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Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan

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VI
LE PÈLERIN DE MÉCHED

On appelle en Perse pèlerin de Méched, « méchedi », celui qui a été en pèlerinage au tombeau sacré de l’imam Réza, authentique descendant de Mahomet, traîtreusement empoisonné à Méched, et qui dort son dernier sommeil dans la mosquée de cette ville. Tout bon Persan devrait être un méchedi, car prier sur la tombe des martyrs est le premier devoir d’un fidèle chyyte. Mais la courtoisie raffinée de ce peuple est telle que méchedi est devenu une appellation générale et, lorsqu’on tient à témoigner quelque considération à son interlocuteur, on l’appelle méchedi, sans se donner garde de vérifier si oui ou non il est pèlerin de Méched. Ainsi en France assurons-nous à la fin de nos lettres de notre estime particulière et de notre respect mainte personne pour qui nous n’avons ni estime ni respect.

Je veux être un méchedi véritable et, si je ne puis prier sur le tombeau de l’infortuné Réza, je veux tout au moins voir la coupole d’or de sa mosquée.

Les pèlerins en Perse gagnent leur salut par de grandes fatigues qu’il est difficile d’imaginer lorsqu’on n’a pas voyagé dans ce pays. De Téhéran, il faut six semaines pour arriver à pied à Méched par la route la plus ennuyeuse du monde. De Kerman, il faut plus de temps encore ; les étapes sont longues, les gîtes médiocres, l’eau rare, la chaleur terrible en été et, en hiver, le froid vif. Mais le zèle pieux des pèlerins, au lieu de s’affliger des obstacles, les accepte comme une épreuve salutaire. Des amis à moi ont rencontré dans le désert des gens qui venaient ainsi de Kerman à Méched. Trois d’entre eux étaient gravement malades à la suite des épreuves endurées pendant le voyage. Mes amis s’offrirent à les soigner. Mais les pèlerins refusèrent, car ils considéraient comme un rare bonheur la mort survenant au cours d’un pèlerinage au tombeau de l’imam Réza.

Pour moi qui ne suis pas soutenu par une foi égale, je choisis la route la plus courte, la plus facile, celle qui mène d’Askhabad à Méched. Elle est mauvaise, mais praticable en voiture et n’a guère plus de deux cent soixante-dix kilomètres. Si je ne m’arrête pas sur le chemin, si je passe les nuits en voiture, c’est l’affaire de deux ou trois jours.

Il me faut quarante-huit heures à Askhabad pour me procurer une solide berline. Je partirai à cinq heures du matin pour franchir dans l’après-midi la partie la plus difficile de la chaîne de montagnes.

Au jour et à l’heure dits, la berline est à ma porte attelée de quatre chevaux. Mais j’ai la surprise d’y trouver un Persan qui, à mon approche, se lève, descend et me fait de beaux saluts. Le maître de poste qui l’accompagne me le présente dans un charmant discours. — Je suis, paraît-il, un voyageur de marque et le gouvernement de Téhéran qui a pour moi une estime particulière m’a recommandé aux autorités. Aussi n’a-t-on pas hésité à télégraphier à ce seigneur persan qui, déjà, se trouvait à la frontière pour qu’il vînt me chercher à Askhabad. Il doit m’escorter et aplanir devant mes pas toutes les difficultés du voyage.

Telles sont les paroles amènes du maître de poste. Mais, instruit par l’expérience, j’ai le malheur de n’y ajouter aucune créance. Je déclare que la voiture est à moi, que je l’ai payée et que j’entends y faire seul la route de Méched. Les compliments les plus flatteurs des deux Persans ne me font pas changer ma décision. Et, comme ils refusent de descendre les petits colis que mon compagnon a déjà mis dans la voiture, je les prends moi-même devant Morteza scandalisé et, avec une égale politesse, je les place à leurs pieds dans la poussière de la rue. Puis je donne ordre au cocher de partir. En vain le maître de poste se fâche et veut le retenir. Je prends un air menaçant et finalement le cocher enlève ses quatre chevaux. Nous voilà en route, laissant, planté sur ses jambes et le nez long, l’ingénieux Persan qui avait pensé faire, sans bourse délier, le pèlerinage de Méched.

A quinze kilomètres déjà d’Askhabad, nous commençons à gravir les premiers contreforts des montagnes ; nous mettrons plus de vingt-quatre heures à traverser la chaîne. Ces montagnes ne sont que sable, poussière et rocs, sans un brin de gazon sur leurs flancs desséchés, sans un arbuste, sans un arbre ; il ne reste du printemps que quelques maigres plantes grillées par les chaleurs de l’été. Au milieu de la journée, douane et gendarmerie russe ; — une demi-heure plus loin, un charmant village persan, Badj-Ghiran. Nous y trouvons des œufs frais et un melon succulent. Rien n’égale les melons de Perse si ce n’est ceux de la Transcaspie. Les melons de Tchartchoui, sur les bords de l’Amou-Daria, sont peut-être les premiers du monde et leur réputation, j’en suis garant, n’est pas surfaite. Désormais, pendant ce qui me reste de jours à voyager sur la terre d’Asie, je me régalerai de melons variés et admirables. Dans la cour du relais, un spectacle curieux me retient. Un vieillard est couché à terre, le dos appuyé sur des sacs. De ses jambes musclées, il fait tourner sans grand effort au-dessus de l’ouverture d’un puits un treuil à quatre palettes sur lequel s’enroule une corde à laquelle est attaché un seau. Continuellement ce vieil homme ingénieux monte de l’eau à la force de ses jambes, tandis qu’il reste mollement étendu à rêver, les yeux fixés au ciel.


La route qui était mauvaise devient abominable. Depuis qu’elle a été faite, elle n’a jamais été entretenue. Ici le roc apparaît à vif ; là des trous profonds de deux pieds sont creusés ; ailleurs des pans de rochers éboulés la barrent plus qu’à moitié ; partout des pierres roulent sous les pas des chevaux. Le passage le plus difficile est une crête escarpée que la route franchit par des lacets à angle aigu. On a la montagne d’un côté, le précipice de l’autre ; de parapet, pas l’ombre. La voiture monte en grinçant, glisse dans les ornières, tombe dans un trou, franchit une pierre énorme, est soulevée de droite, puis de gauche. Au premier lacet, on se sent une certaine inquiétude ; on regarde le précipice dont rien ne vous sépare que quelques pieds de terre meuble. Au second lacet, on se dit : « J’ai franchi le premier, pourquoi ne passerais-je pas celui-là ? » Au cinquième, il y en a une vingtaine, on n’y pense plus.

Parfois on rencontre un pesant fourgon conduit par des charretiers russes. Du haut en bas de la montagne, les cochers s’appellent, car la route est si étroite qu’on ne peut se croiser qu’à certains points. Arrivée au sommet de la crête, la route se précipite avec une égale roideur et un même nombre de lacets jusqu’au bas de la vallée. La vue est fort belle, mais aux gens qui ont le vertige ou qui éprouvent le sentiment de la peur en voiture, je recommande de fermer résolument les yeux et de s’endormir avant de commencer la descente.

Il nous faut quatre heures pour franchir ce passage dangereux. Maintenant nous sommes dans un défilé étroit ; puis nous longeons une rivière à l’eau claire et rapide. A un détour du chemin, un aigle splendide s’envole pesamment d’un rocher où il était posé à quelques pas de nous.

Nous arrivons à Imam-Chouli pour la nuit. Au milieu de la cour du caravansérail, des cochers sont assis autour d’un feu de bois qui pétille et jette dans l’air froid de la nuit des flammes claires. Une marmite pleine d’eau et de riz est suspendue sur le feu. Nous avons une chambre, c’est-à-dire un endroit clos de quatre murs ; les enfants du maître du caravansérail nous apportent un tapis qu’ils étendent sur le sol, un samovar, des œufs frais et un melon.

De grand matin, nous sommes de nouveau sur route ; les mouvements du terrain sont moins accentués ; le paysage s’anime un peu. Sur les flancs dénudés des montagnes, des bergers poussent d’immenses troupeaux de chèvres, petites et noires, à longs poils, de béliers aux cornes enroulées, de grosses brebis à la trop lourde queue autour desquelles sautent des agneaux ivres de mouvement. Qu’est-ce que ces bêtes trouvent à manger dans ces déserts pierreux ? Comment engraissent-elles où mourraient de faim nos moutons d’Europe ?

Dans un relais, nous rencontrons des pèlerins afghans. Ils viennent des frontières nord-est de l’Afghanistan, ont pris le train à Boukhara ou à Samarcande pour venir jusqu’à Askhabad. De là, ils voyagent — ce sont des gens à leur aise — dans un grand fourgon à claire-voie, recouvert d’une bâche. Le fourgon est sans ressorts. Aussi y ont-ils entassé sur une épaisseur de deux pieds des couvertures molletonnées. Ils sont quatre hommes et cinq femmes. Deux d’entre eux se laissent photographier. Ce sont de beaux hommes, à la figure régulière, au teint bronzé. Ils portent des turbans blancs et des robes à grands ramages.

Nous faisons beaucoup de chemin pendant la matinée. La route descend en pente douce dans un pays plat, une large vallée, entre deux chaînes de montagnes, l’une à gauche qui est la chaîne principale de l’Elbourz, l’autre à droite qui en est un rameau et nous sépare du plateau central de l’Iran.

Vers le milieu du jour j’arrive à Koutchan, fatigué et la gorge sèche. Pendant qu’on change les chevaux et qu’on inonde d’eau les roues surchauffées de la voiture, je m’assieds dans un petit café attenant à la maison de poste.

Koutchan est une très ancienne ville qui a eu des malheurs récents. Il y a peu d’années un tremblement de terre l’a ruinée de fond en comble et un grand nombre de ses habitants périrent dans la catastrophe.

Un Koutchan nouveau s’est construit qui ne diffère en rien du vieux Koutchan. Ce sont toujours les mêmes petites maisons en terre battue. Dans le bazar, elles sont ouvertes sur la façade et les marchands disposent leurs éventaires au bord de la rue. Du café où je suis installé, j’admire en face de moi des boutiques de fruits, des plateaux chargés de raisins luisants ou de poires et les trois espèces de melons pour lesquels le Khorassan est fameux dans toute la Perse, les melons jaunes et ronds, ceux qui sont ovales et blancs, ceux enfin qui sont verts et de forme allongée.

Tandis que l’eau chauffe lentement sur les braises pour mon thé, je vais acheter une grappe de raisin.

Le marchand me reçoit avec une parfaite courtoisie. L’extrême politesse dont les Persans ne se départent jamais contribue, il est vrai, à adoucir l’inévitable irritation que causent les mille difficultés, petites et grandes, d’un voyage en Perse. Mais cette politesse même qui nous rend les Persans impénétrables nous fait sentir avec plus de force encore notre isolement. A certains moments, cette sensation va jusqu’au malaise. Qu’y a-t-il de commun entre eux et moi ? se demande-t-on. Je les trouve subtils et intelligents, d’une finesse admirable à deviner ce qui peut me plaire, ce qu’il faut dire et ce qu’il convient de passer sous silence. Ils sont les plus courtois des hommes : ils sont secrets aussi. Mais plus loin, que savons-nous ? Ils paraissent doux et indifférents. Le comte de Gobineau qui les a beaucoup goûtés les déclare incapables de fanatisme…

A certaines heures, j’ai le sentiment qu’un abîme me sépare de ces gens si aimables ; à d’autres, je ne suis sensible qu’au charme de leurs manières et je me refuse à en savoir plus long.

Aujourd’hui, je ne songe pas à philosopher sur les Persans. Assis à l’ombre et mangeant des raisins frais dans la chaleur du jour, je regarde passer sous les platanes les habitants de Koutchan, paisible petite ville qui est entrée pendant quelques heures dans ma vie et qui en sera effacée à jamais dans peu d’instants. Pendant que je fais un frugal déjeuner d’œufs durs et de melon, un Européen vient s’asseoir près de moi. Il s’est installé ici après avoir voyagé un peu partout en Perse. Au cours de la conversation, il me raconte l’histoire suivante, dont il a été témoin il y a peu de jours dans cette même ville calme de Koutchan où je l’écoute.

La femme lapidée

« Non loin d’ici vivait dans la campagne une femme pareille à toutes les femmes de ce pays, c’est-à-dire qu’elle était pauvre, mariée et menait l’existence dure des paysannes. C’est elles qui font les travaux des champs. L’homme est paresseux, et puis il est le maître… Cette femme travaillait donc pour son mari qui était le plus souvent dans les cafés de Koutchan. Il y prenait de l’arak quand il n’y fumait pas de l’opium. On cultive le pavot avec succès dans le Khorassan ; c’est une des richesses du pays et un de ses fléaux. Cet homme, soudain, partit, « pour peu de temps », dit-il. Un paysan qui voyage, la chose est rare partout, en Perse plus qu’ailleurs. Il partit et ne revint pas. Des mois se passèrent, puis une année, puis deux, puis trois. Il était mort sans doute.

« Sa femme continua à mener des jours laborieux, toujours les mêmes, courbée vers la terre. Un paysan l’approcha. Ils auraient pu, avec certaines précautions, vivre selon leur plaisir. Mais une union libre dans la campagne, en Perse, est difficile à soutenir. Et puis c’étaient des êtres simples ; et enfin elle se croyait veuve. Ils se marièrent donc suivant la loi coranique, en gens respectueux de la religion et des devoirs qu’elle impose. Et une année s’écoula.

« C’est alors qu’un beau matin, on vit rentrer au pays le premier mari. D’où venait-il ? quelles aventures avait-il courues ? pourquoi n’avait-il pas donné de ses nouvelles, car il y a des postes en Perse et l’on trouve partout des mirzas pour vous écrire une lettre ? Peu importe. Tout s’effaçait devant ce simple fait : il était vivant, il était là.

« Un poète anglais, Tennyson, a traité ce sujet dans un poème célèbre : Enoch Arden. Un marin qu’on a cru mort revient au pays. Sa femme s’est remariée ; elle a des enfants, elle est heureuse. Que fera-t-il ? Il disparaît à nouveau dans la nuit.

« Notre Persan ne songea pas à cette solution. Il se montra à Koutchan et fit du scandale.

« La paysanne avait commis le crime de bigamie, qui est une des atteintes les plus graves à la famille sur quoi la société est fondée. En pays musulman, un homme peut avoir deux femmes, mais on sent à quel point il est inadmissible qu’une femme ait deux maris. On mena donc l’accusée devant le chef des prêtres de Koutchan. Le prêtre ouvrit le Coran où sont les enseignements d’Allah, tels qu’ils nous ont été transmis par Mahomet, son prophète. Le cas de bigamie y est expressément désigné et le châtiment est celui-là même que Moïse a enregistré, au nom du même Dieu dont les idées ne varient pas, dans le Lévitique. Notre légèreté nous a laissé oublier les enseignements du Lévitique et l’on voit où en est arrivée la famille chez nous. Mais en Perse, le Coran a gardé son autorité. Il prescrit pour la bigamie la peine de la lapidation. La femme fut donc condamnée à être lapidée. Les croyants qui assistaient au jugement furent heureux à l’idée qu’un si grand crime recevrait un juste châtiment.

« On s’empara de la coupable et, comme son supplice devait être une leçon pour tous, on commença par la promener dans la ville. La pauvre femme fut menée dans le bazar et le long des rues, pieds nus, les jambes à peine couvertes, le visage non voilé. Elle avait les mains libres et ramenait — une photographie le montre bien exactement — un misérable châle sur le bas de sa figure. Elle ne parlait pas ; elle ne pleurait pas ; aucune protestation ; elle marchait comme si elle était insensible.

« La joie éclatait grande et bruyante sur le passage de cette malheureuse. On voudrait espérer que les cœurs étaient pleins d’une sainte horreur du crime et que seul un grand amour de la vertu poussait les gens à demander le châtiment de cette femme. Mais il faut avouer qu’il y avait d’autres motifs à la joie populaire et que le goût le plus cruel, le plus barbare, de voir supplicier un être humain animait ce jour-là les habitants de Koutchan.

« Le chef des prêtres conduisait le cortège qui arriva enfin, hors de la ville, à l’endroit désigné pour la lapidation.

« On avait creusé dans le sable une fosse de trois pieds de profondeur, car il y a des règles à suivre pour lapider un criminel, et cela ne peut se faire au petit bonheur.

« La femme se coucha dans le trou sans qu’on fût obligé de l’y pousser. A ce moment même, elle n’eut pas une révolte, pas une plainte ; elle entra vivante dans sa tombe, comme elle se serait couchée sur le sable pour dormir.

« Le grand-prêtre alors s’approcha — il y avait le silence de cette femme et les cris aigus de la foule, — il prit une grosse pierre et aussi fort qu’il put la jeta sur la suppliciée. Dans le tumulte passionné du peuple on n’entendit même pas le bruit de la pierre sur la chair de la lapidée. Le grand prêtre, ayant donné l’exemple, recula. Ce fut une ruée effroyable autour de la fosse. Les pierres tombèrent comme grêle et avec chaque pierre tombait une injure.

« En une minute, la fosse fut comblée. La foule rentra lentement dans Koutchan, satisfaite de la haute leçon de moralité à laquelle elle venait d’assister.

« Au soir, on enleva les pierres ; on sortit le cadavre et on l’enterra un peu plus loin, conformément aux rites religieux qui règlent l’ensevelissement des musulmans.

« C’est ainsi qu’on défendit ce jour-là à Koutchan l’institution du mariage et qu’on lapida une femme coupable d’avoir attenté aux lois fondamentales qui régissent les sociétés civilisées. Les Persans protègent le mariage par des moyens d’une haute antiquité, ce qui aux yeux de beaucoup suffit à leur conférer une noblesse et une légitimité. »


J’écoute ce récit de faits qui viennent de se passer à l’endroit même où on me les raconte et soudain l’idée de rester à Koutchan une minute de plus m’est insupportable. Je bouscule le maître de poste ; je veux avoir des chevaux ; je veux quitter sur-le-champ cette petite ville qui ressemble à tant d’autres que j’ai traversées et qui, il y a une demi-heure, me paraissait plaisante…


Une après-midi monotone dans la plaine. Un cocher chante nasalement pendant des heures en agitant la tête et pousse les chevaux au petit galop le long des pistes qui s’entrecroisent. J’aperçois sur la gauche les ruines d’une forteresse que Nadir Chah avait élevée contre les incursions des Afghans. Il n’en reste qu’un amas de terres éboulées.

La nuit vient. Un vent froid se lève. Je suis glacé dans le fond de la berline ouverte. La route est, de nouveau, abominable. Ce ne sont que trous et fondrières et la poussière épaisse que les pieds des chevaux soulèvent m’aveugle et m’étouffe. Aux relais, il faut se battre avec les maîtres de poste qui ne veulent pas me laisser continuer de peur que je ne brise la voiture ou les jambes de leurs chevaux. Mais j’ai hâte d’arriver à Méched, je refuse de m’arrêter et, toute la nuit, nous continuons à avancer. Nous croisons de longues files de chameaux dont les cloches sonnent avec des timbres différents, graves ou aigus, tandis que la tête pacifique hoche, emmanchée au bout du grand cou souple. Le vent est de plus en plus froid ; la voiture est secouée de telle façon qu’il est impossible de dormir…

A l’aube, nous ne sommes plus qu’à deux postes de Méched. Tandis que le maître du café prépare le samovar, je cause avec un vieil homme assis dans le jardin et qui fait rouler entre ses doigts les pierres polies d’un chapelet. Je lui dis que je viens de loin et l’émotion que j’ai à toucher aux portes de la ville sainte de Perse.

Quel trajet de Paris à Méched, et la mer Caspienne, et la route du Mazandéran ! Il m’écoute avec bienveillance et ne laisse tomber que deux mots qui me reculent de cent lieues :

— Je suis un pèlerin de Kerbela.

Kerbela, en Mésopotamie, est la ville sainte, avant Méched, car elle a les tombeaux de Hassan et de Houssein, ancêtres de l’imam Réza, massacrés à Kerbela même par les émissaires du calife dans les journées qui restent les journées tragiques et sacrées du chyysme. Qu’est-ce que Méched pour un homme qui habite à quelques lieues de là ? Peut-on faire son salut en allant faire son marché ? Il n’est pour lui pèlerinage que de Kerbela. Il se refuse à être un méchedi.

A mesure que nous approchons de Méched, la route s’anime. Nous dépassons ou croisons de lents fourgons où des familles entières sont entassées, des ânes sur lesquels sont perchés des femmes ou des enfants ; les femmes sont enveloppées de voiles noirs et, posées à califourchon sur les couvertures, montrent le bas de leur jambe entourée d’un pantalon qui se rétrécit à la cheville et recouvre ensuite le pied dont il épouse la forme. Des poules vivantes pendent en grappes, pattes liées, le long de la monture et, par moment, s’agitent éperdument pour protester contre la position humiliante qu’on leur inflige.

Voici les jardins entourés de murs que l’on retrouve autour de toutes les villes persanes. De jeunes peupliers pressés les uns contre les autres écoutent l’eau qui fuit gaiement à leurs pieds.

Enfin j’aperçois la coupole dorée de la mosquée. Elle est peu élevée et n’a pas l’élan magnifique vers le ciel de la Sainte Fatmeh de Koum, ni la pureté de lignes de la mosquée royale à Ispahan. Près des portes de la ville, les habitants attendent les pèlerins, s’approchent d’eux et offrent leur maison. Mais, quand ils voient dans la voiture ma face de Farengui, ils se retirent doucement. Leur maison ne peut abriter un « impur ». Je ne logerai donc pas chez un musulman à Méched. Heureusement, mon ancienne connaissance d’Ispahan, l’aimable prince Dabija, aujourd’hui consul général de Russie dans le Khorassan, m’attend chez lui.


Méched est entouré de murs percés de portes monumentales, étroites, cintrées en ogive, flanquées d’énormes tours crénelées. Le tout en terre battue fait un bel effet décoratif et suffirait à défendre une ville que personne n’attaquerait. Souhaitons que les rudes Afghans voisins se tiennent tranquilles.

Dans la partie occidentale de la ville, s’ouvre une longue et large avenue, le Khiabân qui est l’endroit le plus fréquenté de Méched. Au milieu du Khiabân coule un ruisseau boueux entre les murs plus ou moins dégradés qui forment ses berges. Des passerelles de bois ici et là le franchissent ; d’admirables platanes l’ombragent. L’avenue est bordée de petites maisons basses et de boutiques ouvertes avec des éventaires de fruits ou de vases en émail d’un bleu vif ; il y a aussi de vastes caravansérails et la poste aux chevaux, des ateliers où l’on fabrique les tapis, spécialité de Méched, d’autres où les teinturiers préparent leurs teintures végétales dans de larges cuves ; les ânes, les chevaux, les chameaux au harnachement orné, la foule des allants et des venants, animent le Khiabân qui est l’orgueil de Méched. Sous un ciel turquoise, la lumière d’automne est si belle qu’elle ennoblit les architectures misérables, l’eau croupissante du ruisseau et qu’avec les platanes centenaires, les voiles noirs des femmes, le turban blanc d’un mollah, la ceinture verte d’un séid, la longue robe aux teintes vives d’un pèlerin, elle compose un tableau qui charme l’œil.

La mosquée de l’imam Réza est au cœur de la ville. Elle est sainte à ce point qu’elle rend sacrée la partie de la ville qui l’entoure et qu’un Européen ne peut en approcher. Le quartier de la mosquée s’appelle le bast, le refuge. Il est délimité par des chaînes que des gardes surveillent nuit et jour, ne laissant passer que leurs coreligionnaires chyytes.

Le bazar est couvert comme tous les bazars de Perse, et sombre comme eux. La présence de nombreux pèlerins lui donne un aspect nouveau pour moi. Il y a là de farouches Afghans dont le turban rayé pend sur l’épaule, des Béloutches bronzés qui ont traversé d’immenses déserts pour venir prier sur la tombe de l’imam Réza ; des Ispahanais subtils et même des habitants de Koum, ville rivale. Dans cette cité très pieuse où les juifs n’ont pas le droit, reconnu ailleurs, de confesser leur religion, Morteza se sent mal à l’aise. Mais les habitants de Méched ne jettent pas des pierres au chrétien que je suis. Je me promène partout, sauf dans le bast ; je m’arrête devant les marchands assis au seuil de leur boutique ; je cause avec eux ; je feuillette les manuscrits anciens qu’ils me tendent ; je partage le tapis sur lequel ils sont accroupis ; je bois la tasse de thé versée. A deux pas des chaînes fermant le bast, je ne trouve que politesse et bienveillance. Parfois une troupe d’hommes passe devant nous. Ils sont dix ou douze à escorter un des grands-prêtres. Ceux-là ne sortent qu’accompagnés et, plus haut est leur grade, plus nombreux leurs suivants.


A la fin de septembre, le soleil se couche de bonne heure dans le nord de la Perse. A six heures il est derrière les montagnes et les rocs aigus de leur crête se détachent un instant en noir sur le couchant lumineux. Dès que le soleil a disparu à l’horizon, la nuit tombe sur la ville comme un faucon sur une poule. Il n’y a pas le long crépuscule, l’heure douteuse, l’entre chien et loup, le passage insensible de la lumière à l’obscurité que nous goûtons en Europe. Ici, c’est le jour et, tout soudain, la nuit.

Nous sommes dans le mois du Ramadan où les musulmans pour leurs péchés jeûnent tant qu’il fait clair. Un coup de canon tiré sur la grande place avant le lever du soleil annonce à chacun — et même au voyageur fatigué qui se réveille en sursaut et cherche en vain à retrouver le sommeil — que le jour et le jeûne commencent. Alors le bon musulman qui a soupé jusqu’au matin, se couche sur une couverture molletonnée et s’endort. Il ne se réveille qu’au coup de canon de six heures du soir et se prépare à la vie bruyante de la nuit. A coups de trompe, on appelle les croyants au bain où ils se purifieront avant de manger.

Le lendemain de mon arrivée, je passe, à la fin de la journée, sur la grande place. Je suis surpris d’entendre un concert de voix mâles, bien timbrées, qui vient de haut et semble tomber du ciel. Ce n’est point là de la musique persane ; ce n’est pas cette étrange et triste psalmodie, si curieusement accentuée. Non, c’est un chœur à trois voix et, sur les basses solides, étoffées, des notes de ténor s’envolent.

Je lève les yeux, cherchant d’où m’arrivent ces accords inattendus.

Sur le toit en terrasse d’un vaste caravansérail, une trentaine de cosaques russes, faisant partie du détachement envoyé à Méched, sont groupés en cercle. Leurs hauts bonnets fourrés se découpent comme de noires cheminées sur le ciel où naissent déjà de brillantes étoiles. Ils chantent des airs populaires et leurs voix exercées se marient avec justesse et mesure.

Ces cosaques sont de grands enfants passionnés de musique. Sous la direction du maître de chant, ils passent une heure chaque soir sur le toit du caravansérail à répéter dans la nuit qui vient les chœurs qu’ils ont appris à la caserne.

Les Persans étonnés voudraient s’arrêter pour les écouter. Mais il ne sied pas à un Persan de paraître prendre de l’intérêt à ce que font les ennemis dans la ville sacrée de l’Iran. Ils passent dédaigneux, deux par deux, se tenant par un doigt… Tels sont les soirs de Méched.

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