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Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan

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III
LA CHASSE PASSIONNANTE AUX ANTIQUITÉS

Téhéran, avril 1910.

Est-il un sport plus passionnant que la chasse aux antiquités ? Il m’entraînera jusqu’au bout du monde.

Que des chasseurs aillent chercher le lion sur les terres sans histoire de l’Ouganda. Je ne verrai que des pays riches en souvenirs d’une antique civilisation, que ceux dont le sol recouvre les ruines des monuments d’autrefois et dont les sites sont encore, pour qui sait les regarder, tout palpitants des passions et des pensées des hommes qui ont vécu avant nous.

C’est ainsi que j’explore l’Orient dont nous sont venus les arts.

Un lion est semblable à tous les lions. Lorsqu’on en a relevé la piste, qu’on l’a guetté à l’affût et qu’on l’a tué, on sait qu’il est encore des centaines de lions tout semblables à celui qui gît là à vos pieds. Mais lorsque j’ai chassé en Perse une lionne en bronze qu’Alexandre le Grand y avait apportée, j’ai eu des émotions plus rares. Il m’a fallu deux ans avant de la trouver, alors que j’en connaissais l’existence, et lorsque je l’ai vue enfin, sept mois ont été nécessaires pour que je puisse l’avoir en ma possession. Elle est belle et j’ai la joie de penser qu’il n’en existe pas une autre sous la voûte des cieux qui soit son double. Voilà vraiment le gibier digne d’un amateur raffiné.

On me dira : « Il y a, dans la chasse au fauve, la joie du risque, le sentiment si précieux du danger. »

Eh ! je n’en disconviens pas. Cela a son prix pour une âme forte. Mais les voyages que je fais ont aussi quelque chose d’aventureux et, à le bien peser — chose fort difficile, car il faudrait analyser avec un peu de finesse l’idée de danger pour voir à quoi elle se réduit, la dépouiller du romanesque et de l’exotisme dont on l’entoure, et peut-être trouverait-on qu’un Parisien qui chaque jour traverse telle rue de Paris à l’heure où la circulation est intense court mille fois plus de risques que le sportsman qui prend part à une chasse au lion bien organisée — valent-ils ceux du chasseur de fauves.

Le voyage, je l’ai comme eux, mais dans des conditions infiniment plus séduisantes. Car où vont-ils, je vous prie ? Dans la brousse. Et moi, sur les grandes routes que les hommes ont tracées il y a des centaines de siècles. Sur mon chemin, je trouve Constantinople et Samarcande, cités impériales, Ispahan et Boukhara, Rhagès qui n’est plus que poussière, Tiflis et Hamadân, Méched et Koum, villes saintes. Ils connaissent le Congo ; j’ai traversé l’Oxus qui fut longtemps la frontière du monde arien contre le Touran.

Quand, avec force rabatteurs, on leur amène un lion, ils n’hésitent pas. Il ne peut y avoir de tromperie sur la marchandise livrée.

Mais dans le sport auquel je m’adonne que de traquenards, que d’embûches ! Chose curieuse, ce n’est pas le chasseur qui les tend au gibier, c’est, par un étrange retour, le chasseur lui-même qui est exposé à être pris au piège. L’œuvre d’art, dès qu’elle atteint une valeur à la bourse mondiale des objets anciens, crée immédiatement le faussaire, à Téhéran comme à Pékin, à Athènes et sur le Bosphore cimmérien, à Paris et au Caire, à Vienne comme à Valence. Il se trouve aussitôt des hommes fort habiles qui savent faire un émail byzantin, ou un bijou d’or grec, une statue en calcaire égyptien, un ivoire du XIIIe ou un Rembrandt, de façon si parfaite que seuls une douzaine de connaisseurs au monde pour chaque série peuvent décider si la pièce qu’on leur offre (avec quelle subtile ingéniosité dans la présentation !) est authentique ou non. Voilà qui ajoute au sport que je pratique maintenant un terrible élément d’insécurité et qui en fait, comme je l’ai dit, le plus passionnant de tous. Chaque jour il devient plus difficile ! chaque jour s’accroissent les chances d’être trompé. Mais quelle joie lorsqu’on triomphe, que l’on passe à travers les dangers, que l’on déjoue toutes les ruses et qu’on revient au logis avec une pièce impeccable, trouvée ès lieux irréprochables.

La Perse est un bon terrain de chasse qui, maintenant, m’est familier. Voici trois fois que j’y viens pratiquer des battues ; j’en connais aujourd’hui les aîtres ; je sais les gîtes où se cache le gibier, les coins d’affût, les lieux de passage. Je suis lié avec le peuple innombrable des chasseurs, des rabatteurs, des braconniers ; j’ai des relations personnelles avec les grands seigneurs qui ont des chasses réservées.

Il ne faut craindre ni la fatigue ni les longues randonnées dont on revient les mains vides ; armez-vous d’une patience qui ne se décourage pas ; sachez attendre des heures, des jours et des semaines, et ne rebutez personne. Les dellals entasseront devant vous des objets qui, tel Hippolyte, sont « sans forme et sans couleur ». Ils vous offriront des faïences truquées et des miniatures fausses. Ne vous fâchez pas : un jour viendra où, soudain, vous verrez sortir de dessous leur robe crasseuse « le bel objet ».

Faites de longues et, en apparence, inutiles visites chez quelques grands personnages qui, assure-t-on, ont de famille des vieux manuscrits et recueils de miniatures. Échangez avec eux les banalités flatteuses que la politesse persane impose, avalez plusieurs verres de thé trop sucré, touchez du bout de la cuiller les dangereuses glaces à la vanille qu’un serviteur en chaussettes et sans souliers vous apporte ; et vous pourrez après de longs préambules exprimer le désir de voir les livres que Son Excellence a le bonheur de posséder. Son Excellence répond que ses trésors sont enfermés dans des coffres, qu’il faut du temps pour les retrouver, qu’Elle donnera des ordres à cet effet, et qu’Elle sera heureuse de vous recevoir dans trois jours à la même heure.

Vous revenez donc à la date fixée. Cette fois-ci Son Excellence n’est pas à la maison, non qu’Elle ait l’intention de manquer au rendez-vous, mais Elle a été retenue à la cour. Et puis un Persan est-il jamais l’esclave de l’heure ? Et qui fixe l’heure en Perse, sinon le lever et le coucher du soleil ? Son Excellence a dit deux heures avant la nuit ; on sent ce que l’expression comporte de vague.

Son Excellence rentre enfin. Vous échangez à nouveau de longues politesses fleuries ; des tasses de thé sont offertes, des glaces à la vanille. Enfin, sur votre demande, un ordre est donné à un serviteur. Il s’éloigne, il revient portant un paquet enveloppé dans une étoffe ancienne. Le cœur vous bat plus vite. Que va-t-il sortir de ce cachemire aux belles couleurs ? L’Excellence vous tend un manuscrit à la reliure fatiguée. Le volume est là, fermé, entre vos mains…

Maintenant, si vous aimez avec passion les enluminures bleues, noires et or, aux entrelacs aussi fins que cheveux et d’une telle sûreté de dessin qu’il semble incroyable qu’une main d’homme les ait tracés ; si vous aimez les miniatures où des amants vêtus de brocart amarante se promènent sur les bords fleuris d’un ruisseau à l’ombre d’un platane que l’automne dore, — où des cavaliers montés sur des chevaux aux jambes grêles, au cou allongé, à la tête fine, poursuivent des gazelles bondissant sur le sable mauve du désert parmi les touffes d’œillets sauvages, tandis que les regardent des spectateurs dont les corps sont cachés de l’autre côté de la colline et dont les têtes seules, dépassant la crête du monticule, se détachent nettes sur le bleu outremer d’un ciel où flottent des nuages stylisés à la mode chinoise ; si vous vous plaisez à regarder les mêlées guerrières dans lesquelles les masses d’armes s’abattent sur les têtes qu’elles écrasent, où l’or des casques luit, où les arcs se tendent, où les chevaux s’affolent… Ou bien, c’est un roi assis dans une prairie ; au-dessus de lui, pour l’abriter des ardeurs du soleil qui s’abaisse dans un ciel orange, un tapis splendide est tendu ; à l’écart, des serviteurs préparent le repas du soir, l’un d’eux puise de l’eau dans le ruisseau qui serpente parmi les herbes, l’autre grille un quartier d’agneau sur des braises ; le roi est las, il s’ennuie… Et voici qu’un seigneur, couvert d’un long vêtement ponceau, lui amène, ya Allah ! une adolescente merveilleuse. Ah ! son visage comme une lune ! l’arc délié de ses sourcils ! sa bouche minime ! Ah ! sa taille flexible comme le jeune peuplier et droite comme le cyprès ! Ah ! ses pieds pareils à ceux d’un enfant et les molles boucles brunes qui encadrent ses joues pures ! Elle est vêtue d’une robe exacte fourrée de martre zibeline et sur la soie verte de laquelle des oiseaux d’or se becquètent, ivres d’amour… Si vous aimez la maîtrise, la souplesse, les aveux et les retours d’un art subtil, le rythme des formes, leur grâce ou leur sévérité, la richesse pleine et franche des tons, alors vous vivrez à cet instant une minute d’émotion suprême. Vous hésitez. Sera-ce un Behzad ? un Sultan Mohamed ? ou un maître inconnu, plus précieux encore, du XIVe siècle ?

Vous entr’ouvrez le manuscrit et le refermez aussitôt. Un coup d’œil rapide comme l’éclair sur une seule des miniatures a mis fin à vos espoirs. Rien, ce n’est rien, une médiocre copie qui date de la décadence, un livre refait, rien, rien du tout. Hich, hich nist, comme disent les Persans.

Mais si, par extraordinaire, le livre est bon, si vous avez enfin entre les mains l’œuvre magistrale que vous cherchez depuis longtemps, prenez garde. Vous êtes en face d’un observateur attentif, d’un homme fin et rusé, habitué depuis toujours à la dissimulation orientale auprès de laquelle la nôtre n’est que jeu puéril. Il feint l’indifférence ; il s’entretient avec ses serviteurs, mais, sans en avoir l’air, il vous perce de ses regards et cherche à lire au fond de votre âme. Éteignez l’éclat de joie qui a brillé un instant dans vos yeux ; soyez maître de votre voix et de votre geste ; parcourez le manuscrit sans hâte et sans lenteur ; remettez-le à son propriétaire, et la conversation s’engage.

Vous déclarez à Son Excellence que vous recherchez les œuvres anciennes, qu’il n’y a à cela aucune raison valable, qu’il faut être fou pour préférer un objet usé, sali, détérioré, à un beau livre moderne qui sort frais et éclatant des mains de l’enlumineur. Mais la sagesse n’est-elle pas de vivre avec sa folie ? Cela dit, vous voudriez savoir à combien de tomans Son Excellence estime le manuscrit. A quoi Son Excellence répond que vous êtes un amateur réputé en Perse comme en Europe, que, du moment où vous vous intéressez à ce livre, il devient inestimable, que cependant Elle a une telle confiance en vous qu’Elle vous prie d’en fixer vous-même le prix, bien qu’Elle soit prête, du reste, à vous en faire cadeau. Après maintes parades et ripostes, vous êtes obligé de dire un chiffre. Et, personnellement, je trouve avantageux de dire à ce moment-là le prix le plus élevé possible, mais l’école contraire a ses partisans. L’Excellence, avec un gracieux sourire, déclare qu’Elle n’est pas décidée à se séparer de son manuscrit, qu’à le revoir ainsi, après en avoir presque oublié l’existence, Elle sent qu’Elle s’y est attachée et qu’il est devenu désormais le plus précieux de ses biens.

Écoutez, impassible, ce discours, quand même vous souffrez comme si on vous arrachait un morceau de chair vive. Ne faites pas un geste pour ressaisir le manuscrit. Ne demandez pas à l’examiner à nouveau. Changez de conversation et, au bout d’un quart d’heure, prenez congé de votre hôte.

Vous rentrez chez vous fiévreux ; vous passez une mauvaise nuit. Vous rêvez au chef-d’œuvre découvert : des voleurs s’en emparent, il arrive entre les mains d’un autre amateur à Paris ! Au matin vous êtes prêt à courir chez l’Excellence pour l’acheter à n’importe quel prix. Contenez-vous. Deux ou trois jours plus tard (pas avant), dépêchez au propriétaire un dellal à qui vous promettez une forte commission s’il obtient le manuscrit pour la somme à laquelle vous l’estimez. Rien ne lasse la patience d’un dellal courant après une commission. Il s’installe chez le grand seigneur ; il assiste à son lever, à ses repas, à son coucher ; il lui raconte des histoires ; il l’amuse ; il le fait rire ; il pleure, il se jette à ses pieds, il lui embrasse les genoux. Après une ou deux semaines de ces manèges quotidiens, vous le voyez entrer chez vous un matin portant le manuscrit convoité.

Tout se fait ici, aujourd’hui comme jadis, par dellals. Ce sont les gens les plus adroits, les plus souples, les plus fins, les plus insinuants du monde. Les marchandages avec eux sont longs et compliqués. Mais ce sont des gens d’affaires et on finit par s’entendre.

Un de nos dellals préférés, Moussa, est un parfait comédien. Chaque jour il vient nous voir et la parade commence toujours de la même manière.

A l’entrée dans notre appartement, il déclare qu’il est notre ami particulier et qu’il veut faire l’impossible pour nous plaire. Aujourd’hui, il a recueilli des trésors à notre intention, et c’est un chèque (Moussa a un compte à la Banque anglaise !) de mille tomans que nous lui signerons. Il n’est pas un marchand ordinaire et nous ne sommes pas, non plus, des clients de rencontre. Nous savons le bon et le mauvais de tout, le fin et l’excellent ; nous connaissons mieux les antiquités que quiconque et il n’y a pas à nous tromper. Aussi lui, Moussa, dellal choisi de nos Seigneuries, ne nous jouera pas les comédies ordinaires. Aujourd’hui, il ne dira qu’un prix, le seul, le bon, le dernier ; et si nous nous arrangeons ainsi, c’est bien, et si nous ne nous entendons pas, c’est bien encore.

Cela dit — et c’est une mesure pour rien — il exhibe sa marchandise. Au premier objet auquel nous nous arrêtons :

— Ah ! c’est une pièce extraordinaire. Vous ne touchez pas à des choses médiocres. Ce morceau de velours date de Chah Abbas !

— Combien en veux-tu ?

— Je dirai un prix, un seul, le plus bas, mais alors il ne faut pas marchander ; c’est promis ?

— Dis ton prix.

— Cent tomans.

— Bien, je t’en donne dix.

— Il en vaut cinq cents, par Khoda qui nous entend. Mais j’ai besoin d’argent et je le donne en cadeau.

— Dix tomans.

— Impossible, dites votre prix véritable.

— Dix tomans.

— Je le garde, male Moussa (la chose reste à Moussa).

— Eh bien, c’est fini pour aujourd’hui, je n’ai pas envie de voir autre chose.

— Dites un prix, un seul, le dernier.

— Un toman de plus, parce que c’est toi.

Il se met à genoux, les mains jointes, il a des larmes dans les yeux et du rire dans la voix.

— Le dernier ! le dernier !

— Onze tomans.

— D’un geste vif, il prend le velours et nous l’offre :

— Male Sahib (la chose est à vous, Seigneur). Aujourd’hui, Moussa fait un cadeau.

La comédie recommence pour chaque objet. Quand nous sommes trop loin l’un de l’autre pour une pièce plus importante, elle dure deux, trois, huit jours et finit toujours de la même manière.

Nous ne sommes pas à Téhéran depuis vingt-quatre heures que tous les dellals de la ville sont à notre porte. Les plus riches arrivent avec leur domestique poussant des ânes chargés de tapis et d’étoffes. En vain essaie-t-on de s’enfermer chez soi ; rien ne les lasse. Ils restent devant le club du matin au soir, attendant le bon plaisir de nos Seigneuries. Guettant le moment où nous nous laisserons fléchir, ils nous tendent des objets par les fenêtres, étalent des tapis dans la rue. On ne peut leur échapper. Comme ils sont presque tous juifs, nous jouissons le samedi d’un repos relatif. Pas un seul d’entre eux ne consentirait à s’occuper d’affaires le jour du sabbat. L’appât d’un gain énorme ne les ferait pas sortir le samedi de leur quartier où ils se reposent après avoir loué Dieu le matin à la synagogue. Les marchandises qu’ils apportent ne leur appartiennent pas ; ils ne sont que courtiers, vont chez les gens, furètent partout et finissent par se faire confier quelques objets à un prix fixé, et très bas. Leurs femmes visitent les anderouns et y trouvent des étoffes, des bijoux. Nous avons quelquefois de ces Juives à la maison. Elles sont immuablement vêtues de noir comme les Persanes et voilées ; une fois la porte fermée, elles se dévoilent, montrent des visages ridés, mais assez beaux, de vieilles femmes aux traits réguliers et énergiques. Seuls les grands marchands, enrichis par le commerce des tapis avec Constantinople ou par d’heureuses trouvailles de fouilles, nous offrent le thé dans leurs belles maisons du quartier européen. Ils sont Juifs ou Arméniens et ont noué des relations avec leurs communautés dans les villes diverses où l’on a chance d’acheter des antiquités.

Est-il nécessaire d’ajouter que les Arméniens n’aiment pas les Juifs et que ceux-ci, qui sont orgueilleux, méprisent les Arméniens ?


Promenade à Rhagès.

Aux portes orientales de Téhéran, cité moderne, Rhagès (ou Ray) est, selon Gobineau, une des premières villes fondées sur le sol de l’Iran par les Ariens lorsqu’ils eurent franchi, descendant vers le sud, la chaîne de l’Elbourz. L’existence de Rhagès aux quatre châteaux remonte certainement à la plus haute époque et elle a joué un rôle important dans la civilisation de l’Asie centrale. L’histoire charmante du jeune Tobie qui se passe au VIIe siècle avant Jésus-Christ a fait connaître son nom dans le monde chrétien. Nous savons peu de chose de Rhagès sauf qu’elle fut détruite au XIIIe siècle par les Mongols. A deux et trois reprises les généraux de Gengis Khan et d’Houlagou la ruinèrent de fond en comble et firent si bien qu’ils effacèrent de la surface de la terre une ville qui, depuis des siècles, en était l’ornement et la gloire. Rhagès couvrait une étendue immense. Les maisons dans les villes asiatiques n’ont jamais qu’un étage, mais la plus pauvre d’entre elles a une cour intérieure et une petite pièce d’eau. Les habitations des gens plus à leur aise enferment dans leurs murs un jardin. Rhagès avait ainsi une superficie aussi grande que celle de Paris.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui à la surface du sol ?

Rien, le désert a tout envahi. Le sable l’a recouverte et l’on cherche en vain les lignes principales et le plan de la ville ancienne. Où étaient les bazars ? où les temples ? où les maisons des riches ? où les palais des khans ? où la citadelle ? Le relief actuel est d’une désespérante monotonie ; ce ne sont que dunes succédant à des dunes ; parfois, un ruisseau, quelques arbres, une oasis perdue dans le désert qui ondule comme une mer agitée. La ville arrivait, sans doute, jusqu’à l’arête de collines rocheuses qui forment le dernier contrefort de la chaîne de l’Elbourz. Au pied des rochers qui descendent à la plaine en grands pans réguliers, on trouve le bassin d’une source aux eaux claires. Un des derniers Chahs, Nasr ed din, a fait tailler dans le roc un bas-relief où il est représenté à la manière antique, entouré des grands de sa cour. Il est légitime de penser que ce beau site faisait partie de la ville de Rhagès et était peut-être enclos dans les jardins des khans. A peu de distance se trouve la tour des Guèbres où, aujourd’hui encore, les descendants des anciens habitants de la Perse exposent leurs morts aux morsures du soleil brûlant et aux becs avides des vautours.

A quelques centaines de pas au sud-est de la source se trouve dans une oasis une tour ancienne restaurée il y a une soixantaine d’années. C’est le seul monument subsistant de la Rhagès du Xe ou XIe siècle. Près de cette tour qui servait, elle aussi sans doute, à l’exposition des cadavres, il y a un café en plein air et une petite mosquée. Des arbres splendides en ombragent la cour ; les premières ardeurs du printemps ont épanoui les bourgeons au bout des branches ; les jeunes feuilles sont d’un ton vert que rendent plus intense les sables roux entourant ces jardins.

Nous déjeunons au pied de la tour, installés à la persane sur un tapis étendu au bord d’un ruisseau, dans un verger où les cognassiers mêlent leurs fleurs blanches aux fleurs roses des arbres de Judée. Le maître du café nous prête un samovar où Aziz préparera le thé ; un flacon du vin capiteux de Kazvin rafraîchit dans l’eau courante. Un homme apporte une cage qu’il pose près de nous ; un rossignol y est enfermé, mais la délicatesse persane a orné sa prison d’une façon charmante : deux coupes en terre émaillée contiennent l’une de l’eau, l’autre du grain, et dans un petit pot de faïence bleue fleurissent une branche de lilas blanc et quelques œillets sauvages. A peine la cage à terre, le rossignol qui sait son métier gonfle sa gorge grise, ouvre large son bec et commence ses roulades et ses trilles les plus aigus. Ces rossignols atteignent des prix élevés au marché de Téhéran ; — grands seigneurs et marchands veulent avoir leur rossignol chanteur. Ainsi faisons-nous au pied de la tour ancienne de Rhagès, sous les fleurs printanières des arbres fruitiers, un déjeuner en musique.

Puis nous nous rendons à Bibi-Zobéïdé, hameau sur la route qui va de Téhéran à Chah-Abdul-Azim. On a entrepris des fouilles près de la propriété de Choa es Saltaneh dans laquelle ont été trouvées de belles céramiques anciennes. Nous passons quelques maisons aux trois quarts ruinées ; l’une d’elles est habitée par d’horribles négresses à peine couvertes de haillons et qui demandent l’aumône. Nous arrivons dans une vaste plaine que traverse, dans sa partie la plus haute, un ruisseau entre deux digues plantées d’arbres. La plaine a l’aspect bosselé de tout le terrain entre Téhéran et Chah-Abdul-Azim ; ce ne sont que dunes de sable de quatre à cinq mètres de hauteur. Des terrassiers sous la direction d’un surveillant y ont ouvert une tranchée ; les uns creusent la terre à coups de bêche, les autres l’emportent dans des corbeilles de joncs. Le monticule contient un nombre inouï de fragments de poterie. C’est à croire que les habitants de Rhagès, jadis, jetaient là tous leurs pots cassés. Il n’y a dans cette dune que la poterie la plus ordinaire, recouverte d’un émail bleu turquoise sur lequel le contact du sable pendant six ou sept siècles a jeté des irisations argentées.

A quelques pas de là, le surveillant nous montre un trou plus profond. Je me laisse glisser jusqu’à une première assise de briques et j’aperçois, s’enfonçant dans la terre, un mur de quatre mètres de hauteur environ. Je ne puis descendre plus bas, car les terres meubles au-dessus de moi menacent à tout instant de combler le trou où je suis.

Plus loin, une autre tranchée a été ouverte. Ici les fouilles sont plus profondes ; on a trouvé des murs anciens à plusieurs mètres sous terre et un puits que l’on est en train de déblayer. Nous regardons avec soin le contenu des paniers d’osier qu’on vide sur le sol. Parmi le sable et la terre, voici encore des fragments de poterie, mais, cette fois-ci, d’une belle faïence à reflets métalliques, blanche à décor ocre. Nous trouvons quelques morceaux où sont représentées des figures humaines. Les têtes sont du type bien connu de Rhagès, la mâchoire lourde, les joues pleines, la bouche et le nez petits, les yeux immenses sous des sourcils qui s’en vont jusqu’à la naissance des oreilles, les cheveux divisés par une raie au milieu de la tête, tombant en bandeaux jusque sur les épaules.

Nous allons ainsi de fouille en fouille dans la chaleur du jour. Le soleil d’avril est fort et presque insupportable dans la plaine de Rhagès ; les terrassiers travaillent à demi-nus ; ils sont déjà bronzés comme au cœur de l’été. Nous ramassons ici et là un morceau de verre irisé, quelques débris d’une coupe polychrome jadis belle. Le sous-sol est prodigieusement riche ; il suffit de gratter au hasard pour trouver les traces de la civilisation du XIIIe siècle. Mais pourquoi fouille-t-on ici plutôt que là ? pourquoi ouvrir une tranchée à droite et non à gauche ? Nous le demandons au chef d’une équipe de terrassiers. Il lève un doigt sec vers le ciel et répond d’un seul mot :

— Khoda.

C’est Dieu, le seul maître de la fouille.

Les ouvriers sont à la solde d’un entrepreneur qui travaille ou pour son compte, ou pour celui d’un marchand de Téhéran. La découverte des faïences de Rhagès et de Sultanabad, leur beauté sans pareille, la nouveauté de leur décor et son raffinement, les prix élevés qu’elles ont atteint en Europe et en Amérique ont déchaîné un vent de folie sur la Perse. Chacun a espéré trouver sous terre la belle pièce, céramique ou bronze incrusté d’argent, par quoi il s’enrichirait. Les princes se sont associés à des Juifs ; les Arméniens ont loué des terres ; on va chercher dans la plaine au nord de Sultanabad une colline à éventrer ; on intéresse le gouverneur de la province au résultat des fouilles. Tout le monde est devenu antiquaire en Perse et ma blanchisseuse en m’apportant mon linge m’offre des fonds de coupes recollés provenant de Rhagès.


Le vieil enlumineur.

Une chambre claire donnant sur une terrasse dans une cour écartée du bazar sert d’atelier à un enlumineur. C’est un vieil homme à la barbe blanche qui a toujours vécu au milieu des manuscrits. Il les décore dans le style ancien, car la mode n’a pas changé depuis trois siècles et il se borne à reproduire avec fidélité, dans des manuscrits modernes ou dans des manuscrits anciens dont, pour une raison ou pour une autre, les miniatures n’ont pas été terminées, les scènes traditionnelles que les peintres de la dynastie des Séfévis exécutaient au XVIIe siècle à l’imitation de celles du XVIe. Et de même il a gardé la technique d’autrefois ; lui et ses aides travaillent comme le faisait Behzad l’inimitable. Ils n’emploient pas de palette ; ils ont sur le dos de leur main gauche de petites pyramides de couleurs à la gouache, du rouge vermillon, du bleu, du jaune et du noir, qu’ils touchent du bout d’un pinceau si fin qu’il doit avoir été fait avec les cils d’une adolescente. Un artisan spécial est chargé d’étendre l’or sur les fonds. S’il devait y avoir, un jour encore, une peinture persane, c’est dans un atelier comme celui-ci que, princesse endormie depuis des siècles, elle se réveillerait.

Mon vieil enlumineur est passé maître dans l’art de restaurer les manuscrits qui ont subi l’injure des siècles. Il le fait avec une habileté et une conscience professionnelle admirables. Je le regarde travailler longuement et les heures que je passe avec lui me sont fort utiles. Si je suis arrivé à une connaissance un peu approfondie de la miniature persane, s’il est difficile aujourd’hui de me tromper, c’est à lui que je le dois.

Ce peintre est, en outre, un homme cultivé ; il connaît l’histoire de l’art qu’il pratique, les maîtres et les styles. Je lui montre ce que je trouve dans mes chasses passionnées. Il est bien rare qu’il ne puisse me dire d’où vient la pièce sur laquelle je l’interroge, dans quel atelier elle a été faite, à quelle époque.

Depuis un an ou deux, mon vieil ami est accablé de travail, car les marchands de Téhéran ne cessent de lui apporter d’anciens manuscrits abîmés par les vers, par l’humidité, par le manque de soin. Ils veulent de lui qu’il reprenne les chefs-d’œuvre détériorés et leur rende leur éclat ancien par quoi ils atteindront sur le marché occidental un prix élevé. Et l’enlumineur, d’un pinceau discret, fait renaître un sourire sur une bouche effacée, ranime l’éclat d’un œil sous un sourcil arqué et sème de fleurs les rives d’un ruisseau. Ce faisant, il n’a jamais pensé qu’il aidât à tromper des amateurs européens peu éclairés. Il accomplit en conscience son métier qui est de peindre des miniatures dans le goût antique et de restaurer celles qui ont souffert les injures du temps. Notre vieil homme serait bien étonné d’entendre prononcer devant lui le mot de faussaire. Il suit la voie que lui ont tracée ses prédécesseurs et, sur une terrasse, dans une allée écartée du bazar de Téhéran, perpétue les traditions de la très noble, très ancienne et très belle peinture persane.

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