Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan
VIII
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN
Téhéran, Avril 1910[2].
[2] Je suis revenu en Perse au mois de mars 1910 et y suis resté jusqu’en juin, cette fois-ci pour visiter Koum, Ispahan, le Bakhtyari et Hamadân.
Depuis que la révolution a amené le désordre et l’insécurité sur les routes, il y a beaucoup moins de voyageurs qui se risquent à traverser le pays. Nous avons pourtant beaucoup de peine à trouver une misérable voiture pour nous mener à Ispahan et nous voici une fois de plus dans le désert. A Téhéran on nous a rebattu les oreilles d’histoires de voleurs auxquelles nous avons prêté peu d’attention. Maintenant que nous avons quitté la ville, elles nous reviennent à la mémoire. Ici personne pour nous protéger. Que nous arrivera-t-il ? Nous y pensons, sans angoisse, du reste, et ce n’est pas cela qui nous empêche de dormir. Dans le désert, on arrive vite à un excellent état d’esprit : on cherche à éviter les cahots, à trouver sur son mince matelas sa longueur et sa largeur. Voilà les choses dont un homme sage s’occupe tout d’abord. Le reste, ce qui est possible seulement, on y veillera plus tard.
A la tombée de la nuit, nous traversons des chaînes de collines rocheuses. Sous un ciel noir, menaçant, où la lumière meurt, la route descend brusquement entre des rocs jaunes, déchiquetés, aux formes hostiles et semble le chemin même des enfers. La voiture s’y précipite dans un grand bruit de ferraille. Puis c’est la nuit, la pluie, le froid, montées et descentes, grincements de roues sur les pierres, plaintes des ressorts fatigués, arrivées dans les relais endormis ; les appels d’Aziz pour réveiller les cochers ; des cris, des injures ; puis de nouveau le silence et le cahotement monotone dans le désert.
Au matin, du haut d’une colline, nous apercevons un point doré qui scintille dans le lointain. C’est le dôme de la très sainte mosquée, la Fatmeh de Koum. Et sur la colline des centaines de petits tas de pierres disent que les pèlerins ont marqué ici le point d’où ils ont vu pour la première fois le but de leur pèlerinage et la fin prochaine de leurs fatigues. J’ai noté que les pèlerins persans ont une vue excellente et plus qu’humaine, car on trouve ces petites pyramides de pierres à des distances énormes de Koum, en des endroits d’où, avec une parfaite jumelle, il est impossible de découvrir le dôme doré de Sainte-Fatmeh. Les yeux de la foi l’emportent sur les instruments d’optique.
A Koum, nous pouvons approcher de la célèbre mosquée dont les abords mêmes nous étaient interdits il y a cinq ans. Nous avançons sur la place où s’ouvre la porte principale et que dominent les minarets. Les gens ne songent pas à nous jeter des pierres. Je fais des photographies et ils ne m’arrachent pas mon appareil. La place où nous sommes est un pauvre cimetière abandonné. Des pierres à peine dégrossies marquent la place des tombes. Pas un arbre ne les ombrage, pas une fleur ne les orne. Le champ de la mort est un champ désolé. Les Persans chyytes sont bien éloignés de partager les sentiments des musulmans sunnites. Chez ceux-ci les cimetières sont les plus émouvants des jardins et placés, autant qu’il est possible, en des sites d’où la vue s’étend au loin, au flanc d’une colline, au bord d’une rivière. C’est un lieu de méditation dans un noble paysage ; les vivants se réunissent auprès des morts. Mais en Perse, au centre même d’une ville sainte, les passants, les troupeaux piétinent les dalles funéraires.
Nous ne nous arrêtons pas à Koum, puisque je ne puis pénétrer dans la mosquée qui renferme des trésors, et une heure avant le coucher du soleil, nous voici repartis. La traversée de l’étroit bazar est difficile à notre voiture attelée de quatre chevaux. Nous n’y passons pas sans détruire quelques éventaires. C’est l’heure où, au-dessus des réchauds pleins de braise, les rôtisseurs font tourner des morceaux d’agneau enfilés sur des broches, où les boulangers collent sur la paroi supérieure d’un four conique les minces tranches de pain sans levain. Une odeur de poivre et de viande grillée emplit le bazar. Les marchands, le kalyan à la bouche, les pieds cachés sous l’ample robe, nous regardent sans curiosité. Nous passons une place, puis c’est un nouveau bazar tortueux ; un coureur marche devant nous pour ouvrir le chemin. Il suffit d’un âne chargé de lavande ou de thym aromatique pour nous arrêter jusqu’à ce que l’ânier ait poussé la bourrique et son faix parfumé dans l’embrasure d’une porte. Il y a beaucoup de ruines autour de nous. Ici, de grands murs sont effondrés ; là, s’ouvrent de vastes catacombes. Voici des minarets de l’époque mongole, à la flèche pointue couverte de briques bleues et coiffée d’un nid énorme de cigognes. Et de nouveau des maisons écroulées… Il faut une heure pour sortir de Koum, et c’est le désert, les montagnes, la nuit, un orage violent qui nous accable.
Un peu plus tard, au relais, l’orage a fui ; une lune ronde, éclatante, éclaire les terrasses du caravansérail, les files de chameaux arrêtées près du puits, les montagnes voisines et, au-dessous de nous, la plaine que nous venons de quitter.
Nous poursuivons notre route avec lenteur. Au matin, nous apercevons au loin sur notre gauche les murs et les dômes de Kachân. Des détonations nous arrivent faiblement. Déjà, à la maison de poste, on nous a dit qu’il y a la guerre civile à Kachân. Ce serait un curieux spectacle, car les Kachânis passent pour les plus poltrons des Persans et on a mille anecdotes plaisantes à leur sujet. On raconte l’histoire du régiment de Kachânis que Nasr ed din renvoyait dans ses foyers, mais qui, effrayé à l’idée de traverser le désert, demanda une escorte de soldats pour l’accompagner.
Le bruit de la fusillade augmente. Le cocher ne veut plus avancer. Il faut le menacer pour qu’il se décide à gagner Kachân. Nous apercevons quelques fidaïs du Caucase, noirs et poussiéreux, accroupis derrière des murs par-dessus lesquels ils tirent sur la ville distante de cinq cents pas. Heureusement logeons-nous tout près d’ici dans la maison du télégraphe indien dont les soldats de la révolution viennent d’abandonner l’abri pour se porter en avant. L’agent anglais, un Arménien, nous raconte l’histoire dont un épisode vient de se passer sous nos yeux.
Il y avait à Kachân un chef de partisans, nommé Naïb Houssein. Il vivait souvent dans la montagne où il n’y a point de loi, levait des contributions dans les villages et pillait les voyageurs. Lors de la révolution de l’an dernier, le vieux Naïb (il a soixante-dix ans) se déclara pour le Chah détrôné ; il prit la montagne et inquiéta fort le gouverneur libéral de Kachân. La plupart des agressions à main armée sur la route d’Ispahan furent son fait. Finalement le gouvernement préféra traiter. Il fit savoir à Naïb Houssein que le passé était oublié et que la permission de rentrer à Kachân lui était accordée. Naïb qui n’est pas né d’hier revint à la ville, mais entouré de ses six fils et la carabine sur l’épaule.
Six mois passèrent en paix. Le gouvernement de Téhéran conçut alors le projet de s’emparer de son vieil ennemi endormi par une longue quiétude. Il envoya rapidement et dans le plus grand secret, trente fidaïs caucasiens qui arrivèrent près de Kachân deux heures avant nous. Là, ces braves usèrent d’une tactique prudente. Au lieu d’avancer sans bruit jusqu’à la maison de leur ennemi qui sommeillait et de l’emporter par surprise, ils ouvrirent le feu sur Kachân à un kilomètre de distance, dirigeant au hasard leurs balles sur le quartier où demeure Naïb Houssein. Celui-ci eut le temps de préparer sa défense. Ne sachant si les portes de la ville étaient gardées, il se barricada chez lui et, à tout hasard, fit seller son cheval et ceux de ses fils. De part et d’autre, on continua à tirailler dans la nuit. Lorsque les Caucasiens enhardis s’approchèrent de la maison de Naïb, mal leur en prit. D’une main assurée le vieux partisan et ses fils en tuèrent quatre, en blessèrent cinq autres et, profitant du désarroi causé par des pertes si considérables, sautèrent à cheval et gagnèrent la montagne. Ainsi finit une des plus terribles et sanglantes batailles dont la Perse gardera le souvenir et notre bonne fortune voulut que nous en fussions les témoins.
Dans l’après-midi, le calme étant revenu, nous allons à travers la ville jusqu’au quartier israélite. Nous y arrivons par des ruelles étroites bordées de hauts murs. Des enfants demi-nus se bousculent dans nos jambes pour nous voir de plus près. Une porte poussée et nous pénétrons dans la cour intérieure d’une maison où nous ne sommes pas attendus. Ah ! le ravissant spectacle !… A notre approche de grandes jeunes filles se lèvent et bondissent comme un troupeau de biches surprises. Elles courent chercher les voiles qui les cacheront. Nous apercevons de grands yeux noirs étincelants sous l’arc irréprochable des sourcils, des bouches adolescentes, des dents blanches, des profils nobles de Rachels bibliques, de beaux et frais visages aux traits réguliers, aux chairs mates et ambrées. Quel âge ont ces filles de Jephté ? Douze, quatorze, quinze ans… Vite, elles s’enveloppent avec une grâce inimitable dans des voiles violets ou roses. Les unes se tiennent immobiles et droites ; les autres fuient et l’on voit la plante de leurs pieds souples teinte au henné. Dans l’ombre chaude, leurs silhouettes se détachent sur les tons mastic des murs en pisé ; un rayon de soleil vient frapper le petit bassin d’eau creusé dans les dalles de la cour, et le ciel d’un bleu de turquoise sombre fait un toit à ce tableau charmant.
Quelques heures plus tard, nous entrons dans l’immense désert qui s’étend à l’est et au sud de Kachân au moment où le soleil se couche et où les sables se transforment un instant en poussière d’or. Le désert ici, ce sont des dunes peu élevées que le vent a formées ; les roues de la voiture s’enfoncent ; les chevaux avancent avec peine. A notre droite, une chaîne de montagnes couvertes de neige. Là-bas où la plaine finit, à une demi-lieue de nous, une ferme. On dit que Naïb Houssein et ses fils s’y sont réfugiés. Le cocher tremble de peur. Par contre un gendarme que le gouverneur nous a donné reste indifférent. Si nous sommes attaqués, il prendra la montagne avec Naïb Houssein et gagnera ainsi sa vie mieux qu’au service du gouvernement. Il nous quitte au premier relais. La nuit est venue, le ciel s’illumine, la lune se lève et nous éclaire presque comme en plein jour. Nous continuons avec lenteur notre chemin, doucement bercés sur le sable épais ; le cocher pendant des heures chante d’une façon nasillarde et triste entre ses lèvres fermées ; parfois on entend les sonnettes de chameaux qui passent au loin. Nous dormons et rêvons sous la voûte étincelante du ciel.
Vers quatre heures du matin, comme je me retourne sur mon étroite couche, je suis surpris par l’apparition à l’horizon rouge du levant d’un astre énorme, éblouissant, qui flamboie à peine élevé au-dessus de la terre. Est-ce la comète annoncée ? Est-ce un météore ? C’est simplement Vénus qui, près de l’horizon et dans le ciel pur du haut plateau persan, semble dix fois plus grosse que Jupiter dans nos climats occidentaux.
A midi, en pleine montagne, nous arrivons au col de Tarkh, dit col des Voleurs, car les brigands bakhtyares y attendent souvent voyageurs et caravanes. Nous traversons le col sans encombre et, avant le coucher du soleil, sommes à Mourchekar, gros bourg à l’entrée de la plaine d’Ispahan. Nous y passons quelques heures en compagnie de M. Bril, consul d’Angleterre à Chiraz, que nous rencontrons au caravansérail. Il a été attaqué entre Chiraz et Ispahan. Pourtant il avait avec lui douze cipayes indiens et autant de soldats persans. Mais une tribu nomade, les Kouhgelais, l’ont assailli et lui ont tué deux hommes.
En pleine nuit, nous quittons Mourchekar, non sans peine, car le maître de poste nous refuse des chevaux alléguant qu’il y a des voleurs dans le désert et que nous serons détroussés (ce dont il ne se soucie mie) et ses chevaux volés (ce qui le touche directement).
La lune qu’Omar Khayyam a chantée brille sur nous comme elle brillera sur nos tombeaux, et bientôt nous nous endormons.
Je suis réveillé soudain par des voix à mon oreille. J’ouvre les yeux. Deux hommes, pieds nus, le fusil à la main, courent à côté de la voiture (qui ne va pas vite), répétant sans cesse les mêmes mots : « Poul bede, poul bede » (Donne de l’argent, donne de l’argent).
« Ah, me dis-je, le maître de poste n’a pas menti. Pour une fois, par hasard, il se rencontre avec la vérité. Voici les voleurs annoncés depuis si longtemps. »
Que faire ? Ils ne sont que deux, armés de fusils. J’ai mon revolver, tout petit il est vrai. Je suis Européen, j’ai plus de sang-froid qu’eux, une décision plus rapide. Si j’en blesse, ou si j’en tue un, l’autre s’enfuira. La menace même de mon revolver suffira. Mais que cette aventure est désagréable ! Des histoires sanglantes ! J’en ai horreur. Enfin, je n’ai pas le choix. Le malheur est que je suis couché sur mon revolver qui est dans la poche de derrière de mon pantalon. Il faut me retourner sans hâte, glisser ma main jusqu’à ma poche, sortir doucement le revolver et le mettre tout à coup sous le nez d’un des bandits. S’il ne tombe pas à plat ventre sur le sable, ma foi, tirer !
Je commence donc à opérer une lente conversion comme si je dormais encore. Mais tandis que je me retourne, je réfléchis : Ces gens n’ont pas l’air très méchant. Et puis quand a-t-on vu deux Persans attaquer la voiture d’un Européen ? Il faut se mettre à quinze ou vingt pour tenter une entreprise pareille. Et, au moment de prendre mon arme, j’appelle Aziz qui dort sur le siège.
Aziz se remue, regarde les deux hommes qui courent à côté de nous et se met à causer avec eux. Cependant le cocher, réveillé, lui aussi, arrête ses bêtes.
— Ce sont d’anciens gendarmes, monsieur, me dit Aziz. Ils ont perdu leur place depuis la révolution et ils meurent de faim. Aussi implorent-ils de vous une aumône.
Au lieu de tirer mon revolver, j’empoigne le sac où sont nos tomans et nos krans. J’offre à ces pauvres gens un peu de monnaie et une cigarette. Nous faisons un bout de conversation sous la lune qui décidément ne brillera sur nos tombeaux que plus tard, quand l’heure viendra…
A deux heures du matin, nous nous arrêtons au dernier relais avant Ispahan, et là, sur la route, en plein air, nous dormons en attendant l’aube. Nous sommes à près de dix-sept cents mètres d’altitude ; il fait froid, mais la nuit est splendide. Lorsque la lune s’abaisse à l’occident et que le levant commence à s’éclairer de vapeurs rouges, nous réveillons un cocher et faisons atteler les chevaux. A partir de Gez, nous sommes dans la plaine fertile d’Ispahan ; le dernier contrefort des montagnes bakhtyares s’élève à notre droite ; puis c’est la large vallée qu’arrose le Zendeh-Roud, « l’eau vivante ». D’ici à la ville, c’est lui qui donne la richesse au pays ; nous ne sortons plus des campagnes bien cultivées ; mille canaux d’irrigation les traversent en tous sens ; ici poussent le blé, l’avoine, le maïs, et surtout le pavot blanc, qui bientôt va dresser vers le ciel sa petite coupe pure. Le trajet en voiture est difficile, car ruisseaux et aqueducs flanquent les deux côtés de la piste étroite, et parfois la coupent. Les ponts sont souvent effondrés. Nous passons auprès de beaux colombiers anciens ; bien qu’ils soient aux trois quarts ruinés, des vols de colombes s’en échappent encore à l’heure où le soleil se lève.
A travers les arbres, on aperçoit, toujours plus nets, les terrasses, les voûtes, les dômes des mosquées, et, les dominant toutes, bleue dans l’azur du matin, la mosquée royale de Chah Abbas.
Déjà, nous sommes entre les murs des faubourgs ; les âniers poussent leurs ânes dans l’eau pour nous faire place ; des femmes juchées sur les bâts des bourriques s’effraient ; même cachées sous le voile, elles détournent la tête pour que nous ne puissions deviner la forme de leur visage… Nous franchissons les portes étroites. L’ancienne capitale des Séfévis s’éveille gaiement ; les bazars sont joyeux de mille bruits matinaux ; les artisans se rendent à leur travail ; les marchands ouvrent les cadenas qui ferment la devanture des boutiques, les porteurs d’herbes crient leurs salades et leurs légumes. Nous suivons des rues qui serpentent le long d’un ruisseau bordé d’arbres, puis traversons des bazars étroits ; c’est maintenant une allée large ; derrière des murs en pisé, le drapeau de Sa Majesté britannique frissonne à la brise du matin ; encore un bazar difficile, et enfin le consulat général de Russie où nous faisons notre entrée à sept heures.
Il est construit à la manière d’une belle demeure persane. Les bâtiments principaux entourent un vaste jardin intérieur, le jardin des fleurs opposé au verger voisin : le Goulistan et le Boustan. Autour du Goulistan sont les bureaux, l’habitation du consul général, les appartements des hôtes, le hammam et toutes sortes de dépendances. Dans une cour voisine, et que l’on ne voit pas, logent les domestiques russes et le peloton de magnifiques cosaques qui gardent le consulat.
Nous avons notre appartement : nous pouvons à notre gré manger chez nous ou à la table du consul ; si nous voulons sortir, des chevaux sont à notre disposition, et des ghoulams persans ou des cosaques russes pour nous accompagner. Nous sommes libres de nos heures et de nos promenades. On pratique une magnifique hospitalité au consulat général de Russie à Ispahan.
Les maçons d’Ispahan.
Au Tchahar Bagh (les Champs-Élysées d’Ispahan, avec le pavillon des Huit Paradis, la médresseh fameuse où l’on instruit les mollahs, et d’autres palais encore) on élève en ce moment un collège pour les Pères français de la mission. Les maçons y travaillent et voici la scène qui s’offre à mes yeux un matin que je me promène dans cette belle et poétique avenue.
Sur le mur qu’ils construisent et qui a trois pieds d’épaisseur, il y a une dizaine de maçons. Les uns répandent du mortier sur le plateau du mur ; les autres posent les briques sur le lit de mortier. A terre, une douzaine d’ouvriers envoient à la volée, une à une, les briques aux maçons qui, au sommet du mur, c’est-à-dire à sept ou huit mètres de hauteur, les demandent. Rien ne peut donner une idée de l’élégance du geste avec laquelle l’aide jette la brique en l’air et de la manière dont l’ouvrier sur le mur la reçoit. Il semble la cueillir comme si elle était une fleur. Les jongleurs les plus adroits n’exécutent pas leur tour avec une grâce plus parfaite ; ces maçons jouent pour la joie de nos yeux. Et afin de régler le rythme du jeu, ils chantent en travaillant. Le maçon sur le mur demande les briques dont il a besoin en des rimes enfantines qui disent à peu près ceci :
Certains de ces briquetiers ont une grande renommée comme chanteurs et nous entendons aujourd’hui celui qui est le plus réputé d’Ispahan.
Ainsi un bâtiment en construction à Ispahan est une ruche chantante. Le travail s’y fait avec une rapidité incroyable. Une douzaine d’ouvriers placent jusqu’à trois mille briques par jour et un palais aux murs larges de trois pieds est édifié comme par miracle en un mois alors qu’il en faudrait douze en suivant nos méthodes européennes.
A Bagh-Nô.
Bagh-Nô, le jardin neuf, était la résidence de Zill es Sultan, qui fut vice-roi de la Perse méridionale et maître de grandes richesses. Depuis la révolution, ce grand-oncle du petit Chah actuel est exilé. Il a été en Perse un des derniers, avec son demi-frère, Naïb es Saltâneh, à mener la vie à la façon large d’autrefois selon les traditions purement persanes. Il possède presque tous les villages dans la belle vallée du Zendeh-Roud ; il avait à Ispahan, dont il était gouverneur, une cour, une armée à lui qui inquiétait le Chah à Téhéran, de nombreuses femmes dans son anderoun, des centaines de serviteurs et, je crois, une quinzaine d’enfants.
Bagh-Nô est à une demi-heure du centre de la ville. La propriété entière, qui est vaste, est entourée de murs de pisé hauts de plus de quatre mètres. A la porte cochère, il y a des gardes. La porte franchie, on pénètre dans le jardin dont deux côtés sont aussi fermés par des murs. Il faut franchir une seconde enceinte pour arriver au pied d’un bâtiment élevé d’un étage qui est la résidence de jour. La séparation entre l’anderoun et le biroun est absolue. Un grand seigneur persan passe la nuit dans l’anderoun qui est un pavillon isolé, avec ses jardins, ses pièces d’eau, et n’y reçoit personne. Le jour, il est dans le biroun où les femmes n’apparaissent jamais, même voilées. Le Persan pratique ainsi dans sa rigueur le conseil du sage : Cache ta vie.
Pour pénétrer dans le biroun où le prince avait ses réceptions, on passe par des couloirs très étroits, précaution fort ancienne et toujours en usage, du reste non sans raison, contre une agression possible. On se trouve alors dans une petite cour avec des bâtiments sur les quatre côtés et au centre de laquelle il y a un bassin. Un escalier aux marches trop hautes mène au premier étage qui ne contient que deux ou trois pièces de dimensions assez modestes et une vaste galerie à la persane, c’est-à-dire tenant toute la largeur de la maison avec fenêtres des deux côtés. On ne voit pas à terre ici de beaux tapis anciens, mais des modernes assez ordinaires, les plus beaux et les plus fins étant de Senneh. Pour le mobilier, hélas ! un Persan riche de nos jours tombe dans de grandes erreurs. Il pense qu’en Europe le goût est meilleur ; aussi fait-il venir à grands frais des fauteuils, velours et peluche, de Vienne, et le triomphe est d’amener intacte à travers le désert, à dos de chameau, une glace de Saint-Gobain.
Les fenêtres du salon où nous sommes descendent jusqu’au parquet ; elles ouvrent sur un nouveau jardin que nous n’avons pas encore aperçu ; il est en allées droites bordées de très jeunes peupliers et fleuri, pour l’instant, d’une prodigieuse quantité d’iris noirs. Dans quinze jours les roses innombrables en parfumeront les parterres ; le printemps retarde cette année-ci et nous ne verrons pas à Ispahan la floraison des roses. Au centre du jardin rectangulaire, une tour et une pièce d’eau qui n’est pas creusée en terre, mais élevée à quelques pieds au-dessus du sol. Par-delà la pièce d’eau, un bois de peupliers, jeunes aussi, plantés symétriquement très près les uns des autres. Sur la gauche un mur dans lequel est pratiquée une grande porte qui s’ouvre sur le parc. Il est de peupliers non moins serrés, mais entre lesquels coulent de clairs ruisseaux qui dessinent cent méandres. Rien n’égale l’ingéniosité des jardiniers persans dans l’usage qu’ils font de l’eau, dans la façon dont ils dessinent les ruisseaux, les canaux, les bassins et les cascades. Les arbres et l’eau, voilà le grand luxe de la Perse désertique et rocailleuse où jamais un arbre ne pousse que par les soins de l’homme.
Dans le parc sont disséminés quelques pavillons où habitent les fils aînés de Zill es Sultan. Ce sont des installations d’été d’un goût assez raffiné.
Pendant qu’escorté du chef des eunuques et de nombreux serviteurs, je me promène, ma femme rend visite aux princesses. Elle les trouve inconsolables de l’exil du prince ; elles pleurent encore en pensant à lui. Depuis plus de deux ans qu’il les a quittées, elles se refusent à sortir de l’anderoun, même pour parcourir les jardins. Elles y envoient leurs enfants sous la garde d’eunuques.
Dans une allée, je rencontre cette troupe enfantine. Ah ! les curieuses et graves poupées. Il y a là trois fillettes et un garçon entre huit et dix ans. Deux des filles et le garçon portent des redingotes et des pantalons, mais elles ont des petits bérets sur la tête et il coiffe déjà la kolah nationale. La troisième fille a une robe à la mode d’il y a vingt ans à manches à gigot et le plus comique toquet en crêpe. Elle tient un éventail à la main et semble en tous points un singe habillé pour faire la parade sur un orgue de Barbarie. Ces enfants se promènent lentement, sans parler. Au-dessus de leurs têtes, des eunuques tiennent de grands parapluies ouverts pour les protéger du soleil. La présence d’un étranger les intimide ; ils me regardent avec effroi et, malgré les objurgations des eunuques, ne peuvent se décider à me saluer du traditionnel Salam aleïkoum.
Plus loin, dans la cour du pavillon où un des fils du prince m’offre un verre de thé, on m’amène encore des petits enfants. Ceux-là ont deux et trois ans au plus. De vieux serviteurs les portent dans leurs bras et les doigts menus des enfants s’accrochent dans des barbes blanches que le henné a rougies. Ainsi, en dehors de l’anderoun, seuls des vieillards s’occupent des enfants dans les beaux jardins que fleurit le lilas de Perse (admirable sujet à développer en vers dans la manière inimitable de Victor Hugo).
A la médresseh.
La médresseh du Tchahar-Bagh, la médresseh qu’a décrite Pierre Loti, l’incomparable école des prêtres — est-il au monde un collège d’une beauté plus pure et où tant d’éléments divers se mêlent et se fondent ! — nous est fermée. Depuis la révolution, l’esprit de cette école sacrée s’est exalté encore. Elle a toujours été conservatrice : elle est devenue ardemment nationaliste et xénophobe. C’est là que se réunissent les étudiants et les prêtres. Le fanatisme le plus louable y règne. Aussi notre hôte, le consul général de Russie, nous a-t-il recommandé de ne pas pénétrer cette année-ci dans la médresseh.
Or voici qu’un matin, montant à cheval dans le Tchahar-Bagh, un accident à une de nos montures nous oblige à mettre pied à terre. Le cosaque qui nous escorte ramène les bêtes au consulat et reviendra nous chercher en voiture. Cependant nous sommes devant la porte de la médresseh. Nous nous en approchons ; un pas encore, et nous sommes entrés. Le maître du café courtoisement nous salue. Du seuil, nous regardons la cour magnifique bordée de bâtiments où sont les chambres, en ruches d’abeilles, des étudiants ; chaque chambre a sa petite terrasse. Sur le côté droit, c’est une mosquée dont les revêtements intérieurs bleus luisent sourdement dans l’ombre ; au centre, une pièce d’eau rectangulaire, qui tient toute la longueur de la cour et à laquelle on descend par trois degrés en pierre, reflète en son eau calme les troncs tachetés de platanes deux fois centenaires, des églantiers en boules énormes et fleuries, les briques des murs, les faïences émaillées aux beaux dessins de la mosquée et le bleu inaltérable du ciel d’Ispahan.
Les quelques mollahs qui sont là dans leurs amples robes noires nous regardent et ne bougent pas. Enhardis, nous avançons et les saluons d’une inclination de tête à laquelle ils répondent. Devant cet accueil courtois, je me décide à prendre quelques photographies en couleur, les premières qui auront été faites ici. Un certain temps est nécessaire pour préparer l’appareil et je sens bien qu’il ne faudrait pas prolonger trop notre visite. Un mollah s’approche et regarde ce que je fais ; ce n’est pas la haine qui le pousse, mais la curiosité. Bientôt j’ai tout un rassemblement de turbans blancs autour de moi. Pour intéresser ces prêtres à mon travail, je leur offre de voir sur le verre dépoli l’image de la scène que je vais prendre. Ils hésitent, se consultent. N’ont-ils pas eu tort de me laisser installer mon appareil dans cette école sainte ? N’est-ce pas un sacrilège ? Mais la curiosité l’emporte. L’un d’eux se décide. Au moment de se couvrir la tête du voile noir, il recule avec effroi. Un docteur de la loi ne doit pas être souillé par le contact d’un objet appartenant à un étranger. Heureusement trouve-t-il un subterfuge. Il relève sa longue robe flottante et, s’en couvrant la tête, la jette sur l’appareil.
Nous passons plus d’une heure dans la médresseh, où maintenant les étudiants sont nombreux et, lorsque les gardes du consulat arrivent, ils n’en reviennent pas de nous voir converser amicalement avec les chefs du parti le plus fanatique d’Ispahan.