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Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2

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CHAPITRE XIII.

La campagne d’Abyssinie.

La bataille de Gallabat.—La mort du roi Jean.—La révolte d’Abou Djimesa.—Défaite des Mahdistes.—Mort d’Abou Djimesa.—Préparatifs pour la campagne contre l’Egypte.—L’exécution des Batahin.—Nouvelles lettres de mon pays.—Un cadeau de Vienne pour le calife.—Emigration des Taasha.—Expédition d’Abd er Rahman woled Negoumi contre l’Egypte.—La bataille de Toski.—La grande famine.—La chute d’Ibrahim Adlan.—Son exécution.—Méfiance du calife à mon égard.—Une preuve de sa bienveillance.

Les succès obtenus par les Mahdistes dans l’ouest et dans l’est ne devaient pas demeurer incontestés. Le roi Jean avait résolu de se venger de leur attaque et du sac de Gondar. Il réunit ses troupes pour marcher contre Gallabat et anéantir l’ennemi de son pays et de sa religion.

Après la mort d’Abou Anga, Zeki Tamel de la tribu des Taasha, un de ses officiers, avait été nommé commandant. Il s’était hâté de terminer la forteresse commencée précédemment. L’armée fut, comme sous Abou Anga, partagée en cinq divisions, sous les ordres de Ahmed woled Ali, d’Abdallah Ibrahim, d’Hamada, un frère d’Abou Anga et de Zeki lui-même, qui s’était réservé le commandement des moulazeimie, comme on les nommait, au nombre d’environ 2500 hommes, tandis que les anciennes troupes de Younis étaient sous les ordres d’Ibrahim Dheifallah.

On avait une grande frayeur des troupes supérieures en nombre des Mahdistes qui s’avançaient et on travailla fièvreusement à préparer les forteresses. Le roi Jean avait partagé son armée en deux parties, l’une se composait de sa propre tribu, celle du Tigré et des gens du roi Ménélik, sous les ordres du Ras Aloula; l’autre de la tribu des Amhara, sous le Ras Barambaras. Ils campèrent à une portée de canon de Gallabat et s’élancèrent à l’assaut dès le lendemain. La forteresse de Gallabat, qui avait un pourtour de plusieurs lieues n’était gardée que d’une façon très faible par les troupes de Zeki; les Amhara, bien informés par leurs espions, attaquèrent le côté ouest, faiblement occupé seulement par Ahmed woled Ali et purent forcer l’enceinte après une courte résistance. Pendant que le reste des troupes de la garnison s’occupait des autres côtés de la forteresse contre les ennemis qui donnaient l’assaut du dehors, les Amhara, avides de butin, commencèrent aussitôt le pillage, afin de profiter immédiatement de leur succès partiel. S’ils avaient pénétré dans l’intérieur des lignes de la forteresse, et attaqué par derrière les défenseurs qui se trouvaient encore sur tous les autres points, ils auraient réussi sans doute avec l’aide de leurs compatriotes attaquant du dehors, à s’emparer complètement de la forteresse. Mais ils ne désiraient pas autre chose que le butin et, satisfaits de ce côté, ils quittèrent bientôt la ville, richement chargés des biens pillés et chassant devant eux des femmes et des enfants. Bientôt après leur entrée dans la forteresse, le roi Jean qui se tenait sous sa tente reçut la nouvelle que les Amhara, auxquels il avait souvent reproché leur lâcheté, avaient réussi à prendre d’assaut la forteresse tandis que sa propre tribu, celle du Tigré, n’avait encore obtenu aucun succès. Irrité de la faiblesse de ses hommes, il se fit porter sur son siège doré et richement orné de tapis et de coussins, au milieu des rangs des siens en train de combattre. Les Mahdistes dont l’attention fut attirée par son apparition, par sa suite nombreuse et étincelante d’or et de velours, concentrèrent alors leur feu sur ce groupe trop visible. A peine arrivé à portée du tir, le roi fut frappé d’une balle qui lui brisa le bras droit et pénétra dans le corps. Quoique cet homme célèbre par sa bravoure fit appel à toute son énergie pour déclarer sa blessure légère, il s’affaissa cependant au bout de quelques instants sur sa couche, et fut emporté hors des lignes de combat par sa suite qui avait éprouvé de fortes pertes. La nouvelle de sa blessure se répandit rapidement dans les rangs des combattants qui se retirèrent effrayés quoiqu’ils fussent bien plus près du succès qu’ils ne le supposaient. Le soir du 9 mars 1889, le roi Jean succomba à sa blessure mortelle. Bien qu’on s’efforçât de cacher sa mort, elle fut cependant bientôt généralement connue et fut cause que les Amhara levèrent leur camp dans la nuit même, laissant leur butin, et retournèrent dans leur patrie. Le Ras Aloula, comme chef suprême du Tigré, nomma Heilou Mariam régent provisoire. Comme ce dernier craignait que des troubles n’éclatassent parmi ces hordes indisciplinées, à la suite de la mort de leur roi et qu’il estimait que sa présence dans sa patrie était maintenant nécessaire, il donna l’ordre de la retraite.

Les Mahdistes attendirent avec anxiété, à l’aube du jour suivant, la nouvelle attaque des Abyssins. Ils virent alors, à leur grande surprise, lorsque le soleil fut levé, que les tentes blanches avaient disparu. Zeki Tamel envoya aussitôt, en reconnaissance, des cavaliers qui revinrent bientôt après avec la bonne nouvelle que les Abyssins s’étaient tous retirés et que le roi Jean avait été tué. Alors on tint conseil et comme l’ennemi avait emmené avec lui des milliers de femmes et d’enfants des Mahdistes, on résolut de le poursuivre. Le lendemain, lorsque les Abyssins, qui avaient campé à environ une demi-journée de marche de distance, étaient en route avec le gros de l’armée, tandis qu’Aloula et Heilou Mariam, le Négus provisoire étaient sur le point de plier leurs tentes, ils furent subitement attaqués par les Mahdistes. Heilou Mariam tomba à l’entrée de sa tente, tout à côté du sarcophage en bois dans lequel se trouvait le cadavre embaumé du roi Jean. Le Ras Aloula se retira avec les siens, tout en combattant, et dut abandonner le camp à ses ennemis. Ceux-ci ramassèrent un riche butin en mulets, tentes, café, etc. Mais la plus grande partie de leurs femmes était déjà loin avec les Abyssins partis en avant. Dans la tente de Heilou Mariam on trouva la couronne du roi Jean (on ne sait si c’était la couronne impériale abyssine, car elle n’était qu’en argent doré), de même que son épée et un autographe adressé par S. M. la reine d’Angleterre au Négus.

Bien que les forces des Abyssins, soit dans leur attaque contre la forteresse, soit dans le combat du jour suivant, qui fut livré plutôt avec l’arrière-garde, n’eussent pas été sérieusement entamées, la victoire des Mahdistes passa pour complète à cause de la mort de leur ennemi, le roi Jean. Les compétitions au trône rompirent l’unité. Les Italiens, qui déjà depuis le commencement de 1885, s’étaient emparés de Massaouah occupèrent aussi les provinces voisines de l’Abyssinie. Ainsi les Mahdistes non seulement commencèrent à se sentir complètement en sûreté à Gallabat, mais encore firent à différentes reprises des expéditions dans les provinces voisines appartenant aux Amhara, enlevant quelquefois du butin, mais éprouvant aussi souvent de grandes pertes.

En même temps que la forteresse de Gallabat fut en grand danger d’être anéantie par le roi Jean, Othman woled Adam était également dans une position difficile. Après la mort du sultan Youssouf, il avait dispersé ses troupes dans tout le Darfour et s’était mis à piller le pays d’une manière régulière. Les commandants de ses détachements se rendirent coupables des plus grandes exactions. Les troupeaux, les femmes et les enfants furent déclarés de bonne prise et emmenés de force à Fascher, ce qui réduisait les populations au désespoir. C’est ainsi qu’ils s’avancèrent vers l’ouest jusqu’à Dar Tama en répandant l’incendie, semant la crainte et la terreur parmi les indigènes.

Un jour, un jeune homme venu d’Omm Derman, et appartenant probablement à une des tribus de la vallée du Nil, et que les tyrans avaient chassé de sa patrie, était assis à Dar Tama, à l’ombre d’un figuier sauvage lisant le Coran, lorsque quelques-uns de ces malheureux qui avaient été dépouillés de tout, arrivèrent auprès de lui et lui exposèrent leurs souffrances. Les Mahdistes, à peine entrés dans le village voisin, avaient enlevé leur bétail et allaient maintenant s’emparer des femmes et des jeunes filles pour les emmener avec eux sous prétexte qu’ils ne s’étaient pas rendus en pèlerinage à Fascher comme on le leur avait ordonné.

«De quoi vous plaignez-vous? Pourquoi ne prenez-vous pas les armes? Pour qui donc voudriez-vous combattre, si ce n’est pas pour vos femmes et vos enfants? leur répondit le jeune homme; ne savez-vous pas que celui-ci qui meurt pour sa femme, pour ses enfants et pour sa patrie, entre dans le royaume des cieux?»

Ses paroles furent comme une étincelle dans un baril de poudre. Ces gens, qui se contentaient auparavant de se plaindre et de se lamenter, se hâtèrent alors de retourner dans leur village, comme si une révélation venait de leur être faite, et exigèrent la libération de leurs familles. Comme on la leur refusait, ils les reprirent en combattant. Tous les Mahdistes tombèrent dans ce combat et furent cruellement mutilés après leur mort par les habitants du village, rendus furieux.

D’autres villages suivirent cet exemple avec le même succès et en peu de jours le Dar Tama fut délivré de ses ennemis.

Mais quel était l’auteur de ce mouvement; qui avait arraché ces gens à leur soumission et les avait amenés à la connaissance de leurs forces? Ils se souvinrent alors du jeune homme assis sous le figuier sauvage (Djimesa) et se rendirent en pèlerinage vers lui. Il n’avait pas quitté son arbre, et vivait là en solitaire, se nourrissant d’une poignée de riz et de pain sec. Abou Djimesa, comme l’appela le peuple, fut bientôt respecté comme un saint et honoré, comme le libérateur de la patrie.

L’émir Abd el Kadir woled Delil, qui stationnait à Kabkabia et qui avait entendu parler du massacre des Mahdistes, marcha sur le Dar Tama, afin de punir les rebelles. Battu à son tour, il ne réussit à s’échapper qu’avec la plus grande difficulté. Hatim Musa, accouru de Fascher, subit le même sort.

Othman woled Adam, aigri par ces défaites continuelles, voulut anéantir l’ennemi d’une façon énergique et envoya son représentant Mohammed woled Bichara à Kabkabia avec la plus grande partie de ses moulazeimie afin qu’il se joignit au reste des troupes de Delil et Hatim. Mais à peine arrivé, il fut attaqué par les forces réunies sous les ordres d’Abou Djimesa et qui marchant sur Fascher le forcèrent, après avoir subi de grosses pertes, à se retirer sur la capitale. Othman woled Adam se voyant en péril lui-même tint conseil avec ses généraux et on lui proposait déjà d’abandonner le Darfour, lorsque le bruit se répandit subitement qu’Abou Djimesa était mort. Il était en effet tombé malade à Kabkabia de la petite vérole et en était mort pour le plus grand bonheur de Fascher et des Mahdistes. Les masses révoltées ne voulurent cependant ni céder ni se disperser. Elles élurent le lieutenant de Djimesa pour son successeur et marchèrent sous la conduite de ce nouveau chef contre Fascher. Leur assurance et leur confiance dans la victoire avaient toutefois reçu une forte atteinte par la mort de leur chef sacré. On se battit au sud de la ville où les troupes d’Othman woled Adam avaient pris position. Les Mahdistes, après avoir été repoussés jusqu’au Rahat Tendelti, regagnèrent ensuite du terrain et Othman woled Adam, avec ses moulazeimie, finit par remporter la victoire. Le successeur d’Abou Djimesa succomba et ses troupes furent mises en fuite, poursuivies et anéanties. Des milliers de cadavres couvrirent le sol; Fascher et le Darfour étaient sauvés.

Dans tous ces événements guerriers, tant dans l’est que dans l’ouest, une curieuse coïncidence de dates est à relever. L’année précédente, les deux armées des Mahdistes avaient pris en même temps l’offensive, l’une contre le Darfour, l’autre contre l’Abyssinie. Toutes deux avaient été victorieuses; l’année suivante, elles étaient toutes deux attaquées, l’une par le roi Jean, l’autre par Abou Djimesa, dans leurs propres forteresses et cela dans le même mois, et de nouveau le succès était pour elles.

Le calife avait déjà depuis longtemps, avant ces derniers combats, tourné son attention sur l’Egypte. Les descriptions de ceux qu’il avait interrogés au sujet de ce pays excitèrent sa convoitise et provoquèrent en lui le désir toujours de plus en plus vif de pouvoir considérer comme siens ces palais, ces grands jardins et ces harems pleins de femmes blanches (il en avait des noires en abondance).

L’homme qui pouvait le mieux diriger une opération contre l’Egypte lui sembla être Abd er Rahman woled Negoumi. Il était d’une bravoure personnelle extraordinaire, bien que simple marchand. Il avait beaucoup voyagé, connaissait le pays et ses habitants et savait gagner les gens à sa cause, même en pays étranger, par sa piété bien connue. Parmi ses subordonnés, tous issus des tribus de la vallée du Nil, beaucoup avaient vu l’Egypte et se trouvaient, encore peu de temps auparavant, en relations fréquentes avec les tribus qui sont sur les frontières de la Haute-Egypte. Tels furent les motifs qui engagèrent le calife à choisir cet homme. Il était en réalité persuadé que la guerre contre l’Egypte serait une chose très sérieuse, et c’est pourquoi il voulait avant tout n’exposer ni ses parents, ni les tribus de l’ouest, qui lui étaient fidèles et dévouées. Il désigna donc Negoumi avec ses Djaliin et ses Danagla qu’il considérait toujours comme ses ennemis secrets et comme partisans du calife Chérif, pour tenter l’expédition contre l’Egypte. Si elle réussissait, un riche pays lui était acquis, car il n’avait aucun doute sur la fidélité personnelle du chef. Si elle ne réussissait pas, et si les troupes égyptiennes pouvaient repousser l’attaque, celles de Negoumi reviendraient en tout cas à Dongola, après avoir subi de grandes pertes; elles seraient affaiblies et n’auraient plus aucune importance!

Il envoya Younis woled ed Dikem comme émir à Dongola, afin de remettre à Negoumi l’ordre de marche. En même temps, cette province fut ainsi placée sous la domination d’un de ses parents. Il s’occupa alors de renforcer les troupes de Younis et envoya dans ce but, entre autres, Hamed woled Gar en Nebi auprès de la tribu des Batahin, qui habitaient au nord du Nil Bleu entre les provinces de la Shoukeria et du Nil, et étaient connus déjà sous le Gouvernement égyptien par leur bravoure. Leur pays était presque dépeuplé; car presque tous ses habitants, d’après des ordres reçus jadis, étaient partis pour Dongola et Berber. Ceux qui en petit nombre étaient restés dans leur patrie refusèrent d’obéir aux ordres du calife; ils chassèrent Hamed woled Gar en Nebi du pays et blessèrent à cette occasion un de ses compagnons. Abdullahi, furieux de voir ses ordres ainsi non obéis, envoya son parent Abd el Bagi en compagnie de Tahir woled el Ebed (celui qui avait tué Mohammed Ali Pacha pendant le siège de Khartoum, près d’Omm Douban) afin de s’emparer de tous les Batahin. Ceux-ci, étant sans armes, s’enfuirent dans toutes les directions, mais ils furent rejoints et arrêtés. Peu d’entre eux réussirent à se sauver. Pendant la poursuite des fuyards, Abd el Bagi, auquel Tahir woled el Ebed servait de guide, eut à souffrir d’une soif terrible qu’il attribua sans motif à la mauvaise volonté de ce dernier. Celui-ci, sur cette méchanceté supposée, fut privé de ses biens et jeté dans les fers à Omm Derman!

Abd el Bagi ramena en tout 67 Batahin avec les femmes et les enfants, et les conduisit prisonniers à Omm Derman. Le calife rassembla les juges auxquels il avait déjà secrètement donné des instructions et leur soumit le cas. Tous, sans exception tombèrent d’accord avec lui: les accusés devaient être déclarés mokhalifin (réfractaires).

«Quelle est la punition de ceux qui sont réfractaires?» demanda le calife.

«La mort», fut la réponse des juges. Le calife congédia les organes de sa justice et donna lui-même ses ordres pour l’exécution du jugement.

Trois potences furent aussitôt dressées sur la place du marché. Après la prière de midi, l’umbaia et le grand tambour de guerre résonnèrent; à ce signal, tous les partisans du calife devaient l’accompagner. Il s’avança, avec une nombreuse suite, jusqu’au champ de manœuvres, où il prit place sur un petit siège, tandis que ses partisans, les uns assis, les autres debout formaient un cercle épais autour de lui.

Peu de temps après, on amena les 67 Batahin, ayant tous les mains attachées derrière le dos et escortés par les gens d’Abd el Bagi. Leurs femmes et leurs enfants les suivaient et les entouraient, criant et hurlant. Le calife ordonna de garder à part les femmes et les enfants; il appela Ahmed ed Dalia, le bourreau, Tahir woled el Djali et Hasan woled Khabir, et s’entretint avec eux à voix basse. Après avoir reçu leurs instructions, ils ordonnèrent aux gardiens des Batahin de les suivre avec les prisonniers et ils prirent le chemin du marché. Un quart d’heure plus tard, le calife donna le signal du départ. En arrivant sur la place, un affreux spectacle s’offrit à nous. On avait divisé les malheureux Batahin en trois sections. La première fut pendue, la seconde décapitée et la troisième eut la main droite et le pied gauche coupés. Le calife resta tranquillement debout considérant les trois potences qui menaçaient de se briser sous leur charge. Non loin de là, il y avait un monceau d’hommes mutilés, ceux auxquels on avait coupé la main et le pied, nageant dans leur sang. Horrible spectacle! Aucun cri ne sortait de leurs lèvres! Ils regardaient devant eux d’un œil fixe; leur douleur se trahissant à peine par un soupir. Le calife appela Othman woled Ahmed, un de ses cadis et ami intime du calife Ali, (il était de la tribu des Batahin et lui dit, souriant et montrant ces malheureux estropiés: «Tu peux maintenant emmener tes parents chez eux.» Mais Othman ne put répondre. Le calife fit lentement à cheval le tour des potences pour se diriger vers la route conduisant à la djami. Là, Ahmed ed Dalia avait accompli son travail sanglant; vingt-trois hommes étaient couchés au bord de la route, la tête tranchée. Tous avaient marché à la mort tranquillement et s’étaient soumis sans une plainte au sort qu’ils ne pouvaient éviter. Beaucoup d’entre eux prouvèrent leur courage devant les nombreux spectateurs présents, d’après la coutume arabe, en prononçant quelques paroles, telles que: «Chacun doit mourir»; «Voyez, c’est aujourd’hui mon jour de fête»; «Que celui qui n’a jamais vu mourir un brave, regarde ici», etc. Les 67 hommes subirent le supplice et la mutilation d’une manière héroïque).

Le calife, satisfait de son œuvre, rentra chez lui. En route, il envoya en arrière un moulazem avec l’ordre de donner la liberté aux femmes des suppliciés. Il aurait aussi bien pu les vendre comme esclaves; mais il voulait sans doute faire quelque chose de bien, terminer cette horrible journée par un acte de grâce et de générosité.

Malgré ce spectacle sanglant, je passai ces journées assez gaiement. J’avais appris que des lettres étaient en route pour moi, venant de ma patrie, et non seulement des lettres, mais encore deux caisses «pleines d’argent» comme me l’assura secrètement un des marchands récemment arrivés de Berber. Dans l’incertitude qu’on doit toujours avoir en face de semblables nouvelles, j’hésitai longtemps entre le doute et l’espoir. Je m’abandonnai enfin à ce dernier et m’exerçai de nouveau à la patience.

L’Exécution des “Batahin.”

Un matin, j’étais assis comme d’habitude devant la porte du calife, lorsque je vis s’approcher un chameau chargé de deux caisses, et un des hommes qui l’accompagnaient demanda à être conduit devant le calife, car il était envoyé ici par Osman Digna avec des lettres et des valeurs. Le calife ordonna de remettre les caisses à la garde du Bet el Mal et les papiers à ses secrétaires. Comme on peut le penser, j’étais fort impatient, mais il plut au calife de ne me faire appeler qu’après le coucher du soleil et de me remettre les lettres. Comme je l’avais prévu, elles venaient de mes frères et sœurs qui exprimaient leur joie d’avoir enfin reçu, après de si longues années, des nouvelles directes de moi. Une lettre, en langue arabe, était destinée au calife. Mes frères le remerciaient, en termes très flatteurs, de la bonté qu’il m’avait témoignée et me recommandaient à sa bienveillance avec l’assurance de leur plus profond dévouement. La lettre, écrite par le professeur docteur Wahrmund, à Vienne, était si flatteuse que le calife la fit lire encore le même soir dans la djami. Très satisfait, il voulut bien donner l’ordre aussitôt de me remettre les caisses. Je lui avais traduit mes lettres qui ne contenaient que des communications privées de nature personnelle et je l’avais en même temps informé que parmi les objets arrivés, se trouvait un coffre avec un nécessaire de voyage que mes frères et sœurs me priaient de lui remettre comme marque de leur respect. Flatté et content, il se déclara prêt à accepter le cadeau et m’ordonna de le lui remettre le lendemain matin, puis il me donna deux de ses gens qui devaient ouvrir les caisses en ma présence. Ils n’arrivèrent que tard dans la nuit en les apportant du Bet el Mal. Nous y trouvâmes 200 livres sterling, 12 montres, un grand nombre de rasoirs et de couteaux de poche, des miroirs à main, différentes étoffes, etc.; enfin une collection de divers journaux, le Coran en langue allemande, et le nécessaire de voyage destiné au calife. Tout me fut remis consciencieusement. Après avoir relu mes lettres plusieurs fois, je dévorai les journaux avec une ardeur que chacun comprendra.—Des nouvelles de la patrie! Je me souviens encore qu’il y avait quelques numéros de la Nouvelle Presse Libre, ainsi que d’autres journaux viennois bien connus. En tout cas suffisamment pour me fournir une lecture nocturne d’un mois, à moi qui était resté depuis six ans sans nouvelle aucune.

On ne pouvait lire des journaux plus que je ne le fis. Je les sus bientôt par cœur, depuis l’article de fond jusqu’aux «demoiselles seules, fatiguées de la solitude». Le Père Ohrwalder se glissa secrètement jusqu’à moi à différentes reprises; je lui prêtai mes journaux et il les étudia aussi consciencieusement que moi du commencement à la fin.

Le lendemain matin, j’apportai au calife le cadeau qui lui était destiné. J’ouvris le coffret et me délectai de sa surprise naïve à la vue des différentes boîtes de cristal, des flacons avec leur fermeture d’argent, des brosses et des peignes, des rasoirs et des ciseaux, des miroirs et des autres objets de toilette, le tout luisant et protégé par de jolis étuis en cuir. Je dus lui expliquer l’usage de chaque pièce séparément et il fit même appeler tous ses cadis qui montrèrent naturellement la même surprise que leur maître, bien que plusieurs d’entre eux eussent déjà vu de ces objets. Puis il donna ordre à son secrétaire d’écrire aussitôt une lettre à mes frères et sœurs, lettre dans laquelle le calife leur faisait part de ma situation honorable auprès de lui et les invitait, en leur assurant toute sécurité, à venir à Omm Derman pour me faire visite et se convaincre de mon bien-être. Je reçus l’ordre d’écrire aussi dans le même sens, et bien que je fusse très sûr qu’aucun de mes frères ni de mes sœurs ne ferait usage de cette invitation impossible, issue d’une bonne humeur spontanée, je ne manquai pas cependant de les avertir de tous les cas qui pourraient se présenter, et de leur donner des conseils pour leur future entrevue avec moi et avec le calife. Puis les lettres furent remises par le même messager qui avait amené les caisses, à Osman Digna qui les envoya plus loin.

Il fallait chercher le véritable motif de la bonne humeur extraordinaire du calife dans un événement plus important que l’épisode raconté ci-dessus; sa tribu, en effet, celle des Taasha, était arrivée à Omm Derman. Le calife lui avait écrit de venir vers le Nil, dans les riches contrées que le Seigneur Dieu leur avait destinées comme propriété. Déjà, dans leurs voyages à travers le Kordofan et vers le Nil Blanc, ils se donnèrent l’air d’être les maîtres incontestés du pays et s’approprièrent tout ce dont ils avaient envie. Les chameaux, les bestiaux, les ânes etc. furent simplement enlevés à leurs propriétaires. Les hommes et les femmes qui eurent le malheur de se trouver sur leur chemin, furent même dépouillés de leurs vêtements et de leurs bijoux. Déjà les populations des contrées qu’ils traversaient, maudissaient le jour qui leur avait donné un Arabe de l’ouest pour maître.

Le calife avait établi sur leur route, des entrepôts de blé qui leur fournirent des provisions nécessaires pour continuer leur voyage. Arrivés au fleuve, ils y trouvèrent des bateaux à vapeur et à voiles tout prêts pour les conduire à Omm Derman. Avant leur entrée dans la ville, le calife les fit camper sur la rive droite du fleuve; on les divisa par tribus d’origine: tous les hommes et toutes les femmes furent habillés de neuf aux frais du Bet el Mal; et c’est ainsi qu’on les conduisit à Omm Derman, à intervalle de deux ou trois jours.

Afin de bien montrer aux habitants que les véritables maîtres du pays étaient effectivement arrivés, il fit évacuer par la force une partie des quartiers situés au sud entre la djami et le fort d’Omm Derman et l’assigna aux Taasha comme demeure. D’autres places furent accordées à ceux qui avaient été chassés de leurs demeures, pour reconstruire leurs maisons; le Bet el Mal s’engagea à leur venir en aide, ce qui resta à l’état de promesse.

Afin de faciliter à sa tribu son entretien, Abdullahi ordonna d’amener au meshra el marati (marché aux céréales) tout le blé qui se trouvait dans les maisons, à cause de la disette croissante, et ce, sous peine de privation des biens. Il fit vendre ce blé à sa tribu, pour un prix très bas, par des personnes désignées à cet effet; les sommes ainsi obtenues furent remises aux propriétaires qui durent faire venir du blé du dehors, pour leurs besoins personnels, mais alors à un prix plus élevé.

Pour les Taasha, il fixa le prix à quatre écus la mesure, en sorte que le propriétaire de dix mesures, par exemple, recevait quarante écus, avec lesquels il ne pouvait faire venir du sud que deux mesures à peine. Lorsque le blé, emmagasiné de cette manière à Omm Derman, fut consommé, il fit envoyer par Ibrahim Adlan des hommes dans le Ghezireh, afin d’y confisquer les provisions encore disponibles. Cette préférence frappante accordée à sa tribu, lui aliéna peu à peu le cœur de ses partisans, qui lui étaient auparavant aveuglément dévoués. Cela le touchait, en somme, assez peu, étant donné qu’il avait reçu par l’arrivée de ses parents, un renfort de plus de 12000 hommes propres au combat.

Après la mort du Mahdi, le calife avait envoyé au Caire, quatre de ses partisans porteurs de lettres dans lesquelles il sommait S. M. la reine d’Angleterre, S. M. le Sultan et S. A. le Khédive de se soumettre à sa puissance et d’adopter la religion mahdiste. Au Caire, on avait renvoyé chez eux sans réponse ces messagers, après qu’on eut pris connaissance de leur prétention bizarre. Cela avait très profondément blessé le calife. Cependant, comme il avait décidé de faire avancer Abd er Rahman woled Negoumi contre l’Egypte, il envoya au commencement de l’année 1889 encore une fois quatre messagers spéciaux avec un dernier avertissement pour le Caire. Mais ceux-ci furent arrêtés déjà à Assouan; ils y furent internés, puis renvoyés sans réponse.

A cette époque, les batailles dans l’est et l’ouest du Soudan avaient été livrées; la révolte d’Abou Djimesa était réprimée et le roi Jean était tombé. Sa tête fut envoyée par Zeki Tamel avec beaucoup d’autres à Omm Derman. De là, le calife chargea Younis de la porter à Wadi Halfa, comme exemple et comme preuve de sa victoire, contre tous ceux qui se révoltaient contre lui. Son parti personnel fut renforcé par l’arrivée des Taasha et le moment parut propice au calife pour entreprendre la conquête de l’Egypte. Abd er Rahman woled Negoumi reçut par des envoyés spéciaux du calife l’ordre strict d’investir Wadi Halfa avec toutes ses forces, de s’emparer d’Assouan et d’y attendre des ordres ultérieurs. En dehors de ses troupes, s’étaient joints à lui, les Aulad Hemed et les Batahin, une partie des Arabes Hamr, stationnés à Dongola et enfin toutes les tribus hostiles au calife. Il partit de Dongola au commencement de mai 1889 avec des approvisionnements insuffisants. Le Gouvernement égyptien qui connaissait tout cela depuis longtemps avec exactitude, avait pris ses dispositions. D’autres renforts ayant été promis par Younis à Negoumi, ce dernier différa sa marche en avant. Mais l’ordre absolu d’accélérer la marche lui étant parvenu, ce ne fut que dans le voisinage de la frontière égyptienne qu’il reçut un faible renfort composé de quelques Djaliin sous les ordres de Haggi Ali. Un combat eut lieu au village d’Argin, où une partie de ses troupes voulait aller chercher de l’eau, entre celles-ci et la garnison de Wadi Halfa, sous les ordres de Woodhouse Pacha. Les Mahdistes subirent des pertes importantes. Le sirdar de l’armée égyptienne, Grenfell Pacha, qui était parti d’Assouan avec ses troupes, somma Negoumi de se rendre à lui; dans une lettre il lui montrait sa situation désespérée et l’impossibilité d’une victoire. Negoumi ayant repoussé cette proposition, une bataille fut livrée à Toski dans laquelle le général Grenfell, à la tête de l’armée égyptienne, anéantit les Mahdistes. Woled Negoumi et la plupart de ses émirs tombèrent; le reste fut fait prisonnier; un très petit nombre put s’enfuir et retourner à Dongola.

Le calife était allé au Bet el Mal, puis avait accompli ses prières au bord du fleuve, lorsque l’arrivée de courriers à cheval, venant de Dongola, lui fut annoncée. Il fit remettre à son secrétaire le message qu’on lui apportait et maîtrisa son impatience. De retour chez lui, il se fit seulement alors lire le rapport arrivé qui annonçait la mort de Negoumi et l’anéantissement de toute son armée. L’effet produit sur le calife fut écrasant. Bien qu’il n’eût pas une grande confiance dans les tribus qui étaient allées au combat avec Negoumi, il avait cependant espéré sinon une victoire, tout au moins une retraite sans pertes sensibles. Tandis que maintenant, il avait perdu plus de 16000 de ses combattants! Qui lui répondait que le Gouvernement ne se déciderait pas à prendre l’offensive et à assiéger Dongola? Durant trois jours, il ne parut pas dans son harem. Je dus rester jour et nuit devant sa porte, et plein de joie dans mon for intérieur, jouer devant mes camarades la comédie du patriote affligé. Il ordonna aussitôt d’envoyer des secours à Younis et de ne pas livrer de combat dans le cas où les troupes du Gouvernement avanceraient, mais de se retirer avec toutes les forces sur Abou Dom.

Cette défaite n’était pas son seul souci. Le prix du blé montait de jour en jour et une cherté extraordinaire pour tous les vivres se produisait. L’année écoulée avait été très sèche et la récolte mauvaise. Le calife envoya des gens au Ghezireh avec l’ordre d’acheter, et par la force, si c’était nécessaire, du blé au prix fixé par lui. Les propriétaires cachèrent alors leurs provisions et déclarèrent ne pas en posséder. En réalité, il n’en restait plus beaucoup.

La famine éclata d’abord dans la province de Berber, dont les habitants tiraient auparavant du Ghezireh une grande partie du blé dont ils avaient besoin. Othman woled ed Dikem avait réparti dans tout le pays ses hommes et ses chevaux pour faciliter leur entretien. Tandis que le sol peu fertile, cultivé péniblement au moyen de roues à eau (sakkiehs), n’avait jamais donné aux habitants que le strict nécessaire à leur existence, la maigre récolte suffisait à peine maintenant à entretenir la garnison du pays. Une grande partie de la population se rendit à Omm Derman, qui bientôt, ayant un nombre d’habitants beaucoup trop grand, se trouva dans la situation la plus fâcheuse. En quelques semaines, l’ardeb doura atteignit le prix de 30 à 40 écus et monta jusqu’à 60 écus en espèces sonnantes. Les riches pouvaient encore se procurer du pain, mais les pauvres commençaient à périr. Les derniers mois de l’année 1889 furent horribles! Les gens étaient si amaigris qu’ils semblaient à peine des êtres humains et n’avaient littéralement plus que la peau et les os. De vieilles balayures et des choses d’une nature dégoutante étaient dévorées avec voracité par les pauvres. Les peaux d’animaux crevés et qui étaient déjà en putréfaction, étaient rôties sur le feu et formaient une nourriture que regardaient avec envie de moins heureux. Les garnitures en cuir des sièges étaient arrachées et mangées; les ossements des animaux trouvés sur les routes, pilés, cuits dans l’eau, formaient une bouillie qu’on buvait avidement. Celui qui possédait encore assez de force volait où et ce qu’il pouvait. On se précipitait comme des vautours sur les marchands de pain et de graisse. Je vis un homme, à moitié mort de faim voler un morceau de suif et le mettre rapidement dans sa bouche avant que la propriétaire pût l’en empêcher; elle lui serra des deux mains la gorge jusqu’à ce que ses yeux sortissent de leur orbite, mais lui, fermait convulsivement la bouche jusqu’à ce qu’il tombât sans connaissance sur le sol. Au marché, on entendait des cris comme dans une maison de fous. «Gâikum, gâikum!» (il vient vers vous) rugissait-on de tous côtés, ce qui signifiait que les affamés se glissaient vers la place comme des animaux de proie. Des marchandes couvraient leur marchandise de leur propre corps et la défendaient à coups de pied et à coups de poing.

Famine à Omm Durman.

Dans l’espace qui se trouvait entre la maison du calife et celle de son frère Yacoub, grouillait pendant la nuit une foule de ces malheureux qui criaient comme des insensés pour avoir du pain. Cela me répugnait, rien que de gagner ma maison pendant la nuit, tandis que des troupes toujours plus nombreuses de ces mendiants se précipitaient et cherchaient à y pénétrer de force: moi-même j’avais à peine de quoi empêcher de mourir de faim mes gens et de vieilles connaissances tombés dans la pauvreté.

Une nuit—il faisait clair de lune—je me rendis à minuit de la porte du calife à ma maison. Sur la place libre, entre le Bet el Amana et la maison de Yacoub, je vis quelques personnes se remuer sur le sol d’une façon étrange. Je m’approchai; c’était trois femmes à demi-nues, avec de longs cheveux emmêlés, couchées sur le corps d’un ânon, qui avait probablement perdu sa mère ou avait été volé par les dites femmes. Elles avaient, à ce qu’il me sembla, déchiré son corps avec leurs mains et leurs dents, et rongeaient les entrailles toutes crues de l’animal se roulant encore dans les convulsions de la mort. Je frissonnai devant ces femmes transformées par la faim en bêtes féroces et qui me regardaient comme des folles. Les mendiants qui me suivaient voulurent alors leur arracher le cadavre, mais elles défendirent leur proie avec la fureur des animaux qui ont goûté le sang. Je m’éloignai rapidement de cette société peu rassurante.

Je vis un jour le cadavre d’une femme étendue sur la route; son affreuse mort n’avait pu effacer de son visage les traces de sa beauté; son petit enfant, âgé peut-être d’un an, cherchait en pleurant sa nourriture au sein glacé de sa mère. Une femme qui passait eût pitié du pauvre petit et le prit avec elle.

Une autre de la tribu des Djaliin, où la moralité est placée au plus haut degré, se traîna jusque chez moi avec sa fille, à peine sortie de l’enfance. Toutes deux étaient près de mourir de faim et me supplièrent de les soutenir. «Prends ma fille unique chez toi comme esclave et arrache-la à la mort» dit-elle d’une voix faible. Des larmes abondantes coulaient sur son visage amaigri. «Ne crains pas que je t’importune plus tard, mais elle, ne la laisse pas périr!» Je donnai à toutes deux ce que j’avais et les priai de me laisser en leur disant de revenir quand elles n’auraient plus rien. Je ne les revis pas cependant, peut-être un compagnon de souffrance a-t-il eu pitié d’elles.....

Une femme fut accusée d’avoir mangé son unique enfant. On l’amena à la zaptieh (sorte de commissariat de police), et on rechercha des preuves. Mais où? La femme succomba deux jours après.

Des pères vendirent leurs enfants comme esclaves à des gens riches, non pour gagner de l’argent, mais pour avoir la possibilité de prolonger leur vie. Plusieurs les rachetèrent pour des sommes plus fortes, après que cette année d’épreuves fut passée et qu’eux-mêmes se trouvèrent dans de meilleures conditions. Les morts restaient étendus dans les rues et il ne se trouvait plus personne pour les enterrer. Alors le calife promulgua une loi spéciale, ordonnant que chacun devant la maison duquel un homme viendrait à mourir, serait obligé de l’enterrer; en cas de non-observation de cette loi, ses biens seraient confisqués. Cet ordre fut suivi dans une certaine mesure, mais beaucoup jetèrent alors leurs propres morts devant les maisons d’autrui, ce qui fut une nouvelle source de difficultés.

Tous les jours, on voyait flotter des cadavres sur le Nil Bleu et sur le Nil Blanc, preuve que l’affreuse calamité régnait dans le pays entier. A Omm Derman, la plus grande partie des morts appartenait aux populations réfugiées des campagnes; les habitants de la ville avaient, malgré les ordres sévères du calife, tenu caché un peu de blé et les tribus arabes se soutinrent mutuellement dans ces temps difficiles. La population de la ville souffrit beaucoup néanmoins.

La famine fit encore bien plus de victimes dans les autres parties du Soudan, et les Djaliin, le peuple le plus fier et le plus moral, eurent à supporter les pertes les plus considérables. Beaucoup de pères de famille, voyant que le salut n’était plus possible, murèrent les portes de leurs maisons, et attendirent la mort, réunis avec leurs familles. De riches villages avec une forte population furent dépeuplés jusqu’au dernier homme.

Bien que Dongola eût à souffrir naturellement aussi de la cherté anormale des vivres, la situation y était cependant meilleure parce que la population avait été amoindrie, par suite du départ de Negoumi. Dans le Gallabat et le Ghedaref, Zeki Tamel avait dès le commencement du manque de vivres, donné l’ordre à ses gens désignés exprès pour cela, de rassembler par la force tout le blé qui se trouverait dans le pays et de l’emmagasiner dans les garnisons pour ses soldats. Il sauva ainsi la plus grande partie de son armée, mais la population de la campagne toute entière paya tribut à la famine. Il y eut un moment où dans le Ghedaref, personne n’osait sortir sur les routes après le coucher du soleil sans être accompagné d’une escorte militaire, on craignait d’être attaqué et mangé! Les habitants étaient devenus semblables à des bêtes sauvages et à de véritables anthropophages. Un émir de la tribu des Hamer, qui avait encore fort bonne apparence, était venu de Gallabat au Ghedaref et voulut, malgré les conseils de son hôte, aller faire visite à un ami après le coucher du soleil. Mais on ne le revit nulle part. Comme on le cherchait, on trouva sa tête hors de la ville; son corps avait été dévoré!

Les tribus des Tabania, Shoukeria, des Agaliin, des Hammada, etc., disparurent à peu près et le pays, autrefois fort peuplé, devint un désert. Zeki Tamel envoya une division de son armée dans les provinces du sud, au bord du Nil Bleu, vers les montagnes de Tabi, de Rigreg, de Kehli, de Kashankero, jusqu’au Beni Shangol, dont la population consentait à payer des redevances au calife, mais ne voulait ni se rendre auprès de lui en pèlerinage ni fournir des soldats. Il avait naturellement cette fois-ci pour but moins des succès militaires que le fait d’occuper ses troupes et de leur fournir l’entretien. Abd er Rasoul, commandant de cette division emporta tout comme butin, beaucoup d’esclaves et une somme d’argent importante.

Dans le Darfour, les événements étaient à peu près les mêmes que dans le Ghedaref et à Gallabat. Les provinces de l’ouest, comme le Dar Gimmer, le Dar Tama et le Massalat, ne manquaient pas de blé; mais ces tribus n’étaient pas soumises et leurs chefs avaient interdit sévèrement l’expédition de vivres à Fascher. Il semblait en général que cette famine fut une punition du ciel qui frappait justement les pays soumis au calife, car les provinces voisines, qui eurent d’ailleurs le repos nécessaire pour cultiver leurs champs, avaient récolté du blé suffisamment pour leur entretien, bien que l’année précédente eut été défavorable au point de vue des pluies. Des marchands d’Omm Derman louèrent des bateaux et allèrent à Faschoda échanger du blé contre des perles, des barres de cuivre et de l’argent. D’abord il n’en vint que peu, mais comme l’entreprise réussissait, une foule de gens avides de gagner, se mit en route pour les pays nègres jusqu’au Sobat. Ils apportèrent du blé, ce qui fut utile, non seulement à eux-mêmes, mais encore à leurs concitoyens dans la détresse. Si le mek (roi) de Faschoda, qui n’était pas astreint à payer tribut au calife, avait interdit l’exportation du blé, la moitié d’Omm Derman serait morte de faim.

Enfin, la pluie tomba de nouveau, l’époque des semailles était arrivée et la moisson approchait. On commença à revivre, à se réjouir et à espérer la délivrance finale. Mais l’horizon s’assombrit: des essaims de sauterelles, d’une grosseur inusitée, envahirent le pays et anéantirent tout espoir! Cette calamité se reproduit chaque année jusqu’à maintenant encore dans les pays du Soudan.

Le calife avait, dans sa préférence continuelle pour sa propre tribu, forcé jusque là la population du pays à ne vendre le peu de blé dont elle disposait qu’à ses agents et à des conditions très modérées. Malgré ces prix très bas en comparaison de la cherté générale, ces achats en masse lui avaient occasionné des frais considérables, et il s’efforça alors de regagner ce qu’il avait dépensé. Il ordonna donc à Ibrahim Adlan de se rendre en personne dans le Ghezireh et de demander à la population de lui livrer la moitié de sa nouvelle récolte spontanément, espérait-il, et cela sans paiement. Ibrahim Adlan qui n’était pas du tout de cet avis, partit et ses ennemis profitèrent de son absence pour le dénoncer.

Dévoré par l’ambition, Ibrahim Adlan cherchait à être le premier du royaume après le calife. En raison de son habileté administrative et de son adresse vis-à-vis de son maître, il était très aimé de celui-ci et profitait souvent de sa bienveillance pour contrarier les plans d’autres personnes qui ne lui convenaient pas. Se servant ainsi de son influence, Ibrahim Adlan s’était attiré l’inimitié implacable de Yacoub, inimitié que celui-ci savait toutefois cacher adroitement. Ibrahim Adlan avait un bon caractère et il ne prêtait la main qu’à contre-cœur aux mesures oppressives ou aux injustices. Il réussit souvent à adoucir le sort d’hommes déjà perdus. Il était, envers ceux qui lui étaient dévoués, généreux et toujours disposé à les aider. Il se montrait par contre l’ennemi implacable de tous ceux qui dénigraient son activité, convoitaient des places sans son entremise ou même intriguaient contre lui. Comme il avait toujours en vue, ainsi que la plupart des Soudanais, d’amasser des richesses, ce qui ne lui était pas difficile à cause de sa position influente comme amin du Bet el Mal (chef de la recette publique), il fut à juste titre soupçonné de posséder une fortune extraordinaire. On avait essayé à l’occasion de révéler le fait au calife. Pendant l’absence d’Adlan, Yacoub et quelques-uns de ses intimes expliquèrent au calife que son ministre des finances avait dans le pays presque autant d’influence que lui-même, qu’Ibrahim Adlan avait en public et à plusieurs reprises blâmé les ordonnances d’Abdullahi et qu’il n’avait accepté que par la force et à contre-cœur le partage du blé désiré à bon droit par le calife, parce qu’il considérait les Taasha comme la cause immédiate de la famine dans le pays. Comme Ibrahim Adlan montra en effet une certaine tiédeur dans l’accomplissement des ordres de son maître qui étaient contre sa conviction, comme les livraisons de blé promises tardaient à venir et que les Taasha se trouvaient dans la détresse, le calife crut aux racontars des intrigants et rappela Adlan.

Pendant les premiers jours de son arrivée, le calife ne lui laissa pas remarquer son mécontentement; mais comme les plaintes des Taasha devenaient toujours plus pressantes, il l’appela un matin auprès de lui et l’accusa d’une manière violente, d’infidélité et d’abus de confiance. Irrité et trop confiant dans sa position de préféré, Ibrahim Adlan oublia qu’il n’était pourtant que l’esclave du calife et répondit d’un ton blessant:

«Tu me fais maintenant des reproches! Je t’ai servi pendant des années fidèlement et en silence; mais je veux aujourd’hui te dire la vérité. Par ta préférence pour ta tribu, pour laquelle tu commets injustice sur injustice, tu t’es aliéné le cœur de tes anciens partisans. Je me suis toujours efforcé jusqu’ici de défendre tes intérêts, mais maintenant que tu écoutes mes ennemis et ton frère Yacoub, qui me poursuit de sa haine, il m’est impossible de te servir plus longtemps.»

Le calife fut d’abord étonné, puis presque effrayé. Jamais quelqu’un n’avait encore osé employer un tel langage envers lui. Si Ibrahim Adlan n’avait pas eu un nombreux parti dans le pays, il n’aurait certainement pas pu parler ainsi à son maître, et s’il n’avait pas eu déjà une fortune énorme, il n’aurait pas abandonné, sans contredit, sa position lucrative. Mais le calife se contint:

«J’ai entendu tes paroles; j’y réfléchirai. Tu peux te retirer. Demain, je te donnerai ma réponse.» Adlan quitta son maître, mais avant qu’il n’eut atteint le seuil de la porte, le calife avait déjà décidé sa mort.

Le lendemain, au soir, les deux califes, tous les cadis et Yacoub, furent convoqués à un important conseil; quelques minutes après eux, Ibrahim Adlan fut aussi appelé. En peu de mots, le calife lui adressa les mêmes reproches que la veille et conclut en ces termes:

«Tu as parlé contre Yacoub et tu as dit aussi que je m’aliénai le cœur de mes partisans. Sais-tu que mon frère Yacoub est ma main droite et mon œil. Sais-tu que c’est toi-même qui m’aliène le cœur de mes amis et tu veux faire maintenant la même chose à l’égard de mon frère. Mais Dieu est juste et tu n’échapperas pas à ta punition!»

Il fit un signe aux moulazeimie qui étaient déjà tout prêts à conduire Adlan en prison. Sans répondre un mot, celui-ci sortit d’un pas ferme, la tête haute; il ne voulait pas donner à ses ennemis la joie de le voir abattu ou effrayé.

Le calife ordonna aussitôt de confisquer la maison d’Ibrahim Adlan ainsi que le Bet el Mal, de fouiller avec soin la première et d’exiger des employés du second, une reddition de comptes. Dans la poche d’Ibrahim Adlan, qui était superstitieux comme tous les Soudanais, on trouva une bande de papier couverte de signes étranges écrits avec une solution de safran liquide à laquelle on attribuait une influence particulièrement mystérieuse. Ce billet, qui portait les noms d’Ibrahim et du calife, le fit convaincre de sorcellerie qui était punie très sévèrement.

Ibrahim Adlan fut déclaré mochalif, pour n’avoir pas accompli les ordres reçus; traître, pour avoir essayé de brouiller le calife et son frère; comme il était convaincu en outre de sorcellerie, il fut condamné à la mutilation ou à la mort. On lui laissa le choix: il préféra la mort. Les mains liées par devant, il fut amené sur la place du marché, au son lugubre de l’umbaia, au milieu d’une grande foule. Il monta tranquillement sur le siège placé au-dessous de la potence, se passa lui-même la corde autour du cou; et repoussant la boisson qu’on lui offrait, il ordonna au bourreau de faire son devoir. La corde fut tendue, le siège fut enlevé, et Ibrahim resta pendu, pareil à une statue de pierre jusqu’à ce qu’il eut rendu l’âme. Seul, l’index levé de sa main droite prouva à ses gens qu’il était mort en mahométan croyant. Des lamentations remplirent une grande partie de la ville, malgré la défense de pleurer les morts. Mais le calife, heureux de s’être défait d’un ennemi qu’il croyait dangereux s’abstint de punir ceux qui portèrent le deuil. Puis il ordonna à Yacoub de faire enterrer le mort, afin de bien montrer au peuple, qu’Ibrahim n’avait été puni qu’au point de vue légal et que l’inimitié personnelle bien connue entre lui et Yacoub, n’avait pas été prise en considération. Nur woled Ibrahim fut désigné pour lui succéder. Comme petit-fils d’un Takrouri, il n’appartenait pas aux tribus de la vallée du Nil et pouvait déjà par ce seul fait prétendre à la confiance et à la bienveillance du calife.

Celui-ci se montrait envers moi de jour en jour plus méfiant. Avant le départ d’Ibrahim Adlan pour le Ghezireh, ma famille avait répondu à mes lettres. La missive qui m’était adressée ne contenait que des nouvelles privées; on m’exprimait la joie de pouvoir être en rapport avec moi, au moins par lettre. Quelques lignes adressées au calife le remerciaient de nouveau dans une forme très respectueuse de ses bons traitements envers moi et l’assuraient du dévouement de mes frères et sœurs. Ceux-ci le remerciaient en même temps pour l’invitation flatteuse de venir à Omm Derman et s’excusaient en disant que leur service militaire actuel et leur position les avaient empêchés d’obtenir de leurs supérieurs, auxquels ils devaient obéir comme je devais le faire vis-à-vis du calife, l’autorisation de faire un voyage si lointain.

Le calife m’avait fait appeler auprès de lui et, après avoir pris connaissance du contenu de la lettre, il me dit:

«J’avais l’intention d’engager tes frères à venir afin qu’ils eussent l’occasion de me voir ainsi que toi, et je les ai même invités par écrit, ce que je n’ai encore jamais fait. Maintenant qu’ils cherchent des prétextes et prétendent ne pas pouvoir venir ici, comme d’autre part, ils savent que tu te portes bien, je te défends de correspondre encore avec eux à l’avenir. Ces relations ne feraient qu’assombrir ton cœur. As-tu compris mes intentions?»

Je répondis affirmativement et il continua en me fixant de son regard:

«Où est l’Evangile que l’on t’a envoyé.»

«Je suis mahométan, répondis-je, et je n’ai pas d’Evangile chez moi. On m’a envoyé la traduction du Coran, le livre sacré que tes gens ont vu à l’ouverture de la caisse; il se trouve encore entre mes mains.»

«Apporte-le moi demain» ordonna-t-il brièvement, puis il me fit signe de m’éloigner.

Il était évidemment redevenu méfiant envers moi; il avait déjà même souvent entretenu ses cadis de cette méfiance, après la défaite de Negoumi.

Bien que j’eusse partagé entre mes camarades presque toute la somme reçue de mes frères et sœurs, plusieurs furent cependant désillusionnés du petit don qui leur échut; ils murmurèrent et intriguèrent contre moi autant qu’ils purent. Qui donc avait pu inspirer au calife l’idée que le Coran qu’on m’avait envoyé était un Evangile? Le lendemain, je lui remis le livre; c’était une traduction allemande par Ullmann. Il la considéra longuement avec attention.

«Tu dis donc que c’est le Coran. Le livre est écrit dans la langue des infidèles et on y a peut-être apporté des changements.»

«C’est une traduction mot à mot dans ma langue maternelle, répondis-je tranquillement, elle a pour but de me faire comprendre le livre sacré venu de Dieu et donné aux hommes par le Prophète, en langue arabe. Tu peux l’envoyer tout de suite à Neufeld, prisonnier chez le Sejjir et avec lequel je n’ai aucune relation, l’interroger à ce sujet, et vérifier ainsi très facilement l’exactitude de ma déclaration.»

«Je crois à ces paroles dit-il d’un ton assez amical, mais on m’a parlé à ce sujet et il est en tout cas préférable pour toi de détruire le livre.»

Naturellement, je me rangeai à son avis; il continua:

«Je veux aussi renvoyer à tes frères et sœurs le cadeau qu’ils m’ont expédié. Je ne puis en faire aucun usage et cela sera pour eux la preuve que je n’attache aucune valeur aux biens terrestres.»

Il appela aussitôt son secrétaire et lui fit écrire une lettre en mon nom à mes frères et sœurs dans laquelle il leur annonçait brièvement que des relations ultérieures entre nous n’étaient ni nécessaires, ni désirées et que notre correspondance était terminée. La lettre que je signai fut remise avec le coffret refusé à woled Ibrahim qui fut chargé d’expédier le tout à Souakim. Il fit ainsi et le nécessaire qui avait d’abord été reçu avec tant d’approbation, retourna à Vienne d’où il était venu.

Depuis ce jour je fus plus prudent que jamais, afin de ne pas donner à Abdullahi de nouveaux sujets de méfiance. Malgré cela, il crut nécessaire tout de suite après la mort d’Ibrahim Adlan de me mettre en garde contre des intrigues qui pouvaient se produire.

Il réunit tous les moulazeimie et m’expliqua devant eux, avec les paroles les plus violentes que j’étais soupçonné d’espionnage, qu’il avait appris que j’interrogeais les courriers sur les événements du Soudan, que je recevais dans ma maison, pendant la nuit, des visites de gens qui lui étaient hostiles, enfin que je m’étais même informé dans quelle partie de sa maison se trouvaient ses chambres à coucher.

«Je crains beaucoup pour toi, conclut-il dans son discours riche en reproches, que tu n’aies le même sort que ton ami Ibrahim Adlan, si tu ne rentres pas en toi-même!»

La dose était lourde pour moi, il me fallait conserver du calme et de la fermeté.

«Seigneur, dis-je d’une voix distincte, je ne puis me défendre contre des ennemis cachés, mais je suis innocent de tout ce qu’on t’a rapporté et je livre mes calomniateurs à la punition de Dieu. Voici plus de six années que je me tiens à ta porte par la pluie et par le soleil, par la chaleur et par le froid, toujours prêt à recevoir tes ordres. J’ai quitté, ainsi que tu l’as ordonné, toutes mes anciennes relations; je ne suis en rapport avec personne; et j’ai même interrompu sur ton désir toute correspondance avec mes frères et sœurs, sans la moindre résistance dans mon cœur. Dans cette longue série d’années, tu n’as jamais entendu de moi un mot de plainte, pas même lorsque je me trouvais dans les fers sur ton ordre. Mais je ne puis faire davantage. Que Dieu m’impose une nouvelle épreuve, je m’y soumettrai volontiers. Mais je me fie en tout repos à ta pénétration et à ta justice.»

«Que pensez-vous de ses paroles?» dit-il en se tournant après un moment de réflexion vers les moulazeimie assemblés. Tous sans exception déclarèrent qu’ils n’avaient jamais remarqué chez moi une action pouvant justifier le soupçon sur lequel il basait ses reproches. Mes adversaires, que je connaissais fort bien et qui m’avaient mis dans cette situation périlleuse où tout dépendait de l’humeur du calife, se virent alors forcés d’en témoigner.

«Je te pardonne encore une fois, mais évite tout nouveau sujet de plaintes!» conclut-il, puis il me tendit sa main à baiser et me fit signe que je pouvais me retirer.

Il parut toutefois avoir compris qu’il avait commis une injustice à mon égard, car le lendemain matin il me parla amicalement et avec intérêt et m’exhorta à être sur mes gardes vis-à-vis de mes envieux, que je gênais depuis longtemps, parce que je possédais son affection et sa confiance.

«Ne te fais pas d’ennemis, dit-il dans un accès de familiarité, tu sais que la loi mahdiste est régie par la Sheria Mohammedijja; si on t’accuse auprès du cadi de trahison et que cela soit attesté par deux témoins, tu es perdu et moi-même ne puis enfreindre la loi pour te sauver.»

Quelle vie dans un pays où le salut et la perte d’un homme ne dépendent que de la déposition de deux témoins!

Comme vers minuit, je regagnais ma maison, fatigué, abattu et épuisé par cette lutte toujours renouvelée, mon fidèle Sadallah m’avertit, à ma grande surprise, qu’un eunuque du calife venait d’amener pour moi une femme voilée. Cette fois, j’aurais dû m’en réjouir, car c’était une preuve que l’accès de colère du calife était dissipé et qu’il était de nouveau bien disposé à mon égard. Mais ma première pensée fut de songer à me débarrasser sans que cela paraisse bizarre, de ce cadeau inopportun.

J’entrai avec Sadallah dans la maison et vis avec terreur que sous le voile était cachée une Egyptienne née à Khartoum. (Pour le Soudan, c’était encore une blanche.) Elle s’était installée commodément sur le tapis, et après les premières salutations, me raconta, après que je l’y eus discrètement invitée, l’histoire de sa vie et cela avec une telle volubilité que, quoique parlant très bien l’arabe, j’eus beaucoup de peine à suivre ses paroles.

Elle était fille d’un soldat égyptien qui était tombé dans les combats contre les Shillouk sous Youssouf bey. Comme cela s’était passé vingt ans auparavant, la narratrice ne devait plus être de première fraîcheur. Elle parla aussi de son premier mari qui était tombé à la prise de Khartoum et avec lequel elle avait vécu assez longtemps. Sa mère était une Abyssinienne élevée à Khartoum et vivait encore. Ma fiancée présomptive avait en outre de nombreux parents, ce que la rendait encore plus suspecte pour moi. Cette dame instruite et qui avait beaucoup voyagé, avait été l’une des nombreuses femmes d’Abou Anga. J’étais donc destiné à être le successeur de l’ancien esclave! Après la mort de celui-ci, elle avait été faite prisonnière par les Abyssins pendant le combat avec le roi Jean, ainsi que beaucoup de ses compagnes, puis ensuite relâchée par Zeki Tamel. Elle me donna de très nombreux détails sur cette bataille; ils me seraient maintenant utiles, s’ils ne m’avaient pas échappé. Peu de temps auparavant, le calife avait envoyé chercher à Gallabat les femmes et les esclaves d’Abou Anga qui restaient encore et les avait partagés entre ses partisans après leur arrivée à Omm Derman. Le calife, à ce que me raconta cette femme, me l’avait personnellement destinée, et elle avoua à voix basse qu’elle était heureuse d’être tombée entre les mains d’un compatriote.

Je lui expliquai que je n’étais pas précisément son compatriote, mais un Européen et que ce qui me rapprochait d’elle, c’était la couleur blanche de ma peau. Je lui promis de faire en sa faveur tout ce qui me serait possible. Comme la nuit était déjà avancée, je la priai de suivre mon domestique qui prendrait soin de son repos et pourvoirait à ses besoins.

Tels étaient les cadeaux que me faisait le calife. Au lieu de m’assigner une somme même minime sur le Bet el Mal, pour mon entretien, il m’envoyait des femmes, qui non seulement m’occasionnaient des frais auxquels je ne pouvais suffire, mais encore le grand souci de savoir comment m’en débarrasser.

Le matin suivant, le calife me demanda en riant si j’avais reçu son présent et si j’en étais content; à quoi je répondis, me souvenant de la leçon reçue l’avant-veille, en l’assurant que j’étais très heureux de cette preuve d’affection et que je priais Dieu chaque jour de me conserver sa bienveillance pour l’avenir. Comme, avant la prière de midi, je rentrais dans ma maison, je la trouvai pleine de figures féminines étrangères, qui, malgré les objections de Sadallah et sa juste colère, s’étaient moquées de lui et avaient pénétré presque de force en prétendant être de proches parentes de Fatma el Beidha, la blanche Fatma: tel était en effet le nom du cadeau du calife!

Une vieille Abyssinienne infirme se présenta à moi comme ma future belle-mère; je l’aurais du reste reconnue à son débit emphatique comme la mère de Fatma el Beidha, qu’elle égalait en tous cas par sa loquacité. Elle aussi m’affirma être heureuse que sa fille m’eût été donnée et exprima l’espoir que je lui donnerais dans ma maison le rang qui lui convenait. Je lui promis de bien traiter sa fille et m’excusai en même temps de ne pouvoir rester davantage chez moi. En m’en allant, je donnai l’ordre à Sadallah de recevoir mes hôtes, selon la coutume du pays aussi bien que possible, mais, de les chasser tous ensuite, à l’exception de Fatma el Beidha et même avec l’aide des autres domestiques, si cela était nécessaire.

Lorsque, quelques jours plus tard, le calife me demanda de nouveau avec curiosité des nouvelles de Fatma—je savais combien il tenait à ce que je vécusse aussi isolé et retiré que possible—je lui expliquai que je n’avais jusqu’à présent rien à lui reprocher à elle-même, mais que, grâce à sa nombreuse parenté, je me trouverais peut-être en contact avec des gens avec lesquels ni lui ni moi ne souhaitions avoir des relations; que je m’étais efforcé jusqu’à présent d’empêcher ces relations, mais que je me heurtais à une résistance en somme légitime. Je lui dis enfin que j’avais pensé, dans le cas où ces gens ne se soumettraient pas à mes ordres, à abandonner Fatma purement et simplement à ses parents; il se déclara d’accord avec ma manière de voir.

En réalité, tout n’était pas absolument exact dans mon récit, car depuis que Sadallah avait accompli les ordres que je lui avais donnés à ce sujet, je n’avais revu personne. J’attendis un certain temps afin de ne pas dévoiler au calife mes vraies intentions; puis j’envoyai Fatma el Beidha en visite chez sa mère, dont Sadallah avait découvert la demeure, avec l’ordre d’y rester tant que je n’aurais pas exprimé le désir de la voir revenir dans ma maison. Quelques jours plus tard j’envoyai des vêtements et une petite somme d’argent à Fatma; en même temps, dans une lettre je la déclarais quitte et libre envers moi de ses devoirs. J’assurai au calife que le départ de Fatma romprait ainsi toute relation avec ces gens, inconnus pour nous; il y vit la preuve que je m’efforçais de suivre consciencieusement ses ordres!

Un mois plus tard, la vieille Abyssinienne vint et me demanda la permission de marier sa fille à l’un de ses parents, ce à quoi je consentis volontiers: aujourd’hui, Fatma el Beidha est une heureuse mère de famille à Omm Derman.


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