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Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2

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CHAPITRE XVIII.

Plans de fuite.

Intérêt que prend le calife à ma détention.—Prisonniers européens à Omm Derman.—Artin l’horloger.—Efforts de ma famille pour entrer en relation avec moi.—Insuccès de Babiker Abou Sebiba.—Le baron Heidler et le major Wingate.—Nouvelles tentatives.—Oscheikh Karar.—Plan d’Abd er Rahman.—Espérances et craintes.—Mes efforts pour gagner du temps.—Je quitte ma maison.

Deux raisons poussaient le calife à me garder constamment auprès de sa personne et à me surveiller d’une façon sévère. J’étais le seul survivant des hauts fonctionnaires du Gouvernement précédent et qui, par un long séjour dans le Soudan et de nombreux voyages, en avait acquis la parfaite connaissance et en possédait la langue à fond. Dans sa conception naïve de notre situation politique, il s’imaginait, il était même persuadé, que, si je parvenais à m’échapper, j’engagerais le Gouvernement égyptien ou une puissance européenne quelconque à marcher sur le Soudan; que je jouerais le rôle funeste pour lui, de médiateur entre les principaux chefs des tribus que je connaissais, qui étaient revenus depuis longtemps de leur enthousiasme, et auxquels, (il le savait fort bien lui-même), il tardait de rentrer dans les régiments d’autrefois. D’un autre côté, son amour-propre était flatté d’avoir comme esclave l’homme qui avait autrefois gouverné toute la grande province du Darfour y compris son propre pays et sa tribu. Il ne cachait pas non plus ce sentiment et souvent il disait à ses gens: «Voyez celui qui auparavant était notre maître et qui nous jugeait arbitrairement, il est maintenant mon esclave, obligé d’obéir à toute heure à mes ordres. Lui, qui autrefois recherchait les plaisirs du monde et ses jouissances, il marche aujourd’hui pieds nus, sa gioubbe est sale et déchirée. Oui, Dieu est miséricordieux, il est le Juste.»

Il faisait moins attention aux autres prisonniers chrétiens; comme ceux-ci vivaient principalement de leur commerce, il leur fut assigné une place près du marché où ils avaient bâti leurs propres huttes qui formaient un quartier à part rarement visité par les autres races. Le Père Ohrwalder gagnait péniblement sa vie en tissant, le Père Rossignoli et Beppo, ancien desservant de l’église des missions, avaient ouvert des gargotes, sur le marché. Les sœurs (missionnaires) vécurent avec eux jusqu’à ce qu’elles réussissent à s’échapper. Il y avait aussi Giuseppe Cuzzi, un Italien, ancien employé de la maison A. Marquet à Berber. Cette petite colonie était composée en majeure partie de Grecs, de Syriens chrétiens, de quelques coptes, environ 45 hommes avec leurs femmes, pour la plupart chrétiennes nées dans le pays ou des Egyptiennes; il s’y trouvait aussi quelques juifs. Les Grecs, les juifs et les Syriens ont chacun leur émir qu’ils choisissent; ceux-ci, à leur tour, sont sous les ordres d’un émir reconnu par eux et agréé par le calife. L’émir actuel est un Grec, nommé Nicolas, son nom arabe est Abdullahi.

Tous les membres de cette colonie sont appelés par le peuple: muselmaniun; (descendants des infidèles, surnom des renégats) il leur est formellement défendu de quitter Omm Derman et ils sont tenus de se porter garants les uns des autres. Après la fuite du Père Ohrwalder, une surveillance plus sévère fut exercée sur tous ces malheureux; en conséquence, lorsque le Père Rossignoli s’échappa, Beppo son voisin et sa caution fut jeté en prison où il est encore aujourd’hui. Une place est assignée aux muselmaniun au nord-est de la djami; ils doivent y paraître chaque jour à la prière; mais, n’étant pas sous un contrôle spécial, ils s’y montrent à tour de rôle, pour que, en cas d’enquête, la colonie soit toujours représentée. Leurs huttes adjacentes les unes aux autres leur permettent de communiquer facilement entre eux, ce qui apporte quelque adoucissement à leur triste sort; ils peuvent ainsi se confier leurs peines et rencontrer une mutuelle sympathie. Leurs enfants sont placés, d’après l’ordre du calife, chez différents foukaha qui leur enseignent à lire le Coran.

Mon installation auprès des moulazeimie permettait au calife de me surveiller étroitement; la maison qu’il m’avait assignée était proche de la sienne. J’avais à dire avec lui, aux heures fixées, les cinq prières par jour, et à me tenir entre-temps à sa porte. Mon chef, Abd el Kerim woled Mohammed de la tribu des Takarir, zélé partisan du calife, était, malgré tout, bon pour moi et m’avertissait à temps de certains dangers dont j’étais menacé. Sous ses ordres étaient aussi placés Haggi Zobeïr de la tribu des Djaliin; l’homme de confiance du calife; il avait à remettre les messages verbaux de ce dernier à son frère Yacoub; en outre, Hasan Seref, nommé Omkadok, de la tribu des Bertis, sans service spécial; Bilal woled Husein, un Danagla espionnant ses compatriotes; Mohammed Salih de la tribu des Djaliin, porteur de la peau dont se sert le calife pour ses prières; Tertiri woled Abd el Kadir, autrefois cadi, maintenant sans emploi fixe; Mousa woled Madibbo, un Risegat, fils du grand sheikh Madibbo exécuté au Kordofan et que le calife cherche à s’attacher; Regheb woled el Mek Aoudallah qui remet les rapports nécessaires aux garçons destinés au service de l’intérieur; ceux-ci les remettent directement au calife, leur maître; Bechir woled Abdallah, Ahmed, Bichari woled Abbas, tous de la tribu des Taasha; par eux, le calife s’enquiert des événements survenus parmi les tribus arabes de l’ouest et de leur état d’esprit; enfin Choudr woled et Toukeri, ex-maître de Gebel Haraz, qui autrefois pillait les voyageurs dans le Kordofan. Soumis plus tard aux troupes envoyées contre lui, il se trouve maintenant en surveillance.

Il m’était sévèrement défendu d’avoir d’autres rapports qu’avec ces moulazeimie; tous ceux que je viens de citer, à l’exception de Choudr, avaient reçu l’ordre de leur maître de me surveiller. Je ne pouvais pas aller en ville ni même faire des visites.

Le calife avait une prédilection pour les montres; j’étais chargé de les remonter. Je profitais de ce privilège pour visiter l’horloger arménien, Artin, qui demeurait sur la place du marché; prenant le prétexte d’avoir à réparer quelques-unes de ces montres, j’organisais des rencontres avec les amis auxquels je désirais parler; ils s’y trouvaient à l’heure, faisaient quelques petites emplettes ou donnaient leurs montres à réparer et Artin, lui-même, attribuait au hasard ces entrevues.

La plupart du temps j’étais assis à la porte du calife, lisant le Coran. Il m’avait défendu d’apprendre à écrire, trouvant inutile pour moi de m’efforcer de cultiver cet art qu’il ignorait lui-même. Dans toutes ses sorties je devais l’accompagner et me tenir à ses côtés afin qu’il pût me surveiller.

Durant les premières années, je le suivais à pied; plus tard il me donna un cheval et, quand l’occasion l’exigeait, je devais lui servir d’aide de camp. Ne recevant aucun salaire, ma nourriture était des plus simples: un peu d’asida, différentes sauces préparées avec de la viande séchée à l’air, des légumes ou des fruits, rarement un peu de viande fraîche achetée au marché d’Omm Derman. Le calife comprenait bien que ma situation n’était pas satisfaisante pour moi et que j’aspirais à redevenir libre; en dépit de tous mes efforts pour le cacher, je ne pouvais pas vaincre sa méfiance. Par des présents d’esclaves, et en m’offrant sa nièce en mariage, il avait espéré me retenir auprès de lui; n’ayant pas d’enfants, il en concluait que je désirais n’avoir aucun lien afin de pouvoir profiter de la première occasion pour recouvrer ma liberté.

Depuis les combats autour de Khartoum, mes parents, ma mère, mes frères et sœurs, à Vienne, avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour se procurer de mes nouvelles, et pour mon bien avaient reconnu la nécessité d’agir avec la plus grande prudence. Le chevalier de Gsiller, notre consul général austro-hongrois au Caire, n’avait épargné aucune peine pour avoir des renseignements sur ma position. Il fut secondé dans ses recherches par les officiers attachés à l’armée égyptienne et par d’autres employés. A son instigation, mes parents purent m’envoyer la lettre dont j’ai déjà parlé qui fut remise par le commandant de Souakim à Osman Digna et, par Haggi Mohammed Abou Gerger, qui se trouvait justement chez ce dernier, au calife qui me la fit donner. C’était en 1888. Dans un accès de générosité il me permit de répondre, il invita même par écrit mes deux frères à venir à Omm Derman, afin qu’ils pussent se rendre compte de visu de mon bien-être et de mon bonheur! Mais lorsque, sur mon conseil, ils répondirent par un refus à son invitation, en prenant pour prétexte l’obligation de leur service militaire, il me défendit alors sous peine de mort de correspondre encore avec eux.

Les rapports supportables que j’avais eus avec le calife ne furent que passagers. Le nouveau consul-général austro-hongrois, de Rosty, qui avait succédé au chevalier de Gsiller écrivit au calife pour lui demander la permission d’envoyer un prêtre du Caire aux membres de la mission, qui, disait-il, étaient des sujets autrichiens. Il m’écrivit en même temps, me demandant des informations sur le véritable état de choses à Omm Derman.

Cette correspondance n’était pas du tout du goût du calife; il ne répondit pas à M. de Rosty et m’accusa de fausseté parce que j’avais indiqué les membres de la mission à l’exception du Père Ohrwalder comme Italiens. J’avais délibérément fait cela dans la crainte qu’Abdullahi, dans un de ses actes de rage contre moi, et qu’un essai de fuite de ma part pourrait occasionner, ne se vengeât sur ceux qu’il croyait être mes compatriotes et que je désirais sauver. Pour la même raison, je prétendis aussi n’être nullement en relation avec les Européens qui m’étaient étrangers. Le calife savait fort bien que j’étais Autrichien (Nemsaoui); plusieurs des membres de la mission étant déclarés sujets autrichiens par M. de Rosty, j’avais en conséquence des compatriotes, et par ce désaveu je l’avais trompé. Il ne voulait pas et ne pouvait pas comprendre que les membres de différentes nationalités pouvaient appartenir à la mission catholique sous la protection de l’Autriche; longtemps encore il me reprocha mon mensonge, et me fit comprendre qu’il me gardait rancune.

Ma famille avait placé une forte somme d’argent chez le consul-général austro-hongrois au Caire et par l’entremise de nos représentants diplomatiques et du chef d’état-major de «l’Intelligence Department», le major F. R. Wingate, je reçus de temps en temps quelques secours par des mains sûres, mais non désintéressées. Je recevais à peine la moitié, souvent même le tiers seulement de la somme qui m’était destinée, et je devais cependant reconnaître avoir reçu la somme entière. N’importe, je me trouvais heureux de la tournure présente des choses; j’avais aussi maintenant quelquefois l’occasion de faire parvenir à intervalles très éloignés, il est vrai, de mes nouvelles à ma famille qui m’avait fait parvenir en contrebande une encre chimique, rendue visible à l’action d’une grande chaleur. J’écrivais sur de petits morceaux de papier, sur des bandes de toile, quelques lignes à la hâte lorsque je n’étais pas surveillé; je les envoyais au Caire par des messagers secrets, saisissant les occasions favorables, et de là, on les expédiait en Europe. Je devais agir avec une grande circonspection dans mes dépenses, afin d’éviter d’éveiller des soupçons; je continuais donc à vivre aussi simplement qu’auparavant, les moyens qui étaient maintenant à ma disposition me servant surtout à acquérir des amis. Le calife m’ayant interdit toute correspondance avec les miens, on était convaincu au Caire que je ne pourrais jamais recouvrer ma liberté avec son consentement. Aussi tous les efforts tendaient-ils à combiner un plan de fuite. J’avais tout d’abord pris un grand intérêt à la formation et au développement de ce grand mouvement mahdiste, ayant l’occasion de le voir de près; cependant cet intérêt même s’affaiblit peu à peu à la suite des privations et des grandes humiliations dont j’eus à souffrir, sans parler des moments critiques qui menaçaient de mettre fin promptement d’une façon désagréable à ma captivité.

Cependant le moment d’exécuter mes plans de fuite n’était pas encore venu. Pendant des années je n’avais confié mon secret à âme qui vive; enfin je parlai à Ibrahim woled Adlan, mon ami intime, de mes intentions. Il promit de m’aider. Mais peu après, il encourut la disgrâce du calife qui le fit exécuter; en lui je perdais un ami sincère, fidèle, un protecteur dévoué. Plus tard, j’intéressai à mes plans deux hommes d’une grande influence et qui vivent encore sur la discrétion desquels je pouvais compter; mais quoique par sympathie pour moi, plus encore peut-être aussi par la haine qu’ils nourrissaient contre le calife, ils m’eussent aidé dans mon entreprise et salué avec plaisir ma liberté, nos négociations n’aboutirent pourtant à rien. L’argent nécessaire aux préparatifs de ma fuite n’aurait pas manqué, mais ils craignaient que leurs noms ne fussent divulgués, et que tenus de vivre au Soudan, attachés qu’ils étaient par les liens de la famille, le calife n’exerçât sa vengeance sur eux.

Pendant ce temps, ma famille n’était pas restée inactive; aucun sacrifice ne lui paraissait trop grand pour moi. Habitant Vienne, ignorant le réel état des choses au Soudan, les miens continuèrent à mettre des sommes d’argent considérables à la disposition de l’ambassade austro-hongroise du Caire. Ils prièrent le représentant de celle-ci, qui reçut également des instructions du ministère impérial et royal des affaires étrangères, de faire tout le nécessaire pour adoucir ma situation et pour préparer ma fuite. Son Excellence, le baron Heidler von Egeregg, ambassadeur et ministre plénipotentiaire qui avait été pendant des années consul-général au Caire, s’intéressa personnellement à ma cause avec une chaleur extraordinaire et ne s’épargna aucune peine pour rendre mon évasion possible. Comme on ne pouvait se procurer les services de personnes sûres que par l’entremise du Gouvernement, le baron se mit en rapport avec le colonel Schæffer bey, puis avec le major F. R. Wingate bey et c’est grâce à leurs efforts incessants joints à ceux du baron Heidler que je dois ma liberté. Sans leur intervention il n’eût pas été possible de se procurer des Arabes sûrs pour m’apporter à l’occasion des sommes d’argent, et pour cacher au calife et à ses partisans les différents essais infructueux tentés pour m’échapper.

Au commencement de février 1892, Babiker woled Abou Sebiba, chef des postes de Dongola sous le Gouvernement égyptien arriva à Omm Derman. C’était un Arabe Ababda; amené devant le calife, il prétendit qu’il s’était enfui d’Assouan pour demander pardon au calife et la permission de s’établir à Berber. Ayant des lettres d’introduction signées par l’émir de cette ville, Zeki woled Othman, il reçut son pardon et la permission demandée.

Au moment de franchir le seuil de la porte, il me poussa, comme par hasard et me dit à voix basse. «C’est pour toi que je suis venu ici, arrange un rendez-vous avec moi.» «Demain après la prière du soir, dans la mosquée.» Telle fut ma réponse, et il disparut.

Je n’avais, il est vrai, jamais perdu l’espoir de recouvrer la liberté et de revoir les miens; j’avais cependant appris à me dominer et à ne pas donner place à un optimisme exagéré; je connaissais aussi suffisamment les Arabes et les Soudanais pour ne pas ajouter foi à leur parole, car ils manquent plus souvent à leur promesse, qu’ils ne la tiennent. Mais quoique le jour suivant se passât comme d’habitude, j’étais cependant,—c’est fort compréhensible—curieux de connaître ce que cet homme avait à me dire. Après la prière du soir, quand tout le monde eût quitté la mosquée, Babiker vint à la porte où il m’avait rencontré la veille. Je le suivis prudemment à une grande distance; nous entrâmes ensemble dans une partie du bâtiment recouverte de chaume. Là il me remit promptement une petite boîte en fer-blanc qui sentait le café grillé.

«Elle a un double fond, me dit-il, ouvre-la, lis le papier; demain à la même heure je serai ici.» Je cachai la petite boîte sous ma gioubbe et retournai à mon poste. Le calife me fit appeler pour souper avec lui. Je dois avouer mon angoisse de me trouver assis devant lui, ses yeux de lynx fixés sur moi. La boîte était assez grosse pour être remarquée quoique cachée sous ma blouse. Heureusement, le calife était fatigué, moins attentif que d’habitude et parlant de choses indifférentes, sans oublier toutefois de m’avertir d’être toujours loyal envers lui, sinon il me punirait sans miséricorde. Je l’assurai de ma fidélité et de mon affection; puis après avoir pris un peu de viande et de doura, je feignis d’être malade et j’obtins la permission de me retirer. Je me hâtai de rentrer chez moi et, à la lumière de ma petite lampe à huile, j’ouvris la boîte à l’aide de mon couteau.

Elle contenait un bout de papier avec ces mots écrits en français «Babiker woled Abou Sebiba est un homme de confiance.» Signé colonel Schæffer. Au dos du papier il y avait quelques lignes du consulat général austro-hongrois confirmant ce qui était écrit au-dessus. Pour ne pas me compromettre, si ce papier tombait entre les mains de l’ennemi, ni mon nom, ni l’intention de l’homme n’étaient indiqués. Il me fallait donc prendre patience jusqu’au lendemain soir.

Je rencontrai Babiker à la même heure, au lieu du rendez-vous. Il m’expliqua, en peu de mots, qu’il était venu pour fuir avec moi. Maintenant qu’il m’avait vu, il retournerait à Berber pour compléter ses préparatifs. L’émir Zeki woled Othman devait venir au mois de juin pour les manœuvres à Omm Derman. Il ferait route avec lui et notre évasion s’effectuerait à cette époque. Je l’assurai que j’étais prêt en tout temps à me confier à lui, et après l’avoir supplié de tenir sa promesse nous nous séparâmes.

Le temps s’écoula bien lentement.

Il revint enfin au mois de juillet, comme il était convenu, et dans une entrevue secrète il me dit que pour détourner les soupçons il s’était marié à Berber. Il avait amené avec lui quatre chameaux, mais, il n’avait pas encore avisé au moyen de traverser la rivière; si je me décidais à courir sur le champ les risques d’une évasion, il me conduirait à travers les steppes de Bajouda, par Kab, à l’ouest de Dongola, pour atteindre Wadi Halfa, voyage à peine possible dans les mois d’été pour nos chameaux. Je compris qu’il avait envie de passer quelques mois au Soudan, probablement par amour pour sa jeune femme; nous tombâmes d’accord de remettre ma fuite au mois de décembre, époque des plus longues nuits, avantage non à dédaigner; sur sa demande, j’écrivis quelques lignes au Caire pour qu’on lui envoyât 100 écus afin de compléter l’équipement du voyage. Des mois se passèrent, sans aucune nouvelle de lui, je pus seulement savoir, par des informations prises en secret, qu’il était encore à Berber.

Le mois de décembre s’écoula.

L’année 1893 était commencée; mon attente était vaine. Les mois succédèrent aux mois; personne ne vint.

Enfin, en juin je revis mon homme; il me raconta que le messager que j’avais envoyé au Caire pour demander les cent livres avait été retenu en route et était arrivé à destination au moment où j’aurais dû depuis longtemps avoir exécuté mes projets de fuite; en conséquence l’argent lui avait été refusé. Il me dit aussi qu’il avait amené deux chameaux; si j’étais prêt actuellement, il s’efforcerait de s’en procurer un troisième.

Ainsi de même que l’année précédente, il revenait avec sa proposition, en plein été, c’est-à-dire à l’époque la moins propice à notre entreprise. J’en conclus que Babiker s’était bien renseigné sur les détails de ma situation; ne pouvant compter que sur une avance de quelques heures pendant les courtes nuits de juillet, avance non suffisante, pour assurer le succès, il désirait me voir renoncer à toute tentative de fuite afin de pouvoir mettre sur mon dos l’insuccès de l’entreprise.

Lorsque je lui proposai de remettre la chose au commencement de l’hiver, il y consentit pour la forme. Ses visites répétées à Omm Derman avaient attiré sur lui l’attention du calife qui lui fit ordonner par le cadi, de s’acquitter chaque jour de ses cinq prières dans la mosquée, et de ne pas quitter la ville sans en avoir reçu la permission. Dans la crainte d’être devenu l’objet d’une surveillance continuelle, d’être soupçonné et de voir nos projets découverts, il s’enfuit en Egypte. Heureusement pour lui, on ne connut son départ que trois jours après qu’il eut quitté la ville. Il dut son salut à cette avance. Arrivé au Caire, il informa ceux qui l’avaient envoyé, qu’il était venu plusieurs fois à Omm Derman, mais que j’avais toujours persisté à ne pas tenter ma fuite avec lui. Le baron Heidler et le major Wingate reconnurent bientôt la fausseté de ses assertions; j’eus, en effet, l’occasion de leur faire part en quelques mots, par un agent sûr, de la conduite de Babiker.

Ces messieurs passèrent alors un contrat avec un marchand nommé Mousa woled Abd er Rahman, domicilié à Omm Derman qui s’arrêtait au Caire pour ses affaires. Ils lui promirent formellement une prime de 1000 livres sterling s’il assurait ma délivrance; et, en même temps, tous les moyens nécessaires furent mis à sa disposition.

J’en reçus la nouvelle encore dans l’hiver 1893; mais ce ne fut qu’en juillet 1894 qu’Ahmed, un parent de Mousa m’informa que des Arabes avaient été gagnés à ma cause et qu’ils arriveraient incessamment pour tenter de fuir avec moi. Il m’annonça aussi qu’un relais avait été organisé dans le désert et que des chameaux seraient prêts. J’osais donc espérer réussir en dépit de la grande chaleur. Le premier juillet, Ahmed m’avertit que les chameaux étaient là et que je devais en conséquence me tenir prêt à partir la nuit suivante. Le soir, je dis à mes domestiques qu’un de mes amis était tombé dangereusement malade et que je passerais la nuit auprès de lui avec la permission du calife. Ils ne devaient donc pas s’inquiéter si je ne rentrais pas.

La nuit vint; le calife s’était retiré et je pus quitter la mosquée avec Ahmed. Pieds nus, n’ayant qu’une épée, nous nous hâtâmes le long de la rue conduisant sur le champ de manœuvres pour prendre de là, la direction du nord-est. Il faisait sombre; la saison des pluies avait commencé le jour même, les chemins étaient mauvais. Nous traversâmes au pas de course le cimetière; j’enfonçai une jambe dans une vieille tombe délabrée par la pluie et me blessai le pied aux os d’un squelette. Les morts aussi bien que les vivants semblaient vouloir mettre obstacle à ma fuite! Cependant je ne perdis pas espoir.

Aussi bien que possible, nous continuâmes notre route. Nous traversâmes le chor Shombat et atteignîmes la place où les chameaux devaient nous attendre. En proie à un énervement compréhensible, nous cherchions dans l’obscurité de tous côtés, mon guide appela, à voix basse, par leurs noms les Arabes qui devaient se trouver là. Tout fut inutile! Pas un signe de vie! En dépit de la fraîcheur de la nuit, nous étions baignés de sueur et hors d’haleine; nous renonçâmes à nos recherches désespérées. Etait-il arrivé malheur à nos hommes? Les chameaux s’étaient-ils enfuis? Avaient-ils éveillé des soupçons? Avaient-ils été arrêtés en route par quelques Derviches? Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’ils n’étaient pas là et que la situation commençait à devenir critique pour nous! Nous devions renoncer à toute autre pensée, rentrer en ville, dans nos demeures..... et avant la pointe du jour.

Triste, presque désespéré, je repris le chemin du retour. Je me séparai d’Ahmed au bout de la rue des manœuvres, en le priant de me donner le soir encore des nouvelles de ce qui était arrivé, lui répétant que j’étais prêt à une nouvelle tentative.

J’arrivai avant l’aube, épuisé, dans ma maison. Quelques heures auparavant seulement, je l’avais quittée dans l’espoir de n’y plus jamais rentrer. On comprendra les sentiments, les idées qui m’agitaient à cette heure; je ne saurais les décrire. A peine fus-je rentré que le calife me fit demander par Abd el Kerim la raison de mon absence aux prières du matin; je fis répondre que j’avais été malade, ma mauvaise mine était un sûr garant de mon assertion.

Le soir j’attendis des nouvelles d’Ahmed. Peut-être aurions-nous le bonheur de réussir aujourd’hui ou demain! J’attendis vainement! Ce ne fut qu’après deux jours d’angoisses et d’attente qu’il arriva me conter que les Arabes, après avoir réfléchi à leur action, avaient conclu que le risque d’être capturés était trop grand; sur quoi, ils étaient retournés chez eux!

Nouvel insuccès! une espérance de plus envolée! Je me considérais néanmoins comme heureux d’avoir pu rentrer chez moi, après mon excursion nocturne, sans avoir été découvert.

J’informai encore mes amis de ce qui s’était passé. Ils n’épargnèrent pas leurs efforts, et eurent l’appui du Père Ohrwalder. Celui-ci avait été à Vienne chez mes parents avec lesquels il était depuis lors en constants rapports. Par eux et avec le secours du professeur Dr. Ottokar Chiari, à Vienne aussi, il m’avait procuré une bouteille de pilules d’éther, qui me fut remise par l’entremise de marchands. Elles devaient me servir de réconfortant en chemin. Je les enfouis dans ma cour.

Je laissai passer quelque temps après mon dernier coup manqué, puis j’envoyai moi-même un homme sûr, Abd er Rahman woled Haroun porteur de quelques lignes pour le baron Heidler. Je priai ce dernier de mettre à la disposition du messager les moyens nécessaires pour tenter une nouvelle entreprise. De nouveau le baron Heidler et le major Wingate, avec l’aide de Milhelm Shoukour bey et de Naoum effendi Shoukeir, passèrent un contrat avec mon homme. On lui assura, en cas de réussite, une récompense de 1000 livres sterling en or et on lui remit 200 livres par lui demandées pour les préparatifs. Le major Wingate ayant ensuite été envoyé à Souakim en qualité de gouverneur temporaire, craignant un nouveau coup manqué,—fit un contrat semblable avec l’Arabe Hadendoa, Osheikh Karar, qui devait tenter ma délivrance par Tokar ou Kassala si l’autre essai échouait.

Je reçus un jour, d’un marchand venu de Souakim, une petite bande de papier sur lequel ces mots étaient écrits à l’encre chimique:

«Nous vous envoyons Osheikh Karar, il vous remettra des aiguilles; vous le reconnaîtrez à cela; l’homme est fidèle et courageux, fiez-vous à lui. Nos salutations, Wingate et Ohrwalder.»

Peu de temps après, je reçus d’un parent d’Abd er Rahman woled Haroun la nouvelle que celui-ci avait quitté le Caire, qu’il était arrivé à Berber et faisait des préparatifs pour ma fuite, mais afin d’éviter tout soupçon, il ne se rendrait pas lui-même à Omm Derman; il resterait à Berber; je me déclarai être parfaitement d’accord.

Nous étions au premier janvier 1895. Je jetai un coup d’œil rétrospectif sur les nombreuses années passées dans la constante proximité de ce tyrannique calife, années de misères et d’humiliations! Celle-ci devait-elle aussi s’écouler comme toutes les autres sans m’apporter la liberté si ardemment désirée? Non, cela ne pouvait pas être! J’étais plein d’espoir et une voix intérieure me disait que les efforts infatigables de mes amis seraient enfin couronnés de succès et que le temps devait venir, où je reverrais les miens, ma patrie, mes amis!

Un soir, vers le milieu de janvier, après le coucher du soleil, un homme que je n’avais jamais vu, passa dans la rue et me fit signe de le suivre. Je fis quelques pas à ses côtés. Il me dit à voix basse: «Je suis l’homme aux aiguilles, il faut que je te parle.» Joyeusement surpris, je le conduisis dans une petite niche obscure, formée par le mur de ma maison, le priant de me développer promptement ses plans. Il me tendit premièrement trois aiguilles et un bout de papier, comme preuve de son ambassade. Mais à ma profonde stupéfaction, il m’expliqua que pour le moment la fuite était impossible.

«Je suis venu ici, dit-il, dans l’intention de te conduire à Kassala. Maintenant que des postes militaires ont été établis à El Fascher, à Ousoubri et à Gos Redjeb sur l’Atbara, postes qui sont en communication constante les uns avec les autres, la fuite dans cette direction est tout à fait impossible de même que le passage par une ligne aussi fortement occupée.»

Il prétendit en outre que son chameau avait succombé, qu’il avait fait des pertes d’argent par suite de mauvaises affaires et que, en conséquence, il ne possédait pas les moyens de préparer une évasion. Il me pria de lui donner une lettre pour le major Wingate afin que ce dernier lui fournit une plus forte somme, et, me promit de revenir dans deux mois; sérieusement alors nous nous mettrions à l’œuvre. Je vis clairement ce que je pouvais attendre de cet homme. Il voulait même déjà repartir dans deux jours; je lui ordonnai de m’attendre le soir suivant à la mosquée, puis je retournai, peu satisfait de cette rencontre, reprendre mon poste à la porte du calife. Le papier qui m’avait été remis contenait en quelques mots une recommandation de l’homme par le Père Ohrwalder. Je répondis en lui dépeignant la conduite de son envoyé. Je remis le soir suivant à Osheikh Karar qui m’attendait dans la mosquée, comme il était convenu, la lettre qu’il s’empressa de cacher sur lui, comptant que par elle, il recevrait de nouveau de l’argent. Amèrement désappointé, j’allais rentrer chez moi lorsque je vis devant moi Mohammed, le cousin de mon ami Abd er Rahman woled Haroun. Comme par hasard, il marchait près de moi et me dit à voix basse: «Nous sommes prêts, les chameaux sont achetés, les guides engagés. Ton évasion est fixée au mois prochain, au dernier quartier de la lune,» puis il me quitta.

J’avais, cette fois-ci, la conviction de n’être pas désillusionné. Vers la fin de janvier, un nommé Houssein woled Mohammed arriva à Omm Derman, engagé aussi par le baron Heidler et le major Wingate et gagné à ma cause. Il me fit savoir qu’il était prêt à m’aider à fuir; il me pria de faire connaître mes intentions à mes amis au Caire. Un de ses frères qui allait partir pour l’Egypte se chargerait de faire parvenir ma lettre: «Ayant donné ma parole à Abd er Rahman, je prétextai à Houssein Mohammed une maladie qui m’empêchait d’oser chercher à prendre la fuite. Je lui promis cependant de lui fixer le temps de l’entreprise à la fin de février; en même temps je lui remis une lettre dans laquelle je faisais part à mes amis de l’espoir que je nourrissais de recouvrer prochainement ma liberté avec le secours d’Abd er Rahman, et si toutefois je devais subir une nouvelle désillusion, ce dont je priais Dieu de me préserver, je rechercherais le secours de Houssein.

Je craignais maintenant que, tant de monde étant dans le secret, le calife ne pût suspecter quelque chose. S’il était mis sur la voie de ce qui se passait, de mes efforts sérieux pour le quitter, j’étais certainement perdu.

Le dimanche, 17 février, Mohammed me fit savoir que les chameaux arriveraient le jour suivant; ils avaient besoin de deux jours de repos; la fuite était donc décidée pour le mercredi 20. Il m’avertirait encore du reste le mardi soir. De mon côté je devais faire mon possible pour avoir une grande avance. Ces deux jours se passèrent lentement, trop lentement.

Enfin la nuit du mardi arriva. Je trouvai Mohammed m’attendant à la porte de la mosquée.

«Tout est prêt,» chuchota-t-il; puis nous nous séparâmes après avoir convenu du rendez-vous pour le mercredi soir, lorsque le calife se serait retiré dans ses appartements.

Je dois avouer que je passai une grande partie de la nuit dans un état d’excitation fièvreuse. Si cet essai allait manquer comme les autres? Si un événement imprévu allait déjouer nos efforts?

Ces pensées me tinrent longtemps éveillé et inquiet. Je dormis cependant quelque peu. Pendant le jour, je me plaignis aux moulazeimie en faction devant la porte du calife d’être fortement indisposé et je priai Abd el Kerim woled Mohammed d’excuser mon absence aux prières le matin. Je comptais, lui dis-je, me préparer une forte boisson de séné de la Mecque et de tamarin et désirais rester tranquille chez moi le jour suivant. Abd el Kerim y consentit et me promit de m’excuser auprès du calife s’il s’enquérait de moi. Je savais bien que le calife ne me voyant pas aux premières prières, et apprenant mon indisposition, enverrait chez moi pour me donner une preuve de sa sympathie et surtout pour se convaincre que j’étais vraiment là. Il n’y avait aucun autre moyen d’expliquer mon absence qu’en prétextant un malaise.

Au coucher du soleil, je rassemblai mes serviteurs, et après les avoir priés de garder la plus grande discrétion, je leur fis part que le frère de l’homme qui m’avait apporté sept ans auparavant, une lettre, de l’argent, des montres, etc., de la part de mes parents, était arrivé secrètement avec un nouvel envoi malgré la défense du calife; je devais le rencontrer cette nuit pour m’arranger avec lui sans délai afin qu’il pût s’en retourner immédiatement. Mes pauvres domestiques ajoutèrent foi à mes paroles, et ne se réjouissaient pas peu à la pensée que leur position et la mienne allaient s’améliorer par la réception d’une forte somme d’argent. Je recommandai à mon serviteur Ahmed de venir m’attendre le jour suivant au lever du soleil avec ma mule, à l’extrémité nord de la cité, et de ne pas s’impatienter si je tardais à paraître, les affaires étant si importantes que je pouvais, probablement, être retenu; il ne devait en aucun cas quitter le lieu du rendez-vous, car je comptais lui remettre l’argent que j’aurais reçu pour le porter chez moi. Je fis comprendre aux autres la nécessité de garder un profond silence, car je courais grand risque d’être découvert. Si l’un des moulazeimie me demandait, il fallait lui répondre qu’ayant été très mal pendant la nuit, je m’étais rendu avec Ahmed auprès d’un homme qui pouvait guérir les maladies, mais qu’ils ignoraient où il demeurait. Je fis entendre à mes domestiques que j’allais recevoir une somme considérable le lendemain, et en attendant je donnai à chacun quelques écus. De cette manière j’espérais gagner une avance de quelques heures.

Ahmed devant m’attendre avec ma monture, les domestiques qui restaient à la maison croiraient, si nous tardions à rentrer, que j’avais été retenu par les affaires; Abd el Kerim ayant promis de faire part de mon indisposition au calife, si celui-ci s’enquérait de moi, on pouvait bien supposer qu’il serait accordé pleine confiance au récit de mes domestiques, savoir: que j’étais allé à la recherche d’un guérisseur, étant inquiet de l’état de ma santé! En tout cas, et c’était là l’essentiel, il se passerait quelques heures avant qu’on ait trouvé Ahmed, et l’histoire de l’arrivée du messager supposé les intriguerait jusqu’au moment où enfin il serait reconnu que le tout n’était qu’une comédie et que j’avais pris la clef des champs! Avant de me rendre à la prière du soir, je retournai chez moi pour bien faire comprendre à mes gens, qu’ils devaient être extrêmement prudents et exécuter exactement tous mes ordres. Puis je quittai la maison, implorant du ciel la réussite pour cette fois-ci dans mes desseins.


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