Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan
IV
LA ROUTE DU MAZANDÉRAN
Septembre 1909
Voici sept ou huit semaines que je vis à la persane, que je mange, accroupi sur mes talons, les plats du pays que les serviteurs posent à terre au milieu de la pièce où le hasard nous a réunis ; que je souffre de la chaleur sèche, continue, implacable ; que je ressens une fatigue qui ne me quitte pas, une nervosité qui ne sait à quoi s’en prendre ; que la fièvre rôde autour de moi à l’heure où le soleil descend. Je n’en puis plus. Il faut partir. Mais une humeur inquiète m’empêche de rentrer simplement au logis par l’excellente route qui va de Téhéran à Enzeli sur la mer Caspienne. Je veux aller plus loin vers l’est, m’enfoncer au cœur de l’Asie, je veux voir Méched la Sainte, l’éblouissante Boukhara et la plus belle Samarcande, la ville impériale de Timour Leng. Je veux profiter des jours dorés de l’automne en Perse pour voyager encore… Et je me penche sur des cartes et je compare des itinéraires.
Pour aller à Méched, il y a la route à voitures qui longe au sud la grande chaîne de l’Elbourz. On trouve des chevaux aux relais et l’on arrive à Méched en une dizaine de jours. Mais le trajet est monotone et sans intérêt.
Il est une autre voie plus hasardeuse qui n’est qu’une piste de caravanes. Elle gagne par les montagnes un des petits ports au sud de la mer Caspienne, Méched-Isser ou Bender-Guez. Là, un vapeur russe, une fois la semaine, vous conduit à Krasnovodsk, tête de ligne du chemin de fer transcaspien. La piste muletière qui part de Téhéran contourne le Démavend et mène, par une vallée élevée, étroite, difficile, aux forêts impénétrables du versant caspien, à la jungle et à la plaine fiévreuse et riche du Mazandéran. Cette route est une des plus fatigantes qui soient. Mais elle est célèbre pour la beauté des sites qu’elle traverse et les magnifiques contrastes qu’elle offre au voyageur. Elle s’appelle la route du Mazandéran. C’est elle que je choisis.
Il faut organiser ma petite caravane. La chose m’est rendue facile par les Toumaniantz, riches Arméniens persans de Bakou et de Téhéran qui font de grandes affaires en Perse, en exportent des fruits secs et se servent pour acheminer leurs transports de la route que je vais prendre. Ils me trouvent un tcharvadar qui, pour un prix raisonnable, se charge de me conduire à Méched-Isser. Le tcharvadar a quatre chevaux habitués à ce trajet. La bête qu’il me destine est un petit cheval bai, mince et robuste à la fois, aux jambes fines, à la tête intelligente. Un cheval portera mon cuisinier ; le troisième mes bagages et mes vivres, et le muletier montera le quatrième. Dans de longues conversations, nous fixons le jour du départ et le nombre des étapes. Il est convenu que nous ferons un détour pour aller voir la très ancienne ville de Démavend qui n’est pas sur mon itinéraire et que j’y coucherai. Le ministre de l’Intérieur, Sardar Assad, me promet deux cosaques persans pour la première étape de nuit en quittant Téhéran. Au lendemain de la révolution, les environs de la ville sont peu sûrs. On y détrousse les voyageurs, à main armée, même dans le quartier européen de Chimran. J’ai trouvé, non sans peine, un domestique à tout faire qui me servira d’interprète et de cuisinier. C’est un grand garçon tout jeune, Elias, qui est juif et m’est recommandé par le directeur de l’excellente école de l’Alliance israélite. Il achète une marmite, des vivres. J’ai une lampe à alcool pour faire la cuisine. Le domestique qui m’a servi jusqu’alors à Téhéran, le petit Morteza, tristement, prépare les bagages. Le petit Morteza est triste parce qu’il ne part pas avec celui qu’il appelle « mon maître ». Morteza, il faut que j’en trace ici un portrait car, bien malgré moi, il fera en ma compagnie la route du Mazandéran. Son souvenir pâlot reste associé aux grands souvenirs de ce voyage ; sa petite figure misérable m’apparaît encore dans les paysages admirables qui se sont levés devant moi ; j’entends sa voix, aux inflexions si polies, mais qui me mettait dans un état d’irritation que je contenais avec peine. Morteza, qui espérait sortir, grâce à moi, de la misère où il était à Téhéran et que j’y ai laissé retomber lorsque nous nous sommes quittés — petite scène baroque vraiment — à Samarcande. Ah ! je vais la dire tout de suite, cette scène de Samarcande. Je ne puis l’oublier, bien qu’elle semble n’avoir aucun intérêt. Et, du reste, elle éclairera d’un jour cru Morteza… et moi-même. Voici : j’ai vécu avec Morteza pendant trois mois ; nous avons couru des dangers ensemble, partagé les mêmes fatigues, subi les mêmes privations. Je suis humain ; j’ai été bon pour lui ; je l’ai largement payé, en outre. Mais quand je l’ai quitté à Samarcande, lui regagnant la Perse, moi la Russie et l’Europe, par Tachkend, quand Morteza s’est séparé, les larmes aux yeux, de son « maître bien-aimé », il m’a été impossible de lui tendre la main. Lorsque j’ai senti que je ne pouvais faire ce geste si simple, j’en ai été stupéfait. Je le suis encore parfois, aux heures où je suis un peu en querelle avec moi-même. J’ai serré beaucoup de mains en ma vie et, sans doute, celles de fort malhonnêtes gens. Morteza était parfaitement honnête, et tout de même… Non, il y avait quelque chose, non pas entre nous, mais seulement de moi à lui, qui empêchait la poignée de mains. Je sens qu’il faudra que le lecteur fasse avec moi toute la route du Mazandéran pour qu’il comprenne la scène de Samarcande. Et encore arriverai-je à m’expliquer ?… Revenons à notre point de départ.
Morteza a été élève et bon élève de l’Alliance israélite à Téhéran. Ces écoles donnent leur enseignement en français et rendent d’immenses services en Orient à la cause française. Les parents de Morteza sont dans la dernière misère. Son père, qui était colporteur, est devenu aveugle avant quarante ans. Sa mère ne fait rien. « Pourquoi ne travaille-t-elle pas ? lui ai-je demandé. Ne peut-elle laver du linge, coudre ou broder ? — Elle ne saurait pas, m’a-t-il répondu, les femmes chez nous ne travaillent pas. » Y a-t-il là quelque chose de propre à la famille de Morteza ? Se croit-elle au-dessus du travail ? J’ai vainement cherché dans cette réponse un regret ; mais j’y ai trouvé de l’orgueil. A seize ans, Morteza a été proposé par l’école pour être envoyé à l’Alliance à Paris, où l’on forme des professeurs. Paris, Paris pour Morteza ! Ce petit garçon misérable irait à Paris ! Il travaillerait ; il s’élèverait au-dessus de lui-même, il verrait le monde et il reviendrait en Perse professeur portant une redingote et des lunettes ! Voilà la chance de sa vie pour le petit Morteza. C’est alors que le destin a répondu par la voix de Morteza père : « Non. » Le père de Morteza a dit : « Je suis aveugle, je suis seul. Mon fils me quittera-t-il ? Je n’aurai pas près de moi avant de mourir les enfants de mon enfant. Que mon fils reste avec moi et se choisisse une femme. »
Morteza a continué de traîner des jours pitoyables dans le quartier juif de Téhéran près de son père aveugle et de sa mère oisive. Le samedi était le grand jour de la semaine : dès l’aube, Morteza était à la synagogue. Fier de ses années d’école et de ses succès, il se mêlait aux discussions passionnées qui se prolongeaient jusqu’au soir. Il en sortait épuisé, enivré d’une dialectique trop subtile, mais l’orgueil d’appartenir au peuple élu lui donnait la force de se redresser encore. Cependant il crevait de faim, inapte aux tours et détours des adroits commerçants qui ne manquent pas dans le quartier juif. Il gagne quatre sous dans une imprimerie fondée au moment où le Chah donnait un peu de liberté à son peuple. Mais au bout de quelques mois, Mohamed Ali Chah reprit à coups de canon ce qu’il avait accordé par contrainte et les imprimeries furent fermées.
Cependant, les parents de Morteza qui ne pensaient qu’à perpétuer leur race misérable avaient voulu le marier. Ils avaient trouvé pour leur fils de seize ans sans le sou une petite fille de douze ans sans dot. Ils avaient acheté — avec quoi ? — le trousseau de leur fils dont l’unique pièce était le lit nuptial, soit une grande couverture molletonnée, doublée à l’intérieur d’un de ces jolis voiles imprimés de Perse que l’on connaît en Europe. On étend ce vaste édredon à terre ; on s’y couche avec sa femme ; on rabat la moitié de l’édredon sur soi et voilà un lit chaud et confortable à la mode persane.
Mais Morteza, pour la première fois de sa vie, a montré quelque bon sens. Il s’est dressé contre ses parents : « Je me marierai plus tard, dit-il, quand je gagnerai de quoi vivre. »
Je suis arrivé en Perse où j’étais déjà connu. Apprenant qu’un Français cherchait un domestique, Morteza est accouru. Il est petit, maigre, malsain ; il a les yeux délicats ; il est maladroit et craintif. Il porte une grande redingote crasseuse que son père n’a pu vendre, sans doute, au temps où il était porte-balle ; un pantalon déchiré et dont le bas s’effiloche ; des chaussures trouées. Point de linge visible. Mais il est poli, d’une politesse recherchée. Il ne m’adresse la parole qu’en s’inclinant, les yeux baissés et les deux mains croisées sur le ventre. On me garantit son honnêteté. Il parle français : je le prends.
Il ne sait rien, trois fois rien, comme on dit dans le peuple. Il faut lui apprendre à installer une moustiquaire, à rouler mon matelas, à cirer mes souliers, à préparer le thé. Il déploie une bonne volonté que seule sa maladresse égale. Ce domestique, au lieu de m’éviter des fatigues, trouve le moyen de m’énerver le jour durant. Dans mes discussions avec les marchands qui m’assiègent, ceux-là, malins, arrivent à le mettre de leur côté, sans que cela lui rapporte un sou. Il est toujours contre moi et trouve des arguments gratuits en faveur de ces rusés compères. Lorsque je lui dis l’offre qu’il doit transmettre de ma part aux marchands, il me répond de lui-même : « Il ne se contente pas. » Je le rabroue. Pour un rien, je le battrais. (Le climat persan invite un homme pacifique à se détendre les nerfs en allongeant un coup de poing à qui l’irrite.) Pourtant je ne le bats pas. Je devrais avoir pitié de lui, mais il est incapable d’exciter en moi un mouvement généreux. Le samedi matin, Morteza va à la synagogue. J’exige qu’il soit rentré à huit heures, car ma journée commence vers cinq heures. On se lève de bonne heure en Perse pendant l’été, et les Juifs sont au temple dès l’aube. Mais deux heures ne suffisent pas à l’exaltation raisonneuse de Morteza. Il voudrait rester à discuter jusqu’à midi. Ses yeux s’emplissent de larmes quand je refuse la permission de midi. Mais il ne proteste pas. Morteza me respecte ; pis, il m’aime. Morteza aime son maître qui ne le bat pas et qui n’a pas pitié de lui. Et puis il est fier de moi. Je lui apporte beaucoup de jouissances d’orgueil. Il m’accompagne chez les grands personnages ; il entre avec moi chez les ministres et chez les princes ; il se met à genoux, croise les mains sur son ventre et me sert d’interprète. Son pauvre petit corps maigre se gonfle, éclate de vanité quand, sur le siège d’une voiture à deux chevaux, il traverse avec moi le quartier juif.
Du jour où il est entré à mon service, il n’a plus qu’une idée : venir avec moi à Paris. Une fois, il s’est risqué à me le demander. « N’y songe pas, lui ai-je répondu. Tu peux vendre du français en Perse ; mais du persan à Paris, c’est plus difficile. »
Quand je prépare mon voyage au Mazandéran, je lui annonce que je ne l’emmènerai pas. « Que faire de toi ? je serais obligé de te soigner. Tu ne sais ni voyager, ni faire la cuisine, ni préparer les bagages. » Morteza est au désespoir.
Le jour du départ arrive. J’emballe mes vêtements et mes provisions moi-même devant Morteza qui me regarde. A deux heures, les domestiques de mon hôte m’appellent. Ils ont l’air terrifié. Quel malheur est survenu ? Je les suis au jardin.
Miniature persane : sous un grand platane, sur l’herbe près d’un ruisseau au bord duquel se dressent de beaux iris sombres, deux femmes vêtues et voilées de noir sont assises et pleurent. A côté d’elles, l’ami de mon nouveau domestique Elias que j’attends est debout, les yeux baissés, la figure triste. Que s’est-il passé ? Il s’approche de moi et d’une voix en deuil il m’apprend qu’Elias est tombé d’un âne ce matin en descendant de Chimran et s’est cassé l’épine dorsale. Il agonise en cet instant et ce sont ses tantes qui, devant moi, mêlent leurs larmes à l’eau du ruisseau.
Tout aussitôt, je sais qu’il ment, qu’il y a là une scène organisée pour me tromper. Mais que faire ? Je ne puis contraindre Elias, caché dans quelque coin du quartier juif, à m’accompagner malgré lui. Qu’est-ce qui a pu l’empêcher à la dernière minute de faire ce voyage qui le tentait si fort ? J’en ai eu peu après l’explication. Le bruit s’était répandu dans Téhéran que des Bakhtyares anciennement au service du Chah s’étaient réfugiés au nombre de quelques milliers dans les montagnes au-dessus de la capitale, qu’ils tenaient les routes, tuaient et détroussaient les voyageurs. La peur avait été plus forte en Elias que le désir de voyager… Je me tourne vers Morteza.
— Voici ta chance, lui dis-je. Si tu es prêt à partir dans trois heures, je t’emmène.
— Jusqu’à Paris ? dit le petit Morteza tremblant d’émotion.
— Jusqu’à Samarcande, si tu le veux, et pas plus loin. Voici cent francs pour t’équiper. C’est oui ou non, tout de suite.
C’est oui, et à six heures nous sommes là dans la cour du palais à charger les chevaux. Sur le bât d’un cheval, on met le sac des vivres, puis une grande couverture rouge, molletonnée, immense. Qu’est cela ? C’est le lit nuptial de mon jeune domestique. N’osant passer chez lui dire adieu à ses parents qui l’auraient empêché de partir, il a fait voler son lit par un ami. Lorsque, petit enfant, on me lisait dans l’Évangile le récit de la guérison du paralytique et qu’on arrivait à la parole de Notre-Seigneur : « Prends ton lit et marche, » je m’étonnais du désir de compliquer ce beau miracle en obligeant le ressuscité à porter un lit incommode et lourd à la façon des nôtres. Depuis que j’ai voyagé en Orient et que j’ai vu le lit de noces de Morteza courir les routes devant moi, je ne suis plus surpris.
Morteza va partir, et à chaque minute il tremble à l’idée que ses parents avertis enverront les anciens de la communauté juive le réclamer au moment même où il s’affranchit.
Enfin l’heure est venue, le soleil baisse, les cosaques de Sardar Assad sont là. Je monte à cheval : Morteza se fait hisser sur sa bête par le tcharvadar et nous voilà, au crépuscule, ayant passé la porte de Dochan-Tépé, sur la route du Mazandéran. Elle file vers le nord-est, laissant à droite Dochan-Tépé, « la montagne aux lièvres », une des résidences d’été du Chah. Le désert commence aux portes mêmes de la ville. Dès qu’on est hors des murs, ce n’est plus que sables et pierres.
Le gris de la nuit couvre déjà la plaine stérile où nous sommes.
En face de nous, les montagnes sont encore bleues et le cône immense du Démavend que des traînées verticales de neige sillonnent accroche ce qui reste de lumière dans le ciel.
Le tcharvadar a réparti les bagages sur deux bêtes, profitant de ce que nous avons un cheval disponible, car un ami d’Elias devait nous accompagner et, comme lui, tremble de peur au fond du quartier juif. Parfois le tcharvadar monte sur une de ses bêtes, mais, à l’ordinaire, il préfère marcher et les pousser devant lui. Il va d’un pas souple et extraordinairement rapide. La résistance de ces hommes est étonnante. Ils couvrent des étapes de huit à dix lieues, dans le désert ou dans la montagne, par la chaleur ou par le froid. A l’étape un bol de riz ; aux haltes, sur le chemin, quelques verres d’un thé très sucré leur suffisent et parfois lorsque la fatigue est trop grande, quelques bouffées d’opium.
Dans la nuit, nous arrivons à la première chaîne de collines ; la lune est aux trois quarts cachée par de petits nuages gris pommelés. La piste maintenant est plus étroite. Devant nous, à une faible distance, des nuages de poussière se lèvent. Mes braves cosaques partent au galop en éclaireurs, le fusil à la main. C’est une caravane qui approche ; une centaine de chameaux avancent lentement, hochant la tête avec cet air de doute mélancolique auquel les siècles n’ont pas apporté d’apaisement. Nos chevaux s’apeurent. A ceux qui pensent que le monde donne le tableau d’une harmonie préétablie, je livre le petit fait suivant. De toute éternité, sur les routes d’Asie, chevaux et chameaux ont cheminé côte à côte. Mais le cheval n’a jamais pu s’habituer à l’odeur que dégage ce quadrupède bossu, et le tient en horreur.
De voleurs, pas l’ombre. Seul un homme armé nous croise fièrement. Vers minuit, nous voici au petit village de Kémard où nous passons quelques heures. Au caravansérail, j’ai une chambre sur une terrasse. Tandis que Morteza étend son lit par terre, je place mon mince matelas de kapok sur la terrasse branlante et trouble le sommeil des poules, légitimes possesseurs de ce lieu.
Avant cinq heures du matin, l’impérieux tcharvadar est là. C’est la nuit encore, une nuit fraîche et splendide qui déjà s’éclaire à l’orient.
Nous nous levons péniblement, faisons nos bagages, roulons nos lits et descendons prendre le thé dans la taverne à la porte du caravansérail. Nous y trouvons un Persan à la figure grêlée dont la mule est attachée à un piquet. Morteza, tout à sa crainte d’être ramené à Téhéran, tressaille, car il voit dans cet homme un émissaire envoyé par ses parents. Mais non, c’est simplement un marchand de Barfourouche, capitale du Mazandéran, qui veut faire la route sous ma protection. Averti par son ami le tcharvadar, il a quitté Téhéran hier dans la matinée. A Téhéran, j’aurais pu le refuser ; ici, je ne puis que l’accepter, ce que je fais avec bonne grâce. Il m’apprend qu’il a, à une étape devant lui, une caravane chargée d’étoffes achetées dans la capitale et qu’il vendra dans le Mazandéran. Il est inquiet sur le sort de ses marchandises et ne songe qu’à rejoindre la caravane à laquelle la présence d’un Farengui et de ses cosaques assurera, pense-t-il, quelque protection. Aussi n’est-il pas enchanté lorsque, à peine sorti de Kémard, je paie les cosaques et les renvoie à Téhéran. Ici, une fois de plus, Morteza est contre moi et me presse de les garder. Mais à quoi bon ? S’il y a vraiment des Bakhtyares sur la route, les cosaques s’enfuiront. S’il n’y en a pas…
Nous cheminons ce matin sur une piste assez large, au pied de la première grande chaîne de l’Elbourz. Le soleil s’est levé ; il est brûlant, bientôt presque insupportable. Pas un arbre dans ce désert rocailleux. Nous avançons lentement, en silence. Vers onze heures, nous sommes à une croisée de chemins. A gauche, le sentier monte en lacets sur le flanc de la montagne. C’est la route des caravanes pour Pelaur, seconde étape dans le trajet de Téhéran à Méched-Isser.
Ici le tcharvadar intervient et je commence à apprendre à le connaître. C’est un homme de peu de mots, mais obstiné et auquel personne ne résiste. Il entreprend de me faire renoncer à la visite de la charmante ville de Démavend. Il était convenu que nous y passerions notre seconde nuit. Mais depuis vingt ans que le tcharvadar va de Téhéran à la mer Caspienne, il n’a jamais dévié de sa route qui ne passe pas par Démavend. Je le rappelle aux clauses de notre contrat. Démavend est sur notre itinéraire. C’est, au dire de Gobineau, une des villes les plus anciennes du monde. J’y veux finir la journée ; j’y veux passer la nuit dans un beau jardin le long d’un clair ruisseau. Nous aurons fait une étape de sept heures sous un soleil ardent. J’évoque les eaux courantes et les frais vergers qui me sont dus. Je ne renoncerai pas à Démavend. Morteza est — cela va sans dire — pour le tcharvadar. Je pousse mon cheval à droite et la petite caravane m’obéit dans un silence morne.
Le tcharvadar qui médite sa revanche passe le premier ; le marchand de Barfourouche suit sous son parapluie ouvert ; puis moi, puis Morteza, juché sur son lit nuptial, ses yeux malades cachés sous des lunettes noires. Il tient aussi un parapluie ouvert. Quel parapluie ! Il n’a plus que cinq baleines ; le coton en est déchiré par places, le manche cassé. Le tout tient ensemble par miracle. Parfois Morteza laisse tomber son riflard et, par surcroît, tombe avec lui ! Il faut arrêter la caravane, car le malheureux ne peut regrimper seul sur sa monture.
Trois heures encore de marche dans la chaleur du jour pour arriver à l’étape. A une heure et demie, nous apercevons au loin, au pied des montagnes, dans le plus délicieux des sites, des arbres, des jardins, des maisons. Nous sommes enfin à Démavend, à moitié cuits, à moitié morts, incapables de faire un pas de plus. Nous nous couchons au pied d’un peuplier dans une clairière où coule un ruisseau. Nous envoyons — fâcheuse inspiration — le tcharvadar nous chercher un gîte pour la nuit. Après une demi-heure de repos, je remonte le cours du ruisseau et je trouve enfin une fontaine profonde dans laquelle un torrent tombe en bloc de trois mètres de haut. Je me baigne, je me douche dans l’eau fraîche qui vient de la montagne. Puis à l’ombre d’un platane, c’est un repas sommaire, quelques biscuits secs, de la confiture, un peu de foie gras, et des verres de thé léger qui n’apaisent pas notre soif.
Maintenant, nous allons visiter Démavend. O l’étrange et charmante ville qui ne ressemble à aucune autre ! Elle se cache au creux des montagnes dont les flancs nus et rocheux l’entourent de toutes parts. De ces montagnes, les eaux coulent abondantes vers la ville. Ce ne sont que canaux, ruisseaux, rivières qui murmurent gaiement sur les pierres. Ce ne sont qu’arbres, arbustes et fleurs, vergers et jardins. Il y a là des chênes et des platanes cinq ou six fois centenaires, aux troncs énormes, couverts de rides profondes, aux branches lourdes, et de jeunes et frémissants peupliers d’une fierté innocente que le moindre vent agite et dont le frais feuillage ne cesse de murmurer. Ces verdures sombres ou claires s’enlèvent vivement sur les tons ocres, bistres et roux des pierres qui tapissent les pentes des montagnes voisines. Les eaux ne sont pas réservées aux jardins qui entourent la ville. Elles pénètrent tumultueusement au cœur de Démavend et la rue principale est faite de deux chemins étroits en bordure des maisons, le long d’une rivière où des saules séculaires trempent leurs branches lasses. Voilà une ville unique en Perse, et la surprise qu’elle nous apporte au sortir des solitudes désertiques, je la ressens comme un présent.
Démavend a deux mosquées de l’époque mongole qui se terminent non en coupole, mais en pointe écourtée, et sont recouvertes de briques de faïence bleues. Elles me sont fermées ainsi que toutes les mosquées de Perse.
A l’orient, dominant la ville, une colline abrupte forme une sorte de terrasse en blocs cyclopéens. Il me paraît impossible d’y voir l’œuvre des hommes. C’est là un caprice de la nature, un arrangement réussi et régulier dans les millions d’essais qui n’ont eu pour résultat que chaos et désordre. Le comte de Gobineau pense que, quand les Ariens de l’Asie centrale franchirent la grande chaîne de montagnes qui va de l’Himalaya au Caucase et forme l’épine dorsale de la terre asiatique, ils s’arrêtèrent d’abord dans les derniers contreforts de l’Elbourz, aux limites du plateau iranien. Le murmure des eaux et des feuillages les invita au repos et, à la place où je suis aujourd’hui, ils élevèrent leur premier poste avancé aux confins de l’Iran. Sur cette plate-forme de rochers qui se dresse au-dessus de moi, Gobineau évoque les cérémonies quotidiennes de leur culte et voit les hommes de la Pure Doctrine venant sonner de la trompe avant le jour et appeler la venue du soleil, roi de ces pays brûlés.
Tandis que j’erre dans l’ombre délicieuse de la ville la plus ancienne du monde, ma pensée suit les nobles imaginations de Gobineau et se laisse emporter à son tour vers l’époque lointaine où la première civilisation est apparue sur ce sol. Une des grandes étapes de l’histoire s’est faite ici et la fondation de Démavend a marqué le passage de l’état nomade à celui où l’homme s’est fixé et a créé la cité.
Mais je suis brusquement enlevé au royaume des rêves où je me plais. J’apprends soudain qu’il n’y a sur la route en Perse qu’un maître : le tcharvadar. Il a décidé de coucher à Pelaur où, de mémoire de chamelier, les caravanes de Téhéran font leur seconde étape. Ni les charmes de Démavend, ni ma fatigue, ni la sienne, ni l’éreintement de ses bêtes, ne peuvent le faire changer d’idée. Profitant de l’heure de repos que j’ai prise au bord du ruisseau, il a donné le mot aux habitants de la ville, et, où que je me présente, on me refuse le gîte. Morteza n’est pas le valet ingénieux propre à dénouer une intrigue. Il trouve toujours des raisons à ajouter à celles de mes contradicteurs. Les Persans refusent calmement de recevoir un Farengui. Le tcharvadar se tient à l’écart. Quand il me voit lassé de ces refus successifs, il approche et, en quatre mots, expose son plan. Le col que je vois au haut de la montagne, il ne faut que deux heures pour l’atteindre. Derrière le col même est Pelaur ; il m’y assure d’un bon gîte ; des maisons de thé accueillantes m’y recevront. Si nous partons tout de suite, nous y serons avant le coucher du soleil. Cet homme habile et tenace a raison de moi. Malgré l’horreur de remonter sur une inconfortable selle persane aux étriers trop courts, je suis contraint de le suivre, et, à quatre heures, après une brève halte dans la ville inoubliable, nous voici de nouveau en file sur le chemin de la montagne.
L’étroite vallée que nous remontons est charmante : ce ne sont que vergers arrosés par des eaux courantes au bord desquels s’élèvent mille saules tordus. Que de verdure, que de fraîcheur, après la matinée où nous avons failli périr de chaleur dans le désert !
Au sortir de la vallée, nous sommes au pied de la première chaîne qui se dresse droite d’un seul élan, devant nous. Sur un éboulis de sables et de pierres, le chemin muletier trace un mince lacet qui serpente. Au sommet de la montagne, une petite chapelle, un imamzadé, montre le haut du col. Il est à près de trois mille mètres. Nous grimpons lentement ; le soleil s’abaisse ; l’air prend une transparence ambrée et cristalline d’une merveilleuse pureté. Au-dessous de nous, un paysage toujours plus vaste s’étend devant nos yeux. Dans la vallée fertile que nous venons de quitter, les taches des champs se dessinent régulières et nettes. Voici, blottie à nos pieds, la ville de Démavend, ses mosquées bleues, ses arbres, puis, autour d’elle, un monde troublé et confus de rocs, de collines, de montagnes, de pics aigus, tout un chaos passionné, fantastique, de formes déchiquetées et de couleurs allant des bruns rouges du porphyre aux traînées jaune vif du soufre. De l’imamzadé que nous atteignons à l’instant où le soleil se couche, c’est une vue étendue sur l’Iran, sur les vallées étroites où les arbres sont serrés le long des rivières, sur les déserts qui s’étendent au loin, sur les montagnes bouleversées qui semblent avoir été figées dans la mort au moment des convulsions les plus terribles d’un monde en formation. Les derniers rayons presque horizontaux du soleil animent la scène immense que je contemple.
Je reste là, dans l’air subitement glacé qui souffle sur le col, à voir la nuit monter du fond de la terre. La petite ville dont les arbres cachent les maisons et, autour d’elle, les vallées, les champs, s’enveloppent d’un linceul d’un gris délicat. Puis l’ombre fait l’ascension des montagnes et grimpe vers moi. Ici un roc rouge se défend encore et brille d’un feu sombre sur le ciel azuré ; là une coulée de soufre se dessine au flanc d’un pic. Les voiles de la nuit recouvrent enfin le paysage entier. L’Iran dort devant mes yeux.
Maintenant, il faut poursuivre notre chemin. La crête où nous sommes est étroite comme une lame de rasoir. Le terrain au nord dévale dans la direction de la vallée du Lar où je trouverai Pelaur. Mais je n’aperçois ni le fleuve, ni le village promis. Pour nous dégourdir les jambes, nous commençons la descente à pied. Mais bientôt la piste étroite entre dans les rochers et devient difficile. La nuit déjà est sur nous avec la rapidité propre à ces climats qui ne connaissent pas les crépuscules. Il faut remonter à cheval, car nos bêtes y voient mieux que nous dans l’obscurité, et nous voici tous en selle, même le tcharvadar, dans un chemin de casse-cou, descendant en pente raide et zigzaguée à travers les rochers par une nuit si noire que je distingue à peine la tête de ma monture et pas du tout le bout de mes jambes. Mon cheval va lentement, cherchant à tâtons un sol qui ne s’éboule pas ; parfois il glisse des quatre pieds et, arrivé au bas du rocher, s’arrête un instant. Je ne vois rien, je suis comme sur le bord d’un gouffre, et je sens alors trembler entre mes jambes les flancs du courageux animal. Penché en arrière, je lui laisse la bride sur le cou et, ne pouvant faire mieux, m’en remets à lui. Nous sommes, autant que j’en puis juger, dans une gorge étroite ; parfois, j’entends, au bruit des sabots de mon cheval, que nous traversons un cours d’eau dont les rives dans ce désert de pierres trouvent moyen d’être bourbeuses. Voilà une heure que nous cheminons ainsi, et nous n’apercevons même pas dans le lointain les lumières de Pelaur. J’apostrophe le tcharvadar. Grâce à son obstination et à ses mensonges, nous voici parcourant en pleine nuit un chemin qui est dangereux même de jour, risquant à chaque pas de nous rompre les os. La fatigue nous accable ; nos malheureux chevaux n’en peuvent plus ; ils avancent lentement en file, chacun le nez sur la croupe de celui qui le précède. En tête, le marchand de Barfourouche dont la bête a fait trente fois la route du Mazandéran, puis moi, puis Morteza, le cheval de bagages, et enfin l’indifférent muletier. Que ne sommes-nous couchés dans un caravansérail à Démavend à écouter le bruissement des saules au-dessus des eaux ! Enfin, au loin, dans un fond de vallée, une lumière brille, c’est Pelaur.
Il nous faut encore plus d’une demi-heure pour y atteindre. Nous traversons un pont en dos d’âne ; au-dessous de nous, le fracas d’une rivière retentissante. Nous sommes au-dessus du Lar. Puis quelques maisons misérables ; nous voici arrivés.
Nous avons quitté Kémard avant l’aube ; nous n’avons fait qu’une courte halte à Démavend ; il est passé dix heures. Nous avons eu le soleil et la chaleur en plein midi ; dans la nuit nous sommes descendus aux enfers. J’attends le gîte convenable promis par le tcharvadar. Il m’introduit dans une salle basse, puante, qui sert de refuge à cinq ou six muletiers pouilleux. A-t-il parmi eux quelque petit ânier de son goût ? Sinon pourquoi Pelaur quand nous avions Démavend ? Il faudra dormir dans cette pièce où j’étouffe. J’installe ma moustiquaire près d’une porte que j’ouvre et l’air froid de la nuit me rafraîchit. Mais avant de dormir, nous mangeons. Pelaur n’a rien pour nous, pas même un œuf. J’ouvre une boîte de saumon et en offre la moitié à Morteza. Mon petit domestique qui a maigri encore à l’étape dure d’aujourd’hui recule devant le mets que je lui présente. Comment se nourrirait-il d’une bête qui n’a pas été tuée suivant les rites de la loi de Moïse ? Il faut pourtant se décider ; je n’ai pour tout le voyage que des conserves et le malheureux Morteza, après s’en être excusé auprès de Dieu, mange au pied du Démavend du saumon d’Écosse. De l’eau bout dans de petites théières. Nous faisons du thé et une fois restaurés, c’est le sommeil après nos extrêmes fatigues.
Repos bref sur la terre battue. En pleine nuit, à quatre heures, l’impitoyable tcharvadar me réveille. Je proteste ; je veux dormir encore. Le jour ne se lève qu’à six heures. Mais mon homme a tôt fait d’effrayer Morteza qui, à sa suite, m’explique la nécessité de partir sans retard, car nous devons traverser un passage difficile, le long d’un précipice, et il ne faut pas y croiser les caravanes venant du village de Reney où nous allons.
Nous voici en selle, avant l’aube, lourds encore de la fatigue de la veille. Morteza se plaint d’avoir été la proie de mille moustiques venimeux. Il est couvert de boutons et grelotte de fièvre.
Une fois l’aurore venue, je me rends compte de la position de Pelaur. C’est un misérable village, aux maisons de boue séchée, le long du Lar. Nous sommes en pleine montagne. A notre gauche, les derniers contreforts du Démavend ; à notre droite, la rivière, puis les crêtes d’où nous sommes descendus hier dans la nuit. Le sentier que nous suivons est escarpé et couvert de grosses pierres qui roulent sous les pieds de nos chevaux. Je m’étonne à voir le nombre de voyageurs qui sont déjà sur route. Nous devançons plusieurs caravanes, et non sans difficulté, car le sentier étroit est serré entre la montagne et un ravin profond. Nous passons, croisant ainsi des files d’ânes aux lourdes charges qui débordent, des troupeaux de moutons et de chèvres, des villageois emmenant avec eux femmes et enfants. Le sentier monte et descend avec brusquerie, accroché aux flancs mêmes du Démavend, dont la masse conique s’élève sans un ressaut. Quelques grands champs de neige le couvrent çà et là. Autour de la tête du vieux volcan s’amassent des nuages légers ; un peu de fumée sort sur le côté de la montagne. A notre droite, un précipice de cinq ou six cents mètres, une gorge étroite au fond de laquelle court le Tchilik, rivière que nous suivrons pendant plusieurs jours. Par places, le soleil éclaire ses eaux tumultueuses qui jettent une clarté d’argent dans l’ombre du ravin. Plus loin, la vallée s’élargit un peu. Les versants se couvrent de gazon et d’arbres. Parfois un village apparaît. Vu de si haut, il semble une taupinière. Les moindres détails et les plans différents du terrain apparaissent avec netteté dans l’atmosphère d’une pureté cristalline.
Avec patience, nos chevaux cherchent où poser le pied sur le chemin difficile. Il faut leur laisser une entière liberté et la bride sur le cou. Parfois, dans un passage périlleux, je demande au tcharvadar si je dois mettre pied à terre. Nachher (non), répond cet homme de peu de mots. Une seule fois, devant un Z à pic il me dit de descendre. Il mène chaque bête l’une après l’autre jusqu’au haut de la pente et là, la poussant par la croupe, l’oblige à se lancer. Les quatre pattes écartées, elle se laisse glisser dans un éboulis de pierres jusqu’à ce qu’elle arrive au sol ferme. Je descends cette pente assis sur mon derrière. Beaucoup de voyageurs font à pied une partie du trajet. Mais depuis que j’ai vu hier soir ce dont mon cheval était capable, j’ai en lui une confiance sans bornes. S’il s’est tiré de là dans l’obscurité, où ne passera-t-il pas en plein jour ? Du reste, l’extrême fatigue aidant, on devient vite fataliste dans un voyage en Perse. Il arrivera ce que Dieu voudra. En attendant, restons en selle et évitons la moindre fatigue inutile.
Pendant toute la matinée, nous suivons le même sentier qui domine de haut la vallée. Et au fond du ravin, à cinq cents mètres plus bas, les eaux bondissantes du Tchilik nous accompagnent dans notre course aventureuse. Vers onze heures, nous sommes à Reney, l’étape du milieu du jour. Reney est un charmant village sur le flanc de la montagne. Ses maisons sont construites en terrasses, ses jardins retenus par des murs de pierres. Des sources jaillissent dans ses vergers. Une maison de thé nous accueille. Un ruisseau emprisonné court sur les dalles et s’étale dans un petit bassin circulaire au milieu de la salle avant d’aller se précipiter sur le chemin. L’hôtelier courtois a des œufs frais ; le samovar bout. Nous avons une boîte de biscuits secs, un pot de confitures et déjeunons frugalement. Morteza est plus fatigué que moi. Il est malade et couvert de petits boutons rouges. Les habitués du café le regardent avec intérêt et discutent sur sa maladie. Ils finissent par conclure qu’il a été dévoré, la nuit dernière, par les moustiques dangereux aux étrangers, mais contre lesquels ils sont, eux, vaccinés. Le seul traitement est de s’abstenir de viande et de ne boire que du lait. Mais, soudain, je découvre quelle est la maladie de mon malheureux domestique. Il a la poitrine remplie de petites plaques rouges ; ce ne sont pas les moustiques qui l’ont piqué sous ses vêtements. Non, Morteza a la fièvre urticaire, parce qu’il a mangé pour la première fois de sa vie de la chair conservée, de la chair d’un animal qui n’a pas été tué suivant les prescriptions de sa religion. Le saumon en boîte est cause de la fièvre qui agite cet infortuné petit juif.
Mais Morteza, dans son malheur, triomphe. Sa peau malade ne montre-t-elle pas la supériorité de la loi mosaïste ? Il l’a bravée, et Jéhovah a voulu que la punition fût éclatante aux yeux de tous, même de l’infidèle que je suis. Morteza souffre dans son corps ; mais son âme est transportée de joie. Le Dieu des juifs l’emporte sur celui des chrétiens.
Les gens du pays réunis dans la salle qui s’ouvre sur la vallée profonde nous traitent avec politesse. Ils ne sont pas habitués à voir des étrangers. Qui serait assez ennemi de soi-même pour choisir le chemin muletier du Mazandéran aujourd’hui qu’une route carrossable relie Téhéran à la mer Caspienne par Kazvin et Recht ?
Je leur demande la longueur du trajet jusqu’à Baidjoun où nous devons coucher. Le tcharvadar m’a trompé déjà deux fois. Il ne me trompera pas une troisième. Il faut environ trois heures et demie pour gagner Baidjoun.
Dès midi, l’infatigable muletier veut se remettre en route. Je m’y refuse. Nous partirons juste à temps pour arriver à l’étape au coucher du soleil. Et comme je sais que le tcharvadar ne me laissera pas la paix avant le départ et qu’il trouvera le moyen de mettre le crédule Morteza de son côté, je m’évade du café en compagnie de deux aimables hôtes qui promettent à ma fatigue un frais jardin où reposer. Je les suis de terrasse en terrasse, et Morteza sur mes talons, et je m’arrête au bord d’un ruisseau coulant sous les arbres.
La journée est radieuse. Je vois entre les branches la vallée s’abaisser au-dessous de moi brusquement ; la rivière distante s’en aller au loin en mince filet d’argent qui brille au soleil. Les montagnes ferment l’horizon. L’air est chaud, mais sec et léger ; une atmosphère d’un gris tirant sur le bleu baigne ce vaste et tranquille paysage. Je reste étendu, mais je ne puis dormir, car à ma fatigue se mêle un énervement que connaissent ceux qui ont voyagé en Perse. C’est une tension des nerfs telle qu’il semble qu’à chaque instant on va éclater de fureur ou tomber d’accablement.
Morteza, non loin de moi, la figure rougie par la poussée d’urticaire, médite. Il songe à la petite maison du quartier juif qu’il a quittée. Après les crêtes et les précipices qu’il a fallu franchir pour gagner le lieu où nous sommes, Morteza se sent enfin hors de l’atteinte de ses parents. Il en oublie les fatigues et la peur qui, bien qu’il n’ose m’en parler, le point, la peur d’être arrêté sur ces chemins déserts par des brigands. Pour l’instant, il ne voit qu’une chose : il voyage avec son maître vénéré ; il va quitter la Perse ; il arrivera sans doute à Paris. Cependant le souci immédiat de se procurer sur la route une nourriture orthodoxe l’accable… Morteza, à cette heure, parlerait volontiers. Il a besoin de prononcer quelques paroles sentencieuses sur nous-mêmes. Mais je n’ai pas envie de l’entendre, et nous restons immobiles dans le silence de ce bel après-midi, tandis qu’autour de nous d’énormes lézards, rassurés par le calme de ces lieux, sortent de dessous les pierres et se chauffent au soleil. Ils sont revêtus d’une armure composée de larges plaques vertes et semblent des animaux préhistoriques à leur place dans un paysage qui n’a pas changé depuis les premiers jours du monde et où nous seuls constituons un anachronisme. Je songe à l’éloignement prodigieux où je suis de ceux que j’aime. Pourquoi les avoir quittés ? Quelle est la force mystérieuse qui m’a poussé dans ces aventures lointaines, qui m’a mené à l’extrême de cet isolement et de cette fatigue, quasi perdu dans un repli des montagnes farouches qui séparent l’Asie centrale de l’Iran, sans un ami, avec qui échanger une parole, en compagnie du seul, misérable et presque repoussant Morteza. Je me souviens à cet instant, comme dans un rêve, de ce que j’ai laissé derrière moi, des heures faciles, sans une épine, que je coulais en Occident, des longues paresses méditatives, des habitudes dont il semble qu’elles nous enchaînent à jamais dans un cercle où tout est luxe, calme et volupté. Pourquoi suis-je parti ? Des déserts, des montagnes, des gorges sauvages se dressent entre moi et mes jours de là-bas. Je suis couché, avec un peu de fièvre, sur la terre d’Asie dont les antiques et secrets enchantements opèrent à la façon d’un dictame. Je suis là, par ce chaud et clair après-midi, sur l’un des plus puissants volcans du monde ancien dont le panache de feu épouvantait dans la nuit et guidait les premiers hommes venus du lointain des terres mongoles. Qu’est-ce que ma vie qui goûte un précaire repos sur le sein dur de cette vieille nourrice des peuples ? Qu’est-ce que ma vie prête à s’évanouir ? Comment penser à soi sur cette terre qui murmure le néant des espoirs qui ont bercé les hommes pendant des milliers de siècles ? Ne plus bouger ?… Attendre ?… Quoi ?… On ne sait pas. — Rien, qui est le dernier mot…
Et tandis que dans un accablement morne, mais qui n’est pas sans charme, je médite ainsi, la grande figure brunie du tcharvadar s’interpose entre moi et le ciel pâle. Cet homme tenace a découvert ma retraite. Mes rêves, il ne veut pas les connaître ; il les repousse du pied. La réalité, c’est l’étape à faire, trois heures encore d’une chevauchée dangereuse. Je n’ai droit au repos qu’à Baidjoun. Ce muletier n’a qu’une idée : arriver au terme du voyage. Il est taciturne et ne desserre pas les lèvres. Il ne cause avec personne d’entre nous. Lorsque l’heure du départ a sonné, il se contente le plus souvent de faire signe à Morteza. Le plus qu’il en dit est : « Il faut partir, » ou « C’est l’heure. » Jamais plus.
Ce sont les trois mots dont il interrompt ma rêverie. « Il faut partir. » Il faut gagner l’étape du soir, et, demain, on ajoutera aux étapes passées une étape nouvelle, et ainsi de suite. Ce qui compte, ce sont les pas sur la route…
Je ne quitte pas sans regret l’aimable village de Reney, ses belles terrasses, ses vergers, ses eaux fraîches. J’aurais voulu y voir venir lentement la nuit, m’y reposer enfin, mais l’homme ne va pas contre sa destinée dont le signe visible dans un voyage en Perse est le tcharvadar, maître silencieux de l’heure.
Cette fois-ci, nous commençons la descente qui, de trois mille mètres d’altitude, nous mènera à la mer Caspienne. Mon cheval met sa tête entre ses jambes pour regarder de plus près le chemin et avance avec une sûreté qui tient du prodige, tandis que renversé en arrière je ne songe qu’à éviter les secousses douloureuses. Le cheval de Morteza butte et voilà mon malheureux serviteur (car il ne veut pas être domestique) sur les cailloux aigus… Le marchand de Barfourouche a mis pied à terre. Nous descendons lentement au fond du ravin que nous dominions de haut. A un détour du sentier, nous sommes en face d’une immense paroi de rochers à pic où, à une vingtaine de mètres du sol, sont creusées en plein roc des habitations de troglodytes. Quels hommes des cavernes se sont préparé ces refuges en apparence inaccessibles ? Par quels degrés invisibles à nos yeux atteignaient-ils ces demeures d’où ils pouvaient défier n’importe quels ennemis ? Je les vois remontant aux premières heures du matin du fond de la vallée où ils ont été pêcher dans le fleuve ou relever les pièges tendus aux bêtes ; lents et farouches, leur proie sur le dos, ils regagnent les cavernes où les attendent leurs femelles. S’accrochant aux aspérités du roc, s’aidant peut-être de lianes tordues qui leur sont jetées, ils escaladent le rocher à pic, puis, dans leur tanière, une fois repus, s’étendent à terre et, comme des animaux, dorment pendant les heures chaudes du jour. Il y a là devant mes yeux le gîte d’une trentaine de familles ; une bande vécut dans les cavités de cette paroi. Elle les agrandit et les aménagea de son mieux pour y trouver à la fois un abri contre la chaleur et le froid et un refuge contre les hommes et les bêtes féroces. Si ma fatigue n’était pas si grande, si les heures n’étaient pas comptées, je voudrais à mon tour tenter l’escalade de ces grottes. Mais le tcharvadar ne veut pas se laisser surprendre par la nuit dans les gorges. Il faut le suivre…
Après deux heures de marche, nous approchons du fond du ravin. De près, le fracas du fleuve est immense, assourdissant. Il emplit la vallée étroite et donne le vertige. Maintenant, pendant deux jours, nous suivrons sans le quitter le bord même de la rivière ; le sentier en épouse tous les méandres. Et nous n’échapperons pas un instant au tumulte passionné des eaux qui écument de fureur sur l’obstacle incessant des rochers et des pierres.
Quelques pauvres maisons marquent la halte à mi-chemin entre Reney et Baidjoun. Le tcharvadar y donne un peu de repos à ses bêtes qui ne sont pas remises de la trop longue étape d’hier. Et nous nous reposons aussi…
Deux muletiers qui montent à Reney apportent du bas de la vallée de belles grappes de raisin et nous les offrent.
Je n’ai jamais eu qu’à me louer de la parfaite politesse des gens rencontrés sur la route du Mazandéran ; ils ont toujours été prévenants, obligeants, et, n’ayant quasi rien, m’ont donné le peu qu’ils avaient ; j’ai même éprouvé plus d’une fois les marques de leur compassion pour les voyageurs épuisés que nous étions. Sur les braises, le maître du café dispose de petites théières où bientôt l’eau chante. Voici la seule boisson qu’on ait sur route en Perse, du thé bouillant qu’à la mode du pays on sucre très fort. Nous le buvons dans l’ombre de la petite pièce basse où nous sommes assis à terre ; dehors, c’est le soleil brûlant ; sous un arbre, nos chevaux accablés baissent la tête.
Vers quatre heures et demie nous sommes en selle. Le paysage change d’aspect. Nous arrivons au bord du Tchilik et le franchissons sur un pont cintré en ogive. Le fleuve s’est creusé un lit à travers les pierres et les rochers, et le sentier le suit fidèlement, serré par endroits entre la paroi et la rivière à ce point qu’un cheval y peut à peine passer.
De grandes murailles à pic s’élèvent à droite et à gauche, parfois surplombant nos têtes. Dans ces gorges étroites, c’est une sensation de fraîcheur soudaine et dangereuse. On est comme enveloppé d’un linge mouillé.
Parfois nous voyons les traces de ponts très anciens ruinés depuis longtemps ; un reste d’appareil en pierres énormes ; une pile écroulée sur un rocher.
Parfois la vallée s’élargit et nous cheminons alors sur du sable mêlé de pierres. Le tcharvadar qui se délasse de l’équitation par la marche est prompt à user des avantages du terrain pour pousser ses bêtes. Jamais je ne vis homme plus habile à gagner au pied. Lorsqu’il a cinquante mètres sans obstacle devant lui, il fouette son cheval qui part en sautillant. Le mien voudrait le suivre du même train. Je ne puis supporter cette allure bâtarde et heurtée. Je le retiens et essaie de le mettre au trot. Mais il n’a pas été monté à l’européenne ; son métier est de transporter sur son dos de lourdes charges de la Caspienne à Téhéran et d’user des allures persanes qui ne sont pas les nôtres. Dès le départ, je m’efforce de lui faire perdre des habitudes funestes pour mon confort. J’arriverai à le dresser tout à fait à la dernière étape, au moment de le quitter, à Méched-Isser. Pendant tout le voyage, nous luttons, lui, voulant me secouer à sa guise, moi, essayant de lui faire adopter une allure franche, pas, trot ou galop. Nous traversons deux fois le fleuve sur des ponts en dos d’âne si aigus que c’est d’abord une grande entreprise de faire escalader à nos chevaux la montée sur des cailloux glissants et qu’ensuite, arrivés au faîte, il est plus difficile encore de descendre la pente raide.
Nous débouchons avant le coucher du soleil dans une vallée plus ouverte ; un petit village est là sur le flanc d’une colline dominée de tous côtés par de grandes montagnes nues. C’est Baidjoun où nous passerons la nuit. Nous trouvons une assez bonne maison en construction, c’est-à-dire qu’elle a quatre murs percés de larges baies non fermées. Nous nous emparons d’une pièce vide. A côté de nous, dans une autre chambre, trois Persans sont réunis, assis sur d’épaisses couvertures, en train de fumer des cigarettes, tandis qu’un domestique fait bouillir — ô surprise ! — sur un réchaud Nansen à vapeur de pétrole une poule au pot qui fleure bon.
Les Persans paraissent des gens distingués. Que font-ils dans ce village perdu au milieu des montagnes ? J’apprends avec étonnement qu’ils sont ici pour prendre les eaux sulfureuses qui jaillissent en source chaude près du village. Le vieux volcan du Démavend est éteint, mais à son pied on trouve des eaux minérales et celles de Baidjoun jouissent de quelque renommée. Mes trois Persans y sont venus soigner leur foie qu’ils ont, comme tant d’Orientaux, délicat. Ils me reçoivent avec politesse. Entendez qu’ils me saluent mais ils ne me tendent pas la main, car je suis à leurs yeux de chyytes un impur. Ils m’invitent à m’asseoir près d’eux, mais ils retirent leurs couvertures pour que je ne les souille pas de mon contact européen ; ils m’offrent leur samovar, mais ils ne souffriraient pas que je busse du thé dans un de leurs verres. Ils paraissent heureux de me voir, me parlent aimablement, compatissent à la fatigue du voyage que je fais, s’informent de ma santé et me racontent leur cure. Appuyé au mur en sirotant mon thé bouillant, je les écoute comme dans un rêve. Le soleil se couche et je sens un peu de fièvre qui se joint à la fatigue de ces trois premiers jours de voyage, de tant d’heures de mauvaise selle persane, de chaleur et de froid, de chemins dangereux, de nourriture insuffisante et de sommeil trop bref. C’est une impression étrange, comme celle que l’on doit ressentir — j’en parle sans expérience — au moment de s’évanouir. On entend, on voit, on a des gestes lents et brisés et l’on n’est pas très sûr de la réalité du monde extérieur. Morteza est parti à la découverte dans le village pour chercher de la nourriture. Par miracle, il rapporte un grand bol de lait et des œufs frais. Morteza trouvant quelque chose, voilà une grande merveille ! Sur la lampe à alcool, je fais moi-même du cacao et nous gardons un peu de lait pour le matin.
Le muletier est venu me dire qu’on avait demain un passage difficile, le plus dangereux de la route, et qu’il fallait partir une heure avant le lever du soleil, ce qui veut dire se lever deux heures avant le jour, en pleine nuit. Mais j’ai refusé tout net. Je connais maintenant ses mensonges. Je déclare que je me lèverai à cinq heures pour partir à six et pas une minute plus tôt, que je voyage pour mon agrément et que je paie par assez de peine le plaisir de voir le paysage que je parcours.
A neuf heures, notre campement est prêt. Morteza dormira en travers de la porte — il n’y a pas de porte, mais un trou — et moi devant les deux fenêtres qui ne sont également que deux larges baies ouvertes. Entre nous, les valises et la malle. C’est un grand ennui d’être obligé de penser aux voleurs lorsqu’on ne devrait songer qu’au repos si nécessaire. Mais il faut prendre ses précautions et, si fatigué que l’on soit, ne dormir que d’une oreille. Morteza se roule dans son lit nuptial et bientôt ses ronflements sonores troublent le silence du soir. Je finis par m’endormir tout habillé dans ma moustiquaire, bercé par les bruits des prières que bourdonnent avec ferveur les trois Persans dans la pièce voisine qui ouvre — sans porte non plus — sur la nôtre. Au milieu de la nuit, de grands cris m’arrachent à un sommeil peu profond. Qu’est-ce donc ? Rien, moins que rien. L’infortuné Morteza est la proie d’un cauchemar et pousse des plaintes affreuses.
A quatre heures, c’est le tcharvadar. Je le renvoie, mais je ne me rendors pas. Avant le jour, à la clarté d’une bougie, Morteza de ses doigts maladroits prépare le déjeuner tandis que je roule mon matelas et la précieuse moustiquaire.
Dans le gris d’avant l’aube, devant le caravansérail, le marchand de Barfourouche est déjà près de sa mule ; il pense rattraper au milieu du jour la caravane chargée de ses marchandises ; il pétille d’impatience. Notre tcharvadar est plus maigre que jamais ; il tire quelques bouffées de sa pipe. Il charge sur le cheval de trait mon sac à lit, ma valise et la petite malle en fer que j’ai amenée de Paris. Pendant tout le lent voyage au bord des précipices, au fond des gorges et par-dessus les cols, j’ai vu devant moi, cahotée au pas du cheval qui la porte, ma malle où restait collée l’étiquette : « Orient-Express. Schnell Zug. »
Ce soir nous coucherons, inch’ Allah, à Emaret, au bord du versant caspien et des grandes forêts du Mazandéran. Ce jour-ci verra le changement décisif entre le climat de l’Iran et celui des bords méridionaux de la mer Caspienne, la sécheresse d’une part, l’humidité de l’autre, là les déserts brûlés, les sables infinis, les montagnes sans arbres, ici la jungle, les forêts profondes, les marais, la fièvre toute-puissante. En quelques heures, je vais m’offrir ces prodigieux contrastes. Partons.
Nous descendons lentement au bord du fleuve que nous passons à quelques kilomètres de Baidjoun sur un pont en accent circonflexe, puis nous remontons et suivons un sentier étroit entre la montagne et le ravin profond au fond duquel coule le Tchilik. La vallée est presque sans un arbre ; c’est l’éternel décor de sables, de pierres, de rochers et de grandes croupes de montagnes nues auxquelles je suis habitué. Hier matin, c’était presque la cohue en sortant de Pelaur pour gagner Reney. Aujourd’hui, nous ne voyons âme qui vive, pas un voyageur, pas un muletier, pas un berger. Nous sommes seuls dans ce paysage immense et désert. Notre solitude nous accable. Morteza en sent le poids sur son âme : il se rapproche de moi et me parle de ses parents. Maintenant qu’il se sait à l’abri de leurs recherches et qu’il ne tremble plus à l’idée d’être repris par eux, il a le loisir de s’apitoyer sur leur douleur.
— Que font-ils à cette heure ? lui dis-je.
— Ils sont levés avant le jour, répond-il ; ils se sont assis sur le seuil de la maison ; ils demandent aux passants s’ils m’ont vu, et ils pleurent.
— Ils ne pleureront pas longtemps, Morteza. Dans deux mois, je te renverrai à Téhéran et tu dépenseras tes économies avec eux.
— Par votre grâce, monsieur, je ne vous quitterai pas. J’ai tout laissé derrière moi, ma ville et mes parents. Je suis orphelin aujourd’hui par votre volonté.
A peine Morteza a-t-il prononcé ces paroles, je suis déjà irrité. Mais tout en retenant son cheval qui a manqué de s’abattre, Morteza poursuit son propos et d’un ton de voix pénétré me jette :
— Vous êtes maintenant mon père adoptif.
Cette fois-ci, je n’en puis plus. Si Morteza était à portée, il recevrait une volée de coups. De fureur, j’arrête brusquement mon brave petit cheval qui, surpris, trébuche. Je me retourne sur ma selle.
Morteza est derrière moi, juché sur son lit nuptial, le parapluie ouvert sur sa tête. Ses yeux sont cachés sous les lunettes noires, mais je devine leur regard attendri ; toute sa figure amaigrie s’épanouit de béatitude tandis qu’il regarde celui qu’il adopte comme père. Ah ! comme je le battrais à cette heure. Heureusement pour lui, le sentier entre la paroi de rochers et le fleuve est si étroit que je ne puis mettre pied à terre et Morteza en est quitte pour un :
— Ne t’avise pas, Morteza, de répéter jamais pareille sottise.
Morteza voit ma colère et ne la comprend pas. Mais il se tait et nous continuons à monter et à descendre les pentes raides où s’engage la piste muletière. En septembre les eaux sont basses et nous en profitons pour cheminer longtemps dans le lit même du fleuve, sur le sable, parmi les pierres énormes. L’étape n’en finit pas ce matin. Le soleil brûle les rochers le long desquels nous avançons lentement. Nos chevaux sont épuisés, car leur effort est incessant ; parfois le sentier est serré entre la montagne et le fleuve, il n’y a qu’un étroit passage dans le roc où les pieds des chevaux ont creusé des trous assez profonds. Au moindre faux pas, nos bêtes se casseraient la jambe ; parfois la montée est si forte qu’elles se dressent pour la gravir ; parfois la descente si brusque qu’elles se laissent glisser sur leurs quatre pattes raidies et arrivent au bas de la roche tremblantes de l’effort soutenu.
Et nous sommes aussi fatigués que nos chevaux et j’ai l’âme plus lasse que le corps. Le fleuve bouillonne à mes pieds ; le grondement tumultueux des eaux berce mes soucis et s’harmonise à mon angoisse. Il semble qu’au centre de l’Asie, la trame que tisse pour moi le destin devient apparente. J’ai toujours aimé les chemins difficiles comme celui que je suis et, si j’ai souffert de la solitude, je n’en ai pas eu peur et je l’ai voulue. On n’atteint à sa force qu’à travers les épreuves : le sort ne me les a pas ménagées. L’acier, martelé, en est plus résistant. Mais j’en suis au moment où je reçois les coups…
Nous arrivons à la halte du milieu du jour vers onze heures. Ce n’est pas un village, deux ou trois maisons, sur une esplanade assez large dominant le fleuve ; le paysage est ici plus ouvert, plus riant ; de jeunes peupliers, des noyers ombragent la place où je me repose ; des fleurs poussent au bord du ruisseau. La maison de thé est installée dans un ancien imamzadé, petite chapelle de forme octogonale avec, à l’intérieur, des niches dans chaque pan de ses murs épais. Il y règne une délicieuse fraîcheur ; nous nous installons dans une niche et, tandis que l’eau commence à chauffer sur les braises, nous mangeons des noix fraîches et des raisins que le maître du café nous apporte. Non loin de nous, deux hommes sont accroupis enveloppés dans de grands manteaux en poil de chameau qu’on appelle abas. Ils ont de hautes kolas, le teint bronzé, le nez aquilin, d’épais sourcils, la figure farouche. Dans leurs ceintures sont passés des pistolets et près d’eux reposent des carabines Mauser. Ils nous demandent des nouvelles de Téhéran, ils s’imaginent que la capitale est à feu et à sang. Ils appartenaient à l’armée du chah, aux Bakhtyares réactionnaires. Une fois le chah détrôné, ils ont eu peur des représailles et se sont enfuis dans la montagne. Je leur demande quand ils rentreront : « Quand notre chef nous appellera, » disent-ils. En attendant, ils restent là à fumer le kalyan, n’ayant pour toute distraction que les rares nouvelles apportées par les muletiers. Ils sont sans le sou. Peut-être prélèvent-ils quelque impôt sur les caravanes qui passent. Ils me demandent si je suis Russe. C’est la première question qu’on me pose partout. Après les troubles de cet été, chacun croit à une intervention russe et guette l’apparition des cosaques. A chaque fois, Morteza intervient et dit, non sans solennité : « Mon maître est Français. » Mais cette fois-ci son effet est perdu, car les anciens soldats du chah ignorent les Français : ils connaissent les Farenguis qui sont les étrangers en général et les Russes qui sont les ennemis.
Le marchand de Barfourouche est heureux. Il a retrouvé sa caravane à la halte ; il a compté ses ballots d’étoffes ; aucune bête n’est tombée dans les précipices ; sa fortune est là, intacte, entassée le long des murs. Le tcharvadar examine avec satisfaction les mules et les chevaux et, lorsque la caravane est prête, il veut que nous partions avec elle. Mais je connais la marche lente des bêtes chargées. Malgré l’état des chemins, nous faisons tout de même un cinquième du trajet au trot. Nous ne partirons que longtemps après les bêtes de bât et nous nous reposerons encore dans l’obscurité fraîche de l’imamzadé.
Vers une heure de l’après-midi, nous voici de nouveau en selle, et bientôt nous entrons dans des gorges étroites où le soleil ne pénètre pas. A chaque fois le muletier annonce que nous avons la partie du trajet la plus périlleuse devant nous. En réalité, je ne vois aucun changement d’un jour à l’autre. La route du sommet du col à Pelaur, celle de Pelaur à Reney et à Baidjoun, celle que nous faisons aujourd’hui sont également difficiles. Seulement la fatigue d’aujourd’hui s’ajoute à celle des trois jours précédents. La nourriture et le sommeil insuffisants nous aident mal à la supporter. Dans ces passages resserrés, nous sommes assourdis par le bruit du fleuve et cela augmente encore notre malaise.
Vers trois heures, nous débouchons enfin dans une vallée assez large. Deux grands pans de montagne la bordent, des montagnes nues comme celles dans lesquelles nous voyageons depuis trois jours ; des parois de rochers d’un rouge sombre affleurent le sol.
Nous sommes comme hier, comme avant-hier, dans un paysage mort, dans un paysage lunaire ; mais, fermant la vallée devant nous, une haute croupe montagneuse s’élève, couverte d’arbres du haut en bas. Elle n’est qu’une masse immense de verdure qui paraît merveilleusement fraîche entre les deux murailles de rochers rouges qui, au premier plan, l’encadrent. Au-dessus d’elle, de légers nuages blancs flottent dans un azur qui n’a plus la sécheresse métallique du ciel persan, des nuages comme il s’en élève au bord de la mer, humides, floconneux, tels que je n’en ai pas vu un seul depuis deux mois que j’habite le plateau iranien. Et l’atmosphère qui enveloppe cette montagne lointaine a quelque chose de mystérieux, de doux, de fondu qui voile les plans et leur prête un peu de mystère. Si je me retourne, ce sont des lignes nettes, précises jusqu’à en être brutales, les cimes nues, les croupes désertiques, la grandeur infinie et sèche des larges espaces de l’Iran. Toute la Perse brûlée est là derrière moi ; d’un coup d’œil, j’en embrasse les caractères essentiels. Et devant mes yeux, c’est un pays nouveau ; nous allons entrer dans les forêts qui couvrent le versant caspien ; tout a changé comme par miracle et le ciel n’est plus le même.
Voilà l’admirable contraste qui nous attendait à la sortie des gorges que nous venons de franchir. Des forêts sont devant nous ! Quelles sensations ce mot peut-il éveiller dans l’esprit de Morteza qui n’est jamais sorti de Téhéran ? Mais quels troublants souvenirs n’évoque-t-il pas dans l’âme d’un Européen ? Retrouver les forêts, c’est comme s’il retrouvait par delà des centaines de générations l’âme de ses ancêtres qui ont vécu dans les bois.
Je reste un instant immobile à regarder tour à tour la montagne boisée qui nous ferme l’horizon, les nuages légers qui la couvrent et le sévère paysage que je viens de traverser. C’est alors que Morteza a le seul mot typique qu’il ait eu pendant les quatre mois passés à mon service. Dans mes jours de mauvaise humeur, je le lui ai reproché : « Tu ne peux même pas me faire rire, » lui ai-je dit souvent. Aujourd’hui, il voit la montagne devant nous et son étonnement se traduit ainsi :
— Il a fallu mille jardiniers pour faire pousser ces arbres !
Cri naïf et excellent. Il y a un proverbe persan qui dit : « Quand l’homme meurt, l’arbre meurt, » signifiant qu’en Perse l’arbre ne peut vivre sans les soins de l’homme qui doit d’abord le planter, puis chaque jour lui donner de l’eau. L’arbre ne croît pas à l’état sauvage ; il est dans l’Iran un miracle de la civilisation.
C’est cette réalité que traduit le cri spontané de Morteza à la vue de la montagne boisée.
Lentement, nous cheminons sur les berges mêmes du Tchilik ; elles sont couvertes de la végétation la plus riche et souvent nous disparaissons sous les immenses roseaux frissonnants au vent frais qui vient de la plaine. Vers cinq heures, nous sommes dans une large vallée que bordent des bois et des collines. A une lieue, nous apercevons quelques maisons ; c’est le relais, c’est Emaret.
Nous y arrivons dans un état de fatigue tel que le maître du café lui-même a pitié de notre faiblesse et se hâte de ranimer à coups d’éventail les braises sur lesquelles chauffera l’eau pour le thé. Une fois le thé bu, il faut s’occuper du logement. Je suis obsédé par l’idée d’aller prendre un bain dans le fleuve voisin. Mais la chose est impossible, car il y a un kilomètre de roseaux et de marécages à traverser pour gagner le Tchilik. Emaret possède un caravansérail. La cour où nos chevaux se roulent dans la paille est bordée d’un portique sur lequel donnent les chambres nues. Nous installons nos bagages dans l’une d’elles et cherchons maintenant quelques vivres. Adossée au caravansérail est une pauvre demeure sur le seuil de laquelle est assis un homme âgé enveloppé de haillons. Nous lui demandons où trouver de l’eau propre.
— Un peu plus bas, fait-il, et il nous montre la direction.
— Venez avec nous, lui dis-je, ce sera plus sûr.
Mais il répond d’un geste las :
— Je ne puis pas, j’ai la fièvre.
Je le regarde avec plus de soin. Il tremble ; sa figure est creusée, le nez tiré, les lèvres brûlées. Je le croyais un vieil homme ; il n’a peut-être pas quarante ans, seulement la fièvre en a fait une ruine, la fièvre dans le royaume de qui nous entrons aujourd’hui.
Le tcharvadar lui-même est malade. Il a pris froid dans une des gorges glacées au sortir d’une chevauchée en plein soleil. Il tousse à fendre l’âme et il a de la fièvre aussi. Je lui donne de la quinine. Morteza soupire de douleur, tout courbatu qu’il est ; moi-même, je suis las à ne pouvoir bouger, avec une sensation affreuse de vide, de presque évanouissement, et des fantômes douloureux ne cessent de me poursuivre. La nuit envahit notre chambre misérable qu’éclaire un bout de bougie. Sur la lampe à alcool, Morteza fait bouillir du lait ; nous avons quelques œufs frais, des biscuits secs, un peu de confiture. Autour de nous commencent à bourdonner les moustiques ; la fièvre sonne avec eux à nos oreilles. Contre la porte fermée donnant sur le portique, j’arrange à terre mon matelas et la moustiquaire qui jamais ne me sera plus précieuse qu’aujourd’hui. Toutes les fenêtres sont ouvertes ; une atmosphère humide et molle entre dans la chambre. Ce n’est plus l’air sec, vif, froid des déserts que nous avons quittés.
Derrière moi, de l’autre côté de la porte, en plein air l’homme malade que j’ai vu au crépuscule devant sa maison est venu se rouler dans une couverture. Toute serrée contre lui, une pauvre petite fille se blottit pour dormir ; elle a déjà la figure pâle, les yeux brillants de la fièvre.
A chaque fois que je me réveille dans cette nuit pendant laquelle je ne cesse de me tourner et retourner tristement sur mon dur matelas, j’entends la faible voix de cette enfant qui gémit, et celle de son père qui de quelques mots la calme.
Le père a une voix cassée, tremblante, mais je sens encore, à l’heure où j’écris ceci, la douceur de son accent tandis qu’à mots bas il apaise l’enfant fiévreuse qui se plaint près de lui. Oh ! la triste et longue nuit d’Emaret, l’atmosphère désolée qui m’entoure, la détresse, la maladie tout près de moi, et, en moi, une fatigue qui m’ôte presque la conscience du monde réel pour ne me laisser qu’une affreuse impression de cauchemar dans lequel passent douloureusement les plaintes d’une petite fille qui souffre.
De grand matin je quitte sans regret le caravansérail. Le soleil déjà éclaire les roseaux, les taillis et les arbres ; la rosée scintille au bout des hautes herbes et tout de suite nous entrons dans les bois.
Ce sont des bois admirables qui semblent vierges dans leurs profondeurs muettes à travers lesquelles seul le sentier muletier que nous suivons a été tracé. Nous cheminons dans une ombre épaisse, le sol sous les pas de nos chevaux est à la fois rocailleux et marécageux ; des boues qui datent du printemps dernier n’ont pas encore eu le temps de sécher et, entre les grosses pierres qui pointent, ce sont des trous où nos montures enfoncent à mi-jambe. Il règne sous ces arbres qui nous cachent le ciel une atmosphère lourde ; dès le matin, nous sommes en moiteur ; nous sentons aussi la dépression causée par le changement rapide d’altitude ; en deux jours, nous sommes descendus de trois mille mètres à cinq cents ; à la fatigue ancienne se joint une torpeur nouvelle.
Le chemin longtemps suit en escaliers brusques le cours du fleuve. Le Tchilik maintenant coule entre des rives couvertes d’arbres ; des verdures magnifiques tapissent les moindres croupes des collines et les flancs des montagnes. Des lianes enlacent les troncs énormes, serpentent le long des branches, et marient les érables aux hêtres et les ormes aux chênes. La forêt en septembre est aussi fraîche qu’aux premiers jours de mai. Parfois nous traversons de grandes clairières où poussent des herbes folles. Des troncs décapités par la foudre montrent de profondes cicatrices ; ici des broussailles ont brûlé. Une paroi de rochers, au-dessus des arbres, s’étage sur de solides corniches et deux aigles, dont le nid se trouve quelque part dans un trou du mur immense, tournent lentement, les ailes immobiles, par-dessus les arbres et les rochers, dans le ciel doux et bleu, dans le ciel presque marin qui s’étend au-dessus des forêts du Mazandéran. A mesure que nous avançons, le paysage devient plus vaste, les horizons plus lointains, la vallée s’élargit, le Tchilik s’étale plus majestueux. A la halte du milieu du jour il n’y a qu’une petite paillotte tout près de la rive. Elle est flanquée d’un belvédère sur pilotis de bois où couchent les habitants de cette pauvre demeure. Loin du sol, ils échappent mieux aux piqûres des moustiques. La rive du fleuve n’est pas escarpée, des rochers arrêtent le cours impétueux de l’eau. Je me déshabille enfin et je prends un bain délicieux dans une eau que je m’attendais à trouver glacée mais qui est presque tiède.
Puis c’est le thé au relais. Une nombreuse compagnie s’y est rassemblée. On a appris qu’un Farengui passait et la douzaine de personnes qui habitent près d’ici sont accourues. Ce n’est pas une simple curiosité qui les amène, ces gens sont tous des malades qui veulent une consultation. Ils ont la fièvre ou la dyssenterie. Que faire ? Je leur recommande de ne boire que du thé léger et de se protéger des moustiques pendant leur sommeil. Et puis je leur distribue de la quinine. L’un d’eux, plus décharné que les autres, veut que je le guérisse de l’opium. Il en fume tant qu’il va mourir. Il voudrait s’arrêter ; il en est incapable ; alors il crie au secours. Mais je ne puis rien pour lui…
Dans la paillotte, un enfant d’une douzaine d’années prépare le thé. Il est d’une merveilleuse beauté adolescente. Il a les traits fins, le visage ovale, le nez droit ; la bouche en fleur sur des dents blanches ; il a de grands yeux couleur noisette, des cheveux bruns qui tombent en boucles sur un cou délicat, des mains longues et maigres, un teint ambré, uni, une fierté de port charmante et juvénile. Je le regarde arranger les petites théières sur les braises, passer lestement, sans mot dire, au milieu de ces hommes rudes. On voudrait le caresser comme un beau chat. O Saadi, qui as couru le monde de Tripoli à Boukhara, si tu avais rencontré cet adolescent flexible comme un jeune peuplier, tu serais resté au bord des eaux fraîches du Tchilik à composer en son honneur des vers au rythme savant et il aurait marqué le terme de tes pérégrinations.
Maintenant, nous prenons du thé et nous causons. Je tire un biscuit de ma boîte et je l’offre à l’un des assistants. Il me remercie avec un peu de honte, mais il n’accepte pas. Ce biscuit est défendu à un musulman orthodoxe. Alors je lui montre le morceau de sucre qui est en train de fondre dans son thé. Voilà un produit qui n’est pas fabriqué par des mains musulmanes ; il a été fait en Russie. Mon homme reste frappé d’étonnement. Il n’avait jamais réfléchi à ce petit fait que le sucre est, lui aussi, étranger. Il hésite un instant, mais la démonstration est solide ; et, convaincu, il cède à sa gourmandise et accepte mon présent. Les autres suivent son exemple. Seul le petit dieu qui prépare le thé refuse et remercie d’un gracieux sourire. Morteza est stupéfait de ma victoire. Morteza plein de supériorité n’a que du mépris pour les Persans fanatiques qui nous considèrent comme impurs. Il oublie que lui-même repousse une nourriture qui n’est pas « kacher ».
Vers une heure, nous nous remettons en route. La caravane est partie devant nous. Le tcharvadar et le marchand de Barfourouche s’impatientent. Nous devons passer le Tchilik à gué. D’après ce que j’en ai vu en prenant mon bain, la chose ne sera pas facile, car le courant est d’une grande violence. Nous partons dans la chaleur du jour. Nous sommes en terrain plat et boisé mais l’atmosphère humide des basses terres du Mazandéran nous enlève toute énergie… Pourtant il faut avancer et, sur la mauvaise selle persane aux étriers trop courts ajouter des lieues aux lieues déjà parcourues.
Une heure après notre départ, nous traversons un petit bras de fleuve qui n’est qu’un gros ruisseau coulant sous les saules. A son entrée dans la plaine le Tchilik se divise en plusieurs bras que nous franchissons successivement ; le plus large, le plus difficile donne du mal à nos chevaux ; le muletier va le premier et cherche le gué ; nos bêtes emboîtent le pas, mais le courant très fort menace de les entraîner. Nous sommes en équilibre sur nos selles, les jambes croisées sur le cou de nos montures. Enfin nous atteignons la rive droite ; les bagages ont passé sans accroc. La plupart des bras du Tchilik vont arroser les terres où ils se perdent ; la partie principale coule sur notre gauche jusqu’à Amol, ancienne capitale du pays, une des villes les plus anciennement connues de cette province de la Perse que les anciens appelaient l’Hyrcanie. Mais je ne visiterai pas Amol pendant ce voyage ; mon itinéraire me mène à Barfourouche et de là à Méched-Isser où le vapeur russe ne touche qu’une fois par semaine ; je n’ai pas de temps à perdre, si je veux l’attraper à son passage dans trois jours.
Une fois le fleuve traversé, nous quittons définitivement les forêts. Nous sommes dans une immense plaine marécageuse qui s’étend en longue bande sur quatre-vingts kilomètres de largeur environ entre la mer et les montagnes ; elle est arrosée abondamment par les nuages qui, venus de la mer Caspienne, se condensent au-dessus de la chaîne de l’Elbourz. Ce ne sont que ruisseaux, rigoles, marécages, une terre noire constamment humide où poussent le coton, le riz, le tabac et des arbres fruitiers admirables. Quand nous y entrons, en septembre, la plaine immense est dorée par le soleil. Elle est plate à l’infini ; de grands roseaux y poussent ; de ci de là des bouquets d’arbres splendides ; parfois une tache de verdure plus étendue annonce un village au milieu des cultures. Pendant les premières heures de notre chevauchée, nous traversons des champs où une grande graminée sauvage monte jusqu’à hauteur de notre tête ; un parfum lourd de volupté s’en dégage ; c’est la flouve odorante. J’en détache quelques tiges ; elles portent des fleurs délicates. Mais lorsque je les regarde de près, je m’aperçois que les fleurs sont de tout petits escargots à la coquille joliment striée de raies bleues et blanches. Par milliers ils ont fleuri les tiges de la graminée.
Nous avançons lentement dans les terres grasses, grisés de fatigue et de parfums. Vers trois heures, nous arrivons à l’étape. L’étape d’aujourd’hui c’est, dans un champ de roseaux, une simple paillotte tout autour de laquelle le soleil brûle la plaine. Des milliers de mouches la rendent inhabitable. Passerons-nous la nuit ici ? Sommes-nous encore capables d’un effort pour gagner un gîte meilleur ? Nous ouvrons un conseil. Le marchand et le muletier n’ont qu’une idée : gagner coûte que coûte Barfourouche, but suprême de leur voyage. Après vingt questions, j’apprends qu’un peu plus de trois lieues nous séparent du prochain relais qui, lui-même, est à quatre heures de Barfourouche où nous pouvons arriver vers minuit si nous partons sur le champ. Le marchand me propose l’hospitalité confortable de sa maison, la plus belle de la ville. Mais je repousse ce plan. Nous sommes sur la route depuis avant l’aube, aux trois quarts morts d’épuisement, hâves, desséchés. Je me refuse à ajouter sept heures de cheval en pleine nuit à celles que nous avons faites aujourd’hui. Je me décide à gagner seulement le prochain relais. De là nous atteindrons Barfourouche demain, dans la matinée. Et nous partons le long de ruisseaux boueux où plongent, effrayées à notre passage, de maladroites tortues.
Nous longeons de vastes champs de coton déjà mûr. On va le récolter cette semaine. Avec ces plantations de coton alternent les rizières. Le riz est mûr aussi. Pendant quinze jours, une profitable activité régnera dans ces riches campagnes ; déjà on voit des femmes en pantalons blancs et caracos de cotonnades rouges, aux jambes nues, passer dans les plantations et examiner l’état des récoltes. Une partie du pays que nous traversons appartient au Sipahdar ; il en tire de gros revenus.
Au crépuscule, nous sommes à l’étape. Il n’y a là qu’une hutte si petite qu’on ne peut y loger. Mais elle est abritée sous de beaux arbres et je trouve à vingt pas un terre-plein de gazon sur lequel je m’installerai pour la nuit. Je fais couper quatre gros bambous dans les marécages voisins ; ils soutiendront ma légère moustiquaire. Sous mon matelas, on met — car la terre, comme l’air, est humide — une couverture de cheval, et voilà le campement prêt. La malle et les deux valises seront à ma tête, puis Morteza roulé dans son lit nuptial.
Au relais il y a nombreuse compagnie. Les muletiers de notre caravane y sont réunis à quelques camarades qui montent à Téhéran. Des villageois m’apportent un succulent melon et des œufs frais. Ces gens de la plaine ne ressemblent en rien aux Persans aux traits réguliers, au visage ovale qu’on voit sur le plateau central.
Assis à terre et appuyé au mur, un gros homme barbu au visage pâle, perdu dans un rêve, regarde devant lui sans voir. Le maître du relais nous prépare du thé. Mais en même temps qu’il s’occupe de nous, il trie de petites braises bien rouges et roule au bout d’une pipe courte une boulette d’opium. La pipe prête, il la passe à un des muletiers qui en tire vivement, coup sur coup, trois ou quatre bouffées. La pipe dûment regarnie fait ainsi le tour de la société ; l’homme barbu près de moi a encore la force d’aspirer deux bouffées. Une expression satisfaite se lit sur les visages de nos muletiers ; leurs traits fatigués se détendent sous l’influence de la drogue merveilleuse. Grâce à elle, ils supportent l’effort surhumain de ces journées ; si j’osais, je les imiterais pour avoir au moins une bonne nuit et pour me débarrasser de l’angoisse qui, avec la fatigue physique, m’étreint.
Maintenant, ils mangent du riz et boivent du thé. On a allumé au centre de la hutte une lampe à pétrole qui forme un grand cercle lumineux dans la nuit qui nous entoure. Un villageois au visage faux tourne autour de moi et me pose des questions indiscrètes. Morteza s’inquiète ; les figures de ces gens l’alarment.
Soudain un voyageur sort de l’ombre et à pas silencieux entre dans notre cercle. Jamais je n’ai vu un homme si maigre et si pâle ; il a plus de six pieds de haut ; il est vêtu d’une robe de cotonnade bleue flottant sur un corps qui n’est que squelette et de pantalons blancs qui battent sur les os. Il a des mouvements saccadés, anguleux.
Sa tête est allongée et livide ; on n’y voit qu’un nez immense, courbé et mince comme lame de sabre et des arcades sourcilières hautes sous lesquelles les yeux brillants sont enfoncés profondément. Il ne salue personne, mais chacun a l’air de connaître cette apparition fantastique et d’attendre sa venue. Sans mot dire, il prend dans sa poche un paquet et en sort de petits cylindres égaux ; il en offre à l’homme barbu qui rêve près de moi. Celui-ci se réveille de ses songes et tend la main. Il soupèse cinq ou six de ces cylindres ; il vérifie les poids sur une balance que le vendeur lui passe, s’empare des cylindres et donne en échange plusieurs pièces d’argent ; l’homme maigre fait le même jeu avec le maître du café et avec nos muletiers. Ses affaires finies, il tire une bouffée d’une pipe préparée, et sans un mot, le marchand de rêves disparaît dans la nuit d’où il est sorti pour porter à d’autres voyageurs fatigués, plus loin dans les campagnes muettes, le juste, subtil et puissant opium.
Je ne tiens pas debout ; je vais me coucher ; je m’enveloppe de couvertures, car une rosée abondante couvre déjà la terre et l’humidité des marais m’entoure.
Je sors un petit revolver et je recommande à Morteza de ne dormir que d’un œil. Ces âpres villageois seraient hommes à nous dévaliser sans doute.
Mais, une fois couché, le sommeil ne vient pas ; la fatigue est trop forte, les nerfs trop tendus par tant de jours accablants. Sur la moustiquaire le ciel étincelle. Véga brille au-dessus de ma tête ; si elle tombait, elle tomberait droit dans ma bouche. Derrière moi, le relais est plein d’une foule bruyante ; des caravanes arrivent ; on chante, on se dispute, et cela ne finit pas, et puis voilà, comme je vais m’endormir, que les campagnes silencieuses sont soudain traversées de cris affreux, de cris qui vous glacent le sang, des appels frénétiques et angoissés, sur le mode aigu ; ils éclatent tout près de moi et, dans le lointain, j’entends d’autres cris qui leur répondent.
C’est comme un départ pour le sabbat ; des rires de gouges et de démons ; cela n’a rien d’humain ; j’attends je ne sais quoi d’épouvantable et derrière moi Morteza, de peur, retient son souffle et tremble.
Rien n’arrive, mais les cris continuent. Enfin la fatigue plus forte l’emporte et le sommeil me prend. Mais je suis réveillé en sursaut par une voix toute voisine. Un homme demande à Morteza s’il dort, et mon pauvre petit domestique répond avec assez de force qu’il est parfaitement réveillé. J’interviens à mon tour. C’est un voleur qui a essayé de s’approcher de nos valises et qui, étonné de voir bouger Morteza, lui a adressé la parole. Sur un ton péremptoire, je lui enjoins de filer.
C’est toute une affaire que de retrouver le sommeil tandis que les cris frénétiques continuent dans la nuit.
Avant le jour, nous sommes debout. Ma moustiquaire est lourde d’humidité, la rosée est si forte qu’il y a un demi-pouce d’eau dans les creux du couvercle de ma malle.
Au maître du café, je demande les causes du tumulte qui m’a empêché de dormir. J’apprends que les villageois du pays ne se sont pas couchés et que, toute la nuit répandus dans les campagnes, ils ont poussé ces cris aigus pour empêcher les sangliers et les renards de pénétrer dans les rizières et de se faire un festin du riz mûr prêt à être récolté.
A six heures, nous quittons le relais ; la matinée est dorée sur la plaine rousse du Mazandéran. Aux bouts flexibles des roseaux, sur les arbustes fleuris du cotonnier, la rosée a mis de grosses gouttes d’eau qui scintillent au soleil. Derrière nous, je vois s’étendre la calme et riche plaine que j’ai traversée hier ; une buée matinale flotte sur les campagnes. Plus loin c’est la chaîne bleue des montagnes boisées que domine le Démavend solitaire.
Nous passons quelques villages bordés de haies vives et protégés par des fossés ; les maisons sont ombragées par des arbres immenses ; le terrain devient meilleur, les pistes sont mieux tracées, nous trouvons quelques prairies où l’on peut avancer à une allure plus rapide et vers dix heures, nous sommes sur la berge haute d’un fleuve, aux portes mêmes de Barfourouche.
Nous le traversons à gué, puis ce sont les rues étroites de la ville, de vieilles mosquées tombant en ruines et, sur une place, la grande maison européenne où est installé le comptoir de mes correspondants, les Toumaniantz de Bakou.
Là, je puis ouvrir ma malle, sortir du linge, prendre un bain chaud, m’étendre sur un lit ; là, enfin, je m’assieds à une table et je vois apparaître un plat de poulet sauté aux tomates. O délices de la cuisine bourgeoise, après six jours de biscuits secs et de conserves !
Il faut quitter la paix de cette bonne maison pour la dernière étape qui me mènera à Méched-Isser au bord de la mer. Nous suivons d’abord une chaussée sous les arbres ; elle s’interrompt brusquement au bout de dix kilomètres et nous retrouvons la piste dans la forêt. Mais ici le pays est peuplé. Nous passons des maisons isolées, des villages. Les maisons sont construites en briques et en bois, et portent en manière d’ornement un grand cyprès dessiné en briques sur le plat du mur. Je n’ai vu nulle part ailleurs en Perse l’arbre employé ainsi comme motif décoratif sur les façades des maisons. A quelque distance de la mer, les forêts cessent. Une plaine marécageuse nous sépare de Méched-Isser. Nos chevaux traversent les marécages avec une sûreté égale à celle qu’ils montraient en escaladant les rochers. Les mules sont bonnes dans la montagne, mais pitoyables dans les marais. Nos chevaux sont excellents ici et là.
Comme le soleil s’abaisse, nous arrivons enfin à l’étape dernière ; nous traversons la petite ville et gagnons le bord de la rivière ; près de la mer s’élève le grand bâtiment de la douane. Là, deux Européens m’attendent. C’en est fini du voyage à la persane. La mer est devant mes yeux, la mer calme où se reflètent les nuages dorés du couchant ; la mer que parcourent des bateaux à vapeur russes qui, après-demain, m’emmèneront vers le nord.
Derrière moi, la plaine s’endort dans l’ombre. Mais très loin, immense, solitaire, par-dessus toutes les montagnes, le cône régulier du Démavend s’élance dans le ciel et garde encore de la lumière.
Méched-Isser, j’y passe trente-six heures à l’européenne, chez de bonnes gens qui me soignent et me gâtent. Mais je m’aperçois qu’on perd l’habitude du sommeil et de la nourriture saine, je m’aperçois que je suis trop fatigué pour me bien délasser et qu’il faut, pour goûter un vrai repos, un long entraînement et beaucoup de loisirs.