Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2
CHAPITRE XI.
Les premiers temps du règne du calife Abdullahi.
Chute et exécution de Dorho.—Siège de Sennaar et de Kassala.—Destitution d’Ahmed woled Soliman.—Le calife et les soldats noirs.—Exécution du Moudir de Kassala.—Un présent du calife.—Mon voyage avec Younis.—Projets de fuite inexécutables.—Révolte des troupes noires à El Obeïd.—Mort de l’émir Mahmoud.—Mohammed Khalid enchaîné.—Campagne dans les montagnes de la Nubie.—Le camp de Lupton.—Sa position à l’arsenal de Khartoum.—Révolte des Kababish.—Différends avec l’Abyssinie.—Mort de Kloss.—Organisation du Bet el Mal.—Justice du calife.
Depuis le départ du Mahdi, de Rahat, jusqu’à sa mort aucun fait ayant pu avoir une influence quelconque sur le cours des événements n’avait eu lieu dans les différentes provinces. Mohammed Khalid s’était établi à Fascher et avait envoyé ses émirs dans toutes les directions.
Ils ne rencontrèrent aucune résistance; partout on se rendit sans difficulté au nouveau régime. Les provinces occidentales Dar Gimmer, Massalat, Dar Tama, jusqu’à la frontière de Wadaï firent leur soumission et lui envoyèrent des présents. Salih Dunkousa et ses amis, les Bedejat, ne voulant pas courir de nouveaux dangers, envoyèrent une députation avec le salam (cadeau) habituel. Mohammed Khalid avait aussi envoyé des présents au sultan du Wadaï Youssouf, par un de ses anciens amis de Kobbe, le marchand Hadji Karrar. Youssouf y répondit par un envoi de chevaux et de jeunes esclaves, et y joignit l’affirmation qu’il était partisan du Mahdi et serait toujours prêt à obéir à ses ordres. Seul Abdullahi Doud Benga successeur du sultan Haroun à Gebel Marrah fit des difficultés et hésita à se rendre à Fascher où il était convoqué. Mohammed Khalid ne lui plaisait point et il craignait une trahison. Enfin il fut placé dans l’alternative ou de partir immédiatement, ou de déclarer la guerre. Il se soumit, mais de crainte d’être emprisonné à Fascher et de s’y voir dépouillé, il prit la fuite au bout de quelques jours et se rendit à Omm Derman où il fut fort bien reçu par le calife Abdullahi qui lui promit de faire venir en cette ville sa famille et les biens qu’il avait laissés dans le Darfour. Mais, Mohammed Khalid, furieux du tour qui lui avait été joué fit poursuivre le sultan jusqu’à la frontière du Kordofan, confisquer les biens de tous les habitants des villages où il était passé et fit décapiter leurs sheikhs, comme étant d’accord avec le fuyard.
Il envoya aussi Omer woled Dorho avec des forces considérables à Gebel Marrah pour annoncer aux habitants qu’ils étaient considérés comme «ranima» (butin) puisqu’ils n’avaient ni annoncé leur soumission, ni fait des cadeaux au nouveau maître du pays.
Omer woled Dorho quitta Fascher, se dirigea sur Gebel Marrah où il rencontra peu de résistance, car les habitants s’enfuyaient dans les montagnes. Accompagné de bons guides, il les traqua jusque dans les endroits les plus inaccessibles, passa les hommes au fil de l’épée et partagea les femmes et les enfants entre ses soldats; mais il eut soin d’envoyer les plus belles à Mohammed Khalid. Cependant ses soldats et ses chevaux peu habitués à cette marche continuelle dans les montagnes s’épuisaient et chargé de butin il se disposait à retourner à Fascher quand lui parvint la nouvelle de la mort du Mahdi.
Dorho, pensant que cet événement inattendu amènerait d’importants changements, n’hésita pas à tirer parti de la situation. Il alla à Kobbe, se déclara indépendant, ne voulant plus obéir aux ordres de Khalid, il eut même l’intention de lui déclarer la guerre et de se rendre maître du Darfour; c’est pourquoi il promit aux émirs qui l’avaient accompagné dans cette expédition à Gebel Marrah de leur céder de grands territoires une fois que le Darfour lui appartiendrait. Ceux-ci reconnurent pourtant que c’était mauvaise politique de se brouiller avec Mohammed Khalid, car ils n’auraient sans doute pas plus à attendre d’Omer que de lui. Ils lui déconseillèrent donc d’agir ainsi et lui offrirent leur médiation auprès de Mohammed.
Le parti d’Omer diminuait de jour en jour et bientôt il reconnut avoir agi sans réflexion.
Le rusé Mohammed Khalid connaissant et respectant la vaillance de son ami Omer voulut le surprendre par un stratagème. Il lui envoya un ami commun, Ali bey Khabir qui devait lui jurer que s’il revenait, il ne lui serait fait aucun mal et qu’il oublierait toute l’affaire, parce que sans la mort inattendue du Mahdi rien n’aurait troublé leurs bonnes relations. Pour satisfaire l’opinion publique Omer woled Dorho devait cependant rentrer à Fascher en pénitent, déclarer qu’il se repentait de sa défection et promettre désormais de servir fidèlement le successeur du Mahdi. C’était la seule condition. Ali Chabir réussit à convaincre Omer de la sincérité de Khalid. D’ailleurs à ce moment-là Omer n’était soutenu que par quelques soldats, les Sheikhiehs et ses compatriotes; force lui était donc de se soumettre à cette humiliation.
Il partit pour Fascher accompagné de ses partisans, mais avant d’entrer dans la ville, il se mit à lui ainsi qu’à son état-major des chaînes autour du cou et se rendit à pied sous la conduite d’Ali Khabir à l’endroit où Mohammed Khalid l’attendait. Pendant le trajet, plusieurs (et l’on prétend même que Mohammed les y avait poussés) se moquèrent d’eux et les ridiculisèrent aux yeux du peuple rassemblé. Dans sa colère Omer s’oublia au point de dire qu’il ne serait jamais venu, s’il avait pu prévoir une telle réception. Mohammed Khalid s’emparant des paroles irréfléchies d’Omer le fit enchaîner et emprisonner ainsi que ses compagnons. Omer furieux commit alors l’imprudence de l’insulter ouvertement.
Mohammed fit aussi enfermer trois anciens officiers, deux officiers égyptiens Ibrahim Seian et Hasan Tcherkessi, ainsi que l’ex-chef de bureau Yacoub Ramsi, parce qu’ils avaient correspondu avec Omer.
Ces derniers, anciens employés du Gouvernement et sans ressources aucunes avouèrent qu’ils avaient en effet écrit à Dorho, mais avant la mort du Mahdi, pour lui demander son appui. Malgré les preuves qu’ils donnaient de leur innocence Mohammed les fit décapiter secrètement eux et Omer, le lendemain au lever du soleil. Ali Khabir à la nouvelle de ce forfait, déclara ouvertement que s’il avait pu même supposer que de telles mesures fussent prises, il n’aurait jamais voulu servir de médiateur. Il regrettait vivement la perte de ses vieux amis, ayant trouvé la mort d’une façon aussi lâche.
Abou Anga se trouvait dans le Kordofan, province entièrement soumise au Mahdi, sauf les habitants des montagnes méridionales qui, traités jusqu’ici en esclaves, se refusaient à lui payer le tribut et à faire le pèlerinage à Omm Derman. Abou Anga se rendit dans ces contrées non seulement pour les soumettre, mais aussi pour augmenter le nombre de ses soldats. Après avoir subi de grandes pertes, il ne réussit qu’à moitié à atteindre son but, car les habitants défendirent vaillamment les montagnes et bien des tribus surent conserver leur indépendance.
Pendant que le Soudan occidental reconnaissait presque entièrement l’autorité du Mahdi, les gouverneurs de Sennaar et de Kassala défendirent encore dans les districts orientaux, leurs postes. Déjà, lors du siège de Khartoum, des bateaux à vapeur étaient allés à Sennaar et étaient revenus à la capitale, chargés de blé. Les tribus de cette province, poussées au combat par le Mahdi, assiégèrent Sennaar sous le commandement de leur grand sheikh Merdi Abou Rof de la tribu de Djihena. Lorsque la famine se fit sentir dans la ville, la brave garnison fit une sortie, chassa les assiégeants et s’empara des provisions du camp ennemi. Le Mahdi pensant que les tribus du pays ne faisaient pas la guerre avec assez d’énergie, leur envoya son cousin Abd el Kerim pour hâter le dénouement. Abd el Kerim, apprenant que la garnison souffrait de la faim voulut prendre la ville d’assaut, mais il fut repoussé et chassé de ses positions. Malgré cette victoire la situation de Sennaar était fort critique; le manque de blé, les combats continuels et l’impossibilité d’obtenir des secours abattirent le courage de la garnison.
Un Abyssin.
Kassala assiégée aussi par l’ennemi, ne pouvait se réapprovisionner malgré plusieurs sorties heureuses. Le Gouvernement égyptien pria alors le roi Jean d’Abyssinie d’intervenir et de secourir les garnisons de Gallabat, de Gira, de Senhit et de Kassala pour les amener à Massaouah. Le gouverneur de Kassala déclara que la garnison de la ville était composée d’indigènes et qu’il ne pouvait leur faire quitter le pays. Pendant ce temps le Mahdi envoya Idris woled Ibrahim et el Husein woled Sarah, avec des troupes pour contraindre la ville à se rendre. Les garnisons de Senhit, de Gira et de Gallabat se sauvèrent sur le territoire abyssin et atteignirent saines et sauves Massaouah. Les tribus arabes qui étaient à l’est de Kassala étaient soumises ou dévouées au Mahdi. Osman Digna avait déjà été nommé émir de ce district tandis que Mohammed Cher avait reçu l’ordre de se rendre à Berber pour occuper Dongola avec les Djaliin et les Barabara après le départ de l’armée anglaise. Telle était la situation du Soudan quand le calife Abdullahi prit le Gouvernement en main. Ce n’est pas sans raison qu’il avait recommandé l’union aux tribus arabes occidentales et attiré leur attention sur le fait qu’elles étaient des étrangères dans la vallée du Nil. Il est aisé de comprendre que les Aulad Belad ou population indigène et surtout les Barabara et les Djaliin ne voyaient pas avec plaisir le règne du calife Abdullahi, qui différait d’eux par le caractère et les idées, car il s’entourerait principalement de ses compatriotes. L’un des premiers actes du calife fut de chasser de son poste d’Amin Bet el Mal, Ahmed woled Soliman qu’il haïssait, sachant qu’il avait donné de grandes sommes aux Ashraf, parents du Mahdi et qui lui étaient hostiles. Il lui ordonna de rendre compte de l’emploi de l’argent qu’il avait entre les mains pendant les années précédentes, n’ignorant pas que le Mahdi avait eu confiance entière en Ahmed et s’était contenté d’un compte rendu verbal sans exiger de reçu. L’impossibilité d’obéir fut une raison suffisante pour le calife afin d’ordonner la confiscation des biens d’Ahmed et de ses employés. Il nomma comme son successeur Ibrahim woled Adlan, de la tribu des Kawahla sur le Nil Bleu. Il avait été presque toute sa vie marchand dans le Kordofan et jouissait des faveurs du calife. Adlan reçut l’ordre de tenir un relevé exact des dépenses et des recettes afin qu’il puisse toujours en rendre compte au calife.
De cette manière il voulait éviter les versements d’argent spontanés à des personnes qui ne jouissaient pas de la faveur du maître.
En même temps que la mort du Mahdi, arriva la nouvelle des défaites de Sennaar et de la retraite d’Abd el Kerim. Le calife reporta alors le commandement sur Abd er Rahman woled en Negoumi auquel la garnison se rendit enfin au mois d’août 1885. Comme d’habitude, la reddition de la ville fut suivie d’une série d’atrocités; les jeunes filles les plus jolies et un riche butin furent envoyés au calife qui en fit distribuer une partie à ses émirs.
Abdullahi détestait Abd el Kerim, cousin du Mahdi et lui ordonna de se rendre à Omm Derman. Abd el Kerim était le représentant du calife Mohammed Chérif. Il avait comme tel, réuni tous les soldats nègres sous ses drapeaux pour aller à Sennaar et déclaré, que fort de sa parenté, il serait toujours prêt à forcer le calife Abdullahi à céder le gouvernement au calife Chérif qui, en qualité de parent le plus proche et de calife du Mahdi était le premier à devoir obtenir le Gouvernement. Parlait-il à la légère ou par vantardise, peu importe? Le calife ayant eu connaissance de sa hardiesse ordonna à Yacoub, son frère, de préparer ses soldats pour recevoir Abd el Kerim. A son arrivée à Khartoum il reçut l’ordre de passer avec ses troupes à Omm Derman et d’y attendre le calife qui désirait le voir, lui et ses hommes.
Le lendemain, Abd el Kerim mettait en ligne ses 600 soldats. Le calife arriva, accompagné des forces préparées par Yacoub, salua très aimablement Abd el Kerim, loua son dévouement et celui de ses soldats pendant le siège de Sennaar et rentra chez lui, après s’être convaincu que la vue de ses armées avait découragé son adversaire. Il invita les deux califes et tous les parents du Mahdi à se rendre chez lui après les prières du soir.
Au coucher du soleil, nous autres moulazeimie étions en tenue pour introduire les visiteurs. Ils furent conduits dans une des cours intérieures et priés de s’asseoir par terre; on étendit des peaux de mouton pour les deux califes et le maître, comme d’habitude, prit place sur un petit angareb. Il se fit lire le document écrit en sa faveur par le Mahdi défunt et accusa formellement Abd el Kerim d’infidélité en présence de tous ceux qui étaient rassemblés. Bien que Abd el Kerim opposa les plus formelles dénégations, il fut néanmoins reconnu coupable et le calife Ali woled Helou saisit l’occasion de se déclarer l’esclave dévoué du calife. Il se basait, en accomplissant cet acte, sur l’ordre que le Mahdi avait donné en mourant de prêter serment d’obéissance au calife comme à lui-même. Abdullahi ne désirant pas paraître très inquiet de la conduite d’Abd el Kerim, lui pardonna généreusement, mais exigea qu’il lui livra tous ses soldats nègres. Le calife Chérif et ses parents furent obligés de se soumettre à cette condition, et Ali woled Helou sur un signe d’Abdullahi suggéra qu’ils devraient tous renouveler leur serment de fidélité. La proposition acceptée; le Coran fut apporté et tous ceux qui étaient là, posant leurs mains sur le volume sacré, jurèrent que c’était leur devoir de livrer au calife tous les soldats nègres et leurs armes. En prenant congé du calife, ils réitérèrent leurs promesses. Ce fut le premier coup porté à ses adversaires; il avait diminué leur pouvoir et les avait réduits à une position subalterne.
Il ne restait que Mohammed Khalid qui, en qualité de proche parent du Mahdi, depuis longtemps, gênait Abdullahi. Le même soir pendant que je causais avec lui des événements du jour, il me dit entre autres choses: «Un régent ne peut partager le pouvoir». Par ce principe il mettait déjà les deux autres califes en dehors et se déclarait maître absolu. Le matin suivant toutes les troupes nègres, les armes et les munitions de Chérif furent livrées à Yacoub qui les attendait devant sa porte. Le calife Ali remit aussi ses soldats qui furent placés provisoirement sous la surveillance du frère d’Abou Anga, Fadhlelmola, qui demeurait dans la caserne d’Omm Derman. Non content de cela, Abdullahi réclama les tambours de guerre et, le lendemain, tous les drapeaux qui jusqu’alors flottaient devant la maison de chaque calife furent réunis aux siens et plantés devant la résidence de Yacoub.
Par des paroles amicales il avait gagné le calife Ali à sa cause et le calife Chérif ne pouvait guère agir autrement que lui. Les soldats et les tambours, signes de l’indépendance, une fois livrés et les drapeaux réunis aux siens, il était publiquement reconnu qu’Abdullahi était seul maître et qu’il fallait lui obéir.
Pendant que ces faits se passaient arriva la nouvelle que Kassala s’était rendue et qu’Osman Digna combattait les Abyssins sous les ordres du Ras Aloula. Bien que les Abyssins fussent victorieux et eussent refoulé Osman Digna jusqu’à Kassala, ils ne le poursuivirent pas plus loin et rentrèrent dans leurs foyers. Osman accusa alors l’ancien gouverneur Ahmed bey Effat d’avoir poussé les Abyssins au combat et d’être encore en relation avec eux. Sans preuve aucune de sa culpabilité, il ordonna qu’on lui attachât, comme à un vil criminel, les mains derrière le dos ainsi qu’à six des premiers magistrats de Kassala, puis il les fit décapiter.
L’émir Idris woled Ibrahim qui, on s’en souvient, avait été envoyé à Kassala reçut l’ordre de revenir à Omm Derman avec soldats, armes, munitions, butin et femmes et de remettre le pays au gouverneur Osman Digna. Le procédé envers le calife Chérif, Abdullahi certes n’en doutait pas, devait lui attirer la haine de tous les parents du Mahdi. Peu lui importait: il voulait les affaiblir et les soumettre à sa puissance. Pour ne pas tourner l’opinion publique contre lui et pour ne pas être accusé de trop de sévérité ou même d’injustice par ceux qui, par piété restaient dévoués au Mahdi, il fit distribuer au calife Chérif et à ses partisans de riches présents en esclaves, en chevaux, en mules, etc. Il eut grand soin de répandre habilement le bruit de ses cadeaux; ses gens louèrent même dans leurs chants sa générosité, sa justice et sa libéralité. Pour rendre sa position encore plus favorable il envoya son parent, mon ami Younis woled ed Dikem et son cousin Othman woled Adam au Kordofan. Il partagea entre eux deux les soldats des califes dépouillés pour les éloigner d’Omm Derman et les habituer à obéir à ses parents. Younis woled ed Dikem devait contraindre à l’émigration la tribu des Djimme qui était riche et forte, mais pas assez dévouée au calife. Othman woled Adam devait se joindre à Abou Anga, et attendre les ordres du calife. Pourtant ils devaient rassembler autant d’esclaves que possible et les habituer au maniement des armes. Younis alla à Dar Djimme dont le grand sheikh Asaker woled Abou Kalam avait été appelé à Omm Derman pour être jeté en prison. Son cousin qui ne voulait pas se soumettre aux ordres de Younis fut tué en essayant de prendre la fuite et la tribu, dépouillée de la plus grande partie de ses biens, dut émigrer. Après qu’elle avait passé le fleuve près de Gos Abou Djouma, Younis s’établit là temporairement et retourna à Omm Derman chercher d’autres ordres. Il avait précédemment envoyé des milliers de bêtes à corne à Khartoum et fut très bien reçu dans cette ville. Le calife le chargea d’escorter la tribu à Woled Abbas, vis-à-vis de Sennaar, où il enverrait d’autres ordres. Younis, qui m’aimait tout particulièrement demanda au calife la permission de m’emmener avec lui pour lui venir en aide ce que le calife refusa net d’abord pour y acquiescer ensuite après une demande plus pressante.
Environ un mois auparavant, mes serviteurs restés à El Obeïd avec leurs femmes, qui avaient été retenus par Sejjid Mahmoud en allant au Darfour, furent amenés vers moi par ordre du calife après qu’on leur eût volé leurs biens, comme c’était devenu l’habitude. Trois serviteurs mécontents de leur sort chez moi me quittèrent. Je les remis à Fadhlelmola qui les incorpora dans ses troupes. Il ne me restait donc plus que quatre serviteurs avec leurs femmes; lorsque le calife me donna l’ordre du départ, je lui demandai d’en prendre trois avec moi.
«Tu n’as pas besoin de te faire accompagner de domestiques, me dit le calife, laisse les tous ici, ne t’en inquiète pas, j’en prendrai soin et soit moi, soit Younis, nous veillerons à ce que tu voyages confortablement. J’ai confiance en toi et j’espère que tu la justifieras. Remplis les ordres de Younis et tu seras sûr de mon amitié. Va maintenant vers lui et annonce lui que je t’ai permis de l’accompagner.»
Younis fut fort heureux que le calife eut accédé à son désir. Il promit de me rendre la vie aussi agréable que possible et parla tant et si vite que je ne compris que la moitié de ses paroles. Quant à moi j’étais heureux de pouvoir m’éloigner d’Omm Derman et de mon tyran et me laissai bercer par la douce espérance de trouver en voyage une occasion de sortir des griffes de mes bourreaux!
Un moulazem me rappela auprès du calife.
«As-tu dit à Younis que tu l’accompagnerais?» me demanda-t-il à mon arrivée. Sur ma réponse affirmative, il me fit asseoir et recommença de nouveau à me donner des conseils.
«Je t’engage, dit-il, à me servir fidèlement, je te considère comme mon fils et j’ai à ton égard les meilleures intentions. Le Coran promet une récompense aux fidèles et condamne les traîtres; Younis t’aime et écoutera tes avis. Si tu vois qu’il entreprend quelque chose de désavantageux, avertis-le. C’est ton maître, cependant je lui ai dit que je te considérais comme mon fils et il t’écoutera.»
«Je m’efforcerai d’accomplir tes désirs, répondis-je, mais Younis est le maître, il agira à son idée; je te prie de ne pas attribuer à ma mauvaise volonté et de ne pas me rendre responsable, s’il arrive quelque chose qui te déplaise.»
«Tu n’as que le droit de parler et non celui d’agir; s’il t’écoute, c’est bon; sinon, c’est son affaire,» dit le calife; puis, il se mit alors à m’entretenir du Darfour. Il m’apprit que depuis longtemps il avait ordonné à Mohammed Khalid de venir dans le Kordofan avec toutes ses armées et de laisser au Darfour quelqu’un de sûr qui put le remplacer. Mohammed avait répondu qu’il ne trouvait personne dans sa parenté; mais après des appels réitérés il était maintenant sur le point de venir et se trouvait peut-être en chemin.
«Crois-tu qu’il vienne et qu’il suive exactement mes ordres? me demanda le calife. Voyons, tu le connais mieux que les autres.»
«Sans doute, il viendra, répondis-je, car il est trop peureux pour oser résister.»
«J’espère que tel est le cas, dit-il, car un subalterne peureux est plus facile à guider qu’un brave qui regimbe.» L’entretien durait depuis longtemps et j’allais demander la permission de me retirer lorsque le calife fit signe à un eunuque de s’approcher et lui parla à voix basse. Je connaissais mon maître; cette action ne m’annonça rien de bon.
«Je t’ai déjà ordonné de ne pas fatiguer davantage tes serviteurs qui arrivent de voyage et de me les laisser; Younis s’occupera d’eux. Je veux te donner une femme, afin que si tu tombes malade, tu aies quelqu’un pour te soigner. Elle est bien faite et non comme celle qu’Ahmed woled Soliman t’a envoyée,» ajouta-t-il en riant et en faisant signe à la femme qui venait d’entrer, de s’approcher de nous.
Elle enleva son voile; et je dus reconnaître que malgré sa couleur noire elle était très jolie.
«Elle a été ma femme, elle est bonne et patiente, ajouta-t-il. Mais j’en ai beaucoup, c’est pourquoi je lui donne la liberté. Tu mérites de la posséder.»
J’étais fort embarrassé et réfléchissais au moyen de refuser le don sans offenser le donateur.
«Maître, permets-moi de parler franchement.»
«Sans doute, tu es chez toi ici, parle!»
«Eh bien! puisque je suis chez moi et que je n’ai rien à craindre, dis-je modestement, cette femme a été à toi et par cela même a droit à beaucoup d’égards. Il est vrai que je pourrai la combler de soins, mais, Seigneur, cela ne peut être que moi ton serviteur je fasse de ta femme la mienne. Ne me disais-tu pas toi-même que tu me considérais comme un fils?» Puis je baissai les yeux d’un air embarrassé et m’inclinai.
«Pardonne-moi, mais je ne puis accepter ton cadeau.» J’attendis sa réponse avec inquiétude.
«Tu as bien parlé et je te pardonne», dit-il, en faisant signe à la femme de s’éloigner. «Almas», cria-t-il à l’eunuque, «apporte moi ma gioubbe blanche!» Il me la tendit: «Prends cette gioubbe, je l’ai souvent portée et elle a été souvent bénie par le Mahdi. Des milliers d’hommes te l’envieront. Garde ce cadeau, il te donnera bonheur et bénédiction.» Joyeux, j’acceptai le présent et touchai de mes lèvres la main qu’il me tendit. En vérité j’étais heureux d’avoir pu me débarrasser de la femme en échange de la gioubbe bénie.
Younis avait fixé son départ pour le soir. Le calife m’appela de nouveau et m’exhorta encore une fois à la fidélité et à l’obéissance.
Le soir nous quittâmes Omm Derman sur le vapeur «Borden» qui avait été mis à flot et atteignîmes Gos Abou Djouma deux jours après. Selon les ordres du calife, devant conduire rapidement les habitants de Djouma à Woled Abbas, nous demandâmes des chameaux à la tribu des Beni Heissein pour porter les outres. Younis prit grand soin de moi, me donna un de ses chevaux, deux esclaves et deux anciens soldats pour me servir. Notre expédition était composée de 10,000 hommes dont 7000 environ appartenaient aux Djimme et d’un grand nombre de femmes et d’enfants. Je partageai entre eux les chameaux et les outres et nous nous préparâmes pour le départ. Notre route passait par Segedi Moije où se trouvaient seulement deux fontaines. Lorsque nous traversâmes la plaine qui s’étend entre Kaua et Segedi Moije et qui, comme je l’ai dit plus haut, s’appelle tebki-tuskut (tu pleures et te tais); je pensais aux nombreux combats et au sang répandu là pour le Soudan. Le chemin était jonché des os des rebelles qui, chassés par Salih, avaient succombé à la soif. Le troisième jour nous atteignîmes les bords du Nil Bleu, laissant Sennaar à droite, à portée de canon. Il nous avait été interdit par le calife de passer par cette ville ressemblant à un monceau de ruines, abandonnée par ses habitants qui avaient combattu encore longtemps après la mort du Mahdi. Il craignait que cela ne nous portât malheur. Nous traversâmes le Nil Bleu, large d’environ 100 mètres, sur des bateaux préparés dans ce but: le passage dura plusieurs jours. Juste au nord de Woled Abbas se trouve un monticule sablonneux. Nous le choisîmes pour nous établir, car tout autour se trouvent des plaines inhabitables en temps de pluie. Toutes mes pensées se concentraient sur un moyen de fuir. Mais comme la plupart des soldats étaient dévoués au nouveau régime, il me fallait user de prudence dans le choix de mes confidents. Peu de temps après notre arrivée, je reçus (à Woled Abbas) une lettre du calife contenant ce qui suit: «Au nom de Dieu, bon et miséricordieux! l’esclave de Dieu, Sejjid Abdullahi ibn es Sejjid Mohammed par la grâce de Dieu calife el Mahdi, que la paix soit avec lui! à notre frère en Dieu Abd el Kadir Saladin! Après cette salutation de paix je t’informe que je n’ai pas reçu de tes nouvelles depuis ton départ et Dieu veuille que cependant tu te portes bien. Tu as entendu mes conseils et tu as bu à la source de mon éloquence, je t’ai exhorté à la fidélité et tu remplis tes promesses, j’en suis sûr. Aujourd’hui j’ai reçu une lettre d’un ami du Mahdi qui m’annonce que ta femme est arrivée à Korosko, hors du pays des infidèles; et qu’elle paie des gens qui devront te rejoindre pour te ramener vers elle. On m’a assuré que tu savais tout cela. Je te recommande donc de rester croyant en la foi du Prophète et de remplir ton devoir honnêtement. J’ajoute que je n’ai aucun doute sur ta fidélité; je te souhaite la paix et t’envoie mes salutations.»
En même temps, Younis recevait une lettre qui lui faisait part des bruits répandus sur moi à Berber et le chargeait de me surveiller très sévèrement; son secrétaire me dit cela en confidence. Je ne comprenais pas bien pourquoi le calife m’avait écrit. Younis ne me dit pas avoir reçu des ordres et en apparence fut encore plus aimable envers moi que d’habitude; cependant nuit et jour j’étais surveillé de près. Quelques jours après, comme il fallait par l’ordre du calife conduire en bateau quelques centaines d’Arabes de la tribu des Djimme à Omm Derman, Younis m’ordonna de les accompagner pour rendre compte verbalement de la situation au calife. Je compris parfaitement qu’il désirait se débarrasser de la responsabilité de m’avoir avec lui.
Lorsque je pris congé de Younis il m’entretint d’abord sur différents sujets dont je devais parler au calife et exprima l’espérance que je reviendrais bientôt auprès de lui, puis il me dit: «Si tu veux rester auprès de notre maître le calife ou s’il a besoin de toi à Omm Derman, désires-tu que je t’envoie le cheval que je t’ai donné ou faut-il le garder ici?»
Je répondis que je tenais à ce qu’il gardât le cheval, car j’étais persuadé que, rentré à Omm Derman, il me faudrait marcher nu-pieds. En souvenir de son amitié, Younis me donna 100 écus pour le voyage et me recommanda par lettre à la bienveillance du calife. Deux jours après mon départ de Woled Abbas, j’atteignis Omm Derman, remis à Yacoub les Djimme qui m’avaient été confiés et fus ensuite reçu par le calife.
Il fit semblant d’être très étonné de me voir à Omm Derman car, il s’était imaginé qu’il m’aurait été dur de quitter Younis même pour une heure. Paroles en l’air; car je savais bien que mon retour à Omm Derman était arrangé entre lui et Younis. Il me permit d’aller chez moi pour saluer mes gens et m’ordonna de revenir auprès de lui pour recevoir ses ordres. Lorsque, le soir, je me retrouvai seul avec lui, vite il en vint à parler des nouvelles qu’il avait reçues de Berber. Je lui affirmai qu’elles avaient été inspirées, soit par mauvais esprit, soit par une erreur, que je n’avais jamais été marié et que par conséquent je n’avais point de femme me cherchant ou désirant mon retour, mais que si jamais quelqu’un venait m’encourager à la fuite, je m’empresserais de l’avertir.
Il me tranquillisa disant qu’il n’avait pas ajouté foi à ces nouvelles et me demanda pour finir notre entretien si je préférais rester auprès de lui ou retourner vers Younis? Je devinai ce qu’il voulait et l’assurai qu’à aucun prix je ne me séparerais de nouveau de lui et que les jours que je passais en sa compagnie comptaient parmi les plus heureux de ma vie. Quoique réjoui par mes paroles flatteuses, il ne manqua pas de me rappeler d’un ton très sérieux, d’être fidèle et de n’avoir de rapports qu’avec des gens de sa maison. Il m’ordonna ensuite de me tenir à sa porte comme autrefois.
Lorsque je le quittai, j’étais convaincu que sa méfiance à mon égard avait pris des racines encore plus profondes qu’auparavant et ne cesserait d’augmenter.
A ce moment là, les forces d’El Obeïd comprenaient environ 200 vieux soldats renforcés par une compagnie de mes anciens fantassins de Dara. Non seulement ils servaient à combattre les habitants de Gebel Deier, en continuelle hostilité avec les Mahdistes, leur enlevant leur bétail et leurs esclaves, mais encore ils devaient aussi construire les maisons des émirs et comme récompense on les traitait en esclaves. Indignés, ils jurèrent de reconquérir leur liberté. Fadhlelmola Bachit, puis Chergherib, un de mes anciens serviteurs qui avait été retenu à El Obeïd, et Bechir, un ancien sous-officier étaient les meneurs de la conspiration et je suis encore à me demander comment les Mahdistes ne la découvrirent pas. Sejjid Mahmoud, le premier émir d’El Obeïd, proche parent du Mahdi, avait été appelé à Omm Derman et les soldats crurent alors le moment venu de mettre leur projet à exécution.
Un matin les habitants d’El Obeïd entendirent avec étonnement le bruit d’une violente fusillade. Les soldats s’étaient emparés de la maison isolée qui contenait les munitions, s’y étaient retranchés et avaient ouvert sur les Derviches un feu continu qui les chassa. Ils avaient aussi amené là leurs femmes et leurs enfants. Les Derviches n’ayant que peu d’armes à feu se retirèrent dans les bâtiments gouvernementaux et en barricadèrent les portes. Forts de leur succès, les soldats essayèrent même de forcer la Moudirieh, mais après de vains efforts, y renoncèrent. Abd er Rahman el Bornaoui, autrefois un de mes plus braves sous-officiers, fut tué. Les Derviches ne perdirent que Woled el Hachmi, exécré par les soldats à cause de sa manière d’être arrogant. Si les soldats avaient eu une bonne direction, El Obeïd serait sûrement tombée entre leurs mains. Ils désiraient seulement reconquérir leur liberté. Ils passèrent la nuit dans les poudrières où de nombreux esclaves se joignirent à eux saisissant cette occasion d’abandonner leurs maîtres. Le lendemain les habitants de la ville et les Mahdistes essayèrent de les traquer mais ils furent repoussés avec des pertes sensibles. Les soldats avides de liberté, quittant El Obeïd, se rendirent dans les montagnes de Nubie, après avoir saccagé les maisons et s’être emparés des femmes qu’ils y trouvèrent. Les Derviches essayèrent de les poursuivre, mais les soldats confiants en leur bonne étoile les défirent complètement. Leur émir Ali woled Abdullahi, natif de woled Médine, autrefois officier à Dara, avait eu connaissance de la conspiration, mais par crainte de l’insuccès ne s’était pas joint à eux. Il fut saisi par les Gellaba et décapité malgré ses prétentions à l’innocence.
Sejjid Mahmoud apprenant ces événements à Omm Derman en informa immédiatement le calife et ce dernier lui permit de rentrer à El Obeïd pour aller y chercher sa famille et tous les parents du Mahdi. Mais Mahmoud pensant regagner les faveurs du calife, voulut punir les rebelles, il rassembla tous les hommes valides d’El Obeïd et ses environs et se mit en marche contre les soldats. Ceux-ci avaient pris leurs positions à Niuma et Kolfan dans les montagnes de Nubie, ils y avaient établi une espèce de république militaire et choisi comme chef l’ancien sergent Bechir. Ce dernier donna ordre de ne pas gaspiller les munitions et défendit, sous peine de punition, de prononcer le nom du Mahdi; ils ne reconnaissaient comme maître que le vice-roi.
Arrivé à proximité de leur camp Sejjid Mahmoud leur envoya d’abord des parlementaires leur affirmant qu’il les aimait comme ses propres enfants et leur accorderait pardon entier s’ils se soumettaient. Les soldats lui répondirent en se moquant: que l’amour qu’il avait pour eux était réciproque mais qu’il devait venir s’en assurer lui-même. L’assaut de la montagne ne tarda pas. Mahmoud brandissant sa bannière à la tête de ses troupes fut tué. Plusieurs de ses fidèles voulant cacher son cadavre subirent le même sort. Le reste de ses gens qui ne l’avait suivi qu’à son corps défendant, se dispersa de tous côtés et rentra dans ses foyers qu’il n’atteignit qu’après avoir subi de grandes pertes étant poursuivi par ses ennemis. Abou Anga qui se trouvait à quelques journées seulement du théâtre de la guerre, demanda au calife la permission de châtier les rebelles jusque là victorieux. Mais le calife le lui interdit formellement; il avait autre chose de plus important à faire; il devait attendre Mohammed Khalid. Le calife déclara à Omm Derman que Sejjid Mahmoud avait été justement puni par le ciel d’avoir par ambition et désir de vengeance attaqué les rebelles contre sa volonté.
Mohammed Khalid avait déjà souvent reçu des lettres du calife pour l’inviter à se rendre à Omm Derman où de très hautes fonctions et des honneurs l’attendaient. Il allait partir; tout était prêt quand un écrit du calife le mit au courant des mesures prises contre le calife Chérif et les parents du Mahdi défunt. Le calife se plaignait à Khalid de ce que ses gens l’avaient par leurs actions forcé d’agir ainsi et le priait de hâter son voyage pensant que son sens commun pratique aurait une bonne influence sur Chérif et ses partisans. Mohamed Khalid confiant en ces paroles, voulut se rendre utile à ses parents; il hâta son voyage et campait déjà à Bara. Il avait sous ses ordres des forces considérables, car il avait obligé une grande partie de la population du Darfour à le suivre, mais elle ne le faisait qu’à contre-cœur. Il avait plus de 1000 chevaux de 3000 fusils et au moins 20,000 fantassins. Longtemps avant l’arrivée de Mohammed Khalid, Abou Anga qui avait plus de 5000 fusils avait reçu des instructions secrètes du calife. Aussi lorsque Khalid eut fixé son camp à Bara, Abou Anga s’y rendit à marches forcées et un matin au point du jour, tout le camp fut cerné par des troupes qui, en cas de résistance étaient prêtes à exécuter les ordres reçus.
Abou Anga fit chercher Mohammed Khalid, lui remit l’ordre du calife qui exigeait en signe de fidélité qu’il livrât au commandant en chef Abou Anga lui-même, soldats et chevaux, ce à quoi Khalid se déclara prêt. Sans oser s’éloigner d’Abou Anga, il donna les ordres nécessaires et en peu de temps les troupes du Darfour furent partagées entre les officiers subalternes et encadrées dans leurs régiments. Là-dessus Abou Anga rassembla les émirs venus avec Khalid, leur lut un message flatteur du calife dans lequel il leur laissait le libre choix de se placer sous le commandement d’Abou Anga et de rester auprès de lui ou d’aller à Omm Derman; chacun pouvait décider ce qu’il considérerait comme le plus avantageux pour lui. Mohammed Khalid et ses parents furent ensuite arrêtés par Abou Anga; leurs biens furent confisqués ainsi que tous les trésors accumulés au Bet el Mal. Saïd bey Djouma, qui déjà depuis le siège de Khartoum était commandant de l’artillerie chez Abou Anga, recevait la permission de celui-ci de reprendre possession de ses esclaves, femmes et biens, que Khalid lui avait enlevés à Fascher. Ce dernier fut enchaîné, envoyé à El Obeïd, et eut là le loisir de se souvenir des aimables lettres du calife qui lui prouvaient que promettre et tenir font deux.
Le calife avait tout lieu d’être satisfait de son œuvre. Il avait porté à ses adversaires un coup irréparable en les privant des armées de Mohammed sur lesquelles ils avaient compté, tandis que les forces d’Abou Anga s’en trouvaient augmentées. Il avait en outre agrandi son propre parti au moyen des émirs et de leurs adhérents venus du Darfour avec Khalid et qui dans la vallée du Nil passaient pour ses compatriotes. La plus grande partie d’entre eux s’était décidée à aller à Omm Derman où ils furent reçus avec joie par le calife qui les combla d’honneurs.
Abou Anga reçut l’ordre d’exterminer les rebelles à Kolfan. Ils se considéraient après leur victoire sur Sejjid Mahmoud comme les maîtres du pays et n’hésitèrent pas à opprimer la population. Comme d’habitude, les dissensions éclatèrent parmi eux après la victoire et plusieurs avaient quitté leur chef et regagné leurs foyers; ils appartenaient à des tribus différentes, par suite l’esprit de solidarité leur était inconnu. Lorsque Abou Anga se trouva à proximité du camp fortifié, mon ancien serviteur, Chergerib, qui comprenait que leur désunion ne laissait pas espérer le succès, vint à sa rencontre avec sa femme. Il déclara qu’il était las de combattre et se rendait sans condition attendant sa punition, demandant seulement la faveur de pouvoir se justifier. Il raconta à Abou Anga que, lorsqu’il était mon domestique, il était venu du Darfour et que Sejjid Mahmoud l’avait, avec d’autres morts maintenant, empêché par la force de continuer leur route. De colère et indigné des vexations incessantes auxquelles il était exposé, il avait en effet pris part aux combats d’une façon très remarquable. Maintenant il désirait ou être gracié et pouvoir me rejoindre à Omm Derman ou expier sa faute. Abou Anga, dont le père avait été esclave, eut pitié de ses compatriotes; il haïssait les Gellaba et était persuadé que les soldats ne s’étaient révoltés que poussés par les mauvais traitements. C’est pourquoi, il pardonna généreusement à Chergerib en souvenir, dit-il, de ses bonnes relations avec moi et pour m’honorer dans ma position comme moulazem du calife. Il m’envoya une lettre m’annonçant que pour le moment Chergerib était auprès de lui et attendrait l’occasion propice pour me rejoindre.
Bechir ne voulut pas se rendre; attaqué le lendemain par Abou Anga il fut tué en se défendant héroïquement ainsi que Fadhlelmola et quelques-uns de ses fidèles soldats. La plus grande partie s’était éloignée pendant la nuit et se tenait cachée dans des endroits connus d’eux seuls jusqu’à ce qu’ils acceptassent le pardon offert et se rendissent. Abou Anga entraîné par ses succès permit à ses hommes de piller les villages, de se nourrir à leurs dépens et d’emmener tous les esclaves.
Il laissa à El Obeïd, pour le remplacer, le cousin du calife Othman woled Adam et le calife ordonna que le Darfour fut aussi placé sous ses ordres, où l’émir Sultan Youssouf, fils du sultan Ibrahim tué par Zobeïr remplissait les fonctions de gouverneur.
J’appris d’un marchand arrivé récemment du Kordofan que mon ami Ohrwalder avait quitté El Obeïd et arriverait prochainement à Omm Derman. Je savais bien qu’il ne me serait pas facile de le voir mais l’idée qu’un compatriote se trouvait non loin de moi me remplissait de joie.
Je restais assis à la porte de mon maître toujours prêt à lui obéir. Quelquefois il m’adressait amicalement la parole et m’invitait à dîner avec lui; d’autres fois, sans rime ni raison, il me laissait complètement à l’écart ou m’honorait de méchants regards remplis de haine. Cette versatilité était un des traits marquants de son caractère et le calife trouvait que je devais non seulement souffrir de ce traitement mais qu’il servait à mon éducation. Envers mes camarades, je feignais d’être totalement désintéressé des événements et de l’issue des batailles car le calife s’informant en secret de mes opinions et de ma conduite auprès d’eux, je ne voulais pas exciter sa méfiance. En réalité, j’observais tout ce qui se passait autant que ma position me le permettait, mais sous le voile de l’indifférence, et me le gravais autant que possible dans la mémoire puisqu’il m’était expressément défendu d’écrire. Le calife contribuait très peu à l’entretien de ma maison et ne m’envoyait que par occasion quelques ardebs de blé, une vache ou un mouton. Ibrahim Adlan que j’avais connu au temps du gouvernement égyptien me remettait tous les mois 10 à 20 écus; et quelques employés et marchands, mieux placés que moi, me faisaient parvenir secrètement de petites sommes d’argent. De cette façon, quoique pauvre, il ne me manquait aucune des choses nécessaires et je ne sentais que rarement ma position précaire; dans tous les cas, j’étais beaucoup mieux que mon pauvre ami Lupton, auquel le calife avait promis des secours, mais n’en donnait aucun. Lupton avait par contre une certaine liberté, il pouvait aller et venir dans la ville, fréquenter qui il voulait, n’avait pas l’obligation de dire journellement les cinq prières dans la mosquée; malgré cela, sa vie n’était que tristesses et épreuves. J’avais bien prié Ibrahim Adlan de lui venir en aide, ce qu’il avait fait, mais cela ne lui suffisait pas et il était forcé quoique ce ne fut pas sa profession de raccommoder de vieilles armes pour suffire au moins aux besoins les plus pressants. Comme il avait été autrefois officier de la marine marchande anglaise, il s’entendait un peu à la mécanique. Un jour que je le rencontrai dans la mosquée et que j’échangeai quelques mots avec lui, il se plaignît de sa situation. Je lui proposai de l’aider à se procurer une place à l’arsenal ne pouvant le secourir suffisamment autrement. L’idée lui plut. Quelques jours après, il arriva que le calife étant de bonne humeur se montra agréable envers moi. Abou Anga lui avait envoyé en cadeau, un jeune cheval, de l’argent et des esclaves de Khalid. Il m’ordonna de dîner avec lui et dans le cours de la conversation, je réussis à lui parler des navires et de leurs machines qui restaient un mystère pour lui.
«Les bateaux, dis-je, ont besoin d’hommes compétents pour les surveiller et les réparer. Comme un grand nombre des ouvriers de l’arsenal a péri lors du siège de Khartoum, je suppose que vous aurez eu de la peine à les remplacer?»
«Mais que faut-il faire? dit le calife; ces bateaux me sont d’une grande utilité et je tiens à les conserver.»
«Abdullahi Lupton, dis-je en réfléchissant, était autrefois ingénieur sur un vapeur, si on lui donnait une bonne paie mensuelle, il se rendrait sûrement très utile.»
«Parle-lui, me dit-il d’un air joyeux, afin qu’il accepte de son plein gré cette place; car s’il y était forcé, je crois, bien que je ne comprenne rien à ces affaires, qu’il ferait mal son devoir, je dirai à Ibrahim Adlan de bien le payer.»
«Je ne sais pas où il est et ne l’ai pas vu depuis longtemps, répondis-je, cependant je m’informerai, il est sans doute prêt à te servir.»
Le jour suivant, je fis chercher Lupton; je lui racontai mon entretien avec le calife et j’eus à peine besoin de lui recommander d’être aussi peu utile que possible à nos ennemis. Il me tranquillisa en me disant que les machines des vapeurs sur lesquelles il ne possédait que quelques notions théoriques élémentaires deviendraient sous sa surveillance plutôt mauvaises que bonnes et que, ce n’était que poussé par le besoin qu’il acceptait une telle situation. Le calife avait déjà parlé à Ibrahim Adlan; le même soir, Lupton me fit savoir qu’il était nommé employé de l’arsenal et recevait 40 écus par mois ce qui lui suffisait pour vivre lui et sa famille. Le calife saisit cette occasion pour renvoyer Sejjid Tahir, oncle du Mahdi, autrefois menuisier au Kordofan qui, par son neveu, avait obtenu la place de directeur de l’arsenal et se distinguait d’un côté, par sa grande ignorance et de l’autre par une infidélité plus grande encore. Il vendait secrètement du fer et des matériaux de guerre aux marchands. Il fut remplacé par un Egyptien né au Soudan trop timide pour ne pas être honnête.
Le calife trouva alors que les Arabes Kababish qui habitaient le désert au nord du Kordofan jusqu’à Dongola et dont les troupeaux paissaient jusqu’à Omm Derman n’étaient pas selon lui assez soumis. Il ordonna donc à Ibrahim Adlan de confisquer tout ce qu’ils avaient sous le prétexte qu’il leur avait souvent demandé de faire un pèlerinage à Omm Derman et qu’ils n’avaient pas obéi. Tous les troupeaux leur furent enlevés. Cette tribu avait longtemps fait le commerce de la gomme et possédait beaucoup d’argent, que selon leurs coutumes ils avaient enfoui dans le désert à un endroit connu d’eux seuls. Des tortures de toutes espèces les forcèrent de trahir leur cachette et de livrer leur fortune; de fortes sommes grossirent une fois de plus le Bet el Mal. Malgré cela, ils ne firent pas grande résistance. Seulement Salih bey, le sheikh principal, frère du sheikh et Tom qui avait été décapité par le Mahdi rassembla ses nombreux parents et partit pour l’oasis de Omm Badr où personne n’osa le poursuivre. Le calife lui envoya alors deux sheikhs bien connus, Woled Nubaoui de la tribu des Beni Djerar et Henetir de celle des Maalia pour lui demander de venir à Omm Derman lui promettant grâce entière et sa nomination comme émir des Kababish. Salih bey écouta tranquillement leur offre mit dans sa bouche au grand étonnement des envoyés, de ce tabac tant détesté par les Mahdistes et répondit: «Bien, j’ai compris. Le calife me pardonne entièrement et désire que j’aille à Omm Derman; mais supposons qu’arrivé là, le Prophète apparaisse au calife, car nous savons que le calife n’agit que d’après les inspirations du Prophète, et lui ordonne de ne pas me pardonner, qu’arrivera-t-il?»
Les envoyés ne surent pas répondre d’une manière satisfaisante à cette question et retournèrent vers le calife, chacun ayant reçu un chameau; ils rapportèrent fidèlement les paroles du sheikh Salih qui mirent le calife dans une grande colère. Beaucoup de Kababish dépouillés de leurs biens s’enfuirent à Omm Badr et en peu de temps il se trouva là une puissance sinon menaçante du moins fort incommode pour le calife. Le bétail, les chameaux des Kababish furent mis publiquement en vente à Omm Derman par le Bet el Mal. Le prix de la viande baissa, mais par contre le prix du grain augmenta.
La cause venait de ce que Younis permettait à ses hommes d’agir à leur guise dans le Ghezireh, le grenier d’Omm Derman. Des milliers de Djimmé avec leurs femmes et leurs enfants dépouillés peu à peu par Younis, formèrent pour se nourrir de véritables bandes de brigands. Ils ne se contentaient pas du blé, mais s’appropriaient tout. Aucune sécurité n’existant plus, les habitants du Ghezireh cessèrent de se livrer à l’agriculture. Leurs provisions de blé diminuèrent de jour en jour tandis que les troupes de Younis, à son grand plaisir, s’augmentaient d’esclaves échappés et d’hommes sans feu ni lieu. Le but du calife était d’affaiblir ainsi le pouvoir des gens du Ghezireh qui appartenaient au parti du calife Chérif. Craignant toutefois que le blé ne vint à manquer complètement, il fit revenir Younis avec toutes ses armées à Omm Derman. Celles-ci s’approprièrent tout ce qu’elles trouvèrent sur leur passage de sorte qu’elles entrèrent dans la capitale du Mahdi, chargées de butin, comme des conquérants. Younis reçut l’ordre de se fixer avec ses soldats au sud du fort d’Omm Derman d’où vient le nom qui subsiste encore aujourd’hui Dem Younis. Peu après son arrivée, le bruit courut que les Abyssins avaient attaqué Gallabat. On disait qu’un certain Haggi Ali woled Salem de la tribu des Kawalha, demeurant à Gallabat et autrefois en relations commerciales avec l’Abyssinie, ayant été nommé émir de ses compatriotes par le Mahdi, avait attaqué l’Abyssinie et détruit l’église de Rabta.
Salih Shanga de la tribu des Takarir résidant à Gallabat et autrefois un des personnages importants du pays avait quitté cette ville après l’évacuation de la garnison égyptienne, et s’était établi en Abyssinie pendant que son cousin Ahmed woled Arbab était nommé émir du pays par le Mahdi. Le Ras Adal, gouverneur d’Amhara exigeait de lui qu’on lui livrât le perturbateur de la paix Haggi Ali woled Salem. On refusa; il rassembla alors ses soldats et tomba sur Gallabat. Ahmed woled réunit ses partisans et attendit l’ennemi hors de la ville avec environ 6,000 hommes.
La rencontre fut terrible; les Abyssins étaient bien dix fois plus nombreux; en peu d’instants, l’armée d’Arbab fut cernée, massacrée; Arbab lui-même fut tué, et peu réussirent à s’échapper. Les Abyssins mutilèrent les morts, mais respectèrent le cadavre d’Arbab par égard pour Salih Shanga. Les munitions étaient gardées par un Egyptien dans une maison isolée non loin de la ville. Sommé de se rendre, il refusa, mais les Abyssins voulant le prendre d’assaut, il fit sauter le magasin et fut lui-même une des premières victimes. Les femmes et les enfants des vaincus furent emmenés en esclavage, la ville réduite en cendres et Gallabat pendant longtemps ne fut plus qu’un champ de cadavres visité par les hyènes. Lorsque la nouvelle de l’anéantissement de l’armée d’Arbab arriva au calife, il écrivit au roi Jean pour le prier de rendre la liberté aux femmes et aux enfants contre une somme d’argent qu’il pouvait fixer lui-même. En même temps il donna ordre à Younis de se rendre à Gallabat avec toutes les forces dont il pouvait disposer et d’y attendre ses ordres. Le calife Abdullahi lui-même ainsi que les deux autres califes et un grand nombre de partisans traversèrent le fleuve pour rejoindre l’armée de Younis. Il resta trois jours au milieu des troupes, bénit les guerriers à leur départ et rentra à Omm Derman.
J’appris alors que Gustave Kloss qui m’avait quitté depuis longtemps et avait cherché à gagner sa vie à Omm Derman d’où il s’était enfui et que je croyais retourné sain et sauf dans sa patrie, avait succombé aux fatigues du voyage. Cette nouvelle me fut apportée par des marchands venant de Ghedaref.
Abd er Rahman woled Negoumi et Haggi Mohammed Abou Gerger durent occuper avec leurs soldats: le premier, Dongola; le second, Kassala. Osman Digna reçut, de son côté, le commandement sur les tribus arabes domiciliées au nord de Kassala jusqu’à Souakim. Le calife n’avait pas grande confiance dans les deux premiers, car ils appartenaient ainsi que leurs hommes aux tribus de la vallée du Nil; c’est pourquoi il nomma en qualité de représentants deux de ses plus proches parents Mous’id woled Gedoum et Hamed woled Ali pour les surveiller. Les soldats s’habitueraient ainsi peu à peu à se trouver sous les ordres de ses parents.
Par ce fait que presque tout le Soudan était soumis, les causes de guerre et l’occasion de faire du butin diminuaient tandis que le calife et ses émirs agrandissaient le train de leurs maisons, vivaient d’une façon plus luxueuse et avaient besoin pour cela de sommes très considérables. Il fallait songer à découvrir de nouvelles sources de revenus. Le nombre des gens du calife et de ses moulazeimie armés augmentait chaque jour et il fallait bien subvenir à leur entretien. En outre, les cadeaux que le calife devait faire aux personnages influents qu’il voulait gagner secrètement à ses intérêts lui coûtaient énormément. Il chargea donc Ibrahim Adlan du règlement des finances. Les revenus du Soudan se décomposaient ainsi qu’il suit:
1º L’impôt de capitation dont chacun devait s’acquitter en livrant une certaine quantité de blé ou l’équivalent en argent, à la fin du jeûne du Ramadan.
Tout homme et même tout enfant y était astreint de sorte que d’après le total de ce revenu on aurait pu savoir exactement le nombre des habitants si la loi avait été appliquée sévèrement.
2º Le zeka fut prélevé sur le blé, le bétail et l’argent, suivant la sheria mohammedia.
Les employés nécessaires à la perception de ces impôts étaient présentés par Yacoub Ibrahim, puis, confirmés dans leurs fonctions par le calife. Ils devaient tenir un compte exact et journalier de leurs rentrées qu’ils devaient remettre au Bet el Mal.
On chercha aussi à régler les dépenses. On défendit à Ibrahim Adlan de disposer de l’argent suivant son bon plaisir ce qui jusqu’alors était de règle; on verserait chaque mois des sommes fixes aux personnes dont le service était indispensable au calife, comme les cadis, les secrétaires, les chefs des moulazeimie, etc. Ces gages étaient si minimes qu’ils suffisaient à peine aux besoins les plus urgents de la vie; ainsi le premier cadi qui portait le titre de cadi el Islam ne touchait que 40 écus, les secrétaires du calife 30 écus chacun par mois, et ainsi de suite. Même le calife Chérif et ses parents ne recevaient de l’argent que sur les ordres spéciaux du calife, tandis que le calife Ali woled Helou, qui grâce à sa soumission et à son obéissance jouissait des faveurs du calife, percevait une somme beaucoup plus forte.
La plus grande partie des revenus du Soudan faisait retour naturellement au calife et à sa famille et servait à soutenir les tribus occidentales. Pour augmenter ces revenus on loua les endroits de passage le long de tout le fleuve; on installa une savonnerie et on déclara que la fabrication du savon était un monopole.
Un jour que le calife traversait par hasard la ville à cheval, sans but déterminé, son odorat délicat fut frappé d’une odeur singulière. Il ordonna d’en rechercher la cause et bientôt on lui amena un individu à demi-nu tenant une casserole dans laquelle il avait fabriqué du savon. Le calife fit emprisonner le récalcitrant et confisquer ses biens: qui consistaient en sa casserole et un angareb!
Dans le Bet el Mal il y avait un grand nombre d’objets en argent; beaucoup avaient été vendus au-dessous de leur valeur et avaient été enlevés secrètement par des marchands, pour les revendre en Egypte. Afin d’empêcher que ces métaux continuassent à sortir du pays on décida de frapper de la monnaie.
Une nouvelle source de revenu fut la réorganisation du marché aux esclaves. On le plaça près du Bet el Mal et les vendeurs furent tenus de se procurer un papier affirmant que l’objet de vente était dûment propriété du vendeur. On prélevait sur cette déclaration une certaine taxe.
Ibrahim Adlan fit également organiser des bâtiments pour les finances, aussi commodes que possible. Il les transféra vers le fleuve, fit construire d’immenses murailles et édifier une suite de bâtiments pour lui, pour ses secrétaires, pour les caisses et la pharmacie, où l’on apporta les médicaments qui avaient échappé au sac de Khartoum; enfin il fit ajouter un grand nombre de magasins pour les marchandises, etc.
Plein d’ambition, voulant être le premier après le calife, il fit tout pour gagner les faveurs de celui-ci, même aux dépens de son prochain.
La justice était entre les mains des cadis à la tête desquels se trouvait Ahmed woled Ali, cadi el Islam.
Le calife ne pouvait guère trouver un serviteur plus fidèle et plus dévoué que le cadi el Islam. En toute occasion il cédait aux désirs de son maître et pour servir ses caprices, il n’hésitait pas à commettre les plus grandes injustices et à sacrifier même des vies d’hommes.
Mais pour faire paraître plus justes les sentences de son tribunal, le calife déclarait publiquement qu’il s’y soumettait toujours et demandait que tous ceux qui se croyaient opprimés ou lésés par lui, l’accusassent devant le cadi. Un brave homme des environs du Nil Blanc prit une fois cette déclaration au sérieux et cita le calife devant le cadi pour lui avoir ôté peu de temps auparavant sa place d’émir. A la suite de cette sommation, le calife se rendit humblement devant ses juges dans la djami où une foule curieuse, inspirée par l’amour de la justice de leur maître s’était réunie. Le plaignant nommé Abd el Minem, prétendit avoir été privé de sa place d’émir injustement, place qu’il avait obtenue déjà durant la vie du Mahdi. Le calife avait, en effet, soupçonné Minem d’appartenir au parti du calife Chérif et l’avait destitué pour cette raison.
Le calife déclara qu’à plusieurs reprises, ayant eu besoin de lui, il ne l’avait trouvé ni dans sa demeure ni dans aucun lieu de prières et que par conséquent coupable de tiédeur des affaires religieuses, il lui avait enlevé sa place. Le tribunal, sans autre forme de procès, rendit une sentence en faveur du calife. Le plaignant fut fouetté jusqu’au sang et jeté en prison. Peu s’en fallut qu’il ne fut lynché par la foule qui ne comprenait pas du tout de quoi il était question.
De tous côtés furent célébrées les louanges du calife, successeur du Mahdi, représentant du Prophète et qui par amour de la justice se soumettait humblement au verdict du cadi.
Pour bien faire ressortir sa mansuétude et son esprit conciliant, il fit sortir de prison son adversaire le lendemain, lui pardonna son audace et lui fit cadeau d’une gioubbe neuve et... d’une femme!