calife prétendait que les anges du ciel coopéraient à ce travail, ce qui fit dire à un Egyptien dont les compatriotes devaient exécuter les travaux de maçonnerie et, qui murmuraient parce qu’ils ne recevaient aucune indemnité: «Ne vous plaignez pas davantage; puisque vous êtes les anges du calife, vous n’avez besoin ni de manger ni de boire et par suite ni de paiement.» Si le calife avait entendu ces paroles, le plaisant les aurait payées de sa tête.
Je me trouvais comme toujours dans le voisinage immédiat du calife qui, un jour, pour me prouver son bon vouloir, me fit cadeau d’une jeune fille abyssinienne. La malheureuse avait vu assassiner sa mère et son frère, avait été éloignée à coups de fouet des corps de ceux qu’elle aimait, et amenée en captivité. Quoiqu’elle ne fût pas traitée en esclave par mes gens, car tous firent leur possible pour alléger son sort et l’égayer, elle ne cessa de toujours penser à ses parents et à sa patrie jusqu’à ce que la mort vint la délivrer de ses peines.
Le Père Ohrwalder me rendait quelquefois visite, en secret, mais nous devions user de prudence dans ces occasions-là de peur que le calife n’en fût informé. Nous parlions alors de notre patrie, des membres de notre famille, de la triste vie que nous menions, mais jamais nous ne perdîmes l’espérance d’un heureux changement de notre sort. Ces rares moments d’entretien étaient les seuls rayons de soleil dans notre pénible existence.
Abou Gerger qui commandait à Kassala avait rejoint Osman Digna pour le soutenir dans ses combats et avait remis le commandement de Kassala à Hamed woled Ali; il fut appelé ensuite à Omm Derman pour rendre compte des tribus arabes de l’est. Il arriva un soir et le calife le reçut immédiatement. Lorsqu’il quitta son maître après un long entretien, il me salua en passant et me dit à la hâte qu’il venait de remettre au calife une lettre de ma patrie. Quelques instants après, le calife me fit appeler et m’informa que le commandant de Souakim avait envoyé à Osman Digna une lettre provenant sans doute de ma famille et qu’il l’avait fait parvenir ici.
En me la remettant il m’ordonna de l’ouvrir et de lui en dire le contenu.
Mes mains tremblaient; je pouvais à peine respirer, je parcourus rapidement la lettre et lus les inquiétudes éprouvées par mes frères et sœurs, je lus la mort de ma chère mère qui, trompée dans l’espoir de me revoir, avait dû mourir en grande peine. Le calife s’impatientait et me demanda à plusieurs reprises quelles étaient ces nouvelles. «Cette lettre vient de mes frères et sœurs, lui dis-je, je vais te la traduire.»
Il n’y avait aucune raison de lui en rien cacher et je lui racontai combien ma famille désirait me revoir et était prête à tous les sacrifices pour me faire reconquérir ma liberté; mais lorsque j’en vins à la mort de ma mère bien-aimée, il me fut difficile de continuer. Je lui dis que mon absence avait assombri ses derniers jours et qu’elle avait toujours prié Dieu pendant sa maladie pour que nous puissions nous revoir, que sa prière n’avait pas été exaucée et que cette lettre m’apportait ses adieux et sa bénédiction maternelle. J’étais en proie à une angoisse poignante; le calife m’interrompit et je pus alors rassembler mes esprits.
«Ta mère ne savait pas, dit-il, que je t’honore plus que toute autre personne, sans quoi elle n’aurait pas eu d’inquiétudes à ton sujet. Cependant il t’est défendu de porter son deuil, elle est morte chrétienne et n’a cru ni au Prophète ni au Mahdi! Elle était infidèle et ne peut espérer en la miséricorde de Dieu.»
Le sang me monta à la tête, je me contenais avec peine tout en continuant ma lecture. On me demandait aussi de mes nouvelles et comment, avec la permission du calife, je pourrais reconquérir ma liberté ou au moins correspondre avec eux.
«Écris-leur qu’ils viennent ici, tes frères au moins, ou l’un d’eux, me dit le calife lorsque j’eus fini, je les honorerai et ne les laisserai manquer de rien—cependant je t’en reparlerai.»
Il me congédia. Mes camarades qui avaient appris que j’avais reçu une lettre, m’accablèrent de questions. Je répondis évasivement et lorsque le calife se fut enfin retiré, je courus chez moi.
Je me jetai sur mon angareb; mes serviteurs paraissaient effrayés de mon air égaré et je leur dis de s’en aller. Pauvre mère! Je ne devais plus te revoir! Comme ses traits revenaient à ma mémoire! Je me souvenais exactement de ses dernières paroles: «Mon fils, mon Rodolphe, ton esprit aventureux t’entraîne dans le monde. Tu vas dans des pays éloignés et inconnus. Un temps viendra où tu désireras, peut-être en vain, retourner vers nous.» Comme ses paroles s’étaient réalisées. Pauvre bonne mère! Alors je me mis à pleurer et à sangloter non sur ma position, mais à cause de la perte irréparable que je venais de faire.
Le lendemain le calife me fit traduire encore une fois la lettre dans tous ses détails. Il m’ordonna de répondre immédiatement et de faire savoir à ma famille, combien je me trouvais heureux. Je fis ce qu’il désirait et en tout louant le calife, je me disais heureux de pouvoir rester auprès de lui.
Je mis entre guillemets toutes ces phrases et les autres remarques du même genre et écrivis au bas que tout mot placé entre guillemets devait se prendre dans le sens contraire. Je priai mes frères et sœurs d’écrire en arabe une lettre de remerciements au calife et de lui envoyer une malle avec un nécessaire de voyage comme présent. Ils pouvaient m’envoyer à moi personnellement 200 livres sterling, une douzaine de montres et autres objets pour faire des cadeaux. Les émirs qui devaient venir très ponctuellement aux heures de prières devaient apprécier beaucoup les montres. Enfin, je demandai encore une traduction du Coran en allemand leur recommandant d’attendre pour le moment jusqu’à ce que j’aie trouvé les moyens de nous réunir. Je leur dis d’expédier ce que je les priais de m’envoyer par le consul-général d’Autriche-Hongrie au Caire au gouverneur de Souakim qui les ferait parvenir à Osman Digna. Je remis ma lettre au calife qui la donna à des messagers allant chez Osman Digna en leur recommandant de l’expédier à Souakim.
Peu de temps avant d’avoir reçu des nouvelles de ma famille, j’eus à déplorer la mort de Lupton. Occupé à l’arsenal de Khartoum, il avait été obligé de renoncer à sa place pour cause de santé, depuis quelques mois. Il était retourné à Omm Derman et se trouvait dans la misère lorsque son ami Salih woled el Haggi Ali revint du Caire et lui apporta de l’argent de la part de sa famille. Haggi Ali selon l’usage du pays, ne négligea naturellement pas de retirer tout le profit possible de cette affaire. Il avait avancé autrefois 100 écus à Lupton et reçu en échange un chèque de 200 livres sterling sur son frère. Le chèque fut payé au Caire et Lupton reçut encore 300 écus, le reste de 800 écus environ, fut retenu modestement par Haggi Ali pour sa peine. Lupton fut cependant fort heureux, car cet argent le tirait d’embarras pour longtemps et surtout parce qu’il lui semblait d’être maintenant en relation directe avec sa famille et qu’il espérait obtenir sa liberté par son intercession. Malheureusement ses espérances ne se réalisèrent pas.
Un samedi matin qu’il m’accompagnait chez moi en sortant de la Djami, il me demanda à qui il pourrait confier ses 300 écus. Il était obligé d’être extrêmement économe pour ne pas être soupçonné d’avoir des relations avec l’Egypte. Nous tînmes conseil, parlâmes de la patrie et de nos espérances. Il regardait l’avenir avec beaucoup plus de confiance que d’habitude, mais se plaignait d’indisposition et de violentes douleurs dans le dos.
Vers midi nous nous séparâmes; le mardi soir il m’envoya chercher par un serviteur me faisant dire qu’il était malade. Le messager m’apprit que son maître était en proie à une fièvre violente et gardait le lit depuis trois jours. Je promis d’y aller aussitôt que possible et fis part au calife de la maladie de Lupton en lui demandant la permission de lui rendre visite.
Le calife, étant justement de bonne humeur, me donna l’autorisation de passer la journée du lendemain auprès du malade. Mais, à mon arrivée, Lupton n’était déjà plus qu’un mourant. Il souffrait du typhus et non de la fièvre comme me l’avait dit son domestique. La maladie était déjà arrivée à un degré tel qu’il me reconnut à peine; pendant quelques instants de lucidité, il me pria d’avoir soin de sa fille. Il parla aussi de ses parents en phrases incohérentes, délirant souvent; cependant je pus comprendre que c’étaient des adieux que je devais porter si je réussissais à m’échapper d’ici. Vers midi il mourut sans avoir repris entièrement connaissance. C’était le 8 Mai 1888.
Nous lavâmes son cadavre, l’enveloppâmes dans un linceul et le portâmes à la mosquée, où les prières des morts furent dites. Il fut enseveli dans un cimetière près du Bet el Mal en présence du Père Ohrwalder, de la majorité de la colonie grecque et des indigènes qui l’aimaient et le respectaient à cause de son caractère noble et modeste.
Avec la permission du calife je réglai la succession du défunt et remis sa petite fortune à un marchand grec de confiance, afin que sa fille Fanny put être à l’abri du besoin. En outre, je réussis à placer à l’arsenal un jeune nègre qu’il avait élevé jusqu’à ce jour, ses gages furent payés à l’orpheline.
Sa mère Zenouba se remaria deux ans après avec Hasan Zeki, médecin égyptien; j’essayai en vain plusieurs fois de séparer l’enfant de sa mère pour l’envoyer faire son éducation en Egypte, à la première occasion. Toutes deux refusèrent obstinément de se quitter. Dans ces circonstances, il est facile de comprendre que la jeune fille bien que née d’un père européen vécut dès lors comme une indigène et refusa toujours de s’éloigner de sa patrie et de ses amis. L’eût-on d’ailleurs forcée d’aller en Europe, dans un milieu totalement différent du sien, elle eût été malheureuse.
Le calife était tout particulièrement de bonne humeur, pendant que ces événements se déroulaient. Après la soumission du Darfour, il avait donné l’ordre qu’on employa tous les moyens possibles pour que les tribus arabes entreprissent un pèlerinage à Omm Derman de force ou de plein gré.
Maintenant il recevait la nouvelle d’Othman, que la tribu entière du calife, les Taasha, qui comprenait plus de 24000 hommes propres au combat, s’était décidée volontairement à venir à Omm Derman avec leurs familles et leurs troupeaux et qu’une partie était déjà arrivée à Fascher.
C’est ainsi que son vœu le plus cher, celui de se voir entouré de sa propre tribu et de la rendre maîtresse du pays, fut accompli.
Abd er Rahman woled Negoumi, à Dongola, avait reçu l’ordre de prendre l’offensive contre l’Egypte, mais l’exécution fut encore différée de nouveau.
Pendant ce temps son armée s’accroissait par suite de l’arrivée des nouveaux émirs qui lui déplaisaient et qu’il voulait éloigner d’Omm Derman de sorte que, peu à peu, des forces importantes se trouvèrent rassemblées à la frontière septentrionale de l’empire mahdiste. Le calife envoya à Berber, Othman woled ed Dikem, frère de Younis pour remplacer le représentant de feu Mohammed Cher. Celui-ci partit avec 600 chevaux pour aller prendre possession de son gouvernement et un nouveau district fut ainsi placé sous les ordres d’un des membres de la famille du calife.