Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan
IX
VOYAGE AU BAKHTYARI
Le Bakhtyari est une partie de l’immense contrée montagneuse qui s’étend au sud-ouest du plateau de l’Iran et le sépare du bas et fiévreux Arabistan et des plaines marécageuses de l’ancienne Susiane. Ce pays est habité par différentes tribus laures — de là son nom général de Lauristan, — les Laures, les Bakhtyares, les Gens de derrière la montagne. Le plateau persan, ce sont des solitudes pierreuses, le désert, l’eau rare et distribuée comme au compte-gouttes. Le Lauristan, au contraire, ce sont des forêts, des pâturages, des sources jaillissantes. La difficulté du pays, les hautes montagnes, les vallées profondes et séparées par des crêtes difficiles à franchir ont donné à la race qui l’habite un caractère fortement marqué et qui, depuis trente ou quarante siècles, n’a guère varié. Dans le Bakhtyari, point de villes mais des villages, une grande indépendance vis-à-vis du pouvoir central et de tout pouvoir, du sauvage et du farouche dans le caractère comme dans les lieux, une division à l’infini entre tribus et clans, des rivalités de familles, des guerres de vallée à vallée, des pillages, des incursions soudaines, — de là, la nécessité de se fortifier chez soi et de tenir sa poudre sèche. Le Bakhtyari reconnaît l’autorité nominale d’une famille, celle de Semsan es Saltâneh, l’ilkhani des Bakhtyares, avec qui traite le gouvernement central, mais qui est combattue dans ses terres même par des factions. Les Bakhtyares ont toujours inquiété Téhéran. Ils aiment le pillage, descendent en bandes dans la plaine, razzient les villages, s’emparent des troupeaux, arrêtent les voyageurs et les caravanes sur les routes, puis remontent dans leurs inaccessibles vallées. Jamais le pouvoir central n’osa les y poursuivre. Il mena avec eux un jeu où l’astuce et la brutalité se mêlaient. Pendant trente-cinq ans, les chahs eurent à Ispahan, un gouverneur à poigne, Zill es Sultan qui contint les Bakhtyares dans l’ordre et la crainte et qui n’hésita pas à étouffer de ses propres mains l’ilkhani des Bakhtyares, attiré par ruse à la ville. Zill es Sultan ayant été chassé à la mort de son frère, le Chah Mozaffer ed din, les Bakhtyares s’emparèrent d’Ispahan et de là marchèrent sur Téhéran — un beau raid de cavalerie — qu’ils prirent en 1909 sous le commandement de Sardar Assad, le propre fils de l’ilkhani assassiné.
Ces Bakhtyares représentent donc dans notre XXe siècle le type séculaire des tribus persanes qui ont joué un rôle important dans l’histoire de ce pays. Tels ils sont aujourd’hui, tels ils étaient au temps où ils contraignaient Alexandre le Grand à leur payer un tribut pour traverser leur territoire.
Et maintenant nous allons leur rendre visite. Nous y allons comme hôtes de Sardar Assad, le héros de la conquête de Téhéran, aujourd’hui ministre de l’Intérieur. Nous irons jusqu’à sa résidence bakhtyare de Djouné Khound où son second fils, Zia Sultan, nous recevra. Djouné Khound, n’est qu’à quatre étapes d’Ispahan. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de voyager en voiture. Nous ferons le trajet à cheval ou à mule, lentement, au prix de mille fatigues, le long de sentiers difficiles.
Le chef de l’estimable corporation des muletiers nous amène des mules, préférables, assure-t-il, aux chevaux pour le voyage que nous entreprenons. Notre domestique, l’ingénieux Aziz, aura un cheval. Un second cheval portera nos bagages et nos vivres. Nous achetons au bazar deux belles selles persanes, de bois recouvert de cuir, relevées au pommeau et à l’arrière. Nous les regardons avec admiration et avec un peu de crainte. Que vaudront-elles à l’essai ? Comment nous accommoderons-nous d’elles après quelques heures de chevauchée ?
Le gouverneur d’Ispahan, bakhtyare aujourd’hui, nous offre quatre cavaliers de sa race comme escorte. Ils ne nous seront pas inutiles pour traverser les premiers contreforts des montagnes dont les habitants vivent de pillage. Nous aurons comme compagnon de voyage le docteur de Sardar Assad. Il a étudié la médecine à l’hôpital anglais d’Ispahan, puis a accompagné son maître à Paris. Il est marqué profondément de la petite vérole, porte un pince-nez, parle un peu l’anglais et très mal le français. C’est un grand patriote dans le cerveau de qui se mêlent confusément les thèses libérales à la mode aujourd’hui et les rêves impérialistes les plus fous. Il veut qu’on vote la Constitution à Téhéran et qu’on dote la Perse d’un Parlement. Cela fait, pourquoi la Perse qui régna pendant vingt siècles sur la moitié de l’Asie ne reprendrait-elle pas ses frontières anciennes ? Elle a eu Bagdad et Boukhara, et Merv et Samarcande et l’antique Bactriane, l’Afghanistan d’aujourd’hui. Pourquoi ne battrait-elle pas, comme le Japon, le voisin moscovite ? Les Persans n’ont-ils pas « le sang de Darius dans les veines » ? Et, pour nous convaincre, il tend vers nous son poignet, comme si nous allions voir dans le réseau veineux qui le sillonne quelque chose qui vient de Darius et que nous n’avons pas.
Un dimanche matin, à l’aube, tout est prêt ; les lits sont roulés, la malle fermée, les sacs de provisions bouclés et la petite caravane part pour Nedjefabad où nous devons coucher. Cependant, comme il y a une route (une route persane !) d’Ispahan à Nedjefabad, nous attendons l’après-midi pour gagner en voiture la première étape. C’est ainsi que commencent à l’ordinaire en Perse les voyages à cheval.
Vers midi on nous annonce une funeste nouvelle. La corporation des cochers nous refuse un équipage. Nous avons eu, il y a quelques jours, une affaire avec un cocher. Revenant de Djoulfa, il nous avait maladroitement versés dans un fossé, dont nous étions sortis sains et saufs, mais où sa voiture s’était brisée. Et nous avons refusé de payer la casse. Aussi la corporation des cochers nous a mis à l’index.
Mais notre hôte, le très puissant consul de Russie, fronce le sourcil. Il envoie au chef de la corporation un ghoulam du consulat et, une heure plus tard, une voiture cahotante arrive, un coupé qui fut de gala et tout en glaces, mais dont les glaces ont disparu.
Et nous voici partis devant la domesticité du consulat, dont les « Khoda afiz choma » nous accompagnent. Un grand Kachgai, à la taille fine serrée dans une ceinture noire, court à côté de la voiture pour se séparer le plus tard possible de son ami Aziz, qui trône sur le siège. Et, comme nous nous engageons dans le bazar, il bondit et jette à la volée sur la joue d’Aziz un baiser d’adieu.
Il faut plus d’une heure pour sortir d’Ispahan, une heure pendant laquelle on roule dans des chemins étroits invariablement bordés, d’un côté, par les murs de pisé d’habitations ou de jardins, et de l’autre par un ruisseau, presque une rivière, aux eaux limoneuses et dont les bords sont plantés d’arbres. La moindre rencontre d’une caravane ou même d’un âne chargé de gros ballots de lavande oblige à s’arrêter. Nos cavaliers s’en tirent comme ils peuvent ; un de leurs chevaux dégringole d’un talus et le Bakhtyare se blesse à la jambe. Il regagne lentement Ispahan.
Au sortir des murs, nous entrons dans les belles campagnes qui entourent la ville. Les champs sont entourés de murs bas ; les avoines d’un vert presque bleu frissonnent au vent ; voici de l’orge, et voici les longues tiges solides au haut desquelles s’épanouira dans quelques jours la petite coupe blanche et translucide du pavot ; les arbres fruitiers sont couverts de fleurs et partout les canaux profonds roulent l’eau du Zendeh Roud ; on aperçoit ici et là des hommes chargés de régler l’irrigation, leur bêche sur l’épaule ; ils se tiennent au point de croisement des canaux et à chaque heure ils ferment l’un pour ouvrir l’autre et envoyer la vie aux champs qui, sans eux, mourraient en peu de jours. Leurs signaux mélancoliques s’élancent au-dessus des campagnes.
Nous passons sous un château-fort juché au sommet d’une colline rocheuse et pointue.
Une heure plus tard nous sommes embourbés ; une canalisation a crevé ; l’eau a envahi le chemin ; il faut descendre de voiture sur les épaules du cocher. Puis à grands cris et à force de coups il réussit à remettre en marche ses chevaux qui tremblent.
Au coucher du soleil nous arrivons dans les jardins de Nedjefabad qui s’étendent autour de la ville. Sur les murs jaunes qu’elles dépassent, les branches lourdes des arbres s’appuient ; par les portes ouvertes on voit les champs de pavots ou d’avoine ; les ruisseaux qui les arrosent coulent des deux côtés de la route qu’ils coupent parfois ; des troupeaux de chèvres à laine longue rentrent à l’étable ; le ciel est d’un mauve délicat où traînent des écharpes d’or qui s’effilent. Nous traversons une ville populeuse où les lampes s’allument au fond des boutiques ouvertes. Notre escorte de Bakhtyares nous précède et finalement nous arrivons au bout d’une ruelle à la maison du hakim chez qui nous passerons la nuit et qui sera demain notre compagnon de voyage.
En bonne maison persane de l’ancien temps, elle a un escalier aux degrés démesurément élevés et qui semblent faits pour un géant. Mais les portes en ont été taillées pour des nains, car elles n’ont pas cinq pieds de haut et l’on n’y passe que courbé en deux. Nous avons une chambre qui ouvre par trois baies sur les jardins et sur le beau paysage que ferment au couchant les montagnes du Bakhtyari où nous allons pénétrer. Notre chambre est à dix pieds du sol, mais la peur des voleurs est telle qu’on installe deux hommes sous nos fenêtres pour veiller pendant la nuit. Un chevrier au loin dans les campagnes joue de la flûte. La phrase musicale monte, et descend, hésite et se brise pour repartir encore, comme un jet d’eau.
Avant l’aube, nous sommes réveillés. Cette fois-ci c’est le départ en caravane, le premier, le plus difficile. Notre hôte, qui va exercer sa profession dans la famille de Sardar Assad pendant l’été, emporte sa trousse de médecin et sa pharmacie qui sont installées dans de vastes courgines aux flancs d’une mule pacifique. Il a deux domestiques porteurs de fusils. Nous avons nous-mêmes deux mules et deux chevaux. Mais le jeune chamelier est incapable de charger notre bagage sur le second cheval. Ce sont des cris, des lamentations dans la ruelle étroite où se prépare le départ. Enfin le chamelier décide de prendre une troisième mule et d’aller chercher son vieux père pour l’escorter. Deux heures se sont passées dans l’énervement de cette attente. Nous aurions dû quitter Nedjefabad avant le lever du soleil. Il est sept heures quand nous sommes prêts à partir. Un des cavaliers bakhtyares demande à retourner à Ispahan. Je le congédie et nous en gardons deux seulement qui ont d’admirables têtes de brigands.
Enfin le moment solennel est venu. Le hakim se met en selle ; ses servantes, ses enfants, sa femme, gémissent sous leurs voiles blancs. Sa femme monte sur une des bornes qui se trouvent aux deux côtés de la porte cochère ; une servante lui passe un Coran ; elle le prend et le tient au-dessus de la tête de son mari pour que Dieu écarte de lui les dangers de la route, et nous voici partis.
Nous nous acheminons lentement à travers les vergers de Nedjefabad. Les mules sont rétives ; ce sont des bêtes de bât qui ont l’habitude de cheminer en file, au pas, le nez sur la queue de la mule qui les précède. Montées, elles ne veulent pas avancer. Il faut de longues luttes et fatigantes pour les obliger à marcher à côté du cheval du docteur. Ce cheval est une vieille jument blanche qui avance à l’allure rompue que les Persans excellent à donner à leurs montures. C’est un pas allongé très rapide. Nos mules pacifiques ne peuvent le suivre et nous devons, toutes les cinq minutes, les enlever, avec quel effort ! pour un temps de trot ou de petit galop. Et déjà nous commençons à ressentir dans notre chair les arêtes aiguës des selles persanes.
Notre étape de ce matin est brève ; nous n’avons que trois farsakhs, soit vingt kilomètres pour arriver à Hadji-abad où nous passerons le reste de la journée et la nuit. Nous cheminons dans une longue plaine étendue entre deux chaînes de montagnes ; tout autour de nous, c’est le désert, un désert de sable dont les tons mauves, gris et roux jouent mollement les uns à côté des autres, admirable terrain de chasse où les princes d’Ispahan viennent chasser les gazelles. De loin en loin des touffes d’arbres annoncent un village. Quand on approche on voit que le village est entièrement fortifié et que les maisons serrées les unes contre les autres se cachent derrière d’épaisses murailles ; les vergers et les champs sont, eux aussi, entourés de murs. Ces grandes précautions sont prises contre les redoutables voisins bakhtyares qui plus d’une fois sont descendus de leurs montagnes pour piller les villageois de la plaine.
Les villages de ce pays, tout au long de la vallée, appartenaient à Zill es Sultan, l’ancien vice-roi de la Perse méridionale qui les a donnés à ses fils. Ce sont des villages riches car, au pied des montagnes, ils ont l’eau abondante, et l’eau en Perse veut dire richesse.
L’air est si pur ce matin que dès notre sortie de Nedjefabad on aperçoit très loin dans la plaine l’arbre isolé, qui marque la moitié de l’étape. Pendant une heure et demie nous le verrons devant nous sans paraître nous en rapprocher.
Toute chevauchée en Perse est monotone. Nos bêtes vont à pas lents. Pourtant le temps est à souhait, l’air frais et vif, le soleil chaud, sans trop, et puis nous avons cette sensation, dont on ne se rassasie pas, l’eût-on goûtée cent fois, de partir par un chemin inconnu vers un pays lointain, difficile, où les Européens ne voyagent pas.
Sur la piste, nous rattrapons un cavalier, la carabine sur le dos, suivi d’un homme armé. C’est un serviteur de Zill es Sultan qui va voir le chef d’un village. Nous faisons route ensemble.
Enfin vers dix heures, nous nous rapprochons de la montagne et nous entrons dans les vergers d’Hadji-abad fleuris et parfumés. Voici de beaux peupliers au bord d’un ruisseau d’eau claire et profonde. En face de nous le village ; il ressemble à un château-fort avec ses quatre murailles de dix mètres de hauteur, en terre battue. Aux angles de grosses tours rondes et des échauguettes. Au milieu d’un des murs, une porte massive qui se ferme chaque soir au coucher du soleil.
Le plan d’un village fortifié est simple et toujours le même. Une allée centrale part de la porte. A gauche et à droite, les maisons sont séparées de l’allée par une cour dans laquelle on peut rentrer le bétail la nuit.
La première maison à droite est la maison de Zill es Sultan, propriétaire du village. C’est ici qu’il descend lorsqu’il vient chasser. On y entre, comme dans toute demeure persane, par des portes étroites et bien gardées, mais une fois les portes franchies, nous nous trouvons dans une vaste cour quadrangulaire dont le centre est transformé en roseraie et dont les bâtiments aux quatre côtés offrent des chambres nombreuses et, du reste, sans mobilier. Nous nous installons dans la chambre d’honneur ; les domestiques nous apportent un épais matelas et deux coussins sur lesquels nous nous couchons à l’orientale. Aziz cependant se met en quête d’un poulet auquel il tord le cou ; il trouve de petits oignons qui mijoteront dans la marmite ; les serviteurs du hakim descendent sa trousse et déjà des commères du village, pieds nus, leur jupon sur la figure, apparaissent sur le seuil de la porte et regardent avec curiosité les Farenguis arrivés dans leur pays. Un déjeuner excellent, une sieste paresseuse et, une heure avant le coucher du soleil, nous faisons une lente promenade dans les vergers d’Hadji-abad où les pêchers et les poiriers sont encore couverts de mille fleurs. Partout les villageois travaillent aux champs ; agenouillées au bord d’un ruisseau les femmes vêtues de blanc lavent le linge ; une eau pure court le long des sentiers, toute bouillonnante encore de l’élan qui l’apporte de la montagne. Nous passons une heure exquise à aller de jardin en jardin tandis que le soleil s’abaisse à l’horizon, que les ombres des arbres s’allongent sur la campagne et que la paix du soir s’étend sur les vergers embaumés. Avec les campagnards poussant devant eux leurs chèvres et leurs ânes, nous rentrons à la nuit dans le village dont les lourdes portes se ferment bruyamment derrière nous.
A quatre heures le lendemain nous sommes réveillés. C’est le ciel étincelant, l’air vif, un grand silence que troublent bientôt les allées et venues des domestiques dans la cour. Il faut plus d’une heure pour plier bagage et charger les bêtes. On expédie le muletier, son âne, les deux chevaux de faix en avant ; puis suivent à quelques kilomètres Aziz et Namatollah qui monte la mule du docteur. Enfin une demi-heure plus tard nous partons avec le docteur, son second domestique et nos deux cavaliers bakhtyares.
Nous allons nous engager dans la contrée montagneuse qui sépare le gouvernement d’Ispahan du pays bakhtyare proprement dit, long trajet dans un pays désert où plus d’une fois les brigands dépouillèrent des voyageurs et, comme toujours, les villageois avant le départ racontent des histoires sinistres et affirment que des marchands ont été dévalisés par une bande il y a peu de jours. Au loin sur le flanc de la montagne, dans la clarté de l’aube naissante, on aperçoit une tache qui avance lentement. C’est l’avant-garde de la caravane.
Nous suivons un long chemin qui monte en ligne droite pendant une heure. Les mules aujourd’hui sont déjà paresseuses et n’avancent qu’avec peine ; les selles sont plus dures et leurs arêtes aiguës. La piste devient étroite, rocailleuse, escarpée. Derrière nous le paysage s’agrandit ; nous voyons l’admirable vallée que nous avons suivie pendant deux jours et dans laquelle les villages font des taches de verdure. Plus loin les montagnes étincelantes de neige ; l’air est si pur qu’il semble que la vue s’étende à l’infini. Nous arrivons enfin, non sans fatigue, au sommet de la première crête. Nous n’avons rencontré âme qui vive dans ce désert qui est le mieux fait du monde pour une attaque brusque, car on ne voit jamais à plus de cinq cents pas devant soi et le terrain se prête merveilleusement aux embuscades. Maintenant nous gagnons de l’avant laissant les bagages venir lentement derrière nous. Et voici que, soudain, derrière un monticule, nous découvrons huit hommes assis au bord d’une source. Ils ont des fusils couchés près d’eux ; ils sont sans bagages et leurs chevaux sont cachés je ne sais où. Certes, ce ne sont pas là des voyageurs inoffensifs ; ils attendent l’occasion. Mais notre arrivée les surprend ; ils ne nous guettaient pas, et puis nous sommes nombreux et armés. Nous passons fièrement à côté d’eux, à les toucher. Ils ne bougent pas. Nous n’échangeons pas le salam qui est de tradition entre voyageurs. Mais sitôt que nous avons passé, nos deux cavaliers bakhtyares reviennent en arrière pour escorter les bagages qui, eux, couraient un grand danger d’être pillés. Nous avons vu les brigands…
Maintenant nous redescendons vers le plus pauvre des villages perdus dans ce vaste désert. Il est fortifié lui aussi ; il appartient à un des membres de la famille de Sardar Assad ; mais il compte quelques habitants à peine qui vivent terrifiés par la crainte des voleurs. Nous ne nous arrêtons pas, car l’étape est forte aujourd’hui. Un vent chaud venant du sud nous souffle violemment dans la figure. Nous recommençons à gravir une longue côte. Puis, c’est un plateau accidenté qui s’étend à perte de vue devant nous. Partout le désert ; depuis que nous avons quitté Hadji-abad, pas un arbre, pas une plante. Aucune route n’est plus monotone au monde. Elle descend d’abord dans une dépression de terrain pour remonter sur une crête, d’où, chaque fois, nous espérons enfin découvrir la rivière, le Zendeh Roud que nous devons franchir. Mais nous ne voyons devant nous que sables et rochers. Le vent nous dessèche la figure et la gorge, le vent qui commence à soulever des tourbillons de poussière sur la piste. Et cela dure des heures et des heures. Le soleil nous brûle, les selles persanes nous blessent cruellement. Nous continuons à descendre et à remonter alternativement les longues ondulations du terrain. Nous sommes à cheval depuis l’aube, et à midi le Zendeh Roud est encore invisible.
Enfin vers une heure, nous arrivons à la rivière où nous descendons par un chemin muletier en lacets à travers les roches. Nous franchissons un pont escarpé et tombons de cheval plus que nous n’en descendons au bord d’un ruisseau qui se jette dans le Zendeh Roud, avec un grand tumulte d’eau qui dégringole en cascades à nos pieds.
Un tapis étendu sur les cailloux nous reçoit à l’ombre maigre d’un saule aux branches pleurantes. Nous sommes fatigués à ne plus pouvoir bouger par cette longue chevauchée dans la chaleur et le vent.
Le paysage devant nous est d’une beauté admirable : à nos pieds la rivière gonflée passe dans un coude brusque sous le pont que nous avons franchi, puis dessine une courbe harmonieuse que ferme en face de nous une paroi gigantesque de rochers à pic aux teintes sombres. Entre ces rochers une piste zigzague en pente raide, — c’est le chemin que nous avons suivi. Deux aigles pêcheurs tournoient au-dessus des flots bouillonnants de la rivière.
Nous voici dans le Tchahar-mahalle qui est l’antichambre du pays bakhtyare. Nous restons là deux heures à nous reposer, puis il faut nous remettre en selle pour gagner Samoun.
Samoun n’est pas très éloigné du Zendeh Roud et l’on aperçoit ce beau village longtemps avant d’y arriver ; les campagnes sont fleuries et riches, vignes, arbres fruitiers, avoines légères, blés verdissants, oliviers aux feuilles argentées. Nous cheminons lentement dans les vergers où des hommes vêtus de longues robes bleues travaillent à la terre.
Enfin, c’est le village escarpé, les rues étroites encombrées d’enfants et de femmes qui se pressent pour nous voir et nous gagnons la demeure du ketkhoda où nous logerons.
La maison est large et confortable ; dans la pièce d’honneur, on nous allonge deux matelas sur lesquels nous tombons fatigués et endoloris. Pour l’instant nous n’avons qu’un sujet de méditation : l’incroyable folie de n’avoir pas emporté d’Europe des selles anglaises. Le texte de cette méditation est imprimé dans notre chair même et ne se laisse pas oublier.
Nous ne quittons pas la belle chambre fraîche ; c’est là que nous dînons, couchés, et que nous dormons jusqu’à ce qu’une obscure conscience de l’heure me réveille dans la nuit encore épaisse ; je regarde ma montre : 4 heures du matin. Aziz et les domestiques du docteur ronflent comme des bienheureux de l’autre côté de la cour ; je me lève et, les yeux à peine ouverts, les jambes raides de courbature, je vais secouer nos gens pour que nous puissions partir au lever du soleil.
Nous avons une énorme étape devant nous, plus longue que celle de la veille. Il nous faut couvrir près de soixante kilomètres à travers la montagne pour arriver à Djouné Khound.
Nous nous vêtons dans le froid vif du matin ; puis c’est la besogne quotidienne et lassante de refaire les bagages et les lits, d’emballer chaque chose avec le plus grand soin, car nous n’avons que l’essentiel et ne pouvons rien perdre en chemin.
Au sortir de Samoun, la piste escalade à flanc de coteau une crête peu élevée et nous voici sur un nouveau plateau ; une vallée assez large s’y forme qui nous mènera jusqu’au village de Tchahar-Chottor — les Quatre Chameaux — où nous nous reposerons un instant. Au pied des longues pentes des montagnes, nous apercevons un campement. Ce sont les fameuses « tentes noires » des nomades qui font leur apparition dans les vallées hautes du Bakhtyari. Ces nomades descendent en hiver de l’Arabistan, jusque sur les bords du golfe Persique.
Lorsque la chaleur vient, ils regagnent les hauts plateaux du Lauristan poussant devant eux leurs troupeaux. Les « gens de la tente » sont d’éternels nomades ; ils n’ont ni villages, ni demeure fixe. L’année durant, ils vont de pâturages en pâturages suivant les saisons. Maintenant on commence à apercevoir leurs tentes, points noirs sur le flanc des montagnes du nord du Lauristan. Les chaleurs de l’été sont proches.
Ces nomades sont parfois de grands pillards ; il y a des tribus de deux ou trois mille hommes qui mettent à mal le pays où ils se trouvent. En mars et en avril, ils étaient plusieurs milliers sur la route d’Ispahan à Kerman, qui ne laissaient passer, ni voyageurs, ni postes, ni caravanes.
Ceux que nous voyons sont des nomades isolés. Leurs campements sont de cinq ou six tentes. Ils viennent au bord du chemin nous saluer ; ils sont pittoresques et inoffensifs ; leurs femmes ont les jambes et le visage nus. Nous entrons dans un pays où l’on ne connaît pas les habitudes citadines ; les femmes y travaillent durement à visage découvert.
Nous avançons avec lenteur ; Aziz aujourd’hui a mille difficultés avec son cheval vicieux qui ne cesse de le jeter à terre. A chaque fois, l’échafaudage branlant des bagages s’écroule, non sans dommage pour le malheureux Aziz et pour les bagages. Notre grande et précieuse bouteille thermos est cassée ; le réchaud à vapeur de pétrole endommagé.
Des peupliers le long du ruisseau nous escortent maintenant jusqu’aux « Quatre Chameaux », village fortifié comme tous les autres. Nous arrivons chez le mollah de l’endroit, ami du docteur. C’est un homme au visage fin, aux yeux rieurs ; il nous offre du thé et, pendant une demi-heure, nous nous reposons de la longue étape fournie, tandis que le docteur et notre hôte causent politique et que les femmes de la maison à moitié cachées derrière une porte nous percent de leurs regards curieux.
Mais à dix heures il faut se remettre en selle. Le pays est coupé d’une façon régulière ; des crêtes peu élevées séparent des vallées assez fertiles. Au sommet d’une colline, une apparition étrange. C’est un homme, les bras en croix, qui se tient immobile, comme cloué sur le ciel. Au-dessous de lui, des moutons et des chèvres cherchent leur maigre pâture parmi les pierres. C’est un berger. Mais pourquoi garde-t-il les bras ouverts ? comment soutient-il si longtemps cette posture fatigante ? Lentement nous approchons du crucifié et nous voyons enfin qu’il a revêtu un aba de feutre épais dont les manches se tiennent raides à angle droit du corps. Il ne se sert pas des manches. Ses bras sous l’aba sont croisés sur son ventre. Nous trouverons maintenant partout l’aba de feutre raidi ; il remplace dans les montagnes le souple et élégant manteau de poil de chameau que portent les citadins.
Nous passons deux crêtes encore et, du sommet de la seconde, nous apercevons au loin, très loin, les arbres et les murailles de Bibi Miriam, le village où nous devons faire la halte de mi-journée. Il est bientôt midi et nous sommes en route depuis avant six heures. Le temps est doux ; un ciel gris lumineux, clair ; un air léger, pas de soleil. Mais que la route est longue ! Et l’on voit l’étape une heure ou deux avant d’y arriver. Bibi Miriam semble fuir devant nous à mesure que nous avançons. Ma femme est pâle de fatigue et de souffrance.
Enfin vers une heure, nous voici à la halte et s’ouvrent devant nous les portes énormes du château.
Bibi Miriam est une sœur de Sardar Assad ; c’est de son nom qu’on appelle communément dans le pays le village où nous sommes. Ma femme a rendu visite à Bibi Miriam à Ispahan. Celle-ci l’a reçue à merveille, lui a offert des friandises à la graisse de mouton et au sucre et, la voyant si jeune, mince, casquée et bottée, a voulu croire qu’elle était un jeune garçon.
Maintenant nous sommes dans ses terres ; le village — de pauvres masures serrées les unes contre les autres — n’est pas fortifié ; mais la demeure de Bibi Miriam est un véritable château-fort, aux larges murailles flanquées aux quatre coins de quatre tours. Il est habité par des domestiques qui nous reçoivent de leur mieux et étendent pour nous un tapis sous un portique.
Là, couchés sur nos coussins, nous déjeunons lentement. Aziz fait griller sur des braises un poulet étique tué à l’instant même et que le docteur va déchirer à pleines mains et à belles dents.
A peine le repas terminé, il faut repartir. Nous avons un long chemin encore avant d’arriver à Djouné Khound. Si nous étions maîtres de nous-mêmes nous passerions la nuit dans ce vaste et désert château. Mais il nous faut suivre notre guide, le terrible docteur qui nous entraîne.
Autour de nous le pays a changé. Nous longeons d’abord un marécage. Un marécage, voilà qui est loin des déserts de l’Irak ! Une fois le marécage tourné, nous sommes dans une vallée pittoresque, rochers qui s’éboulent jusqu’à nos pieds, ruisseau profond qui va se jeter dans une belle rivière qui coule à notre droite. Peu à peu la vallée s’élargit ; nous voyons des champs fertiles et au loin des taches de verdure et de terre, ce sont des villages. Sur les pentes des montagnes à notre droite, des points foncés, « les tentes noires » des nomades.
Maintenant nous sommes si meurtris par nos selles que nous faisons de temps à autre un ou deux kilomètres à pied, tirant nos mules rétives. Vers quatre heures et demie, nous arrivons à un petit village à mi-chemin entre Bibi Miriam et Djouné Khound. Il est collé sur le flanc de la montagne ; au-dessus du village, sur un roc, une tour de garde. On voit ainsi, de place en place, sur le haut des collines, ces tours d’où les veilleurs examinent le pays et annoncent l’arrivée des ennemis. Exténués de fatigue, nous prenons une tasse de thé chez le ketkhoda. La lumière, le soleil baissant, est admirable sur la riche vallée, sur les murs et les terrasses en terre jaune des maisons, sur les pentes rocheuses qui dominent le village et sur les hautes montagnes couvertes de neige qui ferment l’horizon. Dans le lointain au sud-est, un éperon formidable de rochers divise la vallée en deux branches. C’est là le but de notre voyage. C’est là Djouné Khound, — là-bas, si loin.
Allons, un dernier effort. Mettons-nous à la poursuite du cheval blanc du docteur qui fuit devant nous. Une heure encore, puis une autre ; Djouné Khound ne semble pas se rapprocher. Enfin, dans le crépuscule, nous apercevons, parmi les arbres lointains, des terrasses où se meuvent des taches claires. Les femmes du village sont montées sur leurs maisons pour nous voir venir. La nuit accourt plus vite que nous. Elle est sur les murailles du château de Sardar Assad alors que nous en atteignons le pied. A la clarté de la lune, nous voyons les murs élevés, les tours garnies de têtes d’ibex et de mouflons aux cornes aiguës. Zia Sultan et ses serviteurs sortent à notre rencontre. Nous franchissons les murs et je porte ma femme, incapable de faire un pas, jusqu’à la maison qui est au centre de la vaste cour entourée de bâtiments.
Un palais ! nous sommes dans un palais des Mille et une Nuits, transporté par quelque éfrit au cœur des montagnes sauvages. Un spacieux portique règne à l’entour du bâtiment qu’un vestibule divise en deux parties. On nous introduit dans un immense salon dont les murs et le plafond sont couverts de glaces. C’est la salle des Glaces à deux mille mètres d’altitude dans une vallée perdue du Bakhtyari. Des lustres européens pendent du plafond ; des canapés, des fauteuils, des chaises, des tables meublent cette pièce. Des lampes à pétrole sont posées à même les tapis. Voilà, certes, un étrange et inattendu triomphe de la civilisation occidentale qui s’affirme chez ces Bakhtyares restés impénétrables. Combien de convois de mules sont-ils venus du golfe Persique, d’Ahvaz et de Mohammerah le long des pistes difficiles pour apporter les mille glaces de ce salon et les meubles envoyés d’Europe ? Nous nous laissons tomber sur un canapé tandis que les domestiques de nos hôtes nous servent du thé bouillant. C’est, du reste, tout ce que nous pourrons prendre ce soir, tant nous sommes fatigués. Nous coucherons dans un salon voisin, et plus petit, sur des coussins, tandis qu’Aziz se roulera dans une couverture au seuil de notre porte de peur qu’un domestique trop curieux ne profite de la nuit pour examiner d’un peu plus près qu’il ne convient notre bagage.
Djouné Khound.
Au matin, nous visitons Djouné Khound. La maison que nous habitons est construite au milieu d’une vaste cour sur les quatre côtés de laquelle s’élèvent des bâtiments à un étage où sont aménagés le hammam, les appartements des hôtes et des domestiques. Ces bâtiments sont couverts en terrasses bordées à l’extérieur de créneaux et, aux quatre coins, de tours. Nous allons voir notre hôte sur une de ces terrasses. Là, le matin, il reçoit ses serviteurs, ses clients et les hôtes de passage. Zia Sultan est un jeune homme de taille moyenne, d’encolure nette, élégant, au visage pâle, à la courte moustache. Il s’exprime en anglais correctement avec un accent agréable. Il a des manières courtoises et un sourire charmant. Mais il n’efface pas le souvenir de son père qui était célèbre en Perse pour sa beauté.
Zia Sultan a la visite de ses cousins, qui étaient hier encore dans le parti du chah détrôné. Ce sont de grands jeunes gens bien taillés, avec quelque chose de rude, d’un peu sauvage. Nous les invitons à déjeuner avec nous à l’européenne. Aziz préparera des poulets rôtis, du riz à notre mode — le riz à la persane sent la souris, — une omelette. Le repas est servi sur une table dans notre grand salon ; il faut s’asseoir sur des chaises, chose nouvelle, non pour Zia Sultan, mais pour ses grands diables de cousins qui, jusqu’ici, ont mangé assis à terre, les jambes croisées, sur un tapis. Et il y a des assiettes et des fourchettes et des couteaux, et des verres ! Nos hôtes regardent tout cela avec stupeur. Ils se servent de leur fourchette tant bien que mal et de leur couteau tant mal que bien. Ce sont des rires fous autour de la table ; notre déjeuner européen a le plus vif succès ; mais, finalement, nos hôtes emploient leurs doigts qu’ils trouvent plus souples et plus aptes à saisir la nourriture que les fourchettes aux pointes aiguës.
Zia Sultan nous a donné quelques bouteilles de vin excellent de Djoulfa, de ce vin fort et parfumé qui vite met quelques fumées dans ces jeunes cerveaux.
Le déjeuner fini, le thé et les cigarettes apparaissent. Les jeunes gens demandent à ma femme de chanter. Sans se faire prier, elle chante une mélodie populaire bretonne, triste et belle. Nos hôtes l’écoutent avec étonnement ; ils n’osent se regarder ; des sourires leur échappent. Et lorsqu’elle a fini, l’un d’eux, chanteur renommé, entonne un air bakhtyare. Il chante comme les Persans, la bouche fermée, poussant par le nez des sons aigus, claironnants, d’une hauteur excessive et dangereuse. La mélodie a du rythme et n’est pas sans grandeur. Je regrette de ne l’avoir pas notée.
Nous allons nous promener dans le pays.
Devant l’entrée de son château, Sardar Assad a planté un verger touffu duquel s’élancent cent jeunes peupliers.
Le paysage où nous sommes est simple et beau ; au sud, et tout voisin, c’est l’éperon de collines pierreuses que nous avons vu de loin et qui sépare la vallée en deux ; elles échafaudent leurs rocs nus, cuits et recuits par le soleil à huit cents mètres au-dessus de Djouné Khound. Derrière la colline une nouvelle vallée bordée d’une chaîne de montagnes, une des régulières et puissantes crêtes qui courent du sud-est au nord-ouest, au sud du plateau iranien. Malgré le printemps avancé, elles sont encore couvertes de neige que percent ici et là les pointes des rochers. A l’ouest, la vallée s’ouvre largement ; au nord, c’est d’abord Djouné Khound, puis tout de suite les pentes dénudées de la montagne, les rocs cyclopéens et les tours de garde que l’on voit au-dessus de chaque village dans le Bakhtyari sans cesse déchiré par des guerres locales. Nous remontons vers l’orient ; le sol est un dur gazon ras, agréable au pied.
Nous suivons le cours d’une rivière aux eaux abondantes et limpides ; des maisons éparses s’élèvent sur ses bords ; des femmes y lavent du linge ; un jeune homme sous les yeux de quelques vieillards dresse un cheval et apprend à monter comme un vrai Bakhtyare. Armé d’une lance, il met le cheval au galop, jette son arme devant lui, elle se fiche dans le sol et, toujours courant, il la cueille. Puis il essaie des voltes rapides ; trois fois il veut tourner en plein galop, trois fois son cheval roule dans le sable et voilà le cavalier cul par-dessus tête. Les vieillards lui crient des conseils.
Plus haut, nous arrivons dans les rochers ; une source sort de terre entre deux grosses pierres, et pour une fois en Perse, la seule, nous pouvons satisfaire enfin notre envie de boire une eau pure, non bouillie.
Le crépuscule baigne ces campagnes désertes d’une lumière douce. Une grande paix règne sur la vallée tandis que nous regagnons notre demeure sur laquelle déjà tombe la nuit.
16 mai.
Aujourd’hui, ma femme va rendre visite dans l’anderoun à la sœur aînée de Sardar Assad, Bibi Khanoum. Cette vieille femme est célèbre en Perse par son énergie. C’est elle, dit-on, qui poussa son frère à marcher sur Téhéran. C’est elle — je ne sais la vérité de cette histoire — qui jura de venger la mort de son père, l’ilkhani des Bakhtyares que Zill es Sultan fit mettre à mort, et peut-être tua lui-même, voici plus de trente ans, à Ispahan. Bibi Khanoum reçoit les Bakhtyares chez elle à visage découvert. Mais je suis un étranger et, même au Bakhtyari, l’étiquette ne veut pas que je puisse voir cette vieille princesse.
Ma femme passe deux heures dans l’anderoun en compagnie de Bibi Khanoum et de la femme de Zia Sultan. Puis, l’on me fait dire qu’une dame bakhtyare vient me rendre visite, et voici que je vois soudain arriver sous le portique où je prends le frais une dame entourée de serviteurs et accompagnée du hakim. Elle est vêtue d’un justaucorps de soie couleur aurore, d’une jupe de soie or à fleurs et un grand châle violet évêque est drapé sur la tête. Des boucles de cheveux pendent des deux côtés de la figure. Un petit enfant vêtu de vert, un séid, marche gravement à côté d’elle.
C’est ma femme qui vient me voir, vêtue en grande dame bakhtyare. Les princesses ont sorti de leurs coffres ce costume de mariage, se sont amusées à l’en parer et lui en ont fait cadeau.
17 mai.
Cette nuit j’ai été réveillé de grand matin ; il était quatre heures. Me souvenant que nous étions dans les jours de la comète, je me suis levé et j’ai ouvert la porte-fenêtre donnant sur le portique. La nuit était fraîche à en être froide ; un vent léger, vif, venait de la montagne et j’ai cherché dans le ciel la place où devait apparaître la comète. Je me tourne vers l’est — et voici dans le ciel étincelant d’étoiles un astre prodigieux dont la tête se trouve toute voisine de Vénus et dont la queue monte en poussière d’or dans le ciel. Rien ne peut donner une idée de la magnificence des belles nuits de Perse. Nous sommes en pleine montagne à plus de deux mille mètres ; l’air est pur comme le cristal ; la voûte des cieux d’un violet profond et doux ; des étoiles la peuplent, cent fois plus nombreuses et plus brillantes que celles de notre ciel d’Europe.
L’apparition de la comète au milieu des multitudes infinies d’étoiles est un spectacle saisissant. Nous n’avons pas besoin de lunettes pour en jouir. Le voilà, le signe de Dieu dans le ciel. La Perse entière en est alarmée ; on dit que, si elle revient encore une fois au-dessus de la montagne, elle annoncera la fin du monde. Près de la comète, Vénus est plus éclatante que ne le fut jamais Jupiter aux plus beaux de nos soirs occidentaux.
18 mai.
Nous bouleversons nos plans de voyage. Nous devions aller à cheval jusqu’à Sultanabad. Mais nos hôtes ne savent même pas le nombre et la longueur des étapes. Il faudrait sept jours au moins pour traverser les montagnes. Nous souffrons encore des blessures de nos mauvaises selles. Ma mule a une patte endommagée. Comment ferions-nous ce long trajet ? Nous décidons de revenir sur nos pas. En trois jours nous pouvons gagner l’asile charmant que nous offre Hadji-abad ; de là une voiture pour Ispahan.
Nous allons au cimetière, près de l’entrée du village. Depuis que nous sommes au Bakhtyari j’ai remarqué des animaux étranges sculptés en pierre sur les tombes. Ce sont des lions à l’allure hiératique, qui se tiennent debout sur leurs pattes raides ; ils ont l’air très anciens ; ont-ils été faits il y a trois mille ans ou hier ? Leur présence étonne dans ces cimetières persans si négligés, abandonnés de tous, sans monuments aucuns.
Je demande ce qu’ils signifient. On m’apprend qu’ils sont placés sur les tombes des hommes qui se sont montrés courageux à la guerre. J’en compte cinq ou six dans le petit champ mortuaire de Djouné Khound. Les pattes enfoncées dans la terre, les flancs creux, le mufle défiant, ils gardent le sommeil des hommes qui sont morts dans les batailles.
A la tombée de la nuit, on frissonne tant le froid tombe vite des montagnes ; on frissonne aussi par ce qu’on a un peu de fièvre, un peu de la fièvre que, malgré toutes les précautions, on ramasse sur les routes de Perse. Et nous rentrons dans notre grand salon des glaces où les domestiques allument dans la cheminée des feux de sarments secs qui brûlent en grandes flammes claires.
19 mai.
Aujourd’hui promenade dans le village. Il est composé de petites maisons obscures en terre battue qui se pressent le long de la rivière. Des ponts vont de l’une à l’autre rive, des ponts qui sont souvent des troncs d’arbres. On peut aussi traverser l’eau sur de grosses pierres jetées çà et là ; les chèvres et les moutons viennent boire, des enfants jouent et des femmes non voilées travaillent. La grande rue du village, c’est La rivière.
Aujourd’hui, le départ. Nous envoyons un messager à pied au consul de Russie à Ispahan pour l’avertir de notre retour. Le messager mettra deux jours pour arriver à destination alors qu’il nous en faudra quatre ou cinq à cheval, mais il prendra à travers les montagnes par les raccourcis. On trouve en Perse les meilleurs marcheurs du monde, des hommes capables d’aller pendant dix-huit heures sur vingt-quatre et qui se nourrissent d’une poignée de riz.
A trois heures nous nous mettons en route. Cette fois-ci nous avons supprimé nos selles. Nous ne gardons que le bât sur lequel nous plions une couverture de voyage. Changement délicieux, nous aurons la fatigue, mais non les blessures. Zia Sultan, ses cousins, ses serviteurs nous accompagnent une partie du chemin. Ils vont passer quelques jours chez un de leurs parents dans un village voisin et nous quittent avant d’atteindre la première étape. Nous avons deux cavaliers d’escorte jusqu’à Hadji-abad. Nous allons le long de la vallée large, puis c’est un village où nous prenons quelques minutes de repos. Nous marchons lentement vers Bibi Miriam où sera notre halte ce soir ; il fait sombre lorsque nous arrivons à la grande maison fortifiée. Après un long passage voûté, nous débouchons dans la cour intérieure ; les domestiques nous ouvrent une chambre vide et nous offrent des coussins.
Désastre ! le muletier s’est perdu avec les bagages. A-t-il été dévalisé ? Est-il tombé avec ses bêtes dans le marécage ? En vain nos hommes du haut de la tour poussent des hurlements d’appel. Rien ne répond. Nous envoyons à sa recherche nos cavaliers d’escorte. Aziz nous donne à manger des œufs frais, et, tout habillés, nous dormons à poings fermés sur les coussins. Vers minuit enfin, on nous réveille pour nous apprendre que muletier, mules et bagages sont retrouvés.
Le lendemain avant l’aube, le départ, tout courbatus par l’air glacé de la nuit. Ma mule est de plus en plus blessée. Toutes les cinq ou dix minutes, elle s’arrête court et tient levée en l’air pitoyablement une patte immobile. En vain, essaie-t-on de la panser. Le muletier et nos cavaliers n’arrivent pas à trouver ce qui la blesse.
Nous refaisons le chemin monotone de l’aller ; au flanc des montagnes des bergers crucifiés gardent des troupeaux éparpillés au loin. Voici après des heures les « Quatre Chameaux », le mollah aux yeux malins, les femmes pressées dans la cour — une courte halte — puis le chemin qui s’allonge devant nous. Enfin vers midi nous descendons sur Samoun, où nous avons couché. Nous retrouvons la maison du ketkhoda, les matelas moelleux ; nous déjeunons. Aziz et les cavaliers d’escorte voudraient passer ici la nuit. Mais je m’y refuse, la journée de demain serait trop dure. Nous franchirons aujourd’hui le Zendeh Roud et gagnerons, si possible, un petit village perdu dans un pli du désert entre la rivière et Hadji-abad.
Et vers deux heures et demie nous voici de nouveau — non pas en selle, nous n’en avons plus — mais sur nos mules aussi fatiguées que nous. Une heure plus tard nous nous reposons dans le romantique paysage au bord de la rivière ; l’eau arrive en écumant sous le pont ; les rocs échafaudés déchirent le ciel et le vent dévale en tourbillons par la porte étroite de la vallée. A peine arrivés, il faut repartir. Nous avons un long chemin à faire.
Souvent nous descendons de nos bêtes et marchons dans le crépuscule, puis dans la nuit. Encore un vallonnement de franchi. De village, pas l’ombre. Nous allons, ne tenant plus ni en selle ni debout. Il y a plus de douze heures que nous avons quitté l’étape. Enfin notre guide laisse la piste et prend un sentier à gauche. Des nuages ont envahi le ciel ; nous suivons lentement le bord d’un ruisseau, et soudain une masse sombre nous barre le chemin. Nous sommes devant les murs de Nuousi-Abad. La grande porte d’entrée est fermée, le village endormi. Nous frappons à tour de bras sur les battants sonores ; personne ne bouge. Enfin nous apercevons une lumière et le chef du village vêtu d’une robe blanche apparaît dans le balakhané (appartement ouvert) au-dessus de la porte. Il est accompagné de plusieurs femmes.
Nous demandons qu’on nous reçoive pour la nuit.
Il refuse et les femmes le soutiennent. Ces villageois apeurés nous prennent pour des brigands ; ils n’ouvriront pas. En vain les cavaliers d’escorte disent qui ils sont et d’où ils viennent ; le nom des grands chefs bakhtyares ne rassure pas le ketkhoda. Le chamelier, pathétiquement, plaide notre cause. Il nous montre, nous et les bêtes, morts de fatigue dans la nuit ; il se porte caution des dommages que nous pourrions faire aux villageois et à leurs biens.
Le ketkhoda, entouré de commères, ne se laisse pas fléchir. La colère nous prend. Nous méditons de donner l’assaut à ce village inhospitalier et de mettre le feu aux portes ; déjà nos cavaliers tâtent la crosse de leur carabine pour envoyer une balle à l’énergique refuseur, quand, après de nouvelles supplications du chamelier qui parle et pleure les bras en croix, notre homme se décide, descend, et nous entendons le bruit de la grosse poutre qu’on remue.
Enfin notre caravane entre, non sans que le ketkhoda soit un peu bousculé, non sans qu’on entende quelques cris aigus de femmes fuyant comme poules effarées.
Ah, le pauvre village ! Jamais nous n’avons vu tant de misère. Nous pénétrons dans la cour de la première maison, la plus riche ; des veaux, deux vaches, un âne et quelques moutons y dorment. Sur une plate-forme est la maison basse, Nous ouvrons la porte ; un vieillard est accroupi près d’un feu de braise ; la tête renversée en arrière il pousse d’affreux soupirs comme s’il agonisait ; une odeur écœurante nous assaille. Nous reculons épouvantés. Malgré notre fatigue, nous n’aurons pas de gîte ce soir. Nous étendons notre mince matelas sur la terre dure en plein air. Le chamelier et nos cavaliers allument un feu à trois pas de nous ; Aziz y fait bouillir du lait pour notre chocolat. Les villageois refusent de nous vendre des œufs et du lait si nous ne payons pas d’avance. Enfin vers onze heures du soir, nous nous endormons d’un mauvais sommeil sous notre moustiquaire qu’un vent froid secoue.
Avant l’aurore nous sommes debout, tout ankylosés ; le vent a augmenté, l’aube se lève dans un ciel où s’amassent de lourds nuages ; de la poussière, des sables volent en tourbillons. L’orage va éclater. Mais peu importe, nous ne resterons pas une minute de plus dans ce triste village et à six heures nous voilà en route pour la dernière étape. A peine partis, la pluie commence ; elle tombe en douche et nous accompagne tout au long du trajet ; les manteaux imperméables, les laines, tout est traversé. Des rigoles se forment sous les vêtements, coulent le long du dos et des jambes pour sortir aux bottines. C’est ainsi que nous allons pendant trois heures à travers les montagnes où nous ne rencontrons âme qui vive. Et nous arrivons, trempés à tordre, dans l’hospitalière maison de Zill es Sultan à Hadji-abad. Nous nous séchons devant un grand feu de sarments. Pendant quarante-huit heures, nous restons à nous reposer, ne quittant notre couche que pour de lentes promenades dans les vergers à la fin de la journée.
Les pavots ont fleuri, les mille petites coupes de porcelaine translucide se tiennent droites et claires au bout des tiges vertes. Les vergers à ce moment de l’année et du jour sont un enchantement.
Le village est en émoi. Un petit parti de Bakhtyares est venu s’emparer d’un troupeau de moutons. Les villageois ont poursuivi les voleurs qui, dans leur fuite, ont abandonné leur butin. Mais l’alarme a été chaude et sur le chemin de garde des hommes armés se promènent toute la nuit. De la chambre où je suis étendu, je vois la silhouette d’un veilleur se découper au haut des murs sous le ciel étincelant d’étoiles. Ainsi un homme veillait, le cœur plein d’émotions confuses, sous les mêmes étoiles, à la même place, sur des murs pareils à ceux-ci, il y a vingt-cinq siècles, lorsque l’apparition d’Alexandre en Perse agitait les âmes. Depuis lors, rien n’a changé ici. C’est, dans un décor immuable, des vies identiques à celles d’autrefois. Il n’y a de nouveau que la présence insignifiante d’un voyageur venu de loin, égaré dans ces montagnes et dont l’esprit se plaît à vagabonder à travers le temps.