Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan
VII
TRANSCASPIE ET TURKESTAN
Merv.
Il y a la ville moderne. Elle se trouve à une assez grande distance de la Merv ancienne qui fut détruite de fond en comble au XIIIe siècle, lors de l’invasion des Mongols conduits par Gengis-Khan. C’était une des grandes villes d’Asie, et célèbre par sa culture. La population fut entièrement massacrée et la bibliothèque, connue dans tout l’Orient, brûlée avec un dommage irréparable pour la civilisation, car, des hommes médiocres, il est au pouvoir de n’importe quels rustres accouplés d’en procréer en une rencontre hasardeuse, mais une œuvre belle, un tableau, une statue, un livre écrit et décoré avec art, il faut la collaboration des siècles et des esprits les plus délicats pour les produire. Une fois détruits, comment les remplacer ?
De la Merv de toujours, et des Séleucides, et des Arabes (Haroun al Raschid y avait son tombeau), il ne reste que quelques ruines éparses dans les sables où les chèvres même ne trouvent pas à brouter.
Merv aujourd’hui est une petite ville sans intérêt sur les marches de l’empire ; — fonctionnaires et officiers oisifs peuplent les rues et les cafés. Aux jours de marché, elle s’emplit d’une foule pittoresque de Turcomans, venus pour vendre la laine de leurs moutons. Ce sont de hardis cavaliers et ils montent de belles bêtes élégantes et racées, très recherchées dans toute l’Asie centrale. Elles portent des sacs appelés courgines, faits au point de tapis et d’une si merveilleuse finesse qu’ils paraissent du velours. Après les avoir vus aux flancs d’un nerveux cheval turcoman, je les retrouve à Paris chez des amateurs raffinés qui les mettent sous une statue ancienne ou sous un bibelot de prix.
Pendant que je cours les bazars avec Morteza qui ne m’est d’aucune utilité, je m’aperçois que je suis croisé assez souvent, à pied ou en voiture, par un grand diable d’officier que je prends aussitôt pour un officier de gendarmerie chargé de me surveiller. Dans ce gouvernement militaire, et tout près de l’Afghanistan, je sais que l’on multiplie les précautions policières et je sais aussi que je ne suis pas exactement en règle avec les autorités, car je n’ai en ma possession aucun « papier », aucun « document », comme ils disent, m’autorisant à voyager en Transcaspie. Sur la foi des légendes qui font autorité en Europe, et sans expérience personnelle des mœurs et habitudes de la police des Tsars, j’ai encore peur du gendarme. Mille histoires colportées par les révolutionnaires à l’étranger hantent ma mémoire. Ce ne sont qu’arrestations arbitraires, disparitions soudaines, exils en Sibérie, tout ce matériel de mauvais roman-feuilleton dont on a tant usé chez nous au sujet de la Russie. Or il n’y a pas de doute, où que j’aille, un officier me suit. Et voici que finalement, une après-midi, comme je passe sur le trottoir de la rue principale, une voiture à deux chevaux s’arrête devant moi ; l’officier en descend et m’aborde. Je ne comprends pas un traître mot du discours qu’il m’adresse. Je suis persuadé qu’il va me mener à la gendarmerie et, comme il me fait signe de monter dans sa voiture et que toute résistance est inutile, je m’installe dans la victoria à son côté. Morteza tremblant de peur grimpe sur le siège. Nous voilà partis.
A mon grand étonnement, la voiture quitte le centre de la ville et file dans un quartier où l’on ne voit que maisons élégantes à l’usage des Européens. Nous nous arrêtons devant la barrière peinte en blanc d’une villa. Je descends. Mon guide me fait entrer, m’introduit dans un salon, me prie de m’asseoir, m’offre des cigarettes, et me laisse seul.
Quelques instants se passent, puis entre une dame qui est jeune, ma foi, et jolie, ma foi, et assez peu vêtue, car elle n’a vraiment à l’exemple de ses compatriotes dans les pays chauds que le plus léger des peignoirs sur une chemise. Elle me salue en français fort aimablement. Je ne comprends rien à l’aventure qui m’arrive. Si ce sont là les façons de faire de la police russe, je déclare qu’elle est supérieure à toutes autres et je souhaite que ses méthodes se généralisent.
L’officier revient et, cette fois-ci, la jeune femme m’explique qu’ils vont changer de garnison et que, pour éviter un transport coûteux, ils voudraient vendre les beaux tapis qui ornent leur demeure. Ils ont appris que je cherchais des tapis ; ils m’offrent les leurs.
Voilà donc l’énigme expliquée. Je raconte quels avaient été mes soupçons absurdes ; mon interlocutrice se met à rire, et le mari aussi, bien qu’il ne comprenne rien à ce que je dis. Je regarde les tapis ; ils sont modernes ; je ne puis les acheter. La jeune femme paraît prendre fort bien sa déconvenue ; le samovar est apporté ; elle m’offre une tasse de thé et nous restons à causer agréablement jusqu’au crépuscule.
Tout enchanté de la nouvelle connaissance que je viens de faire, j’invite le couple à souper le soir même au Casino d’été.
Mais, ici, une certaine gêne. Il y a un obstacle que je ne connais pas. Mon invitation est refusée.
Quelques heures plus tard au Casino, je cause de ma visite avec un capitaine qui habite le même hôtel que moi et lui demande des renseignements sur mes hôtes de l’après-midi. Mon homme est, à son tour, un peu embarrassé, puis, prenant son parti, il me raconte l’histoire suivante :
— Notre camarade C… est un garçon que nous aimons tous et sa femme, Maria Nicolaevna est une délicieuse créature. Malheureusement C… est joueur. Il est allé dernièrement à Askhabad, pour affaire de service, avec de l’argent du régiment. Il a perdu cet argent au jeu. On a étouffé le scandale, mais on l’envoie dans une garnison sur la frontière du Pamir. Ils sont ruinés et cherchent à vendre les rares objets qui leur restent. Ils espéraient s’arranger avec vous. Songez-y, un Français, ici, à Merv, et qui court les boutiques ! Ils se croyaient riches à nouveau… A propos, avez-vous acheté chez eux ?
Je pense à cette jeune femme qui m’a reçu si aimablement, qui m’a offert du thé et qui a fait en sorte que je ne puisse soupçonner l’amère déception que mon refus de prendre ses tapis lui causait.
Pauvre petite Maria Nicolaevna.
Boukhara.
Une courte nuit de chemin de fer, et me voici à Boukhara. Je ne suis plus habitué à couvrir tant de chemin avec si peu de fatigue. Le train s’arrête à la station de Novo-Khogan où logent les Russes et les Européens. L’émir reconnaît la suzeraineté russe. Mais l’agent civil de l’Empire habite à Novo-Khogan et je dois avoir son autorisation pour circuler dans le pays.
Il me reçoit de la façon la plus aimable et n’élève aucune difficulté pour mes visites à Boukhara. Même, comme la ville ancienne est un réseau inextricable de rues et de ruelles dans lesquelles je me perdrais, il met à ma disposition un Sarte connaissant les lieux et les gens. Il n’ajoute pas que mon guide chaque soir lui rendra compte de mes faits et gestes. Qu’importe ? je ne viens pas ici pour nouer des intrigues politiques ; je m’accommoderai fort bien de cette surveillance qui, au moins, n’est pas occulte.
Mon Sarte a une figure fine et pensive ; il est vêtu de la façon la plus élégante. Misérable Morteza, de quoi as-tu l’air auprès de ce nonchalant jeune homme si bien paré ?
Boukhara, c’est ce qu’il y a de plus coloré dans l’Orient musulman. Ah ! on n’aime pas ici les arrangements blancs et noirs que recherchent chez nous ceux qui n’ont pas le sens de la couleur. Les Sartes se jouent des plus grandes difficultés et leur ville offre une étonnante féerie de tons éclatants juxtaposés avec une sûreté de touche qui déconcerte. Robes, ceintures, turbans servent à composer un tableau dont les couleurs vibrent dans l’ombre chaude du bazar que traversent quelques étroits rayons de soleil pareils à des baguettes lumineuses. Le quartier des turbans est le plus beau de tous ; les calots que l’on porte sous le turban sont faits de soies brochées, garnis de galons d’argent et d’or. Ils sont piqués sur les murs qu’ils décorent, comme des fleurs d’une forme inattendue. Tandis que je m’y promène, un seigneur passe à cheval avec une escorte. Celui-là vient tout droit d’une miniature persane. Il est vêtu d’une somptueuse robe en brocart d’or. Sur son turban se dresse une aigrette. Il porte au côté un cimeterre dont la poignée est ornée de pierres précieuses ; des gardes armés l’entourent. Il traverse fièrement le bazar. C’est le chef de la police de Sa Majesté l’Émir.
Je m’assieds sur le seuil des boutiques ; je pénètre dans les maisons des marchands ; je bois avec eux du thé exquis de Chine ; nous fumons ; les chapelets s’égrènent sous nos doigts ; des coffres cerclés de fer, on me sort lentement et avec beaucoup de cérémonie des étoffes anciennes pareilles aux tissus que l’on décrit dans les Mille et une Nuits.
A la fin de la journée, je vais sur la place publique. Là, près de la pièce d’eau, des arbres centenaires ombragent les dalles fraîchement arrosées ; les marchands et les oisifs s’y réunissent ; des vendeurs de sorbets, de thé ou de café circulent dans la foule bigarrée. Les gens se pressent autour des conteurs qui continuent une histoire surprenante commencée la veille et que coupent les Ya Allah ! étonnés des auditeurs. Le soir tombe sur les beaux bâtiments de pierre qui bordent le Réghistan et sur les chênes verts le long des bassins dont l’eau déjà reflète les premières étoiles. Le couvre-feu va sonner. Mon guide me rappelle avec politesse que je ne puis rester à Boukhara pour la nuit et qu’il est temps de regagner mon hôtel à Novo-Khogan.
Je monte un jour jusqu’aux prisons qui sont célèbres. C’est là que l’émir qui régnait il y a trente ans et plus plongea dans ce qu’on appelait le trou à punaises le représentant officieux de la Russie, M. Struve. Il fallut une expédition pour le délivrer. Cette insulte coûta à l’émir son indépendance.
Une nuit encore de chemin de fer, et j’arrive à Samarcande. Au milieu du trajet, on franchit l’Amou-Daria, ou l’Oxus, fleuve historique qui a longtemps servi de frontière entre l’Asie centrale et la Perse arienne. Des chants entiers du Livre des Rois, de Firdousi, le paradisiaque, racontent les combats qui se sont livrés ici, au printemps, alors que le désert devient comme un tapis de soie. La lutte séculaire du Touran contre l’Iran, des Mongols et des Turcs contre les Ariens, a eu les rives de l’Oxus comme témoins. A la clarté de la lune qui éclaire le paysage d’une vive lumière, je regarde les bords marécageux du fleuve et ses eaux qui roulent les boues de l’Afghanistan. Il faudrait s’arrêter ici, attendre un des bateaux qui passent à intervalles éloignés et descendre le fleuve jusqu’à la lointaine Khiva, presque inconnue ; de là gagner le lac Aral, le traverser et retrouver le chemin de fer du Turkestan qui me mènerait à Orenbourg. Ce serait trois semaines de voyage encore, et le temps me manque, et il faudrait renoncer à Samarcande !
Je passe, le cœur serré. Reviendrai-je jamais sur les bords de l’Oxus ?
Samarcande.
Boukhara est toute semblable à un de ces beaux faisans dorés que j’ai vus se promener dans les champs autour de la ville.
Ispahan, c’est le raffinement d’une capitale ornée par les Séfévis, amis des arts.
Samarcande est une cité impériale. Là, a régné un des surhommes des temps modernes. De là, il a exercé son pouvoir sur près de la moitié du monde civilisé, — l’émir Teymour Leng, ou le Boiteux, que nous appelons Tamerlan.
Les rues sont larges et les monuments magnifiques, parmi lesquels de nombreux mausolées où furent enterrés les membres de la famille de Tamerlan. La plupart sont en ruines, mais le Réghistan a gardé à peu près intactes son école et ses mosquées. C’est là qu’il faudrait lire les mémoires, les Institutes que l’émir Teymour a écrites lui-même et dans lesquelles il raconte sa difficile et hardie ascension au trône. Ce grand homme de guerre, chevaleresque et lettré, est une des figures les plus attirantes de l’histoire. Il savait attendre et avait médité la maxime de son conseiller spirituel : « La science de gouverner est faite d’une part de patience et de constance, et d’une part de négligence feinte ; c’est l’art de paraître ignorer ce qu’on sait ». Mais il avait le sang vif et on le voit, empereur, accepter le défi d’un vassal et courir au duel suivi seulement d’un trompette et d’un écuyer. Au comble de la gloire, il s’arrête à Damas pour converser avec le grand historien arabe, Ibn Khaldoun, — l’entrevue à Weimar de Napoléon et de Gœthe. Il mourut à Samarcande, âgé de soixante-douze ans, en 1405, et fut enterré à peu de distance de la ville dans une mosquée qu’il avait fait construire.
Il faut gagner cette mosquée à cheval ou en voiture par des chemins creux bordés de haies et d’arbres très vieux. De loin je vois dans le ciel clair la coupole aux belles faïences bleues au-dessus des platanes que l’automne dore. La pierre tombale de Tamerlan, deux blocs immenses de néphrite vert foncé, est, suivant sa volonté, près de celle de son précepteur et conseiller spirituel, le moine Séid Berké, car ce conquérant, devant lequel l’Asie tremblait, savait que l’esprit mène le monde et que sans l’intelligence il n’est ni victoire éclatante ni conquête durable.
Comme je mange des raisins dans un petit café en plein air près de la mosquée, je me souviens d’une anecdote que j’ai entendu raconter à Téhéran.
Lorsque l’émir Teymour Leng fit la conquête de la Perse à la fin du XIVe siècle, le poète Hâfiz vivait encore à Chiraz. Ses vers étaient connus dans tout l’Orient musulman. Il avait écrit, en particulier, un distique célèbre dans lequel, parlant de l’adolescente qu’il aimait, il disait :
L’émir Teymour, lorsqu’il entra à Chiraz, fit chercher Hâfiz. On le trouva à moitié ivre dans une taverne où il buvait du vin. Il était couvert de vêtements en haillons.
On l’amène devant l’émir entouré de ses officiers et d’une cour brillante. Teymour Leng regarde le poète et son attirail misérable, et lui dit d’une voix sévère :
— C’est toi, tel que tu es là, qui te permets de disposer en présent de ma Boukhara et de ma Samarcande ?
— Seigneur, lui répondit Hâfiz en s’inclinant, c’est par l’effet de telles largesses que tu me vois réduit à l’état où je suis.
Morteza, depuis que nous voyageons en Transcaspie et en Transoxiane, est agité d’une fureur pieuse. Nous sommes dans les fêtes du jour de l’an israélite. En pays étranger, il se sent le besoin de vivre ces grandes journées traditionnelles avec ses coreligionnaires. Il a pleuré à Méched parce que j’ai eu la cruauté de partir un jour où un bon Israélite doit faire pénitence et jeûner avec les siens. Bien qu’il soit le plus médiocre des domestiques, je ne puis me passer de lui, car il doit ou me chercher de l’eau chaude pour que je me rase, ou préparer le samovar, ou aller chez le fruitier m’acheter du raisin. Aussi n’a-t-il jamais les vingt-quatre heures qu’il lui faudrait pour purifier son âme. Et il se désole. Comment son maître dont il connaît la bonté peut-il lui causer de tels tourments ? Chaque jour, il y revient et, de sa voix nasillarde, il me dit en phrases entortillées, avec mille formules de politesse, qu’il est invité chez Mordecai ou chez Rabbi pour un repas selon les rites.
A Samarcande, je lui laisse plus de liberté, car je suis dans un hôtel où, avec beaucoup de patience, j’arrive quelquefois à me faire servir. Ah ! les hôtels de Samarcande sont bien curieux. Le premier où je me suis rendu était une maison louche assez crapuleuse. Quand j’y suis arrivé à neuf heures du matin, tout le monde dormait encore et je ne pus me faire ouvrir. J’en ai trouvé un autre plus décent. On n’y voit jamais personne. Les hôtes vivent, sans doute, chez eux, y mangent, y font la fête. On rencontre parfois dans un corridor une femme à peine habillée ; et la nuit il arrive soudain qu’un grand tapage éclate (un scandale, comme disent les Russes) et l’on apprend ainsi que l’hôtel est habité.
Morteza ne mange jamais à l’hôtel où la nourriture n’est pas kacher. Il a vite fait de trouver des juifs avec lesquels il se lie. Il m’apporte un matin la nouvelle que je suis invité chez Youssef, que ce Youssef est l’honneur et la richesse de la communauté juive à Samarcande, que c’est aujourd’hui la fête des tentes que les juifs célèbrent en souvenir de leur sortie d’Égypte et que Youssef, qui respecte la France, tient à offrir l’hospitalité en ce jour à un Français.
J’accepte de me rendre chez Youssef, à la grande joie de Morteza. J’ai amélioré sa garde-robe à Samarcande ; il a des souliers neufs, un pantalon décent et une redingote dans laquelle il se prend pour un docteur de la loi. Aujourd’hui il est heureux de toutes manières ; il célébrera dignement la fête des tentes ; il introduira son maître bien-aimé chez un riche coreligionnaire ; l’éclat de la fortune de Youssef rejaillira sur le pauvre Morteza ; et enfin il se montrera aux siens dans sa gloire comme le serviteur et presque l’ami d’un grand seigneur étranger qui voyage en Orient, qui est reçu par les princes et par les rois et devant qui aucune porte ne reste fermée (le grand seigneur, c’est moi !).
Nous nous rendons en voiture chez Youssef. Le trajet est long, car les Russes en pays conquis n’habitent pas avec les indigènes, mais construisent à quelque distance de la ville ancienne un quartier neuf qui n’est qu’à eux. Nous passons près des ruines de la Samarcande d’autrefois, de l’Afrasiab dans les sables de laquelle on trouve encore des monnaies d’or et des terres cuites grecques. Nous arrivons enfin à la demeure de Youssef. Il nous reçoit sur une galerie où je fais la connaissance de sa grasse femme et d’une nichée d’enfants turbulents et sales. Dans l’angle de la galerie, un abri en branches avec leurs feuilles vertes représente la tente sous laquelle campèrent les Hébreux lorsqu’ils quittèrent le pays d’Égypte pour s’en aller dans la Terre promise. Mes hôtes m’offrent avec infiniment de bonne grâce toutes sortes de gâteaux et de pâtisseries tels qu’on les fait de tout temps pour cette fête et que Morteza mange avec le double plaisir d’un croyant et d’un gourmet.
Nous restons assez tard sur cette terrasse. Youssef voudrait me garder toute la nuit sous la tente. Mais l’hôtel, si médiocre soit-il, me paraît encore préférable et je les quitte, leur laissant Morteza qui, dans sa gratitude, me baiserait les mains si je lui en donnais la permission.
Quelques jours plus tard, c’est le départ, la rentrée à Paris où Morteza aimerait tant aller avec son cher maître. Nous nous séparons, un soir, à la gare de Samarcande. Je fais une étape de plus vers l’Orient ; je passe par Tachkend. Son chemin se dirige vers l’ouest par Askhabad, Krasnovodsk, Bakou et Enzeli. Il a de l’argent dans son portefeuille. Il va retrouver son père aveugle et sa mère qui ne veut pas travailler. Ils sont là sur le seuil de leur porte à pleurer le fils disparu qui est parti sans leur laisser des petits-enfants. Il est debout, en face de moi, sur la plate-forme d’un wagon de troisième, maigre, ses yeux chassieux remplis de larmes. Je sens qu’il s’en faut d’un rien que dans l’excès de son émotion, il ne se précipite à mes pieds (ou dans mes bras !) et ne me fasse une scène ridicule.
Un coup de cloche et le sifflet de la locomotive me sauvent ; le train lentement part dans la nuit.
— Adieu, Morteza.