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La cocarde rouge

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CHAPITRE X
LE MATIN QUI SUIT LA TEMPÊTE

Arrivés au carrefour, l’abbé Benoît eut la précaution d’y laisser un homme pour attendre ceux qui venaient de Cahors, et leur faire savoir que Mlle de Saint-Alais était sauvée. Nous avions fait à peine une demi-lieue quand un bruit de galopade nous annonça qu’ils nous suivaient. Je commençais à sortir de l’hébétude où m’avaient plongé les émotions de la nuit, et j’arrêtai mon cheval pour transmettre mon fardeau à M. de Saint-Alais, au cas où il voudrait s’en charger.

Mais il ne faisait point partie de la troupe. C’était Louis qui la conduisait, et je fus étonné de ne voir avec lui que six ou sept domestiques, le vieux M. de Gontaut, l’un des Harincourt et un étranger. Leurs chevaux étaient haletants et fumants de leur course rapide, et les yeux des cavaliers étincelaient d’émotion. Nul ne parut trouver singulier de me voir porter Denise ; mais quand tous eurent en hâte remercié Dieu de son salut, ils s’informèrent bien vite du nombre des émeutiers.

— Près d’une centaine, dis-je. Autant du moins que j’en puis juger. Mais où est M. le marquis ?

— Il n’était pas revenu quand on nous a donné l’alarme.

— Vous êtes bien peu nombreux.

Louis poussa un juron de dépit.

— C’est tout ce que j’ai pu rassembler, dit-il. Marignac apprenait au même moment que le feu était à son château, et il a emmené une douzaine de nos hôtes. Une vingtaine ont pris peur ; et ils sont montés à cheval au plus vite pour aller voir ce qui se passait chez eux. En somme, conclut-il amèrement, j’ai vu que chacun pensait d’abord à soi. Réserve faite, bien entendu, de mes excellents amis ici présents.

M. de Gontaut s’efforça de ricaner, mais il s’étrangla faute de souffle.

— C’est une des beautés du malheur, haleta-t-il.

Le pauvre homme avait peine à se tenir en selle.

— Mais vous allez venir à Saux ! dis-je, comme ils tournaient bride dans une nuée de vapeur qui se détachait vaguement sur la nuit.

— Non pas ! répondit Louis, en sacrant de nouveau (mais je trouvai tout naturel qu’il fût hors de lui, et que son humeur paisible de toujours l’eût abandonné). C’est l’instant ou jamais ! Si nous les attrapons sur le fait…

Je n’entendis pas le reste. Ses paroles se perdirent dans le trot des chevaux, qu’ils poussaient de l’éperon en dévalant la route. Ils étaient déjà à cinquante pas, quand l’un d’eux, se détachant de la cavalcade, tourna bride et s’en revint vers moi. C’était l’étranger, le seul de la compagnie, en dehors des serviteurs, que je ne connaissais pas.

— Comment sont-ils armés, je vous prie ? me demanda-t-il.

— Ils ont au moins un fusil, répondis-je, en l’examinant avec curiosité. Peut-être plus, à cette heure. La majorité avait des piques et des fourches.

— Et leur chef ?

— C’est Petit-Jean, le maréchal ferrant de Saint-Alais, qui les commandait.

— Je vous remercie, monsieur le vicomte, dit-il en saluant.

Puis, donnant de l’éperon à sa monture, il partit au galop pour rejoindre les autres.

Je n’étais pas en état de les seconder, et il me tardait de remettre Denise aux soins des femmes. Quand donc ils eurent disparu, nous poursuivîmes notre chemin. L’abbé Benoît et moi nous taisions, pensifs, mais les autres bavardaient entre eux sans arrêt. La tête de Denise reposait sur mon épaule droite. Je sentais le léger battement de son cœur ; et durant cette lente et sombre chevauchée, j’eus le loisir de rêver à beaucoup de choses. Quel courage, quelle volonté ferme, avait montrés cette pauvre petite échappée de couvent, alors qu’une quinzaine plus tôt elle n’avait su trouver un mot à me dire ; mais aussi quelle faiblesse féminine, chère à mon cœur d’homme, avait finalement vaincu sa réserve, et l’avait jetée à mon cou, sanglotante. Le doux parfum de sa chevelure emplissait mes narines ; j’aspirais à mettre un baiser sur son front mi-voilé. Mais si une heure avait suffi pour m’apprendre à l’aimer, j’avais appris aussi à la respecter davantage. Je refrénai mon désir, je le pressai avec plus de tendresse, et m’efforçai de songer à autre chose tant qu’elle serait dans mes bras.

Si j’y éprouvai de la difficulté, ce ne fut point faute de matière à réflexions. La clarté de l’incendie rougissait tout le ciel, derrière nous ; la rumeur de la foule nous poursuivait ; plus d’une fois, sur notre chemin, nous croisâmes des formes furtives qui s’enfonçaient dans les ténèbres, comme pour aller se joindre aux émeutiers. L’abbé Benoît croyait voir un second incendie, à une lieue dans l’est ; et avec le trouble et le bouleversement général de cette nuit, je me serais à peine étonné si les flammes eussent éclaté devant nous, pour nous apprendre qu’il y avait aussi le feu à Saux.

Mais ce coup me fut épargné. Au contraire, le village tout entier vint à notre rencontre avec des lumières, et nous fit cortège, en poussant des vivats, depuis la grille jusqu’au perron du château. Une fois là, dans la clarté des torches, et au milieu d’un profond silence de curiosité sympathique, Mlle de Saint-Alais fut enlevée de ma selle et transportée dans la maison. Les femmes qui se pressaient devant la porte se penchèrent pour la suivre des yeux, mais je fus le seul à entrer derrière elle.


Bien des choses qui semblent belles la nuit, présentent au jour un aspect hideux ; et d’autres que nous avons supportées sans difficulté sur le moment, paraissent monstrueuses et intolérables dans le recul du souvenir. Quand je me réveillai le matin, dans le vaste fauteuil du vestibule — où, suivant la tradition, Louis XIII s’était assis jadis — et qu’après trois heures d’un sommeil imparfait, je vis André penché sur moi, et le soleil entrant à flots par la porte et la fenêtre, je crus tout d’abord avoir rêvé ce que je me rappelais des événements de la nuit. Mais mon regard tomba sur la paire de pistolets que j’avais placés à côté de moi, et sur le plateau garni des verres qui avaient servi à nous désaltérer, le curé et moi, je compris que tout cela était de la réalité. Je me dressai d’un bond.

— Est-ce que M. de Saint-Alais est ici ? demandai-je.

— Non, monsieur.

— Et M. le comte ?

— Non plus, monsieur.

— Hé quoi ! m’écriai-je. Personne de chez eux n’est donc venu ?

Car je m’étais endormi avec la persuasion que l’on m’éveillerait au bout d’une heure pour les recevoir.

— Non, monsieur le vicomte, répliqua le vieux valet, personne, excepté un monsieur qui était avec eux et qui actuellement se promène dans le jardin avec M. le curé. Et quant à celui-là…

— Eh bien ? dis-je sèchement, car André, qui avait pris son air le plus grave et le plus entendu, se taisait et reniflait avec mépris.

— Celui-là ne semble pas valoir qu’on éveille monsieur le vicomte pour lui, répliqua-t-il d’un air entêté. Mais M. le curé l’a voulu quand même ; et par le temps qui court, il nous faut trotter pour un forgeron mieux que pour un directeur de la régie.

— Buton est donc ici ?

— Oui, monsieur ; et il se promène sur la terrasse, comme s’il se croyait chez lui. Je ne sais pas où nous allons, reprit-il, d’un ton grondeur et élevant la voix comme je me disposais à m’éloigner, ni ce qui va sortir de tout cela. Mais quand monsieur le vicomte a fait enlever le carcan, j’ai bien vu ce qui allait arriver. Oh ! oui, continua-t-il de plus en plus haut, avec son plateau en main, et me lançant un regard réprobateur, j’ai bien vu ce qui allait arriver ! Je l’ai bien vu !

A coup sûr, si je n’avais été jeté tout à fait en dehors de la commune ornière de pensée, j’aurais, moi aussi, trouvé quelque chose de singulier à l’assemblage des trois hommes que je trouvai faisant les cent pas sur la terrasse. Au milieu était l’abbé Benoît, les yeux baissés et les mains derrière le dos ; d’un côté il avait Buton, fruste et balourd avec ses larges épaules et sa blouse maculée ; de l’autre côté marchait l’étranger de la nuit, un homme de moyenne taille, correct, mais très simplement vêtu, avec des bottes de cheval et une épée. En me rappelant qu’il avait fait partie de la troupe de Louis, je m’étonnai de le voir porter les trois couleurs ; mais j’étais surtout inquiet de savoir ce qu’il était advenu des autres. Sans nous arrêter aux cérémonies, je lui posai la question.

— Ils ont attaqué les émeutiers, perdu un homme, et été repoussés, répondit-il, précis et laconique.

— Et M. le comte ?

— N’a pas été blessé. Il est retourné à Cahors, pour chercher du monde. Quant à moi, on semblait prendre mes avis en mauvaise part, et je suis venu ici.

Il me parlait comme à son égal, d’une façon brusque et allant droit au fait, et avec l’air d’être et à la fois de n’être pas un gentilhomme. Voyant qu’il m’intriguait, le curé se hâta de le présenter.

— Monsieur le vicomte, vous avez devant vous M. le capitaine Hugues, sorti de l’armée américaine. Il a mis ses services à la disposition du Comité.

— Dans l’intention, poursuivit le capitaine, avant que j’eusse le temps de me reconnaître, d’instruire et commander un corps de volontaires à lever en Quercy, pour maintenir l’ordre. Appelez-les milice ; appelez-les comme vous voudrez.

J’étais passablement démonté. Cet homme, alerte, actif, pratique, dont la poche laissait dépasser la crosse d’un pistolet, était une nouveauté pour moi.

— Vous avez servi Sa Majesté ? dis-je enfin, pour me donner le temps de réfléchir.

— Non pas, répondit-il. Il n’y a pas d’avenir dans cette armée, si l’on ne possède plusieurs quartiers. J’ai servi sous les ordres du général Washington.

— Mais je vous ai vu la nuit dernière avec M. de Saint-Alais ?

— Quoi d’étonnant, monsieur le vicomte ? répliqua-t-il, en me regardant bien en face. A peine arrivé, j’entends dire que l’on brûle un château. Je me suis mis à la disposition de M. le comte. Mais ces messieurs manquent de méthode, et ils refusent d’être conseillés.

— Ma foi, dis-je, ces procédés me paraissent un peu abusifs. Vous savez…

— Le château de M. de Marignac a été brûlé la nuit dernière, dit doucement le curé.

— Oh !

— Et nous en apprendrons d’autres, je le crains. Nous devons, je pense, regarder les choses en face, monsieur le vicomte.

— Il n’est pas question de penser ni de regarder, mais d’agir ! interrompit rudement le capitaine. Il nous reste devant nous tout un long jour d’été, mais si nous n’avons pas fait quelque chose d’ici ce soir, c’est une triste aurore qui se lèvera demain sur le Quercy.

— N’y a-t-il pas les troupes du roi ? dis-je.

— Elles refusent d’obéir. Elles sont par conséquent plus nuisibles qu’utiles.

— Et leurs officiers ?

— Ils sont fidèles ; mais haïs du peuple. Un chevalier de Saint-Louis est pour le peuple ce qu’est pour un taureau une étoffe rouge. Croyez-moi, ils ont assez à faire de maintenir leurs hommes dans les casernes, et de sauver leurs propres têtes.

Je n’aimais pas sa familiarité, ni son langage tranchant ; mais néanmoins j’étais incapable de reprendre le ton sur lequel j’avais parlé la veille. La veille, j’aurais trouvé intolérable que Buton fût là à nous écouter. Aujourd’hui je trouvais la chose toute naturelle. Cet officier, d’ailleurs, était un autre homme que Doury ; des arguments qui avaient accablé l’un seraient restés sans effet sur l’autre. Je m’en rendis compte, et à tout hasard, demandai à l’abbé Benoît ce qu’il avait l’intention de faire.

Il ne répondit pas. Ce fut le capitaine qui parla.

— Nous voudrions vous voir entrer dans le Comité.

— J’ai discuté cela hier, répondis-je avec quelque raideur. Je ne puis y consentir. L’abbé Benoît a dû vous l’expliquer.

— Ce n’est pas la réponse de l’abbé Benoît que je désire, répliqua le capitaine. C’est la vôtre, monsieur le vicomte.

— J’ai répondu hier, dis-je hautainement, et j’ai refusé.

— Aujourd’hui n’est plus hier, riposta-t-il. Hier, le château de M. de Saint-Alais était debout ; ce n’est plus aujourd’hui qu’un décombre fumant. Celui de M. de Marignac est dans le même état. Hier, sur beaucoup de points, nous en restions aux conjectures. Aujourd’hui les faits parlent d’eux-mêmes. Quelques heures d’hésitation, et la province sera en feu d’un bout à l’autre.

Je n’en pouvais disconvenir. Toutefois il y avait autre chose que je ne pouvais faire, c’était de me déjuger une fois de plus. J’avais solennellement pris la cocarde blanche dans le salon de Mme de Saint-Alais, et le courage me manquait pour exécuter une nouvelle volte-face. Je me refusai à la palinodie.

— C’est impossible, impossible dans mon cas, balbutiai-je enfin avec embarras et d’une façon quelque peu incohérente. Pourquoi vous adresser encore à moi, au lieu d’aller trouver quelqu’un d’autre ? Il y en a deux cents dont les noms…

— Ne nous seraient d’aucun usage, répondit brusquement M. le capitaine. Le vôtre au contraire rassurerait les timides, attacherait à notre cause les gens modérés, et ne rebuterait pas les masses. Je veux être franc avec vous, monsieur le vicomte, reprit-il, sur un autre ton. J’ai besoin de votre concours. Je veux bien courir des risques, mais seulement les risques indispensables ; et je voudrais tenir ma nomination aussi bien d’en haut que d’en bas. Donnez votre adhésion au Comité, et j’accepte leur nomination. Sans doute je pourrais pacifier le Quercy au nom du tiers état seul, mais je préférerais fusiller, pendre, écarteler, au nom de tous les trois réunis.

— Je vous le répète, il y en a d’autres…

— Vous oubliez que je dois mater la canaille de Cahors, répliqua-t-il avec impatience, non moins que ces abrutis de paysans, qui croient la fin du monde arrivée. Et ces autres dont vous parlez…

— Sont inacceptables, dit doucement l’abbé Benoît, tout en m’adressant un regard d’intelligence.

La brise légère du matin soulevait les plis de sa soutane, et révélait la maigreur de ses jambes. Il tenait son tricorne au-dessus de sa tête, pour se protéger du soleil. Je sentais qu’il y avait un conflit dans son esprit tout comme dans le mien, et qu’il désirait m’avoir avec eux et ne m’avoir pas ; et cette intuition m’encourageait à lui résister, malgré ses paroles.

— C’est impossible, dis-je.

— Pourquoi ?

La nécessité de répondre me fut épargnée. J’étais tourné vers la porte du château, et ce dernier mot à peine prononcé, j’en vis sortir André accompagné de M. de Saint-Alais. La façon dont le vieux serviteur annonça : « M. le marquis de Saint-Alais, qui demande à voir M. le vicomte ! » nous scandalisa légèrement, car elle décelait un secret triomphe ; mais de la part de Saint-Alais qui s’approchait, rien ne laissa voir qu’il eût remarqué ce détail. Il s’avança d’un air parfaitement serein, et me salua avec cordialité. Je me figurai tout d’abord qu’il ne savait pas ce qui s’était passé la nuit ; mais ses premiers mots dissipèrent cette illusion.

— Monsieur le vicomte, dit-il, m’interpellant d’un ton à la fois gracieux et dégagé, nous vous devons une reconnaissance éternelle. J’avais affaire au dehors, hier soir, et je n’ai pu intervenir ; et mon frère, paraît-il, est arrivé trop tard, à supposer qu’il eût pu quelque chose avec une si petite troupe. J’ai vu ma sœur en traversant la maison, et elle m’a donné quelques détails.

— Elle a quitté sa chambre ? m’écriai-je tout surpris.

Les trois autres personnages s’étaient retirés un peu à l’écart, afin de nous laisser nous entretenir à l’aise.

— Oui, répondit-il, en souriant un peu de mon étonnement. Et je puis vous assurer, monsieur le vicomte, qu’elle a dit de vous tout autant de bien qu’une jeune fille en peut dire. Du reste, ma mère sera mieux qualifiée que moi pour vous exprimer la gratitude de la famille. En attendant, j’espère que votre santé n’a pas souffert de cette algarade.

Je balbutiai une réponse ; mais je savais à peine ce que je disais, tant l’attitude de Saint-Alais était différente de ce que j’attendais, son calme dégagé et sa gaieté si éloignés de la rage et de l’emportement qui eussent semblé naturels chez qui venait d’apprendre la destruction de son château et l’assassinat de son régisseur. Je n’en revenais pas. Je le voyais paré avec son soin et son élégance habituels, et j’étais convaincu pourtant qu’il avait été sur pied toute la nuit ; les attentats contre son château et celui de Marignac venaient démentir ses prédictions les plus confiantes ; et il ne montrait aucun signe d’irritation !

J’en restais confondu, vertigineux. Cependant il me fallait dire quelque chose. J’exprimai le souhait que Mlle Denise ne se ressentirait pas trop de ses aventures.

— Elle ? je n’en ai pas peur, dit-il. Nous autres Saint-Alais ne sommes pas des femmelettes. Et après une nuit de repos… Mais je crains de vous avoir interrompu ?

Et pour la première fois il daigna jeter les yeux sur mes compagnons.

— C’est à l’abbé Benoît et à Buton ici présents, que doivent aller en réalité vos remerciements, monsieur le marquis, repris-je. Car sans leur aide…

— Tiens, tiens ! en vérité ? fit-il froidement. On me l’avait déjà dit.

— Mais vous ne savez pas tout ? exclamai-je.

— Je pense que si, dit-il.

Puis, continuant à les regarder tout en me parlant, il reprit :

— Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, monsieur le vicomte. Il y avait une fois un homme qui en voulait à son voisin parce que la récolte de celui-ci était plus belle que la sienne. Il alla donc, nuitamment et en secret, et pas tout à la fois — pas tout à la fois, messieurs, mais petit à petit — il fit déborder sur les terres de son voisin le bras de rivière qui passait auprès de leurs domaines à tous les deux. Son succès fut tel que bientôt l’inondation non seulement couvrit la récolte, mais menaça de noyer le voisin en personne, et après cela sa propre récolte et lui-même ! Comprenant trop tard sa folie… Cet apologue vous amuse, monsieur le curé ?

— Il ne me concerne pas, répondit l’abbé Benoît, avec un pâle sourire.

— Je ne suis le domestique de personne, prétendait un esclave, riposta Saint-Alais avec un ricanement discret.

— C’est une indignité, monsieur le marquis ! m’écriai-je, perdant patience. Je viens de vous dire que sans M. le curé et le forgeron que voici, Mlle Denise et moi…

— Et moi, répliqua-t-il, m’interrompant avec une jovialité feinte, je viens de vous dire ce que j’en pense, monsieur le vicomte. Voilà tout.

— Mais vous ignorez donc ce qui s’est passé ? réitérai-je, exaspéré par son injustice. Vous ignorez, il faut que vous ignoriez, que quand l’abbé Benoît et ses compagnons sont arrivés, Mlle de Saint-Alais et moi nous trouvions dans la situation la plus critique ? qu’ils ont couru les plus grands risques pour nous en tirer ? et que notre salut final est dû en grande partie aux trois couleurs, qui nous ont fait respecter de ces misérables, mieux que tout déploiement de force en notre pouvoir.

— C’est donc vrai, cela aussi ? fit-il, se rembrunissant. J’aurai quelque chose à dire là-dessus tout à l’heure. Mais d’abord, puis-je vous poser une question, monsieur le vicomte ? Suis-je en droit de supposer que ces messieurs sont venus vous solliciter de la part, excusez-moi si je ne le qualifie pas comme il faut, de l’Honorable Comité de Salut public ?

Je fis un signe affirmatif.

— Et je présume que j’ai à les féliciter de votre acceptation ?

— Pas le moins du monde ! répliquai-je, avec fierté. Ce monsieur (et je désignai le capitaine Hugues) m’a exposé certaines propositions et certains arguments en leur faveur.

— Mais il ne vous a pas exposé le plus fort de tous ces arguments, intervint le capitaine, avec un bref salut. Je le découvre, et vous le verrez comme moi, monsieur le vicomte, dans M. le marquis de Saint-Alais !

Le marquis le dévisagea froidement.

— Je vous suis fort obligé, fit-il avec dédain. A l’occasion, peut-être aurai-je quelque chose de plus à vous dire. Mais pour l’instant, je parle à M. le vicomte.

Et il s’adressa de nouveau à moi :

— Ces messieurs vous ont sollicité. Dois-je entendre que vous avez décliné leurs propositions ?

— Absolument ! répondis-je. Mais, ajoutai-je avec chaleur, il ne s’ensuit pas que je manque de gratitude ou de sentiments humains.

— Ah, ah ! dit-il.

Puis, d’un air détaché :

— Je vois là votre valet. Pourrais-je disposer de lui un moment ?

— Certainement.

Il fit un signe du doigt à André, qui nous regardait du haut du perron. Le valet accourut prendre ses ordres.

Saint-Alais s’adressa de nouveau à moi :

— J’ai bien votre autorisation ?

Je m’inclinai, sans comprendre.

— Allez, mon ami, allez trouver Mlle de Saint-Alais, dit-il. Elle est dans la grande salle. Priez-la de vouloir bien nous honorer de sa présence.

André s’éloigna de son air le plus digne, et nous restâmes dans l’étonnement. Personne ne disait mot. J’aurais voulu consulter du regard l’abbé Benoît, mais je ne l’osai, car le marquis, son sourire impénétrable sur le visage, me me quittait pas des yeux, et je craignais qu’il ne me soupçonnât de faiblesse. Cette attente dura jusqu’au moment où Mlle Denise apparut sur le seuil du château et après une courte pause, vint nous rejoindre sur la terrasse.

Elle portait une robe qui avait, je crois, appartenu à ma mère, et qui était trop longue pour elle ; mais elle me sembla lui aller à ravir. Un fichu lui couvrait les épaules, et un autre, passant par-dessus ses cheveux poudrés, retombait à petits plis sur son cou et ses oreilles. A ce délicieux négligé, sa rougeur ajoutait un nouvel attrait, tandis qu’elle s’approchait de nous, en se garantissant les yeux du soleil. Je la revoyais pour la première fois depuis que les femmes l’avaient enlevée de ma selle, et elle m’apparut à cette heure, comme une divinité qui s’avançait sur la terrasse dans la jeune lumière du matin. Je ne comprenais pas comment j’avais pu renoncer à elle. Un désir absurde me saisit, de provoquer son frère et de l’enlever, elle, hors de cet affreux imbroglio de partis politiques.

Mais elle ne me regarda point, et mon cœur se serra. Elle n’avait d’yeux que pour M. le marquis, et s’approchait de lui comme s’il l’eût attirée par un moyen magnétique.

— Mademoiselle, dit-il gravement, il paraît que vous avez échappé la nuit dernière grâce à votre adoption d’un emblème que je vous vois porter encore. C’est un de ceux que nul sujet de Sa Majesté n’a le droit de porter avec honneur. Voulez-vous me faire le plaisir de l’ôter ?

Pâlissant et rougissant tour à tour, elle nous lança un regard de détresse.

— Monsieur ? murmura-t-elle, comme si elle ne comprenait pas.

— J’ai parlé assez clair, ce me semble, dit-il. Ayez la bonté d’enlever cet objet.

Se courbant sous l’avanie, elle hésita, et parut un instant prête à fondre en larmes. Puis, les lèvres frémissantes, et avec des doigts qui tremblaient, elle obéit, et se mit en devoir de détacher la cocarde tricolore que les domestiques — à son insu, peut-être — avaient transférée de son autre robe sur celle qu’elle portait à cette heure. Elle mit longtemps à l’enlever, sous nos regards, et je bouillais d’indignation. Mais je n’osai intervenir ; et les autres la considéraient gravement.

— Je vous remercie, dit M. de Saint-Alais, quand à la fin elle fut parvenue à défaire l’épingle. Je vois, mademoiselle, que vous êtes une vraie Saint-Alais, préférant mourir que devoir votre salut à une félonie. Ayez la bonté de jeter cela par terre, et de marcher dessus.

Elle sursauta violemment à ces paroles. Nous tous aussi, je crois bien. Je sais que je fis un pas en avant ; et, si M. le marquis n’eût levé la main, je l’aurais empêchée d’obéir. Mais je n’en avais pas le droit : nous n’étions que des spectateurs, c’était à elle de décider. Elle resta une minute sans souffle et sans mouvement, les yeux fixés sur son frère ; puis, toujours fascinée par lui, avec un soupir convulsif, elle leva la main d’un geste lent et mécanique, et lâcha le ruban. Il tomba en tournoyant.

— Marchez dessus ! dit le marquis, impitoyable.

Elle tremblait de tous ses membres ; son visage, son visage d’enfant, blêmit. Mais elle ne bougeait pas.

— Marchez dessus ! réitéra-t-il.

Alors, sans regarder à terre, elle avança un pied, et en effleura le ruban tricolore.

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