Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan
V
DE MÉCHED-ISSER A ASKHABAD
Sur la mer Caspienne.
Le petit vapeur postal qui nous emmène à Krasnovodsk longe la côte plate du Mazandéran. Il s’arrête à un quart de lieue de la terre pour ses escales, Méched-Isser, Bender-Guez. On voit les toits plats d’une petite ville dans les arbres, puis, au loin, au-dessus de la brume qui monte de ce pays de fièvre, la chaîne de l’Elbourz et le grand pic neigeux du Démavend qui la domine.
Au soir, le soleil tombe dans une mer bleue et unie, et tout de suite, sans aucun souci des transitions, le velours sombre du ciel se pique de milliers d’étoiles.
Dans la cabine la température est étouffante. Avant l’aube, je suis sur le pont. Pas un souffle ne ride les eaux calmes de la Caspienne ; notre petit bateau, noir et sale, file lentement vers le nord.
Au milieu du jour, la brise se lève, venant de terre. D’avoir passé sur les sables brûlants de la Transcaspie, elle est tiède et apporte jusque sur l’eau la chaleur sèche du désert. J’aperçois très loin à l’orient des taches immobiles. Des maisons ? des bateaux ? Ce sont des maisons sur pilotis. A cause des bas-fonds, nous jetons l’ancre à près de trois milles de cet étrange village perdu au milieu de la mer. A l’aide de la jumelle marine, je ne découvre pas la moindre langue de terre. De grandes barques pontées viennent à nous, voiles blanches sur les vagues bleues que soulève une forte brise. Elles appartiennent à la Société des Pêcheries russes qui a un comptoir ici et sont maniées avec beaucoup d’adresse par des Turcomans à la taille fine, aux mouvements souples. Vêtus d’une robe légère, rose ou verte, sans col, serrée par une ceinture sur une chemise blanche, coiffés d’un énorme et haut bonnet de peau de mouton à poils longs, ils ont des visages secs de Mongols aux pommettes saillantes, de petits yeux bridés luisants comme agates, la figure longue et jaune que termine une touffe de barbe en pointe.
Ils nous apportent les récoltes du village ; ce sont force poissons qui remplissent deux ou trois cents barriques. Elles vont remonter la Volga et de là se répandre sur le territoire immense de la Russie où, pour deux sous, le moujik aura sa portion de poisson salé.
Lorsque notre chargement est terminé, nous restons à attendre je ne sais quoi, mais je n’en suis plus à m’impatienter du temps perdu. Au loin, entre le village et nous, apparaît une petite barque. Bientôt, aux oscillations des vagues, je vois luire des baïonnettes au soleil. La barque accoste, un officier monte à bord, puis deux soldats en armes, puis un homme, puis trois soldats encore et un sous-officier. L’officier prend un verre de bière avec le commandant avant de regagner la terre, mais nous gardons les soldats et l’homme qui s’installent à l’avant sur les barriques encombrant le pont.
Cet homme doit avoir une trentaine d’années ; il est vêtu comme un paysan, une chemise, des pantalons bouffants, des bottes, une casquette à visière ; il a une barbe blonde et des yeux bleus, c’est le type du moujik qui va coloniser les steppes asiatiques. Mais quel crime a-t-il commis pour qu’on l’entoure d’une telle escorte militaire ? Il ne semble pas un bandit redoutable. A-t-il tué ? Pourquoi ?
Il montre une certaine jovialité et ses plaisanteries, accompagnées parfois de quelque geste grossier, font rire les jeunes soldats. Pourtant à le regarder avec plus d’attention, il n’est pas difficile de trouver l’inquiétude au fond de ces yeux bleus. Sa gaîté maintenant me paraît jouée.
Je suis seul, du reste, à m’intéresser à lui. Les autres passagers n’ont pas eu le moindre mouvement de curiosité.
J’envoie Morteza aux renseignements. Morteza ne sait pas le russe, mais sur ce petit bateau qui fait le service de la rive méridionale de la Caspienne, chacun parle persan.
Il revient à moi :
— Monsieur, c’est un déserteur qui s’est enfui pendant la guerre de Mandchourie.
Pendant la guerre de Mandchourie ! Il y a quatre ans déjà. Cet homme, comment avait-il gagné les déserts de la Transcaspie ? Là, perdu près de la frontière persane, dans une partie de l’empire où sur cent lieues carrées n’habitent pas dix Européens, il se croyait sauvé. Il vivait libre et misérable, au bout du monde vraiment… Et voilà qu’un jour les gendarmes sont venus, et maintenant six soldats, baïonnette au canon, le ramènent vers les villes du nord, vers la caserne où il sera jugé. Désertion en temps de guerre. Que dit le code russe ? La mort, ou les travaux forcés en Sibérie…
Cette histoire me tracasse. Ce châtiment qui arrive tant d’années après l’offense me gêne. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour cet homme. Je lui envoie des cigarettes par Morteza.
Avec la nuit, le vent devient plus fort, mais la chaleur diminue à peine. Je ne peux me décider à rentrer dans ma cabine où l’on suffoque et où je serai la proie des punaises. Je vais dormir à la belle étoile et déroule mon mince matelas sur le pont supérieur.
De petites vagues rageuses secouent notre vieux bateau ; nous roulons assez fortement.
Avant de m’endormir, je regarde le pont au-dessous de moi. Sur les madriers fermant l’ouverture de la cale, deux soldats sont étendus à côté du déserteur ; ils ont posé leurs fusils près d’eux.
Des vagues montent parfois à l’avant du bateau et des embruns éclaboussent alors les trois hommes abrités tant bien que mal derrière les barils de poissons salés. Un des soldats dort ; il est tout jeune, la lumière vive de la lampe électrique suspendue au mât et qui éclaire pour moi cette scène me montre son visage imberbe et son teint rose de grand enfant. L’autre s’agite, et se retourne, et j’imagine, sans peine, qu’il ressent les premières atteintes du mal de mer. Le déserteur est sur le dos, la casquette sur les yeux, immobile.
Ayant fumé une dernière cigarette, je m’enveloppe dans ma couverture et me couche. Je m’endormis aussitôt, mais d’un sommeil troublé. Je me sentais rouler au gré du roulis du bateau ; tout engourdi, je me remettais sur mon matelas. Le vent sifflait dans les cordages, et plus d’une fois des gouttes d’eau me fouettèrent la figure. Quand j’ouvrais les yeux, je voyais l’officier de quart qui faisait dix pas sur la passerelle, s’arrêtait, regardait l’horizon, puis la boussole et recommençait sa course monotone. Au-dessus de nous, la fumée vomie par la cheminée était drossée violemment à angle droit du bateau et rayait d’une large bande noire le ciel étincelant d’étoiles…
Soudain, des cris, un tumulte d’hommes se bousculant et, sec, un coup de feu me réveillent. En un clin d’œil, je suis debout.
Une aube grise éclaire le ciel à l’orient. Sur le pont inférieur, dans la lumière nette de la lampe, le groupe des soldats. L’un d’eux, le fusil à la main, regarde la mer. Ils parlent violemment et se querellent. Le commandant du bateau arrive ; le sergent, au port d’armes, s’adresse à lui. Sa voix tremble ; il montre la mer derrière nous et, à ses gestes, je comprends qu’il demande qu’on fasse marche arrière. Le commandant interroge les deux soldats qui ont passé la nuit près du déserteur ; ils répondent avec gêne. Puis le commandant a un mouvement d’épaules qui signifie : « A quoi bon ? » Et le bateau dont la marche avait été ralentie repart de toute sa vitesse vers le nord.
A déjeuner seulement, j’ai des détails par le commandant, car les récits de Morteza sont incompréhensibles. Les soldats s’étaient endormis. A cinq heures, l’un d’eux avait été réveillé par un paquet de mer. Il avait regardé à côté de lui : le prisonnier n’était plus là ! Avec son camarade, affolé comme lui, il avait fouillé le pont. Personne. Alors il avait averti le sergent. Un des soldats, perdant la tête à l’idée de la responsabilité encourue, avait tiré au hasard sur la mer, croyant apercevoir dans le jeu mouvant des vagues, un point noir, la tête du déserteur.
— Comment chercher cet homme ? me dit le commandant. Nous ne savons même pas à quelle heure il a sauté à la mer. Il a pris une bouée au bastingage. Mais que deviendra-t-il ? Nous sommes à dix milles de la côte — il ne le savait sans doute pas — et le vent souffle fort de terre. Il n’a pas une chance sur mille d’être sauvé par une barque de pêche. C’est un homme perdu.
Je revois les yeux inquiets du déserteur. Il est en train d’agoniser à cette heure au milieu des mille vagues bleues de la Caspienne. J’ai le cœur serré.
— Allons, me dit le commandant, prenez donc du caviar. Il est frais d’hier soir…
Krasnovodsk.
11 septembre.
C’est, sur la Caspienne, la tête de ligne du chemin de fer transcaspien. De beaux paquebots, chaque jour, la relient à Bakou par un trajet de seize heures.
Krasnovodsk n’est pas un lieu de plaisir. C’est un passage. Personne ne pensa jamais à s’établir ici pour son agrément. Elle ouvre la porte de l’Asie centrale. Annenkof fit partir de Krasnovodsk, voici plus de quarante ans, le chemin de fer qui mène à Askhabad, à Merv, à Samarcande, à Tachkend. Krasnovodsk est construite sur la pierre, au pied même de hautes collines rocheuses qui l’abritent des vents du nord. Il n’y a pas un arbre, pas un arbuste. Des rues longues et poudreuses, bordées de petites maisons à un étage, écrasées sur le sable. La chaleur et l’ennui y sont, en été, insupportables. Toute la vie de Krasnovodsk est sur le débarcadère des bateaux. Les mères y amènent leurs filles pour qu’elles admirent et envient ceux qui ne font que passer. Parfois un Européen s’arrête, bien malgré lui. La Transcaspie est un territoire militaire. Il faut à un étranger, même pour la traverser, une autorisation que seul Saint-Pétersbourg peut délivrer. Si la permission n’est pas arrivée, ou si elle n’est pas en règle, le gendarme vous interdit l’accès du train. L’Européen sacre, tempête, montre la lettre de son ambassade disant que l’autorisation est accordée, rien n’y fait.
Ainsi en fut-il pour moi et j’ai appris à connaître le gendarme russe dont le vocabulaire est limité. Il n’a que deux mots : « Mojno » et « Nié mojno ». Avec le premier, vous passez partout ; avec le second vous restez sur place.
En débarquant du bateau, un vieux policier au nez énorme, rouge et luisant, prend mon passeport et m’indique une auberge où je lui ferai la grâce d’attendre sa visite. Une heure plus tard, il arrive dans le sale hôtel où je bois du thé. Avec de grands salamalecs, il me rend mon passeport en m’assurant que je suis en règle et que mon autorisation est inscrite sur les registres de la police.
A sept heures, je vais à la gare prendre l’unique train quotidien à destination d’Askhabad. La dame préposée aux billets me demande mon permis. Je lui remets la lettre du ministre de Russie à Téhéran déclarant que le ministère de la Guerre m’ouvre la porte de la Transcaspie et du Turkestan. Un gendarme s’en empare et disparaît.
Au bout de dix minutes, il revient : « Nié mojno. » Je vais chez le chef de la gendarmerie. Même refrain. Une conversation s’engage à quatre personnes. Lui, moi, un Persan qui sait le russe et, hélas ! l’inévitable Morteza qui me dessert comme interprète. Nous n’arrivons à aucun résultat. La gendarmerie ne me connaît pas et me retient à Krasnovodsk. Naturellement Morteza, comme toujours, épouse la cause du gendarme, se rend à la force de ses arguments et me dit son éternel : « Il ne se contente pas. »
Et je rentre à l’hôtel furieux, après beaucoup de tapage. Au milieu de la nuit, la police y fait irruption. Elle m’apporte non des menaces, mais des excuses. Mon permis est en règle, je puis partir. La police avait oublié de prévenir la gendarmerie. Ce sont choses qui arrivent ailleurs qu’en Russie. Je pars enfin pour Askhabad avec vingt-quatre heures de retard, et à la gare, cette fois-ci, le gendarme, après avoir lu avec quelque difficulté le document officiel, prononce ce seul mot : « Mojno ».
Au matin, je me réveille en plein désert. A droite, les montagnes toutes voisines, la chaîne de l’Elbourz, prolongement de l’Himalaya, qui sépare la Transcaspie de l’Iran. A gauche, le désert le plus plat, le plus nu, le plus dépourvu d’accidents de terrain qu’on puisse imaginer. De loin en loin une station, un poste d’eau, mais de village point ; partout le sable stérile. Le soleil commence à faire sentir sa force. En plein été, la chaleur est ici insoutenable. Aujourd’hui même, l’air chaud vibre à la surface du sol et j’aperçois à l’horizon des lacs sous des arbres ombreux ; le vent ride la face de l’eau et agite les branches… Ainsi de la fenêtre d’un wagon-restaurant, je m’offre d’admirables mirages.
Aux stations, je vois quelques Turcomans. Ce sont de beaux hommes, grands et souples ; ils portent des robes de couleurs vives. Ils ont eu le temps de s’habituer au chemin de fer et prennent le train. Mais cela n’a pas été sans peine. Ce qu’ils ont eu le plus de difficulté à comprendre, c’est la fixité des tarifs. L’Orient est un pays de marchandage ; rien n’y a une valeur précise et tout marché est le sujet de longues et patientes discussions. Au début, ils venaient aux gares et demandaient, par exemple, un billet pour Askhabad. « Un rouble soixante-quinze kopeks, » disait l’employé. Le Turcoman réfléchissait un moment et tirait cinquante kopeks de sa bourse. « Ne pouvons-nous nous arranger ainsi ? » faisait-il. Sur le refus de l’employé, il ajoutait quelques kopeks. L’employé les repoussait. « Je reviendrai donc un autre jour, » répondait le Turcoman qui s’en allait tranquillement. Une semaine plus tard, il était là. Et le même marchandage recommençait. Il lui a fallu des mois et des années pour comprendre qu’à la gare tout au moins, on vendait une extraordinaire denrée dont le prix ne variait jamais, quels que fussent le temps et la saison, l’affluence ou le manque de clients. Cela est contraire à toutes les lois de l’économie politique dont les Turcomans, s’ils ne la connaissent pas comme science, ont au moins un juste et sûr instinct.
A une station, un prêtre monte dans mon compartiment. Il est bien étonné d’y trouver un Européen ne connaissant pas dix mots de russe[1]. Il ne sait pas le français, mais il est si éloquent, sa mimique est si persuasive que je comprends les propos qu’il me tient. Voici en substance ce qu’il me dit :
[1] C’est à cela que se monte à peu près mon bagage. Pour l’instant il me suffit. A Méched, comme la fille du prince Dabija, mon hôte, avait l’amabilité de s’effrayer de me voir partir pour un si long voyage dans une partie reculée de son pays sans en connaître la langue, je lui demandai de m’apprendre les quelques mots indispensables pour vivre.
— Comment dit-on bouillon ? dis-je.
— Bouillôn.
— Et bifteck ?
— Bifteck.
— Et vin ?
— Vino.
— Il ne m’en faut pas davantage, m’écriai-je.
Et je partis.
— Vous êtes Français. Vous habitez le plus beau pays du monde. Il y a chez vous des villes populeuses et magnifiques, des champs, des forêts et des fleuves, et vous traversez un monde entier pour venir dans ce désert affreux qui n’est que sable, poussière, chaleur. A-t-on jamais vu un original pareil ?
Et mon brave prêtre éclate d’un rire sonore qui le renverse sur les coussins de velours rouge.
A Gheok-Tépé, halte un peu plus longue. Gheok-Tépé a été le lieu d’un combat célèbre entre Russes et Turcomans en 1881. Cette bataille est d’autant plus réputée qu’il y a eu fort peu de faits d’armes dans la conquête de l’Asie par les Russes, laquelle a été opérée par des moyens plus subtils et intelligents que le canon. Skobelef commandait les Russes à Gheok-Tépé. Les murs en terre battue de l’aoul des Turcomans sont encore debout. Skobelef fit creuser une mine sous un point des murailles, y attira les défenseurs par une attaque simulée. La mine éclata et envoya dans les airs les corps et, jusqu’au ciel, les âmes des Turcomans morts pour leur patrie et pour leur foi.
Un petit musée proche de la station réunit les souvenirs de ce combat par lequel fut assurée la domination russe en Transcaspie et le train s’arrête une demi-heure pour laisser aux voyageurs le temps de le visiter. J’y trouve quatre murs nus. Le musée a été vidé au bénéfice de l’exposition d’été à Tachkend. Il reste quelques photographies et sur l’une d’entre elles on voit un mécréant de Turcoman prêt à égorger un magnifique officier orthodoxe qui, à la demande du photographe, ne bouge pas.
Nous arrivons à Askhabad vers trois heures avec beaucoup de retard dû au vent qui a soufflé avec furie dans le désert pendant la nuit. Parfois il entasse le sable sur la ligne et arrête la locomotive. En automne et au printemps, c’est l’eau des pluies ; en hiver, la glace, qui sont chargées de bloquer la voie. Ainsi le beau et le mauvais temps et toutes les saisons conspirent pour retarder les trains sur le chemin de fer de Transcaspie.
Askhabad, ville neuve, siège du gouvernement de Transcaspie, est, pour le voyageur qui passe, dénuée d’agrément.