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La cocarde rouge

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CHAPITRE VII
L’ALARME

En ce temps-là, un brasier sur la place du marché, cinq ou six lanternes aux carrefours, constituaient à peu près tout l’éclairage public de la ville. Aussi, quand je fis halte pour laisser souffler mon cheval au haut de la côte, passé le pont Valentré, et jetai un regard en arrière sur Cahors, je ne vis que ténèbres, interrompues çà et là d’une touche de clarté jaunâtre, qui montrait un pan de mur ou le bord d’un toit. Rien d’autre ne décelait le mystère de la cité endormie.

Tout autour, la rivière recourbait sa luisance à peine discernable. Par-dessus, des nuages couraient dans le ciel, et un vent, froid pour la saison, ou du moins froid par contraste avec la chaleur du jour, me rafraîchissait le sang et peu à peu m’emplissait l’âme de la solennité de la nuit.

Pendant que les chevaux reprenaient haleine, la fièvre qui m’avait possédé au cours des dernières heures s’apaisa, ne laissant derrière elle qu’un étonnement mêlé de regrets. Mon exaltation disparue, la scène à laquelle je venais d’assister perdit tout attrait ; et je ne tardai guère à la juger plus sévèrement. La paix nocturne me laissait percevoir une fausse note dans les cyniques vantardises et dans les projets, égoïstes au dernier point, que je venais d’écouter durant des heures. Ce « La France, c’est nous » de la marquise, qui avait sonné si bien au milieu des lumières et des scintillements du salon, parmi les dentelles, les coiffures « en fripons » et les gilets fleur-de-pêcher, apparaissait une folie en présence de la nuit grandiose qui recélait vingt-cinq millions de Français.

Néanmoins, ce que j’avais fait était fait. Je portais à ma boutonnière la cocarde blanche ; j’étais voué à l’ordre, et à mon ordre. Et cela valait peut-être mieux ainsi. Mais, à la réflexion, mon enthousiasme tomba ; et par un singulier mécanisme, à mesure qu’il s’affaissait, et que le souvenir de la scène où je venais de prendre part perdait son emprise, le devoir qui m’avait amené à Cahors recouvrait son importance. Plus s’affaiblissait l’influence de Mme de Saint-Alais, plus se renforçait l’image de sa fille, assise dans son carrosse, solitaire et effrayée. A la fin, je remontai vivement à cheval, et m’évertuai à oublier mes pensées dans la rapidité de ma course.

Mais il n’est pas aussi aisé de s’échapper à soi-même la nuit que le jour. Le bruit du vent dans les châtaigniers, les nuages en fuite et le dur retentissement des sabots sur la route, m’imprégnaient pour ainsi dire d’une gravité qui ralentissait le cours de mon sang. Les gens de ma suite parlaient d’une voix endormie ou trottaient en silence. Je pouvais me croire à cent lieues de la ville. Pas une lumière sur le plateau. Dans le monde nocturne où nous nous enfoncions, dans ce monde de noires et mystérieuses silhouettes apparues soudain sur le ciel pâle, et aussi vite résorbées, nous étions les seuls êtres vivants.

A la fin nous atteignîmes la hauteur qui domine Saint-Alais, et je cherchai aussitôt des lumières au fond de la vallée, oubliant qu’il allait être minuit dans une heure, et que depuis longtemps le village était plongé dans le sommeil. Cette déception, avec la lenteur de notre allure, car l’abrupte descente nous forçait d’aller au pas, m’impatientait ; et quand j’ouïs derrière moi, au bout d’un instant, un bruit particulier, que je connaissais trop bien, j’éclatai.

— Arrête, imbécile ! m’écriai-je, en retenant mon cheval et me retournant sur ma selle. Cette jument a cassé son fer encore une fois, et tu continues comme si de rien n’était. Descends et regardes-y. Crois-tu donc…

— Excusez, monsieur, balbutia Gilles, qui s’était endormi sur sa selle.

Il se laissa glisser à bas. La jument qu’il montait, une bête de prix, — avait le tic de casser un de ses fers de derrière ; après quoi, à la première occasion, elle se mettait à boiter. Buton avait essayé sur elle tous les modes de ferrure, mais sans succès.

Je sautai à terre pendant que le valet soulevait le pied de sa bête. Mon oreille ne m’avait pas trompé : le fer était cassé. Gilles s’efforça d’enlever le fragment de métal resté sur le sabot, mais la jument était rétive, et il dut y renoncer.

— Elle ne peut aller jusqu’à Saux dans cet état, m’écriai-je avec colère.

Les deux hommes restèrent silencieux une minute, en considérant la bête. Puis Gilles parla.

— La forge de Saint-Alais n’est pas à cent cinquante toises en descendant l’allée, monsieur, dit-il. Et le tournant est là-bas. Nous pourrions éveiller Petit-Jean, l’amener ici avec ses tenailles. Mais…

— Mais quoi ? fis-je d’un ton bourru.

— Je me suis disputé avec lui à la foire de Cahors, monsieur, répondit Gilles piteusement, et je crains qu’il ne veuille pas venir pour nous.

— Très bien, dis-je avec brusquerie. C’est moi qui irai. Et toi, reste ici, et fais tenir cette bête tranquille.

André tint l’étrier pour m’aider à monter. La maréchalerie, la première baraque du village, était à cinq cents pas plus loin, et raisonnablement, j’aurais dû y aller à cheval. Mais mon irritation me portait à faire tout le contraire de ce qu’on me proposait, et, refusant rudement son aide, je partis à pied. Au bout de cinquante pas, j’arrivais au chemin de traverse qui mène à Saint-Alais, et je m’y engageai, cessant aussitôt de percevoir l’allègre tintement des mors et le bruit des voix humaines.

Des peupliers s’élevaient de chaque côté sur les hauts talus qui encaissaient l’allée ; il y faisait noir comme dans un four, et je marchais presque à tâtons. Un faux-pas que je fis acheva de m’exaspérer, et je maudis les Saint-Alais pour leurs ornières et la lune pour son coucher prématuré. Le susurrement continuel des peupliers m’accompagnait, et, je ne sais pourquoi, me persécutait. Je trébuchai de nouveau, et pestai contre Gilles, puis je m’arrêtai, prêtant l’oreille. Bien qu’engagé dans ce chemin creux, le tintement des mors me parvenait de nouveau, comme si les chevaux me suivaient.

Je m’irritai tout d’abord, croyant que les valets avaient enfreint mes ordres. Mais je m’aperçus que ce bruit m’arrivait de devant, et qu’il était plus fort et plus grave que le cliquetis d’une gourmette ou d’une bride. Je m’avançais péniblement, assez surpris, lorsqu’une lueur vague et rougeoyante, qui brillait dans les ténèbres, entre les peupliers, me porta à croire que l’on travaillait à la forge.

Je trouvai la circonstance heureuse, quoique singulière. Mais au-delà d’un tournant, j’arrivai en vue de la maréchalerie. Je m’arrêtai stupéfait. La forge était en pleine activité. Deux marteaux fonctionnaient ; je les voyais s’élever et retomber, et je les entendais battre le métal en cadence. La rouge réverbération du foyer inondait la route, embrasait les arbres d’en face, et projetait sur le ciel leurs ombres démesurées.

Ce spectacle me plongea dans le dernier étonnement, car il était presque minuit. Par bonheur, je vis autre chose qui m’étonna davantage encore, et retint mes pas. Entre la forge et la haie contre laquelle je me trouvais, une quantité d’hommes en mouvement s’affairaient de-ci de-là, des hommes aux bras nus et aux têtes hirsutes, dépoitraillés, la peau noircie et brûlée. J’aurais pu les compter difficilement, car ils se déplaçaient trop vite ; et je n’essayai pas de le faire. Il me suffit de voir qu’une moitié d’entre eux portaient des piques et des fourches, qu’un individu les répartissait par escouades, leur donnant des instructions ; et que, nonobstant la manœuvre régulière des marteaux, une hâte sauvage caractérisait leurs mouvements.

Tout d’abord je restai pétrifié. Puis instinctivement, je me rapprochai de la haie, dans l’ombre, et regardai de nouveau. Celui qui jouait le rôle de chef portait sur son épaule une cognée, dont le large fer, sous les lueurs de la fournaise, semblait ruisseler de sang. Cet individu ne tenait pas en place. Tantôt il allait d’un groupe à l’autre, gesticulant, prodiguant les ordres et les encouragements, ou bien il retirait un homme d’une escouade et l’introduisait de force dans la voisine ; ou bien il faisait une courte harangue, dont je ne voyais que la mimique, car je me trouvais éloigné de cent pas ; ou bien il pénétrait dans la forge, et sa large carrure interceptait momentanément la lumière. C’était Petit-Jean, le forgeron.

Je mis à profit l’obscurité passagère qui résulta de l’une de ces occultations, pour me rapprocher un peu. Je ne doutais en rien que tout cela présageât du sang, du feu, des crimes, des flammes montant vers le ciel, des cris d’épouvante dans la nuit. Mais je voulais en savoir davantage. Je me rapprochai donc, tour à tour me défilant le long de la haie, ou me coulant dans le fossé, tant qu’à la fin cinq ou six toises seulement me séparèrent de la horde. Arrivé là, je restai immobile, tandis que Petit-Jean ressortait pour distribuer une nouvelle brassée d’armes, agrippées aussitôt par des poignes avides. Je pouvais entendre, à cette heure, et ce que j’entendis me fit frémir. Le nom de Gargouf volait de bouche en bouche. On dévouait à d’atroces tortures et à des morts lentes le régisseur de Saint-Alais ; on allait lui faire expier enfin tous ses vieux péchés, ses attentats, ses tyrannies, hautement dénoncés pour la première fois.

Enfin, quelqu’un donna le signal, en criant à pleine voix : « Au château ! au château ! » et à ce cri, les sentiments que m’inspirait le spectacle se métamorphosèrent en une terreur pressante. J’allai pour m’élancer. Je voulais apparaître en pleine lumière à ces hommes, les convaincre, les menacer, les supplier, les détourner de leur projet par un moyen quelconque. Mais un seul instant de réflexion me démontra la vanité de cette tentative. Ceux que j’avais devant moi n’étaient plus ces paysans que j’avais connus depuis toujours ; ce n’étaient plus des croquants mornes et résignés, mais bien des bêtes féroces ; je le lisais dans leurs gestes et dans la raucité de leurs voix. En me montrant je n’aboutirais qu’à me faire massacrer. Par cette considération je me reculai, gagnai le plus épais de l’ombre, et tournant les talons, m’élançai dans l’avenue. Les ornières et l’obscurité n’avaient plus aucune importance pour moi. Si je trébuchais, je ne le remarquais même pas. Si je tombais, je ne m’en souciais. En moins de deux minutes, j’arrivai tout hors d’haleine devant mes serviteurs ébahis, et m’évertuai à leur expliquer vite ce qu’ils devaient faire.

— Le village a pris les armes ! haletai-je. Ils veulent brûler le château, et Mlle Denise y est ! Toi, Gilles, monte à cheval, galope, sans perdre une minute, jusqu’à Cahors, et dis-le à M. le marquis. Il doit amener tout ce qu’il pourra de renforts. Et toi, André, va-t’en à Saux. Vois l’abbé Benoît. Prie-le de faire tout son possible… d’amener tout ce qu’il pourra.

Au lieu de répondre, ils restaient bouche bée, à considérer les ténèbres.

— Et la jument, monsieur ? demanda enfin l’un d’eux, niaisement.

— Imbécile ! qu’elle aille au diable ! m’écriai-je. Il est bien question de jument ! Ne comprends-tu pas que le château…

— Et vous, monsieur ?

— Je vais gagner le château par l’aile du jardin. Allons, en route ! En route, mes amis ! Cent livres à chacun de vous si l’on sauve le château !

Je leur dis le château, parce que je n’osais parler de ce que j’avais en réalité dans l’esprit ; parce que je n’osais me représenter l’innocente jeune fille au pouvoir de ces monstres. Mais ce fut cette pensée qui me stimula, ce fut elle qui me donna la force, tandis que mes gens s’éloignaient à peine, de me frayer un passage à travers l’épaisseur de la haie, comme s’il se fût agi d’une simple toile d’araignée. Une fois de l’autre côté, à découvert, je traversai à toute vitesse un champ, puis un second, côtoyai le village, et me dirigeai sur les jardins qui aboutissaient à l’aile orientale du château. Je les connaissais bien : leur partie la plus éloignée des bâtiments, et de l’accès le plus facile, était un taillis dans lequel j’avais joué maintes fois étant petit. Il n’y avait alentour, en fait de clôture, qu’une palissade de planches, et plus rien entre ce taillis et la partie plus soignée du jardin. Ouvrant sur ce jardin, une poterne donnait accès à un corridor qui menait au grand vestibule du château. Le bâtiment, oblong et régulier, agrandi par le père du marquis, comprenait deux ailes et un corps central. A cent pas de la façade commençait la rue du village ; une large avenue, poudreuse et mal ombragée, allait de l’entrée principale au portail, dont les grilles restaient ouvertes jour et nuit.

Les séditieux n’avaient donc à franchir qu’une courte distance ; nul obstacle ne les séparait de la maison, et une fois arrivés là, ils n’en trouveraient d’autres que des portes et des volets sans résistance, si même ces derniers étaient clos. Tout courant, je songeais avec effroi à ce manque absolu de protection, et je voyais déjà les misérables enfoncer les portes, envahir les parquets cirés, et s’engouffrer dans le large escalier.

Cette pensée me donnait des ailes. J’avais plus de chemin à faire qu’eux, et des haies à franchir, mais les premiers bruits de leur approche n’avaient pas encore atteint la maison, que je me trouvais déjà dans le taillis, où je me frayais un chemin, butant contre les souches et les buissons, tombant à plusieurs reprises, couvert de sueur et de poussière, mais toujours allant de l’avant.

A la fin je débouchai à l’air libre du jardin, parmi les allées ombreuses, les nymphes et les faunes ; et je regardai vers le village. Une sinistre lueur rouge apparaissait au loin parmi les troncs de l’avenue ; une rumeur de voix s’élevait… Ils arrivaient ! Je ne perdis que le temps d’un simple coup d’œil, et je descendis au galop entre les statues de l’allée. Dix secondes de plus, et j’entrais dans l’ombre plus dense du château, j’atteignais la porte… Je l’éprouvai d’un coup d’épaule. Elle résistait ! Elle résistait, alors que chaque seconde était sans prix. Je ne pouvais plus voir les lueurs des torches, ni entendre les voix de la foule, car l’angle de la maison les interceptait ; mais je n’imaginais que trop vivement leur approche : je les croyais déjà à la grande porte.

Je martelai les panneaux à coups de poing ; puis je cherchai à tâtons la poignée de la serrure et la trouvai. Elle tourna, mais la porte tint bon. Je la secouai. Je la secouai de nouveau, frénétiquement. A la fin, oubliant la prudence, j’appelai, de plus en plus haut. Alors, après un siècle, me sembla-t-il, où je restai à panteler parmi les ténèbres, j’ouïs dans le corridor des pas mal assurés qui s’approchaient, et vis naître et s’éclairer sous la porte une raie de lumière. Enfin, une voix chevrotante interrogea :

— Qui est là ?

— M. de Saux, répliquai-je avec impatience, M. de Saux ! Faites-moi entrer ! Faites-moi entrer, vous dis-je !

Et je heurtai les panneaux avec colère.

— Mais, monsieur, répondit la voix de plus en plus chevrotante, qu’y a-t-il donc ?

— Ce qu’il y a ? Ils vont mettre le feu au château, imbécile ! m’écriai-je. Ouvrez ! ouvrez ! si vous ne voulez pas être brûlés vifs !

Après une dernière hésitation, l’homme ôta la barre. En un clin d’œil, je me trouvai à l’intérieur, dans un étroit corridor aux murs salés et décrépits. Un vieil homme, édenté et sénile, un vieux valet que j’avais vu souvent occupé à dévider de la laine dans l’antichambre, se tenait devant moi, porteur d’un flambeau de fer. A ma vue, la lumière vacilla dans sa main, et il ouvrit une bouche démesurée. Je compris que je n’avais rien à attendre de lui, et je lui arrachai la barre pour l’assujettir de nouveau moi-même. Puis j’empoignai le flambeau.

— Vite ! fis-je tout palpitant. Menez-moi auprès de votre maîtresse.

— Monsieur ?

— A l’étage ! vite ! à l’étage !

Il voulut parler, mais je ne m’attardai pas à l’écouter. Connaissant le chemin, et en possession de la lumière, je le plantai là et me précipitai dans le corridor. Après avoir trébuché contre plusieurs matelas étalés par terre, et destinés apparemment à la valetaille, j’arrivai dans le vestibule. Mon lumignon éclairait à peine cet antre de ténèbres. Mais il me suffit pour voir que la porte était barricadée, et je me dirigeai vers l’escalier. Je mettais le pied sur la première marche, quand le vieux valet, qui me suivait de toute la vitesse dont ses jambes flageolantes étaient susceptibles, alla donner contre un rouet qui se trouvait là. Le rouet se renversa à grand bruit, et aussitôt un chœur de cris et de lamentations s’éleva, au-dessus de nos têtes. J’escaladai les marches quatre à quatre, et sur le palier trouvai mes criards, réunis en un groupe terrifié, auprès d’une chandelle de suif posée sur le parquet, et dont la douteuse lueur était bien faite pour augmenter leurs alarmes. Les plus proches de moi étaient un vieux valet de pied et un galopin, dont les yeux terrifiés rencontrèrent les miens tandis que je montais les dernières marches. Derrière eux, et blotties contre une banquette de tapisserie adossée au mur, j’aperçus le reste : trois ou quatre femmes, qui piaillaient et se cachaient la figure dans les jupes de leurs voisines. Sans lever les yeux ni tenir compte de ma présence, elles continuèrent à pousser des cris.

Le vieillard, d’un juron chevrotant, essaya de les faire taire.

— Où est Gargouf ? lui demandai-je.

— Il est allé barrer les portes de derrière, monsieur, répondit-il.

— Et mademoiselle ?

— La voilà.

Ce disant il s’écarta, et me montra une épaisse tenture qui cachait la fenêtre ogive du palier. Je la vis s’agiter, et de ses plis émergea Denise, son petit minois puéril couvert de pâleur, mais singulièrement calme. Elle portait une robe claire et flottante, ajustée en hâte, et ses cheveux non coiffés retombaient sur ses épaules. A la faible lueur des deux chandelles et dans la confusion, elle ne m’aperçut pas tout d’abord.

— Gargouf est-il revenu ? demanda-t-elle.

— Non, mademoiselle, mais…

L’homme alla pour me désigner ; elle l’interrompit d’une exclamation de colère.

— Faites taire ces idiotes, dit-elle. Oh ! faites taire ces idiotes ! Je ne m’entends pas moi-même ! Que quelqu’un aille me chercher Gargouf ! Êtes-vous tous incapables de rien faire ?

L’un des vieux valets se mit en route d’un air affairé, laissant au milieu du groupe affolé de terreur la frêle et pâle jeune fille qui de tout son pouvoir se défendait contre la crainte. La tenture sombre qu’elle avait derrière elle mettait bien en relief la beauté de son visage et de ses formes, mais l’admiration était le dernier de mes soucis.

— Mademoiselle, dis-je, vous allez fuir par la porte du jardin.

Elle tressaillit et me regarda fixement, de ses yeux dilatés.

— Monsieur de Saux, murmura-t-elle. Vous ici ? Je ne… Je ne comprends pas. Je croyais…

— Tout le village est en marche, dis-je. Dans un moment ils seront ici.

— Ils y sont déjà, répondit-elle d’une voix faible.

Elle voulait dire seulement que par la fenêtre elle venait de les voir approcher ; mais la sourde rumeur qui montait dans l’air, au dehors, et traversait les murs, à chaque instant plus haute et plus menaçante, fit interpréter ses paroles autrement. Les femmes pâlirent en l’écoutant et redoublèrent de lamentations. Un faux mouvement convulsif de l’une d’elles renversa l’un des flambeaux. Le vieillard qui m’avait ouvert se mit à pleurer.

— Morbleu ! criai-je rudement, ces oiseaux de malheur ne se tairont-ils pas ?

Car ce vacarme m’empêchait de réfléchir, et la réflexion était plus nécessaire que jamais.

— Taisez-vous, idiotes, continuai-je, personne ne vous fera de mal, à vous. Et vous, mademoiselle, veuillez venir avec moi. Il n’y a pas un instant à perdre. Le jardin par où je suis entré…

Mais elle me regarda de telle sorte que je me tus.

— Est-il indispensable de partir ? interrogea-t-elle. N’y a-t-il plus d’autre moyen, monsieur ?

Le brouhaha, au dehors, devenait plus violent.

— Qu’avez-vous en fait d’hommes ? dis-je.

— Voici Gargouf, répondit-elle. Il vous le dira.

Je me tournai, et vis surgir de la cage d’escalier le régisseur, comme toujours dur et sévère. Il tenait un flambeau d’une main et un pistolet de l’autre ; et je remarquai dans son regard une expression de fureur concentrée. A son aspect, les femmes se remirent à brailler de plus belle. Mais je fus bien aise de le voir, car lui du moins ne montrait aucun signe de faiblesse. Je lui demandai combien il avait d’hommes.

— Ils sont devant vous, répliqua-t-il, sèchement, sans paraître étonné de ma présence.

— C’est là tout ?

— Il y en avait trois autres, dit-il. Mais j’ai trouvé les portes déverrouillées, et les oiseaux envolés. Je réserve à l’un d’eux ceci, reprit-il, avec un sombre regard sur son pistolet.

— Il faut que mademoiselle s’en aille.

Il haussa les épaules avec une indifférence qui me mit hors de moi.

— Comment voulez-vous ? fit-il.

— Par la porte du jardin.

— Ils y sont. Le château est cerné.

Je jetai un cri de détresse ; et au même moment, comme pour confirmer son dire, un coup furieux retentit sur la grande porte d’entrée, et réveillant tous les échos de la maison, proclama que l’heure fatale était venue. Un second coup suivit le premier, puis une grêle de coups. Tandis que les servantes braillaient en s’accrochant les unes aux autres, j’échangeai un regard avec Denise.

— Il faut vous cacher, murmurai-je.

— Non, non, fit-elle.

— Nous trouverons bien un endroit, dis-je, en jetant à la ronde un regard angoissé, et sans tenir compte de sa réponse. (Le fracas des coups devenait assourdissant.) Dans le…

— Je ne me cacherai pas, monsieur, déclara-t-elle.

Son visage était blême, et ses yeux vacillaient à chaque coup. Mais celle que j’avais devant moi n’était plus la jeune vierge qui était restée muette en ma présence quelques jours plus tôt ; c’était bien Mlle de Saint-Alais, dépositaire d’un long passé d’honneur.

— Ce sont nos vassaux. Je vais leur parler, reprit-elle en s’avançant avec bravoure, malgré le tremblement de ses lèvres. Et s’ils osent…

— Ils ont perdu le sens, répliquai-je. Ils sont fous ! Mais il reste une chance, et je n’en vois guère d’autre. Si je m’adresse à eux avant qu’ils n’aient pénétré, je réussirai peut-être. Un instant, mademoiselle ; masquez cette lumière, je vous prie.

Quelqu’un m’obéit ; je me retournai fiévreusement et saisis la tenture. Mais Gargouf me devança. Il retint mon bras, et arrêta mon geste.

— Qu’est-ce donc ? Qu’allez-vous faire ? grogna-t-il.

— Leur parler de la fenêtre.

— Ils ne vous écouteront pas.

— N’importe, je veux essayer. Que nous reste-t-il d’autre ?

— Des balles et de l’acier, répondit-il, d’un ton qui me fit frémir. Voilà les fusils de chasse de M. le marquis ; ils portent juste. Prenez-en un, monsieur le vicomte ; je prendrai l’autre. Il en reste encore deux, et nos hommes savent tirer. Nous tiendrons l’escalier, à tout le moins.

Je pris machinalement l’un des fusils, au milieu de cet affreux tintamarre : des lamentations et un tonnerre de coups à l’intérieur ; au dehors, les hurlements farouches de la foule forcenée. Nul secours à attendre, de toute une heure ; et sur le moment le cœur me défaillit dans cette passe désespérée. J’admirai le courage du régisseur.

— Vous n’avez pas peur ? lui demandai-je.

Je savais à quel point il avait foulé les pauvres misérables du dehors ; combien il les avait affamés, pressurés et maltraités depuis de longues années.

Il maudit ces brutes.

— Vous défendrez mademoiselle ? dis-je fiévreusement.

Je voulais, je crois, me fortifier de son assurance.

Il m’étreignit la main dans une poigne de fer, et je n’en demandai pas davantage. Mais au bout d’un instant je poussai un cri.

— Ah ! mais ils vont mettre le feu au château ! exclamai-je. A quoi bon tenir l’escalier, s’ils nous grillent comme des rats ?

— Nous mourrons ensemble, fut sa seule réponse.

Et décochant un coup de pied à l’une des pleurardes accroupies :

— Te tairas-tu, carogne ! dit-il. Crois-tu que ça te sauvera, de brailler ?

Mais j’entendis la porte du bas se disloquer, et bondissant à la fenêtre, j’écartai la tenture. Un flot de clarté rougeâtre pénétra, qui teignit le plafond d’une couleur de sang. Ma seule crainte était d’arriver trop tard, et que la porte cédât ou que la foule enfonçât la poterne avant que je pusse me faire entendre. Par bonheur la fenêtre ne résista point, je l’ouvris toute grande, une bouffée d’air frais me fouetta le visage, et en un clin d’œil je fus dehors, sur l’étroite corniche de la fenêtre surmontant la grande porte. Au-dessous de moi s’étalait un spectacle que, Dieu merci ! bien peu de châteaux en France avaient vu depuis les années d’Henri III.

Un peu à l’écart, le grand colombier brûlait, et projetait en l’air une colonne de fumée qui, se rabattant sur l’avenue, cachait tout ce qui se trouvait derrière sous un voile fuligineux traversé de temps à autre par l’ardente réverbération des flammes. Silhouettés en noir sur la clarté, des hommes, actifs comme des démons, attisaient le feu avec de la paille. Au delà du colombier flambaient une remise et une meule de foin ; et plus près, juste devant le château, une multitude de formes mouvantes couraient de-ci de-là, les unes s’attaquant à la porte et aux fenêtres, d’autres apportant du combustible, toutes s’agitant, vociférant, riant — riant d’un rire de damnés, à la musique des flammes crépitantes et des vitres qui éclataient.

Je vis au premier rang Petit-Jean qui donnait des ordres ; et des hommes l’entouraient. Aussi acharnées que les hommes, il y avait également des femmes, et une entre autres, toute dépoitraillée, hurlant des malédictions et brandissant ses armes, qui ajoutait à la scène une note suprême d’atrocité. Ce fut elle qui me vit la première ; et me désignant avec des mots infâmes, elle nous maudissait, moi et ceux du château, et à grands cris demandait notre sang.

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