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Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2

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CHAPITRE XVI.

Le calife et son règne.

Portrait du calife.—Son ménage.—Le harem.—La garde du corps.—Les prières publiques.—Le service postal.—Parades et manœuvres.—Faveurs aux tribus de l’ouest.—Oppression des tribus des bords du fleuve.—Forces militaires.—Questions de frontières.—Organisation des finances.—Système monétaire.

Le calife Sejjid Abdullahi ibn es Sejjid Mohammed, dont j’ai décrit l’origine et le voyage auprès du Mahdi, (page 180) est, comme je l’ai déjà raconté (page 393), de taille moyenne, large d’épaules; il a la peau d’une couleur brun clair, le nez aquilin, de grands yeux noirs, une bouche bien proportionnée, et des traits réguliers. Le visage est encadré d’une barbe d’abord entièrement noire, un peu plus fournie autour du menton. Souple autrefois, il a pris dans les dernières années de la corpulence; il n’a que 49 ans, mais il parait beaucoup plus âgé et sa barbe est déjà presque blanche. Son visage, parfois d’une amabilité séduisante, a d’habitude une expression dure et sombre: celle du despote oriental. Emporté et d’un caractère violent, il agit souvent, malgré sa finesse, sans réflexion, et personne, pas même son frère, n’ose dans ces moments-là lui adresser des remontrances. Il se méfie au plus haut degré et de tout le monde, même de plus d’un de ses proches parents et des membres de sa maison. Il ne croit pas à la fidélité et au dévouement; mais est convaincu que toute personne en rapport avec lui dissimule ses véritables sentiments. Pour lui dans tout son entourage l’égoïsme est le mobile de toute action. Il est singulier que cette nature méfiante accueille pourtant si bien la flatterie et qu’il en accepte les expressions les plus outrées avec plaisir. Pas d’entretien possible avec lui sans louanges flatteuses sur sa sagesse, sa puissance, sa justice, sa bravoure, sa générosité, son amour de la vérité et malheur à celui qui blesse son amour-propre démesuré! Ismaïn woled Abd el Kadir, un de ses cadis, qui jouit pendant longtemps de sa faveur particulière, justement par ses flatteries et ses louanges, avait établi un jour, dans une conversation un parallèle entre le régime actuel du Soudan et l’ancien état de choses sous le Gouvernement égyptien. Il avait comparé le calife au Khédive Ismaïl Pacha et s’était assimilé lui-même à Ismaïl Pacha el Moufettish qui avait été le favori et le conseiller du Khédive. Cette expression, imprudente dans les circonstances actuelles, fut rapportée au calife qui, dans une grande colère, fit aussitôt faire une enquête et ordonna au juge de condamner Ismaïn woled Abd el Kadir, s’il avait réellement prononcé ces paroles.

«Le Mahdi, dit-il, est le représentant du Prophète et je suis son successeur! Qui est placé sur la terre plus haut que moi? Qui est plus noble que moi, descendant direct du Prophète!»

Ismaïn Abd el Kadir fut trouvé coupable, jeté dans les fers, et, sur l’ordre du calife, condamné à la déportation à Redjaf.

«Comment a-t-il pu se permettre de comparer l’état du Gouvernement actuel avec celui de l’ancien Gouvernement égyptien? répétait-il indigné. S’il veut se comparer à un Pacha, il peut le faire. Mais je ne permettrai jamais de me placer sur le même pied, moi le descendant du Prophète, que le Khédive, un Turc!»

Il croit, par de tels propos, en imposer aux masses. Sa vanité va jusqu’à la présomption; il prétend tout savoir et tout comprendre; il agit toujours par inspirations divines ou prophétiques, et n’hésite pas à s’attribuer les mérites d’autrui. Ainsi, il prétend que la koubbat, tombeau du Mahdi, qui fut construite par Ismaïn, ancien architecte du Gouvernement, n’a été édifiée que sur ses plans et ses projets. Les victoires d’Othman woled Adam sur Abou Djimesa et de Zeki Tamel sur le roi Jean d’Abyssinie n’avaient été remportées que d’après les ordres qu’il avait soi-disant donnés.

Méchant et cruel, il trouve plaisir à éveiller des espérances chez les gens pour les tromper ensuite, à leur ravir leurs biens, à les mettre aux fers, à les jeter au cachot et à les faire condamner à mort. Il cherche ses victimes de préférence parmi les chefs de famille. Déjà du vivant du Mahdi, il était considéré comme la cause de toutes les mesures de sévérité prises contre les Mahdistes et de toutes les cruautés commises envers les ennemis. Ce fut également lui qui ordonna à la prise de Khartoum, de ne pas faire grâce, mais de tout anéantir. Ce fut lui aussi qui déclara proscrits les Sheikhiehs et fit mettre à mort, après la chute de Khartoum, tous ceux qui appartenaient à cette tribu et qui furent faits prisonniers dans le pays.

Dans le partage des femmes prises comme butin, il a soin de n’avoir aucun égard aux sentiments naturels. Les mères sont régulièrement séparées de leurs enfants et les frères de leurs sœurs; ils sont donnés en partage à des tribus différentes afin de rendre une union impossible. Lorsque Othman woled Adam envoya prisonnières à Omm Derman les sœurs de l’ancien sultan du Darfour, la princesse Miram Ija Basi et Miram Bachita, il leur accorda la liberté tandis qu’il prit un certain nombre de leurs parentes dans son harem et distribua le reste entre ses partisans. Il apprit peu après que quelques habitants du Darfour, se trouvant dans la ville, faisaient des visites et apportaient des cadeaux à leurs anciennes maîtresses. Il fit aussitôt arrêter les deux femmes; il donna l’une à Hassib et l’autre à Elias Kenuna qui avait justement le projet de partir pour Redjaf. Ce fut en vain que la mère aveugle de Bachita, Miram Semsem, demanda avec prière de pouvoir au moins accompagner dans l’esclavage sa fille unique; retenue de force sur l’ordre du calife, la vieille femme mourut peu de jours après le départ de sa fille, le cœur brisé. Bachita elle-même se précipita dans son désespoir, au moment du départ, de la barque dans le Nil, mais elle fut sauvée et succomba pendant le voyage à l’agitation et à la fatigue.

Ahmed Gourab, un marchand égyptien né à Khartoum avait quitté la ville avant la défaite de l’armée de Hicks et était parti pour l’Egypte, laissant à Khartoum sa femme qui y était née et sa fille. Comme les affaires en Egypte ne lui réussissaient pas, et peut-être aussi poussé par le désir de revoir sa femme et son enfant, il revint plus tard par Berber dans le Soudan. Il fut arrêté le jour de son arrivée à Omm Derman; amené devant le calife, il expliqua qu’il était venu pour lui offrir ses services et pour rejoindre sa femme et sa fille, laquelle s’était mariée entre-temps avec un homme de Bokhara.

«J’accepte tes services, lui dit le calife, tu peux aller à Redjaf et y prendre part à la guerre sainte contre les païens.» Ce fut en vain qu’Ahmed Gourab le supplia de le laisser aller auprès des siens ou de lui donner tout au moins la permission de les voir; il fut aussitôt emmené sur le vapeur qui était par hasard prêt à partir, soumis à la plus stricte surveillance et avec l’ordre d’empêcher toute entrevue avec sa famille.

«Là-bas il pourra, ajouta le calife en riant, lorsqu’on eut emmené Ahmed Gourab, s’entretenir avec Miram Ija Basi et Miram Bachita, si leurs maîtres leur en donnent la permission.» C’était dans ces cruautés raffinées que le calife cherchait et trouvait son plaisir. Grand est le nombre de ceux qu’il fit fouetter ou exécuter sans le moindre motif plausible.

Il fit couper sur la place du marché la main droite et le pied gauche à Mogeddem Omer qui lui avait promis de tirer du plomb des pierres; il avait reçu pour cela un don en argent, mais n’avait pu tenir sa promesse. Que de fois je dus être témoin de telles exécutions! Il assista personnellement à cheval à l’exécution des Batahin et considéra ses victimes en souriant tranquillement! Il n’épargna pas davantage ses plus fidèles serviteurs. Ibrahim Adlan, Zeki Tamel, le cadi Ahmed, furent tous sacrifiés et leurs femmes et leurs enfants partagés entre les chefs.

Comment punit-il les Ashraf! Ils étaient certainement coupables de s’être révoltés contre lui. Mais après les avoir vaincus et désarmés, il pouvait les envoyer en exil ou les garder prisonniers, eux ses compagnons d’autrefois. Il préféra s’en débarrasser d’un seul coup et les fit assommer tous à la fois comme des chiens, à coup de bâtons et de haches: c’étaient les plus proches parents de son ancien seigneur et maître, le Mahdi!

Dans son entourage, il exige la plus grande soumission. Ceux qui sont reçus auprès de lui doivent attendre, les mains croisées sur la poitrine et les yeux baissés, l’ordre de s’asseoir. Tandis qu’il reste couché sur son angareb sur lequel sont étendues une natte de palmier et une peau de mouton et qu’il appuie sa tête et son bras sur des pièces de coton enroulées en guise de coussin, les autres s’asseyent avec les jambes repliées sous eux comme à la prière et la tête baissée et répondent avec soumission aux questions qui leur sont posées. Ils doivent rester dans cette position extrêmement incommode jusqu’à ce qu’ils soient congédiés. Même dans la mosquée, et après la prière, ceux qui se trouvent auprès de lui doivent se comporter ainsi et ne peuvent aucunement se mettre à leur aise. Il tient particulièrement à ce que les yeux restent toujours baissés devant lui, tandis que lui-même observe sans cesse et attentivement.

Il y a quelques années, comme Mohammed Saïd, le Syrien, qui avait le malheur de ne posséder qu’un œil, se trouvait par hasard dans son voisinage lors d’une lecture religieuse et le regardait avec persistance, il m’appela aussitôt auprès de lui et m’ordonna de conseiller à cet homme d’une manière pressante de ne plus jamais venir dans son voisinage et le regarder sans permission spéciale. Il me confia, à ce sujet, que lui, comme tout Soudanais, craignait le mauvais œil.

«Rien ne peut résister à l’œil de l’homme, me dit-il, les maladies et les malheurs ne sont jamais que la suite du mauvais œil.»

Le caractère du calife a pourtant à son actif quelques traits plus sympathiques. Je dois citer son amour, réellement sincère pour son fils Othman et son attachement pour ses plus proches parents.

Othman, qui peut être à présent dans sa 21ème année étudia dans sa première jeunesse le Coran. Mais son père n’hésita pas à changer fréquemment de précepteur, sur le désir du fils. Lorsque Othman prétendit être assez avancé dans la lecture, son père le dispensa d’autres études. A dix-sept ans, il le maria à une cousine, la fille de son frère Yacoub et par amour pour son fils s’écarta à cette occasion, des règles sévères du mariage, imposées par le Mahdi, qui ordonnaient la plus grande simplicité.

Il organisa un festin qui dura huit jours et auquel tous les habitants d’Omm Derman furent invités. Il fit construire sur la place située à l’ouest de la maison de Yacoub, un vaste édifice en briques cuites, pourvu de toutes les commodités que le Soudan pouvait offrir; on créa même un jardin public qui eut du succès. Plus tard, il maria encore deux autres de ses parentes à son fils; il lui donna des concubines qu’il choisit lui-même, mais lui déclara qu’il n’aurait jamais pour femme une personne d’une tribu étrangère, il entendait par là celles de la vallée du Nil.

Il tient avec soin son fils à l’écart des étrangers, qu’il considère comme dangereux, même pour lui personnellement. Ayant appris que Othman, dans le feu de sa jeunesse, méprisait les ordres paternels et avait des entrevues nocturnes avec quelques étrangers, il donna à son frère Yacoub la propre maison de son fils. Pour celui-ci, il fit construire un nouveau bâtiment dans l’intérieur du mur d’enceinte d’Omm Derman, presque en face de sa propre maison, afin de l’avoir ainsi sous sa surveillance immédiate et continuelle. Il maria sa fille Radhia au jeune fils du Mahdi, Mohammed, bien que celui-ci n’éprouvât aucune inclination pour sa fiancée et désirât avoir pour femme une de ses parentes. Le calife alla à l’encontre de ses désirs, en sa qualité de tuteur, de maître et de beau-père. Mohammed n’eut ainsi qu’une seule femme. Cette restriction inusitée amena une tension continuelle entre le calife et son beau-fils, qui se sépara même de sa femme. Mais bientôt la crainte le fit déclarer prêt à reprendre sa femme et à lui consacrer le reste de sa vie.

Le calife lui-même, conformément à ses goûts et à sa situation, tenait à avoir un grand train de maison. Son harem comptait plus de 400 femmes. Quatre d’entre elles sont légitimes, permises par la religion musulmane et appartiennent à des tribus libres. Mais il s’en sépare souvent pour les remplacer par d’autres, car il aime le changement. Les autres femmes appartiennent en grande partie aux tribus soumises par le Mahdi. Ayant été amenées comme butin de guerre, elles jouissent de droits moindres comme concubines. Le reste des habitantes du harem se compose des esclaves acquises par le pillage ou achetées. Ce grand nombre de femmes offre une étrange diversité dans la couleur surtout, qui parcourt toutes les nuances, depuis le jaune le plus clair jusqu’au noir le plus foncé, dans les races les plus différentes. Elles sont divisées en groupes de 15 à 20 à la tête de chacun desquels se trouve une directrice; la réunion de trois ou quatre de ces groupes forme une nouvelle division, dont la direction supérieure appartient à une femme libre ou à une concubine spécialement nommée par le calife. Chaque mois, une mesure fixée de blé et une somme d’argent sont remises à ces directrices pour subvenir à l’entretien des femmes qui leur sont confiées. En outre, des moyens sont mis à leur disposition pour qu’elles puissent se procurer les articles de toilette nécessaires aux soins de leur corps, comme de l’huile, de la graisse, des parfums, etc. Les vêtements, qui sont nuancés suivant le rang, la beauté ou les qualités de chacune, se composent pour la plupart d’étoffes de coton blanc, munies de bordures de couleurs variées, produits du pays; elles s’affublent aussi d’étoffes de laine et de soie de différentes couleurs, importées d’Egypte. Ces toilettes sont données soit par le calife lui-même, soit par ses eunuques supérieurs. Le port d’ornements, de bijoux en or et en argent ayant été très sévèrement interdit par le Mahdi, on se contente ordinairement de boutons de nacre qui sont attachés avec de petits morceaux de corail et d’onyx, dont on entoure les articulations des mains et des pieds ainsi que la tête. Les cheveux sont tressés en une infinité de toutes petites tresses fortement enduites de graisse, de parfums et arrangées en formes les plus variées et les plus compliquées. Il est facile de comprendre que le parfum de ces dames du Soudan offre au début une jouissance douteuse à un nez européen.

Depuis les dernières années, les femmes des notables recommencent à porter de l’or et de l’argent, et, dans la maison du calife lui-même, les principales femmes y déploient un luxe considérable. Toutes se trouvent dans des bâtiments isolés, placés dans des cours entourées de murs, ayant quelque analogie avec nos casernes. Leur état de santé est surveillé par de vieilles femmes désignées à cet effet, qui renseignent leur maître à ce sujet. De petits eunuques font le service intérieur de ces maisons, et préviennent celle des femmes qui doit avoir l’honneur d’une audience chez le calife. De temps en temps, il passe une véritable revue de toute l’armée féminine. Régulièrement à cette occasion, celles qui ont cessé de plaire à leur maître, à la suite de défauts physiques ou moraux, sont congédiées et d’après leur position sociale mariées ou données en cadeau aux proches parents, aux favoris ou aux serviteurs.

Les cours sont étroitement surveillées par des eunuques ou des moulazeimie nègres et les femmes privées presque de tout rapport avec le monde extérieur. Tout au plus une fois par an est-il permis aux parentes de voir pendant un court espace de temps les membres de leur famille et de leur parler.

La première femme du calife est Sahra, sa parente qui a partagé avec lui, depuis sa première jeunesse, les douleurs et les joies. Elle est la mère des plus âgés de ses enfants, Othman et Radhia. Dans les premières années de son règne, il ne mangeait que des mets simples préparés par elle-même ou sous sa surveillance, comme l’asida, de la viande rôtie ou des poules. Avec le nombre croissant de ses femmes, il apprit cependant à connaître et à apprécier les produits de leur art culinaire raffiné, introduit par les Turcs et les Egyptiens.

Il changea alors sa manière de vivre et n’est maintenant dans sa maison rien moins qu’un contempteur de la nourriture nouvelle, qu’il préfère, tandis qu’il cherche à démontrer à l’extérieur qu’il se nourrit simplement. A ce sujet il ne tarda pas à se quereller avec sa femme Sahra qui lui représenta vivement que les mets préparés par d’autres seraient facilement enchantés ou empoisonnés et pourraient mettre sa vie en danger. Il la renvoya deux fois pour ce motif, mais se laissa persuader par Yacoub et ses parents de la reprendre et de la reconnaître de nouveau comme son épouse.

Le nombre des eunuques, qui se tiennent dans les différentes maisons des femmes, principalement pour garder l’entrée des appartements, ou qui sont employés à d’autres services, dépasse vingt. A la tête de tout le personnel se trouve l’eunuque en chef Abd el Kayoum. Il a la surveillance des terres immenses, cultivées par des esclaves pour la maison du calife. Il a à s’occuper des achats de blé nécessaires, des animaux de boucherie, bœufs et moutons et à se procurer auprès du Bet el Mal les sommes nécessaires au ménage. Il a toujours sous sa garde des sommes très considérables dans lesquelles le calife puise les présents qu’il envoie fréquemment en secret à ses émirs ou à d’autres personnalités influentes.

Pour l’assister dans ses fonctions, il a des secrétaires et des domestiques en grand nombre à sa disposition, principalement des eunuques et des esclaves. Le calife lui a sévèrement interdit de permettre à un étranger de jeter même un coup d’œil dans l’intérieur de sa maison.

Le vêtement du calife se compose de la gioubbe munie de bandes d’étoffes de couleur, d’une pièce de fin coton blanc et de vastes pantalons arabes de la même étoffe. Sur la tête il porte une sorte de cape ronde en soie de couleurs variées, comme on les fabrique à la Mecque et à Médine, autour de laquelle est attaché un petit turban blanc. Il porte, noué autour du corps, une ceinture en coton étroite et longue d’environ cinq aunes (hisam), sur les épaules il met un léger châle de la même étoffe. Il a troqué les sandales qu’il portait autrefois contre des jambières en cuir brun rouge et des souliers jaunes. Pendant la marche, il porte de la main gauche une épée et de la droite il s’appuie sur une petite lance hadendoa sculptée, dont il se sert comme d’une canne.

Pour son service personnel, il a toujours autour de lui dix à quinze jeunes garçons esclaves, parmi lesquels beaucoup sont enfants d’Abyssins chrétiens et ont été emmenés par Abou Anga et Zeki Tamel. Ces garçons ont pour devoir de se tenir toujours dans son proche voisinage, ils portent les messages dans l’intérieur de la ville, convoquent les personnes mandées et doivent être prêts nuit et jour à recevoir ses ordres. Aussitôt qu’ils ont atteint l’âge de 17 à 18 ans, ils sont enrôlés comme moulazeimie et remplacés par de plus jeunes. Le calife croit ainsi pouvoir le mieux garder ses secrets, ce qui serait difficile à obtenir des domestiques adultes, à cause de leur corruptibilité qui est générale. Dans l’intérieur de sa maison, (où même ces garçons ne doivent pas le suivre), il a à son service de jeunes eunuques, les plus âgés de ces malheureux sont occupés au service extérieur. Tous ces jeunes serviteurs ont aussi à souffrir de sa brutalité; les plus petites fautes sont punies de coups de fouet, de privation de nourriture, de mise aux fers, etc.

Dans les trois dernières années, le calife songea surtout à renforcer et à réorganiser ses moulazeimie. Il prit une partie des Djihadia stationnés à Omm Derman et de ceux des armées de Mahmoud Ahmed et de Zeki Tamel, et parmi eux choisit les hommes les plus forts et les plus beaux. Les émirs des tribus occidentales eurent à fournir tous les jeunes hommes comme moulazeimie; cet ordre n’a pas été jusqu’ici complètement exécuté. Parmi les Djaliin, il n’accepta dans sa garde que les fils des premières familles, tandis qu’il exclut complètement de son service les Danagla et les Egyptiens dont il se méfiait.

De cette manière, il a créé une garde de près de 11000 hommes qui sont tous logés avec leurs femmes et leurs enfants, dans le voisinage de ses maisons et de celles de son fils, à l’intérieur des murs d’enceinte nouvellement construits d’Omm Derman. Cette armée est divisée en trois corps dont le premier est commandé par son fils Othman, le second par son jeune frère Haroun ibn Mohammed, âgé d’environ 18 ans et le troisième par son cousin Ibrahim Khalid. Ce dernier fut remplacé, il y a peu de temps, par Rabeh, un Abyssin élevé dans la maison du calife. Othman, son fils, est le chef suprême et remplace le calife dans toutes les affaires concernant les moulazeimie. Ces corps sont partagés en sous-divisions d’environ cent hommes, sous le commandement d’un ras miye (chef de cent hommes) lequel a sous ses ordres plusieurs lieutenants. Cinq à six de ces ras miye ont un émir à leur tête et un adjudant.

Les soldats nègres (Djihadia) ne sont pas mélangés dans les sous-divisions avec les Arabes libres, mais dans les divisions des émirs, de sorte que chacun de ces derniers a pour subalternes deux à trois ras miye de troupes nègres et plusieurs ras miye de soldats arabes. Presque tous sont armés de fusils Remington qu’on laisse habituellement dans les magasins et qui ne leur sont remis que dans les occasions solennelles. Ces moulazeimie reçoivent comme solde un demi-écu derviche par mois et, tous les quinze jours, un huitième d’ardeb de doura pour leur entretien. Le blé leur est remis assez régulièrement tandis qu’on en prend à son aise avec le paiement de la solde en espèces. Les gages des ras miye et des émirs sont, bien entendu, plus élevés; ils reçoivent en outre souvent du calife des cadeaux en femmes et en esclaves.

Tous les moulazeimie ont pour devoir de protéger la personne du calife; tous l’accompagnent dans ses revues, dans ses promenades, même à l’intérieur de la ville. Ils doivent toujours, d’après les ordres de leur maître, stationner sur les places et dans les rues larges, dans le voisinage immédiat de ses maisons. Bien que le calife ait banni l’ancienne musique militaire égyptienne, il a toutefois conservé les clairons parmi lesquels deux sont de sa suite régulière. On utilise les anciennes sonneries: pour les ras miye: «capitaine», pour les émirs: «major», pour les commandants: «colonel». Le calife visite souvent pendant la nuit les moulazeimie, afin de voir s’ils se trouvent bien aux postes qui leur ont été assignés. Les ras miye et les émirs sont donc, à proprement parler, continuellement de service et ne peuvent se rendre dans leurs maisons qu’en secret ou en prétextant une maladie. Ce service extraordinairement sévère est une cause du mécontentement qui règne presque généralement.

L’activité publique du calife consiste avant tout dans l’accomplissement journalier des devoirs religieux notamment des cinq prières. A l’aube, il procède à la prière du matin, après laquelle on lit dans la djami, le rateb prescrit par le Mahdi, réunion de versets du Coran et de formules de prières. Cela exige environ une heure. Le calife se retire ordinairement dans ses appartements après la prière du matin, mais il fait parfois une ronde dans la djami afin de voir si les gens obéissent à ses ordres et prennent une part active aux exercices de piété. Les prières sont d’ailleurs publiques. Vers deux heures, il procède à la prière du jour; deux heures plus tard à la prière asr, après laquelle le rateb est lu de nouveau. Au coucher du soleil, il fait encore ses dévotions, et, environ deux ou trois heures plus tard, la prière de la nuit commence.

Le calife procède à ses oraisons dans la mihrab, construite devant les places des croyants. C’est une colonnade carrée avec des parois à treillage qui lui laissent la vue libre de tous les côtés. Derrière lui se tient son fils, puis les cadis, quelques personnes spécialement désignées auxquelles se joignent, à droite et à gauche, les moulazeimie appartenant aux tribus libres. Les soldats nègres accomplissent leurs prières sur les places libres situées devant sa maison et qui ne sont séparées de la djami que par un mur.

A droite des moulazeimie se trouvent les émirs de Yacoub, avec leurs gens appartenant pour la plupart aux tribus de l’ouest; à gauche, se trouvent quelques Arabes appartenant également aux bannières de Yacoub, les gens soumis au calife Ali woled Helou, puis enfin les Djaliin et les Danagla. Plusieurs milliers d’hommes assistent toujours aux exercices de piété célébrés en commun, en rangs réguliers les uns derrière les autres. Le calife veille avec une sévérité particulière à ce qu’avant tout les hautes personnalités et les émirs ne fassent pas défaut.

Il condamne justement les personnes suspectes, à suivre chaque jour les cinq prières, sous la surveillance de gens désignés pour cela. Par ces exercices de piété, il a moins en vue l’accomplissement des devoirs religieux de ses subordonnés, que le moyen d’exercer un contrôle sur eux et de les détourner d’autre chose. Beaucoup de gens qui demeurent loin de la djami, sont si épuisés qu’ils s’abstiennent volontiers, par fatigue et manque de temps, d’autres assemblées nocturnes.

Le calife s’est donné pour tâche d’anéantir toute vie en société, qui pourrait offrir l’occasion de ne pas toujours considérer sous le jour le plus favorable ses ordonnances et ses actions. Si la maladie l’empêche de paraître à la prière, il se fait représenter ordinairement par un de ses cadis ou par Abd el Kerim, un pieux moulazem de la tribu des Takarir. Mais ceux-ci doivent prendre place comme Imam en dehors de la mihrab. Il ne permet presque jamais au calife Ali woled Helou de le représenter quoique celui-ci, d’après les ordres du Mahdi, soit désigné comme son remplaçant et son successeur légitime.

La matinée, les heures qui suivent les exercices religieux de l’après-midi ou de la nuit, sont consacrées aux affaires du Gouvernement. Il reçoit les courriers, travaille avec ses secrétaires et entend les cadis, les émirs et autres personnes désignées par lui nominalement et avec lesquelles il désire s’entretenir.

Le service postal est très primitif. Le calife dispose de 60 à 80 chameliers qu’il envoie avec des ordres à ses généraux et ses sujets dans les districts les plus divers, et qui rapportent ensuite les réponses ou les autres nouvelles.

Bien que la proposition lui ait été faite par Ibrahim Adlan d’établir des stations de poste afin d’avoir, à de moindres frais, un service plus régulier et plus rapide, il s’y refusa, parce que, disait-il il attache une importance particulière à recevoir de la bouche même des courriers des rapports sur les contrées parcourues par eux, ainsi que sur la conduite de ses émirs. Les émirs des provinces envoient des rapports à leur maître, si le motif leur parait important; leurs propres messagers doivent ensuite rapporter les réponses et les ordres du calife. Les courriers du calife ne prennent les lettres privées que des personnes bien connues et secrètement pour les expédier plus loin.

Comme le calife ne sait ni lire ni écrire, tous les écrits qui arrivent sont remis à ses premiers secrétaires Abou el Gasim et Monteser. Ceux-ci lui en font connaître le contenu et préparent ensuite les expéditions d’après ses ordres. Toujours dans son voisinage immédiat, ils passent une vie d’angoisse et de soucis; sur le moindre soupçon d’avoir trahi ses secrets, même seulement par étourderie, il ne les épargnerait certainement pas plus qu’Ahmed, leur ancien camarade; sur la simple accusation d’avoir été en relations avec ses ennemis les Ashraf, il le fit exécuter avec quatre de ses frères.

Le plus souvent, il confère avec ses cadis, ceux-ci simples instruments entre ses mains, doivent couvrir son humeur despotique du manteau de la justice. Dans une attitude soumise, la tête baissée, assis devant lui en demi-cercle sur la terre nue, ils écoutent attentivement les instructions qui leur sont données, la plupart du temps à demi-voix; ce n’est que très rarement que l’un d’entre eux se permet d’exprimer sa propre opinion. A part ces derniers, il reçoit ses émirs et, de temps à autre, d’autres personnalités influentes ou qui lui conviennent. Il s’informe auprès d’elles des affaires du pays, de leurs tribus et même de personnes isolées, songeant toujours aux intrigues et aux moyens de forcer les gens, afin de s’en servir plus facilement pour ses visées. Les entrevues avec Yacoub et ses plus proches parents n’ont lieu ordinairement que lorsque la prière de la nuit est achevée, et durent souvent jusqu’à minuit. On parle alors des mesures propres à prendre pour se débarrasser des personnes mal vues, pour affaiblir les mécontents et les ennemis intérieurs et fortifier sa propre domination. De temps en temps, il fait des sorties ou plutôt de courtes promenades à cheval, dans l’intérieur de la ville, ou visite ses maisons sises aux extrémités nord et sud d’Omm Derman.

Les sons mélancoliques de l’umbaia, les coups sourds du tambour de guerre annoncent aux habitants de la ville que le maître du pays veut se montrer au public dans les rues. Tous les chevaux sont aussitôt sellés; leurs propriétaires attendent le calife derrière la djami, afin de se joindre à sa suite. Les portes sont ouvertes, les moulazeimie se précipitent au dehors. Il paraît enfin lui-même, presque toujours à cheval. Les moulazeimie forment autour de lui, là où la place le permet, un carré épais ou marchent en rangs de 10 à 12 hommes devant lui. La foule à longs flots se déroule, se précipite à sa suite à pied ou à cheval. A la gauche du calife, marche un Arabe particulièrement grand et bien bâti, Ahmed Abou Dsheka, qui remplit le rôle d’écuyer; il a l’honneur de mettre en selle son maître et de l’aider à en descendre; à droite, un vigoureux nègre, le surveillant des esclaves préposés au service des chevaux du calife. Devant lui, marchent six hommes avec des umbaia dont on sonne tour à tour, sur son ordre; derrière lui, ses clairons qui donnent le signal de la marche et de la halte et, sur le désir du calife, appellent les principaux moulazeimie. A une petite distance, suivent les garçons destinés à son service personnel qui portent la rekouba (récipient en cuir destiné aux ablutions religieuses), la peau de mouton utilisée pour la prière et plusieurs lances. Il se fait parfois accompagner de sa musique composée d’environ 50 esclaves nègres qui, munis de cornes d’antilopes et de tambours fabriqués avec des troncs d’arbres creux, jouent surtout des airs africains qui se distinguent moins par la melodie que par un bruit qui s’étend de fort loin. Ordinairement ces promenades ont lieu après la prière de midi et le retour s’effectue au coucher du soleil. Pendant la marche, il fait souvent sonner la halte, lorsque la place le permet et ordonne aux cavaliers de montrer leur art qui consiste avant tout à passer devant le calife en groupes de quatre dans un galop très rapide et en brandissant leurs lances ou à s’arrêter raide devant lui au moment où ils défilent. Dans les premières années de son règne, il assistait presque régulièrement chaque vendredi aux parades qui avaient lieu dans le grand champ de manœuvres, situé à l’ouest de la ville. Il s’en abstient maintenant depuis longtemps et se contente d’assister aux quatre grandes revues annuelles. Celles-ci ont lieu; au jour de naissance du Prophète, à la fête du Mirady, à la fin du Ramadan au Baïram et 70 jours plus tard au Kourban Baïram. Le Kourban Baïram, est la fête principale; toutes les troupes qui se trouvent dans le voisinage et, même parfois en temps de paix, une partie des garnisons du Darfour ou du Ghedaref sont appelées, à y participer.

Le premier jour, on célébre la prière prescrite pour le Baïram, sur le champ de manœuvres. Le calife s’y rend en personne; suivant l’usage, une maison en briques est construite pour lui à cet effet.

Seuls, ses favoris et quelques moulazeimie l’entourent tandis que tout le reste de la foule se range au dehors en longues files. La prière achevée, le calife monte en chaire; la prédication, qui dure environ 5 minutes, a été préparée par ses secrétaires qui, plusieurs jours à l’avance s’évertuent à la lui faire apprendre. Après quoi, on tire sept coups de canon, puis chacun se rend dans sa maison pour y égorger l’agneau du sacrifice, ainsi qu’il est prescrit par la religion, si ses moyens le lui permettent. Dans les tristes circonstances actuelles, presque tous doivent se contenter d’un plat de bouillie au lieu de l’agneau. Les trois jours qui suivent sont occupés par les manœuvres que couronne la revue finale. Déjà avant le lever du soleil, les émirs se rendent avec leurs hommes, bannières au vent, à leurs places respectives, sur le champ de manœuvres, une plaine sablonneuse, couverte de ruines isolées. L’ordre de marche a lieu en ligne déployée, toujours dans la direction de l’est.

La bannière principale, celle de Yacoub, est en étoffe noire, d’une grandeur gigantesque, placée en face de la zeriba du calife, à une distance d’environ 400 mètres. A droite et à gauche sont les bannières de ses émirs. Au nord est la bannière principale du calife Ali woled Helou, de couleur verte; à droite et à gauche celles des émirs qui lui sont soumis. A l’extrémité de l’aile gauche se trouvent les cavaliers et les chameliers, tandis qu’à l’aile droite tous les hommes armés de fusils ont pris position. Ses troupes se composent en partie de Djihadia, en partie de gens fournis par les différents émirs pour les trois jours de fête et que l’on arme de fusils.

Après le lever du soleil, le calife s’avance vers ses troupes; comme pour les sorties ordinaires, il est entouré de tous ses moulazeimie qui, ce jour-là, sont tous revêtus de gioubbes et coiffés de turbans neufs: puis il passe la revue.

A cette occasion, il est ordinairement à dos de chameau et rarement à cheval afin d’avoir, de son siège élevé, une vue plus étendue. Parfois, il utilisait aussi les équipages des anciens gouverneurs généraux, amenés comme butin de Khartoum à Omm Derman et conservés dans le Bet el Amana (arsenal).

On y avait attelé deux chevaux que conduisait très prudemment et au pas un cocher égyptien; le calife néanmoins craignit de verser, c’est pourquoi il renonça bientôt au plaisir de se montrer en carrosse à ses sujets.

Il parcourt la rue à l’ouest de la djami, jusqu’à la Raï ez serga, la bannière noire; là, il reste devant elle en la considérant pendant quelques minutes, puis se rend à la zeriba située en face.

Au sud de celle-ci est construite une sorte de tente, formée de branches d’arbres et de nattes de paille; quand le calife a pris place sur son angareb entouré de ses cadis, il fait défiler l’armée.

Parfois le calife part de sa maison par la route du sud, jusqu’à l’extrémité de la ville, afin de passer lui-même devant tout le front, long de plusieurs kilomètres; il ordonne ensuite le défilé de l’armée.

Dans ces revues, les cavaliers portent fréquemment d’anciennes cottes de mailles se trouvant dans le pays depuis un temps immémorial et de provenances européenne et asiatique, ainsi que des casques en fer ou des capes doublées de coton de couleurs variées et des formes les plus grotesques, entourées en outre de turbans rouges. Les chevaux des cavaliers ainsi parés sont couverts de schabraques composées de grandes pièces d’étoffes multicolores. Le tout a une certaine ressemblance avec les tournois d’antan et la chevalerie du moyen-âge; le spectateur en éprouve une impression particulière, mais toujours satisfaisante.

Pendant trois jours, on est tout au militaire, puis ceux qui ne résident pas à Omm Derman reçoivent la permission de rentrer chez eux.

Le Mahdi Mohammed Ahmed avait déjà de son vivant désigné pour lui succéder, ses trois califes Abdullahi ibn es Sejjid Mohammed, Ali woled Helou et Mohammed Chérif. Abdullahi était donc monté le premier sur le trône; dès ce moment, il ne pensa plus qu’à fortifier sa domination personnelle et à la rendre héréditaire.

Les Ashraf réfractaires, qui se vantaient de leur parenté avec le Mahdi, lui fournirent une bonne occasion de les désarmer, eux et en même temps le calife Ali et de fusionner leurs soldats nègres avec les siens. Comme descendant d’une tribu de l’ouest, c’était un étranger dans le pays et il comprenait fort bien qu’il ne pourrait compter sur l’obéissance et la soumission des habitants de la vallée du Nil, les Djaliin, les Danagla et les différentes tribus demeurant dans le Ghezireh et leur en imposer d’une façon durable que s’il possédait une force considérable.

A cet effet, il envoya dans l’ouest des agents secrets qui devaient persuader aux familles arabes indigènes de venir en pèlerinage au tombeau du Mahdi et de se fixer ensuite dans la vallée du Nil.

Ces agents dépeignirent les choses sous les couleurs les plus riantes et expliquèrent aux Arabes qu’ils étaient destinés par Dieu à devenir les maîtres de ces riches pays; que le calife, en qualité de compatriote et de parent tiendrait à leur disposition et d’une façon illimitée les richesses de ces peuples étrangers, leurs troupeaux, leurs esclaves, etc. Beaucoup se laissèrent tenter par ces promesses et se rendirent volontairement avec leurs femmes et leurs enfants à Omm Derman.

Ce renfort ne parut pas suffire au calife; il donna l’ordre à Othman woled Adam et plus tard à Mahmoud woled Ahmed d’engager énergiquement à l’émigration les tribus du Darfour et du Kordofan et même, si cela était nécessaire de les y contraindre.

Sous cette impulsion prit alors naissance une sorte d’émigration des peuples de l’ouest vers l’est, qui, quoique ayant diminué naturellement avec le temps, dure encore aujourd’hui. Beaucoup succombent, il est vrai, aux fatigues du voyage, par la faim, la soif et la maladie. Arrivés à Omm Derman, beaucoup meurent par suite du changement de climat. Malgré cela, le calife sut si bien fortifier sa puissance qu’il n’a plus rien à craindre des tribus indigènes.

On comprend aisément que le calife donne naturellement toutes les places, toutes les fonctions administratives et militaires à ses plus proches parents. Younis woled ed Dikem était émir à Dongola; à Berber, son frère Othman woled ed Dikem, qui fut plus tard remplacé par Zeki Othman; à Kassala, Hamed woled Ali et plus tard Mousid Gedoum; à Gallabat et dans le Ghedaref, Abou Anga, Zeki Tamel, Ahmed woled Ali, furent successivement commandants de l’armée permanente; aujourd’hui, elle est sous les ordres d’Ahmed Fadhil; dans le Darfour, Othman woled Adam et après sa mort Mahmoud woled Ahmed; à Redjaf, Omer woled Salih remplacé par Arabi Dheifallah.

Tous ces émirs et commandants de corps d’armée étaient et sont des Taasha, presque tous émirs ou parents du calife.

Seul Osman Digna, dont l’ancienne puissance n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, est un étranger parmi les généraux du calife. On remarquera que les tribus qui lui sont soumises parlent généralement une langue étrangère aux parents du calife; ces tribus, sujettes maintenant d’ailleurs pour la plupart des Gouvernements égyptien et italien, ne se seraient jamais ralliées à un Arabe étranger; elles n’obéissaient à Osman Digna, leur compatriote, que par inclination personnelle.

Tous ces fonctionnaires supérieurs laissent les fonctions inférieures et les charges militaires à pourvoir de nouveau par des Taasha, en sorte que cette tribu non seulement concentre entre ses mains toute la puissance, mais encore réunit exclusivement dans son sein les revenus du pays. Les émirs de Dongola et de Berber avaient déjà reçu depuis des années des ordres secrets pour affaiblir autant que possible la population. Sous le prétexte de désobéissance, combien facilement invoqué, les biens étaient confisqués; de plus, toutes les armes à feu devaient peu à peu être livrées aux maîtres actuels du pays. Lors des défaites de Toski et de Tokar, beaucoup de Djaliin et de Danagla avaient déjà perdu la vie. Le calife exigeait souvent aussi la fourniture de contingents de troupes par ces tribus et les envoyait ensuite au Darfour, à Gallabat et à Redjaf, pour les éloigner autant que possible de leur patrie. De cette manière, il a si bien affaibli le pays que sa domination peut aujourd’hui être considérée de ce côté comme complètement assurée. Les habitants du Ghezireh furent à plusieurs reprises forcés de quitter le pays avec leurs familles et de venir à Omm Derman seulement afin que le calife pût ainsi se convaincre de leur obéissance et de leur soumission sans conditions. Il les contraignit en outre de lui livrer presque la moitié de leurs campagnes cultivées qu’il donnait ensuite aux tribus émigrées de l’ouest; les champs les plus fertiles et les prairies les plus grasses étaient échus à ses parents et à ses plus proches compatriotes! Non contents de cela, les nouveaux propriétaires forcèrent même les anciens à la corvée, s’approprièrent leurs esclaves et leurs animaux domestiques contre tous droits. De cette manière l’agriculture, à laquelle les habitants du Ghezireh se vouaient entièrement, ne tarda pas à péricliter et il régna dans le pays une telle agitation qu’elle ne put rester cachée au calife. Afin de se donner, aux yeux du public, l’apparence d’un homme juste, il envoya quelques fonctionnaires pour mettre fin à cette oppression. Mais combien cela était peu sérieux! aucun abus ne fut redressé et, aujourd’hui encore, l’arbitraire, la tyrannie et l’insécurité règnent dans le pays.

En tout et partout, le calife préfère ses compatriotes de la manière la plus ostensible en leur faisant avoir toutes les places et toutes les fonctions; il leur distribue la plus grande partie des revenus qui arrivent dans le Bet el Mal, ainsi que le butin de guerre envoyé par les émirs stationnés au Darfour, à Gallabat et à Redjaf. Il a mis un impôt sur les chevaux; les propriétaires de ces animaux doivent livrer chaque année au calife, suivant l’importance de leur écurie une bête ou plusieurs, qu’il donne ensuite à ses parents. C’est par de tels moyens que la tribu des Taasha et par elle celle des Djouberat sont devenues les plus riches de tout le Soudan.

Le calife ne manque pas non plus, par des intrigues de tout genre, d’affaiblir ses adversaires réels ou supposés.

Après la défaite d’Abd er Rahman woled en Negoumi, dont les étendards relevaient de celui du calife Mohammed Chérif, il rendit ce dernier responsable quoiqu’il n’eût pris aucune part au combat et le destitua de son poste de commandant en chef des émirs. Les soldats survivants furent incorporés dans les troupes de Younis woled ed Dikem, à Dongola; tandis qu’il nomma à Omm Derman de nouveaux émirs parmi la population, appartenant aux Djaliin et qui reçurent de nouvelles bannières. Il les plaça tout d’abord sous les ordres de leur compatriote Bedoui woled el Ereg auquel il ordonna d’aller renforcer la garnison du Ghedaref. Celui-ci ayant différé son départ fut condamné à être banni à Redjaf avec six de ses premiers émirs. Mis aux fers, leur déportation eut lieu immédiatement; d’autres émirs les remplacèrent et son cousin Hamed woled Ali devint leur chef.

Il est dans la nature de l’homme de rechercher la protection des puissants; voilà pourquoi, les gens du calife Ali accoururent sous les drapeaux d’Abdullahi, se plaçant ainsi sous sa protection et sous celle de son frère Yacoub.

Hamed woled Gar en Nebi, qui avait été cause de l’anéantissement des Batahin, appartenait à la tribu des Hessenat et était subordonné au calife Ali. Il voulut aussi se placer, lui et sa tribu, sous les ordres de Yacoub; mais il commit l’imprudence de faire part de ses plans à des parents du calife avec lesquels il entretenait des relations amicales. Il leur expliqua ouvertement qu’Abdullahi était seul le maître, que Yacoub ou Othman lui succéderait et que le calife Ali n’avait rien à attendre de bon de cette famille qui tenait le pouvoir dans sa main. Comme on lui faisait observer que le Mahdi avait désigné Ali pour succéder à Abdullahi, il déclara que les temps avaient changé et que seule, la puissance du calife actuel pouvait être prise en considération et non pas les vieilles ordonnances du Mahdi.

Ali eut connaissance de ces paroles et déposa contre Hamed woled Gar en Nebi. Les témoins confirmèrent son langage et on l’accusa d’avoir voulu discuter les lois du Mahdi.

Le calife Abdullahi ne put pas ou ne voulut pas se mêler, en cette occurrence, de l’affaire de Hamed, ne pouvant pas se trahir ni dévoiler ses desseins. Hamed fut condamné à mort et malgré le calife Abdullahi qui fit son possible auprès d’Ali, il fut pendu sur la place du marché, comme infidèle et coupable d’avoir cherché à troubler la paix.

Toutes les tribus soumises à Yacoub, tous les partisans du calife Abdullahi reçurent l’ordre de ne pas se rendre à l’exécution afin de montrer ostensiblement, mais sans manifestation directe, le mécontentement de leur maître, touchant la condamnation de Hamed woled Gar en Nebi.

Les forces militaires du calife sont suffisantes pour lui donner tout succès contre un ennemi intérieur; mais contre une armée extérieure, il manque de chefs capables, de bonnes armes et de munitions; ses soldats, du reste, ne sont plus aussi soumis et fidèles à sa personne; leur ancienne croyance à la sainte cause a subi de rudes atteintes; elle n’existe même plus, pour ainsi dire.

Voici, à ce jour, la nomenclature des forces militaires du calife:

Je donne ici le maximum des forces et des armes qui, je le répète, ne résisteraient pas longtemps à un combat sérieux et bien préparé venant d’une armée étrangère.

Des quarante mille fusils qui sont dans les magasins ou entre les mains des soldats, vingt-deux mille sont des Remington; les autres sont à percussion, de vieilles armes à un ou deux coups. Pour rendre les Remington plus légers, une partie du canon a été supprimée; ceux qui possèdent une mire sont rares.

Sur les 6600 chevaux, la moitié à peine est assez forte pour soutenir une campagne, même de peu de durée.

Les porteurs de lances et d’épées sont au nombre de 64,100; plus du quart de ces hommes serait inutile, à cause de l’âge, dans un combat.

Les soixante-quinze canons se répartissent ainsi; six sortent des ateliers Krupp; ils sont d’un gros calibre; la provision de munitions est très minime; huit mitrailleuses, vieux et nouveaux systèmes; soixante-et-une vieilles pièces en laiton, se chargeant par la bouche et de différents calibres.

Les balles se fabriquent presque toutes à Omm Derman; il en est de même pour la poudre et les capsules; elles portent en moyenne à peine à six ou sept cents pas.

Jusqu’à ces dernières années les frontières des pays soumis par le calife du Mahdi allaient de Wadi Halfa (sud-est) à Abou Hammed jusque près de Souakim, Tokar, le long du Chor Baraka à Kassala, Gallabat, puis dans la direction du sud-ouest jusqu’aux montagnes de Beni Shangol.

De Wadi Halfa, dans la direction du sud-ouest, la limite traverse les steppes de Bajouda au nord du Kordofan et du Darfour jusqu’aux environs de Wadaï, et longe, au sud, le Bahr el Arab jusqu’à Dar Djangé.

Au sud, une station avait été fondée à Redjaf. La défaite d’Abd er Rahman woled en Negoumi entraîna la perte de la partie septentrionale de la province de Dongola et la station extrême nord de l’empire des Mahdistes est aujourd’hui Souarda, à trois jours de marche environ au nord de Dongola.

Les victoires des Egyptiens, à Handoub et à Tokar, leur valurent presque tout le Soudan oriental, tandis que les Italiens, après la prise de Kassala, s’emparèrent des territoires situés à l’est de cette ville. Force fut donc au calife de considérer l’Atbara comme limite et de la fortifier en élevant des stations le long du fleuve.

La garnison de Gallabat fut réduite à quelques cents hommes, pendant que les forces principales, sous les ordres d’Ahmed Fadhil, furent transférées dans le Ghedaref. Le roi des montagnes de Beni Shangol, Tor el Goule, se déclara indépendant et, avec lui, les chefs des populations environnantes.

A l’ouest, les tribus des Massalat, Tama, Beni Husein et Gimmer se révoltèrent, après s’être soumises tout d’abord aux Mahdistes, et avoir payé le tribut; elles purent, grâce aux succès remportés, rester indépendantes jusqu’à la fin. Elles formèrent une alliance défensive et offensive avec le sultan Youssouf du Wadaï, de sorte qu’on ne peut considérer le Darfour comme réellement soumis que dans sa plus grande moitié orientale.

Effrayé par la nouvelle que des Européens avaient l’intention de s’emparer de la province du Bahr el Ghazal, la plus importante du Soudan, celle qui fournissait déjà sous la domination égyptienne les plus nombreux et les meilleurs soldats et que l’on considère comme la meilleure base d’opération sans contredit, pour toute entreprise contre le Soudan, effrayé, dis-je, Mahmoud Ahmed envoya l’émir des Taasha Hatim Mousa, à la frontière sud du Darfour, avec une force suffisante, pour prendre possession du Bahr el Ghazal: la soumission projetée du Darfour occidental fut ainsi provisoirement suspendue.

Les postes avancés de l’Etat du Congo qui avaient déjà réellement pénétré dans le Bahr el Ghazal se retirèrent et Hatim Mousa put occuper facilement la partie septentrionale de la province. Bien que ses forces fussent suffisantes, le calife lui donna l’ordre de ne pas s’avancer dans l’intérieur du pays, mais d’attendre des renforts d’Omm Derman.

Les Shillouk et les Dinka ayant été battus autrefois par Zeki Tamel, la route des provinces équatoriales était libre.

On peut considérer Redjaf comme le point méridional du territoire mahdiste. De cette station on entreprenait souvent des expéditions dans l’intérieur du pays, non pas pour conquérir quelque terre, mais pour s’emparer d’esclaves, d’ivoire, etc., le commandant Arabi Dheifallah n’ayant d’autre but que celui de s’enrichir le plus rapidement possible. Une de ces expéditions rencontra les postes de l’Etat du Congo, stationnés aux abords de Dongou; les Mahdistes après un combat aussi long qu’opiniâtre durent se replier sur Redjaf après avoir essuyé des pertes considérables.

Les finances sont administrées par les «Bouyout el Mal» (pluriel de Bet el Mal = maison du trésor).

Voici les principales caisses:

I. «Bet el Mal el Oumoumi», caisse générale des finances.
II. «Bet Mal el Moulazeimie», caisse des moulazeimie du calife.
III. «Bet Mal warchet el Harbia», caisse pour l’approvisionnement du matériel de guerre.
IV. «Chums el Califa,» le cinquième du calife, c’est-à-dire sa caisse particulière.
V. «Bet Mal Zaptieh es Souk,» caisse du marché et caisse du service de sécurité.

I. Bet el Mal el Oumoumi.

a. Revenus.

1. «Titra,» l’impôt de capitation; chaque mahométan doit s’en acquitter en nature le jour de fête qui suit le Ramadan, (sept doubles mains pleines, par tête) ou en espèces, valeur correspondante.
2. «Zeka,» l’impôt sur la fortune prescrit chaque année, d’après la loi musulmane, (bétail et fortune mobilière).
3. «Oushr» la dixième partie de la moisson et la dixième partie de toute marchandise importée à Omm Derman.
Ici figurent les droits de location pour tout le blé qui se décharge dans le port au blé.
4. Les biens confisqués par suite des jugements des cadis.
5. La gomme arabique du Kordofan, monopole de l’Etat. Le Bet el Mal l’achète à des prix fixés au préalable et la revend avec bénéfice aux marchands qui jouissent du droit de l’exporter en Egypte.
6. La location de quelques bateaux.
7. Transports. Tous les transports sont affermés; la recette entre dans cette caisse.
8. Emprunts forcés auprès des négociants, et qui ne sont jamais remboursés.
Sont soumis au Bet el Mal el Oumoumi, seulement les districts appartenant autrefois à la province de Khartoum, sur la rive droite du Nil Bleu et sur la rive gauche du Nil Blanc. Les autres provinces, comme Berber, Dongola, etc... ont chacune une administration financière qui leur est propre.

b. Dépenses.

1. Frais de transport des troupes et fourniture de blé à quelques provinces ou postes, en cas de nécessité.
2. Solde des troupes nègres en station à Omm Derman, à l’exclusion de celle des moulazeimie.
3. Honoraires des fonctionnaires, cadis, secrétaires, etc.
4. Secours, aumônes, présents qui sont distribués sur l’ordre du calife ou de Yacoub.

II. Bet Mal el Moulazeimie.

a. Revenus.

Le territoire compris entre le Nil Blanc et le Nil Bleu, le Ghezireh, doit couvrir l’entretien des moulazeimie. La population est soumise à un seul impôt fixe. Il rapporte annuellement:

1. 120 000 écus-derviche.
2. 100 000 ardebs de doura.
3. 100 000 pièces de coton ordinaire indigène; chaque pièce a une longueur d’environ 10 aunes.

b. Dépenses.

1. Solde des soldats et des officiers; le soldat touche mensuellement ½ écu-derviche; il est vrai qu’il est rarement payé!
2. Le ménage, c’est-à-dire la ration de blé; ¼ d’ardeb par homme et par mois.
3. Habillement des moulazeimie, des ras miye et des émirs.
Les officiers sont payés selon leur rang; en tout cas, leur solde est naturellement supérieure à celle des simples soldats

III. Bet Mal warchet el Harbia.

a. Revenus.

1. Recettes provenant de la location des jardins de Khartoum.
2. Recettes provenant de l’irrigation au moyen de la sakieh (roue à puiser) de certaines bandes de terre sises dans le voisinage de Khartoum.
3. L’ivoire provenant des provinces équatoriales et qui est revendu aux marchands.

b. Dépenses.

1. Salaires des employés des docks.
2. Salaires des employés de l’arsenal.
3. Coût de la fabrication des cartouches et des capsules, réparation et entretien des armes.
4. Fabrication du salpêtre et de la poudre.

IV. Chums el Califa.

a. Revenus.

1. Le rapport de toutes les îles et de toutes les contrées, autrefois propriétés du Gouvernement, y compris les possessions de Kamlin et Halfaya, ayant appartenu à S. A. le vice-roi; des propriétés, traitées comme ranima (butin de guerre) conquises sur les partisans du Gouvernement qui avaient soutenu celui-ci dans sa lutte contre le Mahdi.
2. La plus grande partie des recettes de la douane provenant des marchandises importées à Berber, par Souakim.
3. Produit du sel dans les contrées des Djaliin et recettes provenant de l’exploitation des forêts de palmiers de l’Atbara.
4. Location des bateaux, suivant leur jaugeage; une partie de la recette est versée par le calife au Bet el Mal el Oumoumi.
5. Récolte des dattes à Dongola, expédiée par les émirs qui stationnent dans cette province.
6. Presque tous les esclaves et les troupeaux envoyés des provinces par les émirs.

b. Dépenses.

1. Frais d’entretien de la maison du calife.
2. Les apanages de Yacoub et d’Othman; le calife règle leurs dépenses extraordinaires.
3. Fonds secrets et secours aux personnes que le calife veut gagner à lui par sa libéralité, à l’insu de ses conseillers officiels.

V. Bet Mal Zaptieh es Souk.

a. Revenus.

1. Les biens confisqués aux fumeurs, aux buveurs et aux joueurs.
2. Taxes des magasins et échoppes élevés sur le marché.

b. Dépenses.

1. Frais de représentation de Yacoub; réception de personnes étrangères.
2. Fourniture du gypse et de la chaux pour la construction des murailles d’Omm Derman.
3. Service de sûreté.

Bien que chacun de ces départements ait sa comptabilité propre et que certaines mesures de contrôle soient prises, les employés aux finances ont encore une marge suffisante pour que, trop souvent même, ils détournent les fonds en faveur de leur propre caisse.

Il est vrai que comme punition on séquestre alors toute leur fortune. Mais le pire est la taxation même; faute d’un système d’imposition, les gens sont laissés à la merci et à la cupidité des préposés au département des finances et leurs plaintes sont rarement prises en considération.

Déjà le Mahdi avait vivement désiré battre lui-même monnaie. Dans les premiers temps de la conquête du pays, le butin regorgeait d’argent et de quelque peu d’or. Ahmed woled Soliman, alors Amin Bet el Mal (chef des finances) commença à battre monnaie, des guinées d’or, par exemple, dont le cours était le même que celui de la livre égyptienne (environ fr. 25,92). Mais, ne comprenant rien à l’alliage, ces pièces d’or étaient de différentes valeurs, les unes étant presque en or pur, les autres contenant beaucoup trop d’argent. C’est pourquoi, l’or devenant rare du reste, on se borna à frapper des écus d’argent, pesant 7 darahim (pluriel de dirhem) dont 6 étaient d’argent pur. (Le dirhem égale 3.08 gr.)

Après la mort du Mahdi et la destitution d’Ahmed woled Soliman, Ibrahim woled Adlan fut promu chef des finances et, sous le règne du calife, frappa les premiers écus pesant 8 darahim. Leur titre, tout d’abord, était de 6 darahim; on le réduisit et on eut des écus de 5 darahim en argent, et d’autres de trois darahim en cuivre. Les marchands ayant refusé d’accepter cette petite monnaie, leurs marchandises furent séquestrées et leurs magasins fermés; on les menaça, s’ils persistaient dans leur façon d’agir, de confisquer définitivement leur fortune. Ils furent ainsi contraints de céder; on ne leur rendit leurs marchandises toutefois que lorsqu’ils se furent engagés, par écrit, auprès d’Ibrahim Adlan, à mettre en cours la nouvelle monnaie. Il arriva alors inévitablement que tous les articles de commerce furent renchéris, les marchands établissant leurs prix d’après la valeur effective de l’argent des nouveaux écus.

Nur el Gerefaoui, successeur d’Adlan, frappa des écus de 7 darahim; ceux de la première frappe contenaient 4½ darahim d’argent, ceux de la seconde seulement 3½: d’où, comme auparavant, les mêmes causes produisirent les mêmes effets.

Jusqu’à présent les chefs des finances battaient monnaie sous leur direction personnelle; le nouveau chef Nur el Gerefaoui eut l’idée de donner en bail le droit régalien de battre monnaie. Les deux fermiers, Soliman woled Abdallah et Abd el Megid ed Dongolaoui payèrent 6000 écus mensuellement à Nur el Gerefaoui. Le contrat passé devant le cadi avait pour clause stricte que le titre de l’écu devait être de 3½ darahim d’argent pur, naturellement, elle ne fut jamais observée.

En effet, les écus n’eurent bientôt plus que 2½ darahim d’argent et, lorsque Gerefaoui eut porté à 16000 écus l’affermage, se réservant en plus le droit de battre monnaie, la pièce tomba encore et les écus qu’on battait maintenant et qui étaient côtés à 6 darahim ne contenaient plus qu’un dirhem à peine d’argent.

Abd el Megid donna aux écus la forme des anciens écus-medjidieh; ceux de Soliman Abdallah se distinguaient par des lances entre-croisées et enjolivées de nombreux dessins.

Par cette réduction progressive de la réelle valeur des monnaies, les marchandises venant d’Egypte subirent une forte hausse.

Les toiles bleues qui servent à la confection des vêtements de femmes, vendues autrefois à ¾ d’écu la pièce, coûtent aujourd’hui 6 écus; 12 aunes de toile ordinaire se payaient 1 écu; maintenant 1 aune ½ se paie le même prix; une demi-livre de sucre coûte 1 écu, etc.

La comparaison des monnaies explique ces prix, d’autant plus que toutes les marchandises égyptiennes doivent être payées en anciennes monnaies.

Les produits indigènes sont relativement bon marché. Voici une mercuriale des prix, à Omm Derman, au commencement de 1895, calculée d’après les nouvelles monnaies:

1 chameau de somme 60 80 écus
1——»–—de course 200 400 »
1 cheval abyssin 60 120 »
1 cheval, de race indigène 200 600 »
1 bœuf gras ou une vache 100 160 »
1 veau 30 50 »
1 vache à lait 100 120 »
1 mouton 5 20 »
1 brebis 6 15 »
1 ardeb de doura 6 8 »
1--–»––de froment 30 40 »

Si l’on réduit ces prix en ancienne monnaie, on trouve que les produits du pays sont actuellement de beaucoup meilleur marché qu’au temps du Gouvernement égyptien. Cela se comprend: les habitants qui vivent du produit de leurs champs et de l’élevage du bétail, sont forcés de vendre pour vivre et pour payer leurs impôts; le manque d’argent étant général, les prix baissent et baissent toujours; ajoutez à cela le manque de débouchés et la pauvreté toujours croissante. Telles sont les causes de la modicité des prix.


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