Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2
CHAPITRE X.
Siège de Khartoum.—Mort du Mahdi.
Gordon revient au Soudan.—Une proclamation du Mahdi.—A Rahat.—Le calife.—Le Mahdi.—L’arrivée de Husein Pacha.—L’évacuation du Soudan proclamée par Gordon.—Evénements dans les différentes provinces.—L’arrivée d’Olivier Pain.—Sa mission.—Sa maladie et sa mort.—Devant Khartoum.—Mes lettres à Gordon.—Dans les fers.—Episode du siège.—La reddition d’Omm Derman.—Retard de l’expédition anglaise.—La chute de Khartoum.—La tête de Gordon.—Les derniers jours de Khartoum.—Les Mahdistes dans la ville.—Dureté de ma captivité.—Mes compagnons de captivité.—Frank Lupton.—Notre libération.—Mon enrôlement dans la garde du corps du calife.—Maladie et mort du Mahdi.—Le calife Abdullahi, son successeur.—De la constitution du Mahdi.
Le Mahdi s’était retiré à El Obeïd après la défaite de l’armée de Hicks Pacha, convaincu qu’il était le maître du Soudan et que ce n’était plus qu’une question de temps pour en prendre possession d’une manière définitive. Il envoya immédiatement son cousin Mohammed Khalid au Darfour qu’il savait être devenu maintenant sa proie, tandis que Karam Allah partait comme émir pour le Bahr el Ghazal et, grâce à ses relations avec les fonctionnaires du Gouvernement, prenait possession de cette province pour le compte du Mahdi, sans autres difficultés. Mek Adam Omdaballo, prince de Tekele, s’était également rendu au Mahdi et était arrivé à El Obeïd avec une partie de sa famille. Dans le Soudan Oriental, la propagande pour le Mahdi faisait aussi son chemin à pas de géant, et la révolte s’étendait avec la rapidité de la foudre. Des troupes égyptiennes furent battues à Jinkat et à Tamanib dans le voisinage de Souakim et un certain Moustapha Hadal livra un combat contre Kassala; la défaite du général Baker à Et Teb augmenta chez les tribus la confiance dans leur invincibilité et la victoire du général Graham, à Tamaï, ne fit que mettre passagèrement une sourdine à la foi qu’Osman Digma avait dans la victoire. Le Ghezireh avait pris part aussi à la révolte et combattait contre le Gouvernement sous la conduite du beau-frère du Mahdi, woled el Besir de la tribu des Halaoin.
Pendant ces événements, Gordon Pacha était arrivé à Berber. Le Gouvernement égyptien de concert avec celui de l’Angleterre, crut pouvoir apaiser la révolte par l’envoi de Gordon Pacha qui jouissait dans le Soudan d’une popularité universelle. Mais le Gouvernement, aussi bien que Gordon, s’étaient, à ce qu’il semble, complètement trompés sur le sérieux de la situation. On croyait que Gordon, par la seule puissance de sa personnalité, serait en état d’étouffer les flammes ardentes du fanatisme et on oubliait que la haute considération dont il jouissait à la suite de son activité antérieure, ne s’étendait en réalité qu’au Darfour et aux peuplades nègres des provinces équatoriales. Mais actuellement ces pays se trouvaient sous la domination des tribus des Djaliin, aux bords du Nil de Berber jusqu’à Khartoum et dans tout le Ghezireh. La personnalité de Gordon en elle-même ne pouvait pas exercer sur ces tribus une influence prépondérante. Au contraire, il avait, comme nous l’avons raconté, fait subir de graves dommages aux familles des tribus des bords du fleuve par suite de l’ordre qu’il avait donné aux Arabes pendant la guerre avec Soliman woled Zobeïr, de chasser les Gellaba des provinces méridionales. Combien avaient perdu alors, en cette occasion, leurs pères, leurs frères, leurs fils, ou étaient retournés misérables dans leur patrie: on n’avait pu pardonner cet acte à Gordon.
Le 18 février 1884, il arriva à Khartoum et fut salué avec la plus grande joie par les fonctionnaires et par la population de la ville. On avait la conviction absolue que le Gouvernement n’abandonnerait certainement pas un homme comme Gordon.
Gordon adressa, aussitôt arrivé à Khartoum, une lettre au Mahdi, dans laquelle il lui offrait la paix; il lui promettait toute sa bienveillance, de le reconnaitre comme sultan du Kordofan, la suppression de l’esclavage et le rétablissement des relations commerciales, en échange de quoi il demandait la libération des prisonniers. Les messagers remirent en même temps au Mahdi des vêtements précieux à titre de cadeaux.
Si Gordon avait alors pu disposer de nombreuses troupes, prêtes à se mettre en campagne aussitôt contre le Mahdi, le message de paix n’aurait certainement pas manqué de produire son effet. Mais le Mahdi savait exactement que le gouverneur général du Soudan était arrivé à Khartoum accompagné seulement d’une petite escorte personnelle. C’est pourquoi il trouva d’autant plus étrange qu’on lui offrit quelque chose qu’il possédait depuis longtemps et qu’on ne pouvait plus lui ravir, à ce qu’il semblait. Sa réponse fut rédigée en ce sens et il somma Gordon de se rendre, s’il voulait sauver sa vie.
Dans toutes ces résolutions, le Mahdi prit pour principal conseiller le calife Abdullahi. Ce dernier se créa par là de nombreux ennemis, particulièrement chez les parents du Mahdi qui cherchaient toujours à contrecarrer ses projets. Ayant acquis des preuves réitérées de ces sentiments d’animosité, il voulut tirer au clair sa situation et demanda au Mahdi, convaincu que celui-ci ne pouvait plus se passer de lui, une reconnaissance publique de tout ce qu’il avait fait. Le Mahdi approuva cette demande, et fit publier cette proclamation bien connue, qui est encore en usage aujourd’hui en toute occasion lorsqu’il s’agit de justifier des jugements extraordinaires et des dispositions bizarres. Elle était ainsi conçue:
«Proclamation.
«De Mohammed el Mahdi à tous ses partisans:
«Au nom de Dieu, etc, etc.
«Sachez, ô mes partisans, que le représentant du Juste (Abou Baker) et l’émir de l’armée du Mahdi dont il est fait mention dans la vision du Prophète, est Es Sejjid Abdullahi ibn Es Sejjid Hamadallah. Il m’appartient et je lui appartiens. Ayez envers lui toute la vénération que vous auriez envers moi; croyez en lui comme en moi, fiez-vous à tout ce qu’il dit et ne doutez d’aucune de ses actions. Tout ce qu’il fait a lieu selon l’ordre du Prophète ou avec ma permission. Il est mon intermédiaire dans l’exécution de la volonté du Prophète. Si Dieu et son Prophète, nous ordonnent de faire quelque chose, nous devons nous soumettre à cet ordre et celui qui montre le moindre doute dans l’exécution n’est pas un croyant, et n’a pas foi en Dieu. Le calife Abdullahi est le représentant du droit. Vous savez combien Dieu et ses apôtres aiment les justes; c’est pourquoi vous saurez apprécier la position honorable que ses représentants occupent. Il sera protégé par le Khidhr et fortifié par Dieu et par son Prophète. Si quelqu’un de vous dit ou pense du mal de lui, il sera perdu et anéanti dans ce monde et dans l’autre.
«Sachez donc qu’aucune de ses prétentions et aucun de ses actes ne doit être mis en doute, car ils lui sont inspirés par la sagesse et la justice qui toutes deux demeurent en lui. S’il condamne l’un d’entre vous à mort, s’il confisque votre fortune, c’est pour votre bien et votre sainteté; vous ne devez donc pas discuter, mais obéir. Le Prophète lui-même dit qu’après lui, Abou Baker est le plus grand homme vivant sous le soleil, comme aussi le plus juste. Le calife Abdullahi est son représentant et c’est sur l’ordre du Prophète qu’il est mon calife. Tous ceux qui croient en Dieu et en moi doivent croire en lui; et si quelqu’un croit découvrir en lui un défaut, ce n’est qu’une apparence qui doit être attribuée à la force céleste que vous n’êtes pas en état de comprendre. Cela doit donc sans aucun doute être ainsi. Que ceux qui sont présents fassent connaître ces choses à ceux qui sont absents, que tous lui soient soumis et ne lui fassent aucun tort. Gardez-vous de faire du mal aux amis de Dieu, car Dieu et son Prophète anéantissent ceux qui font du mal à leurs amis ou qui pensent seulement à leur en faire.
«Le calife Abdullahi est le commandant des fidèles; il est mon calife et mon intermédiaire dans toutes les choses de la religion. Je termine comme j’ai commencé: Croyez en lui et suivez ses ordres, ne doutez jamais de ce qu’il dit, accordez lui toute votre confiance et confiez-lui toutes vos affaires. Que Dieu soit avec vous et vous protège tous. Amen.»
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Comme le manque d’eau se faisait sentir à El Obeïd, par suite de la quantité énorme de personnes qui s’y trouvaient, le Mahdi prit la résolution de transporter son camp à Rahat distant d’une journée de marche. Il quitta El Obeïd au commencement d’avril, et y laissa son parent Sejjid Mahmoud, avec ordre de faire conduire de force à Rahat tous les gens qui resteraient sans une permission expresse. Une fois arrivé là-bas, il ordonna lui-même à ses partisans d’élever des huttes provisoires en paille. Puis il envoya le gros de ses troupes à Gebel Deier, éloignée d’une petite journée de marche, afin de soumettre les habitants des montagnes de Nuba qui avaient commencé à combattre courageusement contre leurs oppresseurs. Pour lui, il s’occupa en apparence, uniquement de l’accomplissement de ses devoirs religieux et de l’exécution des prières publiques.
Haggi Mohammed Abou Gerger avait été envoyé par le Mahdi, avec les gens qui se trouvaient sous ses ordres, afin de réprimer l’insurrection des habitants du Ghezireh dont il fut nommé émir.
J’étais parti d’El Obeïd avec mes compagnons Saïd Djouma et Dimitri Zigada; nous atteignîmes, au coucher du soleil, quelques huttes qui se trouvaient au bord du chemin et dans lesquelles nous passâmes la nuit. La route était couverte de monde et, comme notre arrivée était connue de tous, nous fûmes souvent arrêtés et interrogés sur les événements du Darfour. Au lever du soleil, nous revêtîmes nos gioubbes (vêtement des Derviches) et nous quittâmes nos hôtes. En deux heures nous devions atteindre Rahat où se trompait le Mahdi.
J’envoyai en avant un de mes hommes, afin d’annoncer notre arrivée au calife. Nous étions déjà arrivés dans le voisinage du camp qui se composait de milliers de huttes de paille étroitement serrées les unes contre les autres, sans que mon domestique fût revenu. Nous continuâmes donc à chevaucher sur une route large qui devait certainement nous mener à la place du marché. Nous arrivions justement aux premières huttes lorsque tout à coup retentit le bruit sourd du tambour de guerre, et le son perçant de l’umbaia. Rencontrant, par hasard, un habitant du Darfour que je connaissais, Fakîh Youssouf, nous nous saluâmes et, à ma question sur le bruit que nous venions d’entendre il me répondit: «Le calife Abdullahi sort et va probablement faire couper la tête à quelqu’un; c’est pourquoi il réunit le peuple pour être témoin de l’exécution.» Quoique je ne fusse pas superstitieux, j’éprouvais un sentiment de malaise, à cette idée qu’une exécution avait lieu justement lors de notre entrée dans le camp.
Je continuai ma route; arrivé à une place vide entre les huttes de paille, je remarquai mon domestique qui, m’apercevant également, se précipita vers nous en compagnie d’un autre cavalier.
«Restez ici et n’allez pas plus loin! me cria-t-il. Le calife a réuni ses gens; il est sorti afin de te rencontrer sur la route, il croit que tu es encore hors de la ville.»
Nous restâmes à l’entrée de la place et le cavalier, qui se trouvait avec mon domestique, s’en retourna au galop pour annoncer mon arrivée au calife. Quelques minutes plus tard, une troupe de plusieurs centaines de cavaliers s’approcha, au son de l’umbaia qui jouait une marche lente.
Le calife, entouré de nombreux fantassins armés, se tenait à l’extrémité opposée de la place, tandis que la masse des cavaliers se séparait et prenait position à sa droite et à sa gauche.
A son commandement, ils commencèrent ensuite, suivant leur coutume à galoper, la lance levée comme pour frapper et, à exécuter des évolutions dans différentes directions pour se rendre de nouveau sur un signe, à la place qu’ils occupaient auparavant.
Après un temps d’arrêt, ils s’élancèrent de nouveau, brandissant leurs lances et se dirigèrent sur moi, en criant leur habituel: «Fi shan Allah ur rasoul» (Pour Dieu et pour le Prophète). D’une course rapide, ils reprirent ensuite leur ancienne position. Une demi-heure après environ, un domestique du calife vint me faire part du désir que son maître avait que je parusse devant lui. Je me rendis à son appel, en galopant et en brandissant également ma lance, je prononçai les mêmes mots «Fi shan Allah ur rasoul.» Je le saluai et je me rendis à sa demeure, chevauchant derrière lui. Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes à son habitation; sa garde resta à une distance respectueuse. Le calife, descendu de cheval, disparut dans sa demeure et quelques instants plus tard, on me fit entrer avec Saïd Djouma et Dimitri.
Nous fûmes conduits dans un espace libre qui était séparé du reste de la place par une clôture. En cet endroit s’élevait une rekouba (construction carrée en paille, ne se composant que d’une seule pièce), dans laquelle il y avait plusieurs angarebs sur lesquels on nous invita à prendre place; on nous tendit, dans une grande calebasse, de l’eau mélangée avec du miel et on nous offrit des dattes; nous en goûtâmes et attendîmes la venue de notre hôte et maître. Le calife parut enfin et, se dirigeant vers moi, il m’embrassa. Il me serra contre sa poitrine, en disant: «Dieu soit loué de nous réunir! Comment te trouves-tu, après les fatigues du voyage?»
«Oui, que Dieu soit loué de m’avoir fait vivre cette journée, répondis-je, ta vue me fait oublier les fatigues du voyage.»
Cette politesse flatteuse est indispensable.
Puis il se tourna vers Saïd Djouma, lui tendit sa main à baiser et s’informa de sa santé. Je pus alors examiner à mon aise le calife.
Son teint était couleur brun clair, il avait une belle figure du type arabe et qui ne manquait pas de sympathie; quelques marques de petite vérole gâtaient un peu l’effet général; il avait le nez aquilin, la bouche bien proportionnée et le visage encadré de légers favoris foncés qui devenaient plus épais vers le menton. Il était de grandeur moyenne, à la fois vigoureux et svelte et vêtu d’une gioubbe de coton blanc sur laquelle étaient cousus des foulards carrés et de couleurs variées. Il portait la takia du Hedjaz entourée de son turban de coton. Lorsqu’il parlait, il souriait toujours et montrait ainsi une rangée de dents éblouissantes de blancheur. Après les salutations, il nous invita à nous asseoir: nous prîmes alors place sur une natte de palmier étendue sur le sol pendant qu’il se mettait à son aise sur l’angareb. Il s’informa de nouveau de notre santé et nous exprima sa joie de ce que nous fussions venus en pèlerinage auprès du Mahdi. Sur un signe, un plat en bois avec de l’asida et un autre avec de la viande furent placés devant nous. Il s’approcha et nous invita à nous servir.
Pendant le repas, auquel il présida lui-même, il me demanda pourquoi je ne l’avais pas attendu en dehors de la ville et pourquoi j’y étais entré sans son consentement:
«On n’entre dans la maison de son ami, dit-il en souriant, qu’avec sa permission.»
«Excuse-moi, lui dis-je, mon domestique se faisait trop longtemps attendre et aucun de nous ne pensait que tu prendrais toi-même la peine de venir à notre rencontre. Lorsque nous arrivâmes à l’entrée de la ville et que nous entendîmes les roulements de tes tambours de guerre et le son de tes umbaia, on nous dit en réponse à nos questions que tu étais sorti pour assister à l’exécution d’un criminel. J’avais l’intention de suivre tes umbaia, lorsque ton ordre nous est parvenu.»
«Suis-je donc réputé, dans le peuple, à ce point comme tyran, me demanda-t-il, que le son de mon cor de guerre doive signifier la mort d’un homme?»
«Non, on te connaît comme sévère, mais juste.»
«Oui, je suis peut-être sévère, mais je dois l’être et tu apprendras, pendant ton séjour auprès de moi, à comprendre pourquoi.»
Un des esclaves du calife apporta la nouvelle que plusieurs personnes se trouvaient devant la maison attendant la permission de pouvoir me saluer. Le calife me demanda si je n’étais pas encore très fatigué du voyage et quand je lui eus répondu négativement, il donna la permission de faire entrer ceux qui attendaient. Tout d’abord, je vis arriver Ahmed woled Ali, maintenant premier juge (cadi el Islam), mon ancien fonctionnaire qui s’était enfui de Shakka; puis Abd er Rahman bey ben Nagi qui avait fait partie de l’armée du général Hicks; il avait perdu un œil dans l’action et avait été en outre grièvement blessé; ses esclaves qui se trouvaient du côté du Mahdi l’avaient sauvé. Ensuite venaient Ahmed woled Soliman, l’Amin Bet el Mal (chef des finances du Mahdi), les oncles du Mahdi, Sejjid Abd el Kadir, Sejjid Mohammed Abd el Kérim et bien d’autres. Tous baisèrent respectueusement la main du calife et ne me saluèrent que lorsqu’il leur en eut donné la permission. Après les formules d’usage et le serment que tous s’estimaient heureux de vivre du temps du Mahdi, ils s’éloignèrent de nouveau. Seul Abd er Rahman bey ben Nagi me fit secrètement signe de l’œil, avec le seul qui lui restait, bien entendu, qu’il avait quelque chose à me faire savoir. Il prit congé du calife et comme je l’accompagnais quelques pas, il chuchota à mon oreille: «Sois prudent et circonspect; tiens ta langue en bride et ne te fies à personne!» Je pris en considération son avertissement. Le calife nous quitta et nous conseilla de prendre quelque repos, en m’informant qu’il me présenterait au Mahdi à la prière de midi. On avait pris soin de nos serviteurs restés devant la maison.
Nous étions maintenant seuls et après nous être assurés qu’aucun espion ne rôdait dans le voisinage, nous exprimâmes notre satisfaction de notre bonne réception et nous nous exhortâmes mutuellement à la plus extrême prudence tant dans nos paroles que dans nos actions. Environ deux heures après-midi, le calife nous fit dire que nous devions faire nos ablutions et nous tenir prêts à nous rendre à la mosquée.
Quelques minutes après, il arriva lui-même, nous invitant à le suivre; il était à pied, car le lieu de prière, attenant aux maisons du Mahdi, n’était éloigné que d’environ trois cents pas. Il était absolument rempli; les croyants attendant la prière étaient assis en rang, les uns derrière les autres, étroitement serrés. Lorsque le calife arriva, on lui fit place respectueusement, on étendit des peaux de moutons (farroua) et sur son invitation, je pris place à côté de lui.
Le lieu de prière, ainsi que la demeure du Mahdi, qui se composait d’une rangée de huttes de paille assez grandes, étaient entourés de haies d’épines. Un tamarin géant, planté au milieu, répandait son ombre sur ceux qui priaient sous ses branches, tandis que ceux qui n’avaient pu trouver de place sous l’arbre, restaient exposés aux rayons du soleil. A quelques pas des premiers rangs des fidèles, à main droite, se trouvait une des huttes de paille réservées au Mahdi et dans laquelle il avait coutume d’appeler les gens avec lesquels il désirait s’entretenir en particulier. Le calife se leva et disparut dans cette hutte, probablement pour informer le Mahdi de notre présence. Quelques instants après, il revint et s’assit de nouveau à côté de moi.
Enfin le Mahdi apparut lui-même; le calife se leva, nous fîmes de même; toutes les autres personnes restèrent tranquillement assises. Une peau fut étendue pour le Mahdi, en sa qualité de Imam (pieux), devant l’endroit où nous étions, en sorte qu’il dut se diriger vers nous. Je m’étais un peu avancé, il me salua, en disant: «Salam aleikum», à quoi nous répondîmes par «Aleikum es salam». Il me tendit sa main à baiser, puis ensuite à Saïd Djouma et à Dimitri; et nous invitant à nous asseoir, il nous souhaita la bienvenue.
«Es-tu content?» me dit-il en se tournant vers moi.
«Certainement, répondis-je, puisque je suis en ta présence, je me sens heureux.»
«Dieu te bénisse, ainsi que tes frères, dit-il en désignant Saïd Djouma et Dimitri, et souvent, lorsque j’ai entendu parler de tes combats contre mes partisans, j’ai supplié Dieu de te convertir et Dieu et son Prophète m’ont exaucé. De même que tu as été fidèle à ton ancien maître pour un salaire inutile, de même sers moi maintenant, car celui qui me sert et qui écoute mes paroles, sert la religion et son Dieu et sera heureux sur la terre et dans l’éternité.»
Nous promîmes tous de lui être absolument dévoués et je demandai comme on me l’avait recommandé déjà auparavant la baia (acte du serment de fidélité).
Il nous fit venir alors plus près de lui et nous invita à nous agenouiller sur le bord de sa peau de mouton; nous posâmes notre main dans la sienne, répétâmes les paroles qu’on nous disait et fûmes ainsi reçus dans les rangs de ses plus chauds partisans, mais, naturellement aussi, soumis aux peines disciplinaires existantes. Nous rentrâmes dans les rangs des fidèles; le prieur donna un signal et nous récitâmes de concert avec tout le monde, et pour la première fois, la prière en présence du Mahdi el Monteser.
Lorsque cette prière fut terminée, tous supplièrent Dieu en levant les mains au ciel, d’accorder la victoire aux croyants. Le Mahdi alors commença son instruction. Un cercle épais se forma autour de lui; il parla de la vanité de la vie terrestre et de ses joies, exhorta à l’accomplissement des devoirs religieux, à la renonciation, à la guerre sainte, et dépeignit en couleurs vivantes les félicités célestes que ceux qui suivraient ses préceptes avaient à attendre. Ses paroles furent alors interrompues par les cris de quelques fanatiques tombés en extase et l’assemblée entière se montra pénétrée de ses enseignements, ajoutant foi aux paroles de son maître. Seuls, quelques-uns, mes deux amis et moi exceptés, semblaient se douter de la comédie qui se déroulait pendant toute la cérémonie.
Le calife, prétextant un travail, s’était retiré en nous laissant, ainsi que ses moulazeimie (gardes du corps); il nous avait ordonné de rester auprès du Mahdi, jusqu’au coucher du soleil.
J’eus pendant tout ce temps l’occasion d’observer le Mahdi d’une manière précise.
Il était de haute taille, avait de larges épaules, et une peau couleur brun clair; sa stature était plutôt massive et sa tête encore trop grosse en proportion; ses yeux étaient noirs et brillants. Une barbe foncée encadrait son visage, le nez et la bouche étaient bien conformés et les deux joues étaient tatouées de trois balafres; il souriait toujours montrant ainsi ses dents blanches. Les incisives supérieures étaient un peu espacées, qualité nommée felega et considérée dans le Soudan comme un signe de beauté spéciale et de bonheur. C’est pour ce motif que les femmes donnaient au Mahdi ce nom d’amitié de «Abou Felega». Il portait une gioubbe un peu trop courte, très rapiécée, mais très proprement lavée et parfumée de toutes sortes de bonnes odeurs, essence d’huile de santal, musc, essence de rose, etc. Une odeur spéciale émanait donc de sa personne, ce que ses fidèles avaient coutume d’appeler «Rihet el Mahdi» (parfum du Mahdi) et comparaient aux parfums qui régnent dans le Paradis.
Nous accomplîmes sur la même place la prière d’Asr, puis celle de Maghreb, assis sur le sol, avec les jambes repliées en arrière, tandis que le Mahdi se retirait de temps en temps dans sa maison pour reparaître de nouveau à sa place. Après le coucher du soleil, nous lui demandâmes la permission de retourner auprès du calife; il nous l’accorda m’enjoignant de ne plus le quitter et de me vouer entièrement à son service.
Je pouvais à peine me relever, car mes genoux souffraient d’une si longue position à laquelle je n’étais pas habitué; je dus faire appel à toute mon énergie pour montrer devant le Mahdi une figure toujours joyeuse. Saïd Djouma évidemment habitué depuis longtemps à une semblable position, semblait se trouver à merveille; mais Dimitri boîtait terriblement et murmurait derrière moi des paroles en grec que je ne comprenais pas, mais qui ne devaient pas, en tout cas, être un chant de louanges adressé au Mahdi. Les moulazeimie restés avec nous, nous reconduisirent dans notre demeure où le calife nous attendait pour souper.
Il nous apprit que l’arrivée du sheikh Hamed en Nil, un des plus grands sheikhs religieux du Ghezireh, de la tribu des Arakin, avait été annoncée et que les parents de ce dernier, qui se trouvaient ici, auraient désiré qu’il allât à sa rencontre. Mais il avait refusé, préférant passer la soirée en notre compagnie. Nous le remerçiâmes de sa préférence, très flatteuse envers nous et louâmes le Mahdi de la bienveillance qu’il avait témoignée à notre égard, ce qui le réjouit visiblement. Il me quitta, mais revint après la prière du soir, me parler du Darfour, et nous annonçer qu’un des jours suivants le calife Husein, ci-devant moudir de Berber, arriverait ici. Il était donc exact que Berber avait succombé aussi!
Déjà à la frontière du Darfour, nous avions entendu répandre ce bruit, mais n’avions pu trouver personne qui put nous donner des nouvelles certaines. Les communications avec l’Egypte étaient forcément interrompues d’une manière complète par la perte de Berber qui n’avait pu être prise que par les Djaliin. Khartoum devait se trouver aussi dans une situation extrêmement critique. J’attendais avec anxiété l’arrivée de Husein qui pourrait me renseigner et me dire certainement la vérité sur la situation exacte au bord du Nil.
Quand le calife nous eut quittés, nous nous jetâmes sur nos angareb, fatigués et plongés dans nos pensées. Peu à peu, nous nous endormîmes.
Le lendemain après la prière, le calife revint s’informer de notre santé. Peu de temps après, arrivèrent les parents du sheikh Hamed en Nil, qui demandèrent à pouvoir présenter leur chef. Il se montra en pénitent, ayant la tête coiffée de la sheba et couverte de cendres, une peau de mouton attachée autour de ses hanches nues. Quand il aperçut le calife, il s’agenouilla aussitôt en disant «El afou ja sidi» (pardon, seigneur). Le calife se leva et ordonna à un serviteur d’enlever la sheba de la tête du sheikh; cela fait, le sheikh nettoyé de la cendre qui le recouvrait, il lui fit revêtir des vêtements qu’on venait d’apporter. Sur son ordre le sheikh s’assit alors auprès de nous et répéta sa demande de pardon pour avoir tant différé son pèlerinage et n’être pas venu auprès du Mahdi depuis bien longtemps. Le calife lui pardonna, et lui fit espérer aussi le pardon du Mahdi auquel il promit de le présenter dans l’après-midi.
«Seigneur, dit le sheikh Hamed en Nil, visiblement joyeux, en lui baisant les mains, je suis heureux et tranquille parce que tu m’as pardonné. Ton indulgence m’annonce le pardon du Mahdi, car tu viens de lui et lui vient de toi» (flatterie qui rappelait le contenu de la proclamation).
Après avoir tous pris notre déjeuner composé d’asida et de lait, nous nous séparâmes; quelques minutes plus tard retentit l’umbaia et on entendit le bruit du tambour de guerre.
Quand le calife a l’intention de sortir, on sonne toujours l’umbaia; c’est le signal de seller tous les chevaux et en même temps, un signal pour les esclaves de battre le tambour. Je fis rapidement seller mes chevaux, en fis amener un pour Saïd Djouma qui s’était servi pendant le voyage seulement des ânes et des chameaux, puis je rejoignis bientôt le calife qui était déjà sorti.
Il faisait une promenade à cheval autour du campement, entouré d’une vingtaine de moulazeimie, afin de passer ses gens en revue. A sa droite, près de son cheval, marchait son domestique, un grand et gros nègre, à sa gauche, un Arabe de très grande taille, du nom de Abou Dcheka qui remplissait les fonctions d’écuyer du calife. Ce dernier n’allait lui-même qu’au pas; arrivé sur la place, il fit faire halte et galoper de nouveau ses cavaliers par quatre, comme la veille. Pendant qu’ils exécutaient différents exercices, il me montra à l’extrémité du camp, une zeriba assez grande et un petit fort en ruine. C’est là que le malheureux général Hicks avait passé plusieurs jours attendant en vain du secours de Tekele. Le fort avait été construit pour ses canons Krupp. Cette vue éveilla en moi de tristes pensées; tous ces milliers de combattants étaient tombés inutilement et avaient été égorgés; moi-même que me réservait l’avenir, j’étais aussi une victime de cet épouvantable malheur.
Nous rentrâmes et je résolus, avec la permission du calife, de faire une visite à son frère Yacoub, dont la hutte s’élevait à côté de la sienne. Celui-ci me reçut amicalement et exprima sa joie de me voir chez son frère. Il m’exhorta aussi à le servir fidèlement, et je le rassurai à ce sujet.
Yacoub est un peu plus petit que le calife, large d’épaules, avec une figure ronde et pleine qui montre de fortes marques de petite vérole; son nez est petit et retroussé, une moustache et des favoris rares ne dissimulent que peu la laideur de son visage. Quoique plutôt laid, il sait cependant s’attirer bien des sympathies par sa façon de parler plaisante et agréable. Comme le Mahdi et le calife, il avait aussi un éternel sourire sur les lèvres, d’où l’on pouvait conclure que tous trois étaient heureux de leur haute position et de leur mission dans l’ordre actuel des choses. Yacoub lit et écrit, il sait le Coran par cœur tandis que le calife est presque complètement ignorant. Yacoub, plus jeune qu’Abdullahi de quelques années, est non seulement le frère du calife mais aussi son premier conseiller et sa main droite. Il est, à vrai dire, tout puissant. Malheur à celui qui est d’un autre avis que le sien ou songe même à intriguer contre lui. Il est infailliblement perdu.
Après avoir mangé quelques dattes, je me recommandai à sa bienveillance et retournai dans notre rekouba. A midi, nous prîmes part de nouveau sur l’ordre du calife à la prière du Mahdi; cette prière dura comme la veille jusqu’au coucher du soleil. Nous entendîmes de nouveau prêcher sur la renonciation, sur la provocation au combat et sur les joies célestes; nous entendîmes de nouveau le cris d’extase de gens à moitié fous et nous éprouvâmes des douleurs affreuses dans les membres à cause de la séance sans fin qui nous était imposée, les jambes repliées sous nous.
Le lendemain, le calife nous fit appeler et nous demanda si nous ne désirions pas retourner au Darfour. Il voulait ainsi nous éprouver d’une manière un peu trop grossière. Nous déclarâmes tout d’une voix ne pas vouloir le quitter ni lui, ni le Mahdi. En souriant comme toujours, il nous félicita de notre résolution. Un plus long séjour dans la rekouba, aurait été incommode pour nous; aussi il donna à Dimitri, de sa propre autorité, la permission de se rendre auprès de ses compatriotes et lui fit montrer par un de ses moulazeimie la maison de son futur émir, également un Grec. En même temps, il ordonna à Ahmed woled Soliman de remettre à Dimitri vingt écus. De même Saïd Djouma fut recommandé à l’émir de tous les Egyptiens nommé Hasan Husein et on lui versa quarante écus.
«Mais toi, Abd el Kadir, dit-il en se tournant vers moi, tu es ici en étranger, tu n’as personne que moi et tu es aussi habitué aux Arabes par ton long séjour dans le Darfour méridional. Tu resteras auprès de moi comme moulazem; c’est également le désir du Mahdi.»
«Et cela répond du reste à tous mes désirs, lui répondis-je vivement. Je m’estime heureux de pouvoir te servir et je te jure d’être fidèle et dévoué.»
«Je le sais, répliqua-t-il, mais que Dieu te protège et te fortifie dans ta foi et tu seras encore d’une grande utilité au Mahdi et à toi-même.»
Le calife m’affirma de nouveau l’importance qu’il mettait à ce que je restasse à son service, et dans son entourage personnel; il m’avertit de feindre avec les autres d’être son plus proche parent car, ceux qui étaient éloignés de lui, à ce qu’il affirmait, essayeraient par jalousie contre moi, de m’éloigner de sa personne. Il me communiqua aussi qu’il avait déjà donné ordre de construire pour moi quelques huttes, dans la zeriba située tout près de sa maison et qui était la propriété de Hamdan Abou Anga, lequel combattait justement contre les Nubiens.
Je le remerciai de nouveau de ses bons soins et lui promis de m’efforcer de conserver sa bienveillance.
Pendant le souper, il me fit part à ma grande joie, cette fois bien sincère, que le calife Husein, autrefois Pacha et moudir de Berber, était arrivé et se présenterait le lendemain.
Le matin suivant, en effet, Husein Pacha parut devant le calife accompagné de ses parents et de la même manière que quelques jours auparavant s’était présenté le sheikh Ahmed en Nil. Quelques-uns de ses amis, de l’entourage du Mahdi, lui avaient conseillé, il est vrai, cette humilité apparente afin de diminuer l’antipathie qui régnait contre lui. Le calife aussitôt lui enleva lui-même sa sheba, le fit nettoyer de ses cendres et lui pardonna. Ensuite seulement il me nomma à Husein Pacha; nous nous saluâmes et nous nous assîmes. Comme je devais maintenant me considérer comme un moulazem du calife, je m’étais jusque là tenu debout derrière lui et ne pris pas autrement part à la réception. Après que les paroles d’usage sur la santé du ci-devant gouverneur eurent été échangées, le calife s’informa des événements qui se passaient sur les bords du Nil.
Husein raconta que toute la vallée du Nil, depuis Berber jusqu’à Faschoda, tenait comme un seul homme pour le Mahdi et pour sa cause, que les communications entre le Soudan et l’Egypte étaient complètement coupées et que Khartoum même bien que défendue par Gordon était assiégée par les tribus habitant le Ghezireh. Il présentait à dessein, me sembla-t-il, la situation aussi avantageuse que possible pour le Mahdi; le calife lui exprima de nouveau sa complète satisfaction des nouvelles reçues et lui promit de le présenter au Mahdi à midi, et d’obtenir son pardon. Il pouvait rester jusque là dans la rekouba. Puis, le calife prétextant du travail nous quitta; Husein resta avec moi.
Plusieurs de ses parents, ainsi que des gens que je ne connaissais pas du tout, étant encore présents, nous ne pûmes parler que de choses indifférentes et d’affaires personnelles, affirmer de nouveau l’un à l’autre combien nous nous estimions heureux de pouvoir servir le Mahdi. Vers midi, le calife revint auprès de nous et nous prîmes ensemble le repas.
«N’as-tu pas vu Mohammed Chérif, ancien sheikh du Mahdi? Ses maisons se trouvent justement sur le chemin que tu as parcouru, demanda le calife. A-t-il toujours l’idée présomptueuse de pouvoir combattre contre la volonté de Dieu et refuse-t-il toujours de reconnaître le Mahdi comme son seigneur et maître?»
«J’ai passé la nuit chez lui, répondit Husein Pacha, il a été converti par Dieu de son infidélité première et seule la maladie l’empêche de venir ici. La plus grande partie de ses anciens partisans se trouve au nombre de ceux qui assiègent Khartoum.»
«Il vaut mieux qu’il serve le Mahdi! Maintenant toi, sois prêt, je veux te présenter au Mahdi.»
Avant la prière de midi, le calife conduisit l’ancien gouverneur, ainsi qu’il l’avait fait pour moi quelques jours auparavant, au lieu où se célébrait le culte, et lui fit prendre place. Je m’étais, comme moulazem, assis au second rang. A l’apparition du Mahdi, le calife et son compagnon se levèrent; ce dernier fut présenté et en baisant les mains du Mahdi, lui demanda pardon d’avoir été forcé de combattre contre lui. Le Mahdi lui pardonna exigeant la promesse d’une fidélité absolue, et l’exhorta à faire, avant tout, ses oraisons avec zèle. M’ayant aperçu au deuxième rang, il me fit signe d’avancer et de m’asseoir à côté du calife.
«Bois aussi à la source de mes enseignements, dit-il, cela te sera utile.»
Je lui fis remarquer que je ne m’étais retiré au deuxième rang que parce que je ne trouvais pas convenable, maintenant que j’étais moulazem du calife, de m’asseoir à côté de mon maître actuel. Il me félicita amicalement des mes intentions et du respect dont j’avais fait preuve et m’exhorta à les conserver.
«Mais ici, dit-il, devant le culte, nous sommes tous égaux.»
Comme d’habitude, le calife disparut et cette fois-ci, aussitôt après la prière; tandis que nous, Husein Pacha et moi, dûmes rester jusqu’après la prière du soir. Cette position accroupie extrêmement incommode, m’aurait fait proférer des jurons plutôt qu’une prière; mais il fallait faire contre fortune bon cœur. Nous prîmes le repas du soir en commun avec le calife. Notre conversation assez indifférente, fut continuellement assaisonnée de sa part par des exhortations à la fidélité et à la loyauté. Husein Pacha fut à ma grande joie invité à passer la nuit dans ma rekouba tandis que ses parents reçurent la permission de retourner chez eux. Le calife nous quitta; les domestiques étaient aussi partis pour se reposer: nous restâmes seuls. Alors seulement nous nous saluâmes d’une façon cordiale et nous pûmes échanger nos pensées sur notre situation.
«Husein Pacha, dis-je, j’ai pleine confiance en toi et tu sais fort bien aussi que tu peux compter sur ma discrétion. Comment vont les affaires à Khartoum et que sais-tu de l’attitude de la population?»
«Malheureusement, répondit-il, la situation est telle que je l’ai racontée au calife en ta présence. La lecture de la proclamation à Shandi par Gordon a fait déborder la coupe et a été la cause immédiate de la perte de Berber. Il est vrai qu’elle se serait peut-être produite aussi plus tard mais, par la lecture de la proclamation, la catastrophe a, en tout cas, été avancée. Je l’en avais dissuadé à Berber et je ne connais pas la raison qui l’a poussé à cette démarche fatale à Shandi.»
Nous parlâmes longtemps de la situation jusqu’à ce que Husein, qui était déjà avancé en âge, s’endormit, fatigué du voyage. Je ne pouvais trouver encore pour ma part ni sommeil, ni repos.
Ainsi le Soudan, dont la conquête et la défense avaient coûté tant de sang dans les dernières années, était—déjà autant le dire—perdu! Le Gouvernement lui-même voulait simplement abandonner et livrer à lui-même ce pays qui, il est vrai, au point de vue financier, ne rendait pas encore de bénéfices, mais donnait les meilleures espérances pour l’avenir par l’immense étendue de son territoire; ce pays, qui avait déjà maintenant mis à la disposition de l’Egypte ses meilleurs bataillons, les troupes nègres; mais il voulait rester avec lui en rapport amical! On voulait retirer les garnisons et le matériel de guerre et former un Gouvernement local indépendant, après que celui qui existait déjà s’était formé lui-même d’une manière fatale! C’est pourquoi on envoyait Gordon au Soudan, parce qu’on comptait que son influence personnelle et la sympathie qu’il inspirait, amèneraient la réalisation de ce plan. Certainement, Gordon était très aimé des tribus de l’ouest et dans l’Afrique Equatoriale, car il avait, pendant son séjour et ses nombreux voyages dans ces contrées, conquis les populations par sa générosité et sa prudence. Il avait su, en même temps s’attirer la sympathie respectueuse des amis et des ennemis par la bravoure dont il avait fait preuve dans de nombreux combats. Il avait été aimé sans contredit, mais maintenant les tribus de l’ouest avaient un Mahdi qui faisait des miracles et qui était respecté comme un dieu; Gordon fut vite oublié. Les tribus du Soudan, les nègres et les Arabes, sont d’ailleurs, moins que n’importe quel peuple de la terre, accessibles aux émotions sentimentales ou au souvenir de la reconnaissance. Du reste, il ne s’agissait pas ici des tribus de l’ouest ou des provinces équatoriales, mais surtout des tribus de la vallée du Nil, et particulièrement des Djaliin; or, ceux-ci n’étaient justement rien moins que bien disposés envers Gordon à la suite de sa guerre avec Soliman Zobeïr et parce qu’il avait chassé leurs parents, les Gelaba. Le fait de l’arrivée de Gordon sans forces militaires, montre bien qu’il s’était trompé sur la situation, les dispositions des populations et sur l’influence que pouvait avoir sa seule personnalité. En outre, c’était une idée particulièrement malheureuse de faire connaître par une proclamation la résolution du Gouvernement d’abandonner le Soudan à lui-même.
Husein Pacha avait prié Gordon de garder secrète cette proclamation. Celui-ci suivit le conseil à Berber, mais changea de résolution à Shandi et fit lire la proclamation à toute la population. Gordon n’avait-il donc aucune connaissance des pamphlets du Mahdi répandus partout après la prise d’El Obeïd, et sommant tous les croyants de combattre? Ne savait-il pas que celui qui s’y refusait, ou qui suivait les ordres des Turcs ou qui leur venait en aide d’une manière quelconque dans leurs entreprises, se rendait coupable de trahison envers la religion, était passible de la perte de ses biens tandis que ses femmes et ses enfants deviendraient esclaves du Mahdi et de ses fidèles? Gordon voulait retirer la garnison, et abandonner sans protection dans leur patrie les tribus des bords du Nil, qui, après avoir favorisé ses desseins, se trouvaient au pouvoir du Mahdi, non seulement par la force de celui-ci, mais aussi par suite de leur inaction envers les Turcs. Comment auraient-ils pu se défendre contre le Mahdi auquel ils appartenaient comme ranima et qui disposait de plus de 40000 fusils et de troupes immenses de fanatiques sauvages, altérées de sang et de butin?
Si le Gouvernement, à la suite des événements politiques, n’était pas en état de se maintenir au Soudan et de reconquérir peu à peu les provinces insurgées, pourquoi y envoyer et sacrifier Gordon? N’importe quelle personnalité militaire aurait pu amener sur un bateau à Berber les troupes et le matériel de guerre, sous prétexte d’un changement de garnison et les sauver ainsi totalement ou tout au moins en partie. Cette ville aurait sûrement pu être atteinte par une retraite très rapide qui aurait ressemblé un peu, il est vrai, à une fuite.
Mais, par la lecture de la proclamation, les intentions du Gouvernement et sa faiblesse incroyable furent connues partout aussitôt; la bravoure personnelle et l’énergie de Gordon suffiraient-elles à effacer la faute politique énorme qu’il venait de commettre?
Je me tournai et me retournai sur ma couche, sans envie aucune de dormir, tandis que les ronflements de Husein prouvaient qu’il jouissait encore malgré tout d’un bon sommeil. J’avais encore le caractère trop Européen et ne pouvais comprendre son indifférence fataliste. Plus tard, j’appris, il est vrai, à accueillir sans aucune émotion bien des événements émouvants. Il était nécessaire de pouvoir supporter ce qui m’attendait encore.
Le lendemain matin, comme le calife nous honorait de sa visite, son regard pénétrant remarqua aussitôt que mes yeux étaient rouges; il m’en demanda la cause: je lui répondis que j’avais passé toute la nuit sans sommeil, en proie à la fièvre. Il me conseilla de me ménager et de ne pas aller au soleil, ni à la prière du Mahdi. J’accomplis donc mes prières seul dans l’ombre de la rekouba, mais sous les yeux des domestiques et je me composai une mine des plus dévotes sachant fort bien qu’ils devraient faire part à leur maître exactement de leurs observations.
Le lendemain mes huttes étaient enfin terminées; je les occupai aussitôt avec la permission du calife, tandis que Husein Pacha était logé chez ses parents. Il récitait chaque jour consciencieusement ses cinq prières avec le Mahdi, s’efforçait avec zèle d’acquérir sa faveur et celle du calife afin de recevoir la permission de retourner dans son pays; je restai régulièrement avec le calife, ne me rendant auprès du Mahdi que sur sa demande expresse.
Quelques jours plus tard, le bruit se répandit parmi les moulazeimie que Haggi Mohammed Abou Gerger avait été attaqué par Gordon Pacha, sérieusement blessé, et chassé de Khartoum qu’il assiégeait de sorte que la ville était maintenant complètement délivrée de ses assiégeants. Cette nouvelle remplit mon cœur de joie, bien que je m’efforçasse de cacher totalement avec soin une apparence d’intérêt quelconque.
A ce moment arriva aussi Salih woled el Mek. Il avait dû se rendre à Fadasi et avait été envoyé par Haggi Mohammed Abou Gerger au Mahdi et au calife qui lui accordèrent leur pardon. Lui aussi confirma le bruit qui courait de la retraite des assiégeants et me donna des informations plus précises sur Gordon.
Comme j’avais été appelé le soir par le calife, celui-ci me demanda, aussitôt après les salutations, tandis que nous commençions à peine à déchirer avec nos mains les grosses pièces de viande:
«As-tu entendu la nouvelle apportée aujourd’hui et qui concerne Haggi Mohammed Abou Gerger?»
«Non, répondis-je, je n’ai pas quitté aujourd’hui ta porte, et je n’ai parlé à personne.»
«Gordon, continua le calife, après avoir remonté un peu le Nil Bleu, a attaqué soudainement Haggi Mohammed par eau et par terre. On raconte qu’il avait pris sur son bateau des dispositions telles que les balles des Ansar, qui partaient de la forteresse, ne pouvaient lui faire aucun mal. L’infidèle est adroit, mais Dieu le punira! Haggi Mohammed, dont les hommes ont été dispersés, a dû se retirer devant des forces supérieures. Gordon se réjouit maintenant de sa victoire, mais il se trompe sur ses suites, car Dieu fera vaincre la foi, et dans quelques jours, la punition du Tout-Puissant l’atteindra. Haggi Mohammed n’est pas, il est vrai, un homme à conquérir un pays; le Mahdi a donné l’ordre à Abd er Rahman woled en Negoumi d’aller à Khartoum et de l’assiéger.»
«J’espère que Haggi Mohammed n’a pas subi de pertes importantes?» demandai-je. Mais, en moi-même, est-il besoin de le dire, je souhaitais le contraire.
«Un tel combat n’a certes pas eu lieu sans pertes, dit le calife ingénument, mais je n’ai pas, sur leur importance, des nouvelles précises.»
Le calife fut ce jour là moins loquace que d’habitude; la victoire de Gordon le troublait bien un peu; elle pouvait avoir peut-être des suites plus importantes que le calife ne voulait l’avouer. Je rentrai et envoyai mon domestique à Salih woled el Mek pour le prier de venir me voir en secret. Sa demeure étant à proximité de la mienne, il arriva quelques instants après. Nous échangeâmes alors nos impressions sur la joyeuse nouvelle, au sujet de laquelle il avait déjà entendu par des parents du Mahdi des détails plus précis; nous nous entretînmes, fort avant dans la nuit, des temps passés, des événements actuels et de nos espérances pour l’avenir. J’avais retrouvé un peu d’espoir en apprenant la nouvelle de cette victoire, mais Salih woled el Mek ne voyait dans la défaite des Mahdistes qu’un succès passager et ses craintes n’étaient malheureusement que trop fondées.
Gordon Pacha se trouva aussitôt son arrivée à Khartoum aux prises avec une situation très difficile. La proclamation fut lue; là-dessus les Djaliin commencèrent à se soulever; ils élurent enfin comme chef Haggi Ali woled Saad qui disposait bien de forces imposantes mais qui voulait différer le combat aussi longtemps que possible pour des motifs personnels et à cause aussi de son inclination pour le Gouvernement.
Les consuls des Puissances étrangères voyant que les événements à Khartoum prenaient une tournure toujours de plus en plus menaçante, demandèrent à Gordon de les conduire à Berber; mais comme ils ne pouvaient, là non plus, trouver une sécurité suffisante, ils résolurent, à l’instigation de Gordon, d’attendre encore. Les habitants de Khartoum considérèrent au commencement leur nouveau gouverneur général avec méfiance parce qu’ils craignaient que, conformément à la proclamation, il fut venu seulement pour sauver la garnison. Mais peu à peu ils comprirent et bientôt eurent la conviction qu’il était prêt à vaincre ou à périr avec eux.
Le sheikh El Ebed, un des plus puissants sheikhs religieux, avait rassemblé ses partisans et campait dans le voisinage de Halfaya. Afin de chasser les rebelles de leur position, Gordon envoya des troupes sous le commandement de Hasan Mousma et de Saïd Pacha Husein qui avait été précédemment moudir de Shakka. Mais, du toit de son palais, il put se rendre compte avec sa longue-vue comment les officiers, auxquels il avait accordé sa confiance pleine et entière livraient leurs soldats à l’ennemi, puis rentraient avec le reste à Khartoum. Il fit comparaître les traîtres dans la nuit même devant une cour martiale et fit exécuter aussitôt la sentence de mort rendue contre eux. Malgré cet incident, il réussit le lendemain à chasser l’ennemi de sa position et à amener à Khartoum les Sheikhiehs, fidèles au Gouvernement, sous la conduite du sandjak Abd el Hamid woled Mohammed.
Salih woled el Mek, qui était enfermé dans Fadasi, avait demandé à Gordon des secours. Comme on ne pouvait lui en envoyer, il fut forcé de se rendre avec quatorze cents hommes de cavalerie régulière et ses autres troupes. La population de tout le Ghezireh se rassembla alors pour assiéger Khartoum sous les ordres de Haggi Mohammed Abou Gerger.
Tandis que ces événements se passaient dans le voisinage de Khartoum, l’ancien précepteur du Mahdi, le sheikh Mohammed el Cher (portant autrefois le nom de Mohammed el Diker), qui avait été nommé par le Mahdi, émir de la province de Berber arriva sur les bords du Nil. D’après son ordre, Haggi Ali rassembla ses Djaliin et, avec ceux-ci, renforcé par les Barabara et les Bicharia ainsi que par les autres tribus de la province, Mohammed Cher assiégea Berber qui se rendit au bout de quelques jours.
La province de Dongola résistait encore très bien; elle n’avait pas jusqu’ici encore été troublée à cause de la ruse de son gouverneur Moustapha bey Iawer qui avait déjà deux fois offert de faire sa soumission au Mahdi. Cependant le Mahdi n’avait aucune confiance dans le gouverneur et il envoya contre lui son parent Sejjid Mohammed Ali. Celui-ci se joignit à l’émir des Sheikhiehs, le sheikh El Hedaïa qui avait déjà auparavant suscité au gouverneur nombre de difficultés, afin de prendre possession de Dongola. Mais les troupes de Dongola sous le commandement d’un officier anglais[1] anéantirent Mohammed et les forces des Mahdistes à Debba où périrent Sejjid Mohammed et Hedaïa. La province de Dongola fut ainsi sauvée pour quelque temps.
Les choses allaient de mal en pis à Sennaar qui, assiégée par l’ennemi, possédait bien des vivres suffisants, mais était privée de toute communication avec les autres parties du pays. Tout d’abord, la courageuse sortie de Nur bey qui battit et dispersa les assiégeants, laissa quelque temps de répit à la garnison.
De tous côtés on priait le Mahdi de venir en personne. Toutefois celui-ci ne se hâtait nullement d’accéder à cette demande, sachant que ce pays était en tout cas une proie assurée qui n’aurait pu lui être arrachée que par une grande armée expédiée par l’Egypte ou par une autre Puissance. Il pensait avec raison ne plus avoir à craindre une telle éventualité.
Chaque vendredi, régulièrement, il passait lui-même ses troupes en revue.
Il divisa toutes ses forces en trois corps dont chacun fut placé sous les ordres d’un de ses califes. Le calife Abdullahi fut nommé Raïs el Ghesh, commandant en chef de toute l’armée.
Le drapeau noir (Raï ez serga, exactement Er raïet ez serga) appartenait au calife Abdullahi ou à Yacoub, son représentant; le drapeau vert (Raï el okhter, exactement Er raïet el khadra) au calife Ali woled Helou; le drapeau rouge (Raï el achraf, le drapeau des nobles) au calife Mohammed Chérif.
Aux trois bannières principales étaient subordonnés d’innombrables petits drapeaux sous la garde des émirs. Dans les revues, tous les émirs obéissant à la bannière noire se tenaient avec leurs étendards sur une ligne déployée, le front tourné du côté de l’est.
En face d’eux se trouvaient les émirs obéissant à la bannière verte à une distance égale, le front tourné du côté de l’ouest, tandis que les deux lignes étaient réunies par ceux qui obéissaient à la bannière rouge, le front tourné vers le nord. Comme le nombre des combattants à ce moment là était immense, cette disposition formait un carré gigantesque, ouvert d’un côté, dans lequel le Mahdi se rendait à la fin de la revue avec son calife Abdullahi et ses moulazeimie, galopant devant le front afin de réjouir les soldats par sa vue et de les saluer par ces mots: «Allah jibarek fikoum» (Dieu vous bénisse.)
Ces revues nommées arda ou tarr étaient, comme nous l’avons vu, passées chaque vendredi et, à la suite de chacune, les bruits les plus étranges circulaient sur la personne du tout puissant homme de guerre.
L’un avait vu le Prophète chevauchant aux côtés du Mahdi et parlant avec lui; un autre avait entendu les voix célestes qui bénissaient les combattants pour la foi (ansar) et leur promettaient la victoire. Un troisième prétendait que l’ombre d’un nuage qui passait était formée par les ailes des anges que le Tout-Puissant avait envoyés pour rafraîchir ses bien-aimés.
Environ trois jours après que la nouvelle de la défaite d’Abou Gerger nous fut parvenue, un Italien résidant autrefois à Berber, nommé Giuseppe Cuzzi arriva de Khartoum à Rahat. Il avait été laissé à Berber par A. Marquet, représentant de la maison française Debourg et Cie, pour opérer la liquidation de quelques petites affaires et y avait été fait prisonnier. Mohammed Cher l’avait envoyé à Khartoum, où il devait remettre à Gordon une lettre de Haggi Mohammed Abou Gerger; il ne fut pas reçu par lui personnellement, mais par un poste militaire établi en face de Khartoum sur la rive nord du Nil Bleu et renvoyé à la personne qui l’avait expédié. Haggi Mohammed Abou Gerger envoya alors Cuzzi au Mahdi qui le fit repartir de nouveau, en compagnie d’un Grec nommé Calamatino, pour Khartoum, avec des lettres adressées à Gordon, dans lesquelles celui-ci était sommé de se rendre. Je pus remettre au Grec un petit billet pour Gordon Pacha. Calamatino seul put pénétrer dans la forteresse; il remit ses lettres au poste et y attendit la réponse, tandis que Cuzzi, sur l’ordre de Gordon, ne put s’approcher de Khartoum que jusqu’à une portée de fusil, car, au dire des officiers qui s’étaient trouvés en rapport avec lui lors de sa première mission, il cherchait à les persuader de se rendre.
Après que nous eûmes célébré la fête du Ramadan et que Abou Anga eut été rappelé avec toutes ses forces de Gebel Deier, le Mahdi fit répandre le bruit qu’il avait reçu du Prophète l’ordre d’aller à Khartoum et d’assiéger cette ville. Les émirs convoquèrent leurs hommes, leur ordonnèrent de se tenir prêts à marcher et menacèrent ceux qui resteraient en arrière sans permission de les considérer comme ranima.
Presque tous les habitants du pays étaient, par fanatisme et cupidité, enchantés d’obéir à l’appel du Mahdi; ce qui provoqua une véritable migration de peuples, telle que le Soudan n’en avait jamais vu.
Nous quittâmes Rahat le 22 août. L’armée mahdiste suivait en trois colonnes. Toutes les tribus possédant des chameaux prirent la route du nord Khursi-Halba-Dourrah el Khadra. Le Mahdi suivit la route du centre Daïara-Sherkela-Chat-Douem, avec ses califes et une partie des émirs. Les tribus possédant des bestiaux (Baggara) prirent celle du sud parce qu’elles y trouveraient, dans les nombreux étangs, assez d’eau pour leurs troupeaux.
Ma place comme moulazem était à la suite du calife Abdullahi.
Lorsqu’on faisait halte et qu’on campait, j’avais l’habitude de laisser mes domestiques et mes chameaux auprès de Salih woled el Mek qui appartenait à la suite du Mahdi. Le calife qui avait contre Salih une antipathie secrète me fit à ce sujet plusieurs fois des reproches et m’ordonna enfin de camper avec mes serviteurs dans son voisinage immédiat, tout en me faisant surveiller par son cousin Othman woled Adam. Je trouvai cependant, la nuit venue, plus d’une fois l’occasion de communiquer avec Salih woled el Mek qui recevait presque chaque jour des nouvelles sur les événements se passant aux environs des bords du fleuve.
Avant que nous eûmes atteint Sherkela, un bruit étrange circula dans notre colonne; on racontait qu’un étranger européen et chrétien était arrivé à El Obeïd et était maintenant en route pour venir à la rencontre du Mahdi. Quelques-uns prétendaient savoir que c’était le chef des Français lui-même; d’autres disaient que c’était un parent de la reine d’Angleterre. Une chose toutefois demeura certaine, c’est qu’un Européen était effectivement arrivé et je crois inutile de dire que j’étais extrêmement impatient de savoir qui avait osé s’aventurer ici dans les circonstances actuelles.
Un soir, le calife me fit appeler et me fit part qu’un Français était arrivé à El Obeïd et qu’il avait donné l’ordre de l’amener ici.
«Ce Français est-il de ta race ou bien y a-t-il dans ton pays, comme chez nous au Soudan, des tribus différentes?» me demanda le calife qui n’avait en ce temps-là aucune notion de l’Europe et de ses habitants. Je lui énumérai les nations de l’Europe autant que je le jugeai nécessaire.
«Que veut donc de nous ce Français, pour qu’il ait franchi une si longue route?» me demanda-t-il en réfléchissant.
«Peut-être Dieu l’a-t-il conduit sur cette route et recherche-t-il l’amitié du Mahdi ainsi que la tienne.»
Le calife me regarda d’un air incrédule et ajouta brièvement: «Nous verrons».
Nous étions arrivés à Sherkela; vers midi, le calife me fit appeler auprès de lui.
«Abd el Kadir, dit-il, le Français voyageur vient d’arriver et je l’ai fait amener ici; attends-le auprès de moi, peut-être aurais-je besoin de toi.»
Quelques minutes après, apparut aussi Husein Pacha qu’il avait également fait appeler.
Il se passa un certain temps jusqu’à ce que le moulazem du calife annonçât que l’étranger se trouvait devant la porte. Le calife donna ordre de le faire entrer.
C’était un jeune homme élancé, d’environ trente ans, de force moyenne, le visage fortement brûlé du soleil, il portait des moustaches et de légers favoris blonds; il était vêtu de la gioubbe et du turban; il salua avec un «salam aleikum» le calife qui, sans se lever de son angareb, l’invita à s’asseoir.
«Pourquoi es-tu venu ici et que veux-tu de nous?» furent les premières paroles pleines de défiance que le calife lui adressa.
L’étranger essaya de répondre en langue arabe, mais il put seulement faire comprendre qu’il était Français et qu’il était arrivé ici venant directement de France.
«Parle avec Abd el Kadir, répliqua le calife interrompant l’étranger au milieu de son discours incompréhensible, il me fera part de tes intentions.»
L’étranger me regarda d’un air méfiant et me salua en langue anglaise.
«Je ne suis pas Anglais, répondis-je en m’avançant, parlez français; abrégez, et arrivez immédiatement à la cause de votre voyage ici. Plus tard nous trouverons l’occasion de parler ensemble en confidence.»
«Pourquoi t’entretiens-tu avec lui si longtemps, Abd el Kadir; je veux apprendre ses intentions, et tout de suite, s’écria le calife.»
«Je lui apprenais quel était mon nom, répondis-je, et le sommais de dire la vérité, car toi et le Mahdi vous êtes des hommes éclairés par Dieu, vous connaissez les pensées des hommes et vous savez lire dans leur cœur.»
Husein Pacha, qui était assis à côté de moi, dit rapidement: «C’est la vérité, et que Dieu prolonge leur vie; mais tu as bien fait de rendre l’étranger attentif.»
Le calife se calma et dit tranquillement: «Cherche à savoir la vérité.»
«Mon nom est Olivier Pain, me répondit alors l’étranger dans sa langue maternelle, et je suis Français. Déjà, depuis ma première jeunesse, je m’intéressai au Soudan et j’avais des sympathies pour ces populations; je ne suis pas le seul, car tout mon pays éprouve ce sentiment. Mais il y a sur notre continent des nations avec lesquelles nous vivons en inimitié. L’une de celles-ci est la nation anglaise qui s’est établie en Egypte, tandis que l’un de ses généraux, Gordon, commande à Khartoum. Je suis venu pour vous offrir mon alliance et celle de ma nation.»
«Quelle alliance?» demanda le calife, auquel j’avais traduit mot à mot le discours d’Olivier Pain.
«Moi-même je ne puis vous aider que de mes conseils, ajouta Olivier Pain, mais ma nation serait prête à gagner votre amitié, à vous soutenir aussi par des actes et à vous livrer de l’argent et des armes.»
«Es-tu mahométan?» demanda le calife comme s’il n’avait pas entendu les derniers mots.
«Oui, je suis depuis longtemps un fervent de cette religion, à laquelle j’ai adhéré publiquement à El Obeïd.»
«Bien, dit le calife en se tournant vers moi, reste avec Husein auprès du Français, je vais avertir le Mahdi et reviendrai ensuite auprès de vous.»
Lorsqu’il nous eut quittés, je serrai la main d’Olivier Pain et je le présentai à Husein Pacha. Quoique sa proposition énoncée par lui sérieusement à ce qu’il semblait, de soutenir mes ennemis, m’intéressât d’une façon toute particulière, je lui recommandai d’être avant tout prudent dans ses discours et de se donner comme poussé à venir ici plutôt par l’amour de la religion que par des visées politiques.
Husein Pacha était dans son for intérieur très sévère pour les rôdeurs.
«Vous appelez en Europe «des politiques,» me dit ce dernier en arabe, des gens qui ne sortent de chez eux que pour tuer des hommes, pour ramasser du butin, pour emmener en esclavage des femmes et des jeunes filles de notre religion, vous les soutenez et vous leur offrez de l’argent et des armes! Mais, si un pauvre homme de notre race achète un nègre qui ne se distingue d’un animal que parce qu’il peut dire quelques mots et l’emploie à cultiver son champ, vous appelez cela un péché, une horreur et vous vous arrogez le droit de punir une telle action.»
«Malêche (cela ne fait rien, phrase destinée à tranquilliser et continuellement employée), dis-je à Husein Pacha, celui qui vit longtemps voit beaucoup.»
Le calife revint bientôt et nous ordonna de procéder à nos ablutions pour prendre part avec le Mahdi à la prière de midi.
Nous obéîmes à son injonction et suivîmes le calife au lieu du culte où, à la nouvelle de l’arrivée d’Olivier Pain, une immense foule s’était rassemblée exprimant les avis les plus absurdes sur le nouveau venu. A peine avions-nous pris place, Olivier Pain au second rang, que le Mahdi parut. Il portait une belle gioubbe fraîchement lavée, parfumée de toutes les odeurs possibles; son turban était enroulé autour de la tête avec un soin particulier; ses paupières peintes avec du cohol, afin de donner plus d’éclat à son regard. Il me fit l’impression d’avoir attaché de l’importance à paraître aussi avantageusement que possible aux yeux de l’étranger. Il semblait flatté qu’un homme fût venu de si loin pour le voir et lui offrir son concours.
S’asseyant sur une peau de bête, il nous appela tous auprès de lui et, regardant Olivier Pain, tandis qu’il souriait toujours, il reçut son salut avec bienveillance, mais ne lui tendit pas la main. Puis il lui ordonna d’expliquer les motifs de sa venue, et m’invita à servir d’interprète comme je l’avais fait précédemment.
Olivier Pain recommença la même histoire qu’il avait racontée déjà au calife. Le Mahdi m’invita à parler aussi fort que possible afin que la foule curieuse qui nous écoutait put tout entendre et comprendre. Lorsque nous eûmes fini, le Mahdi dit à haute voix:
«J’ai entendu et compris tes intentions; je ne me fonde pas sur le soutien des hommes, mais je n’ai confiance qu’en Dieu et en son Prophète; ton peuple est un peuple d’infidèles et jamais je ne m’allierai avec lui; mais je punirai et j’anéantirai mes ennemis avec l’aide de Dieu, de mes Ansar et des troupes d’anges que m’enverra le Prophète.»
Les cris poussées par des milliers de poitrines annoncèrent la satisfaction générale causée par les paroles du maître. Lorsque le calme se fut rétabli, le Mahdi se tourna vers Olivier Pain:
«Tu affirmes aimer notre religion, la seule et la vraie; es-tu mahométan?»
«Certainement, répondit Olivier, et il prononça à haute voix la profession de foi musulmane: «La ilaha ill Allah, ou Mohammed rasoul Allah». Alors le Mahdi lui tendit sa main à baiser sans toutefois exiger de lui le serment de fidélité.
Nous retournâmes dans les rangs des fidèles, Olivier Pain à côté de moi et nous fîmes notre prière avec le Mahdi. Quand elle fut terminée, le maître prononça quelques paroles d’édification pour le salut général des âmes, puis il se retira accompagné du calife. Ce dernier m’ordonna auparavant de prendre Olivier chez moi jusqu’à nouvel avis et d’attendre ses ordres ultérieurs. J’eus alors le loisir de causer avec mon hôte sans crainte d’être dérangé.
Bien que je ne pusse exprimer mon aversion pour sa mission d’aventurier, j’éprouvai cependant de la pitié pour l’homme qui, s’il avait pensé remporter un succès, s’était heurté à une amère déception. Je le saluai encore une fois cordialement et lui dit:
«Eh bien! cher Monsieur, maintenant que nous voilà seuls pour quelques instants, nous allons parler à cœur ouvert. Bien que votre mission n’ait absolument pas mes sympathies, je vous assure cependant, en vous serrant la main, que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour prévenir toute atteinte à votre sécurité personnelle. Maintenant vous pouvez être tranquille et comme je suis depuis des années sans relations avec le monde, racontez-moi ce qui s’est passé en Europe pendant ce temps!»
«J’ai en vous une confiance absolue, me répondit-il, je connais votre nom qui a été souvent prononcé devant moi, depuis que je suis en Afrique; je suis heureux que le sort m’ait conduit auprès de vous. Il y aurait beaucoup de choses à raconter, que vous ne savez pas encore. Permettez que je commence par l’Egypte, cela vous intéressera davantage, je le crois.»
Il me parla alors du soulèvement de Ahmed Pacha el Arabi, des grands massacres, de l’intervention des Puissances et de l’action de l’Angleterre qui avait occupé l’Egypte.
«Je suis, dit-il, collaborateur de l’Indépendance et collègue de Rochefort que vous connaissez aussi certainement. La politique de la France et de l’Angleterre, comme vous ne l’ignorez pas, ne suit pas le même chemin, et c’est notre devoir, là où faire se peut, de contrecarrer les visées de la politique anglaise. Je ne suis pas venu ici comme plénipotentiaire de la France, mais plutôt pour mon propre compte. On connaît cependant mes plans et on semble les favoriser. Le gouvernement anglais, instruit de mes desseins, a semé sur mon chemin tous les obstacles possibles. J’ai été même signalé, poursuivi, chassé de Wadi Halfa. Plus tard, j’ai réussi à trouver des Arabes de la tribu des Eregat qui m’ont secrètement amené d’Esneh par Kab à El Obeïd, en suivant la route qui mène à l’ouest de Dongola. J’ai été reçu aujourd’hui par le Mahdi d’une façon très amicale, je suis satisfait et j’ai beaucoup d’espoir.»
«Pensez-vous réellement que votre proposition sera acceptée?» demandai-je.
«Si ma proposition n’est pas acceptée immédiatement, j’espère cependant que le Mahdi sera disposé à entrer en relations amicales avec la France, ce qui me suffirait momentanément. Je suis venu ici de mon propre mouvement et dans les meilleures intentions. C’est pourquoi je suis presque certain que le Mahdi ne m’empêchera pas de m’en retourner.»
«Cela ne me parait pourtant pas aussi sûr qu’à vous! lui dis-je; avez-vous laissé une famille dans votre patrie?»
«Oui, répondit-il un peu inquiet, j’ai laissé à Paris une femme et deux chers enfants. Je pense souvent à eux et je me réjouis de les revoir bientôt. Soyez franc, Monsieur! à quoi dois-je m’attendre, d’après votre avis?»
«Mon cher Monsieur, avec ce que je connais de ces gens, vous n’avez pour le moment rien à craindre pour votre propre personne, mais quand et de quelle manière vous pourrez leur échapper, je ne puis là-dessus rien vous dire de précis aujourd’hui. Ce que j’espère, c’est, qu’on refusera vos propositions qui pourraient pourtant être utiles un jour à cet ennemi de l’Angleterre, qui est également mon ennemi. Je souhaite avec vous qu’on vous laisse retourner sans tarder dans votre patrie où vous attendent votre femme et vos enfants.»
J’avais donné ordre à mon domestique de nous apporter à manger, j’invitai aussi Gustave Kloss, l’ancien domestique d’O’Donovan, à partager notre repas. Il avait obtenu, sur ma demande, la permission du calife de demeurer auprès de moi. Nous avions à peine commencé que deux moulazeimie du calife parurent et invitèrent Olivier Pain à les suivre. Il fut surpris qu’on lui ordonna d’aller seul et sortit quelque peu froissé. Je trouvai aussi cette invitation un peu étrange, car Olivier Pain parlait si mal l’arabe que, seul, il pouvait à peine se faire comprendre. Je faisais, à ce sujet, une remarque à Moustapha (Kloss) lorsque je fus à mon tour appelé auprès du calife.
«Abd el Kadir, me dit-il avec confiance, je te considère absolument comme étant des nôtres. Que penses-tu de ce Français?»
«Je crois, répondis-je, que cet homme est sincère et qu’il a de bonnes intentions. Mais ne connaissant ni toi, ni le Mahdi, il ne savait pas que vous n’avez confiance qu’en Dieu et que vous ne recherchez ni ne voulez aucun autre allié. C’est pourquoi vous êtes victorieux car Dieu est avec ceux qui se confient en lui.»
«Tu as entendu, continua le calife, les paroles que le Mahdi a adressées au Français. Nous ne voulons pas d’alliance avec les infidèles et nous vaincrons nos ennemis sans leur concours.»
«Certainement, fis-je observer, c’est pourquoi cet homme est inutile ici; il doit retourner près de son peuple et faire connaître à ses compatriotes les victoires du Mahdi et de son général le calife.»
«Peut-être plus tard, dit celui-ci, pour le moment je lui ai ordonné de rester auprès de Zeki Tamel qui s’occupe déjà de lui.»
«Il lui sera difficile de se faire comprendre, car il connaît peu la langue arabe.»
«Dans son voyage jusqu’ici, il n’avait pourtant aucun interprète, interrompit le calife, du reste, je te permets de lui rendre visite.»
Il me parla ensuite d’autres choses et me montra les chevaux que Zogal venait de lui envoyer du Darfour et dont je reconnus plus d’un.
Après avoir quitté le calife, je cherchai Olivier Pain et le trouvai à l’ombre d’une tente trouée, la tête appuyée dans les mains, et réfléchissant. En m’apercevant, il se leva et vint à ma rencontre.
«Je ne sais que penser; on me donne l’ordre de rentrer ici, on m’y apporte mes bagages; un certain Zeki, me dit-on, s’occupera de moi. Pourquoi ne me laisse-t-on pas avec vous?»
«C’est dans le caractère du Mahdi et particulièrement dans celui du calife de contrarier les désirs de chacun. Ils appellent cette règle de conduite: Eprouver la patience, la soumission et la foi d’un homme, lui répondis-je pour le calmer. Vous n’avez rien à craindre. Le calife peut se défier peut-être jusqu’à un certain point de nous deux et ne pas désirer que nous soyons toujours ensemble pour trouver peut-être l’occasion de critiquer sa manière d’agir. Mais voici justement Zeki Tamel qui a été autrefois mon compagnon dans plus d’un combat. Je veux vous recommander à cet homme».
J’allai à la rencontre de Zeki Tamel qui me salua et s’informa de ma santé.
«Ami, lui dis-je, cet homme est étranger et c’est ton hôte. Je le recommande à ta bienveillance. Au nom de notre ancienne amitié, je te prie d’être aimable et indulgent avec lui.»
«Je ne le laisserai certainement manquer de rien, autant que cela sera en mon pouvoir; mais, me dit-il à voix basse, le calife m’a défendu de le laisser avoir des rapports avec d’autres personnes, et c’est pourquoi je dois te prier de ne venir le voir que rarement.»
«La défense ne me concerne pas, répliquai-je, car je viens justement de chez notre maître qui m’a accordé la permission de visiter ton hôte quand cela me conviendrait; donc, encore une fois, je te prie, prends soin de lui.»
Je retournai auprès d’Olivier Pain et l’exhortai au courage. Je lui dis que le calife désirait qu’il n’eût pas de rapport avec ses gens, ce qui serait préférable pour lui, car il courait d’autant moins le risque d’être calomnié par eux. Je lui promis de lui faire visite aussi souvent que possible.
Le lendemain matin, retentit le gros tambour de guerre du calife; cet instrument était nommé mansoura, le victorieux. C’était le signal du départ.
Nous marchions seulement depuis le matin jusqu’à midi et nous n’avancions que lentement. Comme à midi nous établissions notre campement, je cherchai Olivier Pain et le retrouvai à l’ombre de sa tente. Il se sentait bien physiquement, mais se plaignait de la mauvaise nourriture. Zeki, qui pendant notre entretien était survenu, m’assura qu’il lui avait envoyé deux fois de l’asida, mais que Pain n’en avait presque pas pris. Je lui répondis que cet étranger n’était pas encore habitué à ce plat du pays, c’est pourquoi je promis de lui envoyer chaque fois que je le pourrais un autre mets par mon domestique. Aussitôt rentré chez moi, je fis préparer un peu de soupe et de riz qu’on porta à Olivier Pain.
Le soir, le calife me demanda si j’avais vu Pain.
«Oui,» lui dis-je.
Je lui racontai alors qu’il n’était pas encore habitué à notre asida et que, si on l’obligeait à en manger, il tomberait probablement malade. Je lui demandai la permission de lui envoyer de temps en temps une nourriture plus légère, ce à quoi il consentit.
«Toi-même, tu te contentes pourtant de la nourriture du pays, ajouta-t-il, il serait donc en tout cas préférable pour lui de s’y habituer également le plus tôt possible; mais, où est Moustapha, je ne l’ai pas vu depuis que nous sommes partis de Rahat.»
«Il est ici et surveille mes domestiques dans les soins qu’ils donnent aux chevaux et aux chameaux.»
Sur le désir du calife, j’envoyai un des grooms qui se tenaient au dehors, pour le chercher. Quelques minutes après Moustapha arriva.
«Où donc te tiens-tu toujours, que je ne t’ai pas aperçu depuis des semaines, gronda-t-il, as-tu donc oublié que je suis ton maître?»
«Je suis, avec ta permission, auprès d’Abd el Kadir et je l’aide dans ses travaux, dit Moustapha d’un air arrogant. Tu ne t’occupes pas de moi et tu m’as livré à moi-même.»
«Je m’occuperai de toi à l’avenir» dit le calife en colère. Il appela un moulazem: «Conduis Moustapha auprès du secrétaire Ben Nagi»: ordonna-t-il, et fais-le mettre aux fers!»
Kloss suivit son gardien sans répliquer un mot.
«Moustapha, continua le calife, est un mauvais homme et tu as suffisamment de serviteurs pour pouvoir facilement te passer de lui. Je l’ai pris auprès de moi et il m’a quitté sans motifs. Je lui ai ordonné de servir mon frère Yacoub, il s’est plaint de lui et l’a quitté. Maintenant qu’il est auprès de toi, croit-il pouvoir ne plus s’occuper de nous.»
«Pardonne-lui, car qui pardonne est miséricordieux! Ordonne-lui de rester auprès de ton frère, peut-être deviendra-t-il meilleur?»
«Il doit passer quelques jours dans les fers, afin d’apprendre que je suis son maître. Il n’est pas meilleur que toi et tu viens chaque jour à ma porte,» me dit-il en souriant, parce qu’il vit bien que j’étais blessé de sa façon d’agir envers Moustapha.
Il fit apporter le souper pendant lequel je m’observai d’une façon toute particulière, afin de ne pas donner au calife, qui me surveillait, le soupçon que je lui en voulais de m’avoir enlevé Moustapha. Il parla peu, et paraissait de mauvaise humeur. Après le souper, il prit congé de moi avec quelques paroles amicales qui toutefois ne me semblaient pas venir du cœur.
Je revins sous ma tente où je ne pus pendant longtemps trouver le sommeil. Je déployais toute la patience et toute l’abnégation possibles pour conquérir la faveur du calife, et pouvoir profiter d’autant plus facilement un jour d’une occasion de délivrance. Mais, grâce à son caractère entier, c’était un rôle difficile de ne pas sortir de sa ligne de conduite et de ne pas blesser son prodigieux orgueil. Chaque jour, je voyais des exemples de son humeur capricieuse; il n’avait aucun égard pour ses moulazeimie qu’il faisait, à la moindre faute, enfermer, mettre aux fers et battre. La privation des biens était la suite habituelle de ces faits. Il était habitué à obéir à son premier mouvement, ne réfléchissant pas longtemps, et attachait une importance énorme à toujours montrer qu’il était le maître.
Fadhlelmola, frère d’Abou Anga, commandant des Djihadia (ils étaient tous deux fils d’un esclave libéré d’un parent du calife) était chargé des fonctions de son frère. Ce Fadhlelmola avait un ami fidèle et un conseiller en la personne d’Ahmed woled Younis, de la tribu des Sheikhiehs. Le même soir, il s’était rendu chez le calife pour lui demander de donner son autorisation au mariage de Younis. Le calife étant de mauvaise humeur voulut encore une fois montrer qu’il était le maître. Il fit appeler le père de la jeune fille et lui demanda devant les personnes présentes s’il voulait marier sa fille avec Ahmed woled Younis. Comme celui-ci répondait affirmativement, il lui dit: «J’ai résolu, car je trouve que cela est préférable pour son bonheur, de la marier à Fadhlelmola. As-tu quelques objections à présenter?»
Le père de la jeune fille déclara naturellement qu’il était absolument de l’avis du calife et celui-ci ordonna aussitôt: «Eh bien le fatha!» (prière d’usage pour la bénédiction des mariages). Les personnes présentes levèrent les mains, récitèrent le fatha et mangèrent des dattes qu’on leur offrit. Puis elles furent congédiées par le calife. Fadhlelmola s’en alla, riche d’une femme de plus; Ahmed woled Younis plus pauvre d’une espérance. L’humeur du calife était satisfaite; avec un tel maître, il fallait être prudent.
Environ cinq jours plus tard, nous atteignîmes Chat. Là, beaucoup de sources comblées précédemment furent rétablies et des huttes en paille avec des clôtures furent élevées pour le Mahdi et ses califes. Le Mahdi voulait s’arrêter plusieurs jours en cet endroit.
Pendant la marche, je rendis chaque jour visite à Olivier Pain. Il était toujours de plus mauvaise humeur et plus ennuyé de son isolement, car les rapports avec les autres hommes et les esclaves commis à son service lui restaient interdits. Ces quelques jours avaient suffi pour le faire renoncer complètement à l’exécution de ses plans: il ne songeait plus maintenant qu’à sa femme et à ses enfants.
Je cherchai à le calmer, l’engageai à espérer en l’avenir et à ne pas trop se livrer à des pensées mélancoliques qui commençaient à miner ses forces. Le calife semblait peu se soucier de lui et demandait seulement, à l’occasion, de ses nouvelles.
Le lendemain de notre arrivée à Chat, l’ancien sheikh du Mahdi, Mohammed Chérif, arriva enfin; on l’attendait depuis longtemps. Lui aussi avait été forcé par ses ennemis et tremblant pour sa propre sûreté de paraître en suppliant. Mais le Mahdi le délivra aussitôt de cette situation indigne, le conduisit de la manière la plus flatteuse à sa demeure, et fit élever des tentes pour lui. Il lui donna deux belles jeunes filles abyssiniennes et des chevaux et réussit bientôt, par sa générosité, à s’attacher une grande partie des partisans de Mohammed Chérif.
Le calife avait pardonné à Moustapha et lui avait ordonné de rester auprès du secrétaire Ben Nagi. Toutefois il nous était permis de communiquer ensemble.
Déjà après notre départ de Sherkela, on savait que les troupes de Gordon avaient essuyé une grosse défaite. A Chat, nous reçûmes des nouvelles détaillées de la défaite de Mohammed Ali Pacha à Omm Douban, par le sheikh El Ebed. Après avoir vaincu les rebelles à Halfaya et Haggi Mohammed à Bourri, Gordon envoya Mohammed Ali Pacha avec environ 2,000 hommes contre les rebelles qui se tenaient à Omm Douban, village du sheikh El Ebed. Mohammed Ali avait, à cause de sa bravoure, eu une carrière rapide. Il avait demandé dans le temps à permuter du Darfour où il avait servi auprès de moi comme saghcolaghassi. Gordon l’avait nommé major et, pendant le siège, il devint successivement colonel, puis général. Il marcha donc, avec ses 2,000 hommes, irréguliers la plupart, contre le sheikh El Ebed, accompagné d’une véritable cohue de femmes et d’esclaves en quête de quelque butin.
Pendant la marche d’Elefoun, il fut surpris par les rebelles, près d’Omm Douban, attaqué de divers côtés à la fois, et, empêché de se frayer une sortie par suite de la foule qui l’entourait, il fut battu et presque complètement anéanti. Quelques-uns de ses hommes purent à grand’peine s’échapper; ils apportèrent la triste nouvelle à Khartoum.
Enhardis par ce succès, les rebelles resserrèrent le cercle autour de cette ville et reçurent d’Abd er Rahman woled en Negoumi un renfort si important que les troupes de Gordon n’étaient plus en nombre suffisant pour oser tenter une sortie victorieuse.
De Chat, nous nous dirigeâmes sur Douem, où le Mahdi passa une grande revue. A cette occasion, montrant le Nil à ses troupes: «Dieu le maître, le Bon et le Miséricordieux, s’écria-t-il, à créé ce fleuve; il vous y désaltérera et sur ses rivages vous trouverez des pays dont vous serez, je vous le prédis, les maîtres.»
Une joie fanatique s’empara de cette foule qui voyait déjà toute l’Egypte devenir sa proie.
Arrivés à Dourrah el Khadra, nous célébrâmes la fête du «Baïram.»
Olivier Pain souffrait de la fièvre et, de jour en jour, était plus abattu. Malgré les doses de quinine qu’il absorbait, sa mauvaise humeur tournant à la mélancolie, nous causa de graves inquiétudes.
«J’ai commis bien des sottises dans ma vie, me dit-il un jour; mais mon voyage en ce pays est la plus grosse de toutes; je n’envisage le résultat qu’avec appréhension. Il eut été préférable que les Anglais eussent réellement accompli leur dessein, de me faire prisonnier.»
Je le consolai et le suppliai de ne pas perdre courage.
Mais il se détourna, en secouant tristement la tête.
Le jour du Baïram, le Mahdi fit la prière à haute voix, puis lut la Khoudba (le sermon) pendant lequel, devant tout le peuple, il se prit à sangloter abondamment. Nous autres, infidèles, nous savions que, lorsqu’il pleurait, il méditait toujours quelque mauvaise action. Aussi, sa prédication et ses pleurs excitèrent-ils au combat ces milliers d’hommes, facilement irritables, accourus en masse des provinces du Nil.
Après deux jours de repos, nous reprîmes notre route marchant comme de véritables tortues; les pèlerins affluaient de toutes les contrées du Soudan.
Pain allait toujours plus mal; on craignit le typhus; il était absolument abattu.
Un jour, il me pria de demander au Mahdi un secours en argent: les nègres qui le servaient ne cessaient de mendier.
Le Mahdi fit aussitôt prendre dans le Bet el Mal cinq livres égyptiennes et me les remit en faisant des vœux pour le prompt rétablissement du malade.
Comme je communiquai au calife l’état grave de Pain et le secours du Mahdi, il me reprocha d’avoir demandé de l’argent au Mahdi sans m’être adressé à lui, au préalable.
«S’il meurt au milieu de nous, ajouta-t-il, il peut s’estimer heureux, car la bonté et la toute-puissance divine l’ont arraché à sa tribu: d’un infidèle, elles ont fait un fidèle.»
Quatre jours après, Olivier Pain était si faible qu’il pouvait à peine se soulever. Depuis deux jours il ne touchait plus aux aliments que je lui envoyais.
Il me tendit sa main amaigrie.
«Ma dernière heure est arrivée; je le sais, me dit-il. Laissez-moi vous remercier de votre amabilité et de vos soins. Une prière encore: si jamais vous êtes libre et que vous alliez à Paris, portez à ma femme et à mes enfants les derniers adieux d’un malheureux.» Tandis qu’il prononçait ces mots, deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Je l’encourageai encore et j’assurai qu’il n’avait aucune raison de perdre toute espérance.
Les tambours de guerre qui battaient alors m’obligèrent à le quitter.
Je laissai auprès de lui un de mes domestiques, nommé Atroun. En route, je m’entretins avec le calife de l’état du malade et le priai de lui laisser quelques jours de repos dans le plus prochain village. Le calife ne prit aucune décision et me pria de lui reparler de Pain dans le courant de la soirée.
Mais à la tombée de la nuit, Atroun s’avança.
«Où est Youssouf? (c’est ainsi qu’on appelait Olivier Pain)» lui demandai-je tout inquiet.
«Mon maître est mort; c’est pourquoi nous nous sommes tant trouvés en retard.»
«Mort?» répétai-je bouleversé.
«Oui, mort, répéta Atroun, nous l’avons même déjà enterré!»
«Dis-moi comment cela s’est passé...»
«Youssouf, mon maître, était si faible, qu’il ne pouvait plus se tenir à cheval; nous fûmes forcés de nous traîner une partie du chemin, à pied. A plusieurs reprises, il perdit connaissance; puis il me parla en sa langue que nous ne comprenions pas. Nous le mîmes enfin sur un angareb que nous plaçâmes sur la selle d’un chameau; il ne put s’y tenir et tomba. Dès lors, il perdit connaissance, jusqu’au moment où il mourut. Nous l’enveloppâmes dans une ferda (drap en coton) et nous l’enterrâmes. Les esclaves de Zeki ont apporté à leur maître tout ce qu’il possédait.»
Quoique Olivier Pain fût sérieusement atteint, j’attribuai la rapidité de sa mort à la chute qu’il avait faite du chameau. Pauvre homme! Arriver avec de si hautes visées et finir si tristement!
Je fis part aussitôt de sa mort au calife.
«Il est heureux», me répondit-il. Puis il fit savoir à Zeki qu’il eut à conserver avec soin, provisoirement, tout ce qui avait appartenu à Olivier Pain. Il m’envoya auprès du Mahdi pour le prévenir. Celui-ci parut prendre à cette nouvelle une part plus grande que le calife et récita même la prière des morts.
Trois jours s’écoulèrent, nous approchions de Khartoum. En route, nous eûmes l’occasion d’apercevoir à maintes reprises les bateaux à vapeur de Gordon qui apparaissaient dans le lointain; ils semblaient se livrer à des reconnaissances; mais ils se retirèrent sans attendre notre arrivée.
Nous venions de dresser nos tentes, quand un moulazem du Mahdi me pria de le suivre chez son maître, où se trouvaient déjà le sheikh Abd el Kadir woled Om Mariom, autrefois cadi de Kalakle, jouissant d’une grande renommée chez les habitants du Nil Blanc, et Husein Pacha.
«Je t’ai fait appeler, me dit le Mahdi, afin que tu préviennes Gordon que sa chute est prochaine. Dis-lui que je suis bien le Mahdi, qu’il se rende avec sa garnison afin de pouvoir se sauver, lui et son âme; fais-lui entendre que, s’il refuse, tous combattront contre lui, et toi-même aussi; la victoire nous est assurée. Ma lettre n’a d’autre but que d’empêcher le sang de couler abondamment.»
Je me tus. Husein m’engageait fortement à répondre.
«O Mahdi! répliquai-je enfin, écoute mes paroles; je te parlerai à cœur ouvert; pardonne-moi si ma réponse est peut-être vive et si tous les termes n’en sont pas pesés. Si j’écris à Gordon que tu es le vrai Mahdi, il ne me croira pas, si je le menace de le combattre de ma propre main, il ne me craindra pas. Mais toi, dis-tu, tu ne veux pas que le sang soit répandu. Je le sommerai donc de se rendre; je lui dirai qu’il est trop faible pour soutenir un combat contre toi, le victorieux et qu’il n’a aucun secours à attendre du dehors. Je l’informerai enfin que je suis prêt à servir d’interprète entre toi et lui.»
Le Mahdi s’étant rallié à mes propositions, je rentrai en hâte chez moi. Ma tente avait été déchirée pendant le transport; j’avais élevé, pour avoir un peu d’ombre pendant le jour, une toiture des plus primitives composée de bâtons sur lesquels je tendis quelques lambeaux d’étoffe. La nuit, je dormais à la belle étoile. Je dus donc me mettre en quête d’une lanterne, et, assis sur mon angareb, je rédigeai ma missive.
J’écrivis tout d’abord à Gordon quelques lignes en français, lui exposant que les détails qui allaient suivre étaient en allemand, parce qu’il m’était plus facile de m’exprimer en ma langue maternelle; qu’ensuite j’avais peu de temps à ma disposition et qu’enfin mes dictionnaires avaient été brûlés car, on les avait pris pour des livres de prières. J’espérais, ajoutai-je, avoir bientôt l’occasion de le revoir, priant Dieu chaque jour d’exaucer ma prière. Je lui nommai enfin quelques sheikhs qui s’étaient joints au Mahdi, dans le seul espoir de sauver leurs femmes et leurs enfants.
Après cette sorte de préface, je lui écrivis une lettre très détaillée. Je lui rappelai que, d’après ce que m’avait dit Georges Calamatino, je savais que lui, Gordon, avait désapprouvé ma capitulation. Je lui soumis donc les circonstances de ma chute, en le priant de ne me juger qu’après avoir lu mon récit. Je lui rappelai mes actions contre le sultan Haroun et Doud Benga; comment, au commencement de la révolte, les quelques officiers que j’avais m’abandonnèrent tous, parce qu’Arabi Pacha avait chassé du pays tous les Européens; comment le bruit s’était répandu que mes défaites n’étaient dues qu’à mon manque de croyance; combien j’avais été forcé de lutter contre des intrigues de toute nature jusqu’à ce que je changeasse de religion; comment enfin, grâce à cet acte, mes gens devinrent plus confiants; puis, je lui narrai nos succès passagers, jusqu’au moment où l’anéantissement de l’armée de Hicks nous enleva tout espoir d’être jamais secourus.
Je passai ainsi en revue tous les événements: le nombre de mes hommes morts au champ d’honneur, les réserves de munitions presque épuisées, la position des soldats et des officiers qui comprenaient bien que seule la capitulation pouvait sauver leur vie; enfin, ma situation d’unique Européen ne pouvant résister plus longtemps aux désirs de se rendre, manifestés par tous et ne pouvant aller contre la destinée. Ma soumission, lui écrivis-je, a été la plus grande douleur que j’ai supportée en ma vie; mais, je ne pouvais agir autrement et, comme officier autrichien, je ne crains pas le verdict du juge le plus sévère de mes actions. Par ma façon d’agir, continuai-je, je crois avoir acquis, jusqu’à un certain degré, la confiance du Mahdi et du calife; c’est pourquoi, du reste, ils m’ont permis de vous écrire, pour vous engager à vous rendre, il est vrai; mais je saisis cette occasion avec quelle joie!—pour vous offrir mes services, résolu à vaincre ou à mourir, s’il vous est possible toutefois de faciliter ma fuite à Khartoum.
Je le priai de m’écrire quelques lignes en français pour me faire savoir, le cas échéant, jusqu’à quel point il pourrait me venir en aide dans l’accomplissement de mon dessein, lui recommandant de ne pas oublier de me demander, en langue arabe, de venir à Omm Derman, avec l’autorisation du Mahdi, pour traiter des conditions de capitulation.
J’écrivis encore une troisième lettre, en allemand, au consul Hansal, le priant de faire tout ce qui dépendrait de lui pour faciliter ma fuite à Khartoum; je lui disais, entr’autres choses, que, connaissant les intentions du Mahdi, ses forces, etc., ma présence en cette ville pouvait être d’une grande utilité.
Mais, comme certains bruits circulaient dans le camp du Mahdi, d’après lesquels Gordon se rendrait si aucun renfort ne lui arrivait, je priai le consul Hansal de m’informer des desseins du Général; car, si la capitulation avait lieu après ma fuite dans la ville, il va de soi que je serais la victime du Mahdi et qu’il ne tarderait pas à se venger sur moi.
Il me parut alors, il me paraît aujourd’hui même encore, assez juste que, si par ma fuite j’excitais la colère du Mahdi, je fusse au moins sûr de l’éventualité de la reddition de Khartoum. On prétendait ici que la garnison de Khartoum tremblait et que beaucoup désiraient la reddition de la ville; j’attirai sérieusement l’attention de Hansal, l’assurant que la force du Mahdi n’était pas si grande qu’on le croyait et que par l’énergie des troupes égyptiennes, tout pouvait encore être sauvé. La ville devait être en état de tenir au moins six semaines, sinon deux mois pour donner à une armée le temps d’arriver à son secours. Je lui rapportai enfin le bruit qui courait que le petit vapeur envoyé dernièrement à Dongola par Gordon devait avoir fait naufrage près de Wadi Gamer, ce dont toutefois je n’avais pu m’assurer jusqu’à aujourd’hui.
Le 15 octobre, au matin, je me rendis avec mes trois lettres auprès du Mahdi qui m’ordonna de les faire porter à Omm Derman par un de mes domestiques. Je choisis un jeune garçon, d’environ 15 ans, nommé Mergan, auquel, sur l’ordre du Mahdi, Ahmed woled Soliman remit un âne et quelque argent pour le voyage. Je recommandai soigneusement au jeune homme de ne parler à personne au monde à Khartoum, si ce n’est à Gordon Pacha ou au consul Hansal, et de les assurer que je désirais venir en cette ville.
Vers midi des courriers arrivèrent de Berber confirmant malheureusement la prise du vapeur allant à Dongola et le meurtre du colonel Steward ainsi que celui de ceux qui l’accompagnaient.
Les messagers apportaient les papiers qu’ils avaient trouvés sur le vapeur et le calife m’ordonna de parcourir, chez Ahmed woled Soliman, ceux qui étaient écrits en langues européennes.
Au milieu de nombreuses lettres particulières de personnes restées à Khartoum, je trouvai un très long rapport militaire, sans signature, il est vrai, mais qui devait émaner de la plume de Gordon.
Le Mahdi m’ayant interrogé sur le contenu de ces papiers, je lui répondis que la plupart avaient un caractère privé sans aucune importance; quant au rapport militaire, je n’y avais rien compris du tout. Malheureusement on trouva nombre de rapports et d’écrits en langue arabe desquels on déduisit facilement ce qui se passait à Khartoum. En outre, une dépêche détaillée, à moitié chiffrée, également de Gordon, à Son Altesse le Khédive fut lue par Abd el Halim effendi, autrefois Bashkatib (chef de bureau) au Kordofan; ce fut une précieuse source d’informations pour le Mahdi.
Par les papiers du consulat, j’appris malheureusement que mon ami l’agriculteur Ernest Marno avait succombé à la fièvre, à Khartoum, depuis longtemps déjà.
En ma présence, on tint conseil pour savoir quels papiers seraient envoyés à Gordon, pour le persuader de la perte du vapeur et peut-être par là le décider à se rendre. Je prétendis que seul le rapport écrit de sa propre main serait le témoignage le plus frappant de la perte qu’il venait d’éprouver. Après de longs débats on convint enfin de suivre mon conseil. En triant ces paperasses, on découvrit une lettre de Salih woled el Mek, écrite après son arrestation. Dans cette missive il assurait le général Gordon de sa fidélité et de sa soumission. Celui-ci avait voulu envoyer au Caire cette lettre comme preuve du dévouement de Salih et cette bonne intention fut cause qu’on jeta mon ami dans la prison commune, c’est-à-dire dans une petite, mais épaisse zeriba qui servait dans ce but pendant la marche.
Grâce à la foule immense qui s’était jointe au Mahdi, le blé commença à manquer; l’ardeb atteignit le prix de 18 écus medjidieh; au marché, la livre sterling valait deux écus. Ibrahim Adlan fut envoyé à Berber pour reprendre de Mohammed Cher la caisse du Gouvernement et l’apporter à l’endroit où nous étions. 70 à 80,000 livres en or furent alors partagées entre tous. Mais comme dans le pays tout était évalué en écus, la seule monnaie courante chez les indigènes, la valeur de l’or tomba tellement qu’on ne pouvait échanger la livre que contre deux écus, quelquefois même un écu et demi. Le prix de la viande était par contre incomparablement plus bas que celui du blé. Une vache grasse ou un bon bœuf atteignait tout au plus un écu et demi ou deux écus, un veau valait d’un demi-écu à un écu. Les bergers avaient amené tous leurs troupeaux et ne trouvaient pas sur le rivage du Nil de quoi faire paître tant de milliers d’animaux. D’autre part, le Mahdi ayant déclaré, dans ses sermons, que l’élevage du bétail était une perte du temps qui serait mieux employé à servir Dieu et à combattre pour la bonne cause, ces diverses circonstances engagèrent les possesseurs de troupeaux à s’en défaire au plus tôt; d’où une baisse considérable du prix de la viande.
Mergan revint le lendemain; il ne m’apporta à ma grande surprise, aucune missive. Il était entré dans les remparts d’Omm Derman et avait remis les lettres; peu après, le commandant lui avait donné l’ordre de retourner car, lui avait-on dit, il n’y avait pas de réponse. J’envoyai le jeune homme aussitôt auprès du Mahdi qui l’interrogea, pendant que j’avertissais le calife qu’on n’avait pas répondu à mes lettres.
Appelé le soir même devant le Mahdi, je reçus l’ordre d’écrire une seconde fois à Gordon; peut-être, après la nouvelle de la perte de son vapeur, répondrait-il? Mergan devait être envoyé de nouveau comme messager. A la lueur vacillante de ma lanterne, en rase campagne, j’écrivis à Gordon, lui faisant part entr’autres, de la mort du colonel Steward et de ses compagnons; je le priai de répondre à mes précédentes missives.
Mergan revint le surlendemain matin, apportant une lettre du consul Hansal, écrite en allemand et en arabe.
En voici la teneur:
Cher ami Slatin bey!
Vos lettres me sont parvenues; je vous prie de vous rencontrer avec moi au tabia Regheb Bey (fort d’Omm Derman). Il faut que je m’entretienne avec vous sur les démarches nécessaires pour vous sauver. Après quoi, nous vous laisserons retourner auprès de vos amis, sans retard.
Mes meilleures salutations
Votre
Hansal.
Accompagné de Mergan, je me présentai aussitôt devant le Mahdi, lui remis la lettre en lui expliquant que celle qui était écrite en arabe n’était que la traduction exacte de l’autre.
Il en prit connaissance et me demanda si j’étais disposé à me rendre à l’invitation qui m’était faite. Je lui déclarai vouloir suivre sa volonté, étant prêt à chaque instant à le servir et à lui être agréable.
«Je crains pour toi, ajouta le Mahdi, que Gordon, tandis que tu parleras à Omm Derman avec ton consul, ne te fasse prendre et tuer. Pourquoi n’a-t-il pas répondu à notre message s’il pense du bien de toi?»
«Je ne connais pas la raison de son silence, répondis-je; peut-être n’est-il point dans ses vues d’entrer en correspondance avec nous; je suis persuadé toutefois que mon entrevue avec Hansal ne pourra que t’être profitable. Je n’ai rien à craindre de Gordon; si, contre toute attente, il m’arrêtait, ne serais-je pas mis en liberté par toi-même, dans un laps de temps rapproché. Il ne peut pas me tuer.»
«Bien, dit-il, sois prêt; je te ferai dire ce que je déciderai.»
En me rendant chez le Mahdi, j’avais appris l’arrivée de Lupton bey, autrefois moudir du Bahr el Ghazal, arrivée annoncée depuis longtemps; aussi, en rentrant cherchai-je à le voir. Je le trouvai devant la maison du calife qui ne l’avait pas encore reçu. Je le saluai, bien que défense fut faite aux Mahdistes de saluer quiconque n’avait pas reçu le pardon de son maître. En quelques mots, je le mis au courant de ma correspondance avec Gordon et Hansal exprimant l’espoir que j’aurais la permission de me rendre à Khartoum. Lupton, à son tour me fit savoir qu’il avait laissé ses domestiques à quelques lieues de là et qu’il allait demander au calife la permission de les faire venir. Il fut reçu quelques minutes après; sa demande fut prise en considération et on lui promit de le présenter au Mahdi.
J’attendis pendant longtemps, fatigué et impatient, étendu sur mon angareb, la réponse du Mahdi relative à mon rendez-vous avec le consul Hansal. Il était déjà très tard lorsqu’on m’avertit de me rendre à la tente de Yacoub, sur l’ordre du calife. J’enroulais rapidement mon turban (emama) autour de ma tête et ma longue ceinture (hisam) autour du corps; puis je suivis le messager.
Arrivé sous la tente de Yacoub, nous apprîmes que celui-ci s’était rendu dans la zeriba d’Abou-Anga et m’y attendait. Cette promenade nocturne d’un endroit à un autre éveilla en moi des soupçons, et, connaissant les subterfuges de ces gens, je m’attendis à tout. Parvenus à la zeriba, la garde qui y stationnait nous fit entrer.
La zeriba était très vaste et l’on pouvait, même dans l’obscurité, reconnaître les contours de quelques tentes dressées de la façon la plus primitive. Nous entrâmes dans l’une de celles-ci; grâce à la faible lueur des lanternes, je reconnus Yacoub, Abou Anga, Fadhlelmola, Zeki Tamel et Haggi Zobeïr, assis en cercle, s’entretenant à voix basse, tandis qu’au fond se distinguaient plusieurs soldats armés de fusils. Mais du calife, pas trace. Je compris aussitôt qu’il n’y avait rien de bon à attendre de cette réunion. Yacoub me fit asseoir entre Haggi Zobeïr et Fadhlelmola; Abou Anga prit place vis-à-vis de moi.
«Abd el Kadir, me dit-il, tu as promis fidélité au Mahdi, ton devoir est de tenir ta parole et d’obéir à ses ordres, quelque difficiles qu’ils puissent te paraître. N’est-il pas vrai?»
«Certainement, répondis-je, mais parle peu et indique-moi les ordres du Mahdi ou de son calife! Je sais ce que j’ai à faire.»
«Eh! bien, répliqua-t-il, j’ai reçu l’ordre de t’arrêter; la cause, je ne la connais pas.»
Tandis qu’il disait ces mots, Zobeïr m’enleva rapidement le poignard que, selon la coutume, j’avais placé sur mes genoux; il le tendit à Zeki Tamel, son voisin, puis de ses deux mains il saisit fortement ma main droite.
«Je ne suis pas venu ici pour me battre avec vous, Haggi Zobeïr, m’écriai-je vivement en rendant ma main libre, il n’est point nécessaire que vous teniez ma main de telle façon. Abou Anga, fais ce qu’on t’a ordonné! Quand à ce que j’ai fait autrefois aux autres, je suis disposé à le supporter maintenant.»
Nous nous levâmes tous.
«Va dans cette tente là-bas, me dit Abou Anga en me montrant du doigt une hutte de paille à peine reconnaissable dans l’obscurité, et toi, Haggi Zobeïr, accompagne-le avec ces gens!»
Escorté de huit soldats, sous la conduite de Zobeïr je me rendis au lieu qui m’était assigné. On me mit aux fers. Mes jambes furent prises dans d’épais anneaux dont l’ouverture était telle qu’on dut faire passer de force l’articulation du pied; elles furent reliées entre elles par une longue barre de fer, qui fut fermée à coups de marteau. L’anneau de fer, sorte de carcan, qu’on riva autour de mon cou, m’empêchait presque de le mouvoir.
Sans ouvrir la bouche, je laissai accomplir cette exécution sur ma propre personne. Haggi Zobeïr me désigna une natte en palmier qui devait représenter ma couche et me quitta, non sans avoir laissé deux soldats commis à ma garde.
J’eus alors tout le loisir pour réfléchir et me reprochai amèrement de n’avoir pas tenté de fuir, sur mon fidèle coursier, à Khartoum. Et même, qui sait le sort qui m’attendait? Le Mahdi m’avait mis en sûreté, quoi de plus? Me réservait-il le même sort qu’à Mohammed Pacha Saïd et à Ali bey Chérif? C’était possible; car, une fois sa méfiance éveillée, il ne prenait pas volontiers de demi-mesures. A quoi bon se creuser la tête par tant de réflexions, Madibbo ne m’avait-il pas conseillé d’être soumis et patient? Ne m’avait-il pas dit: «Qui vit longtemps, voit beaucoup.» J’étais forcé d’être soumis; je voulus être patient: quant à vivre longtemps, cela me parut douteux. Dieu seul le savait.
Une heure s’était écoulée, quand je vis quelques lanternes qui me semblèrent portées par des moulazeimie. Peu à peu, la lueur se rapprocha et je reconnus le calife.
«Abd el Kadir, me dit-il, te soumets-tu à ton sort?»
«Dès ma jeunesse, lui répondis-je avec indifférence, je suis habitué à m’y soumettre. Je me rends à ce qui est inévitable. Qu’y a-t-il d’autre pour moi?»
«Ton amitié avec Salih woled el Mek et ta correspondance avec Gordon t’ont rendu suspect; tu t’es détourné de nous; c’est pourquoi j’ai ordonné d’employer la force pour te ramener dans la bonne voie.»
«Je ne fais point mystère de mon amitié avec Salih, une de mes vieilles connaissances; je crois même qu’il vous est fidèle. Quant à mes lettres à Gordon, le Mahdi ne m’a-t-il pas obligé de les écrire?»
«Obligé d’écrire ce qu’elles contiennent?» interrompit le calife.
«Je crois avoir rendu l’idée du Mahdi: personne, au reste, si ce n’est Gordon et moi, ne sait ce qu’elles renferment. Je ne te demande pas grâce, mais justice, maître; que ton oreille ne se laisse point tromper par les influences mensongères de mes ennemis.»
«Je suis juste. Il est en ton pouvoir d’adoucir ton sort.....» s’écria fièrement le calife, puis il me quitta.
Toute réclamation eut été inutile et même superflue. Je le connaissais trop bien.
J’essayai de dormir. L’agitation, mes fers, ne me laissèrent aucun repos et cette nuit fut encore une nuit d’insomnie.
Au lever du soleil, Abou Anga vint m’apporter quelque nourriture. Il s’assit près de moi.
Je remarquai les plats et leur contenu: il m’avait fait préparer un vrai festin: poulet, lait, riz, miel, viandes rôties, asida..... Il m’engagea à y goûter. Je lui répondis que je n’avais nullement l’envie de faire actuellement un «repas de fête».
«Tu as peur, Abd el Kadir, me dit-il, que tu ne veux prendre aucune nourriture?»
«Je n’ai aucune crainte, lui répondis-je, tu dois le comprendre. Pour t’être agréable, je mangerai pourtant.»
Et tandis qu’il célébrait lui-même l’excellence de son repas, j’y goûtai.
«Le calife, reprit-il, t’a quitté hier, complètement désillusionné; il espérait te trouver soumis, il t’a trouvé opiniâtre. Je crois, néanmoins, que tu n’as rien à craindre.»
«Je ne puis pourtant pas me jeter à ses pieds et implorer son pardon pour un crime ou une faute qui n’existe que dans son imagination; je suis en son pouvoir, qu’il fasse de moi ce que bon lui semblera.»
«Demain, ajouta-t-il, nous assiégerons Khartoum ou nous prendrons la ville d’assaut. Je demanderai au calife qu’il te laisse chez moi; cela te sera plus supportable que la prison commune.»
Je le remerciai et il prit congé de moi.
Je restai toute la journée seul. Dans le lointain j’aperçus mes chevaux et mes domestiques devant la tente d’Abou Anga: c’était mon seul avoir!
Vers le soir, un de mes jeunes garçons vint à la dérobée, m’avertir qu’il avait l’ordre de rester chez Abou Anga.
Le lendemain, les tambours de guerre retentirent. Les tentes furent pliées et chargées sur les chameaux. Tout le camp était en mouvement: on allait s’approcher de Khartoum et commencer le siège. Mes fers m’empêchant de bouger, on mit à ma disposition un âne.
J’avais eu le temps, le jour précédent, d’examiner minutieusement ma chaîne: elle était composée de quatre-vingt-trois anneaux massifs ayant tous la forme d’un 8, solidement soudés les uns aux autres. Chaque anneau avait la longueur d’un empan, le tout ayant peut-être quinze mètres de long.
J’enroulai la chaîne autour de mon corps; on me plaça sur l’âne, non à califourchon, mais assis de côté, ayant fort à faire, pendant la marche, pour garder l’équilibre, grâce au soutien énergique de mes deux gardiens. Plusieurs de mes connaissances que je rencontrai eurent l’air de déplorer mon sort, car il était interdit de me parler. Et sans cette défense même, qui aurait pu m’aider?
Vers midi, nous nous arrêtâmes et, d’une petite élévation du sol, je pus voir les palmiers de Khartoum, cette ville pour laquelle j’aurais donné ma vie si j’eusse pensé pouvoir aider à sa défense.
Les émirs sous la conduite du calife Abdullahi partirent en avant pour chercher un emplacement propre à y dresser nos tentes.
Mes gardiens, moi-même, nous avions faim; je regrettai d’autant plus le dîner de la veille, que je savais Abou Anga avec le calife; il devait m’avoir complètement oublié.
La femme d’un des gardes finit par apporter à son mari un peu de doura sec qu’il partagea avec nous tous.
Dès le matin suivant, on leva le camp; il fallut quatre heures de marche pour atteindre l’endroit choisi par les émirs. Abou Anga avait demandé, selon sa promesse, la permission au calife de me prendre sous sa protection. On me construisit donc une petite tente; on m’y fit conduire et on en ferma l’entrée avec d’épais buissons d’épines, devant lesquels des soldats montaient la garde.
Le siège de la ville commença aussitôt; le Mahdi l’avait ainsi ordonné. La nuit précédente, beaucoup d’émirs avaient traversé le fleuve pour renforcer les troupes d’Abd er Rahman woled en Negoumi et Haggi Mohammed Abou Gerger. La population des environs dont l’affluence était énorme, avait ordre de prêter son appui.
Abou Anga et Fadhlelmola avec tous leurs soldats assiégèrent le fort d’Omm Derman, situé à environ cinq cents mètres de la rive occidentale du fleuve, et défendu par Farrag Allah Pacha, un officier soudanais, que Gordon avait promu, dans le cours d’une année, du grade de capitaine à celui de général.
Abou Anga s’établit avec ses gens entre le fort et le fleuve, en fortifiant ses positions; on ne put le chasser de cet endroit bien défendu malgré la défense héroïque d’Omm Derman, malgré les attaques réitérées de la garnison de Khartoum, malgré le tir continu des vapeurs. Il réussit à établir un retranchement pour ses canons, avec lesquels il coula même un petit vapeur, le «Huseinjeh,» dont l’équipage parvint pourtant à se sauver à Khartoum.
Pendant le siège, on s’occupa fort peu de moi; chaque jour mes gardiens étaient relevés et changés; mon traitement dépendait de leur plus ou moins bonne volonté, ou du rang qu’ils avaient occupé autrefois vis-à-vis de moi.
Les esclaves nouvellement faits prisonniers me surveillaient très étroitement et me coupaient toute communication, tandis que les soldats qui me connaissaient de vieille date me laissaient non seulement converser avec les gens, mais même ne faisaient aucune difficulté pour s’acquitter de mes messages.
Ma cuisine, par contre, était particulièrement mauvaise. Occupé par le siège, Anga avait remis à ses femmes le soin de s’occuper de ma nourriture. Un jour, par hasard, un de mes anciens soldats montait la garde devant ma tente; je l’envoyai auprès de la première femme d’Abou Anga, se plaindre en mon nom, de ce que depuis vingt-quatre heures, je n’avais pas reçu d’elle le plus petit morceau à me mettre sous la dent.
La réponse ne se fit pas attendre: «Abd el Kadir, lui dit-elle, croit-il donc qu’on va l’engraisser, pendant que son oncle—elle entendait par là Gordon Pacha—régale notre maître journellement avec des bombes et que le danger l’expose à succomber! S’il avait engagé Gordon à se rendre, il ne serait pas dans les fers aujourd’hui.»
Assurément, la femme n’avait pas tous les torts; mais sa façon de voir me fit souffrir cruellement de la faim.
Quelques Grecs trouvèrent l’occasion de venir me voir et me tinrent au courant des derniers événements. C’est ainsi que j’appris que Lupton bey avait été mis aux fers le jour de son arrivée, car l’on craignait qu’il ne se joignit à Gordon Pacha. On trouva dans ses paperasses un écrit par lequel il déclarait ne s’être rendu que absolument contraint par la force; cet acte avait été signé par tous les officiers de ses troupes régulières. On avait assigné à sa petite fille, qui pouvait être âgée de cinq ans, une demeure dans le Bet el Mal ainsi qu’à la mère, cette dernière était une négresse qui avait accompagné Lupton dans les provinces équatoriales et de là au Bahr el Ghazal; elle avait été élevée chez un nommé Rosset, autrefois consul allemand à Khartoum; lorsqu’il mourut, il remplissait les fonctions de gouverneur du Darfour à Fascher.
Le calife avait confisqué les biens de Lupton et n’avait laissé à la mère et à l’enfant qu’une seule domestique.
Je reçus aussi la visite de Calamatino; il m’apprit la marche de l’armée anglaise sur Dongola, sous les ordres de Lord Wolseley. Mais quelle marche lente! On s’était arrêté trop longtemps dans la Haute Egypte et, maintenant que Khartoum en était réduite à la dernière extrémité, l’avant-garde n’était pas même à proximité de la ville. Gordon avait lancé une proclamation, faisant savoir qu’une armée anglaise arriverait incessamment pour délivrer les assiégés. Ce message releva le courage des défenseurs; tous les regards se dirigèrent vers le nord d’où la délivrance devait venir. Mais ce secours, ce renfort serait-il là à temps? Je passai des jours pleins d’angoisse, espérant quand même, non pour moi personnellement mais pour l’issue générale, quoique sentant très bien que ce résultat serait de toute importance pour mon avenir.
On avait obligé le pauvre Lupton à prendre part avec quelques Derviches, au service du tir installé en face l’île de Touti; il s’y rendit, espérant par là améliorer le sort de son enfant qui manquait des soins les plus nécessaires.
Abdallah woled Ibrahim, qui l’avait leurré de belles promesses, me fit part du désir du calife de me voir renforcer les rangs de l’artillerie; cette preuve de ma fidélité m’assurerait la liberté, disait-il.
Je déclarai à Abdallah que mon état de santé ne me permettrait pas de prêter un concours efficace, surtout chargé de chaînes; que, d’autre part, je ne connaissais pas le maniement des pièces, regrettant ne pouvoir ainsi acheter ma liberté.
«Tu crains peut-être, répliqua-t-il, de tuer de ta propre main Gordon qui, sans doute, comme beaucoup le prétendent, est ton oncle; c’est pourquoi tu me donnes de tels prétextes.»
«Je n’ai, lui dis-je, ni oncle ni parent à Khartoum et les balles lancées par moi ne forceront pas la ville à se rendre. Je le répète, mon état de santé ne me permet pas de prendre du service.»
Abdallah se leva et me quitta; son regard était menaçant. Quelques heures plus tard, des moulazeimie du calife vinrent et doublèrent mes fers, «pour me mater». Pouvant déjà à peine me mouvoir et restant couché jour et nuit, peu m’importait de porter aux pieds un ou deux anneaux. Quelques jours s’étaient passés sans incident; j’entendis le bruit de la fusillade et le grondement du canon; je restais seul, livré à mes propres réflexions, les Grecs dans les derniers moments n’avaient même pas trouvé l’occasion de me rendre visite.
Une certaine nuit, peut-être quatre heures après le coucher du soleil, j’allai enfin m’endormir, lorsque, soudain, la garde vint m’éveiller et me fit lever. Un moulazem du calife parut et m’annonça l’arrivée de son maître. Avant que j’eusse pu lui demander la signification d’une telle visite à pareille heure, le calife était déjà près de moi.
«Abd el Kadir, me dit-il amicalement, assieds-toi. J’ai apporté avec moi un chiffon de papier; je désirerais connaître le contenu de ce billet-là. Donne-moi la preuve de ta fidélité.»
«Certainement, lui répondis-je, si je le puis!»
Il me tendit le billet, à peine de la grandeur d’une demi-feuille de papier à cigarette. Sur les deux côtés, il était couvert de caractères très lisibles. Je reconnus l’écriture et la signature de Gordon. M’approchant de la lanterne, je lus à peu près ce qui suit, écrit en langue française: «Ai environ dix mille hommes; Khartoum peut tenir au plus jusqu’à fin janvier. Elias Pacha, m’a écrit—vieux et incapable; lui ai pardonné. Arrangez-vous avec Haggi Mohammed Abou Gerger, ou chantez une autre chanson. Gordon.»
L’adresse manquait. Comme personne ne comprenait un mot de français dans le camp, le calife avait dû venir me trouver.
«Eh! bien, dit-il avec impatience, voyons, as-tu compris le contenu?»
«Gordon lui-même a écrit ces lignes; les mots sont en français, mais c’est là une écriture chiffrée, de convention, que je ne puis malheureusement pas comprendre.»
«Que dis-tu, s’écria-t-il tout agité, explique-toi!»
«Je déclare que ces caractères sont particuliers; je ne peux les déchiffrer ni en découvrir le sens, parce que chaque mot a une signification spéciale dont seul un initié possède la clef; c’est ce que nous appelons «l’écriture chiffrée». D’autres fonctionnaires pourront te confirmer mon dire, puisque tu parais douter de ma parole.»
«On m’a affirmé, remarqua-t-il sans réfléchir, tant il était en colère, que les noms d’Elias Pacha et d’Abou Gerger se trouvent dans ce message.»
«Celui qui te l’a fait remarquer, a dit la vérité; je vois, en effet, qu’on les cite, mais à quel propos, c’est ce que je ne saurais t’expliquer. Peut-être celui qui a pu lire avant moi ces noms, réussira-t-il. Je vois aussi le nombre de 10,000; mais s’agit-il de soldats, s’agit-il d’autre chose; je n’en sais rien?»
Il reprit le papier et se leva.
«Pardonne-moi, ajoutai-je; c’est avec plaisir que je t’aurais donné une preuve de ma fidélité pour recouvrer ta grâce qui m’est précieuse; mais, c’est au-dessus de mon pouvoir. Tes secrétaires t’expliqueront mieux que moi encore la signification du mot «chiffré».
«Que je connaisse ou non la signification de ces lignes, Gordon tombera et Khartoum nous appartiendra,» murmura-t-il en s’en allant.
Gordon avait bien écrit que la ville pourrait tenir jusqu’à fin janvier et nous étions en décembre. L’armée qui devait le secourir arriverait-elle à temps? Cette pensée me préoccupa longtemps. Je finis cependant par me tranquilliser. A quoi bon me tourmenter ainsi l’esprit? N’étais-je point enchaîné, ne pouvant être utile à quoi que ce soit, ni changer le cours des choses!
Le lendemain, l’émir des Mouselmaniun (Renegat), un Grec qu’on appelait actuellement Abdullahi, eut l’casion de me voir. Sans lui faire part de la visite du calife, je lui demandai les dernières nouvelles et ce qu’il savait sur l’armée anglaise.
«L’avant-garde, me répondit-il, est à Debba et marche sur Metemmeh.»
Le Mahdi devait être au courant de ce fait, car il avait donné l’ordre aux tribus des Barabara et des Djaliin de se rassembler à Metemmeh, sous les ordres de Mohammed el Cher, et d’attendre l’ennemi.
Le cercle de fer qui entourait Khartoum et Omm Derman se resserrait toujours de plus en plus. Le jour précédent, une partie de la garnison de la première de ces villes avait tenté une sortie; elle fut repoussée. Le frère de Salih bey woled el Mek qui gisait dans les fers, le sandjak Mohammed Kaffr Yod, y avait trouvé la mort. On lui trancha la tête et on l’envoya au calife qui la fit jeter aux pieds de Salih. Celui-ci, sans être prévenu, reconnut aussitôt la tête de son frère. Sans changer de figure: «Di djesao, di kismeto,» dit-il, ce qui signifie: «c’est sa punition, c’est son sort.» Puis se tournant vers Sejjir, le surveillant général des prisonniers, il ajouta en souriant: «Vous croyez donc m’effrayer ou m’inspirer un sentiment de peur...?»
Salih possédait sur lui-même un empire extraordinaire!
J’appris aussi que Mohammed Khalid avait envoyé du Darfour au Mahdi des soldats et des munitions et que les émirs du calife Ali woled Helou avaient reçu l’ordre de marcher sans retard sur Metemmeh; ils étaient commandés par Mousa woled Helou, le frère du calife. Une solution quelconque s’imposait.
Nous étions en janvier! Le moment décisif approchait toujours de plus en plus.
Omm Derman fut attaquée avec une furie qui s’accrut de jour en jour. Farrag Allah fit preuve d’une énergie vraiment remarquable; malgré le petit nombre de ses hommes, il tenta une sortie, mais il fut repoussé.
Cependant les vivres vinrent à manquer au fort et on commença à agiter les conditions de la capitulation. Farrag Allah avertit Gordon de son dessein au moyen de signes télégraphiques et, celui-ci, qui ne pouvait soutenir Omm Derman, lui accorda l’autorisation de se rendre.
Toute la garnison fut assurée d’avoir la vie sauve; il n’y avait aucun trésor dans le fort, les gens ne possédant que les habits qu’ils portaient, leurs familles se trouvant à Khartoum.
Le 15 janvier 1885, les Mahdistes prirent donc possession du fort d’Omm Derman et l’occupèrent aussitôt. Mais leur joie fut de courte durée; quelques instants s’étaient à peine écoulés que les boulets des canons Krupp de Mukran, dont les batteries étaient braquées en face d’Omm Derman, les forcèrent à déloger rapidement. Ce fort lui-même ne possédait que deux vieux canons se chargeant par la bouche et qui ne portaient même pas jusqu’à Khartoum.
Quoique le Mahdi eût pu accélérer la chute de Khartoum, il s’abstint cependant d’envoyer aux assiégeants de nouveaux renforts, persuadé qu’il était que ceux qui cernaient la ville suffisaient à la prendre, si aucun secours ne parvenait de l’extérieur. C’est pourquoi, comme les assiégés, il tournait aussi ses regards vers le nord.
Gordon Pacha avait envoyé trois vapeurs à Metemmeh, sous les ordres de Hachim el Mous et d’Abd el Hamid woled Mohammed afin de pouvoir amener à Khartoum aussi rapidement que possible une partie des troupes anglaises et surtout les provisions nécessaires. Comme il devait attendre impatiemment, et avec quelle anxiété, les bateaux qui pour lui indiqueraient la délivrance!
Au commencement du mois, Gordon avait déjà permis aux familles des non-combattants de quitter Khartoum; maintenant il souhaitait leur départ. Tout d’abord, il répugnait à ce noble cœur de chasser de force les habitants, il les soutenait chaque jour, il faisait distribuer aux pauvres des centaines d’okes de «boksomat»[2] et de blé. Mais, si par ces actes il mérita bien de Dieu, il s’enleva à lui-même et aux siens la possibilité de résister plus longtemps. Tous demandaient du pain; la huche était vide! Ah! si Gordon avait eu la fermeté ou même la cruauté assez sage de renvoyer, deux mois auparavant, tant de bouches inutiles, les magasins auraient été pleins et les provisions suffisantes! Mais la famine était à la porte. Gordon avait-il donc cru que le secours arriverait assez à temps pour sauver la ville? Avait-il compté sans la possibilité d’un retard, même de la part d’une armée anglaise....?
Six jours après la reddition d’Omm Derman, dans notre camp retentirent de toutes parts des lamentations. Depuis mon départ du Darfour, je n’avais entendu semblables plaintes; la doctrine du Mahdi n’admettait pas qu’on prit le deuil, puisque ceux qui étaient tombés jouissaient du bonheur céleste! Il s’était donc passé quelque chose d’extraordinaire, pour qu’on osât enfreindre ainsi la défense du maître. Mes gardiens, curieux d’en connaître la cause, allèrent aux informations. Et voici ce qu’ils me rapportèrent. L’avant-garde de l’armée anglaise, dans une rencontre avec les Mahdistes, les Djaliin, Barabara, Dedjem et Kenana réunis—avait complètement battu ceux-ci à Abou Deleh (connu sous le nom d’Abou Klea). Des milliers étaient tombés, les deux dernières tribus avaient été totalement anéanties. Mousa woled Helou qui commandait les Dedjem et presque tous les émirs étaient morts. Les quelques survivants étaient blessés ou fuyaient encore. Je l’avoue, cette nouvelle fit battre de joie mon cœur; c’était, depuis de longues années, la première victoire décisive! Le Mahdi et les califes ordonnèrent aussitôt le silence le plus complet; néanmoins, on entendit encore pendant des heures les lamentations des femmes et des enfants. Nur Angerer reçut l’ordre de partir immédiatement avec ses troupes. Que voulait-on qu’il fit, même armé de courage et de bonne volonté—qualités qui lui faisaient absolument défaut—avec une poignée d’hommes, contre un ennemi qui venait de culbuter des milliers de fanatiques?
Les jours suivants on annonçait de nouvelles victoires des Anglais: à Abou Krou, à Koubbat; près de Metemmeh, on élevait des remparts sur le rivage.
Le Mahdi tint alors conseil avec ses califes et les émirs les plus considérés. Si Khartoum était soutenue, si les assiégeants étaient repoussés, il était perdu tôt ou tard. Il fallait donc risquer le tout pour le tout.
Il donna ordre à ses lieutenants de rassembler tout leur monde et de se tenir prêts.
Pourquoi donc les vapeurs qui devaient amener des troupes de secours n’étaient-ils pas signalés? Ne savait-on pas que Khartoum et tous ses habitants ne tenaient qu’à un cheveu?
Mais c’était en vain que des milliers de personnes et moi attendîmes le sifflet des bateaux, le grondement des canons qui devaient nous annoncer l’arrivée des Anglais et leur passage devant les fortifications élevées par les Mahdistes. Oh! oui, en vain! Ce retard était incompréhensible; de nouvelles difficultés avaient-elles donc surgi subitement....?
Le 25 janvier 1885, c’était un dimanche, je n’oublierai jamais cette date; à la nuit tombante, le Mahdi accompagné de ses califes traversa le fleuve; arrivé devant ses guerriers rassemblés, il leur tint un de ces discours dont il avait le secret pour les exciter au combat. On devait attaquer Khartoum le lendemain; j’espérais que Gordon avait été prévenu à temps et avait pu prendre ses dispositions.
Les partisans du Mahdi avaient reçu l’ordre de n’acclamer d’aucune façon les paroles de leur maître, afin de ne pas éveiller l’attention de l’ennemi. Lorsque le Mahdi eut exhorté et béni ses hommes et leur eut fait jurer fidélité jusqu’à la mort, il regagna le camp accompagné de ses califes, avant le lever du jour. Seul le calife Chérif, sur sa demande expresse, obtint la permission de prendre une part active au combat.
On comprend dans quelle agitation je passai la nuit. Si l’attaque était repoussée, Khartoum était sauvée à jamais; dans le cas contraire, tout était perdu.
Au petit jour, à peine pouvait-on distinguer au milieu de l’obscurité; les détonations des armes à feu et les premiers grondements du canon retentirent. Quelques salves..... quelques coups isolés...., puis tout rentra dans le calme! Etait-ce donc là toute l’attaque contre Khartoum?
L’astre roi apparut enfin à l’horizon; qu’allait nous amener cette journée? Anxieux, j’attendais des nouvelles par mes gardiens. Soudain, des cris de joie éclatèrent... Khartoum, m’annonça-t-on, avait été prise d’assaut et se trouvait entre les mains des Mahdistes. Je ne pus ajouter foi à ce funeste message et sortis de ma tente.
Devant les quartiers du Mahdi et de ses califes, une foule immense s’était donné rendez-vous; elle me parut s’approcher de ma prison; en effet, elle allait arriver. J’en distinguai même les personnes. En tête marchaient trois soldats nègres; l’un s’appelait Schetta et avait été autrefois l’esclave d’Ahmed bey Dheifallah, il portait à la main quelque chose d’ensanglanté; derrière eux se pressait une foule qui remplissait l’air de ses cris. Entrés dans ma zeriba, ils restèrent quelques instants devant moi, en ricanant. Schetta écarta alors le linge qui couvrait ce qu’il portait et découvrit pour me la montrer..... la tête du général Gordon!
Mon sang fut bouleversé; j’eus la respiration comme coupée. Je parvins néanmoins à me contenir, à surmonter mon émotion et je considérai la face pâle qu’on me présentait ainsi! Ses yeux bleus étaient à demi-ouverts, sa bouche avait gardé sa forme naturelle, son visage était calme, ses traits n’offraient aucune contorsion; ses cheveux et ses favoris étaient presque blancs.
On apporte à Slatin la Tête de Gordon.
«N’est-ce pas ton oncle, l’infidèle?» cria Schetta en soulevant la tête.
«Que voulez-vous de plus? lui répondis-je avec calme; c’était en tout cas un brave soldat; il est tombé à son poste et a fini de souffrir. Honneur à lui!»
«Tu chantes encore les louanges des infidèles! Tu en subiras les conséquences,» murmura Schetta.
Il s’éloigna lentement, emportant la preuve horrible du triomphe du Mahdi, tandis que la foule le suivait en hurlant.
Rentré dans ma tente, je me jetai sur le sol, à demi-mort. Khartoum était prise! Gordon n’était plus!
Et c’était ainsi qu’avait fini cet homme, qui avait défendu son poste avec un courage héroïque; cet homme que beaucoup peut-être avaient placé trop haut et glorifié, ou méconnu et calomnié, mais qui par ses qualités extraordinaires, avait rempli le monde de sa gloire!
A quoi servirait maintenant la victorieuse avant-garde, à quoi servirait toute l’armée anglaise? La plus grande faute que l’on pouvait commettre avait été commise: la perte d’un temps précieux à Metemmeh.
Arrivé le 20 janvier à Koubbat, les bateaux rejoints le 21, on aurait tout au moins pu envoyer un vapeur chargé de soldats anglais, peu importe le nombre du reste, à Khartoum. Ce bateau seul n’aurait-il pas donné courage et confiance aux assiégés? Ils se seraient alors défendus contre l’ennemi comme des lions!
Depuis des mois Gordon annonçait l’arrivée de l’armée anglaise; il n’épargna rien pour que Khartoum pût tenir; il institua des ordres, il décerna des titres et des dignités, il créa de nouvelles places, il distribua du papier-monnaie, il fit tout, en un mot, mettant en cause l’honneur et la cupidité pour attirer à lui les habitants de la ville.
Mais lorsqu’on vit que la position de Khartoum devenait dangereuse, ces moyens perdirent leur vertu. Pourquoi, en effet ces ordres et ces places, qui n’existeraient plus demain; pourquoi ce papier-monnaie qui, dans quelques heures peut-être, assurément même, n’aurait aucune valeur? D’abord quelques spéculateurs risquèrent une opération: ils voulurent acheter le papier-monnaie au taux de deux piastres (cinquante centimes) la livre égyptienne, pour le cas où le Gouvernement aurait été victorieux, ce qui aurait assuré le rachat de leurs bons.
Mais bientôt le dernier espoir s’était évanoui. On ne croyait plus en la parole de Gordon. Si seulement, à la dernière heure, un vapeur était arrivé avec la nouvelle de l’heureuse approche des Anglais et des victoires remportées, si seulement on avait vu quelques officiers anglais, les soldats et le peuple alors auraient ajouté foi aux promesses de Gordon! De nouveau ils auraient repris courage! Ces quelques officiers auraient peut-être trouvé moyen de sauver la ville; ils auraient vu et réparé les défectuosités de la forteresse du Nil Blanc. Gordon, seul, sans l’appui de quelques officiers européens, ne pouvait tout visiter ou réformer selon ses idées. Un général qui n’est plus à même de donner du pain à ses hommes, peut-il commander avec toute l’énergie nécessaire et ses ordres sont-ils exécutés avec précision et bonne volonté par des affamés?
Revenons à cette nuit néfaste du 25 au 26 janvier. Gordon ayant appris que les Mahdistes étaient décidés à tenter un assaut, prit ses dispositions en conséquence. Il parut douter que l’attaque aurait lieu d’une façon si impétueuse et se passerait avant l’aube. Il fit brûler un feu d’artifice, juste au moment où le Mahdi traversait le fleuve pour aller donner les ordres relatifs au combat, les premières fusées éclatèrent multicolores dans les airs; le corps de musique joua ses morceaux les plus entraînants pour relever le courage de ceux qui étaient abattus. Puis, tout rentra dans le silence et les défenseurs de Khartoum s’endormirent. Cependant l’ennemi veillait et préparait l’assaut. Il connaissait les fortifications; il savait les points forts et occupés par les troupes régulières comme il n’ignorait pas non plus où se trouvaient les points faibles et défendus seulement par les habitants de la ville.
La dernière partie de la forteresse du côté du Nil Blanc était surtout défectueuse; elle n’avait jamais été achevée et les améliorations passagères, qui y avaient été faites n’avaient jamais été conduites par des hommes du métier. Le Nil baissant mettait à sec, chaque jour, une bande de terre. C’est là que s’assembla le gros de l’armée des rebelles et, à l’aube, une partie passa à gué le fleuve, vers l’aile occidentale de la forteresse, tandis que les autres, à un signal, s’élancèrent à l’assaut. Quelques coups de feu suffirent à mettre en fuite le petit nombre qui défendait ce point des plus dangereux et les assaillants entrèrent dans la ville. Les soldats sur la ligne de la forteresse, voyant les Mahdistes entrer dans la cité par derrière, abandonnèrent leurs postes, effrayés; la plupart d’entr’eux se rendirent volontairement et sans combat à l’ennemi, qui leur promit leur grâce.
Les Mahdistes s’efforcèrent avant tout, d’atteindre les églises et le palais, espérant trouver des trésors dans les unes et Gordon Pacha dans l’autre.
A la tête de ceux qui pénétrèrent d’abord dans le palais, se trouvaient les hommes de l’émir Mekin woled en Nour de la tribu des Arakin et Haggi Mohammed Abou Gerger, un Danagla. Les premiers voulaient venger la mort de leur regretté chef Abdullahi woled en Nour, tombé au siège de Khartoum, les autres brûlaient de prendre la revanche qu’ils devaient à Gordon depuis Bourri.
Les domestiques du général qu’ils rencontrèrent furent passés au fil de l’épée. Lui-même attendit l’ennemi sur la marche supérieure des escaliers conduisant à ses appartements. Au moment où il saluait, le premier des assaillants gravit les marches et lui enfonça sa lance à travers le corps. Gordon tomba, sans avoir poussé un cri, le visage en avant; ses meurtriers le traînèrent jusque devant l’entrée du palais. Là, on lui trancha la tête; puis on l’envoya au Mahdi et à ses califes qui ordonnèrent qu’on me la montrât; quant au corps, des centaines de ces inhumains y plantèrent la pointe de leurs lances et de leurs épées; en quelques minutes, le héros n’était plus qu’une masse sanglante méconnaissable.
Longtemps après, on voyait encore devant le palais les traces de cette action horrible et, les taches de sang sur l’escalier, marquèrent l’endroit où Gordon était tombé; elles ne disparurent que lorsque le calife fit du palais du Gouvernement, la résidence de ses femmes.
Le Mahdi, en voyant la tête du général, déclara qu’il aurait préféré qu’on lui eût amené Gordon vivant, parce que son dessein avait été de l’échanger, à son retour, contre Ahmed Pacha el Arabi. Ce dernier, disait-il, lui aurait été très utile pour la conquête de l’Egypte. Je suis certain que ce n’était là qu’un acte d’hypocrisie; car, s’il avait ordonné d’épargner Gordon, personne n’aurait osé enfreindre son ordre.
Gordon avait fait tout ce qu’il put pour sauver à temps les Européens se trouvant auprès de lui: Il avait envoyé à Dongola le colonel Steward avec une partie des consuls et des Européens, qui s’étaient déclarés prêts à risquer cette tentative; l’expédition, comme nous l’avons dit, fut complètement perdue, grâce au désaccord et à l’incapacité des pilotes qui laissèrent le vapeur aller se briser contre un rocher dans l’un des bras du fleuve. Le gouverneur général mit un bateau à la disposition des Grecs établis dans la ville, sous prétexte de les employer, comme marins expérimentés, à des inspections sur le Nil Blanc, leur offrant ainsi l’occasion de s’échapper, en se rendant auprès d’Emin Pacha. Ils déclinèrent cette proposition et il chercha alors à sauver leur vie d’une autre manière. Il fit couper les voies conduisant au Nil Bleu: après dix heures du soir, il était défendu à toute personne d’y passer; mais la surveillance de ces chemins étant confiée aux Grecs, il leur était possible, à toute heure, d’atteindre un vapeur toujours prêt, sans être aperçu des autres. Malgré cela, ils ne profitèrent point de l’occasion, ne pouvant arriver à tomber d’accord sur un plan de fuite en commun; la plupart, à la vérité ne tenait nullement à quitter volontairement le Soudan. Ayant vécu autrefois misérablement et dans des positions tout à fait inférieures, en Egypte aussi bien que dans leur patrie, presque tous avaient réussi ici à acquérir quelque fortune. C’est pourquoi ils hésitaient à quitter un pays qui leur offrait tant d’avantages et leur en offrirait encore à l’avenir. Au reste, Gordon s’occupa de tous, sauf de lui-même.
Pourquoi, par exemple, renonça-t-il à creuser un réduit dont son palais aurait pu occuper le centre? Au point de vue militaire, c’eût été pratique, mais Gordon ne le fit pas pour qu’on ne put pas le soupçonner un instant de s’être occupé de sa propre personne. C’est peut-être pour ces mêmes raisons qu’il ne voulut jamais une forte garde au palais. Il lui eût été certes facile de commettre à sa garde une compagnie de soldats éprouvés; qui, au monde, aurait songé à le lui reprocher? Avec une telle escorte, il aurait, le jour de la prise de Khartoum, pu atteindre avec facilité le vapeur «Ismaïlia» toujours sous pression, et qui était à l’ancre à 300 pas de la porte du palais.
Le capitaine du bateau, Fargali, voyant les Mahdistes pénétrer dans le palais, attendit en vain Gordon; ce ne fut que lorsqu’il apprit la mort du général, que tout était perdu, et que les rebelles regardaient du côté du vapeur, qu’il s’éloigna du rivage. Sans but, il croisa et recroisa devant la ville; on lui fit savoir que le Mahdi lui pardonnait et le graciait; alors il jeta l’ancre, car il avait, ainsi que son équipage, sa famille à Khartoum.
Grande et terrible fut sa désillusion! Lorsque, accompagné d’un moulazem du Mahdi qui devait le protéger, il arriva à sa demeure, il trouva son fils unique gisant sur le seuil, et près de lui sa femme qui, dans sa douleur, s’était jetée sur le cadavre de son enfant, mais que les lances des assaillants avaient transpercée de part en part.
Les atrocités commises défient toute description. A dessein, on épargna seulement les esclaves des deux sexes, les jolies femmes et les jeunes filles des tribus libres. Toutes les autres personnes qui eurent la vie sauve, ne le durent qu’à une chance extraordinaire.
Combien, du reste, se donnèrent la mort! Je citerai, par exemple, Mohammed Pacha Hasan, le chef des finances (Nasir el Malia); on le trouva debout devant les cadavres de sa fille unique et de son gendre; ses amis le pressèrent de les suivre, espérant le sauver. Comme il s’y refusait obstinément, on voulut malgré lui le mettre en lieu sûr; alors il commença à injurier le Mahdi, maudissant le jour où il était né, en criant si fort que, les fanatiques étant accourus, il succomba sous leurs coups. D’autres, et en grand nombre, furent tués par leurs propres domestiques, par leurs amis d’autrefois, ou tombèrent sous le couteau des traîtres qui servaient de guides à la horde pillarde et sanguinaire.
Fatahallah Djahami, un riche Syrien, avait épousé la fille d’un grand commerçant français, nommé Contarini, mort quelques années auparavant à Khartoum, (après ma délivrance, elle chercha asile chez moi avec son enfant nouveau-né). Possesseur d’une grosse fortune, il avait enterré tout son or dans un coin de sa maison. Son domestique, un Dongolais qu’il avait élevé lui-même, l’avait aidé dans ce travail. Eux deux seuls, et sa femme, connaissaient l’endroit où était caché le trésor. Or, peu avant la prise de la ville, Fatahallah Djahami appela le jeune homme et, en présence de sa femme lui dit:
«Mohammed, je t’ai élevé dès ta plus tendre enfance et j’ai confiance en toi; tu sais même où j’ai enfoui ma fortune. Or, notre situation est désespérée; comme tu as des parents parmi les Mahdistes, va et joins-toi à eux. Si le Gouvernement l’emporte, tu peux rentrer chez moi sans crainte aucune; si le Mahdi est victorieux, tu sauras, je l’espère, m’être reconnaissant de tout ce que j’ai fait pour toi».
Mohammed approuva les paroles de son maître et, d’accord avec lui, quitta Khartoum. Le matin même de l’entrée des rebelles, accompagné de ses plus proches parents, il accourut à la maison de Djahami.
«Ouvre, ouvre, s’écria-t-il, je suis ton fils, ton serviteur Mohammed!»
Joyeux, le maître ouvrit la lourde porte en fer. Mais à l’instant même où il parut, il tomba transpercé d’un coup de lance du traître!
Mohammed sauta par-dessus le cadavre et se précipita à l’endroit où était caché l’argent.
Comme il sortait, chargé de butin, de cette maison qui avait été si longtemps pour lui comme sa patrie, il trouva la femme de son maître qui pleurait l’époux qu’elle venait de perdre en des circonstances si tragiques. Le malheureux, de gaîté de cœur, allait la poignarder si ses propres parents ne l’en eussent empêché.
Le consul grec Leontidi fut sommé d’abord de se rendre par une bande conduite par un de ses débiteurs; on finit par l’assassiner. Le consul d’Autriche-Hongrie, Hansal, fut tué par un de ses kawas; son corps fut traîné devant sa maison, ainsi que celui de son chien; on les arrosa d’esprit de vin, on y répandit du tabac trouvé dans sa propre chambre, puis on mit le feu. Leurs restes carbonisés furent ensuite jetés dans le fleuve.
Le premier secrétaire du département des finances, Boutrous Polous, réussit à se tirer d’affaire. Barricadé dans une maison isolée, entouré des siens, il se défendit avec succès contre l’ennemi et tua plusieurs rebelles. Sommé de se rendre, il déclara qu’il ne capitulerait que si le Mahdi lui faisait grâce et lui donnait l’assurance de n’être pas séparé de sa famille. Comme on ne pouvait rien contre lui et qu’on ne voulait pas l’assiéger avec des canons, le calife Chérif acquiesça à sa demande; par exception, on tint parole et il fut ainsi sauvé.
Les postes détachés des Sheikhiehs qui se trouvaient sur l’île de Touti, se rendirent. On les conduisit à Omm Derman où on les mit en lieu sûr.
On remplirait des volumes à raconter tous les meurtres, toutes les actions horribles qui furent commis dans la ville alors sans défense; au surplus tous ces faits sont suffisamment connus.
Les survivants eurent aussi fort à souffrir. Quand toutes les maisons furent occupées, on commença à s’enquérir des trésors cachés. Quiconque était soupçonné de posséder quelque chose—et personne naturellement n’était excepté—était martyrisé jusqu’à ce qu’il eût avoué; si, réellement, il ne possédait rien, il finissait par succomber aux mauvais traitements de ses bourreaux ou parfois, à tellement les fatiguer qu’ils finissaient par ajouter foi à sa parole.
Le fouet était donné jusqu’à ce que la chair tombât en lambeaux. Des malheureux se virent attachés par les pouces et suspendus à des poutres qu’on élevait dans ce but; on les laissait se balancer dans le vide jusqu’à ce que la douleur les rendit fous. A d’autres, on plaçait de petits bambous flexibles près des tempes, de façon à ce que, reliés de force aux deux bouts, ils serraient la tête comme dans un étau. Alors, on frappait avec une canne sur ces bois, ce qui, par suite des vibrations, occasionnait de telles douleurs que les victimes poussaient des cris déchirants.
Les vieilles femmes mêmes ne furent pas exemptes de ces tortures et en subirent d’autres plus horribles qu’on leur infligeait pour leur soutirer des aveux.
Quant aux jeunes femmes, aux jeunes filles, elles furent une proie bienvenue et eurent à souffrir de leur beauté. On en fit d’abord un choix pour le Mahdi et pour les califes, puis le partage des autres commença le jour même de la chute de la ville et dura pendant des semaines.
Le lendemain, mardi, l’amnistie générale fut proclamée; les Sheikhiehs seuls furent hors la loi et partout où on les trouvait, ils furent mis à mort. C’est ainsi que Haggi Mohammed Abou Gerger fit décapiter devant sa tente, les deux fils aînés de Salih qui avaient pu se cacher pendant trois jours seulement chez des amis. Les Egyptiens à peau blanche durent également user de précaution et éviter de rencontrer les fanatiques, pendant les premiers jours tout au moins. C’est alors que circulait à Omm Derman le jeu de mots suivant:
«Quelle est la denrée qui, actuellement au marché, atteint le plus bas prix—La peau blanche, le Sheikhieh et le chien (animal impur qu’on doit tuer partout où il se montre).»
Le butin, cela va de soi, alla grossir le Bet el Mal. Les maisons furent réparties entre les émirs. Ce même mardi, le Mahdi et le calife Abdullahi traversèrent le fleuve, à bord de l’Ismaïlia; ils entrèrent à Khartoum, enchantés de leur triomphe et s’installèrent dans les maisons qu’ils avaient choisies. Ils dirent que cette ville avait mérité la juste punition divine, parce que malgré des exhortations répétées, les habitants impies avaient douté du Mahdi, l’envoyé de Dieu, et ne s’étaient pas rendus volontairement.
Après les joies de la victoire, le Mahdi se rappela l’armée anglaise qui avançait. Il ordonna à Abd er Rahman woled Negoumi de se rendre à Metemmeh, à marche forcée et de chasser les infidèles de cette position.
Le mercredi, à dix heures du matin environ, des salves d’artillerie et d’infanterie se firent entendre. Le bruit venait de la pointe nord de l’île Touti. Les deux vaisseaux envoyés par Gordon, le «Talahawia» et le «Borden» arrivaient, chargés de soldats sous les ordres du général Wilson, au secours de Khartoum et de son gouverneur. Le sandjak Hachim el Mous et Abd el Hamid Mohammed, les Sheikhiehs envoyés par Gordon, étaient avec eux. Tous avaient appris les tristes événements. Quoique Wilson ne doutât pas de la véracité de cette nouvelle, il en voulait une preuve de visu et dirigea son vapeur jusqu’au fort d’Omm Derman. Sous le feu des Mahdistes, il se retira, après avoir vu de loin Khartoum. La prise de cette ville avait non seulement produit une profonde impression sur l’équipage anglais, mais aussi sur les indigènes qui servaient à bord des bateaux. Ces derniers, sachant que le Soudan était aux mains du Mahdi et que, d’après les racontars, les Anglais n’avaient d’autre but que de sauver Gordon, celui-ci étant mort et Khartoum tombée, il leur parut comme probable que les troupes anglaises rentreraient à Dongola et se saisiraient des chefs soudanais qui se trouvaient avec elles.
Ce fut en tout cas l’avis d’Abd el Hamid Mohammed et du Raïs (pilote en chef) du «Talahawia». Ils prirent aussitôt une décision. Vers le soir, en effet, le pilote fit échouer le vapeur sur un des rocs qu’on rencontre fréquemment dans cette partie du fleuve. Il était inutile de songer à le remettre à flot, l’ouverture étant trop grande; on dut se hâter de transborder ce que le chargement avait de plus de précieux, sur le «Borden». Abd el Hamid et le pilote profitèrent de la confusion et du désordre pour s’enfuir et, après avoir fait demander grâce au Mahdi par l’entremise de leurs amis, ils rentrèrent à Khartoum. Le Mahdi les reçut non seulement de la façon la plus amicale, mais encore les félicita publiquement de leur action qui causait de gros dommages à l’ennemi. Abd el Hamid, bien que revenant de la tribu des Sheikhiehs et parent de Salih woled el Mek, reçut du Mahdi une gioubbe qu’il avait portée lui-même et ses parentes, quoique déjà réparties comme butin entre les rebelles, furent mises en liberté.
Le «Borden» continua sa route avec le général Wilson; mais, malheureusement, il vint à son tour échouer sur un banc de sable; à cause de sa cargaison importante, il ne put être remis à flot. Wilson se trouvait dans une situation des plus critiques. Son équipage était trop peu nombreux pour songer à prendre la voie de terre et à attaquer l’ennemi qui se trouvait entre lui et Metemmeh, à Woled el Habechi, et dont le courage devait être singulièrement relevé depuis la nouvelle de la prise de Khartoum.
Derrière lui, il avait Abd er Rahman woled en Negoumi qui avançait. On se rappelle que Gordon avait envoyé à Metemmeh un troisième vapeur, le «Safia». Wilson envoya donc un canot, sous le commandement d’un officier, avec seulement l’équipage nécessaire, priant qu’on envoyât immédiatement à son secours le bateau en question; ordre facile à donner, mais plus difficile à exécuter. Le «Safia» fut préparé aussitôt; mais les Mahdistes ayant eu complète connaissance des faits, construisirent aussitôt des retranchements à Woled el Habechi et par leurs feux empêchèrent le «Safia» de passer. Le capitaine et les hommes se défendirent, prêts à mourir, pour sauver leurs camarades. Un moment l’on crut tout perdu: un boulet avait tellement endommagé la chaudière du vapeur qu’à grand’peine ils purent seulement se soustraire aux coups terribles de l’ennemi. Le vaillant commandant du bateau ne douta pourtant pas de la réussite de son entreprise; toute la nuit, il travailla à réparer le vapeur, de telle sorte que le matin, il fut en état de recommencer le combat avec plus de succès.
Ahmed woled Fheid, qui dirigeait les troupes concentrées en ce point, tomba et avec lui plusieurs de ses chefs; les salves diminuèrent et bientôt le passage fut libre. Le «Safia» rencontra heureusement le «Borden» et put ramener à Metemmeh, Wilson et tous ceux qui l’accompagnaient.
Abd er Rahman ne parait pas avoir déployé beaucoup de zèle dans sa marche; il tira en longueur encore davantage quand il sut la mort de Fheid et la retraite des Mahdistes à Woled el Habechi; reconnaissant que les Anglais étaient invincibles sur le fleuve, il se tint à une distance très respectueuse de Metemmeh, attendant que les Anglais se retirassent à Dongola pour s’emparer du pays sans coup férir. Sans aucun doute, la peur seule le fit ainsi temporiser et permit aux troupes anglaises d’accomplir plus tard leur retraite sans combat. Il est vrai que cette intimidation des Mahdistes est due en grande partie aussi à la remarquable conduite du commandant du «Safia», Lord Beresford, et à la vaillance de l’équipage.
Quand l’avant-garde anglaise eut quitté ces lieux, le Mahdi eut alors l’assurance que cette fois il était bien le maître du Soudan.
Il ne put alors contenir sa joie. Il se rendit dans la djami et décrivit à tous ses auditeurs la fuite des ennemis; il finit par prétendre que le Prophète lui avait dit que les outres à eau ayant été percées par l’intervention divine, tous ceux qui avaient participé à cette expédition avaient succombé à la soif.
Cinq jours après la chute de Khartoum, je fus mis sur un âne et l’on me conduisit à la prison générale. Là, on me riva au pied, un troisième anneau horriblement lourd, qu’on nommait «Haggi Fatma» (la pèlerine Fatma); la traverse en fer qui reliait les anneaux pesait plus de neuf kilos; on ne plaçait ordinairement ces fers qu’aux prisonniers récalcitrants, qu’on voulait mater rapidement. A quoi devais-je cette nouvelle disgrâce du calife? Je finis par l’apprendre. Gordon Pacha avait, par circulaires, porté à la connaissance de ses officiers supérieurs que la force du Mahdi n’était pas si considérable qu’on le croyait, que plusieurs de ses partisans armés étaient mécontents et que les munitions commençaient à faire défaut. C’était en somme le résumé de ma lettre. Or, par hasard, Ahmed woled Soliman avait découvert une des circulaires qu’il remit au Mahdi et au calife. On m’assigna dans un coin de la zeriba une place spéciale et on m’interdit, sous peine de mort, de m’entretenir avec qui que ce fût. Chaque soir, dès le coucher du soleil, je fus attaché à une longue chaîne, accouplé à des esclaves accusés d’avoir tué leurs maîtres, ainsi qu’avec d’autres gentlemen! La chaîne, nous attachait les jambes et était fortement liée à un tronc d’arbre; dès le lever du soleil, je devais regagner mon coin.
J’aperçus de loin Lupton; sa place était à l’extrémité de la zeriba; comme il s’y trouvait depuis plus longtemps, étant en quelque sorte de la maison, il avait le droit de parler avec les autres; mais le Sejjir lui avait défendu de s’approcher de moi.
Le jour de mon entrée en ce lieu, Salih woled el Mek fut libéré; ses frères, ses fils, ses plus proches parents étaient tous morts; on lui pardonna. Ce qu’il y avait de plus épouvantable, était la nourriture; je m’étais plaint autrefois et non sans raison mais j’étais tombé de Charybde en Scylla.
L’ordinaire consistait en blé cru qu’on me servait le soir, ainsi qu’aux esclaves. La femme d’un de mes gardiens, originaire du Darfour, eut toutefois pitié de ma situation. A l’occasion, elle cuisait le blé. Elle n’osait pas pour le moment me donner autre chose, car son mari craignait le Sejjir, son maître et celui-ci à son tour redoutait la colère du calife. Je dormais sur le sol, ayant pour coussin une pierre dont la dureté m’occasionna des douleurs qui me firent fort souffrir.
Un jour, jour heureux entre tous, tandis qu’on nous conduisait au fleuve éloigné de cent cinquante mètres à peine, je trouvai en chemin un morceau du bât d’un âne; ravi de ma trouvaille, je ramassai le bois et l’utilisai en guise d’oreiller; dès lors je dormis comme un roi!
Peu à peu cependant, ma situation s’améliora. Le Sejjir ne m’était pas personnellement hostile; il me permit au bout d’un certain temps de m’entretenir quelques instants avec mes compagnons de captivité. Plus tard, il m’ôta le plus léger de mes fers, de telle façon qu’il ne me restait que l’épaisse Haggi Fatma et sa sœur, un couple qui me rendait quand même la vie bien amère.
Parfois aussi, je pouvais échanger quelques mots avec Lupton. Il s’impatientait facilement et me déclara qu’il ne supporterait plus longtemps la vie dans de telles conditions. Je lui recommandai la patience et m’efforçai, tout au moins extérieurement, de me donner en exemple. Un jour, sa femme, une noire nommée Zenouba, vint avec son enfant, une ravissante petite fille, lui rendre visite. Lupton les envoya me saluer.
La mère me regarda fixement un instant; puis elle me saisit la main et se prit à sangloter. Tout d’abord, je ne sus pourquoi; enfin, je me souvins l’avoir vue quelques années auparavant; elle me raconta qu’elle avait été élevée dans la maison du consul Rosset, à Khartoum et que, lors de ma première visite au Soudan, j’étais resté quelques semaines dans cette famille. Elle rappela à mon souvenir quantité de détails, déplorant le contraste entre ce temps-là et celui où nous étions. Je la consolai de mon mieux, lui faisant espérer que tout se terminerait bien. La petite Fatma, nous lui donnions le nom de Fanny, s’était assise sur mes genoux et m’appelait en me flattant Ammi (mon oncle); son petit cœur ne lui disait-il pas instinctivement que, de tous ceux qu’elle voyait, outre son père et sa mère, j’étais un ami intime? Je dus la prier de me quitter, par déférence pour le Sejjir.
L’entretien des nombreux soldats nègres, sous les ordres d’Abou Anga, augmentés considérablement encore par la garnison de Khartoum, causa de grandes difficultés; comme on n’avait rien à craindre actuellement du Gouvernement, Abou Anga reçut l’ordre de se rendre au sud du Kordofan, de châtier les habitants récalcitrants des montagnes de Nuba, d’y trouver de quoi entretenir ses troupes et d’envoyer à Omm Derman les esclaves qui seraient faits prisonniers. Le Mahdi avait transporté son camp du côté du nord et assigné à Abou Anga comme quartier, le rempart du Tabia Regheb Bey.
En quittant Omm Derman, Abou Anga laissa son frère Fadhlelmola pour le remplacer; mais il prit avec lui mes esclaves des deux sexes ainsi que tout mon avoir. Quoique mes domestiques n’eussent pas la permission de venir me voir, Atroun paraissait parfois, à la hâte, m’apportant un morceau de pain. J’avais au moins le sentiment de ne pas être seul, d’avoir quelqu’un à moi dans le voisinage. Le départ d’Abou Anga m’enleva même cette minime consolation.
J’appris, dans le cours de cette journée, par un de mes anciens soldats quelques nouvelles de mes gens laissés à Fascher. A mon arrivée à Rahat, j’avais annoncé au calife que je lui faisais don d’une paire de chevaux, réputés presque les meilleurs du Darfour; je n’avais pas pris les deux coursiers avec moi, ne voulant point les exposer pendant le voyage à la chaleur de l’été. Je le priai alors de laisser mes domestiques et les chevaux venir me rejoindre. Le calife ordonna bien, par son message, à Mohammed Khalid de m’envoyer tout ce que je possédais; mais, le jour de mon emprisonnement il enjoignit à Sejjid Mahmoud à El Obeïd d’arrêter tous mes gens à leur entrée dans la ville. Celui-ci obéit et envoya les deux chevaux au calife; ils venaient justement d’arriver. D’après les racontars du soldat, les chevaux plurent beaucoup au calife. Il en envoya un à son frère Yacoub et garda l’autre pour lui.
Les jours suivants, une certaine activité régna chez nos gardiens et le Sejjir me communiqua confidentiellement que le calife allait visiter les prisonniers. Il me conseilla de tenir un langage pondéré avec le calife, de ne point faire entendre de plaintes et de rester ce jour-là dans mon coin.
Vers midi, le calife parut, accompagné de ses frères et des moulazeimie; il fit une ronde dans la cour de la prison, pour contempler ce qu’il appelait les preuves de sa justice. Il me parut que le Sejjir avait bien instruit tous les prisonniers, car ils se tinrent tranquilles. Le calife fit enlever aux uns leurs fers et les mit en liberté; devant d’autres, il passait sans dire un mot. M’apercevant par hasard, il me demanda avec un sourire amical: «Abd el Kadir, ente tajjib?» (Abd el Kadir, te portes-tu bien?)
«Ana tajjib, Sidi,» répondis-je. (Je me porte bien, maître.)
Puis, il continua son chemin.
Younis woled ed Dikem, l’émir actuel de Dongola, un de ses proches parents, qui me connaissait depuis longtemps et paraissait avoir quelque sympathie pour moi, me serra la main, à la dérobée.
«Aie bon courage, murmura-t-il, tout ira bien.»
Et, en effet, depuis ce jour ma situation s’améliora. Zenouba reçut la permission de m’envoyer à manger de temps à autre et un grand sheikh des Haouara, étant soupçonné d’avoir quelque amitié pour les Turcs me fut adjoint pour que nous passions les journées ensemble.
Comme nous aimions tous deux les Mahdistes de la même façon, nous tuâmes le temps à les maltraiter et à critiquer leur organisation. Le sheikh Ahmed woled Taka était soigné par sa femme, avec laquelle il n’était plus au mieux; elle restait dans ce but à Omm Derman et nous apportait à manger. Elle pouvait certainement avoir de bonnes qualités, mais nouvelle Xantippe rendant à son mari chaque morceau plus amer par ses discours. Lorsqu’elle apportait le plat en bois avec la doura cuite sur la pierre brûlante et qu’elle déposait sur le sol un peu de lait ou de moulakh (sauces diverses), elle s’accroupissait à côté et prononçait invariablement ces mots: «Oui, pour faire à manger et pour travailler, les vieilles sont assez bonnes; est-on libre et peut-on satisfaire ses caprices, on les repousse et l’on recherche les jeunes!»
Le sheikh avait deux jeunes femmes, en effet, qui se tenaient près de ses troupeaux, tant qu’on ne les lui avait pas confisqués et qui fournissaient à la vieille un sujet pour se plaindre et pour adresser à son mari, tandis qu’il avalait en affamé son repas, des reproches réitérés qu’il écoutait avec résignation. Ces petites scènes de famille étaient pour moi un joyeux dérivatif, je servais d’intermédiaire parfois et assurais à la vieille que son mari la louait fort souvent; sur quoi, elle se tranquillisait et nous expliquait qu’elle faisait son possible pour adoucir notre situation. Elle était, en réalité, une mère nourricière pour moi et j’avais pour elle une sympathie, non désintéressée cependant; je cherchai aussi à prévenir son mari en sa faveur, car souvent il l’injuriait de la belle façon.
Il n’était cependant pas conséquent avec lui-même; si la faim le tourmentait et si la vieille arrivait avec le plat bien rempli, se sentant entraîné vers elle et vers les mets naturellement, il pensait: «C’est pourtant une bonne femme.» Mais s’il était rassasié et que son épouse ne fût pas près de terminer son inévitable sermon, il se fâchait et criait: «Va et laisse-moi mourir de faim, toi qui ne crains pas Dieu; la plupart des femmes, en vieillissant, deviennent encore plus folles, au lieu d’être sages; tu es possédée du démon; va-t-en, que je ne te revoie plus!»
Elle partait—mais revenait et, chaque jour, affamé il la saluait avec joie, mais une fois rassasié, il la chassait en la maudissant.
Ainsi s’écoulaient les jours. La petite vérole régnait à Omm Derman.
Des centaines de personnes, des familles entières succombèrent journellement; cette épidémie causa au Mahdi plus de pertes que ses batailles. Les Arabes nomades en souffrirent surtout. Nos gardiens furent aussi atteints et quelques-uns en moururent. Chose extraordinaire, nous autres prisonniers, restâmes tous indemnes!
Durant toute ma captivité, je ne vis jamais un de mes compagnons dans les fers souffrir de la petite vérole. Est-ce que ceux-ci nous faisaient assez souffrir pour que le Tout-Puissant, dans sa grâce, nous épargna une nouvelle épreuve?
Lupton, avec lequel je causai souvent, devenait de jour en jour plus nerveux, plus impatient; il me causait même de sérieuses inquiétudes surtout par ce que, dans son agitation, il s’élevait à haute voix contre notre traitement. Si je lui parlais énergiquement, il parvenait à rester calme, mais pendant quelques jours seulement. Il avait à peine trente ans, mais ses cheveux et sa barbe avaient blanchi pendant son emprisonnement. J’étais heureusement plus tranquille, prenant mon sort du bon côté; les paroles de Madibbo qui convenaient parfaitement à mon caractère, étaient tombées sur un bon terrain. Jeune, possédant une constitution saine, forte, je considérais mon sort comme une école d’expérience, dure il est vrai, mais enfin supportable. Je nourrissais pourtant l’espoir de rentrer un jour dans un monde plus civilisé, et, qui sait, ce jour n’était peut-être plus très éloigné!
Pour ne pas laisser les prisonniers inactifs, le Sejjir fit entreprendre l’érection d’un bâtiment carré, en pierres, devant servir de prison. Tous furent occupés au transport des pierres qu’on trouvait sur le rivage. Il nous exempta de ce travail, Lupton et moi. Parfois, nous aidions nos compagnons; mes fers et la longue chaîne rivée à mon cou m’empêchaient de marcher et de me livrer à tout travail corporel; c’est pourquoi, je remplis, pendant la construction, la place d’architecte conduisant les travaux qui avançaient, il est vrai, avec une sage lenteur. Les murailles en étaient massives et le côté mesurait environ dix mètres; au milieu du carré, on éleva une colonne sur laquelle reposaient les traverses; celles-ci et les soliveaux devant servir de couverture au bâtiment avaient été apportés de Khartoum.
A cette époque, une de mes anciennes connaissances, un nommé esh Sheikh, très en faveur auprès du Mahdi, vint vers nous. Il m’informa secrètement que le Mahdi et ses califes nous étaient favorables et nous rendraient sous peu la liberté.
«Si le calife te parle, ajouta-t-il, réponds-lui d’une façon aimable, tu n’as pas besoin de t’humilier, mais tu ne dois le contredire en rien; Dieu l’ordonne ainsi.»
Je fis part de cet heureux message à Lupton qui était justement dans un de ses moments critiques, en le prévenant pourtant de ne pas y ajouter une foi absolue.
Quelques jours après, on nous annonça la visite du calife; je préparai un beau discours; Lupton en fit de même; mais.... le calife nous adresserait-il la parole?
Le moment tant souhaité arriva. Le calife, au lieu d’aller vers les prisonniers, s’assit, cette fois-ci, sur son angareb à l’ombre de la maison en construction. Il nous ordonna de nous approcher de lui et de nous asseoir en formant un demi-cercle. Il s’entretint avec beaucoup d’entre nous, accorda la liberté à quelques-uns de ceux qu’il avait fait enfermer; à d’autres que le cadi avait arrêtés et qui se plaignaient de leur condamnation, il promit de s’occuper d’eux.
Il eut pour la plupart une parole amicale; mais quant à Lupton et moi, il ne parut pas nous apercevoir. Lupton me lançait des regards et remuait impatiemment la tête; je portai, à la dérobée, mon doigt à la bouche pour tâcher de l’inviter au silence.
«Puis-je m’en aller ou ai-je encore quelque chose à faire?» demanda le calife au Sejjir qui se tenait derrière son angareb; puis il feignit de s’éloigner.
«Maître, fais ce qu’il te semblera bon», répondit le Sejjir, tandis que le calife s’asseyait de nouveau. Il jeta, comme par hasard, son regard sur moi et me demanda, ainsi qu’il l’avait fait lors de sa première visite: «Abd el Kadir, te portes-tu bien?»
«Permets que je parle, lui dis-je, je t’expliquerai ma situation».
Il s’assit commodément et m’écouta:
«Maître, je suis étranger; je vins vers toi pour chercher protection, ce qui d’abord ne m’a pas manqué. Tous les hommes sont pécheurs et offensent Dieu; moi aussi. Mais quoique j’aie fait, je me repens, par Dieu et son Prophète. Tu me vois dans les fers, souffrant de la faim et de la soif, dénué de tout; je suis là couché sur la terre nue, attendant patiemment l’heure de ma délivrance. Maître, si tu trouves bon de me laisser dans cette situation, Dieu me donnera la force de supporter encore cette épreuve; mais si tu crois que cette situation est indigne de moi, je t’en prie, donne-moi la liberté.»
Mes paroles produisirent une bonne impression, mais il ne me répondit pas. Se tournant vers Lupton:
«Et toi, lui dit-il, Abdullahi?»
«Je n’ai rien à ajouter de plus qu’Abd el Kadir, pardonne-moi et rends-moi libre.»
«Bien, reprit alors le calife en s’adressant à moi. J’ai fait, depuis ton arrivée du Darfour, ce que j’ai pu pour toi. Mais ton cœur s’est détourné de nous; tu voulus même te joindre à Gordon, aux infidèles, et nous combattre une fois de plus. Parce que tu es étranger, je t’ai fait grâce, sinon tu ne serais plus de ce monde. Pourtant, si ton repentir est sincère, je consens à te pardonner ainsi qu’à Abdullahi. Sejjir, débarrasse-les de leurs fers».
Les gardiens eurent toutes les peines à ouvrir les lourds anneaux qui entouraient mes pieds. Nous retournâmes vers le calife qui nous attendait, toujours assis sur son angareb. Il fit apporter le Coran; on le plaça sur une des peaux qui servent pendant les prières et il exigea de nous le serment de fidélité. Nous posâmes la main sur le livre sacré et fimes serment, ainsi qu’il l’ordonnait. Comme il s’était levé, nous dûmes le suivre, joyeux de quitter ce lieu de souffrances.
Mon ami, le sheikh des Haouara, était libre lui aussi.
Le calife fut hissé, par ses domestiques, sur son âne, tandis que nous étions à peine en état de marcher à ses côtés: huit mois de fers avaient suffi; nous ne savions plus marcher!
Arrivés à sa demeure, il nous fit attendre dans sa rekouba, située dans l’une des cours extérieures. Il revint bientôt; et s’asseyant près de nous, il nous exhorta de nouveau, à rester fidèle à son parti. Puis il nous fit part d’une lettre qu’il avait reçue des commandants de l’armée anglaise d’après laquelle, tous les parents du Mahdi ayant été faits prisonniers, on lui proposait de les échanger contre des prisonniers chrétiens.
«Nous nous sommes décidés, ajouta-t-il, à répondre en ce sens que vous êtes maintenant mahométans, appartenant à notre parti, et que nous ne sommes nullement disposés à vous échanger contre d’autres—fût-ce même des parents du Mahdi.—Ils peuvent faire de leurs prisonniers ce que bon leur semblera, à moins que.... vous ne désiriez retourner auprès des chrétiens?...»
Lupton et moi, nous déclarâmes solennellement alors que, pour tous les trésors du monde, nous ne le quitterions pas volontairement, persuadés que nous étions, que seulement auprès de lui, le salut de notre âme pouvait s’accomplir pleinement. Ravi de nos.... mensonges, il promit de nous présenter au Mahdi, le jour même.
La rekouba étant située dans la cour extérieure, les gens en avaient la libre entrée; aussi, dès qu’on sut notre présence en cet endroit, nombre de nos amis vinrent nous féliciter. Même Dimitri Zigada, qui demeurait avec ses compatriotes, eut le courage de nous rendre visite. Mon ami esh Sheikh se présenta aussi; quand il apprit que nous devions être conduits auprès du Mahdi, il profita de cette occasion pour me renouveler ses précieux conseils.
Vers le soir, le calife nous pria de le suivre dans la cour intérieure où nous trouvâmes le Mahdi assis sur un angareb. Depuis que je ne l’avais revu, il avait pris un tel embonpoint que je le reconnus à peine. Nous nous prosternâmes et lui présentâmes nos respectueuses salutations. Il commença par nous assurer qu’il n’avait jamais voulu que notre bien, qu’il le voulait encore et que les fers exercent sur l’homme une influence heureuse et durable; il sous-entendait par là, la crainte d’encourir d’autres punitions. Il parla ensuite de ses parents arrêtés par les Anglais, et de l’échange proposé, mais refusé par lui.
«Je vous aime plus que mes frères, c’est pourquoi j’ai refusé,» dit-il en terminant son discours hypocrite.
Je l’assurai, lui aussi, de notre affection et de notre soumission, car, ajoutai-je «celui qui ne t’aime pas plus que lui-même, à celui-là la croyance n’est point encore ferme dans son cœur.»[3]
«Répéte, répéte, me dit-il!»
Et se tournant vers le calife:
«Ecoute!»
Je recommençai ma phrase, puis il me prit la main.
«Tu as dit la vérité, aime-moi plus que toi même!»
Il invita Lupton à joindre sa main aux nôtres et nous arracha la «Baïa» le serment de fidélité; que nous avions rompu par notre trahison et devions renouveler.
Le calife nous fit comprendre qu’il était temps de le quitter. Après avoir remercié le Mahdi pour tant de bontés, nous regagnâmes notre rekouba, y attendant des ordres ultérieurs.
Lupton eut la permission, de se rendre immédiatement auprès des siens et d’y rester; un moulazem l’accompagna jusqu’à la tente du Bet el Mal où se trouvait sa famille. Le calife, qui lui promit de pourvoir à son entretien, resta seul avec moi.
«Et toi, me demanda-t-il, en me fixant, où veux-tu aller? as-tu quelqu’un qui se chargerait de toi?»
«A part Dieu et toi, maître, je n’ai personne; fais de moi ce que tu croiras bon pour mon avenir.»
«J’attendais, je désirais cette réponse de ta bouche. Dès ce moment, je te considère comme membre de ma famille. Je veillerai à ce que tu ne manques de rien. Je m’occuperai moi-même de ton éducation, mais aux conditions suivantes: tu rompras toute relation avec tes amis d’autrefois et avec tes connaissances; je fais exception pour mes parents et mes domestiques.
«Pendant le jour, tu te tiendras à ma porte avec mes moulazeimie; la nuit, et seulement quand je serai couché, tu pourras te rendre à la maison que je vais t’assigner aussitôt. Quand je sortirai, tu m’accompagneras; si je suis monté, tu iras à pied à mes côtés, jusqu’à ce que je juge le moment venu de te donner une bête de selle. Ces conditions te conviennent-elles et les rempliras-tu?»
«Seigneur, répondis-je, je consens avec joie à ces conditions; tu trouveras en moi un partisan soumis et obéissant, et mon corps sera, je l’espère, assez vigoureux pour me permettre de remplir mes nouveaux devoirs.»
«Dieu te fortifiera et conduira toute chose pour ton bien, conclut le calife en se levant; aujourd’hui dors encore ici et que Dieu te protège jusqu’à ce que je te revoie demain.»
J’étais seul; tombé d’une captivité dans une autre! Je compris fort bien l’intention du calife. Il ne désirait pas mes services et n’en avait nul besoin. Il n’avait pas la moindre confiance en moi et il savait que je ne me soumettrai jamais vis-à-vis de lui à une réelle domesticité. Il voulait seulement me tenir continuellement sous sa surveillance personnelle. Il y avait aussi de l’orgueil et de la vanité à avoir comme domestique à ses côtés et à le montrer journellement à tous, l’ancien fonctionnaire du Gouvernement qui avait commandé sur sa propre tribu ainsi que sur la plus grande partie des tribus de l’ouest qui formaient maintenant le noyau de sa puissance. Il devait en être ainsi. Je me promis de ne lui donner aucun motif de mécontentement et aucune occasion de mettre à exécution les mauvaises intentions qu’il nourrissait contre moi au fond de son cœur.
Je connaissais mon maître. Il fallait se méfier davantage de son sourire et de ses paroles amicales que de sa mauvaise humeur.
«Abd el Kadir, m’avoua-t-il un jour lui-même, dans un accès de franchise, un homme qui veut commander doit toujours cacher ses intentions. Il ne doit jamais les laisser voir sur sa physionomie ou dans ses gestes, car ses ennemis ou ses inférieurs trouveraient trop facilement le moyen de les combattre.
Le lendemain matin il vint auprès de moi, puis fit appeler son frère Yacoub et lui ordonna de me désigner une place tout près de lui pour que je puisse construire ma hutte. Mais comme la plupart des places voisines étaient déjà occupées par les parents du calife, je reçus un petit terrain au sud de la maison de Yacoub, et à environ 600 mètres de celle du calife.
Il me fit présenter par son secrétaire, pour la signer, une lettre adressée au commandant de l’armée anglaise et dans laquelle, tous les Européens prisonniers déclaraient être mahométans et ne vouloir pas retourner dans leur patrie. Je signai tranquillement ce gros mensonge.
Abou Anga avait emmené avec lui tous mes domestiques, mes animaux et mes biens, et ne m’avait laissé qu’un vieux nubien infirme qui avait entendu parler de ma libération et était venu auprès de moi. J’en informai le calife qui me permit de l’utiliser à mon service et me demanda si je désirais qu’Abou Anga me rendit mes biens.
C’était sûrement là une question étrange: me rendre les biens qu’on m’avait enlevés illégalement: singulière notion du droit dans ce pays! Telle fut la question, telle fut la réponse. Je lui répondis que comme j’appartenais maintenant à sa maison, je pourrais faire mon chemin sans ces bagatelles et que je ne trouvais pas nécessaire d’écrire à ce sujet à ses généraux.
Que ferais-je d’ailleurs de chevaux que je ne pourrais pas monter puisque je devais commencer à apprendre à marcher pieds nus! J’aurais beaucoup aimé à avoir mes domestiques, mais je n’en avais pas besoin maintenant, et du reste, si j’avais souhaité qu’on me les rendit, j’aurais agi contre les intentions du calife.
C’est pourquoi il fut très satisfait de ma réponse et commença à s’entretenir avec moi au sujet d’Abou Anga. Tout à coup il s’interrompit:
«Tu es mahométan? Où donc as-tu laissé tes femmes?»
Question épineuse!
«Seigneur, dis-je, je n’en ai qu’une; elle est restée au Darfour et elle doit être maintenant retenue avec mes autres domestiques dans le Bet el Mal, à El Obeïd, par le Sejjid Mahmoud.»
«Ta femme est-elle de ta race?» demanda-t-il avec curiosité.
«Non, elle est du Darfour et ses parents sont tombés dans les combats avec le sultan Haroun. Je l’ai trouvée orpheline parmi mes gens, au milieu de beaucoup d’autres que j’ai mariées à mes domestiques et à mes soldats.»
«As-tu des enfants?» me demanda-t-il.
Sur ma réponse négative, il fit cette remarque: «Un homme sans postérité est un arbre sans fruits. Comme tu appartiens à ma maison, je te donnerai des femmes et tu pourras être le père d’une heureuse famille.»
Je le remerciai de son obligeance et le priai, avant de me faire de tels cadeaux, d’attendre au moins que j’eusse fini de construire mes huttes.
Comme indemnité pour mes biens pris par Abou Anga, il ordonna à Fadhlelmola de me remettre la succession du pauvre Olivier Pain qui me fut envoyée aussitôt. Elle se composait d’une vieille gioubbe, d’un manteau arabe déchiré et d’un Coran en français. Les autres biens, me fit dire Fadhlelmola, avaient été perdus durant les événements.
En même temps, le calife avait donné ordre de me rendre l’argent trouvé sur moi lors de mon arrestation et qui avait été déposé au Bet el Mal. Le montant atteignait 40 livres Sterling, quelques sequins d’or et plusieurs bracelets également en or que je m’étais procurés dans le temps comme curiosités et qu’Ahmed woled Soliman me rendit consciencieusement. J’étais ainsi au moins en état de faire face aux frais de construction de ma maison. Je passai encore les jours suivants auprès du calife. Mon vieux Sadallah, le nubien, le seul serviteur qui me resta de tout mon personnel, s’occupa de la construction qui comprenait pour le moment trois huttes et une clôture.
Moi-même, je me tenais sans cesse devant la porte du calife et cela depuis le matin de bonne heure, jusque fort tard dans la nuit. Dans ses courtes promenades à pied ou ses longues courses à cheval, je devais l’accompagner et marcher ou courir à côté de lui, les pieds nus. Comme naturellement les premiers jours, je m’étais blessé, il me fit faire de légères sandales arabes qui me protégèrent bien un peu contre les pierres, mais dont le cuir dur me blessa la peau. Il m’invita plus d’une fois à manger avec lui, mais habituellement il envoyait les restes de son repas, qui étaient dévorés par ses moulazeimie préférés. Ce n’était que la nuit, quand il était allé se reposer, que je pouvais me rendre dans ma maison et étendre mes membres fatigués sur l’angareb. Mais avant la première lueur du jour, je devais paraître à la première prière.
Le calife apprit que ma maison était achevée. Comme je rentrais tard chez moi, une nuit, mon vieux Sadallah m’annonça qu’on avait amené une esclave voilée par un masque épais, et qu’elle se trouvait dans ma hutte. J’ordonnai à Sadallah d’allumer la lanterne et de m’éclairer; je trouvai la pauvre femme accroupie dans un coin sombre, sur la natte de palmier.
Après de courtes salutations, je l’interrogeai sur son passé; elle me raconta d’une voix tremblante qui ne signifiait rien de bon, qu’elle était nubienne, qu’elle avait appartenu autrefois à une tribu arabe du sud du Kordofan, puis qu’elle avait été livrée comme butin au Bet el Mal, d’où elle avait été amenée aujourd’hui chez moi sur l’ordre d’Ahmed woled Soliman. Pendant son récit, elle avait, suivant l’usage, lorsque les esclaves parlent à leur maître, enlevé le voile blanc parfumé qui lui couvrait la tête et découvert son visage et une partie de sa taille.
Je fis signe à Sadallah d’éclairer de plus près notre hôtesse. J’eus besoin de toute ma volonté pour ne pas tomber à la renverse, effrayé sur l’angareb.
Dans sa vieille figure noire, graisseuse, et entourée de cheveux rares brillaient deux affreux petits yeux. Le nez était démesurément épaté; la bouche, entourée de lèvres extraordinairement épaisses, lorsqu’elle parlait rejoignait presque ses oreilles, en somme, une physionomie féminine très peu sympathique. La tête reposait sur un cou gros et court, qui était planté sur un corps difforme. Elle se nommait Mariam (Maria, un nom très répandu). J’ordonnai à Sadallah de conduire sa compatriote dans une autre hutte et de lui indiquer là une place pour dormir.
C’était le premier cadeau du calife. Il ne me donnait ni cheval, ni âne, ni argent, ce qui en tout cas aurait pu m’être utile, mais il me faisait cadeau d’une esclave parce qu’il savait que je ne pourrais, ni ne voudrais la garder, même si elle eût été une beauté, et que sa présence dans ma maison, outre les frais de son entretien, auxquels je ne pouvais faire face, serait pour moi une source de désagréments.
Le lendemain matin, après la prière, il me demanda si Ahmed woled Soliman avait exécuté son ordre et m’avait transmis son cadeau. Je répondis affirmativement et, sur sa demande, je lui fis une description sans déguisement aucun de la personne.
Il fut très irrité, en réalité, contre Ahmed woled Soliman, moins parce qu’il n’avait pas exécuté ponctuellement ses ordres que parce que, le calife supposait, qu’il intriguait contre lui. Ma sincérité, dans la description de son cadeau eut pour moi une suite désagréable. Le calife m’envoya en effet, la nuit suivante, une esclave jeune et moins laide, choisie par lui-même et que je remis également aux soins de Sadallah.
Comme le Mahdi et les califes n’avaient maintenant plus rien à craindre des ennemis extérieurs, ils commencèrent, eux et leurs parents à construire des maisons qui devaient se trouver en rapports avec leur situation présente. On voulait soustraire aux regards de ceux qui n’avaient rien obtenu en partage et dont la jalousie ne devait pas être excitée les nombreuses femmes et jeunes filles, dont on s’était emparé après la perte de Khartoum. Il convenait aussi de ne pas montrer à la foule que la plus grande et la plus précieuse partie du butin de Khartoum se trouvait dans les mains du Mahdi; c’eût été une dérogation ouverte aux enseignements du maître qui renonçait aux joies et aux biens de ce monde. Les prédications sur le peu des biens terrestres devaient arrêter le grand nombre dans leur idée de partage du butin. L’exemple devait suivre l’enseignement.
Au milieu de juin, le Mahdi tomba malade subitement et ne parut pas à la prière pendant quelques jours. Mais on n’attacha aucune importance à son état de santé pendant les premiers jours, car il avait reçu du Prophète, comme il l’avait souvent raconté à ses partisans, la joyeuse nouvelle qu’il ferait la conquête de la Mecque, de Médine et de Jérusalem et qu’il mourrait à Kufa, seulement après une vie longue et glorieuse.
La maladie était pourtant sérieuse, il souffrait du typhus. Dès le sixième jour, ceux qui l’approchèrent de près craignirent pour sa vie. Le calife qui avait le plus grand intérêt dans l’issue de la maladie ne s’éloigna ni jour ni nuit de son lit et resta invisible pour nous. Le soir du sixième jour, l’ordre fut donné à la foule rassemblée autour de la maison du Mahdi et dans la djami de faire des prières pour la guérison du maître et seigneur qui se trouvait en danger, ce qui avait été tenu caché jusqu’alors.
Le matin du septième jour, la maladie avait fait de tels progrès qu’on ne douta plus de la fin du Mahdi. Il avait été soigné jusque-là par ses femmes et par des médecins soudanais. Au dernier moment, on se décida à aller chercher Hasan Zeki, un Egyptien détesté, qui avait été médecin du lazaret militaire de Khartoum et qui par un heureux hasard avait échappé au massacre, après la chute de la ville. On lui donna ordre de sauver le malade. Le médecin déclara que la maladie était arrivée à un tel point qu’on ne devait pas pour le moment prescrire des médicaments, mais il espérait que la vigoureuse constitution du patient le sauverait encore avec l’aide de Dieu. Hasan Zeki savait bien que tout secours humain était inutile; il n’était surtout pas disposé à s’en mêler. Il craignit avant tout qu’en administrant un poison au malade que celui-ci, comme c’était à prévoir, ne trépassât et qu’ensuite, on ne l’accusât de l’avoir fait mourir et de se trouver exposé ainsi aux plus grands dangers.
Cependant la maladie avait atteint son plus haut degré. La couche du Mahdi était entourée de ses trois califes et de ses plus proches parents, Ahmed woled Soliman, Mohammed woled Bechir, un des plus hauts fonctionnaires du Bet el Mal, qui avait à s’occuper de la maison du Mahdi, Othman woled Ahmed, Saïd el Mekki, autrefois le sheikh religieux le plus en vue du Kordofan et de quelques autres fidèles notables. Ils avaient reçu la permission d’entrer dans la chambre du malade construite en briques rouges. Le Mahdi ne reprenait connaissance que de temps à autre; comme il sentait sa fin approcher, il dit d’une voix faible à ceux qui l’entouraient: «Le calife Abdullahi Califet es Siddik est désigné par le Prophète pour être mon successeur. Il est moi et je suis lui. Ainsi, de même que vous m’avez suivi et que vous avez exécuté mes ordres, de même agissez ainsi avec lui. Que Dieu ait pitié de moi.»
Il prononça à plusieurs reprises la profession de foi musulmane: «Lâ ilaha ill Allah, ou Mohammed rasoul Allah,» puis il plaça ses mains sur sa poitrine, s’étendit et rendit l’âme.
A côté du cadavre encore chaud, on prêta au calife Abdullahi le serment de fidélité; Saïd el Mekki fut le premier qui saisit sa main, témoigna de sa soumission et fit serment de fidélité. Les deux califes, puis ensuite tous ceux qui étaient présents suivirent son exemple. Comme le secret n’était pas possible, on communiqua la mort du Mahdi à la foule impatiente. Mais on interdit en même temps, très sévèrement, les pleurs et les lamentations et on fit savoir que le calife du Mahdi, son successeur, exigerait plus tard de l’assemblée le serment de fidélité. La première femme du Mahdi, Sittouna Aïcha Omm el Mouminin (notre maîtresse Aïcha, mère des croyants) qui s’était tenue voilée dans un coin et avait appris la mort de son seigneur et maître, se leva et se rendit dans la maison du Mahdi, pour y porter la triste nouvelle aux femmes qui attendaient. Malgré la défense, sévèrement faite, à plusieurs reprises, on entendit dans bien des maisons les pleurs et les lamentations des femmes. Le bruit courut que le Mahdi el Monteser, dans son désir d’être réuni à Dieu, son seigneur, avait volontairement quitté cette terre de larmes et de douleurs. Pendant que quelques-uns de ceux qui étaient présents lavaient le cadavre du défunt et l’enveloppaient de draps mortuaires, les autres creusaient dans la chambre même la tombe qui fut prête après deux heures de travail.
Les trois califes, aidés par Ahmed woled Soliman et woled Bechir, déposèrent le mort dans le sépulcre; puis ils le recouvrirent avec des briques, remuèrent la terre par-dessus, y versèrent de l’eau et prièrent le fatha en tenant leurs mains levées.
On songea alors à calmer la foule inquiète. On nous appela d’abord, nous, les moulazeimie du nouveau maître appelé maintenant «Califa el Mahdi», on exigea de nous le serment de fidélité, puis on nous ordonna de dresser le siège de prédication du Mahdi à l’entrée de la djami et de préparer la foule à l’apparition du calife. Celui-ci quitta la tombe toute fraîche de son maître et gravit les degrés de la chaire comme prédicateur pour la première fois. Il était ému; des larmes roulaient sur ses joues et il commença à parler d’une voix tremblante.
«Amis du Mahdi, la volonté de Dieu ne peut être changée; le Mahdi nous a quittés, il est entré dans le ciel où ne règne que la joie éternelle. Nous aussi, nous le suivrons, mais jusque-là il faut obéir à ses enseignements. Nous devons nous soutenir les uns les autres, comme les pierres et les murs d’un édifice se soutiennent mutuellement. Le bonheur est instable; ne laissez pas échapper le bonheur d’appartenir aux amis du Mahdi et ne quittez jamais la voie qu’il nous a montrée. Amis du Mahdi, je suis le calife du Mahdi (c’est-à-dire son successeur) prêtez-moi donc serment de fidélité.»
Alors tous ceux qui purent l’entendre répétèrent la baïa qui fut prononcée à haute voix, avec peu de changements. Ceux qui avaient prêté serment reçurent l’ordre de s’éloigner et de faire place à d’autres. La cohue effroyable et passionnée dans laquelle on était en danger d’être écrasé dura jusqu’à la tombée de la nuit. L’émotion première du calife avait disparu. Il avait depuis longtemps cessé de pleurer; il se réjouissait maintenant à la vue de cette masse d’hommes se pressant autour de lui, se renouvelant toujours et impatiente de lui prêter le serment de fidélité. Son long discours l’avait enroué au point de ne plus lui permettre de se faire entendre. Il descendit de la chaire pour rafraîchir sa gorge desséchée; mais le sentiment d’être maintenant le maître de ces masses lui donna des forces et de la persévérance et, ce ne fut qu’à la nuit qu’il se laissa persuader de quitter la chaire. Alors, il fit encore convoquer tous les émirs appartenant à la bannière noire et leur fit prêter un serment de fidélité spécial.
Il leur recommanda, dans leur propre intérêt, de tenir ferme pour lui et pour Yacoub; étrangers dans la vallée du Nil, ils devaient être unis afin de pouvoir toujours résister avec succès à leurs envieux. Ils ne devaient jamais quitter le chemin indiqué par le Mahdi, déclarant qu’il n’y avait de salut pour eux que dans l’observation fidèle de ses enseignements.
Minuit était depuis longtemps passé; je n’avais pas encore été congédié et je m’étais assis fatigué et épuisé sur le sol, lorsque j’entendis les passants glorifier le Mahdi et jurer au restaurateur de la religion de suivre toujours fidèlement ses enseignements.
Qu’avait fait le Mahdi pour relever la religion délaissée? En quoi consistaient ses nouveaux enseignements?
Avant tout, il avait enseigné le renoncement et prêché la vanité des joies terrestres, afin de faire disparaître toutes les différences extérieures de rang et rendre ainsi égaux le pauvre et le riche; il choisit comme vêtement la gioubbe. Celle-ci dut être portée par tous ses partisans comme signe de leur obéissance. Elle offrait en outre l’avantage qu’il pouvait toujours reconnaître ses gens dans le tumulte des batailles.
Pour passer comme régénérateur de la religion, il fusionna les quatre masahib (sectes) des mahométans: les Malaki, les Chafii, les Hanafie et les Hanbelie, qui, semblables au point de vue général, différaient pourtant les unes des autres, dans quelques formalités du rite, comme pendant les ablutions religieuses, dans le maintien pendant la prière, dans les cérémonies du mariage, dans un dogme de foi particulier, etc. Il introduisit des innovations dans l’accomplissement des prières; après celle du matin et celle du soir, le rateb, composé par lui, devait être lu chaque jour, ainsi que des versets choisis du Coran et qui étaient réunis en formules de prière et en invocation; puis venait une exhortation qui durait plus de quarante minutes. Il abrégea les ablutions pieuses et abolit les festins de noce qu’on célébrait d’habitude au Soudan. Il fixa le mahr (dot) pour les jeunes filles à 10 écus et deux vêtements, pour les veuves à 5 écus et deux vêtements. Celui qui offrait ou donnait davantage était puni comme «désobéissant», de la privation des biens. Au lieu des anciens repas d’usage, lors des fêtes, on fit un simple repas de dattes et de lait. Par ces derniers règlements, il voulut faciliter aux pauvres le mariage qu’il cherchait avant tout à rendre général. Ainsi, il ordonna aux parents et aux tuteurs de marier toutes les jeunes filles et tous les jeunes gens aussitôt nubiles.
Il interdit la danse et le jeu, considérés comme «plaisirs terrestres».
Toute injure était punie de sept jours de prison et de quatre-vingts coups de fouet. Les boissons fermentées, comme le merisa, le vin de dattes, ainsi que l’usage du tabac, étaient sévèrement interdits; le délinquant était passible d’un nombre considérable de coups, sans parler de huit jours d’emprisonnement et de la confiscation totale de ses biens. Aux voleurs, on coupait la main droite, aux récidivistes, le pied gauche. Nombre d’hommes, surtout les Arabes nomades, laissant croître leurs cheveux, il fut décrété qu’on porterait la tête absolument rasée.
Sous peine de confiscation également, il n’était pas permis de pleurer les morts ou de faire, comme autrefois, des repas de funérailles.
Pour maintenir son pouvoir, pour empêcher une diminution de son armée, pour prévenir ses partisans contre toute influence étrangère et pour empêcher qu’on parlât de sa façon de vivre, qui n’était pas toujours d’accord avec ses doctrines, il entoura toute sa propriété d’un cordon et interdit très sévèrement le pèlerinage à la Mecque.
Quiconque exprimait le moindre doute sur sa mission divine, ou manquait quelque peu à ses ordres était puni de mort ou condamné à avoir la main droite et le pied gauche coupés, si deux témoins pouvaient prouver leur dénonciation. Dans les cas qui l’intéressaient directement il lui suffisait de déclarer que le Prophète lui était apparu et l’avait informé de la culpabilité de celui à qui il en voulait.
Mais, comme ses ordres étaient en opposition avec les lois musulmanes, il interdit non seulement les études théologiques et les conférences sur la loi, mais encore il fit brûler ou jeter dans le Nil tous les livres traitant de ces matières.
Telles sont en substance les réformes apportées dans les doctrines et les lois par le Mahdi el Monteser, qu’il prêchait à ses partisans et dont il exigea l’exécution avec une sévérité implacable.
Aux yeux du monde, il paraissait donner le meilleur exemple à ses fidèles, mais dans l’intérieur de sa maison il jouissait ainsi que le calife de la vie comme on sait en jouir au Soudan! Les plus proches parents des deux premiers de l’empire suivirent fidèlement leur exemple.