La cocarde rouge
CHAPITRE XXIV
L’ÂGE D’OR
Ayant dit ces mots, il me poussa vers la porte qui conduisait au vestibule intérieur et à la poterne. Un instant de retard, je ne l’ignorais pas, pouvait coûter une existence, et d’ailleurs avant peu les derrières du bâtiment seraient occupés, et ma sortie interdite : on ne pouvait donc s’attendre à me voir balancer.
Et néanmoins je balançai. Le corps principal des partisans de Froment avait reflué aux étages, et nous pouvions les entendre tirer des toits et des fenêtres. Leur chef restait presque seul au milieu du carreau, dans une attitude vigilante et pensive ; tandis qu’un petit groupe de rubans verts, les plus résolus de ses hommes, se pressaient en grognant devant la porte barricadée. Parmi la lugubre illumination de ce cloître et le désordre des fenêtres bouchées, la solitude qui entourait sa personne éveilla en moi presque de la pitié : je fis même un pas vers lui. Mais il levait précisément son regard devenu sombre, et il m’éloigna d’un geste irrité. Je compris alors que j’étais bien loin de ses pensées, et qu’à ce moment où l’édifice élevé au prix de tant de soins et à de si grands risques, allait s’écrouler sur lui, ce n’était pas à nous qu’il songeait, mais bien à ceux qui se dérobaient, lui ayant promis leur concours, à ceux qui lui avaient prodigué les bonnes paroles, et le laissaient succomber. Je sortis.
Ce simple moment d’hésitation faillit me coûter cher. En dix enjambées j’atteignis la poterne en question, qui s’ouvrait dans l’épaisseur du mur, au bas de l’escalier principal. Mais déjà un homme y assujettissait la dernière barre. Je lui criai d’ouvrir.
— Ouvrez ! il faut que je sorte !
— Mordieu ! Il est trop tard ! fit-il, en me jetant un coup d’œil sinistre.
Mon cœur se serra : je craignais qu’il ne dît vrai. Pourtant il se mit à retirer les barres, tout en maugréant ; et au bout d’une demi-minute la porte fut libérée. Le pistolet au poing, il l’ouvrit, sans ôter la chaîne, et regarda au dehors. Elle donnait sur une étroite allée, qui, Dieu merci, était encore déserte. Il laissa retomber la chaîne, et me jeta presque dehors, en s’écriant :
— Prenez à gauche !
Tout ébloui par l’éclat du soleil je tournai dans cette direction, et aussitôt j’entendis la porte claquer derrière moi, et la chaîne grincer dans son emboîture.
Les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche amortissaient le bruit de la foule et de la fusillade ; mais comme je descendais l’allée, nu-tête et serrant le pistolet que m’avait donné Froment, une nouvelle bouffée de bruit s’éleva derrière moi, et m’apprit que les assaillants venaient de pénétrer dans la ruelle par l’extrémité opposée, et que si j’avais tardé un instant de plus, je serais arrivé trop tard.
En fait, ma situation était peu réconfortante, sinon désespérée. Étranger solitaire, sans chapeau ni insigne, connaissant mal la topographie de la ville, je pouvais à chaque tournant me jeter dans les bras de l’un des partis — qui me massacrerait. J’avais l’idée que la chapelle des Capucins était l’église où m’avait conduit Mme Catinot ; et mon premier soin fut de gagner la rue principale, qui menait dans cette direction. Mais la chose n’était pas facile : au bout de l’allée je ne trouvai qu’un second passage également rectiligne et sans ouvertures. Lorsque j’y fus entré, je tournai après un instant d’hésitation sur ma gauche ; mais avant d’avoir fait dix pas, j’entendis des clameurs devant moi, et je fis halte et revins sur mes pas. M’élançant dans l’autre direction je débouchai dans une petite cour sombre et pareille à un puits, qui n’offrait pas d’autre issue. J’y restai un moment pantelant et indécis, rendu frénétique et presque désespéré par l’idée que, tandis que je restais là à balancer, le dé peut-être était jeté et ceux que je cherchais périssaient faute de mon secours.
J’allais rebrousser chemin, décidé coûte que coûte à affronter la bande d’émeutiers que j’entendais venir derrière moi, lorsqu’une croisée ouverte au rez-de-chaussée de l’une des maisons environnant la cour attira mon regard. Elle était à portée du sol, et sa vue me détermina. La maison devait posséder une sortie sur la rue. En dix enjambées je traversai la cour, et appuyant une main sur le cadre de la croisée, m’enlevai par-dessus, retombai de travers sur un tabouret, et m’abattis lourdement sur le parquet.
Je me relevai aussitôt, sans mal, mais un cri féminin me perça les oreilles, et une femme, une jeune fille, se blottit loin de moi, pâle, adossée à la porte. Je l’avais surprise agenouillée, en prières, et j’avais failli m’abattre sur elle. Lorsque je la regardai elle poussa de nouveau un cri ; je l’objurguai, au nom du ciel, de se taire.
— La porte ! indiquez-moi seulement la porte ! exclamai-je. Montrez-la-moi : je ne veux de mal à personne.
— Qui êtes-vous ? balbutia-t-elle.
Et toujours s’écartant de moi, elle me considérait de ses yeux élargis.
— Morbleu ! qu’est-ce que cela peut vous faire ? répliquai-je farouchement. La porte, femme ! la porte de la rue !
Je m’avançai sur elle, et le même effroi qui venait de la paralyser lui rendit ses sens. Elle ouvrit la porte derrière elle, et me désigna muettement un couloir. Je m’y précipitai, heureux de mon succès, mais je n’avais pas encore débarré la porte que je trouvai devant moi, qu’une seconde femme surgit d’une chambre latérale, et à ma vue jeta les bras au ciel avec un cri d’effroi.
— Par où va-t-on à la chapelle des Capucins ? lui demandai-je.
Elle comprimait d’une main les battements de son cœur. Pourtant elle me répondit :
— Prenez à gauche ! Et puis à droite… Est-ce qu’ils arrivent ?
Je ne m’arrêtai pas à lui demander de qui elle parlait. Ayant réussi à ouvrir la porte, je franchis le seuil d’un bond. Mais après un coup d’œil des deux côtés de la rue, je rentrai précipitamment, et refermai la porte. La femme et moi nous nous regardâmes, et sans mot dire elle attrapa la barre que j’avais laissée tomber et l’assujettit dans ses crochets. Puis elle fit volte-face et s’élança dans l’escalier, où je la suivis. Quand nous passâmes devant elle, la fille que j’avais surprise dans sa chambre disparut comme un lapin dans son trou.
La femme me conduisit à la fenêtre d’une chambre de l’étage supérieur, et nous regardâmes au dehors sans nous laisser voir, et les yeux prudemment à hauteur de la boiserie. Je n’ai pas besoin de dire pourquoi j’étais rentré si vivement. Le brouhaha de voix nombreuses avait en un instant rempli toute la rue, tandis que la croisée tremblait du piétinement de milliers d’individus en marche. Par rangs successifs balayant toute la largeur de la chaussée, le peuple, ou du moins une partie, défila, les premiers pelotons formés en bon ordre, coude à coude, le mousquet sur l’épaule et vêtus d’une espèce d’uniforme. L’arrière-garde n’était qu’un farouche ramassis de va-nu-pieds, armés de piques et de haches, qui lançaient des regards aux fenêtres, brandissaient les poings, trépignaient et s’avançaient par sauts et par bonds avec une grande clameur :
— Aux Arènes ! aux Arènes !
Cette seule vue était suffisante pour glacer le sang des plus braves ; mais quand elle vit ce qu’il y avait au milieu du cortège, la femme se cramponna à mon bras, en poussant des cris d’horreur. Sur six longues piques, élevées par-dessus la foule, s’agitaient six têtes coupées, l’une, la première, chauve et grosse, et hideusement grimaçante. Ils les présentaient aux fenêtres, et secouaient en manière de jeu leurs chevelures ensanglantées. Ils passèrent, et en un moment la rue fut de nouveau silencieuse.
La femme, prostrée dans un fauteuil, murmura qu’ils avaient mis à sac le Cabaret de la Vierge, et que la tête chauve avait appartenu à un conseiller municipal, son voisin. Mais je ne m’attardai pas à l’écouter. Je la laissai là, et redescendant au plus vite, débarrai la porte et sortis. Tout était de nouveau singulièrement tranquille, au dehors. Le soleil matinal brillait, clair et chaud, sur la longueur de la rue déserte, et semblait démentir ce que je venais de voir. Nulle part aucun signe de vie, ni aucune tête aux fenêtres. Je m’arrêtai un instant au milieu du pavé, décontenancé, ahuri par la sérénité paisible du jour, et incertain de la direction à prendre. A la fin je me rappelai les indications de la femme, et suivis les traces du peuple jusqu’à la première rue à droite. Je m’y engageai, et je n’avais pas fait cinquante toises que je reconnus, un peu en avant de moi, la maison de Mme Catinot.
Sa large façade aveugle étalait au soleil de longues rangées de fenêtres aux volets clos, et sans nul signe de vie. Néanmoins, j’étais en pays de connaissance, et je la vis avec joie. Me jetant sur la porte, je heurtai longtemps avec obstination. Je faisais un tapage à réveiller les morts, dont résonnait chaque porte de cette rue déserte, qui le soir de mon arrivée grouillait de circulation. Je frémis au bruit, je frémis d’être exposé à tous les yeux sur les marches du perron, et m’attendis à voir une vingtaine de croisées s’ouvrir et se garnir de têtes.
Mais j’en étais encore à apprendre combien l’extrême panique rend sourd, et quelle force a l’instinct de lâcheté qui retient les gens pacifiques à leur foyer lorsque le sang coule à flots dans les rues. Pas un seul visage ne se montra aux fenêtres, pas une seule porte ne s’ouvrit ; pis même, j’eus beau frapper indéfiniment, la demeure que je prétendais éveiller resta morne et muette. Je reculai pour la contempler, puis revins à la charge, et heurtai de nouveau, sans plus me soucier de mon danger personnel.
Sans résultat. Ou plutôt non, pas tout à fait. L’écho de mes coups parut se prolonger vers le bout de la rue, puis il se renforça, devint une rumeur ample et grave, une rumeur trop familière : la foule s’en revenait !
Je maudis ma folie de m’être attardé. Je songeai au passage de derrière la maison, qui menait à la chapelle ; j’en trouvai l’entrée, et m’y précipitai. La rumeur lointaine devenait plus proche et plus haute, mais déjà je pouvais voir la porte basse de l’église, et je ralentis un peu ma course. A ce moment la porte s’ouvrit devant moi, et un homme y passa la tête. Je le vis le premier, et lisant sur ses traits vils l’effroi, la honte et la fureur, j’eus comme l’intuition de ce qu’il allait faire. Tout d’abord il inspecta le lointain, clignotant et s’abritant les yeux du soleil, puis il m’aperçut, et, me lançant un coup d’œil indiciblement traître, il prit la fuite.
Il laissa la porte entre-bâillée — je le soupçonnai d’être le sacristain qui désertait son poste — et j’en profitai pour pénétrer dans l’église. Je me trouvai en face d’un spectacle dont je me souviendrai toute ma vie ; car ce qui se passait au dehors, ce que je venais de voir au cours des minutes précédentes, lui conférait une solennité encore supérieure à celle de l’étrange service divin auquel j’avais là même assisté auparavant.
Le soleil brillait au dehors, quelques lampes d’autel à verre rubis projetaient une obscure clarté sur les colonnes, les tableaux, les voûtes perdues dans l’ombre, et en particulier sur la foule emplissant la nef : une foule de femmes agenouillées, dont les têtes dodelinaient et dont les voix lamentables chantaient les litanies de la Vierge.
Il y en avait plusieurs, principalement sur les confins de l’assemblée, qui se balançaient de-ci de-là, pleurant en silence, ou restaient immobiles comme des statues, le front appliqué sur les froides dalles. Les autres lançaient à droite et à gauche des coups d’œil furtifs, sursautaient au moindre bruit, et vagissaient des prières de leurs lèvres blêmes. Mais de plus en plus, les éclats passionnés des âmes plus braves tenaient les autres captives ; de plus en plus haut le rythme martelé des Ora pro nobis ! ora pro nobis ! s’élevait et s’enflait sous les voûtes de l’église ; il devenait de plus en plus fervent, de plus en plus obsédant, et plus farouche aussi l’abandon de la supplique, tant et si bien qu’à la fin je sentis les sanglots me monter à la gorge, et mon sein se gonfler de piété et d’enthousiasme… Ce fut alors que j’aperçus Denise.
Elle était agenouillée entre Mme Catinot et sa mère, aux premiers rangs de celles qui regardaient l’autel principal. De ma place je la voyais de profil, les yeux levés au ciel en une extase adoratrice. A l’idée qu’elle priait peut-être pour moi ; à l’idée que cette jeune fille si pure et si brave, que cette enfant douce, aimable et virginale pouvait affronter sans l’ombre de crainte ce danger mortel ; à l’idée qu’elle m’aimait et priait pour moi, je me sentis plus ou moins qu’un homme. Les pleurs me vinrent aux yeux, ma poitrine se souleva, et j’allais tomber à genoux, lorsque le grand portail, tout au fond de l’église, résonna sous un heurt tonitruant, suivi d’une grêle de coups et d’appels qui exigeaient l’entrée.
Un frisson d’épouvante courut parmi la foule agenouillée, et plusieurs femmes bondirent en hurlant et promenèrent autour d’elles des yeux égarés. Cependant la psalmodie monotone emplissait toujours les voûtes ; de plus en plus haut le rythme régulier des Ora pro nobis ! ora pro nobis ! s’élevait et retombait pour s’élever encore avec une véhémence de supplication, une force de répétition qui décelait des cœurs prêts à éclater. Mais à la fin, l’un des battants de la porte s’ouvrit au large. C’en était trop : les trois quarts des fidèles se dressèrent en poussant des cris ; seuls quelques-uns chantaient encore. A ce moment j’étais arrivé au milieu de la foule, et j’approchais de Denise ; j’allais l’atteindre, quand l’autre porte céda, et une dizaine d’hommes se ruèrent tumultueusement à l’intérieur. J’entrevis un prêtre, l’abbé Benoît, comme je le sus plus tard, qui s’efforçait de les arrêter en leur opposant un crucifix ; puis, dans la pénombre qui pour eux n’était que ténèbres, je m’aperçus — ô joie indicible ! — que les envahisseurs n’étaient pas l’avant-garde du peuple : au premier rang s’avançaient les deux Saint-Alais, souillés de sang et noirs de poudre, l’épée au poing et les vêtements en lambeaux, et derrière eux une vingtaine de leurs partisans.
Dans la joie de la délivrance les femmes se jetèrent au cou des hommes, et les plus éloignées éclatèrent en pleurs et en sanglots. Mais les hommes, après avoir assujetti les portes derrière eux, se mirent aussitôt en marche à travers l’église vers la petite sortie donnant sur l’allée : l’un criait que tout était perdu, un autre que la porte orientale était ouverte, et un troisième exhortait les femmes à se retirer, ajoutant que dans les maisons voisines elles seraient en sûreté, au lieu que l’église allait être saccagée : dès à présent les Calvinistes enfonçaient les portes du monastère par où les fugitifs avaient battu en retraite, après avoir été chassés des Arènes.
Tout ne fut plus aussitôt que panique, lamentations et confusion. J’ai ouï dire depuis que les hommes avaient très mal fait de prendre par l’église dans leur fuite, car s’ils avaient passé au large les femmes eussent été épargnées ; et il est de fait qu’en réalité, l’église ne fut pas mise à sac. Mais dans le pandémonium qu’était Nîmes ce matin-là, alors que les ruisseaux roulaient du sang, alors que les esprits étaient confondus par la brusque défaite, on ne saurait décider ce qui valait le mieux ; et je n’ai garde de blâmer personne.
La poussée générale vers la porte, qui suivit le discours de cet homme, me ramena un peu plus loin de Denise ; mais celle-ci, avec ses proches voisines, resta en place et laissa passer d’abord les plus timides ou égoïstes. J’eus le temps d’arriver à son côté. Elle avait rabattu jusque sur son visage la cape de sa mantille, et il me fallut lui toucher le bras pour qu’elle s’aperçût de ma présence. Alors, sans un mot, elle m’enlaça en relevant la tête : et d’apercevoir son visage sous la cape, ce fut pour moi le bonheur. O Dieu ! ce fut le bonheur, parmi cette scène d’épouvante.
Mme de Saint-Alais, tout en m’accueillant d’un sourire glacial, n’eut pas l’énergie de me repousser.
— Vous êtes prompt, monsieur, à profiter de la victoire, fit-elle, d’un ton cassant.
Et ce fut tout. Sans me laisser abattre, j’entourai de mon bras la taille de Denise, et suivis de près Louis et Mme Catinot. M. le marquis, après avoir échangé quelques mots avec sa mère, nous rejoignit. Dans ce mouvement, il jeta les yeux sur moi, mais se contenta de sourire, et à une question de sa mère, il répondit à haute voix :
— Mon Dieu, madame, qu’importe ? Nous avons joué notre va-tout, et nous avons perdu. Quittons la table !
Elle rabattit sa cape sur son visage ; et malgré la crainte et l’agitation de l’heure, ce geste me parut de sinistre augure, et une soudaine pitié m’envahit. Mais ce n’était pas l’heure des sentiments ni de la pitié : les poursuivants talonnaient de près les poursuivis. Nous étions encore dans l’église et à quelques pas du perron donnant sur la venelle, quand une ruée de piétinements se fit entendre derrière nous, à l’extérieur du grand portail, et tout aussitôt les portes retentirent sous une grêle de coups. Je me demandai si elles résisteraient jusqu’à ce que nous fussions dehors, et je sentis la petite personne que j’enlaçais frémir et se presser plus étroitement contre moi. Mais elles résistèrent, et une seconde plus tard la foule qui nous précédait nous fit place, et nous arrivâmes au grand jour extérieur, dans la venelle, que nous descendîmes en courant vers la maison de Mme Catinot.
Il me semblait que nous étions sauvés, ou presque, tant j’étais heureux de me trouver à l’air libre et hors du monument. Le sol était en déclivité, je voyais les têtes du cortège moutonner devant nous, et parmi elles des faces pâles retournées pour jeter un regard en arrière. Les hautes murailles de l’allée amortissaient le bruit de l’émeute. J’avais derrière moi M. le marquis et sa mère, que suivaient eux-mêmes quatre ou cinq partisans du marquis, lesquels fermaient la marche. Je me retournai : derrière eux la venelle était encore déserte, à hauteur de l’église, que nos poursuivants n’avaient pas encore traversée. Je m’arrêtai pour glisser à Denise quelques paroles de réconfort. Je me penchai vers elle un peu plus longtemps peut-être qu’il n’était besoin, car sans m’en apercevoir je marchai sur les talons de Louis. Un mouvement de reflux balayant la venelle l’avait refoulé et rejeté contre nous. Tandis que ce mouvement de recul nous entre-choquait tous, des cris de désolation naquirent au loin devant nous et remontèrent l’allée, entre les hautes murailles ; et j’espère bien ne plus jamais ouïr pareil mélange de gémissements et de cris lamentables. Les uns luttaient de toutes leurs forces pour revenir vers l’église, et d’autres, sans comprendre, s’efforçaient de continuer ; plusieurs tombèrent, et furent foulés aux pieds. Durant quelques secondes une folie de panique ondula et bouillonna dans toute la longueur de l’étroite venelle.
Occupé à protéger Denise contre la poussée et à la maintenir debout, je ne compris pas tout de suite. Ma première pensée fut que les femmes — il y en avait trois pour un homme — étaient devenues folles ou s’abandonnaient à une égoïste et abjecte terreur. Puis, comme nos compagnes trébuchantes et hurlantes refluaient sur nous, au point de n’occuper plus que la moitié de la longueur de l’allée, je perçus en avant une explosion de rires sauvages et vis par-dessus les têtes qui m’en séparaient une masse hérissée de pointes de piques emplissant l’extrémité de la venelle, en face la maison de Mme Catinot. Alors je compris, et mon cœur s’arrêta : les Calvinistes nous avaient tournés !
Plus de retraite possible ! Je regardai derrière moi, et vis l’allée, devant le porche de l’église, obstruée d’hommes qui avaient traversé cette dernière pour y arriver, grouillante de faces sauvagement joyeuses, d’yeux menaçants et de piques sanguinaires. Nous étions bloqués : dans toute l’étendue de ces hautes murailles, qu’il était impossible d’escalader, il n’y avait d’autre issue que par la maison de Mme Catinot, et celle-ci était gardée… Devant nous comme derrière il y avait les piques.
Aujourd’hui encore cette scène hante mes rêves. Je revois le grand soleil éclairant la lividité spectrale des visages défigurés par la peur ; je revois des femmes tombées à genoux et levant les bras au hasard, d’autres jetant des cris ou priant avec frénésie, ou se suspendant au cou des hommes ; je revois cette longue file d’humanité torturée par la crainte qui se faisait jour sous toutes ses formes ; je revois surtout les rires démoniaques des vainqueurs, qui criaient aux hommes de sortir, ou lançaient aux femmes des obscénités. Nîmes elle-même, la mère des factions, la génératrice de cent luttes sans quartier, n’avait jamais vu scène plus atrocement infernale. Tout d’abord, dans la surprise de cette embûche, dans la soudaine horreur de nous trouver, alors que tout semblait sauvé, aux prises avec la mort, je ne pus rien sinon serrer plus étroitement Denise contre moi, et lui cacher le visage dans ma poitrine, tout en m’appuyant contre le mur et exhalant des plaintes de mes lèvres pâles. Seigneur ! pensais-je, les femmes !… Les femmes, hélas ! En pareille occurrence on donnerait tout au monde pour qu’il n’en existât aucune, ou pour n’en avoir jamais aimé !
Saint-Alais fut le premier à recouvrer sa présence d’esprit et à agir, si l’on peut appeler action ce qui fut simplement oratoire, puisque nous étions pris sans remède et écrasés par le nombre. Plaçant sa mère derrière lui il présenta un mouchoir blanc aux hommes — qui étaient à trente pas de nous, devant la porte de l’église — et les adjura de laisser passer les femmes. Comme ils refusaient il alla jusqu’à les provoquer et les traita de lâches, qui n’osaient pas affronter des hommes libres de leurs mouvements.
Mais ils ne lui répondaient que par des railleries et des menaces, et des rires sauvages :
— Non, non, monsieur le prêtre ! criaient-ils. Non, non, sortez, et venez goûter du fer. Alors, il se peut que nous laissions aller les femmes. Mais ce n’est pas sûr !
— Tas de lâches ! lança-t-il.
Mais ils se contentèrent de brandir leurs armes en riant, et hurlant :
— A bas les traîtres ! A bas les prêtres ! Sortez de là, sortez, messieurs ! ou nous viendrons vous tirer des jupes de vos femmes !
Il leur décocha un regard de fureur indicible. Puis un homme sortit de leurs rangs et apaisa le tumulte.
— Et maintenant attention ! dit l’homme, une espèce de géant, aux longs cheveux noirs retombant sur une face livide. Nous vous donnons trois minutes pour venir vous présenter aux piques. Si oui, les femmes s’en iront. Si vous restez là derrière elles, nous tirons dans le tas, et que leur sang retombe sur vos têtes !
Saint-Alais resta muet. Enfin, d’une voix horrifiée, il s’écria :
— Vous nous tueriez sous leurs yeux ?
— Oui, tout comme dans leur giron ! répliqua l’homme, parmi un tonnerre de rires. Décidez-vous donc, et vite ! reprit-il, en esquissant un entrechat maladroit et faisant voltiger une demi-pique autour de sa tête. Trois minutes à l’horloge qui est là. Sortez, ou on tire dans le tas. Ça fera une fameuse chair à pâté ! Une chair à pâté catholique, messieurs !
Saint-Alais me regarda, pâle et les yeux fixes. Il voulut parler, mais la voix lui manqua.
De ce qui se passa ensuite, je ne puis rien dire ; car, pour une minute, tout se confondit. Je me rappelle seulement ce détail, que le soleil éclatant donnait sur le mur derrière lui, où les lignes plus sombres du ciment romain apparaissaient entre les vieilles briques minces. Nous étions environ vingt hommes et peut-être cinquante femmes, rassemblés pêle-mêle dans un espace de vingt toises de longueur. Des soupirs s’échappaient des lèvres des hommes, et ceux qui tenaient des femmes dans leurs bras — et ils étaient nombreux — s’appuyaient au mur et s’efforçaient de les consoler ou de se détacher d’elles. Un homme lançait des imprécations aux misérables qui voulaient nous massacrer, et leur montrait les deux poings ; d’autres accablaient de baisers les têtes pâles et insensibles reposant sur leurs poitrines, car, Dieu merci, la plupart des femmes étaient en pâmoison. D’autres, enfin, tel Saint-Alais, adressaient un regard de muette détresse à des yeux qui leur parlaient le même langage, ou serraient la main d’un ami, et imploraient le ciel impitoyablement bleu et serein. Quant à moi… j’ignore ce que je fis, sauf contempler Denise dans les yeux, indéfiniment ! Ces yeux n’avaient plus rien d’insensible.
Il faut se souvenir que le soleil illuminait toute cette scène, que les oiseaux sautillaient et pépiaient dans les jardins, par delà les murs ; qu’il allait être midi, dans une heure, et un midi méridional ; que dans le creux de la vallée le Rhône étincelait entre ses rives, et qu’un peu plus loin la mer battait de ses vaguelettes écumeuses les plages de la Camargue. Toute la nature était en joie ; et nous seuls, nous, tassés entre ces effroyables murailles, entre ces faces menaçantes, nous voyions la mort toute proche, la sombre mort qui termine tout.
Une main m’effleura : celle de Saint-Alais. Je crois, ou plutôt je sais, car je le lus dans ses yeux, qu’il voulait se réconcilier avec moi. Mais quand je le regardai — ou peut-être fut-il troublé en voyant la muette détresse de sa sœur — il se ravisa. Comme le géant aux cheveux noirs proclamait : « Une minute de passée ! » et que ses partisans vociféraient, M. le marquis leva la main.
— Arrêtez ! s’écria-t-il, avec son ancien geste autoritaire. Halte. Il y a ici un homme qui n’est pas des nôtres. Il doit passer le premier, et se retirer (et il me désignait). Il n’a rien de commun avec nous. Je le jure.
Une huée de rires barbares lui répondit. Puis le géant eut l’impiété de citer la parole sacrée :
— Celui qui n’est pas pour moi est contre moi.
Et le rire recommença.
Je ne revendique pas l’honneur de ce que je fis ensuite. En ces moments d’exaltation, nous ne sommes pas responsables, et d’ailleurs je savais qu’ils n’écouteraient pas Saint-Alais, et je ne risquais rien. Frémissant de rage, je renvoyai au géant ses mots :
— Je suis contre vous ! m’écriai-je. Je préfère mourir ici avec eux, plutôt que de vivre avec vous ! Vous déshonorez la terre ! Vous polluez l’air ! Vous êtes des démons…
Je m’en tins là, car avec un rire strident mon voisin, un tout jeune homme, affolé, je suppose, et celui-là même qui les avait invectivés, me dépassa d’un bond et se précipita sur les piques. Une demi-douzaine de pointes convergèrent dans sa poitrine sous nos yeux à tous, et avec un cri affreux il leva les bras au ciel et fut rejeté en arrière contre le mur latéral, mort et ruisselant de sang.
Instinctivement j’avais voilé la face de Denise pour l’empêcher de voir. Et je fis bien ; car là-dessus — par une sorte de grâce, et qu’il me soit permis de n’y pas insister — les monstres à la vue du sang se déchaînèrent et s’élancèrent sur nous. Je vis Saint-Alais rejeter sa mère derrière lui, et presque du même geste se précipiter sur les piques. Pour moi, repoussant Denise dans l’encoignure de la muraille, malgré ses enlacements et ses prières, — je tuai avec le pistolet de Froment le premier qui arriva sur moi, puis le second, à bout portant du second coup, ne ressentant, au lieu de crainte, qu’une ivresse de fureur. Le troisième m’abattit sous sa pique entrée dans mon épaule, et pour un instant je ne vis plus que le ciel, sur lequel se détachait en noir sa face hideuse ; et je fermai les yeux dans l’attente du coup final.
Mais il ne vint pas. Ce fut à sa place un poids qui s’abattit sur moi, et je me mis à me débattre, cependant que toute une armée, semblait-il, me passait sur le corps, dans cet affreux abattoir de l’allée, où l’on arrachait les hommes des bras des femmes, pour les pousser, hurlants, contre le mur, et les y mettre à mort sans miséricorde ; dans cette géhenne où se commirent des forfaits que je n’ose raconter.