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Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2

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CHAPITRE XVII.

Le calife et son règne (Suite).

Justice.—Enseignement religieux.—Agriculture.—Chasse.—Commerce.—Marché d’esclaves.—Industrie.—Corruption des mœurs.—Le calife est pris en aversion.—Description d’Omm Derman.—Bâtiments principaux.—La prison et ses terreurs.

La juridiction est entre les mains des cadis; il est vrai que leur compétence est peu de chose et ne dépasse pas certaines affaires privées, petites questions de fortunes et désaccords de familles; pour toute autre question de droit public ou pour des circonstances graves, ils doivent en référer d’abord au calife.

Mais comment ce dernier veut passer pour le protecteur de la loi, la première tâche des juges consiste à juger d’après sa volonté, mais sous la forme d’un jugement prononcé par eux.

Les écrits de la religion musulmane, la Sheria Mohammedijjah, les ordonnances et les circulaires du Mahdi, le régénérateur, ont force de loi. Quiconque doute de la mission divine du Mahdi est considéré comme infidèle et puni de mort ou de bannissement à vie, avec confiscation des biens. Le calife a souvent recours à cet article de loi, lorsqu’il cherche à se débarrasser de quelqu’un qu’il déteste ou qu’il trouve dangereux. C’est l’intrigant et le despote Yacoub qui est son conseiller et son confident dans les décisions qu’il prend pour ces divers cas.

La première cour de justice du calife se compose des deux cadis supérieurs, Heissein woled ez Sahra, de la tribu des Djaliin du Ghezireh et Soliman woled el Hedjas, de la tribu des Djihemab, province de Berber; puis, de Husein woled Djisou, de la tribu des Arabes Hamer, Ahmed woled Hamdan, de la tribu des Arakin quoique natif du Darfour, Othman woled Ahmed, de la tribu des Batahin, Abd el Kadir woled Omm Mariom, autrefois cadi de Kalakle à proximité de Khartoum, de la tribu des Fidehab et Mohammed woled el Moufti, préposé seulement aux différends dans lesquels sont impliqués des moulazeimie, d’où son titre de cadi el moulazeimie. Outre ceux que je viens de nommer, fonctionnent encore quelques cadis des tribus arabes occidentales qui n’ont droit qu’au vote et se rallient toujours à l’opinion de leurs collègues supérieurs.

Heissein woled ez Sahra qui remplace depuis peu le cadi el Islam précédent (cadi de la croyance musulmane) Ahmed woled Ali, emprisonné sur l’ordre du calife, a fait ses études philosophiques à l’université musulmane du Caire (djami el Azhar). Il passe pour être l’homme le plus instruit du Soudan.

Au début du soulèvement, il avait, de bonne foi, rédigé une publication favorable au Mahdi; il s’était même joint à lui. Mais, il ne tarda pas à comprendre combien le nouveau Prophète était peu sincère, et, dans son for intérieur, il devint son adversaire.

Appelé à cette position de juge par le calife, il obéit à contre-cœur; plaçant la justice au-dessus de la crainte, il refusa quelquefois d’obéir à la volonté et aux désirs de son maître et de juger d’après le bon plaisir de celui-ci.

Aussi ne tarda-t-il pas à tomber en disgrâce. Par égard à son excellente réputation, on le laissa tout d’abord, pour la forme seulement, à son poste. On ne l’appelle même plus au conseil que dans des cas rares; si la crainte pour sa vie ne l’engage pas à se désister de ses fonctions, il fera probablement partie de cette classe d’hommes dont le calife a coutume, tôt ou tard, de se débarrasser, pour toujours!

C’est ordinairement à Soliman woled el Hedjas, Husein woled Djisou, Ahmed woled Hamdan et à Abd el Kadir woled Omm Mariom que le calife communique ses désirs, leur laissant le soin de préparer leurs autres collègues, et de conserver l’apparence de leur propre initiative dans tout jugement.

Aussi, lors des assemblées plénières des cadis devant le calife, tout marche à son gré et il n’a jamais d’opposition à craindre des juges instruits de ses tendances et de ses désirs.

Si un jugement doit être prononcé hors d’une telle séance, dans des cas rares parfois, les juges nommés ci-dessus tranchent la question et leurs collègues se contentent d’apposer leurs signatures.

Les honoraires des cadis sont des plus modiques; les supérieurs reçoivent mensuellement 40 écus-derviches, les autres 30 et même 20.

On comprend aisément que la corruptibilité gagne les uns et les autres, bien entendu seulement dans les occasions qui n’intéressent pas le calife d’une façon directe.

Selon les ordonnances du Mahdi, le témoin est considéré comme inviolable et l’inculpé ne peut réfuter ses assertions; d’autre part, le juge étant libre, par sa propre initiative, de refuser ou d’accepter les témoins, non seulement la procédure est arbitraire, mais elle lui offre encore des occasions multiples de grossir son traitement.

Mohammed woled el Moufti, le cadi des moulazeimie tranche les difficultés qui surgissent entre ces derniers. Il rend justice dans les causes d’argent et de famille. Il doit toujours respecter les droits des moulazeimie, dans tout état de cause; surtout dans les procès qu’un de ceux-ci pourrait avoir avec quelqu’un ne faisant pas partie de sa corporation. Il se conforme d’une manière tellement stricte à ses instructions qu’il est fort rare de voir un particulier lésé se présenter devant le tribunal avec un moulazem.

Deux cadis ont la surveillance des intérêts du Bet el Mal el Oumoumi; dans les cas graves, ils doivent en référer à la cour supérieure; ils ratifient les marchés d’esclaves et prélèvent, à cet effet, une modique taxe.

Quelques cadis sont aussi attachés à la Zaptieh es Souk et au Moushra (dock aux blés); ils ont compétence pour régler de légers différends.

La religion est le seul but de l’état. Des circulaires, répandues jusque dans le Wadaï et le Bornou, dans le pays des Fellata, à la Mecque et à Médine, aux habitants de l’Arabie, proclament que le successeur du Mahdi ne songe qu’à exiger de ses sujets l’accomplissement des devoirs religieux et, si cela est nécessaire, même à les y contraindre par la force; loin de lui, l’idée d’aspirer au pouvoir temporel. C’est pourquoi, tant que sa santé le lui permet, il s’acquitte chaque jour des cinq prières ordonnées.

En réalité, le calife n’est rien moins que religieux. Pendant mon long séjour, et constamment en relation avec lui, je ne me souviens pas de l’avoir vu une seule fois, chez lui, réciter une prière. Suivant ce qu’il a en vue, il ne se gêne guère pour transgresser même les plus vieilles coutumes religieuses.

Il n’oublie point alors d’en prévenir les cadis qui, naturellement, s’empressent de déclarer que ses actes sont en accord soit avec les écrits musulmans, soit avec les prescriptions spéciales du Mahdi. Dans d’autres cas, il prétend tout simplement que le Prophète, lui étant apparu, lui a ordonné d’agir ainsi et non autrement.

Parfois il monte en chaire, dans la djami, et s’adresse à ses partisans. Mais comme il n’a fait aucune étude théologique, qu’il ne connaît même pas les principaux préceptes de la religion, ses prédications ne s’écartent pas d’un certain cercle d’idées et encore doit-il se répéter continuellement. Il salue la foule des croyants qui se presse autour de la chaire, en prononçant ces mots: «Salam aleikoum, ja ashab el Mahdi!» (Que la paix soit avec vous! O, amis du Mahdi!) la populace répond: «Aleik es salam ja Califet el Mahdi» (Que la paix soit avec toi! O calife du Mahdi.) Et il continue: «Que Dieu vous bénisse, que Dieu vous protège, que Dieu conduise les disciples du Mahdi à la victoire.»

Chaque phrase est interrompue par les cris «Amin» (amen).

Puis vient la prédication proprement dite.

«Oh! regardez, vous les amis du Mahdi, le monde est mauvais et personne n’y demeure bien longtemps; sinon le Prophète, ses partisans, le Mahdi seraient avec nous! Nous passerons aussi; cherchez donc le chemin qui conduit au ciel! Fuyez les joies de ce monde-ci! Récitez vos cinq prières, lisez le rateb du Mahdi et soyez prêts à combattre les infidèles; suivez mes commandements (cette phrase est sans cesse répétée) et les joies divines vous écherront en partage. Mais le rebelle est à jamais perdu: les martyres éternels et le feu de l’enfer les attendent. Je suis le berger et vous êtes mon troupeau; or, de même que vous veillez à ce que vos bœufs ne mangent point de mauvaises herbes, de même, je dois veiller à ce que vous ne vous écartiez point du bon chemin. Pensez à la toute puissance de Dieu! Considérez la vache; elle est de chair et de sang, de peau et d’os et pourtant elle nous donne un lait si doux, si blanc! Reconnaissez-vous en cela la puissance divine? (autrefois baggari, c’est-à-dire berger, il se plaît à de semblables comparaisons). Soyez fidèles au Mahdi et à la promesse que vous m’avez faite; suivez mes commandements, c’est là votre seul salut ici-bas et au ciel!

«De même que les pierres d’une construction se soutiennent réciproquement, ainsi soutenez-vous les uns les autres! Pardonnez-vous mutuellement et aimez-vous comme les fils d’une seule et même mère.»

«Nous nous pardonnons les uns et les autres,» crie alors à plusieurs reprises toute la foule.

«Que Dieu vous bénisse! Qu’il vous conduise à la victoire, qu’il vous protège! Allez et répétez “lâ ilaha ill Allah, ou Mohammed rasoul Allah!” Ce cri éclairera votre cœur et fortifiera votre foi!»

Et l’assemblée se disperse en répétant «amin» et «lâ ilaha ill Allah».

Toutes ses prédications se ressemblent; c’est très rare qu’il se permette une légère variation.

L’accomplissement des devoirs religieux consiste d’abord dans la récitation des cinq prières, dans la lecture du Coran, qu’il est toutefois sévèrement défendu d’interpréter, ainsi que la lecture du rateb et les circulaires du Mahdi. Quiconque, sans des raisons majeures, fait ses prières chez lui est coupable de désobéissance, et, selon le calife, la prière n’a aucune valeur et n’est point reçue par Dieu.

La manifestation pratique religieuse consiste dans l’exécution des ordres du calife; par cela seulement l’entrée des croyants dans le ciel est rendue possible. Il a interdit les pèlerinages à la Mecque, car il estime que pour le pèlerin le tombeau du Mahdi, le représentant du Prophète, doit suffire. La plupart des Soudanais sentent fort bien que les ordonnances du calife vont à l’encontre de la vraie croyance; ils sont néanmoins contraints de les respecter, de crainte de perdre, sinon la vie, tout au moins leurs biens.

Et, c’est à cause de cela que règne actuellement une hypocrisie générale dont même les meilleurs éléments sont atteints.

L’instruction est naturellement très inférieure.

Le calife a érigé une école religieuse (mesghid), on en trouve, avec son autorisation spéciale, aussi dans des maisons privées; les garçons, et dans quelques cas aussi les filles, y apprennent la lecture du Coran et du rateb et les principes de l’écriture.

Quelques parents envoyent plus tard leurs enfants au Bet el Mal ou leur donnent pour précepteurs d’anciens employés du Gouvernement pour compléter leur instruction notamment dans l’écriture et dans les affaires. L’étude de la théologie et de la philosophie, en honneur autrefois dans le Soudan, quoique à un très bas degré, est naturellement interdite.

On s’occupe d’agriculture, au sud de Berber, seulement pendant la saison des pluies; celles-ci commencent dans la partie septentrionale au commencement de juillet, dans la partie méridionale à la fin de mai ou dans les premiers jours de juin; elles durent jusqu’à fin octobre.

Une grande partie des terrains est totalement en friche, soit à cause de la population peu nombreuse, soit à cause des troubles continuels. On cultive surtout les différentes sortes de doura; ordinairement la pluie à elle seule suffit pour faire monter la graine.

Parfois, elle fait défaut et la population, n’ayant pas de provisions, a alors cruellement à souffrir du manque de blé. Les pauvres sont obligés d’acheter des céréales chez les riches qui, dans les bonnes années, amassent de grandes quantités de blé, ou sont contraints d’aller chercher avec leurs bateaux de quoi se nourrir, jusque dans le sud, à Karkog sur le Nil Bleu et à Kaua, sur le Nil Blanc.

Le long du Nil, de Wadi Halfa jusqu’à Faschoda et du Nil Bleu jusqu’à Famaka, les rives sont irriguées au moyen des nabr (perches à puiser l’eau) que les esclaves font mouvoir ou aussi au moyen des sakkiehs (roues à puiser) mûes par des bœufs. La récolte est bien supérieure et comporte différentes sortes de blé, du froment, du maïs, des légumes tels que les haricots, les pois, les lentilles, les courges, etc. Les habitants cultivent aussi les melons d’eau, les melons sucrés, les radis, les concombres, les légumes verts qui trouvent toujours, au marché, des acheteurs, à des prix modérés. Les pluies terminées, c’est-à-dire au commencement de l’hiver, le sol est préparé pour la culture du coton, qui croit même dans les contrées riveraines arrosées par les sakkiehs.

Les îles submergées par la crue du Nil fournissent les plus riches moissons et constituent bien les coins de terre les plus fertiles. Dans les jardins de Khartoum, on trouve quelques fruits; les citrons et les oranges y croissent, mais n’ont aucun goût et se gâtent facilement; des grenades acides, des raisins, des figues et quelques cannes à sucre. Les palmiers-dattiers sont légion ici; mais les fruits frais suffisent à peine à la population d’Omm Derman. La culture des dattiers s’étend dans le Dongola jusqu’à Dar Mahas, Dar Sheikhieh et dans les pays des Roubatat, appartenant à Berber. Ces contrées envoient sur les marchés d’Omm Derman les fruits secs en quantités considérables. La gomme arabique provient des forêts du sud du Kordofan; c’était autrefois un excellent revenu pour cette province. Je dis autrefois: car, tandis que sous la domination égyptienne la récolte de la gomme atteignait de 800000 à un million de cantars par année (1 cantar = 44 kg. ½), aujourd’hui elle est descendue à 30000 cantars à peine.

Cela se comprend: les tribus des Djimme et des Djauama recueillaient la gomme; or, les premiers furent forcés de quitter le pays, par l’émigration en masse; les autres ont diminué de 5/6, grâce aux prestations et aux oppressions perpétuelles. Et, si l’on continuait à exploiter la gomme, on le devait à l’Amin Bet el Mal el Oumoumi, ancien chef de bureau à Kassala, qui rendit attentif le calife au revenu que ce commerce est susceptible de rapporter. On laissa donc les gens de nouveau recueillir en paix ce produit.

On cultivait autrefois, dans le Soudan, beaucoup le tabac. La nouvelle religion en ayant sévèrement interdit l’usage, on n’en trouve plus trace, si ce n’est dans les montagnes de Tekele et de Nuba qui sont soumises au calife, mais de nom seulement; en secret, on l’apporte à Omm Derman.

Du reste, tout le commerce, si prospère, si florissant dans le Soudan est aujourd’hui totalement nul. Ces routes si fréquentées par les caravanes sont désertes; elles étaient nombreuses pourtant: celle qui du Darfour conduisait directement à Siout, par le Derb el Arbaïn (chemin de 40 jours); du Kordofan à Wadi Halfa, à travers la steppe de Bajouda et par Dongola; de Khartoum à Assouan, viâ Abou Hammed ou viâ El Hemer; de Khartoum à Souakim, par Berber; de Kassala à Souakim; de Gallabat, Ghedaref, Kassala à Massaouah...... Les seules routes que les commerçants doivent utiliser encore aujourd’hui sont celles d’El Hemer, et d’Assouan par Berber; et celle de Berber à Souakim.

Peu après la conquête du Soudan, les marchands avaient l’habitude d’aller en Egypte, porteurs d’or et d’argent, qu’ils avaient acquis comme butin dans les guerres ou dans les razzias; ils les échangeaient contre des marchandises. Mais, le numéraire ne tarda pas à devenir rare. Il restait en Egypte, en effet, sans espoir de rentrer au pays, vu l’exportation si faible; d’autre part, les monnaies nouvelles étaient mal frappées et n’avaient pas cours chez les marchands ambulants.

Le calife défendit alors sévèrement de transporter en Egypte de l’or et de l’argent. Ceux qui s’y rendaient, ne pouvaient emporter, en argent monnayé ancien, que le strict nécessaire pour le voyage, indiqué en chiffres sur les permis, par le Bet el Mal. On dut songer à relever l’exportation des produits indigènes qui, autrefois, avaient amené une certaine aisance dans tout le Soudan. On emmagasina de nouveau la gomme, les plumes d’autruche, les fruits du tamarinier, les feuilles de séné, etc. Le Bet el Mal fit vendre aux enchères de l’ivoire à ceux qui se rendaient en Egypte avec les produits indigènes, pour les échanger contre des marchandises demandées au Soudan.

La population des provinces occidentales, le Kordofan et le Darfour, avait presque totalement disparu par suite des guerres continuelles, des émigrations, de la famine, etc.; de telle sorte qu’on trouvait peu de personnes pouvant s’occuper de la récolte de ces produits naturels. On ne put ainsi satisfaire aux besoins du marché, les transactions avec l’Egypte étant trop faibles et les marchandises achetées pour le Soudan en nombre minime et en tout cas, bien au-dessous de la demande.

La gomme est monopole de l’état; ceux qui la recueillent ou les marchands intermédiaires doivent la livrer au Bet el Mal contre un prix, autrefois fixe, aujourd’hui très peu stable. Le prix d’achat varie entre 20 à 30 écus (omla gedida) le quintal; le prix de vente aux marchands entre 30 à 40. La marchandise livrée, le vendeur reçoit la permission de se rendre en Egypte, moyennant paiement d’un écu par quintal; arrivé à Berber, on examine s’il n’amène avec lui que la quantité achetée au Bet el Mal; on lui remet alors un nouveau certificat l’autorisant à aller à Souakim ou à Assouan, viâ El Hemer; pour cette pièce il a de nouveau à payer après s’être acquitté du droit, un écu par quintal et par dessus le marché un écu Marie-Thérèse, c’est-à-dire environ 5 écus omla gedida, ce qui, en tout représente le sixième du prix d’achat.

Les chasseurs de plumes d’autruche, autrefois un article important d’exportation, ne sont pas mieux partagés; les Arabes, en effet, possèdent très peu de fusils et encore leurs armes sont-elles très mauvaises; il leur est fort difficile de se procurer des munitions et le calife a interdit d’utiliser les chevaux pour cette chasse.

Jadis, ils la pratiquaient en grand, cherchant à prendre ces agiles animaux dans des filets ou dans des fossés. Ces essais n’étaient guère couronnés de succès. On voulut néanmoins recommencer en prenant les petits, en les engraissant pour les déplumer ensuite. (Les plumes pouvaient être prises tous les 8 ou 9 mois). Qu’arriva-t-il? La religion considérant ce procédé comme coupable, le calife s’empressa de saisir cette occasion pour montrer ouvertement qu’il était avant tout un vrai croyant et interdit très sévèrement de déplumer les autruches. Les éleveurs trouvant inutile de nourrir plus longtemps ces animaux, les tuèrent et pendant plusieurs jours, on ne mangea à Omm Derman que de la viande d’autruche.

Sans doute, dans les steppes, dans les endroits cachés, il y eut des gens qui en élevèrent encore dans d’immenses cages, ne craignant pas, par amour du gain, de s’exposer aux plus durs châtiments; ce ne fut que l’exception, trop peu sensible pour avoir une influence quelconque sur le commerce en général.

L’ivoire vient des provinces équatoriales. Cent cinquante à deux cents quintaux entrent annuellement à Omm Derman. Le rendement est-il susceptible d’augmentation ou cessera-t-il complètement, cela dépend de l’avancement des postes de l’Etat du Congo ou du développement de ses rapports commerciaux avec les tribus à proximité du Redjaf.

L’ivoire provenant du Darfour méridional est très rare. Ce commerce pourrait prendre une nouvelle extension, si les Mahdistes occupaient et utilisaient de fait la province du Bahr el Ghazal.

L’importation des marchandises égyptiennes est également restreinte aux deux voies utilisées pour l’exportation. Les petites transactions sur les routes de Kassala-Souakim et de Kassala-Massaouah ont cessé depuis que les Italiens occupent ces deux positions.

Les principales importations sont les toiles blanches et bleues, la mousseline, la percale de couleur et des étoffes de laine de toutes nuances. Ces dernières servent à garnir les gioubbes; les toiles et les mousselines sont utilisées par les femmes qui s’en enveloppent complètement ou les portent, en bandes étroites, comme pagnes à la place des robes de nos femmes européennes. On importe également des soieries européennes, de qualité assez douteuse, les marchands ayant pour principe de vendre avant tout beaucoup et à bon marché. Il faut remarquer que les meilleures qualités mais qui ne plaisent pas à la vue trouvent au Soudan de rares acheteurs.

La toilette des dames soudanaises est loin d’être négligée; aussi utilisent-elles des parfums, huiles, bois de senteurs, clous de girofle, différentes graines de fruits, etc.... les articles de parfumerie sont également importés. Le sucre, le riz, les marmelades, les fruits secs et confits sont très recherchés par les personnes qui sont dans une bonne situation de fortune.

L’importation de tous les articles en métal fut sévèrement interdite par le Gouvernement égyptien; dans les derniers temps, il était très difficile de se procurer des ciseaux, des rasoirs, etc.

Les ustensiles de cuisine, en cuivre, atteignirent des prix inouïs, parce qu’ils étaient achetés par l’administration du Warchet el Harbia et servaient à la fabrication des balles. Peu à peu les habitants utilisèrent, pour préparer leur nourriture, des vases d’argile.

Toutes les marchandises de provenance égyptienne doivent payer à Berber, en espèces ou en nature un dixième de leur valeur; à Omm Derman, le Bet el Mal qui les estampille prélève à son tour encore un dixième (oushr).

En outre, les marchands qui arrivent de Souakim ont encore à s’acquitter d’une pareille taxe aux postes placés à Kokreb, par Osman Digna; en sorte que, après les cadeaux presque obligatoires aux fonctionnaires, etc.; ils ont payé à leur arrivée à Omm Derman, un tiers de la valeur des marchandises, rien qu’en frais de douane et avant qu’ils aient pu vendre quoi que ce soit. Qu’y-a-t-il alors d’étonnant si les prix sont élevés et si les commerçants, en somme, gagnent très peu.

Nombre de Soudanais aisés font du commerce une sorte de sport: le gain est moins leur but que la facilité de pouvoir jouir de la liberté pendant quelques mois. C’est, en somme, le seul moyen qu’ont les habitants retenus avec femmes et enfants au sol natal, et soumis au calife, dont le gouvernement tyrannique les pousse souvent au désespoir, c’est le seul moyen, dis-je, qu’ils ont d’échapper pour quelque temps à leur tyran.

Le commerce des esclaves, autorisé par la religion et par le calife, est plus prospère; il est pourtant limité aux pays soumis au Gouvernement mahdiste, le trafic avec les provinces égyptiennes ou l’Arabie n’étant pas du tout autorisé. En l’interdisant, le calife tient à ne point affaiblir ses provinces au profit de ses ennemis.

Il est évident qu’il ne peut empêcher la vente de quelques esclaves isolés, mais il est au moins impossible aux traiteurs de conduire en masse leurs victimes au marché.

Autrefois les esclaves étaient envoyés en grand nombre à Omm Derman où on les vendait publiquement pour le compte du calife ou du Bet el Mal el Oumoumi. Abou Anga les tirait d’Abyssinie, Zeki Tamel de Faschoda, Othman woled Adam du Darfour et des montagnes de Nuba situées au sud du Kordofan.

Les mêmes cruautés se renouvelaient soit en les prenant, soit en les transportant.

Abou Anga, par exemple, forçait ceux qu’il capturait en Abyssinie, la plupart venant de la tribu chrétienne des Amhara, de parcourir le long chemin jusqu’à Omm Derman, pendant lequel ils avaient à souffrir de la faim et des coups de fouet; notez que ces esclaves étaient des femmes et des enfants, les hommes ayant été passés au fil de l’épée! On chassait ces malheureux, à peines vêtus, arrachés à leurs familles, comme on chasse devant soi les troupeaux. Combien mouraient en route! et le reste, des centaines encore, parvenait au but du voyage, mais dans quel état! Des uns le calife faisait présent à ses partisans; les autres étaient vendus par le Bet el Mal.

Après la défaite des Shillouk, Zeki Tamel parqua, le terme n’est point trop fort, des milliers de femmes et d’enfants dans des barques et les envoya à Omm Derman. Le calife prit les jeunes gens, les fit élever et incorporer dans le corps des moulazeimie; les femmes et les jeunes filles furent vendues. Comme les envois se succédaient, les ventes durèrent des journées entières; pauvres malheureux gisant devant le Bet el Mal, malades, affamés, couverts de haillons, beaucoup même complètement nus! On leur distribuait, en quantité insuffisante, du blé cru. La ville étant pleine de ces Shillouk, qui donc aurait voulu acheter ceux qui étaient malades? à quoi bon risquer même quelques écus? Ils ne tardèrent pas à succomber; des corps couvraient le rivage du fleuve; on les jeta simplement dans le Nil pour s’épargner la peine de les enterrer. Les esclaves envoyés du Darfour eurent surtout à souffrir. La route était sans fin, pénible; l’eau rare et seulement dans des puits très éloignés les uns des autres, le pays mal cultivé, presque inhabité, la nourriture insuffisante.

Sans pitié, on les força à marcher nuit et jour pour atteindre le Kordofan. Et la colonne ne comportait presque que des femmes et des jeunes filles! Lorsque une d’entre elles tombait épuisée, on employait les moyens les plus affreux pour la forcer à continuer la route. S’ils ne suffisaient pas, on coupait les oreilles de la pauvre créature, les gardiens du convoi s’en emparaient et fournissaient en les montrant la preuve qu’elle était morte et qu’ils ne l’avaient pas vendue en sous-main.

Un jour, l’histoire m’a été racontée plus tard par des témoins, une femme fut ainsi trouvée, privée de ses oreilles; ils eurent pitié d’elle et la réconfortèrent. Elle se remit et fut en état de suivre ses sauveurs et de se traîner jusqu’à Fascher, tandis que ses oreilles servaient de faire part mortuaire à Omm Derman.

Aujourd’hui, de tels envois d’esclaves ont cessé, les pays d’où ils venaient étant dépeuplés ou se défendant avec succès contre leurs oppresseurs.

Des expéditions viennent pourtant encore du Redjaf; mais là également le voyage et les mauvais traitements déciment les masses de ces sacrifiés.

Les esclaves pris à Gallabat, au Kordofan et au Darfour sont, vu leur petit nombre, vendus directement par les émirs, avec la permission du calife, aux Gellaba nomades. Ceux-ci reçoivent un certificat d’achat, avec mention du prix payé et la permission de revendre. A Omm Derman, la vente est publique et à celui qui met les plus fortes enchères est adjugé l’esclave, mais seulement l’esclave du sexe féminin, le commerce des esclaves mâles appartenant exclusivement au calife.

Quiconque veut vendre un esclave mâle doit le livrer au Bet el Mal et reçoit en retour une sorte d’acte de vente ou titre de garantie dont le montant est fixé arbitrairement par le Bet el Mal.

Ces esclaves sont, selon leurs capacités et leur stature, incorporés dans les moulazeimie ou employés par le maître du pays à la culture de ses champs. Les femmes et les jeunes filles peuvent être vendues en tout temps et partout, moyennant une pièce signée par deux témoins ou un cadi, certifiant que l’esclave est bien réellement propriété du vendeur. Cette disposition a pour but d’empêcher que les esclaves échappés de chez leurs maîtres et pris par d’autres personnes, ne soient pas vendus par celles-ci, ce qui autrefois donnait lieu fréquemment à des contestations souvent compliquées. Le vol des esclaves n’est pas aussi rare à Omm Derman. On les attire dans les maisons, on les enlève de force des champs; mis dans les fers, ils sont tenus cachés jusqu’à ce que des recéleurs trouvent le temps et l’occasion favorable pour les conduire dans des contrées éloignées, où ils sont vendus à des prix dérisoires. Comme d’après les lois musulmanes, les dépositions d’un esclave ne doivent pas être acceptées devant le tribunal et comme chacun a le sentiment de sa position, ceux qui sont ravis de cette façon, s’ils ne sont pas séparés de leurs parents ou de leurs enfants et s’ils sont traités convenablement, se contentent de leur sort et le supportent sans autre récrimination.

Au sud du Bet el Mal, sur une place libre d’Omm Derman, s’élève un bâtiment construit en briques d’argile; on l’appelle le Souk er Regig, c’est-à-dire le marché aux esclaves. Sous le prétexte d’échanger ou d’acheter des esclaves, le calife m’accorda quelquefois la permission extraordinaire de fréquenter le marché. J’eus ainsi l’occasion de faire maintes observations. Les marchands s’y donnent rendez-vous et offrent leur marchandise. Autour de la maison, des femmes, des jeunes filles, en nombre considérable, se promènent ou sont assises. Le choix est grand; on y trouve de vieilles esclaves, l’air fatigué, à demi-nues, sortes de bêtes de somme, comme on y rencontre également de jeunes et ravissantes sourias (concubines) bien vêtues.

Ce commerce est si naturel que les acheteurs ne se gênent nullement pour palper ces créatures, tout comme on tâte le bétail sur le marché. On leur ouvre la bouche pour examiner si les dents sont en bon état, on leur enlève les habits qui couvrent la partie supérieure du corps, on examine à fond le dos, la poitrine et les bras, on les fait marcher pour observer les pieds, le corps dans tous ses mouvements. On leur pose des questions afin de se rendre compte jusqu’à quel point elles possèdent l’arabe, ce qui, surtout pour les sourias, établit une sensible différence de prix. Et tranquilles, parfaitement calmes, les esclaves se laissent faire; c’est la règle, c’est donc naturel, c’est leur sort, elles sont persuadées que cela doit être ainsi et non autrement. On lit bien sur la figure de quelques-unes d’entre elles qu’elles se rendent compte de leur triste position et ont vu de meilleurs jours autrefois; oui, on peut lire dans ces tristes regards qu’elles se sentent arrivées au dernier degré de la misère humaine et qu’elles comprennent qu’on les traite comme des bêtes.

Mais, le sujet est suffisamment examiné; on commence à en débattre le prix; l’acheteur met en cause tous les défauts possibles, le vendeur ne cesse de faire valoir les qualités physiques et intellectuelles de la créature en question; on fait une offre, on demande le prix et le marché est conclu. On paie, on reçoit certificat de vente et d’achat; l’esclave a changé de maître. Le vendeur est tenu d’indiquer les maladies secrètes, le mauvais caractère, le penchant au vol, voire même le ronflement des sourias.

Le paiement a lieu en monnaie ayant cours dans le pays, l’omla gedida.

Voici quelques prix:

Esclave âgée 50 80 écus.
Esclave jeune ou d’âge moyen 80 120 »
Petites filles de 8-11 ans, selon leur beauté 110 160 »
Sourias, selon leur beauté et leur race 180 700 »

Ce tarif, quoique normal, est naturellement sujet à de grandes variations.

On ne peut guère parler de l’industrie du Soudan. Le peu qui existait autrefois, a disparu. Jadis, on fabriquait de charmants filigranes en or, en argent, qui prenaient le chemin de l’Egypte.

Ces travaux ont dû être suspendus non seulement à cause du manque de ces métaux précieux, mais encore par suite de la défense du Mahdi, de porter des ornements. On fabrique encore de grandes lances, de petits javelots de différentes formes avec ou sans crochet, des couteaux qu’on porte au bras, des étriers et des mors pour les chevaux et les ânes, les instruments aratoires nécessaires, etc...; tous ces objets sont en fer. On fait, avec le bois, des selles de chevaux, d’ânes, de chameaux, des angarebs; des boîtes ordinaires dans lesquelles on enferme surtout les habits que l’on veut conserver; des portes, des châssis, des volets; le tout de la façon la plus primitive. Depuis la confiscation de tous les bateaux, la construction des vapeurs a totalement cessé; depuis un an, il est vrai, on a recommencé, avec la permission du calife; mais comme le Bet el Mal veut tirer profit annuellement des nouvelles embarcations, rares sont ceux qui sacrifient leur temps et leur argent dans de telles entreprises où il y a si peu, parfois même rien, à gagner.

L’industrie du cuir se limite à la fabrication de souliers, rouges et jaunes, de sandales, de selles. On trouve à acheter, par contre, en abondance, des amulettes en cuir, des gaînes de couteau, d’épée, des fouets en peau de crocodile, etc.

L’industrie du coton est très importante au Soudan. Chaque jeune fille et chaque femme file pour son usage personnel ou pour la vente et les tisserands,—il y en a dans tous les villages—font ensuite la toile. Dans le Ghezireh, on ne confectionne en général que des toiles ordinaires, nommées thob damour el gheng qu’on vend, en pièces de 10 aunes de long, en grande quantité sur le marché; les gens de condition modeste s’en servent pour leurs vêtements. C’est la province de Berber qui livre les plus fins tissus dont on fait les turbans, les hisams qu’on roule sur la tête, de grandes couvertures ou des rideaux dans lesquels on tisse fréquemment des bandes de soie ou de coton multicolore. Le Dongola exporte aussi d’excellentes étoffes de coton; il est surtout renommé pour la confection de voiles solides. Quant aux tissus du Kordofan et du Darfour, ils se distinguent plutôt par la qualité que par la beauté du travail. Le tressage constitue l’occupation principale des femmes. Elles tressent, en effet, avec les feuilles des palmiers, des nattes de toutes les grandeurs et de toutes les formes, soit pour leur usage particulier, soit pour la vente. D’autres plus fines sont confectionnées avec des feuilles étroites bariolées ou avec de la paille d’orge et de minces petites bandes de cuir. Ce même matériel est utilisé pour faire des dessous de plats, des couvercles pour les terrines en bois, qui, en raison du travail compliqué et de la diversité des couleurs étaient expédiés souvent comme objets de curiosité en Egypte. Particulièrement habiles dans ces sortes de travaux, les femmes du Darfour entrelaçaient aussi de petites perles en verre de toutes couleurs qui représentaient, arrangées symétriquement, les plus ravissants dessins. Presque tous ces objets sont travaillés à la maison.

Par suite de la régénération de la foi et du mépris des anciens et nombreux préceptes religieux ainsi que des usages, le moral déjà très relâché au Soudan, s’est abaissé encore. Par crainte du calife et sentant qu’on est entouré de dénonciateurs, grâce aussi à cette tendance généralement répandue de sauvegarder avant tout ses propres intérêts, les habitants sont devenus des fourbes accomplis; c’est dans ce manque de sincérité qu’il faut chercher la cause principale de l’immoralité.

Sous l’impression du mécontentement général et de l’insécurité personnelle, beaucoup cherchent à jouir de la vie aussi vite que possible et aussi bien que leurs moyens le leur permettent.

La sociabilité faisant totalement défaut, on cherche à se dédommager par le libertinage, la débauche; favorisé qu’on est par la facilité de se marier et de divorcer. On épouse une veuve moyennant un cadeau de mariage consistant en quelques vêtements, souliers ou sandales, des parfums et cinq écus; une jeune fille, moyennant dix écus. Celui qui outrepasse cette somme, est puni par la confiscation de sa fortune. Les pères, les tuteurs sont forcés de marier leurs filles et leurs pupilles à ceux qui les demandent en mariage; il faut une cause très grave pour qu’ils soient repoussés. Dans ce cas, on doit songer aussitôt à un autre mariage. Les frais étant restreints, la religion accordant à l’homme quatre femmes libres et légitimes et un divorce sans raisons valables, la plupart considèrent la cérémonie du mariage seulement comme moyen de changement perpétuel.

Beaucoup de femmes professent les mêmes opinions, et sont heureuses de ces procédés qui leur offrent non seulement un changement, mais encore l’appât d’un gain en argent et en vêtements qui joue fréquemment aussi le plus grand rôle. Si l’homme demande le divorce, le cadeau de mariage reste toujours à la femme; si c’est celle-ci qui le demande, elle garde tout ce que son mari lui a donné, à moins qu’il ne le réclame formellement. Il arrive qu’un homme, dans l’espace de dix ans s’est marié 40 à 50 fois et qu’une femme, malgré les trois mois qui doivent s’écouler avant qu’elle ne convole de nouveau, a eu successivement 15 à 20 maris.

L’institution des sourias, consacrée par la religion, est de beaucoup plus scandaleuse. Ces concubines ne restent guère longtemps dans la maison de leurs maîtres, à moins qu’elles ne leur donnent des enfants. Elles ne peuvent alors être mises en vente, sinon, les voilà bientôt revendues, autant que possible avec bénéfice, passant de main en main, dépravées, bien soignées dans leur jeunesse à cause de leur beauté peut-être, mais se préparant une triste vieillesse.

Beaucoup de marchands pratiquent cette industrie honteuse qui consiste à garder de jeunes esclaves auxquelles, moyennant une légère redevance mensuelle, ils accordent une liberté relative, leur permettant de chercher logement et entretien à leur choix. Il va de soi que ce n’est point par la vertu qu’elles ramassent cette dîme mensuelle.

La plus grande dépravation règne chez les esclaves du calife, surtout chez les moulazeimie dont les menées dépassent toute description. Le calife, qui a parfaitement connaissance du scandale, ne songe pas à y mettre ordre pensant gagner ses esclaves par sa tolérance, et mériter leur gratitude et leur affection.

Il s’ensuit que l’état sanitaire, aussi bien des hommes libres que des esclaves, laisse beaucoup à désirer; que les maladies résultant de cette façon de vivre et de comprendre le mariage sont nombreuses et sans remèdes, si ce n’est en quelque mesure, le climat chaud et sec. A Omm Derman notamment, règnent les vices les plus grossiers.

Dans les commencements de son règne, le calife punissait les coupables en les exilant à Redjaf. Il ne tarda pas à cesser, persuadé qu’il est plus facile de gouverner tyranniquement un peuple dépravé qu’un peuple qui place la moralité au-dessus de tout. C’est pourquoi il hait les Djaliin du bord du Nil, de Hager el Assal jusqu’à Berber, parce que c’est la seule tribu du Soudan actuel qui apprécie une vie de famille régulière et la considère comme la première condition de l’existence.

Il y a toutefois lieu d’excepter de cette corruption générale les anciennes femmes du Mahdi; il est vrai qu’elles sont contraintes de vivre selon les règles prescrites.

Depuis sa mort, elles sont enfermées par le calife en l’honneur du maître décédé, dans des maisons sises près de la Koubbat, maisons entourées d’une très haute muraille. Des eunuques les surveillent très étroitement. Outre ces femmes et les concubines, beaucoup de jeunes filles, des filles des anciens fonctionnaires du Mahdi qui les élevait pour les faire entrer plus tard dans son harem, sont cloîtrées dans ces bâtiments, comme dans un cachot, sous verrous, et ne peuvent nullement communiquer avec des hommes; que dis-je, les malheureuses n’ont que très rarement et avec la permission toute spéciale du calife, des rapports avec d’autres femmes. Mal nourries, mal vêtues, ces pauvres prisonnières n’aspirent qu’à être délivrées d’une réclusion fort dure.

Les deux principaux facteurs de la révolution furent la croyance en la mission divine du Mahdi, et qui dégénéra en fanatisme; la cupidité qui fit croire à l’abolition de tous les impôts et que l’on s’enrichirait pendant ces époques de troubles.

Espoirs bientôt déçus! Le Mahdi ne fut pas assez longtemps au pouvoir pour constater qu’aujourd’hui l’aversion contre son régime est générale. Le calife Abdullahi le constate à chaque pas, il fait néanmoins tout pour l’accentuer.

L’égalité, la fraternité, tant prêchées; ces mots avec lesquels on leurrait les masses, ne furent que de belles promesses. Comme auparavant il y eut et il y a des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des maîtres et des esclaves. Le calife lui-même ne chercha qu’à fortifier sa puissance personnelle, ne reculant devant aucun moyen pour arriver à son but.

Comme étranger, il ne jouit d’abord d’aucune sympathie auprès des tribus du Nil. Par les prérogatives accordées à ses parents, à sa tribu, les Taasha, il suscita le mécontentement de ses propres compatriotes des tribus occidentales.

Les humiliations qu’il fit subir systématiquement à tous les parents du Mahdi eurent pour résultat la révolte des Ashraf; ce fut seulement grâce à leur indécision que le calife put les réprimer sans subir de grosses pertes. Mais on réprouva sa conduite après leur soumission: au lieu de tenir sa promesse et de leur accorder leur grâce, il prétexta que le Prophète lui avait ordonné de les punir. Il les fit mettre aux fers, puis assommer à coups de rotin; parmi les morts se trouvaient les plus proches parents du Mahdi. Et pourtant, la sécurité de l’état n’était point en jeu, puisqu’ils avaient été réduits à l’impuissance. Ce procédé a été considéré comme un acte d’impiété à l’égard du mort et fut pris en mauvaise part.

Soucieux de sa vie, de sa puissance, ne chassa-t-il pas de leurs maisons, tous ceux qui habitaient entre la Koubbat et le Bet el Mal, c’est-à-dire dans son voisinage, sans leur donner le plus petit dédommagement et, pour installer à leur place ses moulazeimie!

Il força tous les habitants d’Omm Derman, sans distinction aucune, à élever les murs de la ville; lui seul, ses gardes et ceux de sa tribu demeurent à l’intérieur. Même parmi ses moulazeimie régne le mécontentement d’avoir à travailler à la construction de ses maisons et de celles de son fils, d’être traités si sévèrement et d’être payés si irrégulièrement. Ils forment une caste à part et toute relation avec les habitants de la ville leur est interdite. Le calife défend même aux milliers de jeunes Arabes ou jeunes gens d’autres tribus qu’il a incorporés dans ses gardes du corps, tout rapport avec leurs parents; ils ne peuvent sortir de l’enceinte des murs et les leurs ne peuvent y pénétrer. De telles défenses sont enfreintes parfois; il en profite pour punir et vexer ses gardes, ce qui augmente l’aversion qu’ils éprouvent à son égard. La révolte des Ashraf l’a rendu plus défiant encore; il craint qu’on attente à sa vie; jour et nuit, il s’entoure de gardiens, de domestiques qu’il choisit lui-même; personne, et ses parents ne sont pas exceptés, ne peut, comme c’était la coutume autrefois, paraître devant lui avec des armes. Quiconque est appelé en audience doit déposer l’épée et le couteau, que chacun porte ordinairement au Soudan; parfois même, on fouille les gens à fond.

Son ancienne popularité a beaucoup souffert d’une telle méfiance, et l’on raille, tout bas il est vrai, une telle peur.

Les Taasha, ses compatriotes, connus depuis longtemps par leur cupidité, leur brutalité et leur grossièreté, entreprennent des excursions dans le pays pour y enlever des esclaves et des animaux et soumettre les habitants à toutes sortes de contributions. Lorsque leur façon d’agir, que le calife n’ignorait pas, devint réellement trop scandaleuse, les gens ne pouvant cultiver tranquillement leurs terres et le blé étant sur le point de renchérir, il défendit aux habitants de la ville, et particulièrement aux Taasha, de quitter Omm Derman sans sa permission. Ceux-ci ne se gênèrent nullement pour enfreindre ses ordres; il est vrai que l’état du pays s’est quand même un peu amélioré. Ainsi dans la ville, les Taasha jouent aux maîtres; ils se vantent d’être les seigneurs de la contrée et de leur parenté avec le calife. C’est à eux que les meilleurs pâturages sont assignés; leurs chevaux sont nourris aux frais de la population, tandis que les autres tribus arabes doivent se contenter des places qu’elles trouvent et entretenir leurs chevaux à leurs frais. De semblables mesures font haïr le calife même par une grande partie de ses compatriotes de l’ouest.

Il sait, il est vrai, à quoi s’en tenir là-dessus, mais il ignore à quel haut degré d’aversion générale ses sujets sont portés à son égard.

Il cherche à gagner les émirs, les personnes influentes par des présents qu’il leur fait en secret, même de nuit; il croit acheter ainsi leurs sympathies; ils acceptent ordinairement ses dons, mais n’en pensent pas moins.

Pour attirer à lui les gens instruits, il permet aux savants de se réunir dans la djami, après les prières de midi et du soir; Heissein woled ez Sahra a ordre de faire des conférences sur le droit de succession musulman (ilm el mîrath). Les assemblées des ulémas (savants) étant toujours strictement défendues, au commencement du régime mahdiste, on considère cette permission actuelle comme un signe de progrès. Le calife, tout d’abord, assista aux conférences; ayant remarqué que quelques-uns des savants, malgré sa présence, restaient assis simplement en croisant les jambes et non en les repliant, sans doute pour se reposer quelque peu, il ne manqua pas l’occasion de déclarer ouvertement à l’assemblée que tous, savants et ignorants, avaient à lui rendre le respect et les honneurs qui lui étaient dûs.

Quelques jours après cette admonestation publique, Heissein woled ez Sahra, eut la malencontreuse idée de placer la science au-dessus de tout et de déclarer que les rois et les princes devaient s’incliner devant elle; le calife à qui la lecture et l’écriture sont inconnues, furieux quitta l’assemblée et les conférences furent suspendues: le progrès était étouffé à jamais.

Heissein woled ez Sahra s’attira encore plus la disgrâce de son maître par le fait de se refuser à adopter la manière de voir du calife, dans une question concernant des esclaves. Le calife requérait du cadi un arrêté à teneur d’après lequel tous les esclaves des deux sexes échappés de chez leurs maîtres et qui s’étaient rendus aux moulazeimie, sans être trouvés ni réclamés par leurs maîtres, durant un laps de vingt jours, devraient être considérés comme propriété des moulazeimie.

Or, comme il n’était permis à personne de se rendre dans les habitations de ces derniers, situées du reste dans l’enceinte des murs, la faculté pour les maîtres d’aller y découvrir leurs esclaves était simplement illusoire. On décida que les esclaves marrons seraient exposés pendant un certain temps sur une place publique et qu’alors, s’ils n’étaient point réclamés par leurs possesseurs, ils reviendraient au Bet el Mal.

Mais cette décision allait précisément à l’encontre des vues du calife qui, en secret, avait enjoint à ses moulazeimie de garder pour lui tous les esclaves des tribus du Nil (Djaliin, Danagla, etc.) et de ne rendre à leurs maîtres que ceux appartenant aux Taasha ou aux autres tribus arabes de l’occident.

Aussi les amis de Heissein woled ez Sahra redoutèrent-ils pour lui les suites de sa fermeté. Cependant le calife attendait une meilleure occasion pour le châtier.

Depuis la mort du Mahdi, soit depuis plus de dix ans, le calife Abdullahi n’avait pas quitté Omm Derman, sa capitale. Là, il s’était créé une certaine force, avait concentré du matériel de guerre, forcé tous ceux qui ne lui plaisaient pas à y venir habiter, afin que, dans cette cité sanctifiée par le Mahdi, ils eussent à faire sous ses yeux et chaque jour les cinq prières obligatoires et à prêter l’oreille à ses préceptes.

Omm Derman était primitivement le nom d’un petit village situé sur la rive occidentale du Nil et en face de Khartoum; il était habité par la tribu des Djimoïa. Après la prise de Khartoum, le Mahdi résolut d’en faire provisoirement sa résidence. On abattit les buissons de mimosas et les halliers qui bordaient le fleuve; on créa la place pour la djami et, tout près de celle-ci, on fixa les emplacements des maisons du Mahdi et de ses trois califes. Abdullahi reçut le terrain situé au midi de la djami, tandis que celui qui s’étendait au nord fut partagé entre les califes Ali woled Helou et Mohammed Chérif.

Le Mahdi prétendit toujours ne considérer Omm Derman que comme un séjour passager; car il avait reçu mission du Prophète de conquérir l’Egypte, l’Arabie, en particulier la Mecque et Médine, et de terminer ses jours en Syrie. Or, on sait qu’il mourut subitement; du même coup furent anéantis ses plans et les espérances de ses adhérents.

Son successeur, le calife Abdullahi, considérait Omm Derman comme la capitale de l’empire mahdiste et sa résidence définitive.

La ville a maintenant une étendue d’environ onze kilomètres dans la direction du sud au nord; l’extrémité méridionale se trouve en quelque sorte vis-à-vis de la partie sud-ouest de l’ancienne ville de Khartoum.

Pendant la période de fondation de la cité, chacun s’efforçait d’habiter dans le voisinage du fleuve pour s’épargner le transport de l’eau et pour être à portée du trafic avec l’Egypte ou les autres provinces. Il en résulte que l’extension en largeur d’Omm Derman est minime et ne mesure guère, de l’est à l’ouest, que 5 kilomètres ½ en moyenne.

A l’origine, la ville consistait uniquement en huttes de paille; on commença par entourer la djami d’un mur de terre glaise en forme de rectangle, dont la longueur mesure environ 460 mètres sur 350 de largeur. Ces murailles furent plus tard reconstruites en briques cuites, que l’on badigeonna à la chaux. Le calife ne tarda pas à son tour, à se faire construire des maisons faites de briques cuites ou non cuites, ses frères suivirent son exemple, puis ses parents, les émirs et enfin tous les gens riches.

En l’honneur du Mahdi et pour lui conserver à travers des âges son renom de saint homme, on lui éleva une Koubbat ou mausolée. Le tombeau proprement dit est une construction quadrangulaire, mesurant environ 12 mètres de côté et 10 mètres ½ de hauteur. A l’est et à l’ouest se trouvent six grandes fenêtres en ogives, aux grilles de laiton; au nord et au sud, quatre fenêtres semblables et deux portes. Cette crypte, construite en blocs de grès taillés qui proviennent du palais du gouverneur de Khartoum après l’incendie, est couronnée d’une galerie, dont les cintres reposent sur de petites colonnes arrondies. A l’intérieur de cette galerie s’élève, sur une hauteur d’environ deux mètres, la partie supérieure de l’édifice, de forme octogone et pourvue, sur chaque face, d’une fenêtre grillée dessinant un ovale. Cette partie, constituant le haut de l’édifice, est terminée par une coupole ovoïde de douze mètres de hauteur. Les quatre angles du bas de la construction sont, en outre, flanqués de petits clochetons reposant sur quatre colonnes rondes.

La partie supérieure de la construction est faite en briques cuites.

L’ensemble de l’édifice émergeant du milieu de maisons basses et insignifiantes produit un effet grandiose, auquel les éraflures nombreuses dont souffre l’enduit de chaux portent seulement quelque préjudice. De trois sphères creuses juxtaposées sort une grande lance de cuivre jaune qui, s’élevant sur le sommet de la coupole, est visible déjà à une grande distance. La lance a suggéré aux mécontents la remarque suivante que le Mahdi, n’ayant pu accomplir ses desseins serait aussi disposé à entrer en guerre avec le ciel.

Le mausolée est entouré d’une barrière de bois brut, destinée à tenir les pèlerins éloignés de l’édifice.

A une distance d’environ vingt pas, on a creusé dans la terre des réservoirs aux parois murées, utilisés par les cohortes des croyants pour leurs ablutions.

Le Tombeau du Mahdi.

L’intérieur de la coupole est peint en blanc. Au milieu est suspendu à une longue chaîne en fer le lustre en verre qui ornait jadis le palais du gouverneur général. Aux parois sont fixés des candélabres dorés, butin enlevé aux maisons riches. A sa gauche le visiteur a le tombeau du Mahdi, édifié par l’habile menuisier Hamouda, échappé de l’arsenal de Khartoum, lors du massacre. Surmonté de nombreuses tourelles et de motifs variés, richement peints, ce tombeau pourrait passer pour le modèle d’une petite maison de campagne d’origine exotique; il est, sur l’ordre du calife, toujours recouvert d’un drap noir.

Des tentures, des rideaux de couleur sombre ne laissent pénétrer que discrètement la lumière à l’intérieur et l’impression de gravité et de grandeur même qui se dégage de l’ensemble n’est troublée que par l’effet produit par le contraste des couleurs.

L’intérieur du mausolée qui reste frais, même par les plus fortes chaleurs, ne peut être visité que moyennant la permission spéciale du calife. Lui-même s’y rend maintes fois pour se livrer à ses pensées et songer aux jours passés.

Ses visites au tombeau sont devenues plus rares depuis l’exécution des parents du Mahdi, ce qui a fait supposer qu’il redoutait de se trouver aux côtés de son ancien maître, le chef de la famille de ceux dont il avait fait répandre le sang.

Le mausolée est entièrement entouré d’un mur en pierres dont les portes pratiquées au midi et à l’ouest sont ouvertes tous les vendredis, depuis un an, pour laisser entrer les pèlerins. Comme tout sujet du calife est en quelque sorte tenu de visiter, ce jour-là, le monument afin de prier pour le défunt et demander sa protection, il arrive que chaque vendredi plusieurs milliers d’individus passent par là, se tiennent debout, les mains levées, tout autour du monument, pour implorer en apparence l’appui du Tout-Puissant par l’intermédiaire du saint dont les os reposent ici, tandis qu’en réalité ils ne murmurent souvent que des imprécations et des blasphèmes contre le mort et ses successeurs plus détestés encore, puisque par leurs mensonges et leur mauvaise foi ils sont les auteurs de la misère présente.

Les maisons dans lesquelles les femmes du Mahdi sont gardées prisonnières sont contiguës au mur d’enceinte de la Koubbat. Au sud de ces constructions se trouve la résidence du calife. Un terrain extrêmement vaste est entouré d’une haute muraille en briques, à l’intérieur de laquelle se trouve un grand nombre d’édifices, séparés par de nombreuses cours communiquant entre elles. Immédiatement adossée à la djami se trouve la demeure du calife qui est réservée à son usage tout à fait personnel. A l’est, les habitations de ses femmes; les écuries, les magasins, les quartiers des eunuques, des domestiques, etc.; forment du côté de l’est et du sud la clôture de cette enceinte. Par la porte orientale du milieu de la djami,—une porte réelle tandis que les autres ne sont que des ouvertures ne pouvant être fermées à clef,—on arrive dans les locaux de réception du calife.

Après avoir passé devant un petit bâtiment, on entre dans une cour de moyenne étendue dans laquelle sont disposées deux sortes de chambres couvertes et complètement ouvertes sur un des côtés; elles servent aux audiences. De cette cour, une porte conduit dans les bâtiments privés du calife, que seuls les garçons, préposés à son service personnel, peuvent franchir.

Ces maisons en terre glaise se composent d’une salle assez grande avec deux locaux latéraux et sont munies de vérandas sur un ou deux côtés en sorte qu’elles ressemblent à de petites maisons de campagne. Un seul de ces édifices possède un étage supérieur avec deux chambres assez grandes; muni de fenêtres des quatre côtés, il offre une belle vue sur la ville entière.

Les locaux destinés aux audiences sont installés avec la plus grande simplicité imaginable et ne contiennent absolument qu’un siège pour le calife, devant lequel, parfois, est étendue une natte de palmier. Ses appartements privés ont au contraire un confort tout à fait inusité pour le Soudan.

Des lits en fer, richement dorés et munis de moustiquaires, restes du butin fait à Khartoum, des tapis épais, des coussins recouverts de soie, des tentures et des rideaux de lourdes étoffes de couleurs variées, ornent les chambres bien blanchies. Des nattes de palmier et de petits sophas dans les vérandas, complètent l’ameublement, lequel peut être considéré comme somptueux.

La maison de son fils située à l’est de la Koubbat est encore mieux construite, mais meublée de la même manière. Son fils se permet même le luxe d’un lustre en cristal resté intact à la chute de Khartoum et d’un parc. Il occupe des centaines d’esclaves qui doivent amener à la sueur de leur front la terre fertile des bords du fleuve à la maison de leur jeune maître, maudissant son amour du luxe pour lequel ils dépensent leurs forces tandis qu’eux-mêmes, habitant des huttes misérables, manquent des choses les plus nécessaires. Chaque jour des améliorations sont entreprises, de nouvelles constructions commencées, des transformations, des aménagements.... Le père et le fils cherchent à s’offrir une vie aussi agréable que possible. Yacoub suit fidèlement leur exemple: il aime à construire comme eux et l’emplacement qui borne ses deux maisons situées au sud de la djami, est un véritable chantier. Les bâtiments du calife Ali woled Helou, situés au nord de la Koubbat, sont d’une étendue moindre et meublés plus simplement que ceux que nous venons de mentionner.

Le calife Abdullahi possède, outre sa propre résidence, d’autres maisons aux extrémités nord et sud de la ville, mais de constructions plus simples. Il les utilise comme pied-à-terre lors des envois de troupes dans les provinces ou pour l’inspection des troupes nouvellement arrivées. Il y séjourne dans ces occasions plusieurs jours. On a construit également des maisons pour le calife juste au bord du fleuve, à l’est du fort établi autrefois par le Gouvernement, mais détruit depuis et dont les fossés ont été comblés. Il ne les utilise ordinairement que pour y faire mettre en état les navires partant du côté de Redjaf, pour donner ses instructions et sa bénédiction aux partants. Au sud de la maison de Yacoub, et séparé de celle-ci par une place, se trouve l’arsenal (Bet el Amana), construction entourée d’un mur en pierre, où sont conservés des fusils, des canons, une partie des munitions, ainsi que cinq voitures ayant appartenu aux anciens gouverneurs généraux et à la mission catholique. Un corps de garde, établi dans des guérites, interdit l’entrée à toute personne autre que les fonctionnaires de la maison. Du côté nord du Bet el Amana sont réunis les drapeaux de tous les émirs qui se trouvent à Omm Derman. A côté, on voit une construction en demi-cercle, munie de marches et haute d’environ 7 mètres, dans laquelle se trouvent les tambours de guerre du calife. A l’est, sont rangés les ateliers où on fabrique les capsules, les cartouches et où l’on répare les armes.

Du côté nord de la ville et juste au bord du fleuve, se trouve le Bet el Mal el Oumoumi, rangée d’édifices destinés à la conservation des marchandises venant de Berber, de la gomme envoyée du Kordofan et de tout ce qui appartient au calife. Tous ces édifices sont entourés de murs dont les portes sont bien gardées. De grandes cours servent à entasser le blé et comme endroit de vente pour les esclaves et les animaux. Au sud, le marché public aux esclaves et dans le voisinage immédiat de celui-ci le Bet el Mal des moulazeimie.

Omm Derman est située sur un terrain plat, un peu ondulé par place. Le sol est généralement dur, mélangé de pierres rougeâtres et recouvert çà et là d’une légère couche de sable; ce n’est que dans le voisinage du fleuve que se trouve une couche d’humus. De larges rues que le calife fit établir pour sa commodité et pour la construction desquelles toutes les maisons et les huttes qui se trouvaient sur le passage furent impitoyablement rasées, conduisent des quatre points cardinaux vers la djami. Une rue large mène au Bet el Mal, le long du mur d’enceinte inachevé; une autre au marché, dans la direction nord-ouest. Sur celle-ci s’élèvent, serrés les uns contre les autres, les magasins construits en briques. C’est le séjour des artisans classés et divisés selon leur profession. Ainsi des places distinctes sont assignées aux marchands d’étoffe, de comestibles, aux aubergistes, etc. La zaptieh es souk (police du marché) veille au maintien de l’ordre dans les affaires du marché.

Les potences dressées sur différentes places indiquent d’une manière caractéristique le système qui régne dans le pays. La population de la ville a été partagée par quartiers suivant les tribus d’origine; les tribus de l’ouest habitent la partie du sud, tandis que celles de la vallée du Nil sont confinées dans la partie nord de la ville. La ville entière est divisée par la police du marché en quartiers exactement délimités. Les habitants de chaque quartier ont à veiller eux-mêmes par des rondes nocturnes, à la sécurité et au maintien de l’ordre dans leur quartier. Dans les rues et chemins étroits qui traversent ces parties de la ville règne une malpropreté indescriptible. Les saletés et les ordures couvrent partout le sol. Des cadavres de chameaux, de chevaux, d’ânes, de chèvres, etc., empestent l’air; ce n’est que dans les grandes fêtes que le calife donne l’ordre de nettoyer la cité. Mais ce nettoyage se borne ordinairement à réunir les ordures et les restes des cadavres d’animaux en putréfaction, répandus partout, en un monceau qu’on laisse ensuite bien tranquille. Au commencement de la saison des pluies ces monceaux répandent une infection pestilentielle qui ne contribue pas peu à rendre plus mauvaises encore les conditions sanitaires déjà suffisamment désavantageuses.

Dans les premières années, les cadavres étaient encore enterrés à l’intérieur de la ville; depuis les derniers temps les enterrements ont lieu au dehors, au nord du champ de manœuvres. La fièvre et la dysenterie sont les maladies les plus fréquentes; durant les mois de novembre et de mars, de sérieuses épidémies de typhus ont lieu régulièrement et font de nombreuses victimes. Maintenant les conditions se sont améliorées, car on vient d’établir beaucoup de fontaines, parmi lesquelles celles au nord de la djami livrent une eau potable excellente tandis que celles qui se trouvent dans les parties sud de la ville donnent une eau plus ou moins salée. La profondeur des puits, dans les différentes parties de la ville, varie entre 10 et 16 mètres, mais il n’est pas rare qu’elle atteigne jusqu’à 30 mètres. Le premier essai pour creuser des puits fut fait par le Sejjir, émir de la prison générale.

Bien qu’il n’eût jamais à craindre le manque d’eau, à cause du voisinage du fleuve, il put faire cet essai avec les forces importantes que la prison mettait à sa disposition gratuitement, essai qui fut couronné de succès et engagea à continuer dans cette voie.

Sejjir! Mot mauvais et redouté! Souvent on entend l’expression «on l’a conduit chez le Sejjir!» La terreur se répand alors chez tous les amis de la malheureuse victime et la pitié chez tous les hommes sensibles.

La prison se trouve à l’extrémité sud-est du mur d’enceinte dans le voisinage immédiat du fleuve; par une porte qui est gardée jour et nuit par des esclaves armés, on pénètre dans l’intérieur d’une vaste cour, dans laquelle se trouvent plusieurs huttes de pierre et d’argile, grandes et petites, isolées les unes des autres. Dans celles-ci sont couchés, pendant le jour, les malheureux qui ont encouru la colère du calife, ou qui ont été condamnés par les cadis; ils doivent expier en cet endroit leur conduite, les pieds enchaînés dans des anneaux de fer, liés l’un à l’autre par une courte chaîne massive. Au cou, une longue et lourde chaîne qu’ils peuvent à peine traîner: figures amaigries et sales avec la triste expression d’êtres voués à un sort misérable. Habituellement un silence profond régne parmi ces malheureux, interrompu seulement par le bruit des fers, les cris rauques des gardiens ou la plainte douloureuse d’un homme qu’on fouette. Ceux qui ont été spécialement désignés par le calife pour une punition plus sévère, sont enfermés, couverts de lourdes chaînes, dans des petits cachots privés complètement d’air et de lumière. On les garde dans la plus sévère solitude; ils sont privés de toute communication avec les humains et reçoivent à peine la nourriture la plus indispensable à la vie. Mais la grande masse reste couchée tout le jour dehors et cherche à l’ombre des deux grands bâtiments de pierre à se protéger des rayons brûlants du soleil, en se glissant mutuellement de temps à autre à voix basse un mot de plainte. Ils se montrent extrêmement soumis à leur sort; ils dissimulent comme tout le monde le fait au Soudan et ils déclarent au Sejjir, qui leur fait souvent la leçon, qu’ils savent et comprennent très bien, qu’ils ne souffrent que la juste punition de leur crime; mais dans leur for intérieur ils appellent la vengeance du ciel sur leur tyran et prient pour être délivrés des mains de leurs bourreaux.

Les gardiens s’approprient les vivres que les parents apportent aux prisonniers, puis ils partagent le reste à leur gré, parmi les victimes à moitié mortes de faim, de sorte qu’il arrive très souvent que celui auquel étaient destinés les plus gros morceaux n’a rien du tout. Le soir, ils sont réintégrés dans les bâtiments dépourvus de fenêtres et ne possédant pas la moindre ventilation. La résistance, la prière, les plaintes ne servent à rien. Ils sont entassés de force, aussi nombreux que la place en peut contenir. Etroitement parqués, il est impossible à la plupart d’avoir assez de place pour pouvoir seulement s’asseoir. Rendus presque fous par la chaleur et le manque d’air, incapables de réagir contre les souffrances qu’ils endurent, les plus forts serrent, frappent et foulent aux pieds leurs compagnons avec une fureur insensée pour se procurer l’espace le plus restreint. Enfin le jour paraît, les portes fermées avec des chaînes de fer sont ouvertes et les malheureux baignés de sueur sortent en titubant, ressemblant plus à des cadavres qu’à des hommes vivants. Ils se remettent peu à peu; mais le soir venu, leur terrible martyre recommence.

Et cependant, ils aiment la vie. Ils ne perdent jamais complètement l’espoir; ils implorent Dieu à toute heure de leur accorder la liberté. Bien que les prisons soient toujours combles et que les prisonniers aient à endurer les plus affreuses souffrances, je n’ai jamais entendu parler d’un suicide.

Charles Neufeld passa depuis le milieu de 1887 plusieurs années dans cette prison, exposé aux plus grandes privations et gravement malade. Il fut et est encore soutenu par les Européens qui se trouvent à Omm Derman autant que leurs moyens le leur permettent, par l’intermédiaire de sa servante, qui était venue avec lui de Wadi Halfa. Les pieds chargés de doubles anneaux en fer et une lourde chaîne autour du cou, il fut livré comme les autres à la discrétion de ses gardiens. Comme il refusait une fois de rentrer le soir avec les autres dans l’intérieur du bâtiment, qui est appelé avec raison, la dernière station de l’enfer, il fut même fouetté.

Il supporta tranquillement les coups douloureux sans proférer un cri jusqu’à ce que l’esclave s’arrêta de lui-même et lui demanda pourquoi il ne se plaignait point et n’implorait pas sa pitié.

«Ceci est l’affaire des autres et non pas la mienne,» répondit Neufeld tranquillement, et il acquit par cette manière d’être le respect de ses gardiens. Après environ trois années de captivité, ses fers furent allégés et avec seulement une chaîne aux pieds, il fut envoyé à Khartoum où il fabrique du salpêtre sous la surveillance d’un certain Woled Hamed Allah. Il se trouva relativement mieux. Comme son travail avait de la valeur pour le calife, il reçut plus tard de lui une subvention mensuelle en argent, mais si maigre qu’elle suffit à peine à ses besoins les plus stricts. Tout au moins il put de nouveau respirer l’air frais et fut délivré de l’infect cachot. Les locaux utilisés pour la fabrication du salpêtre se trouvent dans le bâtiment des missions catholiques à Khartoum qui, pour ce motif, a été sauvé jusqu’à présent de la destruction générale. Là, le pauvre Neufeld traîne le soir ses membres fatigués à travers le jardin de la mission pour se reposer au pied d’un palmier, après le dur labeur de la journée.

Alors ses pensées doivent se porter vers son père encore vivant, vers son frère et vers sa sœur, et il doit maudire le jour où il a quitté Wadi Halfa d’une manière irréfléchie bravant sans nécessité le sort qui l’a puni trop sévèrement.

Puisse le pauvre prisonnier recouvrer bientôt la liberté et être réuni aux siens qui ne doivent pas perdre l’espoir! Il ne manque pas d’amis, qui savent ce qu’il en est et qui s’efforceront de l’aider à fuir; mais la réussite dépend de Dieu seul!

Une autre victime encore plus malheureuse fut le sheikh Khalil. Que n’eût-il pas à souffrir, jusqu’à ce que la mort le délivrât de ses souffrances! Il avait été envoyé par des fonctionnaires du Gouvernement égyptien avec une lettre pour le calife, dans laquelle ils lui faisaient connaître les Mahdistes faits prisonniers à la bataille de Toski. Ils assuraient en même temps au calife qu’ils seraient bien traités et délivrés, l’engageant à rendre au sheikh Khalil les ordres et le sabre du général Gordon qui se trouvaient peut-être aux mains des Mahdistes. Le calife renvoya avec la lettre à laquelle il ne répondit pas, un Arabe Ababda, nommé Boushra, qui était venu en même temps que le sheikh Khalil, mais il retint ce dernier qui était Egyptien de naissance. Quelques jours plus tard il le fit mettre aux fers, sous prétexte qu’il cherchait à espionner.

Khalil fut bientôt si affaibli par les mauvais traitements corporels, les cruautés de toute espèce et la privation totale de nourriture qu’on lui imposait parfois, qu’il ne fut plus en état de se lever du sol sur lequel il était couché. Bientôt l’eau lui fut supprimée pendant des jours entiers jusqu’à ce qu’enfin la mort eût pitié du martyr et mit fin à ses souffrances.

Melich, marchand juif de Tunis, qui était venu de Senhit à Kassala avec la permission de Haggi Mohammed Abou Gerger, fut envoyé, sur l’ordre du calife, qui avait été instruit de son arrivée, enchaîné sans autre forme de procès, à Omm Derman où il se trouve encore aujourd’hui prisonnier. Maigre comme un squelette et presque réduit au désespoir par sa longue détention imméritée, il prolonge sa misérable existence, grâce à l’appui bienfaisant de ses anciens coréligionnaires établis à Omm Derman et qui ont embrassé la croyance musulmane.

Deux Arabes de la tribu des Ababda furent faits prisonniers à Metemmeh sous la prévention d’espionnage. Le bruit se répandit à Omm Derman que des lettres adressées à des Européens vivant là avaient été trouvées chez eux. La petite colonie européenne passa des jours de terreur et d’angoisse jusqu’à l’arrivée des deux prisonniers. On découvrit alors seulement que les lettres étaient adressées à un copte, vivant au Soudan et avaient été écrites par ses parents au Caire. Les deux Arabes furent jetés en prison où ils eurent à subir les mauvais traitements de leurs gardiens et moururent de faim.

Asaker Abou Kalam, ancien grand sheikh des Djimme qui, comme nous l’avons vu, (page 179) avait exercé une si noble hospitalité envers le calife et son père, lors de leur voyage dans les pays du Nil et avait fait des funérailles solennelles à celui-ci, après son décès, avec les sacrifices d’usage, fut mis aux fers. On avait rapporté au calife que le grand sheikh, lorsque sa tribu avait été contrainte de force par Younis à émigrer, avait murmuré contre l’état de choses actuel et avait regretté d’avoir combattu l’ancien Gouvernement. Pendant des mois, il fut maintenu en captivité; il dut souffrir les plus grandes privations pour être envoyé ensuite en exil à Redjaf, les pieds et les mains liés par de lourdes chaînes. Mais sa femme, une beauté soudanaise bien connue fut, sur l’ordre du calife, séparée de son époux et après son départ, incorporée dans le harem du maître du pays.

Zeki Tamel, le premier et le meilleur officier du calife, fut, sur l’ordre de celui-ci, amené au Sejjir et enfermé dans une maisonnette en pierre dont la porte fut murée. Par une fente laissée ouverte, on lui tendait, à intervalle de plusieurs jours, un peu d’eau; mais il fut complètement privé de nourriture. Pendant 23 jours il souffrit les plus indicibles tortures; si horriblement que la faim le torturât, si affreusement que la soif le fit souffrir, on n’entendit jamais un cri de douleur ou un mot de prière par la petite fente de ce tombeau de pierre. Trop fier pour s’humilier devant ses bourreaux, il tint ses lèvres fermées jusqu’à ce que le 24me jour de son martyre, la mort apparut comme une libératrice. Le Sejjir et ses compagnons, ce jour-là, l’épiaient par l’ouverture de la prison, devenue maintenant en réalité un tombeau; basés sur leur longue expérience, ils attendaient pour ce jour-là sa mort, et après s’être délecté de son agonie, le Sejjir se hâta de porter la bonne nouvelle à son maître le calife. Le cadavre fut emmené de nuit à l’extrémité occidentale de la ville et enterré entre des huttes en ruine, le dos tourné contre la Mecque. (Tous les mahométans croyants sont enterrés avec le visage tourné vers la Mecque). L’implacable calife voulait encore, après sa mort, lui ravir son repos.

Même le plus fidèle partisan et serviteur du calife, le cadi Ahmed woled Ali, n’échappa point à son sort. Lui aussi fut jeté au cachot et dépouillé de sa fortune qu’il avait acquise d’une manière irrégulière, tandis que ses femmes, dont il avait retenu un grand nombre par force dans sa maison, furent réparties entre ses ennemis.

Œil pour œil, dent pour dent! Dans cette même maison où son ancien adversaire Zeki Tamel rendit l’âme, lui-même fut enfermé et connut les mêmes tourments. Quelques jours après, le calife intima l’ordre à deux de ses cadis de l’interroger sur l’endroit et le lieu où il avait caché son argent, car on en avait trouvé fort peu chez lui.

«Allez dire au calife, répondit-il, que j’ai terminé mes comptes avec ce monde, que je ne possède pas un liard et que j’ignore l’endroit où l’on trouverait de l’or et de l’argent.» Les cadis lui promirent la grâce du calife s’il avouait; sa réponse fut invariablement la même. Ils durent retourner auprès de leur maître sans autre résultat.

Ceci se passait quelques jours avant ma fuite. Au moment d’écrire ces lignes, j’appris que lui aussi avait purgé sa condamnation.

On remplirait des volumes en décrivant toutes les monstruosités, qui se sont passées dans les cachots d’Omm Derman et les atrocités commises par le Sejjir et ses aides.

Mais passons..... Un jour viendra où la justice fera son œuvre!


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