Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan
FEUILLES PERSANES
I
PETITS TABLEAUX DE LA VIE PERSANE
De la mer Caspienne à Téhéran.
8 juillet 1909.
Sur le bateau à vapeur postal qui nous mène de Bakou à Enzeli, port au sud de la Caspienne, il y a un petit nègre. C’est une étrange apparition, car il est habillé comme un petit nègre de salon, fait pour servir de jouet au désœuvrement d’une femme élégante. Il a une toque de velours rouge avec des broderies d’or, une veste de soie brune serrée à la taille par une ceinture. Sa figure est noire comme la nuit, et dans ce visage d’encre, le blanc des yeux est trop blanc. Ces yeux sont trop beaux, trop grands pour être ceux d’un enfant bien portant. Et cet enfant est malade.
Il est né à Téhéran dans une famille d’esclaves. La femme d’un puissant ministre étranger le vit, fut charmée par sa grâce et l’acheta à ses parents. Elle en fit une poupée pour son salon ; on lui donna le nom persan de Suryea, Astre, mais ce nom se transforma bientôt en celui, plus simple, de Souris. La femme du ministre s’attacha à Souris et, lorsqu’elle quitta la Perse, elle l’emmena. Dans un climat froid et humide, le petit nègre tomba malade. Il fallut s’en séparer. Aujourd’hui une femme de chambre reconduit Souris à Téhéran. La tuberculose s’est logée dans ses petites jambes sèches comme des allumettes et dans ses poumons que serre un thorax trop étroit. Souris est assis sur un divan du salon, les yeux grands ouverts, les maigres jambes ballantes. Des passagers lui parlent en persan et Souris rit d’un rire clair et charmant, comme s’il n’était pas condamné à mourir demain.
Au petit jour, dès quatre heures du matin, on aperçoit, au sud, une côte plate, semée de bouquets d’arbres, sur laquelle pèsent de lourds et sombres nuages. La lumière est grise, l’air triste, humide et chaud. A mesure qu’on approche de la rive quelques détails se précisent, de grandes touffes de roseaux, des paillottes couvertes de chaume, une tour, quelques maisons ; on voit enfin le canal qui relie le lac intérieur, le Mourdab, à la mer Caspienne. Une barque le traverse, à la voile carrée. La chaleur est accablante.
Les nuages de l’aube qui emplissent le ciel et flottent suspendus au-dessus de la mer, la côte plate, les roseaux, les marécages, l’atmosphère humide où l’on respire la fièvre, c’est la Perse du Ghilan telle qu’elle apparaît aux premières heures du matin au voyageur arrivant de Bakou.
Et je revois les barques aux deux bouts élevés pareilles à des jonques, les Persans qui les montent. Ils sont sommairement vêtus d’un pantalon d’indienne trop court et d’une chemise ouverte sur la poitrine ; leur figure est tannée par le soleil, leur crâne rasé couvert d’une calotte de feutre d’où s’échappent les deux seules mèches de cheveux par lesquelles l’ange Izraël, au jour suprême, enlèvera les fidèles et les portera au Paradis ; deux femmes enveloppées d’étoffes noires serrées sur la tête par un mouchoir blanc sont assises à l’arrière de la barque ; d’elles, on ne voit rien, pas même les yeux. Parmi ces hommes débraillés leur tenue est d’une pudeur hautaine. Aucune familiarité n’est possible avec ces dames qui se cachent aux regards.
Nous gagnons en voiture Recht et ses jardins. Les voitures n’ont pas changé. Elles avaient de soixante à quatre-vingts ans quand je les ai vues la première fois ; elles ont quelques années de plus. Si décrépites qu’elles soient, elles assurent encore tant bien que mal le service entre la mer et Téhéran. Elles ont la vie plus dure que nous : elles seront là quand nous n’y serons plus et, si elles ont une conscience obscure, elles sentiront qu’elles ont hâté notre fin.
Nous sortons de Recht, séjour malsain, royaume des moustiques et de la fièvre, vers sept heures du soir. Dès que l’obscurité est venue, la route, déserte dans la journée, s’anime. Très rapprochées les unes des autres, on trouve au ras du chemin des maisons de thé persanes. Ce sont des cases en terre battue dont la façade est entièrement ouverte. Elles sont brillamment illuminées par des lampes à pétrole. Les gens des environs, ceux qui travaillent dans les rizières et dans les plantations de tabac, ceux aussi qui passent leur journée à dormir se réunissent le soir dans ces maisons si bien éclairées. Ils se couchent sur des nattes, fument de grandes pipes qui passent de main en main, boivent du thé ou de l’eau-de-vie, regardent la route se peupler dans la nuit, se racontent des histoires ou, grande occupation de l’heure présente, causent des affaires politiques ; ici un orateur avec force gestes adresse des arguments puissants à un auditoire qui l’écoute bouche bée ; là une discussion vive enflamme un groupe de Persans dont les yeux brillent. Entre les cases éblouissantes les caravanes défilent ; de grands chameaux solennels et comiques passent les uns derrière les autres et regardent ces festivités d’un air dédaigneux ; mais, malgré leur indifférence affectée, ils voudraient bien en prendre leur part et, hochant la tête au bout de leur long cou en caoutchouc, ils font résonner leur sonnette comme pour appeler le garçon de café. Cependant ils bousculent les marchands qui, sur le bord de la route, étalent d’énormes melons, des concombres, des aubergines et font griller sur des braises de délicieux cônes de maïs. Des mules en longues files obstruent la voie : des ânes modestes et charmants portent avec la même complaisance des briques, des troncs d’arbre ou des femmes voilées. Des nuages de poussière flottent dans la lumière que projettent les lampes. Cela dure ainsi quelques heures, puis cesse brusquement, et nous entrons dans le silence des montagnes qui défendent l’accès du haut plateau de l’Iran.
Il nous a fallu un jour et demi dans ces montagnes désertes pour gagner Kasvin. Nous n’avons pas rencontré sur cette grande et unique route de Perse une seule voiture et à peine âme qui vive. La température était, dans notre affreux coupé, de trente-sept degrés entre onze heures et six heures.
Téhéran.
Juillet-Août.
On entend des Européens dire ici, parlant des Persans et en guise d’excuse : « Ils en sont encore au Moyen-Age. »
Il y a vingt-cinq siècles, au temps où nos aïeux vivaient dans leurs forêts, l’Achéménide, Roi des Rois, prédécesseur du pauvre petit Kadjar, sur lequel veillent aujourd’hui des révolutionnaires du Caucase, se vêtait de robes tissées d’or et, entouré de dix mille serviteurs, habitait de beaux palais. Je ne chercherai donc pas à savoir si les Persans souffrent d’un manque ou d’un excès de civilisation. Ils ont leurs façons de faire, leurs modes et leurs goûts qui diffèrent des nôtres. Cela me suffit.
Cette année, je vis à la persane. J’habite près des murs de la ville un pavillon d’été appartenant à S. A. I. Zill es Sultan, oncle de l’ex-Chah, et qui est, avec Naïb es Saltaneh, son frère, un des derniers grands Persans. Un parc l’entoure avec des arbres magnifiques et une vaste pièce d’eau tiède où nous nous baignons ; dans le pavillon, il y a une série de salles vides, couvertes de tapis un peu trop modernes. Nous couchons et nous mangeons où il nous plaît. Nous avons des domestiques très nombreux qui nous regardent et ne nous servent pas. Les uns sont là pour raconter des histoires ; d’autres pour nous masser les chevilles quand nous nous endormons ; d’autres pour allumer le kalyan ; d’autres pour nous tendre nos serviettes quand nous sortons du bain. Ils sont oisifs et errants dans le jardin. Avons-nous besoin de quelque chose, ils ont disparu.
Je n’ai ni table ni lit. Renversé sur des coussins, je prends la délicieuse habitude que je garderai toute ma vie d’écrire sur mes genoux. Quant au mince matelas qui forme à lui seul ma literie, on le roule dans la journée et, la nuit, on l’étend suivant mon caprice sur une des terrasses de la maison. J’ai mes effets enfermés dans ma malle. La vie est un voyage. Je puis partir à la minute où je serai appelé et l’ange Izraël ne me prendra pas au dépourvu.
Il n’y a d’heure fixe que pour le déjeuner du milieu du jour. Le soir le dîner doit être prêt à neuf heures, mais n’est souvent servi qu’à minuit. Des variations de deux ou trois heures ni n’améliorent, ni ne gâtent la cuisine persane.
Quelle que soit l’heure du repas, voici les rites de la cérémonie. Deux cuisiniers arrivent, portant sur la tête, chacun un grand plateau où sont les plats recouverts de pittoresques couvercles d’étain en forme de casques pointus. De nombreux domestiques les suivent (c’est une entrée de ballet) et étendent sur le tapis au centre de la pièce une couverture capitonnée doublée de cuir. Sur la couverture on dispose une nappe. Les cuisiniers, pieds nus, marchent sur la nappe et y arrangent les plats dans un ordre traditionnel. Au centre, une grande pyramide de riz, dont on ne peut se passer dans un repas persan : on la flanque de quatre plats contenant des ragoûts de mouton cuit avec des légumes, aubergines ou épinards, le tout nageant dans une couche épaisse d’huile. Un vaste bol contient la soupe dans laquelle a bouilli une demi-jambe de mouton avec des fèves, des pois, des tomates. Aux quatre coins, des tranches de melon blanc, vert ou jaune, des poires, des pêches ; une petite assiette de fromage blanc qui sent l’aigre. Devant chaque convive, on dispose en guise de serviette, une longue bande de pain persan, souple et mince, qui a cette curieuse particularité de n’avoir ni croûte ni mie ; une assiette et une cuiller complètent le couvert. Un grand broc plein de glace et d’eau et où l’on boit à même passe de main en main.
Le repas servi, on s’assied à terre pour le manger. Les Persans s’installent à croupeton avec une facilité qui nous stupéfie. Il a fallu qu’on leur brisât les articulations dès l’âge le plus tendre pour qu’ils puissent se tenir pendant des heures dans une position qui, après cinq minutes, arracherait chez nous des cris de douleur à un enfant de cinq ans. J’ai vu des hommes de soixante ans laisser reposer longtemps le poids de leur corps épais sur leurs jambes ployées sous eux comme une étoffe. Ils ont deux positions favorites : ou bien les jambes sont croisées à la façon des tailleurs et les pieds ramenés sous eux, ou bien les deux genoux sont réunis en avant à terre et les jambes repliées en arrière à angle aigu, le pied allongé, tout le corps reposant sur les talons joints. « Les ivrognes et les enfants ont les os souples, » dit-on ; je propose de leur adjoindre les Persans.
Une fois accroupis, ils commencent à manger. Ils ne se servent ni de couteaux ni de fourchettes. Ils ont, pour remplacer ces ustensiles qui nous semblent indispensables, leurs doigts. Ils les plongent dans les ragoûts, y piquent un morceau de viande ou le détachent adroitement de l’os auquel il adhère ; ils happent une poignée de légumes et les mettent dans leur assiette. Parfois, avec leur cuiller, ils prennent ou du jus ou de la soupe et le versent sur leurs aliments ; le plus souvent, ils trempent dans la soupe des morceaux de pain et les imbibent de bouillon. Une fois leur assiette garnie, ils se servent de riz à pleines mains. Ce riz sert à confectionner de grosses boulettes dans lesquelles ils logent la viande et, la boulette faite, ils la fourrent dans leur bouche. Ainsi vont-ils de ragoût en ragoût, les doigts ruisselants de graisse et de sauce. Les viandes et les légumes finis, ils saisissent, des mêmes doigts, les fruits.
Le repas terminé, un domestique arrive portant sur un plateau un grand bassin au couvercle ajouré, une aiguière, un savon, une serviette ; il s’agenouille devant le maître de la maison qui se lave — enfin ! — les mains et la bouche.
J’ai assisté quotidiennement à ces repas pendant plusieurs semaines. Je ne ferai à leur sujet du point de vue européen que deux observations.
La première est que nous n’avons pas été impunément élevés depuis l’âge le plus tendre à ne pas toucher la nourriture avec nos doigts. J’ai compris en Perse seulement la force de l’éducation ; j’ai vu que nos goûts et dégoûts étaient choses apprises. Et je me suis émerveillé de constater que, bien qu’ils fussent acquis, ils étaient invincibles. La courtoisie de mes hôtes me donne un couteau et une fourchette, mais, comme une pensionnaire à son premier repas dans le monde, après un mois de vie persane je tiens les yeux strictement baissés sur mon assiette.
La seconde remarque est qu’il faut venir ici pour comprendre le sens d’une vieille locution française : s’en lécher les doigts.
Lorsqu’il y a un dîner de cérémonie les choses se passent de la façon suivante. Les convives arrivent entre huit et dix heures du soir. Dans la salle où les reçoit le maître de la maison, ils trouvent des plateaux garnis de maintes choses succulentes. Il y a des noix magnifiques et épluchées, des compotiers de pommes, de poires et de pêches, des tranches de melon, des pastèques, des bonbons. On a des flacons de vin de Chiraz plus fort que le xérès ; des carafons d’eau-de-vie dorment dans des bols pleins de glace. On mange des fruits et des bonbons, on boit de l’alcool et du vin, on passe de convive en convive le kalyan et chacun tire à la même pipe ; on cause, on raconte des histoires, on joue de la guitare persane et du tombak qui est une sorte de tambourin, un chanteur fait entendre d’une voix gutturale une étrange et mélancolique mélodie aux rythmes brisés ; parfois il ferme la bouche et les sons arrivent étouffés comme d’un homme qui se noie. Les domestiques remplacent carafons et flacons vides ; par toutes les fenêtres ouvertes entre l’air encore chaud de la nuit ; les lampes par moment filent éperdument et vont s’éteindre… Les heures passent, vers minuit enfin on songe à faire servir le dîner… Les convives rentrent chez eux au matin.
Il faut noter que les femmes ne figurent pas dans ces fêtes. Les hommes prennent leur plaisir et leur vin entre eux. Voilà, pour un Européen, d’assez mélancoliques divertissements.
On ne voit les femmes de la société ni le matin, ni dans la journée, ni le soir. Elles ne sortent qu’en voiture fermée et accompagnées d’eunuques. Elles reçoivent chez elles leur mari, leur père et leur frère. C’est tout.
L’homme ne prend jamais ses repas dans l’anderoun. Il mange avec ses amis et ses domestiques.
S’il invite des femmes, ce sont des danseuses qui appartiennent à la plus basse classe de la prostitution, ou des danseurs dont il est difficile de parler honnêtement…
Il y a eu un grand mariage l’hiver dernier dans la famille du Chah. Les Européennes invitées furent menées dans l’anderoun ; les hommes restèrent dans les appartements publics. Les deux sexes mangèrent chacun de leur côté.
Aux femmes on montra des danseuses sans beauté et sans talent ; aux hommes on exhiba de jeunes mignons qui se contorsionnèrent de leur mieux. Les dames s’ennuyaient dans l’anderoun ; les hommes bâillaient au salon.
Cela prouve que chaque peuple, comme chaque âge, a ses plaisirs.
Les jours un peu troublés que traverse l’Iran, l’agitation n’en arrive guère au fond de notre parc ombreux. Un des palais du Zill a été pillé lors du coup d’État de Mohamed Ali Chah, mais maintenant la paix règne à Téhéran. Mon hôte Akbar Mirza, fils du Zill, a fait à son arrivée quelques visites au Palais et, malgré l’inimitié ancienne que les gens au pouvoir ont pour son père, a su personnellement s’arranger avec eux. Parfois d’étranges personnages viennent le voir, armés jusqu’aux dents, portant cinquante cartouches sur leur poitrine et autour de la taille. Un jour, au crépuscule, je le trouve en conférence amicale avec un grand diable d’homme, maigre comme un clou, au teint basané, à la figure osseuse, vêtu d’un complet fatigué à carreaux noirs et blancs. C’est, sans doute, un des révolutionnaires arméniens qui, avec le Sipahdar, ont pris Téhéran.
Sur un ton tranquille, Akbar Mirza me le présente :
— Onik Agapiantz, bombiste.
C’est une spécialité des Arméniens que de fabriquer les bombes. Lorsque j’ai traversé pour la première fois le Caucase en 1905, pendant les troubles, les Arméniens luttaient contre les Tatars à coups de bombes et laissaient à ces Infidèles les fusils dont l’emploi leur paraissait démodé.
Il fait chaud ; il fait trop constamment chaud. Comment vivre à Téhéran pendant la canicule ?
La journée commence à l’aube, car on dort en plein air sur des galeries ou sur des terrasses. Aussi est-on réveillé par un soleil indiscret et impérieux dès cinq heures et demie. Je quitte ma couche dure et je me réfugie dans une pièce où l’on me sert du thé qui est bon, du pain qui n’a de commun avec le nôtre que le nom, car il ressemble à une serviette un peu épaisse, molle et sans saveur, et du beurre qui est presque du fromage. Je suis déjà fatigué : je mange du bout des dents.
Je vais au jardin près de l’eau. La température y est délicieuse. La brise matinale agite les feuilles ; les poissons viennent goûter dans un bond rapide la fraîcheur de l’air et replongent aussitôt ; un héron se promène et se félicite d’être né sous un ciel aussi clément.
Ces instants exquis sont brefs. Dès neuf heures, on commence à ressentir une vague inquiétude. Il vient de la chaleur on ne sait d’où. Est-ce de la terre et sommes-nous assis sur un volcan ? Est-ce de l’eau ? Est-ce de l’arbre sous lequel je repose ? Une heure plus tard, c’est une fournaise. Il faut fuir le jardin et se réfugier dans la maison.
La question est de savoir s’il vaut mieux étouffer à trente degrés dans des pièces hermétiquement closes ou cuire en plein air à quarante degrés. Suivant les jours, j’étouffe ou je cuis.
A midi le déjeuner est servi. Comment manger ?
Puis c’est la sieste. Mais comment dormir ?
Vers cinq heures, après avoir bu cinq ou six verres de thé très sucré, je fais des courses et des visites. Je vais en ville et m’entoure d’un nuage de poussière qui me rend presqu’invisible.
Songez que, depuis deux mois, il n’est pas tombé une goutte d’eau sur Téhéran. Depuis deux mois, les deux cent mille habitants de la capitale n’ont cessé de s’agiter. Dès cinq heures du matin, chameaux et mules ont commencé à faire de la poussière ; les ânes s’en sont mêlé ; les chevaux y ont travaillé ; des bandes de soldats ont soulevé des nuages épais de terre fine, sèche, et de sable ; des milliers et des milliers de gens ont traîné les pieds dans les rues non pavées.
Aussi, en ces mois caniculaires, la poussière enveloppe la ville ; les yeux pleurent, les dents crissent, les gorges râclent, les poitrines toussent. On songe mélancoliquement à la forte parole de l’Évangile qui n’a pu être prononcée qu’en Orient : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière ».
Arrive la nuit. On l’attend dans les jardins ; elle vous trouve fatigué et fiévreux. Sous les étoiles naissantes, vous buvez votre vingtième verre de thé : vous égrenez pour la centième fois les chrysolites de votre chapelet de Méched en vous récitant des vers d’Omar Khayyam.
O Khayyam, si tu es ivre de vin, sois heureux ; — si tu es assis près d’un adolescent sans rides, sois heureux. — Comme le compte de ce monde est, à la fin, néant, — suppose que tu n’es plus ; tu vis, donc sois heureux.
Le dîner est servi ; la flamme des lampes posées à terre tremble dans les courants d’air qui commencent à courir à travers le palais.
Puis nous nous couchons sous une vaste moustiquaire arrangée sur une terrasse. Un serviteur de mon hôte y entre avec nous et, pour que le sommeil nous gagne, nous masse doucement les chevilles en nous disant des contes.
Il nous laisse seuls. Mais je ne puis dormir. Au bord de l’étang voisin, les grenouilles à leur tour racontent des histoires aux étoiles. Elles forment des chœurs merveilleusement ordonnés. Il y a une protagoniste qui expose le sujet ; puis le chœur reprend le thème et le commente. Et de nouveau c’est une voix haute, isolée, persuasive que suivent les coassements multiples du chœur. Et cela dure ainsi toute la nuit avec des variations dont je commence à percevoir le rythme et à noter la subtilité. J’ai l’impression que, si je restais en Perse, mes sens aiguisés par l’insomnie et par la fièvre légère qui s’empare de moi le soir finiraient par comprendre les drames que jouent les grenouilles sous les étoiles.
Au palais du Chah.
L’étiquette veut que les Européens ne se montrent en ville qu’en voiture. Mais ce n’est pas le souci de conserver leur prestige qui a dicté cette loi, c’est la paresse.
Je vais quelquefois au palais du Chah. Les ministres et la cour s’y réunissent dans de beaux jardins. Des platanes au feuillage épais, de graves cyprès, des acacias pleureurs ombragent des ruisseaux dont l’eau court sur des carreaux émaillés bleus. De grandes pièces d’eau réfléchissent les fleurs, les tentures vives des fenêtres, les tourelles de brique des pavillons et l’azur sans tache du ciel.
Là se traitent les affaires d’État. Dès huit heures du matin, les cours, les jardins sont pleins d’une foule d’employés et de solliciteurs. Les uns sont assis sur leurs talons à la mode du pays, à l’ombre d’un arbre ; d’autres sur un degré ; d’autres marchent à pas lents sur les dalles fraîchement arrosées. Des domestiques passent en uniforme rouge (un peu fatigués, les uniformes, et les domestiques aussi !) à brandebourgs d’or ; de maigres eunuques grimaçants parlent entre eux d’une voix enfantine ; des serviteurs portent des plateaux chargés de verres de thé et de glaces.
Sardar Assad qui, à la tête des cavaliers bakhtyares, réunis aux révolutionnaires caucasiens du Sipahdar, a conquis Téhéran, se promène avec un grand personnage. Il choisit une allée écartée. Des valets le suivent à distance respectueuse. Dès qu’ils le voient s’arrêter, ils déploient un tapis sous ses pieds et lui servent du thé léger.
Le Conseil des ministres se tient ici ou là, suivant l’heure, le plus souvent au pied d’un escalier pour profiter de la fraîcheur du courant d’air ; derrière les ministres dorment quelques domestiques négligemment couchés sur les marches.
Vient à la cour qui veut. On parle aux ministres sans difficulté. Le plus humble solliciteur présente sa requête et rentre chez lui avec le bien le plus précieux qui ait été donné à l’homme : l’espérance. La politesse entre ces hommes de rangs inégaux est égale et parfaite ; jamais un mot dur, un refus brutal, mais une fleur de courtoisie, des égards, des paroles choisies et aimables.
On déjeune à la cour en commun. Les employés d’un même ministère trempent leur main droite dans le même pilaf. Après le déjeuner, la sieste. Le maître des cérémonies dort en plein air sous un arbre. Sardar Assad et le prince Firmin Firma affectionnent la sellerie du Chah, pièce obscure et fraîche où de magnifiques selles incrustées d’or sont accrochées au mur, dans l’ombre.
A quatre heures, des verres de thé circulent encore et des glaces, tandis qu’un orchestre de cuivres rythme sonorement les conversations de ces graves personnages.
Dans la rue.
A la fin de la journée il faut aller à la rue Lalézar, la rue de la Paix de Téhéran.
Dans la rue Lalézar sont les magasins à la mode. C’est là qu’on voit Cheriman, « le tailleur élégant », un adroit mécanicien qui répare du même outil les machines et les montres, un photographe qui expose les photographies des pendus de la veille, le Comptoir français, la Maison hollandaise, et la Poste. Y passe le tramway unique de la ville, dont les deux plateformes sont séparées par un compartiment qu’une porte à coulisses clôt strictement. On le croit réservé au transport des malfaiteurs ; non, on n’y enferme que les femmes.
Des gamins sortent de l’imprimerie voisine criant à tue-tête la feuille de Téhéran, la feuille libérale, l’Irané no, l’Iran nouveau.
Les balayeurs balaient la rue Lalézar et des arroseurs l’arrosent ! Les physiologistes assurent que le besoin crée l’organe. Ils n’ont pas vu Téhéran et ses arroseurs. Téhéran a des eaux magnifiques et c’est une des villes les plus poussiéreuses du monde. Il semble donc que depuis des siècles on aura trouvé le moyen d’abattre cette poussière au moyen de cette eau. Mais non, l’arroseur n’a toujours qu’une outre faite d’une peau de mouton. Il la remplit d’eau qu’il puise dans un canal souterrain. Puis en deux ou trois coups, il en vide le contenu sur le sol. Alors il s’arrête, médite quelque peu, tire une bouffée de sa pipe ou de celle d’un ami (car les pipes sont communes) et reprend à loisir sa besogne. Il ne se hâte que lentement. S’il a arrosé une centaine de pieds carrés dans une heure, il juge qu’il a rempli ses devoirs envers lui-même, envers les hommes et envers les dieux.
Quoi qu’il en soit, il y a, à six heures, moins de poussière dans la rue Lalézar que dans la rue Ala ed Dowleh, dans la rue Nassérieh et dans la rue Almassi qu’on appelle aussi : « le couloir du paradis ». On s’y donne rendez-vous de loin. Les voitures la remontent qui mènent les riches Persans et les Européens dans leurs fraîches retraites de Chimran ; un grand seigneur passe au galop sur un beau cheval noir ; ses serviteurs le suivent ; les employés flânent à la sortie des banques anglaise et russe ; des Bakhtyares à la haute kolah, aux pantalons noirs larges comme une jupe, causent par groupes, la carabine sur l’épaule, le revolver au côté. Ils sont de grande taille et un nez aquilin accentue leur figure énergique. Que pensent ces nomades de leur vie dans la capitale ? Regrettent-ils leurs montagnes sauvages, aujourd’hui qu’ils sont transformés en sergents de ville ? Des Caucasiens cuirassés de cartouches leur font vis-à-vis. Des Persans s’alignent, à croupeton, le long du mur et, de leurs ongles teints au henné, épluchent délicatement de grosses noix. De grands diables d’âniers poussent leurs ânes de ci, de là, pour éviter les voitures dont les cochers jettent de retentissants « Kabardah ! » Les chameaux eux-mêmes, en tenue d’été, c’est-à-dire rasés de frais et couleur de brique rose, clignent de l’œil à la magnificence variée de ce spectacle. Le soleil s’abaisse à regret. Bientôt Vénus brillera dans le couchant encore lumineux.
Voilà ce qu’est l’heure élégante de la rue Lalézar. Il faut avouer qu’elle gagnerait à être embellie par la présence des femmes. Mais les dames persanes restent chez elles et, même sous leur double voile, ne se montrent pas rue Lalézar avant le coucher du soleil.
Le trou dans la rue.
Sous la ville de Téhéran courent mille canaux qui amènent l’eau de la montagne. Chaque propriétaire a de l’eau courante dans son jardin. Il vous la montre et s’écrie : « Qu’elle est claire et pure ! C’est la meilleure de Téhéran ! » Cependant vous voyez un liquide trouble et charriant des matières inquiétantes.
C’est que chacun de ces canaux souterrains a eu des malheurs depuis cent ans et plus qu’il est construit. Ici, des gens avisés ont démoli la voûte ; là, elle s’est écroulée d’elle-même. Aussi l’eau pure de la montagne coule-t-elle sale dans Téhéran.
Ces trous dans la rue devraient être fermés, lorsqu’on ne les utilise pas, par une grosse pierre. Mais les Persans jugent cette mesure inutile et les trous restent béants.
Ils sont nombreux à Téhéran ; il y en a au milieu du bazar ombreux et au centre de la rue la plus passagère. En face de la légation d’Angleterre, un canal couvert s’est crevé en trois endroits. Ces trous guettent les jambes des passants distraits, des chameaux mélancoliques, des mules patientes, des doux petits ânes et des chevaux orgueilleux. La nuit, ils ne les ratent pas et toutes les fois qu’une jambe leur arrive, ils vous la cassent proprement.
Les Persans ont renversé le Chah et voté une constitution. Peut-être un jour, dans très longtemps, appliqueront-ils les lois qu’ils font. Mais il est impossible de prévoir le temps où un Persan, après être tombé dans un trou, prendra sur lui de le fermer pour empêcher que d’autres y tombent à leur tour.
Le ruisseau.
Quand nous habitions au Club anglais, dans le haut de la rue Ala ed Dowleh, dite aussi rue des Légations, nous avions sous nos fenêtres un ruisseau.
Ce ruisseau surgit, au coin de la rue, d’un canal jusque-là souterrain qui l’amène de la montagne. Au moment où il sort de terre, son eau est abondante et fraîche. C’est un clair ruisseau auquel il va arriver des aventures dans sa traversée de la ville.
Au matin, des domestiques y amènent des chevaux qu’ils installent au milieu de son lit pour les nettoyer. On apporte aussi des tapis, de vieux tapis d’une affreuse saleté, pleins de poussière et de vermine. On les couche dans le ruisseau et, jambes nues, les gens les piétinent. L’eau devient noire. Cependant, un peu plus bas, des Persans graves arrivent, s’accroupissent et commencent leurs ablutions : ils se lavent le cou, les bras, se rincent la bouche, se frottent les dents et recrachent dans le ruisseau l’eau dont ils se sont servis. En aval, d’autres Persans, non moins graves, les imitent, tandis qu’en amont les laveurs de tapis continuent leur besogne.
Ni la saleté de l’eau, ni la crainte des maladies n’effraient les Persans. Ils sont mithridatisés et boivent impunément une eau qui pour des Européens serait mortelle. Ils ont un proverbe qui dit que l’eau courante est toujours pure. L’eau du ruisseau court, donc elle est bonne…
Une des images de la félicité pour un Persan est de se reposer avec un ami cher à son cœur à l’ombre d’un arbre auprès d’un ruisseau. De nombreux Persans goûtent ces joies innocentes devant nos fenêtres. Du matin à la nuit, ils passent de molles heures à rêver et leurs pensées légères coulent avec l’eau qui fuit sous les arbres. Ils y trempent une salade ou un oignon, tout leur repas ; d’un marchand ambulant ils prennent un verre de thé bouillant ; pour un sou un glacier qui pousse devant lui une petite charrette à deux roues leur donne un sorbet ; ils fument à trois ou quatre la même pipe. Parmi eux des derviches, mendiants professionnels, ont sans cesse le nom d’Allah sur les lèvres. Les cheveux et la barbe en désordre, le bâton et la coquille à la main, ils se lèvent à notre passage et demandent l’aumône.
A certaines heures de la journée, le ruisseau tarit. Ses eaux ont été envoyées dans un autre quartier. Le lit du ruisseau reste à sec ; une fade odeur de pourriture s’en exhale. Mais nos gens n’en quittent pas les bords pour si peu. Accroupis, le dos au mur, dans leurs amples guenilles, ils ont un objet de spéculation qui les tiendra longtemps occupés et charmés, savoir, le moment où l’eau reviendra.
Seule la nuit les chasse. Ils s’en vont on ne sait où, coucher sur un vieux tapis.
A l’angle de l’avenue qui mène à la légation de France, il y a, adossé au mur, un petit café en plein air, aménagé de la façon la plus sommaire : une table avec un samovar. Derrière la table une toile à hauteur d’homme enclôt un espace exigu ; une draperie flottante sur le côté sert de porte ; elle est placée avec ingéniosité près du mur le long duquel le café est installé de façon à ce que, lorsqu’on l’ouvre, les passants ne puissent apercevoir ce que la tenture doit cacher.
Le maître du café est un homme très maigre qui ne parle pas ; il attise les charbons du samovar et il a sur un réchaud des braises rougissantes qu’il retourne à l’aide de courtes et minces pincettes. Ce réchaud sur trois pieds a exactement la forme de ceux qu’on trouve dans les fouilles de la grande Rhagès voisine. Parfois un homme à la démarche lasse, les yeux tristes, le teint pâle, arrive et pousse la draperie d’un geste lent. Alors on voit le maître du café prendre une braise au bout des pincettes et pénétrer à son tour derrière la toile. Un instant plus tard, l’homme reparaît. Il marche d’un pas leste ; ses yeux sont vifs et ses joues colorées. Pour deux sous, derrière cette mince toile, il a gagné quelques minutes de beaux rêves et une brève énergie.