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Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan

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DE SULTANABAD A HAMADAN

Aventures sur route.

Nous avons gagné Sultanabad, passant par Kachân et Koum. Nous voyageons comme des rois fainéants dans un antique carrosse. A Sultanabad où nous nous reposons dans la confortable maison Ziegler, notre calèche donne des signes de fatigue inquiétants. Elle passe son temps chez le charron qui vérifie le timon, les essieux, les rayons des roues et ajoute quelques bouts de ficelle à ceux qui entourent les ressorts. Il espère prolonger ainsi ses jours. Mais nous mènera-t-elle jusqu’à Hamadân ? Pour nous aider à supporter les vicissitudes du chemin, notre aimable hôte nous donne quelques excellentes bouteilles de vin blanc que les Arméniens fabriquent. C’est comme du vin du Rhin plus puissant, d’un Rhin dont les coteaux seraient chauffés par le soleil, roi de l’Iran. Nous partons, ainsi lestés, au trot lent de nos quatre chevaux.

Toute l’après-midi nous roulons à flanc de coteau. Nous dominons le pays de Feraghan à notre droite.

A la nuit, nous pénétrons dans la montagne. Le paysage est de plus en plus farouche. Pour s’harmoniser avec le décor terrestre, le ciel se couvre de nuages et nous allons au pas sur un chemin à peine tracé. Toutes les deux ou trois heures, nous arrivons dans un relais. Il faut mener grand bruit pour réveiller les gens, trouver des chevaux, les atteler et persuader un cocher de monter sur le siège. Les cochers, généralement ivres d’opium, opposent une indifférence passive et souriante à nos objurgations.

Et la nuit épaisse nous entoure. Nous continuons à gravir des pentes raides avec lenteur et à en descendre d’autres avec trop de précipitation. La voiture gémit de toutes parts ; nous sommes secoués de telle façon qu’il est difficile de dormir. Au sommet d’un col, des voix retentissent dans l’obscurité. Les chevaux s’arrêtent. Nous nous redressons sur nos matelas. Aziz se lève sur le siège. Que se passe-t-il ?

Le vent qui souffle assez fort a dispersé les nuages et, à la lueur des étoiles, j’aperçois trois cavaliers tout à côté de nous. Ils ont leur fusil à la main et, à leur ceinture, je vois de grands poignards dans leur gaine.

La rencontre me semble peu heureuse. De paisibles voyageurs persans ne courent pas les montagnes à cette heure-ci. Faudra-t-il se battre ? Nous sommes en mauvaise posture. Nos petites carabines automatiques sont attachées toutes deux de chaque côté du siège et portent, au bout du canon, chacune, notre casque colonial. Je n’ai qu’un revolver de six millimètres dans ma poche. Cela est fort inquiétant.

Se laisser dépouiller ? Je ne suis pas seul. Ce que j’accepterais, contraint, pour moi, je ne puis le tolérer pour ma femme.

Les trois cavaliers regardent la voiture et échangent quelques paroles à voix basse, entre eux. Puis, s’adressant à nous, ils demandent :

— Il y a deux hommes, ici ?

Une lueur d’espoir. Je comprends que, voyant nos deux casques, mais ne pouvant distinguer dans l’obscurité les traits de nos visages, ils nous prennent pour deux Européens voyageant en Perse. Deux Européens, même sans armes, et trois Persans, la partie peut se jouer.

Aziz qui a eu les mêmes pensées que moi répond hardiment :

— Oui, ce sont deux Farenguis.

— Et où vont-ils ? demande un des cavaliers dont la voix manque tout à fait d’amabilité.

Je mets la main sur celle de ma femme pour lui faire comprendre qu’elle ne bouge ni ne parle et réponds moi-même avec une nonchalance parfaitement jouée :

— Nous venons de Sultanabad et allons à Hamadân.

De nouveau, un colloque à demi-voix entre les trois cavaliers. Notre sort se décide en ce moment.

C’est le dé gagnant pour nous qui tourne. Que s’est-il passé dans l’âme de nos interlocuteurs ? S’ils avaient su qu’il n’y avait qu’un homme accompagné de sa femme, auraient-ils agi autrement ? Si nous avions montré que nous craignions les suites de cette rencontre, notre peur leur aurait-elle donné du courage ? Je ne sais, mais ils nous disent d’une voix brève :

— Vous pouvez continuer votre chemin.

Notre cocher ne se le fait pas dire deux fois et fouette ses bêtes fatiguées. La voiture gémit. Nous descendons une pente raide.

Je me retourne. Au sommet du col, j’aperçois la silhouette sombre des trois cavaliers qui se détachent sur le ciel criblé d’étoiles. Puis ils disparaissent.

J’interpelle Aziz :

— Eh bien, Aziz, qu’en penses-tu ?

— Hé, hé, monsieur, dit-il en riant, je pense que nous avons eu de la chance.

Et je vois ses dents blanches qui se montrent dans son visage bruni.

Une heure après, nous sommes au relais. L’émotion nous a mis en appétit. A la lueur fumeuse d’un quinquet, nous ouvrons notre panier de provisions, plein de choses délicieuses données par nos hôtes de Sultanabad et débouchons une bouteille de vin.

Notre histoire racontée aux cochers les a beaucoup émus. Ils ne veulent pas se remettre en route. On en trouve un enfin que l’opium a emmené si loin dans le royaume des rêves, que rien ne peut plus l’émouvoir. Il faut l’aider à monter sur son siège. Quant à conduire ses chevaux, on ne peut le lui demander. Pourtant il se refuse obstinément à laisser les rênes à Aziz. Le seul sentiment vivant en lui est celui de la dignité de cocher. J’avertis Aziz de le surveiller. Mais, après tout, il faut se fier aux pacifiques rosses qui nous traînent. Elles connaissent la route et il n’y a aucun danger qu’elles s’emballent. Si elles ne nous versent pas dans un précipice en descendant les montagnes pour déboucher dans la plaine, nous arriverons à Hamadân, inch’ Allah. Quant aux brigands, nous n’y songeons plus. On n’en rencontre pas deux fois dans une nuit persane. Et puis nous avons bu quelques verres d’un vin généreux. Nous sommes disposés à prendre toutes choses gaiement et, d’abord, à dormir un peu, car nous n’avons pas eu notre compte de sommeil.

Aussi après avoir surveillé pendant quelque temps le cocher qui somnole sur son siège, je laisse tomber ma tête sur l’oreiller. Ma femme dort, Aziz dort, le cocher dort, les chevaux vont leur petit train ordinaire, je m’endors aussi.

Nous dormions donc tous comme des bienheureux, quand soudain nous sommes réveillés par une brusque secousse. Je me sens tomber sur la droite ; et ma femme sur moi. J’ouvre les yeux et dans l’aube du jour, je vois que notre voiture est en train de glisser dans un canal profond de plusieurs mètres, où coule une eau limoneuse qui n’est plus qu’à quelques pieds de nous.

Le cocher a été projeté de son siège. Aziz se cramponne à la voiture. Deux des chevaux sont déjà dans le canal ; les deux autres ayant cassé leurs liens, errent en liberté sur la rive en face de nous.

Sans perdre une seconde, nous sautons par l’arrière de la voiture. Heureusement les roues portent maintenant sur la terre molle et enfoncent lentement. Une fois en sûreté, nous organisons le sauvetage des bagages. En quelques minutes, les valises sont à terre, et les vivres, et même les bouteilles de vin.

Nous avons le loisir maintenant de regarder la scène de l’accident et d’en rechercher les causes.

Nous sommes dans une plaine fertile que traverse un grand canal d’irrigation sur lequel, au passage de la route, est jeté un pont en bois sans parapet ni trottoir.

Le cocher dormait. Les chevaux, eux-mêmes plus qu’à moitié endormis, ne se sont pas souciés de passer au milieu du pont. Et les deux roues de droite se sont trouvées dans le vide. La voiture a donné de la bande et est tombée dans le canal.

Et nous voilà en panne, à six ou huit heures d’Hamadân. Le jour s’est levé dans un ciel où il ne reste plus un des nuages de la nuit. Nous nous asseyons sur le sable et, ne pouvant faire mieux, déjeunons dans la fraîche et radieuse matinée, attendant, sans nous faire plus de soucis, que le hasard nous vienne en aide.

Nous ne pouvons songer à sortir par nos propres ressources la voiture du canal où elle repose. Le cocher, dégrisé, a rappelé ses bêtes en leur sifflant un petit air jovial que tous les chevaux de Perse connaissent.

Cependant, avec le soleil, la vie renaît dans les campagnes. Des villageois passent, se rendant aux champs. Ils s’arrêtent auprès de nous et de longues conversations s’engagent au sujet de la voiture. Quand enfin les villageois sont une douzaine, on décide de tenter le sauvetage de la calèche. C’est une entreprise difficile. Plus d’une fois, on croit avoir amené la vieille guimbarde sur le sol ferme pour la voir nous échapper encore et aller se recoucher dans le doux lit du canal. Il semble qu’elle n’en veut pas sortir et qu’elle a décidé de mourir là dans l’eau tiède qui coule et la caresse.

Enfin, au bout de deux heures d’efforts, la voici sur ses quatre roues au milieu de la route. Elle est toute branlante, tremblante, et comme essoufflée, les roues gondolées, les rayons cassés ainsi que le timon. Le ressort d’arrière a pris de l’indépendance et n’est plus relié au coffre.

Partout, on met des pansements provisoires. On bande, on serre autour des ressorts et du coffre des cordes dont nous avons toujours une ample provision.

Telle que la voilà, on espère qu’elle gagnera le prochain relais distant de quelques kilomètres seulement. Le terrain est plat ; nous irons au pas. Au relais, on prendra n’importe quel équipage qui nous mettra dans l’après-midi à Hamadân.

Nous arrivons cahin-caha au village. C’est un pauvre village d’entre les pauvres villages de Perse, le plus misérable de tous les relais de poste que nous avons vus. Il n’a pas une voiture en réserve, pas même le plus ordinaire des chars à bancs. Alors on va chercher un charron.

Cet homme regarde notre calèche et donne des signes de désespoir. Non, tout son art ne pourra rendre la vie à cette voiture qui expire. Il s’assied sur ses talons et médite. Et il explique qu’il y a quinze jours de travail, qu’il n’a pas les pièces nécessaires pour remplacer les parties brisées, que les outils lui manquent pour les forger.

Une longue discussion s’engage. Il faut réparer sur l’heure et par des moyens de fortune ce qui est réparable, de façon à gagner Hamadân, dussions-nous faire la route au pas.

Cependant notre cocher reste indifférent à ce qui se passe autour de lui. Pour se remettre des émotions de l’aube et du bain matinal qu’il a pris, il fume quelques pipes d’opium, accroupi dans l’ombre à la porte de la maison de poste.

Notre charron se met enfin à la besogne et, au bout d’une heure ou deux, notre voiture, tant bien que mal, roule sur ses roues, mais dans un mouvement de tangage qui rappelle celui d’un bateau sur une mer agitée.

Pourtant nous avançons et avant la fin du jour nous voyons Hamadân au pied de l’Elvend.

Nous nous arrêtons aux portes de ce qui fut la capitale de l’empire des Mèdes. Les rues actuelles en sont si étroites qu’aucune voiture n’y peut entrer. Tant mieux, nous ne tenons pas à nous montrer en tel équipage aux descendants de ceux sur qui régna Cyrus. Des portefaix prennent nos bagages et nous gagnons à pied la maison qui nous est réservée, maison vide et dont nous portons le mobilier avec nous.

Nous voici, pour une semaine et plus, des citadins. Nous n’avons plus à craindre les aventures de la route, et l’on court beaucoup moins de dangers à Hamadân, au centre de la Perse, qu’à Londres ou qu’à Paris où la moindre distraction en traversant une rue peut avoir des conséquences mortelles. Ici nous ne risquons pas d’être écrasés par une automobile ou par une voiture à chevaux.

Le pis qui peut nous arriver est qu’un chameau distrait (ou jouant la distraction, car avec ces curieux animaux, on ne sait jamais à quoi s’en tenir) n’appuie un peu trop lourdement son pied sur un des nôtres dans un coin obscur du bazar.


La Noce juive.

Dans un palais soie et or, dans Ecbatane.

L’Ecbatane des Mèdes et de Cyrus, Ecbatane où l’on voit le tombeau de la jeune fille juive, trempée dans les aromates, qui sut toucher le cœur d’Assuérus, Ecbatane au pied du mont Elvend que ne cesseront de chanter les poètes, Ecbatane où nous sommes aujourd’hui, c’est l’Hamadân moderne. Nous n’y habitons pas un palais soie et or, mais, au centre de la ville, une maison vide dont nous occupons une chambre et qui n’a pour tout mobilier que quelques beaux tapis que nous transportons avec nous, nos minces matelas de kapok, un tub et une cuvette en caoutchouc, — avec ce minimum de bagages, le monde nous appartient.

Nous mangeons chez l’habitant, Persan d’occasion, Anglais de la banque ou de la maison de tapis. Mais notre couvert est toujours mis à l’école de l’Alliance israélite. Chaque fois que j’en aurai l’occasion, je dirai l’œuvre excellente que fait en Perse l’Alliance israélite. Elle a ouvert dans toutes les grandes villes des écoles dont les professeurs ont étudié à Paris et où l’enseignement se fait en français. Des milliers de petits juifs sortent ainsi chaque année de la crasse et de l’ignorance de leurs ghettos et gravissent quelques degrés de l’échelle de la civilisation. Ces écoles sont si bien dirigées que — ô miracle ! — les Persans, surmontant les préjugés tenaces et anciens qu’ils ont contre les juifs, finissent par y envoyer leurs enfants. Et la France a ainsi une innombrable clientèle enfantine qui grouille dans les rues étroites des villes persanes. A mon premier voyage en Perse, je me trouvai un jour seul dans le bazar d’Ispahan, où l’on voit fort peu d’Européens. C’est un dédale inextricable d’allées couvertes et obscures d’où l’on ne sait comment sortir. Les marchands, assis sur le seuil de leur boutique, me regardaient sans bienveillance ; les âniers, les portefaix échangeaient à mon sujet des mots que je ne comprenais pas, mais peu aimables. Et voici que, témoin de mon embarras, un gosse d’une dizaine d’années sort d’un groupe de ses camarades, s’avance vers moi et, avec politesse, me demande, d’un drôle de petit accent venu on ne sait d’où :

— Que voulez-vous, monsieur ?

Me servant de guide, il me mit en quelques minutes sur le chemin du consulat de Russie où je logeais alors. Ainsi, grâce à l’Alliance israélite, on parle français jusqu’au fond de la Perse et l’Alliance travaille avec nos Pères missionnaires à maintenir et à développer notre influence en Orient.

Les communautés juives en Perse, quel curieux et riche sujet d’études ! Songez qu’elles sont là dans le pays qui est resté le plus fermé de tous à la civilisation européenne et qu’elles y sont depuis des milliers d’années et, sans doute, depuis la captivité de Babylone. On imagine que quelques-uns d’entre les captifs suivirent leur libérateur Cyrus et s’établirent dans sa capitale, Ecbatane.

Les milliers de petits enfants, espiègles et disciplinés, qui alternativement jouent et travaillent dans les beaux jardins et dans les salles aérées de l’école de l’Alliance, sont les descendants des juifs qui ont pleuré Sion sous les saules au bord des fleuves de la Babylonie. Race antique et déchue qui, depuis lors, a vécu parquée dans les ghettos au sein des villes persanes, objet du mépris de tous, marquée de signes extérieurs pour l’empêcher de se mêler à la population arienne, ne faisant pas la guerre, ne cultivant pas la terre, tout occupée à des pratiques commerciales sans ampleur et à des disputes incessantes à la synagogue, gardienne farouche de ses traditions et de ses usages séculaires, ignorante et pédante, orgueilleuse et servile, intriguant par ses femmes revendeuses et colporteuses dans les anderouns et, auprès des gens puissants, par ses hommes prêts à tout faire, arrivant à de très rares occasions à vivre dans l’ombre du pouvoir et, un instant, à s’en emparer, — l’histoire de Mardochée auprès d’Assuérus, d’autres juifs ne l’ont-ils pas répétée et l’écrivain remarquable de l’Histoire des Mongols, le grand vizir du sultan Oltchaïtou, Raschid ed din appartenait-il au peuple élu, comme ses ennemis l’en ont accusé ? — mais cela, vraiment, un éclair dans la nuit qui enveloppe l’histoire des tristes communautés juives de Perse.

L’Alliance israélite a entrepris de relever ces malheureux abattus par une longue misère. Elle envoie là-bas des professeurs, hommes et femmes, et de l’argent, beaucoup d’argent, qui est fort utilement employé. Le chef de l’école joue le rôle de consul de la nation auprès des autorités persanes. Il défend les juifs, les protège ; il fait mieux, il les instruit. Les enfants sont élevés dans cette grande maison où je prends mes repas. Je cause avec eux en français ; je lis leurs devoirs ; j’assiste à leurs jeux.

Un jour, le chef de l’école me dit :

— Il y a un mariage dans la communauté. Peut-être vous intéressera-t-il d’y assister ? En tout cas, les parents des mariés, qui sont de pauvres colporteurs, seraient heureux et fiers de vous y voir. Ils m’ont chargé de vous inviter.

Nous acceptons cette offre et nous voilà partis à pied, car les rues d’Hamadân sont trop étroites pour qu’on puisse y circuler en voiture. Chemin faisant, le directeur de l’école ajoute quelques paroles qui piquent notre curiosité.

— Les mariés que vous allez voir tout à l’heure sont des enfants.

— Des enfants ? dis-je, alors pourquoi les marier ?

— Attendez, attendez.

Cependant, nous arrivons dans le quartier juif et bientôt nous pénétrons, après avoir suivi un étroit couloir sombre, dans une vaste cour à ciel ouvert. Un magnifique spectacle nous y attend.

La cour, de trois côtés, est entourée par des maisons de briques roses dont les larges baies sans fenêtre forment loggias ; le quatrième côté est une terrasse en terre battue, soutenue par une poutraison assez fragile. La cour, les loggias, la terrasse sont pleins d’une foule bariolée. Les hommes sont sobrement habillés de noir, comme les Persans, longue tunique sans col que serre, à la taille, une ceinture ; sur la tête, la kolah en drap noir que l’on porte avec quelques variations légères de forme dans tout l’empire persan. Les terrasses sont couronnées de femmes éclatantes, fleurs aux chaudes couleurs, dont les vivantes guirlandes se déroulent sous le ciel d’un bleu profond. Elles sont vêtues de mousseline et de gaze. Les tons les plus riches, le bleu, l’orange, le rouge, le vert, le rose laque, s’y associent dans de surprenantes harmonies où scintillent l’or et l’argent dont ces étoffes légères sont brodées. Les femmes — nous sommes en Judée ici — ne sont pas voilées. Il y a là Rachel qui se plaît à s’orner devant son miroir et Lia aux belles mains, Marthe et Marie, Madeleine la pécheresse, Judith et Rébecca, toutes les filles de Sion, — visages ovales, teints mats, nez aquilins, beaux yeux sombres sous de longues arcades sourcilières, fronts purs qu’encadrent les classiques bandeaux noirs. Voilà un tableau fait pour séduire un Delacroix. Elles frappent leurs mains l’une contre l’autre, poussent des you you saccadés et s’interrompent pour regarder les Farenguis que nous sommes et que l’on n’a pas l’habitude de voir déparer de leurs tristes costumes les noces juives d’Hamadân.

Mais où sont les mariés ?

On nous les amène. J’allais dire : on nous les apporte, car ce sont des enfants, de petits enfants.

Le marié, onze ans et trois pieds de haut, a une longue redingote à col droit tombant presque jusqu’aux chevilles, une kolah noire sur son front trop bombé ; la mariée, des pantalons à la persane, une camisole avec capuchon, et par là-dessus un voile, le tout de couleurs vives ; aux poignets des bracelets en grosses pierres rondes ; aux doigts des bagues amulettes. Elle n’a que dix ans, mais elle est un peu plus grande que son mari.

Ils sont si petits — des gosses vraiment mieux faits pour jouer aux billes que pour se marier — que je suis obligé de les mettre debout sur deux chaises pour les photographier. Le grand-père de la mariée, la mère de l’époux se placent à côté d’eux. Ils sont l’un et l’autre de taille au-dessous de la moyenne et pourtant les têtes des enfants hissés sur des chaises les dépassent à peine.

Et voici une autre petite fille vêtue tout comme la mariée. Ah ! celle-là, c’est une poupée, une poupée aux grosses joues, aux yeux innocents. Qu’est-ce qu’elle fait ici dans cette tenue ? Je m’informe.

Elle a huit ans seulement. Elle est déjà fiancée. L’année ne finira pas que sa noce ne soit célébrée.

— Eh ! dis-je au directeur de l’école israélite, vous mariez les enfants comme cela se faisait jadis en Europe dans de grandes familles ou lorsque des intérêts d’État étaient en jeu ? Une fois la cérémonie accomplie suivant les rites de l’Église, la mariée retournait au couvent et le marié chez lui jusqu’au jour où leur âge et les convenances leur permettaient de vivre ensemble, de se joindre et de se reproduire. Ces enfants vont rentrer chacun chez soi, une fois la cérémonie religieuse terminée ?

— Non, non, me répond-il. Il n’en va pas ainsi dans nos communautés juives en Perse. Ces mariages précoces sont, hélas ! des unions véritables.

J’ai un sourire d’incrédulité.

Mais mon homme poursuit :

— C’est un des fléaux que nous combattons ici, sans succès, vous le voyez. La plus solide de nos traditions veut que la famille se perpétue et le devoir d’un père, et son bonheur, est de regarder les enfants et les petits-enfants de ses enfants. Ainsi voit-il Israël triompher dans l’avenir. Alors seulement peut-il mourir en paix, assuré qu’il est d’avoir accompli sa destinée sur la terre. Aussi, dans son impatience, ne peut-il attendre pour marier ses enfants qu’ils soient devenus, non pas des hommes et des femmes, mais même des adolescents, et l’on en arrive à ce que vous avez sous les yeux : une petite fille et un gamin qui sont maintenant mari et femme.

— Mais que va-t-il se passer ? Ce couple ne peut même pas habiter seul.

— La maison où nous sommes appartient à un des hommes riches de notre communauté. Il l’a prêtée pour le mariage, qui est une fête chez nous. Ce soir, les parents du marié regagneront leur demeure et emmèneront les époux. Sur la terre battue, dans le coin d’une des deux pièces qui forment toute leur habitation, sera préparé le lit nuptial…

— Le lit nuptial ! je sais ce que c’est, m’écriai-je, me souvenant de celui qui avait fait le voyage du Mazandéran sur le cheval de Morteza.

— Rien que de simple, en effet, une couverture molletonnée, que l’on étend à terre.

— Alors ?

— Alors, il arrive que le mariage est consommé au hasard, un jour ou l’autre, et toujours trop tôt. Beaucoup de ces petites mariées, ou ne peuvent porter leur bébé à terme, ou meurent en accouchant, ou mettent au monde un faible enfant qu’elles n’ont pas la force de nourrir. On voit ainsi de trop jeunes mères avoir au sein un enfant qui dépérit et bientôt cesse de vivre. Nous luttons de notre mieux pour abolir cette détestable coutume. Nous nous heurtons à l’ignorance des populations juives. Dans ce peuple traqué et isolé depuis deux mille ans, les préjugés sont tout-puissants. L’instinct de la conservation de la race, louable en soi, amène ici ces déviations monstrueuses. Comme vous pouvez l’imaginer, la mortalité infantile est immense.

— Sous le qualificatif d’infantile, je comprends que vous rangez à la fois les mères et les enfants.

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