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Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2

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CHAPITRE XV.

Le calife et ses adversaires.

Révolte des Ashraf.—Fuite du P. Ohrwalder et des deux sœurs.—Le calife se venge des Ashraf.—Arrestation et mort des oncles du Mahdi.—Zeki Tamel à Omm Derman.—Arrestation du calife Chérif.—Point de fumée sans feu.—Emigration forcée.—Tristes nouvelles d’Autriche.—Malaise du calife.—Le sort d’une grue.—Chute de Zeki Tamel.—La bataille d’Agordat.—Défaite de Kassala.—Chute du cadi Ahmed.—L’Etat du Congo à l’Equateur et au Bahr el Ghazal.—Refus d’une demande en mariage.

Le calife Mohammed Chérif et les deux jeunes fils du Mahdi à peine âgés de 20 ans, résolurent avec leurs autres parents de secouer le joug du calife et de reconquérir le Gouvernement par la force. Ils confièrent leurs plans sous le sceau du secret à leurs amis et compatriotes d’Omm Derman et gagnèrent à leur cause au moyen de leur intermédiaire les Danagla résidant au Ghezireh. Ils croyaient être sûrs de leurs conjurés, quand un émir de la tribu des Djaliin les trahit. Bien qu’il eût prêté serment qu’il ne confierait son secret qu’à son frère ou à son plus fidèle ami, il communiqua au calife tous les détails du complot, déclarant qu’il le considérait comme son plus fidèle ami!

Le calife prit aussitôt des mesures défensives; les Ashraf ayant aussi des espions remarquèrent des menées mystérieuses contre eux et se rendirent compte que leurs projets étaient découverts. Ils se réunirent en toute hâte dans leur quartier, au nord de la maison du calife, et se préparèrent au combat.

Tous les Ashraf et leurs partisans les Danagla se rassemblèrent dans les maisons voisines de la Koubbat du Mahdi; les bateliers et les matelots quittèrent leurs vaisseaux pour combattre et vaincre pour leur soi-disant droit, ou, comme ils le prétendaient pour la religion mal interprétée. On fit voir le jour aux armes, tenues cachées depuis longtemps par crainte du calife qui en interdisait le port, à peine 100 fusils Remington avec des munitions insuffisantes et de vieux fusils pour la chasse aux éléphants.

Ahmed woled Soliman se conduisit comme un insensé; il prétendit avoir vu le Prophète et le Mahdi qui lui avaient assuré la victoire et se réjouit du commencement des hostilités, comme d’une fête. Même les femmes du Mahdi qui depuis la mort de leur maître étaient enfermées et surveillées sévèrement par le calife et qui ne recevaient que juste le nécessaire à leur entretien, désiraient ardemment voir les deux partis aux prises; leur position était telle qu’elles ne pouvaient que gagner au change: Aïsha Oumm el Mouminin, première femme du Mahdi, ceignit une épée pour prendre part à la guerre sainte!

Pendant que cela se passait à quelques centaines de pas de la maison du calife, lui aussi faisait ses derniers préparatifs.

C’était un lundi, après la prière du soir; le calife fit venir tous les moulazeimie et les mit au courant des intentions des Ashraf. Il nous ordonna de nous armer, déclara notre service permanent: aucun ne devait quitter son poste, devant la porte. Des cartouches furent données aux troupes nègres des moulazeimie et elles durent se placer dans les rues conduisant aux maisons des rebelles pour leur couper toutes les communications. 1000 fusils furent distribués aux Taasha qui se postèrent sur une grande place entre le tombeau du Mahdi et la maison du calife, ainsi que le long des murailles. Les nègres, sous les ordres de Ahmed Fadhil, durent prendre leur position au centre de la mosquée et attendre; là aussi se trouvaient les cavaliers de Yacoub et l’infanterie armée de lances: tous étaient prêts à toutes les éventualités. Le calife Ali, soupçonné d’avoir des sympathies pour les rebelles devait occuper la partie de la ville la plus rapprochée de ses maisons et couper toutes les communications aux révoltés.

Au lever du soleil, ceux-ci étaient complètement cernés et il ne leur restait qu’à se rendre ou à se battre. Cependant, avant le combat, le calife envoya ses cadis, accompagnés de Saïd el Meki vers le calife Chérif et les fils du Mahdi pour leur rappeler la proclamation de leur père et les paroles de ce dernier sur son lit de mort; il leur fit demander en même temps quels étaient leurs désirs et leur promit d’y donner satisfaction si c’était possible. On répondit brièvement aux cadis qu’on ne désirait qu’une chose, le combat.

Le calife avait donné l’ordre strict à tous ses commandants de ne pas provoquer le combat et de se borner en cas d’assaut à la défense nécessaire. Il tenait à terminer cette révolte à l’amiable. Il était fermement persuadé qu’il serait victorieux dans une bataille, mais aussi qu’Omm Derman serait livrée au pillage. Il reconnaissait que les tribus arabes de l’ouest surtout, dès le commencement du combat, chercheraient et trouveraient l’occasion d’exercer leur amour du vol et du brigandage, qualités dominantes de leur caractère et ne songeraient qu’à s’emparer du butin; il savait par expérience que dans l’ardeur de l’action, elles ne ménageraient ni ami, ni ennemi, finalement se feraient la guerre entre elles et saisiraient l’occasion pendant le trouble général, de regagner leur patrie qu’elles avaient presque toutes quittée à contre-cœur. Une seconde fois, il envoya le cadi vers les rebelles, mais sans plus de succès que la première fois.

Moi-même, je désirais la guerre, car, je risquais tout au plus ma vie qui était continuellement en jeu dans le voisinage du calife qui n’avait pas même épargné le plus zélé de ses serviteurs, Ibrahim Adlan, lorsqu’il crut ne plus avoir besoin de lui; d’un autre côté, cette guerre et l’inévitable affaiblissement de mes ennemis me procuraient une douce satisfaction; puis, je pensais qu’une occasion de reconquérir ma liberté pourrait s’offrir et grâce aux anciens soldats du Gouvernement qui étaient presque tous mécontents de leur état actuel, je pouvais même atteindre un but plus élevé. Faire des plans définis pendant cette époque mouvementée et anormale eût été folie; je désirais la guerre pour en tirer tous les avantages possibles.

Quelques rebelles exaltés, ne pouvant plus attendre, ouvrirent le feu et quelques-uns des nôtres, malgré la défense, y répondirent. Cependant ce ne fut qu’une escarmouche. Les rebelles semblaient ne pas savoir ce qu’ils voulaient et leur parti faisait déjà l’impression d’être divisé. Les armes étaient mauvaises et rares, mais leur courage l’était plus encore. Bientôt le feu cessa; nous n’avions en tout que cinq morts. De nouveau le calife envoya des ambassadeurs et le calife Ali woled Helou pour offrir son pardon aux Ashraf. Cette fois, on répondit moins rudement; on désirait même connaître les conditions de réconciliation; les envoyés furent en même temps chargés de les poser. Les négociations prirent le reste du jour, et même jusque fort tard dans la nuit, puis recommencèrent le lendemain; à ma grande déception, elles finirent par un arrangement. Le calife promit par serment d’accorder grâce complète à tous les conjurés sans exception. En outre il fit les concessions suivantes:

1º Le calife Mohammed Chérif devait recevoir une place selon son rang avec voix consultative dans toutes les affaires importantes du Gouvernement.

2º Les bannières mises hors de service depuis la mort d’Abd er Rahman woled Negoumi devaient lui être rendues avec le droit d’enrôler des volontaires.

3º Tous les parents du Mahdi devaient recevoir du Bet el Mal des secours proportionnés en argent selon la volonté du calife Chérif.

Les rebelles s’engageaient par contre à livrer toutes leurs armes et à obéir désormais aveuglément aux ordres du calife.

Les conditions furent acceptées et la paix conclue; seule l’exécution de ces mesures se fit attendre.

Le vendredi matin enfin, les chefs des rebelles parurent devant le calife, demandèrent et reçurent leur pardon et renouvelèrent leur serment de fidélité. L’après-midi du même jour, le calife Chérif vint avec les deux fils du Mahdi. La paix était donc conclue de fait; la cavalerie et l’infanterie qui avaient été sur pied pendant trois jours consécutifs reçurent l’ordre de quitter la mosquée. Les Djihadia et les moulazeimie devaient rester à leur poste jusqu’à ce que les armes eussent été livrées.

Le dimanche suivant, après-midi, j’avais envoyé un de mes serviteurs demander des nouvelles du Père Ohrwalder; il revint disant qu’il avait trouvé la porte de la maison fermée et avait pris des renseignements auprès de ses voisins, d’anciens marchands grecs. Ceux-ci, dans la plus grande inquiétude, le cherchèrent partout où il avait l’habitude d’aller, mais ne le trouvèrent plus; les deux sœurs de la mission qui demeuraient chez lui étaient également absentes. L’idée me vint soudain alors qu’Ohrwalder profitant des troubles de la ville avait rencontré par hasard des gens de confiance et s’était enfui avec eux. C’était bien cela. Avant la prière du soir un des muselmanium et le Syrien Georgi Stambouli vinrent demander en tremblant à être conduits vers le calife pour lui communiquer des affaires urgentes.

Celui-ci, occupé de choses qui lui paraissaient plus importantes, les pria d’attendre dans la mosquée et ne leur demanda ce qu’ils voulaient qu’après la prière du soir. Ils lui firent part que Youssouf el Gasis (l’ecclésiastique Joseph) avait disparu depuis hier avec les femmes qui habitaient sa maison. Le calife extrêmement fâché en apprenant cette nouvelle, fit venir immédiatement Nur el Gerefaoui, l’amin du Bet el Mal et Mohammed Wohbi, préfet de police, leur ordonnant de poursuivre les fugitifs sur toutes les routes et d’employer tous les moyens en leur pouvoir pour les rattraper et les ramener morts ou vivants à Omm Derman. Ce fut un bonheur pour les pauvres Grecs que le calife fût fort occupé de ses ennemis et ne trouvât pas le temps de penser à eux, sans quoi, ils n’auraient pas manqué d’être incarcérés et dépouillés de leurs biens, puisque Ohrwalder demeurait au milieu d’eux. Comme, lors de l’insurrection, on avait envoyé tous les chameaux dans les provinces pour aider à la concentration des troupes, Nur el Gerefaoui et Mohammed Wohbi n’en purent trouver que trois, ce que Ohrwalder qui devait fuir à marches forcées et dans quelle anxiété ne prévoyait sans doute pas.

Je désirais de tout mon cœur le succès de son audacieuse entreprise; il avait tant souffert et supporté son malheur avec une patience toute chrétienne, s’étant toujours fait remarquer par son courage et sa rare dévotion.

Maintenant j’étais entièrement abandonné, ce n’était pas seulement pour moi un compatriote, mais aussi un ami fidèle. C’était le seul qui avait avec moi une parenté spirituelle, le seul avec qui je pouvais dans les jours de tristesse échanger quelques mots en ma langue maternelle. Maintenant j’étais bien seul!

Le lendemain, le calife me fit appeler et m’adressa de vifs reproches au sujet de la fuite d’Ohrwalder.

«Il est de ta race et était, je le sais, en relation avec toi. Pourquoi ne m’as-tu pas dit de le retenir ici-même? Tu dois avoir eu connaissance de ses intentions?»

«Maître, répondis-je, comment aurais-je pu savoir qu’il voulait fuir? Dès le commencement des troubles que tu as apaisés, grâce au Tout-Puissant et à ta sagesse, je n’ai pas un instant quitté mon poste. Si j’avais su que c’était un traître, tu sais bien que je t’aurais averti à temps!»

«C’est sans doute ton consul qui l’aura fait emmener d’ici,» dit le calife toujours fâché et méfiant.

Avec les dernières lettres arrivées pour moi et le calife, de Rosty, le consul général austro-hongrois, en avait adressé une à ce dernier, en arabe, pour le remercier de sa manière d’agir envers les membres de la mission catholique et demander un sauf-conduit pour un messager qu’il désirait leur envoyer puisqu’ils étaient sous la protection autrichienne et que S. M. l’empereur avait pour eux un intérêt tout particulier. Le calife m’avait montré la lettre sans y répondre et considéra dès lors tous les membres de la mission comme mes compatriotes; il prétendait aussi que les fugitifs avaient été emmenés par l’intermédiaire du consul général.

Je fis remarquer au calife qu’il était probable que des marchands des tribus limitrophes arabes se fussent trouvés à Omm Derman lors des troubles et en eussent profité par amour du gain pour faciliter la fuite d’Ohrwalder et des deux sœurs. Le calife se rangea à cet avis et me recommanda de lui rester fidèle. Là-dessus il me congédia.

Malgré la résistance des Ashraf, les armes furent enfin livrées et le calife trouva qu’il était temps de prendre des mesures radicales contre ses adversaires. Une vingtaine de jours pouvaient s’être écoulés depuis le commencement des hostilités. Nous étions encore sur pied jour et nuit pour garder le calife quand il convoqua en assemblée les deux autres califes, les cadis et les chefs Ashraf et Danagla. Il reprocha à ces derniers de n’obéir à ses ordres qu’avec répugnance malgré son pardon, de venir rarement à la prière et à la revue qui avait lieu tous les vendredis matin; il leur fit lire de nouveau la proclamation du Mahdi en sa faveur.

Ensuite, pour suivre les traces de son prédécesseur qui prétendait n’agir que d’après des inspirations prophétiques, il déclara à l’assemblée que le Prophète lui était apparu et lui avait commandé de punir les récalcitrants qu’il lui avait indiqués.

Il y en avait treize à la tête desquels se trouvaient Ahmed woled Soliman universellement détesté et Ahmedi, l’un des secrétaires du calife, originaire de Dongola. Le calife soupçonnait ce dernier de sympathiser avec ses ennemis et de les renseigner secrètement sur les mesures qu’il prenait. Ils furent appelés l’un après l’autre, reçus par les moulazeimie d’ordonnance, garrottés, trainés en prison, en butte à de mauvais traitements, puis mis aux fers.

Quelques jours après, le calife leur fit encore lier les mains et les envoya en bateau à Faschoda sous forte escorte. Zeki Tamel les laissa parqués environ huit jours dans une zeriba étroite où ils souffrirent de la faim et de la soif, ne leur donnant de temps en temps que juste pour les maintenir en vie. Enfin, selon des instructions secrètes, ils furent tués à coups de bâtons épineux, fraîchement coupés! (après qu’on leur eut arraché leurs mauvais vêtements).

La révolution terminée, le calife avait envoyé deux de ses plus proches parents, Ibrahim woled Malek et Salah Hammedo, celui-ci vers le Nil Bleu et l’autre vers le Nil Blanc pour mettre en état d’arrestation les parents et partisans des Ashraf qui, à cause de leur absence, n’étaient pas compris dans le pardon du calife. Les deux envoyés expédièrent tous les hommes, plus d’un millier, dans la sheba à Omm Derman où, désarmés, ils attendirent leur punition pour avoir pris part à la conspiration. Parqués des jours entiers dans la cour de la prison, entre la vie et la mort, ces malheureux apprirent enfin du calife qu’ils auraient la vie sauve à condition de partager tous leurs biens avec lui. Heureux d’une expiation relativement douce, ils y consentirent; mais, il va sans dire que le calife reçut la plus grande part. Mis en liberté après le partage, ils rentrèrent dans leurs villages respectifs; il ne restait au riche que le nécessaire à peine et le pauvre était dans la misère noire. Mais ce qui les indigna le plus et les fit soupirer après la vengeance, ce fut de trouver leurs femmes maltraitées et beaucoup de leurs filles déshonorées.

Le calife et son frère Yacoub choisirent parmi ces biens ce qui leur plut et partagèrent le reste entre les tribus occidentales, favorisant particulièrement leur tribu et surtout la branche des Djouberat. Cela excita le mécontentement des autres tribus qui depuis longtemps murmuraient au sujet de la préférence accordée aux Taasha et de leur arrogance. Ils se plaignirent, mais furent repoussés durement par le calife et Yacoub.

Pendant ce temps, les habitants du Soudan et les troupes du pays étaient restés paisibles. Les généraux reçurent cependant l’ordre de désarmer tous les Danagla suspects.

Le calife tourna alors ses regards vers les deux oncles du Mahdi qu’il haïssait. Ils s’appelaient Mohammed Abd el Kerim et Abd el Kadir woled Sati Ali. Il prétendit avoir appris qu’ils blâmaient ouvertement ses mesures et tenaient des propos séditieux. Il les traduisit devant le cadi Ahmed et malgré leurs protestations d’innocence, ils furent condamnés à la prison. Le calife ordonna qu’ils eussent pieds et mains dans les fers et fussent conduits vers Zeki Tamel qui avait des instructions secrètes qu’il devait exécuter.

Une épidémie de typhus ayant éclaté dans l’armée de ce dernier, il reçut l’ordre de quitter Faschoda, où il s’occupait encore des Shillouk et de venir à Omm Derman avec tous ses soldats. Avant de partir, Zeki devait encore dépouiller la tribu des Dinka qui s’était rendue sans combat. Troupeaux, femmes et enfants devaient être emmenés à Omm Derman. Les nègres Dinka ne se doutant de rien furent presque tous massacrés dans un festin auquel ils avaient été conviés.

En descendant le fleuve, Zeki rencontra à Gebel Ahmed Agha le bateau avec Abd el Kerim et Abd el Kadir woled Sati à bord. Après avoir pris connaissance des passeports secrets, il leur donna ordre d’aller à terre après le coucher du soleil.

Ne pressentant rien de bon, Abd el Kerim implorait sa grâce, mais s’attirait les railleries de Zeki et les injures de son compagnon de souffrances Abd el Kadir, qui attendait tranquillement son sort, ayant honte de la lâcheté de son parent. Ils furent conduits à l’intérieur du pays où on leur trancha la tête avec de petites haches dont on se sert au Soudan pour abattre les branches des arbres.

Zeki Tamel vint à Omm Derman chargé de butin, traînant après lui des milliers d’esclaves, tandis que de nombreux troupeaux suivaient les bords du fleuve. Il acquit une véritable fortune en les vendant.

Les émirs de Zeki se plaignaient de sa tyrannie et l’accusèrent auprès du calife de viser à l’indépendance dès qu’il trouverait assez de partisans. La haine seule de ses gens l’avait empêché jusqu’alors, disaient-ils, de réaliser ses projets de haute trahison. Ses riches présents en argent, en esclaves et en troupeaux réussirent à le faire rester en faveur auprès du calife et de Yacoub.

En présence de Zeki Tamel, le calife commanda lui-même les manœuvres de son armée et des troupes d’Omm Derman. Mais, manquant des connaissances militaires les plus primitives et son armée de 30000 hommes étant très indisciplinée, ces exercices offrirent le spectacle d’un indescriptible désarroi dont la cause m’était attribuée en qualité d’adjudant du calife. Souvent, quand le désordre prenait des dimensions inquiétantes, il m’accusait de lui être hostile, de mal comprendre ses ordres intentionnellement pour causer tout le mal. Comme pour moi, il ne s’agissait ni de démission, ni de pension, je dus tout supporter, continuer mon service, puis à la fin, quand le calife déclara les manœuvres terminées et que Zeki Tamel reçut l’ordre de reculer jusqu’à Gallabat, contre toute attente je fus loué et je reçus comme cela m’était déjà arrivé souvent, deux jeunes négresses en témoignage de sa satisfaction!

Le calife Mohammed Chérif avait appris après l’arrivée de Zeki, la mort traîtreuse de ses deux proches parents et protesta, encouragé par la foi naïve, d’être inviolable en sa qualité de calife, contre une telle infraction au traité de paix. Il donna ainsi à Abdullahi l’occasion tant désirée d’agir contre lui. Le calife le déclara rebelle, agissant contre ses ordres dont le Mahdi avait prescrit l’exécution sans condition et comme s’opposant aux inspirations du Prophète. Il ordonna au calife Ali et aux cadis de constater si ses déclarations étaient exactes.

Chérif protesta de nouveau et fut, sur l’ordre du calife, appréhendé dans la djami et reçu par Arabi Dheifallah et ses moulazeimie. Etant nu-pieds il demanda ses souliers; on les lui refusa; en sortant de la djami, on l’emmena si rapidement et on le poussa de telle façon que hors d’haleine, il tomba deux fois par terre. Dans un état pitoyable, il fut traîné vers le Sejjir et six chaînes de fer lui furent rivées aux pieds. Une petite chaumière à l’écart lui servit de prison. Privé de toute communication avec ses semblables, étendu sur le sol, il eut le loisir de réfléchir à son sort et de reconnaître que les traités, ainsi que la personne d’un calife n’étaient pas sacrés pour le calife du Mahdi quand il s’agissait d’affermir son pouvoir et de se venger.

Les deux jeunes fils du Mahdi furent remis aux soins de leur grand-père Ahmed Cherfi avec l’ordre de les mettre aux arrêts et de ne leur laisser voir personne. Ahmed Cherfi, le beau-père et grand-oncle du Mahdi était un homme âgé, possédant une grosse fortune amassée en pillant; de crainte de la perdre, il faisait preuve d’une soumission qui ressemblait à un esclavage, s’attirant ainsi les sympathies du calife.

Peu après cet incident, j’eus occasion d’être fort inquiet. Younis avait envoyé de Dongola au calife un homme venant du Caire et ayant à faire d’importantes communications sur certaines personnes vivant ici. En présence de tous les cadis, le calife l’avait reçu.

J’eus le pressentiment de n’être point étranger à cette affaire et priai un des cadis avec lequel j’étais lié de bien vouloir me renseigner. En quelques mots, il me tranquillisa, mais en m’avertissant d’être prudent et de ne pas éveiller les soupçons en ayant l’air de m’intéresser à cet incident.

Après la prière, les juges furent appelés de nouveau et, accompagnés du messager, se présentèrent chez le calife. Quelques minutes après, je vis l’homme, qu’on avait garrotté, conduit en prison. Je l’avoue, je m’en réjouis et pour cause. Suivant le conseil que m’avait donné le cadi, je parus fort indifférent devant mes camarades qui cherchaient à s’enquérir des causes de l’arrestation de ce personnage.

Le lendemain, je fus cité devant le calife. Les cadis, quelques-uns de mes collègues se trouvaient déjà chez lui.

Il me fit prendre place et commença à me faire observer qu’il m’avait toujours exhorté à être fidèle, qu’il avait soin de moi comme un père de son fils et qu’il n’avait jamais ajouté foi aux accusations portées contre moi, par mes ennemis.

«Mais, ajouta-t-il, répétant le proverbe arabe, il n’y a pas de fumée sans feu. Or, chez toi, il y a toujours de la fumée et beaucoup de fumée.»

Son regard devint plus perçant.

«Cet homme a prétendu hier que tu étais un espion du Gouvernement et que ta solde était versée mensuellement à ton remplaçant au Caire, lequel te la faisait parvenir ici-même. Il a soutenu avoir vu ta propre signature, chez les autorités de cette ville, prétendant que Youssouf el Gasis (le Père Ohrwalder) n’avait pu s’enfuir que par ton intermédiaire. Il a déclaré enfin que tu t’es engagé vis-à-vis des Anglais, lors d’une attaque d’Omm Derman, à t’emparer de l’arsenal ainsi que du magasin aux munitions, lequel, vous le savez tous, se trouve vis-à-vis de ta maison. Cet homme, un de nos anciens déserteurs, a été jeté en prison. Qu’as-tu à dire pour ta défense.»

«Maître, répondis-je le plus tranquillement possible, Dieu est miséricordieux et tu es juste. Je ne suis pas un espion et n’ai jamais communiqué avec le Gouvernement. Quant à avoir touché un salaire quelconque, je le nie. Mes frères, tes moulazeimie qui entrent continuellement dans ma maison savent fort bien que souvent je manque même du nécessaire; le respect que j’éprouve pour toi m’a toujours empêché de me plaindre. Cet homme prétend avoir vu ma signature: nouveau mensonge! Je suis convaincu qu’il est incapable de déchiffrer nos langues européennes. Bien plus, si tu le désires, permets que j’écrive différents noms; au milieu de ces derniers, j’intercalerai le mien; s’il le lit, ce sera la preuve qu’il connaît nos caractères, mais non que je suis un espion.»

J’attendis sa réponse.

«Ajouteras-tu quelque chose encore contre cet homme?»

«Quels services ce personnage aurait-il donc rendu au Gouvernement, repris-je, pour qu’on lui ait, à lui, un déserteur, confié mes secrets et que je suis un espion? Quant à ce qui concerne Gasis Youssouf, personne que toi ne peut mieux savoir qu’au moment de sa fuite, il m’était de toute impossibilité d’avoir des relations avec lui, ou avec un autre, puisque je ne m’éloigne jamais de ta personne. S’il avait été en mon pouvoir de favoriser la fuite de quelqu’un, si j’avais été un traître, ne serais-je pas parti moi-même?

«Les Anglais savent-ils que ma maison est sise vis-à-vis du magasin aux poudres, c’est compréhensible; le messager qui m’apportait, avec ta permission, les lettres de ma famille, a pu le voir et le leur dire peut-être.

«Il est fort possible aussi qu’après avoir cessé, selon ton désir, toute correspondance avec les miens, ceux-ci se soient informés de ma santé auprès des marchands qui d’ici se rendent souvent au Caire et aient appris où je demeure; en ma qualité de moulazem personne ne l’ignore. Mais quant à prétendre que je me fasse fort, au cas d’une guerre, d’occuper ton arsenal, c’est trop ridicule, trop grotesque. Autant que je puis en juger, je ne crois pas qu’on ose attaquer ton pays, ni toi, l’invincible, le victorieux; le hasard le permît-il même, comment saurais-je qu’alors, au moment propice, j’occuperais encore ma demeure actuelle?

«Non, je crois plutôt qu’à ce moment-là, je serais au premier rang des combattants prouvant que mon sang et ma vie sont à toi et que je te suis fidèle et soumis. Maître, tu es juste; tu ne sacrifieras pas l’homme qui te sert depuis de longues années à un Dongolais, à un de tes ennemis!»

«Eh! d’où sais-tu donc que cet homme, qui dépose contre toi, est un Dongolais?» me demanda aussitôt le calife.

«Je me rappelle l’avoir vu ici, à ta porte, il y a plusieurs années avec Abd er Rahman woled Negoumi el Chehid (martyr, ainsi qu’on le nommait depuis sa mort) et l’ai fait chasser de force par tes moulazeimie, tellement il était importun.[4]

«Veut-il aujourd’hui, peut-être, te prouver sa fidélité et se venger en me calomniant. Dieu t’a donné la sagesse pour gouverner les hommes; tu sauras donc aussi discerner ce qui est juste en ce cas!»

Le calife attendit quelques instants.

«Je t’ai appelé, me dit-il enfin, non pour te juger, mais pour te montrer que, quand même, je ne t’ai point retiré ma confiance. Si j’avais ajouté foi aux dénonciations de cet homme, je ne l’aurais point fait enfermer. Tu as des ennemis nombreux, peut-être parce que ton nom est connu ici; tu as des envieux qui ne veulent pas que tu sois près de moi...... Sois sur tes gardes: où il n’y a pas de feu, il n’y a pas de fumée!»

Il me congédia. Les cadis et les moulazeimie restèrent encore longtemps avec lui.

Lorsque la nuit fut venue, je questionnai en secret un de mes camarades en qui j’avais confiance sur ce que le calife avait ajouté après mon départ. Voici la réponse qu’il me fit:

«Le calife a déclaré qu’il savait bien que l’homme mentait, mais, qu’en toute cette affaire, il devait pourtant y avoir un fond de vérité. Il a toutefois admis la possibilité que tu aies des ennemis au Caire, qui suscitent des intrigues contre toi.»

Pendant ma défense, j’avais eu envie de soulever ce dernier point; mais il valait mieux conserver une porte de sortie, le cas échéant; le calife ayant, de lui-même, émis cette supposition, mon silence me permettrait de me défendre, en utilisant et en développant cette idée.

Ne serai-je donc jamais sûr du lendemain; pendant combien de temps encore aurai-je à me défendre, à me justifier? Il était clair que le calife me considérait toujours comme son adversaire et n’attendait qu’une occasion, une seule pour me mettre, à jamais, hors d’état de lui nuire...! Et pourtant, grâces soient rendues à Dieu qui le faisait agir à mon égard, avec plus de douceur qu’avec toute autre personne. Ah! Madibbo, ton précepte «sois soumis et patient» est juste, mais combien est-il dur à suivre!

Le lendemain, après la prière, je me rendis un instant dans ma demeure. Nur el Gerefaoui, le successeur d’Ibrahim Adlan m’y suivit. Je le connaissais depuis longtemps et nos rapports étaient très amicaux.

«Visite bien rare, lui dis-je, Dieu veuille que la cause en soit heureuse!»

«Oui, répondit-il, en me serrant fortement la main que je lui tendais; mais qui te dérangera quelque peu néanmoins. J’ai besoin de ta maison et je te prie de me la céder aujourd’hui même. En échange, je t’en donne une sise au sud de la djami; celle-là même où les hôtes du calife ont coutume de descendre.

«Elle est plus petite que la tienne, c’est vrai, mais à cause de sa position, séparée de la djami par la route seulement, elle te sera commode, à toi qui es un homme si pieux.»

«Bien; mais entre nous, qui t’a envoyé ici? Le calife ou bien Yacoub?»

«C’est un secret, reprit-il en souriant; en réfléchissant à ta comparution d’hier, chez le calife, tu peux aisément résoudre ta question.» Puis il ajouta, non sans ironie:

«Le maître t’aime tant, qu’il veut sans doute t’avoir plus près de lui encore; deux cents pas à peine sépareront vos habitations respectives! Eh bien, quand puis-je occuper ta demeure?»

«Ce soir, j’aurai déménagé, répliquai-je; le seul travail consiste à transporter mon blé et le foin pour mon cheval et pour mon âne. Ma nouvelle maison n’est-elle pas inhabitée?»

«Certainement; j’ai donné ordre de la nettoyer; je vais prendre les mesures nécessaires tandis que, de ton côté, tu te mettras aussitôt à l’ouvrage. Espérons que la nouvelle te portera plus de chance que l’ancienne,» murmura-t-il, en s’éloignant.

Le calife venait donc ainsi de me donner publiquement une nouvelle preuve de méfiance, puisqu’il voulait m’éloigner de ses magasins contenant les armes et les munitions que j’aurais occupés, au cas d’une attaque, ainsi qu’il se le figurait. J’appelai mes gens et nous commençâmes à déménager.

Les malheureux, je parle de mes domestiques, maudissant le calife appelèrent sur lui la colère divine. Ils demeuraient là depuis des années; c’était leur doux nid, cette maison; de leurs propres mains, ils avaient creusé un puits profond de seize mètres environ, ils avaient planté des citronniers, des grenadiers qui justement allaient porter des fruits!

Ce changement me touchait fort peu, en somme. Que de fois j’avais prié Dieu de me fournir une occasion de pouvoir quitter cette maison.

Je me disais comme Gerefaoui, espérons que la nouvelle demeure me porterait plus de chance!

Au reste, je n’étais pas le seul qui dut déménager si subitement. Tout le quartier situé au nord de la maison du calife, occupé en grande partie par les Ashraf et leurs partisans, dut être évacué sur le champ, sans que les habitants reçussent la permission d’emporter une partie intégrante quelconque de leurs maisons et sans recevoir d’indemnité. On leur assigna un terrain avec ordre de se construire de nouvelles habitations. Comme on le voit, j’étais toujours moins mal traité que les autres.

Un marchand du Darfour, dont je fis la connaissance ici, apprit que j’étais Autrichien et que je prenais une vive part à tous les événements qui surgissaient dans mon pays; il voyageait beaucoup, se rendant fréquemment en Egypte, à Alexandrie, en Syrie même. Un jour, m’ayant cherché dans la djami, il me fit en quelques mots à voix basse, diverses communications sur l’Egypte et me donna un journal d’Alexandrie, qui ne datait certes pas du jour même, mais qui contenait quelques articles sur ma patrie.

Curieux de le lire, je me rendis, dès que je le pus, chez moi et, en le parcourant d’abord, j’appris, à mon grand effroi, la mort de notre prince héritier Rodolphe. Je ne saurais décrire l’impression que me fit cette nouvelle.

J’avais servi sous ses ordres et je n’avais point perdu l’espoir de rentrer un jour dans mon pays l’assurer que dans toutes mes vicissitudes, je n’avais point oublié l’honneur d’avoir été officier dans son régiment. Qu’importait donc mon sort, en présence d’un événement aussi émouvant!

Je me repris à penser à notre Empereur qui est aimé de son peuple comme pas un monarque et que nous autres Autrichiens, nous sommes habitués à considérer comme un père!

Entouré d’hommes qui, par nature et par habitude, n’éprouvaient aucun sentiment, j’avais le loisir de me rappeler tant de souvenirs et de donner libre cours à l’amertume et aux ressentiments douloureux que j’éprouvais.

Et pourtant, il ne m’était point permis de laisser remarquer ce qui m’agitait si profondément! Il me fallait refouler de force les sentiments que je portais à ma patrie, aux miens et qui menaçaient parfois de prendre le dessus; je devais le faire pour que la nostalgie, l’agitation ne me fissent pas perdre la force de résistance nécessaire et ne me fissent pas paraître plus misérable encore que je l’étais. Cela me réussissait, en partie du moins, me contentant pour l’instant de mon sort, mais nourrissant toujours l’espoir d’une amélioration, d’être libre enfin. Cette triste nouvelle m’abattît cependant; je me sentis plus malheureux qu’auparavant. Ah! pourquoi cet homme m’avait-il apporté ce journal! Il avait cru me rendre service, sans doute: il m’avait enrichi d’une douleur et appauvri d’une espérance!

Mes camarades, sans deviner la cause de mon abattement visible, me conseillèrent de paraître content comme d’habitude, et de ne point regretter mon ancienne demeure; car, le calife, par ses espions, ne manquerait point de s’informer de moi. Je m’efforçai donc de paraître indifférent et prétendis être indisposé.

Bien autre chose préoccupait le calife. Il avait reçu d’Ahmed woled Ali, qui remplaçait Zeki Tamel à Gallabat un message dans lequel celui-là se plaignait amèrement de Zeki, son supérieur. Quelques jours après, le plaignant lui-même arriva et, tant en son nom personnel, qu’au nom des émirs de Zeki, il déposa contre ce dernier, au sujet d’insultes, de rapts de fortune, de vols et rappela que Zeki voulant se rendre indépendant, n’attendait que l’occasion favorable de mettre ses projets à exécution. Le calife qui savait bien que ces accusations étaient dues surtout à l’aversion qu’éprouvaient les émirs à l’égard de leur commandant, ordonna à Zeki de leur restituer les biens confisqués, et à l’avenir de les traiter selon leur situation. Ahmed woled Ali dut rentrer à Gallabat; le calife le pria toutefois de surveiller étroitement son supérieur et de dresser des rapports précis et exacts sur les faits qu’il avançait.

Haggi Mohammed Abou Gerger fut rappelé de Kassala par le calife qui le remplaça par Mousid; Gerger était Dongolais; aussi pour ne pas le laisser au milieu de ses compatriotes, le calife l’expédia à Redjaf, avec deux vapeurs destinés à renforcer les troupes qui se trouvaient là; en cela, il agissait comme il l’avait fait avec Mohammed Khalid. Omer Salih fut cité à Omm Derman pour fournir de vive voix des renseignements sur la situation à Redjaf; Gerger fut nommé émir du pays; tous les soldats et les combattants porteurs d’armes à feu furent placés sous les ordres de Moukhtar woled Abaker parent du calife.

Les vapeurs étaient partis depuis quelques jours quand le calife fut atteint du typhus. Toute la population d’Omm Derman fut en proie à une grande inquiétude et suivit avec intérêt le cours de la maladie, dont le dénouement fatal pouvait amener les plus graves bouleversements. Le calife Ali woled Helou, héritier présomptif selon la loi du Mahdi, montra, en ces jours, un intérêt qui ne concordait pas très bien avec l’amour qu’il portait à Abdullahi; ses partisans et ses compatriotes suivirent son exemple, et pour cause!

Mais la robuste constitution du calife l’emporta, à moins que les habitants du Soudan ne fussent point encore suffisamment châtiés et que, vivant fléau, Dieu n’ait pas voulu l’enlever avant que son œuvre fut achevée!

Vingt jours de maladie; puis il reparut de nouveau devant ses disciples qui le saluèrent par des acclamations, des cris de joie: il est vrai que la plupart ne cherchait qu’à faire du bruit! Seuls, ses parents et les tribus de l’ouest se réjouirent de sa guérison.

Le calife toutefois ne se trompa point sur ce qui s’était passé pendant sa maladie. Il savait bien qu’en ayant donné toujours la préférence à ses parents, les autres tribus occidentales seraient fâchées, mais comme elles étaient étrangères au pays, elles se verraient quand même obligées de prendre son parti. Les habitants des rives, ceux du Ghezireh, la plupart Djaliin et Danagla, c’est-à-dire ses ennemis, étaient désarmés et affaiblis par la confiscation de leurs biens. Il les éloigna encore davantage de leur patrie, en les consignant au Darfour, à Gallabat et à Redjaf, sous prétexte de renforcer les garnisons. Il avait compris aussi que le calife Ali woled Helou et les siens aspiraient à gouverner, mais il savait que jamais ils ne se décideraient, comme les Ashraf, à chercher par la force l’accomplissement de leurs désirs.

A mon égard il était devenu encore plus méfiant qu’autrefois. Depuis que nous étions voisins, il s’enquérait en secret auprès de mes camarades, de toutes mes démarches, de ma façon de vivre, de mes sentiments. Etant au mieux avec la plupart des moulazeimie, ceux-ci parlaient en ma faveur; ils me prièrent pourtant de redoubler de prudence.

Nous étions en décembre 1892; un jour, un peu avant midi, je quittai la porte du calife, désirant aller me reposer: on me rappela aussitôt.

Près du calife, je trouvai ses cadis assis en cercle; j’avais encore, toutes fraîches en ma mémoire, les leçons et les menaces qu’on m’avait faites à la suite des calomnies de Tajjib woled Haggi. Aussi mon anxiété ne fit-elle que croître en prenant place au milieu des juges, selon l’ordre du calife, qui n’avait pas répondu à mon salut.

«Prends ceci, me dit-il d’un ton sévère; examine-le!»

Je pris l’objet en question: c’était un anneau en laiton d’environ quatre centimètres de tour; une petite capsule de la forme et de la grosseur d’une cartouche de revolver, y était adaptée. On avait essayé de l’ouvrir et je vis clairement qu’elle contenait un papier.

Le moment était très peu agréable pour moi:

Etait-ce une lettre à mon adresse; venait-elle de ma famille ou du Gouvernement égyptien; le messager avait-il été découvert et arrêté? Mauvaise affaire! Je m’efforçai cependant de paraître très calme. On me tendit un couteau: j’ouvris à moitié la capsule; j’en sortis le papier, réfléchissant à ce que j’allais dire. Par bonheur, je n’eus besoin de rien inventer; je dépliais le papier sur lequel étaient écrites en allemand, en anglais, en français et en russe, les lignes suivantes: «Cette grue est née et a été élevée dans ma propriété d’Ascania-Nova, Gouvernement de Tauride, Russie méridionale. Prière de m’informer où cet oiseau a été pris ou tué. Septembre 1892. Fr. Falz-Fein.»

Je respirai.

«Eh! bien, demanda le calife, quelles nouvelles contient ce papier?»

«Maître, répondis-je, cet anneau a été suspendu au cou d’un oiseau et celui-ci a été tué. Son possesseur vit en Europe; il demande qu’on veuille bien lui faire savoir où cet oiseau a été pris ou tué.»

«Tu as dit la vérité, reprit le calife d’un ton plus amical; un Sheikhieh a tué l’oiseau près de Dongola; il a remis cette capsule à l’émir Younis woled ed Dikem, dont le secrétaire ne lit pas l’écriture des chrétiens. Il me l’a fait parvenir. Répète, qu’y a-t-il sur le papier?»

Je traduisis mot à mot et essayai, sur son désir, de lui expliquer la situation de la Russie ainsi que la distance qui nous séparait de ce pays.

Mais il conclut, disant:

«C’est là encore une des nombreuses machinations infernales des infidèles qui usent leur vie avec de telles inutilités; un mahométan sincère ne tenterait jamais pareille chose!»

Je remis au secrétaire la capsule et le papier et m’éloignai, répétant: «Ascania-Nova, Tauride, Russie méridionale, Falz-Fein.»

Les moulazeimie qui montaient la garde, inquiets de ma comparution devant le calife se réjouirent en me voyant sortir, presque joyeux.

Je me dirigeai vers ma demeure, murmurant toujours le contenu du papier, me promettant, si jamais j’étais libre, d’avertir le possesseur de la grue du sort qu’elle avait eu et des moments pleins d’angoisse qu’elle m’avait fait passer.

Ainsi qu’on le lui avait ordonné, Mahmoud Ahmed était arrivé à Omm Derman avec toutes ses troupes disponibles, environ 5000 hommes, du Darfour où il n’avait laissé que les garnisons absolument nécessaires. Il établit ses quartiers au sud de la ville, à Dem Younis. J’eus de nouveau de pénibles journées à supporter. Le calife, que la passion des manœuvres avait repris, mais qui n’était point apte à diriger des troupes aussi nombreuses, me rendit responsable de tout, en ma qualité d’adjudant et m’accusait invariablement, à la fin de chaque journée, d’incapacité, de mauvaise volonté.... Enfin, Mahmoud Ahmed rentra au Darfour avec ses troupes qui prêtèrent serment et qui reçurent.... des gioubbes toutes neuves.

Le calife dirigea son attention sur les provinces équatoriales; Haggi Mohammed Abou Gerger y était comme chef résident.

Le calife envoya à Redjaf deux vapeurs portant 300 hommes, sous le commandement de son parent Arabi Dheifallah, avec mission de destituer Gerger et de le jeter en prison; en même temps, il ordonna de mettre aux fers Mohammed Khalid et de l’envoyer en exil à Redjaf. En somme Dheifallah devait agrandir le territoire des Mahdistes et envoyer à Omm Derman des esclaves et de l’ivoire.

Pendant les préparatifs de l’expédition de Dheifallah, le calife avait fait venir à Omm Derman Zeki Tamel sous le prétexte de discuter avec lui sur les opérations à entreprendre contre les Italiens.

En réalité, et comme nous l’avons vu, plaintes sur plaintes étaient parvenues au calife par ses émirs, les unes justifiées, les autres inspirées par Ahmed woled Ali qui briguait pour lui-même le commandement suprême et excitait les émirs par des promesses à s’efforcer d’obtenir la déposition et si possible la condamnation de leur commandant.

Quatre jours après le départ d’Arabi Dheifallah, Zeki arriva à Omm Derman avec les émirs qu’il croyait lui être dévoués, après avoir nommé Ahmed woled Ali pour le remplacer et lui avoir ordonné d’attendre son retour dans le Ghedaref. Zeki fut reçu par le calife avec des marques d’amitié hypocrites; mais son jugement était depuis longtemps prononcé.

Quelques jours plus tard, Ahmed woled Ali arriva aussi à Omm Derman, malgré la défense que lui en avait faite Zeki, avec tous les émirs restés dans le Ghedaref. Ils furent, à plusieurs reprises, reçus secrètement par le calife et lui donnèrent les preuves de l’infidélité de Zeki.

Ils appuyèrent sur ce fait, qu’il n’avait pas suivi les ordres du calife de rendre aux émirs les biens qui leur avaient été pris, mais qu’il en avait détourné une forte partie pour s’attacher complètement ses soldats, afin qu’ils ne l’abandonnâssent pas dans l’accomplissement de son désir d’indépendance.

Le calife prit conseil de son frère Yacoub; ils tombèrent à la fin d’accord de rendre une fois pour toutes incapable de nuire, Zeki dont la simple privation du commandement n’amènerait aucune tranquillité durable à cause du grand attachement de ses soldats pour lui. Le lendemain matin, Zeki, qui ne soupçonnait rien, et qui, se vantant hautement des grands services qu’il avait rendus autrefois, s’attendait de la part du calife à un sérieux avertissement suivi de pardon, fut attiré, sous prétexte d’un entretien, dans la maison de Yacoub. A son entrée, quatre hommes qui se tenaient cachés l’attaquèrent par derrière et le jetèrent sur le sol. On lui enleva son sabre et on lui lia les mains. Zeki s’était fréquemment exprimé avec mépris et dédain sur le compte de Yacoub et du cadi Ahmed woled Ali; il les avait comparés, tandis qu’il se désignait lui-même comme un brave guerrier, à des femmes qui ne songeaient qu’à recevoir des cadeaux pour passer leur existence dans le repos et la volupté.

On le traîna sans armes, les mains attachées derrière le dos, dans une cour voisine, devant ses deux anciens ennemis.

«Eh bien, héros, lui demanda Yacoub ironiquement, où est maintenant ta bravoure?»

«De même que ton élévation aux pouvoirs et aux honneurs est venue de ma main, lui dit le cadi Ahmed qui autrefois à Gallabat l’avait investi du commandement suprême, de même ta condamnation sera mon œuvre. Je remercie Dieu qui m’a permis de voir le jour où tu es enfin en mon pouvoir.»

Zeki leur répondit, en grinçant des dents:

«J’ai été surpris lâchement et trahi. Si je me trouvais en champ clos, je ne craindrais pas des centaines de gens de votre sorte. Je sais que je suis perdu; après ma mort, on cherchera des hommes pour me succéder, mais on ne les trouvera pas.»

«Sur un signe de Yacoub, Zeki fut entraîné dans la prison commune, outragé, maltraité; on le chargea de fers autant qu’il put en porter; puis, on le jeta dans un cachot à l’écart. Privé complètement de rapport avec les vivants, on lui supprima même le pain et l’eau, en sorte qu’après vingt jours de captivité, il périt misérablement de faim et de soif. Au moment de son arrestation, on avait confisqué sa maison située à Omm Derman. On y trouva 50 000 écus Marie Thérèse et Medjidieh, entassés dans des sacs; de l’or non monnayé en anneaux et une grande quantité de joyaux précieux, provenant des campagnes d’Abyssinie. Plusieurs chefs de ses troupes nègres, qui lui étaient fidèlement dévoués, et qui étaient venus avec lui de Gallabat furent également jetés dans les fers; on les laissa pour la plupart périr de faim et de soif, comme leur maître.

Ahmed woled Ali fut alors nommé par le calife commandant en chef et successeur de Zeki. Il se mit en route aussitôt avec les émirs, pour le Ghedaref où la garnison de Gallabat avait été laissée. Suivant les ordres qu’il avait reçus, il confisqua la fortune de son prédécesseur, consistant en chameaux et en nombreux esclaves. Il envoya le tout à Omm Derman avec toutes les femmes, au nombre de 164 et dont Zeki avait eu 27 enfants. Le calife garda pour lui les animaux et les esclaves, il fit cadeau des femmes sans enfants à ses partisans, puis maria les mères des 27 rejetons à ses esclaves de sorte que les orphelins, dont le père était de souche esclave furent élevés par ses anciens compagnons. Les frères et les proches parents de Zeki, au nombre de sept personnes furent cruellement mis à mort par Ahmed woled Ali et même une de ses sœurs fut fouettée jusqu’à ce que mort s’ensuive sous le futile prétexte qu’elle avait caché sa fortune. Ahmed woled Ali avait maintenant le commandement supérieur; il voulut aussitôt démentir le reproche de lâcheté qu’on lui faisait de tous côtés, et, par ses opérations militaires, conquérir des lauriers. Sur sa demande, il reçut du calife la permission de marcher contre les tribus arabes établies entre Kassala et la Mer Rouge et soumises au Gouvernement italien. Mais il reçut l’ordre toutefois de ne pas attaquer les troupes dans leurs forteresses; la garnison de Kassala sous les ordres de Mousid Gedoum reçut pour instruction de se tenir prête à marcher et de se joindre à lui. Au commencement de novembre 1893, il quitta le Ghedaref avec son armée et les troupes de Kassala; il avait une force d’environ 4500 fusils, 4000 porteurs de lances et 250 chevaux pour combattre les tribus arabes de l’est, de Beni Amer, Hadendoa et d’autres.

Celles-ci, instruites à temps de ses intentions, avaient chassé leurs troupeaux et se retiraient lentement devant lui. Près d’Agordat, il tomba sur les troupes italiennes qui s’y étaient fortifiées, et les attaqua sans réfléchir, à cause de leurs forces minimes, malgré la défense du calife.

Ahmed woled Ali fut battu. Lui-même tomba et avec lui ses deux principaux lieutenants Abdallah woled Ibrahim et Abd er Rasoul, ainsi qu’un grand nombre de ses émirs. Les pertes de cette journée dépassèrent 2000 hommes appartenant presque exclusivement au contingent du Ghedaref, car Mousid avec ses soldats n’appuyait pas Ahmed woled Ali. Si les troupes italiennes avaient été assez fortes pour entreprendre une poursuite énergique contre les Mahdistes fuyant vers Kassala, ces derniers auraient été complètement anéantis. Grande fut l’émotion à Omm Derman lorsque arriva la nouvelle de la défaite et de la mort d’Ahmed woled Ali et de ses principaux chefs. Le calife chercha, il est vrai, à faire bonne contenance et à conserver devant le public son calme et son indifférence en prétendant que l’ennemi avait subi de bien plus grosses pertes que ses propres troupes et qu’il remerciait Dieu de ce que ses parents avaient trouvé la mort des martyrs (shehada) en combattant contre les chrétiens. En réalité, il passa des nuits sans sommeil, harcelé par la crainte que le Gouvernement italien ne fut encouragé, par sa victoire facile, à attaquer Kassala elle-même dont la conquête au milieu de la panique qui régnait actuellement ne pouvait offrir, d’après sa propre conviction, aucune difficulté sérieuse. Ce ne fut que lorsque la nouvelle authentique arriva après plusieurs jours que l’ennemi n’avait pas quitté ses anciennes positions et ne songeait pas à une marche en avant, qu’il se calma et pensa à nommer un nouveau commandant pour rassembler, discipliner et fortifier les troupes retournées dans le Ghedaref et errant sans maître dans le pays. Mais la population d’Omm Derman vit, dans la défaite et la mort d’Ahmed woled Ali et de ses émirs, une grande punition du ciel. Les victimes avaient honteusement calomnié Zeki Tamel qui les traitait brutalement il est vrai. Elles l’avaient désigné au calife comme rebelle et elles s’étaient rendues coupables par leurs fausses allégations de sa mort honteuse. Elles avaient massacré ses frères et n’avaient pas même ménagé les femmes. La justice divine les avait atteintes, la mort de Zeki était vengée!

Le calife nomma son cousin Ahmed Fadhil, commandant du Ghedaref avec la recommandation alors bien inutile de se tenir strictement sur la défensive. Fadhil se rendit à son poste en passant par Kassala et rassembla les troupes dispersées dans le pays qui, après la défaite d’Agordat, cherchaient à pourvoir à leur entretien en pillant et en volant. La tranquillité du calife fut de courte durée. En effet, on l’informa de nouveau, nouvelle qui l’effraya, que les Italiens avaient l’intention de prendre Kassala.

Mais comme ce bruit ne fut pas suivi d’action, il se tranquillisa et se berça de l’espoir de rester, sans être inquiété, en possession de ses positions. Il exprima même en public sa volonté de venger la défaite d’Ahmed woled Ali. En réalité, il n’en avait nullement envie. Mais il croyait que c’était par une feinte qu’il pourrait le mieux détourner l’ennemi d’une attaque offensive, et il envoya dans ce but, au Ghedaref, de petits renforts de cavaliers et de porteurs de lances.

Quelques mois s’écoulèrent ainsi, lorsqu’un jour, après la prière du matin, trois hommes parurent à la porte du calife et demandèrent instamment à être introduits aussitôt auprès de lui. Je reconnus parmi eux des émirs des tribus des Baggara, stationnées à Kassala, et, à leur mine, on pouvait deviner que ce n’était pas une bonne nouvelle qu’ils avaient à transmettre à leur maître. Ils furent introduits; mais bientôt on put remarquer, dans l’entourage du calife, tous les signes d’une émotion extraordinaire. Le calife Ali woled Helou, Yacoub et tous les cadis furent convoqués en toute hâte au conseil. Le pressentiment du calife s’était réalisé. Kassala était tombée! Les Italiens s’en étaient emparés après un court combat. Le calife ne put tenir secret cet événement.

Il fit sonner l’umbaia, battre du tambour de guerre et seller les chevaux, puis accompagné de tous ses moulazeimie et d’une masse de porteurs de lances et de cavaliers s’avança solennellement jusqu’au bord du fleuve. Là, il força son cheval à entrer dans l’eau jusqu’aux genoux, puis tirant son épée et la brandissant d’un air menaçant du côté de l’est, il cria à plusieurs reprises, d’une voix retentissante: «Allahou akbar!» (Allahou akbar, c’est-à-dire Dieu est le plus grand, exclamation par laquelle on a coutume d’implorer l’aide de Dieu, contre ses ennemis.)

La foule émue répéta en rugissant, les paroles du maître. Mais une grande partie de la masse hurlante se réjouissait intérieurement de l’agitation du calife, souhaitant pour lui de nouvelles humiliations, et pour eux-mêmes la délivrance du joug écrasant de sa domination.

Le Calife excitant ses Troupes à attaquer Kassala.

Puis le calife, revenu sur la rive, descendit de cheval et s’assit sur une peau de mouton qu’on étendit pour lui. Alors il communiqua à la foule rassemblée autour de lui la chute de Kassala et raconta que ses troupes, assaillies pendant la prière du matin par une quantité innombrable d’ennemis, avaient été forcées de se retirer. Il prétendit que ses fidèles avaient sauvé tout leur matériel de guerre, ainsi que leurs femmes et leurs enfants et qu’ils s’étaient retirés presque sans pertes, tandis que l’ennemi avait souffert de tels dommages qu’il regrettait la prise de Kassala et la considérait comme une défaite. Les plus dévoués de ses partisans eux-mêmes reconnurent dans les paroles du calife une vaine tentative de déguiser le véritable état de choses. Dans le court espace de temps qui s’était écoulé depuis l’arrivée des émirs, on avait déjà appris que la garnison de la ville n’avait absolument pas été surprise, mais avait été informée à temps de l’approche de l’ennemi et avait refusé, par hostilité contre son chef Mousid Gedoum et par une répugnance générale, de combattre contre l’ennemi approchant et, sans tenter aucune résistance, s’était retirée à Gos Redjeb.

Le calife fut absolument abattu de la perte de Kassala à la suite de quoi Omm Derman elle-même semblait offerte à l’attaque de l’ennemi. Mais la nouvelle que ses partisans ne combattaient plus comme auparavant, pour lui et pour sa cause, l’accabla de douleur. Pour la première fois peut-être, il comprit que le sentiment général avait changé, non seulement à Kassala, mais dans tout le pays et que sa popularité, le zèle de la foi, l’esprit de sacrifice pour la cause sainte avaient fortement baissé, s’ils n’avaient même pas totalement disparu. Se basant toujours de nouveau sur le fait qu’il n’avait en réalité subi aucune perte, mais qu’il avait perdu une position sans valeur pour lui, il fit connaître enfin, avec une confiance forcée, son intention non seulement de reconquérir Kassala dans un temps peu éloigné, mais encore de forcer l’ennemi à se retirer jusqu’à la Mer Rouge.

Il ne retourna dans sa maison qu’à une heure tardive; il tint conseil avec son frère et les cadis sur les premières mesures à prendre. Ah! il devait regretter son ancien premier conseiller, le cadi Ahmed woled Ali qui l’avait servi pendant plus de dix ans, comme un partisan et un ami fidèle. Le cadi avait, par sa position comme juge suprême, acquis la plus grande influence dans le pays et une fortune énorme. Plus de mille esclaves des deux sexes cultivaient ses immenses possessions; des marchands à sa solde s’en allaient en Egypte et y vendaient pour lui les produits naturels du pays, la gomme et les plumes d’autruche, les troquant aussi contre d’autres marchandises. Il possédait non seulement de nombreux troupeaux de chameaux et de bœufs, mais encore des chevaux magnifiques et last not least, les plus belles femmes esclaves peuplaient son harem. Tout cela lui avait attiré la jalousie de Yacoub et d’Othman, le jeune fils du calife. Le premier voyait en outre en lui, la cause pour laquelle beaucoup de ses propositions n’étaient pas accueillies par le calife. Mais ce dernier lui-même était également devenu jaloux de la richesse de son premier cadi et de son influence sur la population. Il écouta donc d’une oreille trop complaisante les accusations avancées par Yacoub contre Ahmed, lui reprochant de se servir de sa puissance pour s’enrichir et de porter atteinte à l’autorité du calife par son immense influence. Sous prétexte d’avoir agi contre ses ordres dans d’importantes affaires de confiance, le calife condamna à la détention perpétuelle son premier juge Ahmed woled Ali, en présence de tous les cadis jaloux de la richesse de leur chef et indisposés contre lui à cause de sa sévérité. Le cadi Ahmed qui avait, au service du calife, condamné et privé de leurs biens tant de gens, qui avait rendu des femmes veuves et des enfants orphelins, fut alors lui-même traîné par des soldats nègres, hors de la maison du calife et jeté en prison. Sa fortune fut confisquée et le calife choisit dans son harem, pour lui-même, pour Yacoub et pour ses fils, les plus belles femmes, distribuant les autres à ses partisans.

Le calife qui voyait fort bien que la reprise de Kassala offrait les plus grandes difficultés et était même presque impossible, donna l’ordre à Osman Digna, qui se tenait à Adarama sur l’Atbara, à environ trois jours de voyage de Berber de se joindre avec toutes ses forces disponibles à Mousid Gedoum, à Gos Redjeb. En même temps, Ahmed Fadhil reçut pour instruction d’établir un poste fortifié d’au moins mille fusils à Fascher, à un jour et demi de voyage de Kassala sur l’Atbara. Lui-même envoya d’Omm Derman quelques détachements à Ousoubri, située sur l’Atbara, dans le voisinage de Fascher, entre cette station et Gos Redjeb. Bien qu’il prétendit vouloir prendre l’offensive contre l’ennemi se trouvant à Kassala, tous ses ordres avaient cependant pour but unique de fortifier la ligne de l’Atbara, afin de pouvoir offrir une résistance réelle par ces positions défensives si l’ennemi osait tenter d’avancer contre Omm Derman elle-même.

A cette époque troublée, le calife apprit avec joie la nouvelle qu’un envoi d’Arabi Dheifallah était arrivé de Redjaf à Ghetena sur le Nil Blanc, non loin d’Omm Derman. Il consistait en deux vapeurs chargés d’esclaves et d’ivoire. Les vaisseaux abordèrent quelques jours après; il fit marcher pompeusement à travers toute la ville environ quatre cents esclaves afin de bien montrer aux yeux du public les succès d’Arabi Dheifallah dans les provinces équatoriales.

Ce dernier avait combattu et vaincu une partie de ces troupes de nègres qui s’étaient séparées du temps d’Emin Pacha et cherchaient leur subsistance dans le pays de leur propre chef.

Fadhlelmola bey, anciennement sous les ordres d’Emin, était entré en relation avec les agents de l’Etat du Congo qui s’étaient avancés du sud-ouest. Ceux-ci avaient promis leur concours; celui-là se vouerait à leur service et défendrait leurs intérêts. Mais sa ferme intention était de se maintenir indépendant et de tirer seulement autant d’avantages que possible des fonctionnaires de l’Etat du Congo, sous prétexte d’être leur allié et leur serviteur, afin de fortifier sa situation actuelle qui n’était pas sûre.

A la suite de faux rapports, il s’aventura jusque dans le voisinage du Redjaf qu’il croyait faiblement occupé par les Mahdistes. Il reconnut trop tard qu’il s’était trompé, se retira en toute hâte, mais fut poursuivi par Arabi Dheifallah et atteint après quelques jours de marche. A midi, comme ses hommes chassaient, dispersés dans la forêt, Fadhlelmola bey fut surpris. Il succomba après s’être bravement défendu et, avec lui, la plus grande partie de ses soldats. Quelques-uns seulement se rendirent. Les vainqueurs s’emparèrent de beaucoup de femmes et d’enfants, de quelques fusils, etc. Parmi les trophées envoyés à Omm Derman, se trouvaient quatre drapeaux bleus, de l’Etat du Congo, avec une étoile d’or à cinq rayons au milieu et deux uniformes noirs sur les boutons desquels on pouvait lire l’inscription suivante «Travail et Progrès».

Cela m’émut singulièrement de voir pour la première fois les enseignes de l’Etat du Congo; j’avais bien une légère notion de son existence, mais son étendue et ses limites m’étaient alors complètement étrangères. Des lettres en langues européennes furent aussi trouvées dans le camp de Fadhlelmola. Le calife s’abstint toutefois de me les montrer; il préférait ignorer leur contenu plutôt que de m’en donner connaissance.

La joie éprouvée par le calife, au sujet du succès de son parent, fut cependant de beaucoup diminuée par la nouvelle que des agents chrétiens pénétraient depuis le sud et l’ouest dans les provinces équatoriales. Arabi Dheifallah avait appris la présence d’une puissance étrangère dans l’Ouganda, et la marche de forces chrétiennes depuis l’Afrique occidentale. Il adressa un rapport à ce sujet et demanda des instructions. Le calife lui envoya environ 400 hommes de renfort à Redjaf, avec l’ordre de retirer les postes avancés si des forces supérieures s’avançaient contre eux, mais de conserver en tout cas Redjaf elle-même. Dès le début, déjà lors de l’envoi de la première expédition contre Emin Pacha, il n’avait pas été dans l’intention du calife de conquérir un pouce de terrain là-bas et d’y introduire sa domination. Il voulait seulement établir une station afin d’avoir en quelque sorte une base d’opération pour ses expéditions dont le but était d’enlever des esclaves et de rapporter de l’ivoire.

Lorsque le vapeur fut parti pour le sud, le calife tourna de nouveau toute son attention sur l’ennemi de l’est.

Il dirigea sur Ousoubri tous les Djaliin encore fixés à Omm Derman et nomma commandant de ce poste Hamed woled Ali, frère d’Ahmed woled Ali, tué à Agordat par les Italiens. Bientôt après, il ordonna aux Danagla qui se trouvaient aussi à Omm Derman de marcher également sur Ousoubri, puis il envoya encore dans le Ghedaref de petits détachements de cavaliers arabes comme renfort. Sur la demande du calife, les tribus arabes possédant des chameaux durent fournir environ 3000 de ces animaux dont 1000 devaient être incorporés avec leurs cavaliers dans la cavalerie se trouvant dans le Ghedaref, tandis que le reste devait amener à Ousoubri le blé emmagasiné sur les bords du Nil Bleu à Roufa et Abou Haraz. La contrée d’Ousoubri en effet, abandonnée par ses habitants depuis des années, était complètement inculte et par suite, une grande disette y régnait. Il espérait ainsi avoir suffisamment fortifié la ligne de l’Atbara et créé une muraille protectrice destinée à arrêter l’attaque de l’ennemi.

Cette année-là, le calife ne parut pas devoir rester tranquille. Mahmoud Ahmed rapporta que des chrétiens avaient pénétré dans la province du Bahr el Ghazal et s’efforçaient d’en gagner les tribus. Ils avaient dans ce but déjà passé des contrats avec les chefs et étaient arrivés à Hofrat en Nahas (mines de cuivre près de Kallaka sur la frontière sud-ouest du Darfour). C’était là en réalité une nouvelle de la plus haute importance et le calife avait toute raison d’en être tourmenté.

La province du Bahr el Ghazal riche et productive, habitée par des tribus guerrières, mais divisées entre elles, livrait de tout temps le gros des soldats aux bataillons soudanais. Quatre à cinq mille hommes pouvaient chaque année facilement être réunis et par suite de leurs dissensions de tribu à tribu, on pouvait exclure presque le danger d’une révolte. Le propriétaire de la province du Bahr el Ghazal pouvait ainsi, en quatre ou cinq années, réunir entre ses mains une force d’environ 20000 hommes, relativement bien organisée et sûre, suffisante pour imposer sa domination sur le Darfour et le Kordofan et même sur le Soudan tout entier. De plus, ces tribus nègres avaient, cela va sans dire, peu de sympathie pour les chasseurs d’esclaves arabes et se seraient volontiers soumises à une puissance qui leur aurait accordé sa protection contre eux.

Le calife connaissait la situation: il sut aussitôt, à la réception du rapport de Mahmoud Ahmed qu’il s’agissait pour lui d’une question vitale. Il lui intima l’ordre d’envoyer aussitôt, dans le sud du Darfour une force suffisante pour chasser les étrangers des districts du Bahr el Ghazal. D’après ces instructions, Mahmoud Ahmed fit avancer l’émir Hatim Mousa, de la tribu des Taasha avec des troupes importantes au sud de Shakka, dans les districts nord du Bahr el Ghazal. Les tribus frontières des Forogé, des Kara, des Bounga et d’autres avec lesquelles les Européens avaient déjà conclu des contrats, se soumirent sans résistance aux Mahdistes qui prirent possession de leur pays.

Un jour, je fus appelé auprès du calife qui me remit plusieurs papiers écrits en langue française avec l’ordre de les lui traduire.

Il y avait parmi eux deux lettres du lieutenant de la Kéthulle où il donnait à ses subordonnés différentes instructions et règles de conduite dont la teneur était sans aucun intérêt.

Ces papiers étaient tombés dans les mains de Hatim Mousa lors de l’occupation du territoire des Forogé. Il y avait là aussi un traité entre le sultan Hamed woled Mousa, chef des Forogé et les représentants de l’Etat du Congo. Le traité contenait trois paragraphes conçus à peu près comme suit:

§ 1.—Le sultan Hamed woled Mousa, chef de la tribu des Forogé reconnaît la suprématie de l’Etat indépendant du Congo et se place, lui et sa tribu, sous sa protection.

§ 2.—Le sultan Hamed woled Mousa s’engage à entrer en relations de commerce avec l’Etat du Congo, à exiger l’extension de celles-ci jusqu’aux districts frontières du Darfour, si possible, et à accorder aux agents de cet Etat protection et sécurité dans l’intérieur des frontières de son pays.

§ 3.—L’Etat indépendant du Congo s’engage à soutenir le sultan Hamed woled Mousa dans toutes les entreprises qui auraient pour but de maintenir et de fortifier son autorité dans le pays.

Conclu au mois d’août 1894.

Hamed woled Mousa,
sultan des Forogé
(Sceau).
Semio woled Tikma,
sultan des Tiga, comme témoin.
(Signatures
des
représentants de
l’Etat du
Congo.)

Les deux sultans s’étaient servi lettres latines pour apposer leurs signatures. J’eus à peine traduit que le calife me reprit aussitôt le papier. La curiosité l’emportait sur la défiance. Il me dit pourtant:

«Je ne t’ai pas seulement fait appeler à cause de la traduction de ces écrits qui n’ont aucune valeur pour moi. J’ai déjà donné ordre à Mohammed Ahmed de chasser du Bahr el Ghazal tous ces chrétiens qui sont venus, il est vrai, en petit nombre et seulement comme voyageurs. Mais j’ai une proposition à te faire. Tu sais que je te considère comme un des nôtres, comme mon ami, mon disciple; je me suis décidé à le prouver publiquement en te donnant pour femme, une de mes cousines, ma plus proche parente. Que dis-tu de cela?»

Habitué à ses caprices, je m’étonnai peu de son offre et compris que son but était d’observer encore davantage mes faits et gestes dans mon intérieur; il fallait que je sois sous un contrôle serré pour qu’il sût si, en secret, je n’avais pas de relations avec quelqu’un. Il cherchait une occasion de me rendre inoffensif,—comme il le disait lui-même.

L’opinion publique voulait que, selon les us et coutumes, je fusse en somme protégé en ma qualité d’étranger; que serait-ce, une fois l’époux de sa cousine? Lui, qui n’avait point épargné ses plus fidèles serviteurs, comme Ibrahim Adlan, son meilleur chef des finances, Zeki Tamel, son premier chef militaire, le cadi Ahmed woled Ali et tant d’autres, ne m’épargnerait pas non plus!

«Maître, lui répondis-je, que Dieu te bénisse et te rende toujours victorieux! Ta proposition m’honore, mais écoute la vérité! Ta parente est de sang royal, c’est une descendante du Prophète et qui mérite d’être traitée comme telle tandis que je suis une nature emportée qui ne sait mettre un frein à sa colère et agit sans réflexion; je crains que des difficultés ne surgissent, dont les suites pourraient détruire les bons rapports qui existent entre toi et moi. Seigneur! que Dieu me conserve ta grâce!»

«Depuis dix ans que je te connais, répliqua le calife, je ne t’ai jamais vu emporté ou irréfléchi. Je t’ai donné d’autres femmes; aucune plainte n’est parvenue jusqu’ici à mes oreilles; il est vrai que j’ai appris que tu les as mariées à tes domestiques ou que tu leur as rendu la liberté. Pourquoi? Tu es donc resté fidèle aux coutumes (il ne disait pas religion pour ne point me blesser) de ta tribu, que tu ne veux avoir qu’une seule femme!»

«Maître, repris-je, tu m’honores souvent en me donnant une esclave; mais tu ne voudrais pas que je devinsse l’esclave de mes esclaves! Leur conduite me force à les chasser de chez moi ou à les marier à mes serviteurs. On t’a mal renseigné en te disant que je suis resté fidèle aux coutumes de ma tribu, puisque j’ai trois femmes!»

«Bien, dit-il, je te crois. Mais tu refuses d’épouser ma cousine!»

«Maître, je ne refuse pas, je te préviens, pour éviter des discordes futures. Encore une fois, ta proposition m’honore, mais je te prie de m’éprouver davantage afin que tu saches si vraiment je suis digne d’elle.»

Il n’en comprit pas moins mon refus et me congédia.

Ma position devenait toujours plus tendue; je connaissais le calife: il s’attendait à une explosion de joie de ma part, mon refus avait blessé sa fierté. Il ne l’oublierait certes pas!

Que faire? Aspirer à la liberté! Tant d’autres,—moi-même aussi—y avaient travaillé longtemps, mais toujours en vain!


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