Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2
CHAPITRE XX.
Conclusion.
Afrique, aujourd’hui et autrefois.—Le Soudan passé et présent.—Début, progrès et déclin du Mahdisme.—Sa durée.—Position actuelle du calife.—Empiètement européen.—Les Blancs dans le Bahr el Ghazal.—Importante position stratégique de la province.—Le temps et la marée n’attendent personne.—Je retrouve mon épée longtemps perdue.—Un dernier mot.
Après avoir été près de 17 ans en Afrique, y compris 11 années de captivité pendant lesquelles toute communication avec le monde civilisé me fut coupée, j’eus enfin le bonheur de rentrer en Europe.
Que de changements en Afrique durant ce laps de temps!
Des régions où Livingstone, Speke, Grant, Baker, Stanley, Cameron, Brazza, Junker, Schweinfurth, Wissmann, Holub, Lenz et des centaines d’autres explorateurs ont risqué leurs vies sont maintenant accessibles à la civilisation. Des postes militaires et des stations offrant la sécurité et facilitant le commerce qui devient de jour en jour plus actif, ont été établis dans ces régions où l’explorateur a rencontré autrefois les plus grands dangers. A l’est, l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne; à l’ouest, le Congo, la France et l’Angleterre, augmentent chaque jour leur influence, et sont sur le point de se donner la main au centre de l’Afrique. Des tribus sauvages, qui par leur manière de vivre, se rapprochaient plus de la brute que de l’homme, commencent à connaître de nouveaux besoins et à comprendre qu’il existe des êtres qui leur sont intellectuellement supérieurs et qui par les ressources de la civilisation moderne, sont devenus invincibles même dans les pays étrangers. La partie nord des états musulmans encore indépendants, le Wadaï, le Bornou, et le royaume des Fellata seront sans doute obligés de conclure, tôt ou tard, une alliance avec quelques-unes des puissances qui s’avancent, afin de conserver leur régime héréditaire.
Au centre de l’Afrique, entre les pays mentionnés ci-dessus et les puissances avancées de l’est, du sud et de l’ouest, se trouve l’ancien Soudan égyptien, qui est maintenant sous la domination du calife Abdullahi, le chef despotique des Mahdistes. Aucun Européen ne peut s’aventurer à traverser les limites de ce pays fermé à toute civilisation. La mort ou la captivité perpétuelle, tel serait son sort. Ce pays s’étend au sud, le long du Nil jusqu’à Redjaf, à l’est et à l’ouest de Kassala jusque près de Wadaï. Ce n’est que dans une courte période de dix années que le pays a été si misérablement assujetti. Pendant plus de soixante-dix ans, depuis l’époque de Mohammed Ali, il resta sous le Gouvernement de l’Egypte et était ouvert à la civilisation. Dans les villes principales se trouvaient des marchands égyptiens et européens. A Khartoum même, les puissances étrangères avaient leurs représentants. Les voyageurs de toutes les nationalités pouvaient non seulement traverser sans empêchement le pays, mais ils rencontraient encore secours et protection. Des communications télégraphiques et postales régulières facilitaient les rapports avec les pays les plus éloignés. Les mosquées, les églises chrétiennes, les écoles fondées par les missions dirigeaient l’éducation morale et religieuse de la jeunesse. Le pays était habité par différentes tribus qui, bien que disposées à être en lutte les unes contre les autres, retenues qu’elles étaient par la force et la sévérité du Gouvernement, n’osaient pourtant pas rompre la paix. Il régnait sans doute un certain mécontentement dans le pays et, dans les chapitres précédents, j’ai montré comment la cupidité et le mauvais fonctionnement des employés officiels avaient poussé les habitants à la révolte. J’ai cherché à démontrer comment Mohammed Ahmed a su tirer avantage de l’esprit du peuple, sachant bien que seul un facteur religieux pouvait réunir les différentes tribus ennemies; il se donna, en conséquence, comme le Mahdi envoyé par Dieu pour délivrer le pays du joug étranger et pour régénérer la religion, attisant ainsi l’élément du fanatisme qui jette une si lugubre lueur sur ces sombres événements dont l’histoire des douze dernières années du Soudan est remplie. Sans ce fanatisme, la révolution n’aurait jamais pu avoir un tel succès; avec ce fanatisme et par lui un enthousiasme guerrier a été soulevé, tel qu’il faut remonter au moyen-âge et même plus loin en arrière pour en trouver un pareil.
J’ai cherché à dépeindre point par point les causes dominantes qui conduisirent à cette triste situation actuelle; ces causes, il est vrai, se sont bien affaiblies dans leurs effets depuis le temps où le Mahdi et son successeur étaient à l’apogée de leur puissance; mais néanmoins la situation doit être étudiée avec prudence et il est nécessaire d’avoir une connaissance parfaite des circonstances et de leur développement historique pour comprendre exactement les conditions dans lesquelles cette vaste étendue de pays tombée maintenant dans un état indescriptible de décadence morale, politique et économique pourra être rendue à la civilisation.
Dans le Soudan, nous avons sous les yeux le triste exemple d’une civilisation nouvelle encore, mais capable de développement, anéantie soudainement par des tribus sauvages, ignorantes, presque barbares, qui ont élevé sur les restes dispersés de cette civilisation une forme de gouvernement basée jusqu’à un certain point sur les principes qu’elles ont trouvés existant, mais dont elles ont foulé aux pieds la justice et la moralité et, elles ont arboré une domination remplie de la plus noire injustice, de la plus profonde immoralité, de la plus impitoyable barbarie. Il est presque impossible de rencontrer dans les temps modernes un pays où a régné pendant environ un demi-siècle un certain degré de civilisation et qui en si peu de temps soit retombé dans un état se rapprochant autant de la barbarie.
Considérons un instant en quoi consiste cette nouvelle puissance qui s’est élevée si soudainement et qui enraye complètement tous les efforts civilisateurs du monde européen qui ont eu lieu dans presque toutes les autres parties du Continent africain.
J’ai cherché à dépeindre comment au commencement de l’élévation au pouvoir du Mahdi, tout le pays ne formait qu’un cœur et qu’une âme avec lui, comment après sa mort, le fanatisme réel s’affaiblit peu à peu pour faire place à un pouvoir temporaire caché sous le manteau de la religion. Le calife et les tribus arabes de l’ouest, en usurpant la place des Egyptiens qu’ils avaient anéantis, gouvernent les populations malheureuses avec un sceptre de fer, une telle oppression et une telle tyrannie qu’elles souhaitent ardemment le retour d’un gouvernement qui leur donnerait le repos et la paix. Il n’est pas nécessaire de répéter ici les horreurs et les cruautés qui ont été exercées par le calife et ses partisans pour maintenir leur pouvoir ascendant, il suffit pour le but que je me propose, de rappeler qu’au moins les ¾ de la population totale ont succombé à la guerre, à la famine, aux maladies et aux exécutions, tandis que la majorité des survivants n’est pas mieux traitée que des esclaves.
Le terrible fléau de l’Orient, la traite des esclaves avec toutes ses horreurs, se propage de nouveau dans le pays; parmi ses victimes, il se trouve un grand nombre de chrétiens abyssins, de Coptes et d’Egyptiens.
L’empire du calife avait presque la même étendue que celle de l’ancien Soudan égyptien; seulement dans ces derniers temps, la sphère de son pouvoir s’est restreinte. Mais que la condition de ces districts a changé! Des contrées prospères, ayant une population nombreuse ont été réduites en vastes déserts. Les grandes plaines sur lesquelles les Arabes de l’occident erraient, sont abandonnées et parcourues par des animaux sauvages; les anciennes demeures des habitants du Nil sont maintenant occupées par ces tribus nomades qui en ont chassé les propriétaires légitimes ou les ont réduits à l’esclavage afin qu’ils travaillent la terre pour leurs nouveaux maîtres.
Privés de tous moyens de défense personnelle, poussés à un état de désespoir par l’oppression de la tyrannie, sans espérance d’être jamais délivrés de leurs oppresseurs, leur force de résistance est brisée; le reste, relativement minime, des habitants du fleuve n’est guère au-dessus des esclaves. Que peuvent-ils faire eux-mêmes? Comment peuvent-ils échapper à leurs tyrans?
C’est une folie de croire que le pays peut se relever par ses propres forces, par une révolution intérieure. Le secours doit venir du dehors et les populations locales doivent bien se persuader que, une fois le premier pas fait pour rétablir l’autorité du Gouvernement, il n’y aura pas à revenir en arrière. Elles doivent être convaincues que le pouvoir du calife sera définitivement anéanti et qu’une nouvelle ère de civilisation surgira pour ne plus disparaître. Alors et seulement elles remettront de tout cœur leur sort entre les mains des puissances qui s’avancent et prêteront leur concours pour détruire complètement l’édifice chancelant. Il ne faut cependant pas croire, que ce pouvoir, quoique dépeint par moi, comme déclinant, s’éteindra de lui-même dans une période de temps relativement courte.
Le lecteur attentif verra clairement par les derniers chapitres que les moyens employés par le calife pour assurer sa position contre tous ses ennemis intérieurs étaient et sont encore couronnés de succès; si son autorité n’est menacée par aucune influence venant du dehors, je ne vois pas de raison pour qu’il ne conserve point son ascendant aussi longtemps qu’il vivra.
Après sa mort, il peut se produire un bouleversement intérieur qui selon les circonstances, renversera la dynastie qu’il s’efforce de fonder. Mais reste à savoir si ce pays malheureux se rapprocherait, par ce fait, de l’influence civilisatrice.
Considérée en conséquence sous ce point de vue, la délivrance du Soudan n’est à espérer qu’avec l’aide du dehors. Ceux qui s’intéressent à la position actuelle de ce pays ne doivent pas oublier que les conditions n’y sont plus les mêmes qu’au temps d’Ismaïl Pacha, alors que l’influence civilisatrice n’était représentée que par le Gouvernement égyptien et que les diverses contrées situées au-delà de la sphère égyptienne étaient des états barbares presque inconnus des Européens et des Arabes, ce qui est presque le contraire aujourd’hui.
Le Soudan, relativement civilisé autrefois, est maintenant occupé par un pouvoir barbare hostile à l’influence européenne et ottomane. Il coupe le chemin de l’Afrique Centrale et exclut de la culture des pays qui, auparavant, étaient accessibles à l’influence commerciale et civilisatrice, tandis que les diverses contrées qui bordent le Soudan, sont ouvertes peu à peu à la culture, les rapports avec le monde extérieur sont facilités, le commerce écarte les obstacles de son chemin et prospère. La sécurité augmente sous le protectorat des puissances européennes et les indigènes en viennent à comprendre que ce serait une folie pour eux de combattre contre les moyens tout puissants de la civilisation.
Passant de la généralité aux détails, voici comment la situation actuelle se présente à peu près:
A l’est, l’influence égyptienne reprend lentement, fort lentement, son terrain perdu, dans le voisinage de Souakim et de Tokar; au sud-est les Italiens ont conquis Kassala et forcé les Mahdistes à élever une importante ligne de défense sur la rive occidentale du fleuve Atbara; plus au sud, les Abyssins ne montrent pour le moment aucune intention de changer les relations qui existent entre eux et les Derviches, et dans le pays montagneux de Fazogl et du Nil Bleu, les habitants se sont affranchis avec succès du tribut envers le calife. Plus loin, dans le sud, aux sources du Nil, l’influence de l’Angleterre se fait sentir dans les régions où Speke, Grant, Baker et d’autres ont conquis une renommée immortelle par leurs explorations et leurs efforts couronnés de succès contre l’esclavage et la traite des esclaves; ces contrées, dans un temps peu éloigné, seront reliées à la côte par un chemin de fer qui offrira aussi au commerce des provinces du sud de l’Equateur et aux régions adjacentes les moyens nécessaires de communication. A côté de ces possessions anglaises, vient l’Etat libre du Congo; dans les dernières années, il a su gagner par son influence d’immenses étendues de pays, non seulement dans le voisinage de Mboma et d’Oubanghi, mais aussi dans maints districts de la province du Bahr el Ghazal, dans l’Equateur jusqu’à proximité de Redjaf (vallée du Nil) tandis que dans les districts du Haut Oubanghi, les pionniers français aspirent à réaliser leurs rêves coloniaux.
Encore plus loin, au nord-ouest, l’autorité du calife est menacée par des tribus qui lui sont hostiles et qui tôt ou tard se soumettront à l’influence pénétrant de l’ouest et du nord de l’Afrique. A l’extrême nord se trouve la puissance égyptienne qu’Abdullahi commence peu à peu à craindre comme étant probablement la première à intervenir dans son empire chancelant. En un mot, la position offensive et défensive du Soudan est la suivante: toute puissante dans son domaine intérieur, mais menacée extérieurement de tous côtés. Il est presque hors de doute que devant la marche continuelle en avant des forces civilisatrices, l’empire du calife ne tombe en morceaux.
Qu’arrivera-t-il alors? L’Egypte s’emparera-t-elle de nouveau du pays dont elle a été un jour la maîtresse légitime? Si oui, les puissances qui se sont avancées dans ces dernières années pour civiliser l’Afrique consentiront-elles sans conditions à la restitution de cet ancien droit? Seront-elles assez généreuses, une fois établies sur les bords du Nil pour ne pas couper le fleuve qui donne la vie à l’Egypte, en y plaçant des canaux et en y établissant des appareils hydrauliques? Renonceront-elles volontairement aux avantages qu’elles ont acquis par de grands sacrifices afin de ne pas empiéter sur les droits légitimes de l’Egypte? Toutes ces questions rentrent dans le domaine politique qui n’est pas de mon ressort.
Je suis seulement en mesure d’exprimer mon point de vue sur l’importance et la valeur du Soudan pour l’Egypte, et à ce sujet j’ai eu sans doute l’occasion de me former une opinion solide et positive. Les raisons qui ont porté Mohammed Ali, il y a trois quarts de siècle, à prendre possession du Soudan existent toujours encore. Comme le Nil est la source vitale de l’Egypte, tous les efforts doivent être faits pour préserver la vallée du Nil d’invasions. Ainsi, chaque pas en avant, hors de l’influence égyptienne, vers le Nil, est regardée naturellement avec le plus grand dépit par ceux qui sont sensibles au danger qu’amènerait sur les bords de ce fleuve important la fondation de colonies d’origines étrangères dont l’intérêt personnel prédominerait au détriment des progrès et de la prospérité de l’Egypte et lui porterait par ce fait un préjudice incalculable.
J’ai eu l’occasion, dans ce livre, de dire combien grande était l’importance de la province du Bahr el Ghazal pour l’Egypte; il n’est peut-être pas hors de propos ici de résumer encore une fois la position particulière que cette province occupe par rapport au reste du Soudan.
Elle embrasse un territoire excessivement fertile, d’une énorme étendue, arrosé par un labyrinthe de fleuves, couvert de forêts dans lesquelles les éléphants abondent. Le sol est extraordinairement bon et productif; il y a principalement une grande quantité de cotonniers et d’arbres à caoutchouc. D’immenses troupeaux trouvent une nourriture abondante dans les vallées où croît une herbe succulente.
La population peut bien s’élever à 5 ou 6 millions d’âmes, de nature guerrière, capables de faire de bons soldats.
De plus, les constantes hostilités entre les nombreuses tribus empêchent toute coopération et toute unité, c’est pourquoi il serait facile à une puissance étrangère, même avec des moyens modestes, de pénétrer dans cette province morcelée par la politique, et de s’y maintenir.
Le port du Bahr el Ghazal était Mechra er Rek, que les bateaux à vapeur de Khartoum touchaient régulièrement, s’ils n’étaient pas retenus, ce qui arrivait fréquemment, par la végétation flottante obstruant parfois le cours du Nil supérieur.
Juste au sud de Fashoda le fleuve émerge de ce qui peut avoir été le lit d’un ancien lac. Dans ce grand marais coule un grand nombre de ruisseaux qui serpentent et par la masse de plantes qu’ils charrient, sont complètement fermés et forment une véritable barrière au travers de laquelle le voyageur doit fréquemment faire son chemin au moyen de l’épée et de la hache. L’expédition de Sir Samuel Baker (1870-74) a été retenue de ce fait pendant une année.
La position géographique et stratégique de cette province en la comparant au reste du Soudan rend la possession du district du Bahr el Ghazal d’une absolue nécessité. Un pouvoir étranger, indifférent aux intérêts égyptiens, ayant à ses ordres les vastes ressources de cette grande contrée, qui sont estimées à une beaucoup plus grande valeur, aussi bien en hommes qu’en matériel, que celles d’aucune autre partie de la vallée du Nil, se placerait dans une position prédominante telle, qu’il mettrait en danger une occupation quelconque par l’Egypte de ses provinces perdues. Une tentative faite pour conquérir le Nil au dessus de Mechra er Rek ou du Bahr el Ghazal, ou Bahr el Arab, rencontrerait sans doute une résistance de la part des Mahdistes; mais si une telle tentative réussissait, elle aboutirait probablement à leur destruction. Si, par conséquent, le calife apprenait un jour que le pouvoir des Blancs est plus grand au Bahr el Ghazal que ses informations présentes ne le lui font supposer, il engagerait une campagne contre eux et serait forcé d’envoyer du renfort d’Omm Derman. Or, ce serait dangereux pour lui, car une partie considérable de ses troupes se trouverait engagée par la nécessité de garder de grandes forces sur les points menacés de l’Atbara vis-à-vis de Kassala et dans les provinces de Dongola.
Telle était la situation de ces districts du sud et de l’ouest lorsque je quittai le Soudan. Depuis mon arrivée dans les pays civilisés, j’ai souvent lu dans les journaux des rapports étranges et contradictoires sur la situation dans ces régions éloignées; bien que je me range tout à fait à l’avis de l’opinion que la marche progressive et constante des puissances européennes finira bien par avoir pour conséquence la chute de l’empire mahdiste, par ma position exceptionnelle, unique, pendant des années, au centre de la domination derviche, je me sens le droit de donner un mot d’avertissement au pays dont je me suis efforcé de soutenir les intérêts pendant si longtemps et dont je ne vois en effet la prospérité et le bien-être futurs que dans la conquête à nouveau du Soudan égyptien. Je voudrais attirer l’attention sur le vol rapide du temps et bien faire comprendre que le temps et la marée n’attendent personne et pendant que l’on regarde avec des yeux pleins d’envie les provinces perdues, il existe toujours la possibilité qu’elles viennent à tomber dans les mains d’autres avec lesquels il sera plus difficile encore d’en venir à bout qu’avec le calife. Le Soudan, dans d’autres mains que dans celles des Egyptiens, mettrait en jeu son existence tandis qu’une sage administration des provinces du Nil reconquises par l’Egypte ne profiterait pas moins à la mère patrie qu’au Soudan lui-même. Par ces quelques mots d’avis sincères adressés au pays au service duquel je suis rentré avec joie après 11 ans de captivité, je suis arrivé à la fin de mon récit. Que le lecteur me permette de terminer en narrant un léger incident que, si j’étais superstitieux, je considérerais comme un présage heureux pour la reprise de ce qui était perdu.
En 1883, au mois de décembre je fus, par la force des circonstances, obligé de rendre au Mahdi l’épée que j’avais reçue en entrant comme officier dans l’armée autrichienne, cette épée que j’avais portée en Bosnie, puis plus tard au Soudan, et qui portait mon nom gravé en lettres arabes. Elle me fut remise au mois d’août 1895 par Mr. John Cook aîné, chef de la raison sociale Thomas Cook et fils, dans son bureau à Ludgate Circus, lorsque j’arrivai à Londres et assistai au congrès géographique.
Mr. John Cook avait acheté cette épée en 1890, à l’occasion d’un voyage sur le Nil entrepris par un habitant de Louxor; l’inscription arabe avait attiré l’attention de mon ami le major Wingate bey qui la déchiffra et y reconnut mon nom. Je suppose que le Mahdi fit présent de mon épée à l’un de ses hommes qui, en 1889 prit part à l’invasion de l’Egypte, par Negoumi; quand ce redoutable émir fut défait par le général Sir Francis Grenfell, sur le champ de bataille de Toski, il est probable que le porteur de mon épée fut aussi tué, et que celle-ci fut ramassée sur le champ de bataille par un habitant des environs, duquel Mr. Cook l’avait acquise.
Avoir perdu dans les déserts du Darfour l’épée à laquelle je tenais beaucoup, la retrouver au cœur de Londres me semble être presque plus qu’un simple hasard.
Pendant ces 16 dernières années, j’ai mené une vie pleine d’étranges vicissitudes; j’ai cherché à décrire aussi simplement que possible ce que j’ai vu, la façon dont j’ai vécu, incidents extraordinaires parfois.
J’espère que mon récit trouvera quelque intérêt auprès de ceux qui témoignent de la sympathie au sort du Soudan égyptien et à ses captifs; mon plus sincère désir est que mon expérience soit de quelque utilité quand, si Dieu le veut, le temps pour agir sera venu.
FIN.
CARTE INDIQUANT L’EXTENSION DE L’INFLUENCE MAHDISTE EN 1895.
Slatin Pacha.