← Retour

Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan

16px
100%

II
L’ESPRIT PERSAN

Il est tout en politesse, en bonnetades, en révérences, et nous fuit. Par où le prendre ? Sur cette terre où tant de générations d’hommes policés et raffinés ont passé, sous ce beau ciel ensoleillé, il semble qu’on ait fait quelques pas de plus dans la voie de la sagesse et, si l’on n’a pas renoncé à l’espoir vain de trouver la vérité, on a su tout au moins dissimuler aux yeux indiscrets et à la curiosité passionnée des foules les chemins que les sages se plaisent à suivre.

Le sage pratique en Perse la doctrine du ketman dont Gobineau a parlé, comme toujours, avec justesse, mais sur laquelle on peut revenir encore.

Le ketman, c’est l’art de cacher sa pensée, non pas avec l’intention de tromper celui à qui l’on parle et pour en tirer un avantage matériel, mais par respect pour la pureté d’idées qui n’ont rien à gagner à être exposées en public. Elles risquent, en effet, d’être salies par les commentaires désobligeants d’autrui ; peut-être des sophistes, par des manœuvres frauduleuses, arriveraient-ils à les rendre suspectes, éveilleraient-ils l’attention malveillante des puissances spirituelles et temporelles ; elles soulèveraient des contradictions, des polémiques, voire des batailles. A quoi bon ?

Si vous avez découvert un trésor, gardez-le caché. N’en faites bénéficier, avec infiniment de précautions, qu’un petit nombre d’élus.

Le ketman n’est donc pas une apologie du scepticisme, mais il se situe exactement à l’opposé du prosélytisme, lequel est la tendance d’esprit la plus dangereuse, la plus perturbatrice du monde, celle qui a engendré le plus de crimes et de guerres, celle qui rend impossible une paix véritable entre les hommes. Confesser publiquement la vérité, vouloir la faire briller aux yeux de tous, y amener de gré ou de force les gens, voilà ce dont a horreur le sage persan qui nourrit dans la solitude de belles et chères pensées.

Du fond de sa retraite, il regarde avec un peu de dédain notre agitation. Il songe à ce que les prosélytes de mille partis opposés ont prêché à l’humanité depuis cent siècles qu’il y a des hommes et qui déraisonnent. Que reste-t-il des thèses et opinions contradictoires dans lesquelles chacun a cru tenir un jour la vérité ? Cendres, poussières, fumées. Pourtant elles ont trouvé en leur temps des hommes convaincus à ce point de leur excellence qu’ils n’ont pas hésité à donner leur vie pour elles. Et les martyrs sont de tous les camps ; la foi et la science comptent, chacune, les siens. Chose surprenante, on a vu des savants subir la prison et accepter la mort plutôt que de reconnaître la fausseté de leurs calculs. Eh ! nigaud, si tes calculs sont exacts, ils se suffisent à eux-mêmes. A quoi bon risquer le bout de ton petit doigt pour l’établir ?

Mais peut-être le martyr de la religion et celui de la science ne sont-ils pas très sûrs, l’un et l’autre, de ce qu’ils professent ou, tout au moins, des arguments qu’ils apportent pour soutenir leur cause. Ils veulent alors étayer d’une preuve additionnelle une affirmation qui ne leur paraît pas décisive. Ils imaginent follement qu’un sacrifice humain prouve quelque chose dans l’ordre de la connaissance.

Et n’y a-t-il pas aussi chez ces martyrs, ce que les médecins appellent en leur langage de l’exhibitionnisme ? Il faut monter sur la scène et prendre en public une posture héroïque. Mourir, au besoin, mais avec les yeux du monde fixés sur soi. En somme, le cabotinage dans la région du sublime. Si le public cessait de s’intéresser aux martyrs, on pourrait mettre un point final au martyrologe.

De ces deux martyrs, le martyr pour la foi et le martyr pour la science, le second est, de loin, le plus absurde. Le premier imagine, en effet, que par sa mort il gagne le ciel. Il fait donc un calcul, et l’inconvénient momentané que souffre sa guenille terrestre, il pense en être payé au centuple par les félicités éternelles qu’il goûtera. Mais le savant, que prétend-il gagner par son obstination ? S’il est brûlé à petit feu, cela changera-t-il la valeur de ses théorèmes ? En somme, on ne se fait tuer que pour des hypothèses, car quel est l’homme assez fou pour soutenir au prix de sa vie, en face d’un contradicteur armé, que deux et deux font quatre ? « Eh ! répond-il, si vous ne voulez pas qu’il en soit ainsi, peu me chaut. »


Ainsi parle notre sage persan. S’il est arrivé à un point d’où la vue sur l’univers est belle, il se garde d’y inviter la foule. Il se cache et jouit de l’ivresse solitaire que le ketman procure à ses initiés. On voit combien il serait désirable d’envoyer en Perse les innombrables fous occidentaux qui veulent nous imposer, au besoin par la force, les systèmes par lesquels ils pensent assurer, fût-ce à nos dépens, le bonheur de l’humanité.

D’entre nos écrivains français, un Montaigne et un Pascal, pour des raisons différentes, intéresseraient peu un Iranien, mais il les accablerait d’éloges ravissants. Sur le premier, il remarquerait que son scepticisme ondoyant est sa propre fin, qu’il s’y amuse, qu’il y vit et s’y plaît comme dans l’atmosphère la plus favorable à son esprit. Ah ! s’il y avait un Montaigne secret, une doctrine ésotérique dont quelques-uns seuls connaîtraient le mot de passe ! Quant à Pascal, s’il a un génie auquel nul ne peut rester insensible, il se bat à visage nu pour la cause qu’il défend. Que cela est barbare ! Port-Royal a mérité les persécutions qui l’ont ruiné.

Ainsi n’est-il pas aisé de connaître les pensées véritables des Persans. Grâce à l’usage séculaire du ketman, ils sont arrivés dans la dissimulation à une habileté qui les met loin de nous. Comme nous paraissons maladroits auprès d’eux ! Pour un Européen averti, la pensée persane, c’est une série d’énigmes à résoudre, une serrure compliquée à ouvrir, dont le chiffre est souvent changé.

Pendant mes séjours en Perse, je me suis exercé à ce jeu propre entre tous à développer la subtilité de l’esprit. J’ai fait ainsi chaque jour de la culture intellectuelle et des exercices d’assouplissement. J’en ressens encore les bienfaits. Avec l’esprit persan, j’ai pénétré dans un univers aux horizons plus étendus que ceux du monde que je venais de quitter. Je me suis enrichi de façons de sentir et de penser auxquelles je paraissais, par ma nature et par mon éducation, devoir rester tout à fait étranger et je suis capable maintenant, comme on le voit, d’écrire sur le ketman et, peut-être même, de le mettre en pratique.

Plus tard, j’ai été en Russie. Il faut aborder la Russie par l’Orient si l’on veut y comprendre quelque chose. On use aussi de la doctrine du ketman dans cette sixième partie du monde et les gens qui débarquent à Pétersbourg de Londres ou de Paris s’exposent à d’étranges déconvenues s’ils prennent les Russes pour ce qu’ils se donnent. C’est à mes séjours préalables en Perse que je dois de m’être trouvé moins dépaysé en Russie que tels autres Occidentaux. Sans mes mois de Téhéran, l’âme slave — où il y a encore tant du parfum de l’Asie — me serait restée fermée.


Finances persanes.

Croirait-on qu’un voyageur qui ne court pas le monde à la recherche de pétrole puisse prendre de l’intérêt à des questions de finances ? Oui, quand elles sont persanes et je ne désespère pas d’en rendre l’attrait sensible à mon lecteur si je sais faire ressortir ce qu’elles comportent d’imprévu, de pittoresque et d’agrément.

Premier étonnement : il y a dans les finances persanes une comptabilité minutieuse, exacte, appliquée, qui ne néglige rien et qui inscrit tout. Elle a ses traditions séculaires et respectables. Le corps des moustofis qui est chargé de l’administration des finances est composé de fonctionnaires patients et méticuleux, ayant quelque orgueil professionnel (on en verra une des étranges raisons dans un instant). Grâce à eux, la Perse despotique peut présenter un état admirablement tenu des recettes et des dépenses de l’empire : pas un reçu ne manque, pas un acte qui ne soit transcrit, pas une signature omise.

Mais — voici quelque chose de plus étonnant — les moustofis ont une écriture et une façon de chiffrer secrètes. Il faut en avoir la clef pour pénétrer dans leur comptabilité : elle est accessible aux seuls initiés : elle ne peut être vérifiée que par eux. On conçoit maintenant l’orgueil d’une administration d’État, laquelle est en possession d’une langue que personne ne peut lire, sauf ses propres membres.

Ici encore il me semble voir une influence de la doctrine du ketman dont on ne s’attendait pas à trouver l’application dans le domaine de la comptabilité publique.

Ces moustofis qui vivent ainsi dans une fière solitude, allons voir maintenant ce qu’ils cachent derrière leurs cryptogrammes. Peut-être ferons-nous là quelque découverte qui nous aidera à comprendre mieux l’esprit persan.

Prenons prosaïquement le budget de police et de nettoyage des rues à Téhéran.

Le gouvernement emploie le système du forfait très en honneur en Perse.

Il dit : « Je veux pour ma capitale tant de balayeurs pourvus chacun d’un balai établi suivant un modèle réglementaire, tant d’arroseurs porteurs d’une outre en peau de mouton, tant de sergents de ville qui feront chaque nuit leur nombre fixé de rondes. Il faut que les ordures ménagères soient enlevées, que les ânes et les mules soient nourris, que du pétrole brûle la nuit dans les réverbères. »

Les moustofis s’emploient à établir jusque dans le plus petit détail le prix de chaque article prévu et, lorsqu’ils ont fini leur tâche, le gouvernement déclare qu’il donne cinquante mille tomans par an pour le budget de la capitale.

Un entrepreneur se présente qui accepte ce forfait. Il sait — c’est ici que l’intérêt de l’histoire commence — que le gouvernement ne lui paiera jamais ses cinquante mille tomans annuels, mais il sait aussi qu’il ne fournira pas le nombre de balayeurs prévus, ni tous les agents de police promis, ni les ânes, ni les mules, ni le pétrole pour les réverbères. Pourtant il manifeste une certaine activité ; on voit quelques balayeurs soulever la poussière et des arroseurs l’abattre ; quelques lampes allumées brillent dans la nuit où retentit l’appel d’une patrouille de police qui crie pour se rassurer au son de sa propre voix (il y a des heures où le silence est par trop terrifiant). L’entrepreneur ne paie pas ces hommes au prix fixé par le cahier des charges ; au lieu d’argent il leur donne des promesses. Il leur fournit juste de quoi vivre ; c’est peu de chose en Perse.

Comme ressources, il a les bénéfices illégaux, mais escomptés, de la charge. On ne surveille pas sans en tirer quelque profit les cafés où l’on boit de l’arak et ceux où l’on fume l’opium, les maisons où l’on danse et celles où l’on joue. Ces choses-là arrivent dans de très grandes villes civilisées et l’histoire des municipalités américaines en dit long sur ce sujet.

Mais — et c’est ici qu’on voit l’infériorité de la civilisation persane — le chef de la police ne devient pas millionnaire comme la plupart de ses collègues américains. Il végète ; il réduit les dépenses et cette situation bizarre se prolonge d’un gouvernement qui propose un contrat tout en étant résolu à n’en jamais remplir les clauses et d’un entrepreneur qui l’accepte tout en sachant qu’il ne sera pas payé.

Mais ce dernier a son papier en règle et le garde précieusement. Le papier, c’est du rêve scellé et parafé par le gouvernement. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des Orientaux. Dans leur cerveau le rêve et la réalité se mêlent selon des proportions qui nous sont étrangères. Entre le réel et l’imaginaire, pas de coupure nette. Notre Persan regarde le papier qui lui promet cinquante mille tomans ; le sceau du ministre est sur le contrat. Sans doute, le gouvernement ne paie pas : il a, en ce moment, des difficultés. Mais qui n’a ses heures de gêne ? La prospérité reviendra, inch’ Allah ! En attendant notre homme a son papier qui vaut presque de l’or, puisque c’est de l’espérance.

Que reste-t-il de tout cela ? Qu’on balaie sur le papier et qu’on paie de la même façon. Tout se passe en écritures, mais les principes de la plus exacte comptabilité sont observés, les livres de l’administration sont sans défaut, et les moustofis triomphants.


Pensions et assignations.

Un gouverneur de province n’envoie rien à Téhéran qui ne le paie pas. Il vit sur le pays et trouve, du reste, moyen de s’y enrichir. Tout se fait par un système d’assignations qui a toujours existé en Perse. Pour en comprendre la raison, il faut voir l’extrême difficulté qu’il y a à transporter de l’argent à cause de la longueur des trajets et de l’insécurité des routes, à cause « de l’obstacle des montagnes et de l’empeschement des déserts ». On est ainsi amené à dépenser dans les provinces les redevances qu’on y perçoit et d’autre part le gouvernement se débarrasse de ses créanciers ou les apaise par des assignations sur les gouverneurs des provinces. Lorsqu’il donne une pension, c’est sur une province déterminée. Le chevalier Chardin, « la fleur des négociants français », a décrit le système au XVIIe siècle. Il fonctionne aujourd’hui comme alors.

On obtient une pension en plaisant au souverain, ou au ministre, ou au gouverneur, ou à leurs domestiques. Rien ne lasse la patience d’un Persan qui aspire à être pensionné ; il passe des mois et des années, accroupi sur ses talons, dans l’antichambre d’un ministre ; le temps ne compte pas pour lui ; il l’emploie en subtiles intrigues. Il promet au vizir de lui abandonner la première année de sa pension ; les bureaux auront la moitié du second versement, et le tiers du troisième, et le quart du quatrième. A force d’insistance et d’ingéniosité, il réussit enfin. Une pension de trois cents tomans lui est accordée ; il a un papier muni de tous les sceaux nécessaires.

Mais sur quelle province la pension est-elle assignée ?

Elle vaut ce que vaut non seulement la province, mais le gouverneur. Sur Yesd, il faut s’estimer heureux si l’on touche un toman sur dix ; le Khorassan est à peine meilleur ; le Lauristan ne vaut rien ; par contre le Ghilan et le Mazandéran ne sont pas de mauvaise paie. Notre pensionné sait qu’il ne sera pas réglé intégralement. Il a fait des efforts inouïs pour obtenir une pension qu’il ne touchera qu’en partie. Pourtant, s’il plaît à Dieu, il sera payé un jour. Un jour est quelque chose de vague qui ne nous satisfait pas. Mais l’idée de temps est autre pour un Oriental que pour nous. Le papier sur son sein, il rêve qu’il dépense l’argent qu’on ne lui donnera jamais.

S’il est pressé par la misère, il va au bazar chez les banquiers. Il y rencontre ses frères en rêves et en assignations. Ils viennent voir ce que vaut leur pension au cours du jour. Le banquier escompte ce papier suivant l’heure, la couleur du ciel, les événements politiques, l’état de la province et l’âge du gouverneur. Il y a ainsi une bourse des assignations. Nomme-t-on un gouverneur énergique à Ispahan ? le papier sur Ispahan monte. Prévoit-on un changement défavorable dans le ministère, on baisse. Des rumeurs circulent. Le bruit qui excite les espérances les plus insensées est celui d’un vaste emprunt à l’étranger. A cette nouvelle, les cerveaux s’affolent. Enfin les papiers impayés depuis tant d’années vaudront de l’or. On monte d’un demi-point, parce que ce n’est qu’un bruit…

Chargement de la publicité...