La cocarde rouge
CHAPITRE XXV
PAR DELÀ LES TOMBEAUX
Je rends grâces à Dieu de n’en avoir pas vu beaucoup plus que je ne viens d’en raconter. A une vingtaine de reprises les assassins trébuchèrent sur moi ; et je fus foulé aux pieds, meurtri et couvert d’un sang qui ne m’appartenait pas. J’ouïs aussi des cris d’hommes à l’agonie, de déchirants cris de femmes qui glaçaient les moelles et arrêtaient le souffle, des rires déments, tous les bruits de l’enfer. Mais dans ma position, se lever c’était vouloir la mort immédiate, et bien que privé d’espérance et n’osant regarder l’avenir, mon ivresse passagère s’était épuisée : je restai donc immobile, car toute résistance était vaine.
A la fin je crus mon dernier instant venu. Le corps qui m’écrasait et me cachait à moitié fut brutalement retiré ; je revis la lumière, et une voix s’écria avec vivacité :
— En voilà encore un ! Il est vivant !
Je me mis debout tant bien que mal, niaisement obstiné à mourir avec une certaine dignité. L’exclamation provenait d’un inconnu, mais auprès de lui était Buton, derrière qui se tenait de Géol ; et je vis encore d’autres visages, qui tous me regardaient. Mais je ne pouvais croire à mon salut.
— Si vous voulez m’expédier, faites vite, murmurai-je, en écartant les bras.
— Dieu nous en préserve, répondit bien vite Buton. On n’en a fait déjà que trop ! Monsieur le vicomte, appuyez-vous sur moi ! Appuyez-vous, et venez par ici. Mordieu ! il était temps que j’arrive ! S’ils vous avaient tué…
— Cela fait le cinquième, prononça de Géol.
Sans lui répondre, Buton me prit par le bras, et m’entraîna doucement, tandis que de Géol me soutenait de l’autre côté. Grâce à leur aide, je m’avançai entre deux rangées de peuple qui m’examinaient avec une sorte d’émerveillement stupide, deux rangées de visages que le grand soleil faisait paraître singulièrement pâles. J’avais perdu mon chapeau, et le soleil m’aveuglait et me troublait la tête, mais Buton me conduisait par la main, et je tournai pour franchir une porte qui s’ouvrait dans la muraille. A ce moment je laissai tomber un mouchoir que l’on m’avait donné pour me panser l’épaule. Un individu qui se tenait devant la porte, le dernier à droite de la rangée de peuple, le ramassa et me le rendit avec un empressement cordial. Il tenait une pique, et ses mains couvertes de sang me firent reconnaître en lui un des assassins.
Deux hommes en transportaient un autre dans la maison d’en face, et à la vue du cadavre inerte et de la tête pendante, je recouvrai d’un seul coup la raison et la mémoire. J’empoignai Buton par le revers de son habit et le secouai comme un prunier.
— Et Mlle de Saint-Alais ! m’écriai-je. Qu’as-tu fait d’elle, misérable ? Si tu lui as…
— Chut, monsieur, chut ! répliqua-t-il, d’un ton de reproche. Et soyez vous-même. Elle est sauvée, je vous en donne ma parole, et vous allez la voir. On l’a transportée ici l’une des premières. On n’a pas touché à un cheveu de sa tête.
— On l’a transportée ici ? fis-je.
— Oui, monsieur le vicomte.
— Saine et sauve ?
— Oui, oui, saine et sauve.
A cette nouvelle, je versai des larmes que je ne crois pas indignes d’un homme, car c’étaient des larmes de joie et de reconnaissance. On ne me les reprochera pas, si l’on songe à tout ce que j’avais traversé, et à tout le sang que j’avais perdu, bien que ma blessure au bras fût légère. Je n’étais d’ailleurs pas le seul à pleurer, ce jour-là. J’ai appris depuis que l’un des massacreurs eux-mêmes, un de ceux qui furent les plus ardents à la besogne, versa des larmes amères quand il revint à lui et comprit ce qu’il avait fait.
Au cours de cette journée-là et des deux suivantes, on tua dans Nîmes trois cents hommes environ, principalement dans le couvent des Capucins, — où Froment avait installé une imprimerie et le quartier général de sa propagande — dans le Cabaret Rouge, et dans la propre demeure de Froment, qu’il fallut réduire au moyen du canon. Une moitié à peine de ces victimes tombèrent les armes à la main et dans l’ivresse du combat ; les autres furent pourchassés dans les venelles, les maisons, les cachettes, et tués sur place, ou, s’étant rendus à discrétion, furent collés au mur le plus proche et fusillés.
Par la suite, aussi bien à Paris qu’en province, on commenta cette rigueur, et on la prôna comme un réel bienfait ; en se basant sur ce principe qu’elle éteignit le feu de la révolte prête à éclater, et l’empêcha de gagner le reste de la France. Mais, rétrospectivement, je vois en elle tout autre chose : j’y vois, non un bienfait, mais l’un des premiers exemples de ce singulier mépris de la vie humaine qui distingua la Révolution dans ses dernières phases ; de ce délire de férocité qui trois ans plus tard paralysa la société et frappa l’univers de stupeur, et qui, par les abominables excès où il aboutit, démontra aux philosophes humanitaires que la France, aux derniers jours du XVIIIe siècle, pouvait accomplir au grand jour, à Arras, Nantes et Paris, des forfaits que les tyrans de jadis reléguaient au fond ténébreux de leurs salles de tortures ; des forfaits, je rougis de l’écrire, que nul autre pays civilisé n’a égalés dans notre ère.
Mais ces crimes — et bien entendu je ne parle pas ici de la besogne accomplie par la guillotine — n’ont, grâces à Dieu, rien à voir avec mon présent récit. Ils ont laissé leurs traces sur les pages ultérieures de ma vie, comme sur la vie de tout autre Français, et il se peut que j’y revienne un jour. Mais je m’en tairai pour cette fois. Il me suffit de dire que des dix-huit hommes qui partagèrent avec moi les affres de la venelle des Capucins, quatre seulement survécurent. Ils doivent comme moi leur vie, d’une part à l’arrivée opportune de Buton et de quelques autres représentants qui ne partageaient pas le fanatisme des Cévenols, et d’autre part à la lassitude finale des massacreurs eux-mêmes.
Parmi ces quatre survivants se trouvaient l’abbé Benoît et Louis de Saint-Alais, et ce fut une rencontre singulière, lorsque tous trois, si miraculeusement sauvés, avec nos vêtements en lambeaux et nos visages éclaboussés de sang, nous pénétrâmes dans le salon de Mme Catinot. Les volets, à l’exception d’une persienne d’angle, étaient encore fermés ; il restait des cendres blanchies et refroidies dans cet âtre qui avait si joyeusement flambé en mon honneur le soir où je soupai avec la maîtresse de céans. La pièce était sombre et glaciale, les meubles projetaient au loin leurs ombres, et par l’escalier montait la clameur du peuple, qui nous ayant vus entrer dans la maison, flânait sur la scène du carnage, avec une insatiable curiosité.
J’ai dit : une rencontre singulière, car nous avions eu tous trois les uns pour les autres une amitié que la rigueur des temps avait dissoute. Nous nous retrouvions à cette heure comme sortis du tombeau, l’air de spectres, hâves, grelottants, les mains agitées d’un tremblement et les yeux allumés d’un éclat fébrile ; mais il ne subsistait rien de toutes nos querelles. « Mon frère ! — Oui, ton frère ! » et les mains de Louis se joignirent aux miennes, comme si le défunt, celui qui était mort avec l’intrépidité de sa race, les eût réunies ; cependant que l’abbé Benoît, incapable de refréner sa douleur, se tordait les mains ou marchait par la pièce, en gémissant :
— Mes pauvres enfants ! Oh ! mes pauvres enfants ! Dieu ait pitié de notre pays !
De la chambre voisine arrivait un murmure étouffé de voix et de pleurs féminins, avec un bruit d’allées et venues rapides et assourdies ; et ce fut là, je pense, ce qui nous calma. La douleur de Louis s’exhalait bien encore de temps à autre, mais il nous devint possible de converser raisonnablement. J’appris qu’il y avait là, couchée derrière la cloison, Mme de Saint-Alais, grièvement blessée dans la bagarre, soit par sa chute, soit par un coup de pied ; et que Denise, Mme Catinot et un médecin se tenaient à son chevet. Le salon même avec sa pénombre était funèbre, et nos propos échangés à voix basse s’entre-coupaient de silences. Bientôt le bruit de la fusillade nous parvint aux oreilles, et nous oubliâmes un instant nos soucis pour parler de Froment et des chances de salut qui lui restaient. Dans les intervalles de silence nous prêtions l’oreille aux hurlements qui s’élevaient de la foule. Mais nous savions qu’ils ne nous concernaient plus : c’était comme si la mort nous eût libérés des communes obligations.
Puis on vint chercher Louis de la part de sa mère. Après un autre intervalle, ce fut l’abbé Benoît qui sortit, et je restai seul à arpenter la pièce. Le silence après de telles émotions, la solitude alors qu’une heure plus tôt j’avais vu la mort en face dans cet enfer, la sécurité après un danger aussi pressant, tout remuait mon cœur profondément. Lorsque, de plus, je songeai à la mort de Saint-Alais, et me rappelais les brillantes promesses, l’audace, l’éclat de cet esprit hautain aujourd’hui disparu pour toujours, je sentis à nouveau les larmes m’envahir. Je marchai par la pièce, en proie à une émotion irrésistible, trop heureux que l’obscurité me permît de lui donner libre cours. Le passé, les souvenirs, les affections de jadis, s’évoquaient à ma mémoire, avec mon enfance ; le rappel de nos jeux d’alors me faisait oublier que, depuis, nos chemins avaient divergé.
Après un long temps, après des heures et des heures, peu avant la fin du jour, Louis rentra.
— Veux-tu venir ? me demanda-t-il sans préambule.
— Auprès de ta mère ?
— Oui, elle désire te voir, répondit-il, sans quitter la porte, et sa voix morne et atone disait qu’il n’y avait plus d’espoir.
Je subissais la réaction inévitable après de telles scènes d’horreur. A bout de forces, je l’accompagnai machinalement, plus occupé du passé que du présent. Mais dès le seuil de la chambre voisine, toute transformée depuis que je ne l’avais vue, par sa brillante illumination, car les volets étaient clos, je me réveillai comme en sursaut. De l’autre côté de la pièce, où je la découvris tout d’abord, Mme de Saint-Alais reposait sur un lit, soutenue par des oreillers. Je m’arrêtai. Sa pâleur était rehaussée à chaque pommette par une tache rouge dont l’éclat rivalisait avec celui de ses yeux ; mais ce ne furent pas ces détails qui me saisirent brusquement, ni de la voir tirailler ses draps tout en parlant avec un geste de mauvais augure. Ce fut un je ne sais quoi dans son expression, si peu appropriée à la circonstance, si bizarre et folâtre, que j’en restai médusé.
Elle remarqua mon hésitation, et d’un ton joyeux et quelque peu maniéré, qui me révéla sur-le-champ toute la vérité, d’un ton plus terrifiant vu l’occurrence que les plus pathétiques éclats, elle m’en fit le reproche.
— Vous êtes le bienvenu, monsieur le vicomte, avancez, dit-elle. N’importe, je vois avec plaisir que vous avez quelque pudeur. Mais nous ne serons pas trop sévères pour vous. Un repentir, même tardif, a ses mérites… Mais où donc est mon éventail, Denise ? Petite, mon éventail !
Denise, étouffant un sanglot, se leva d’un siège voisin du lit, et je crus que sa douleur allait éclater. Mais Mme Catinot sauva la situation. Bien vite elle prit un éventail sur une console, et d’une main ferme obligea la jeune fille à se rasseoir.
— Merci, ma chère, fit Mme de Saint-Alais, qui s’éventa une minute et sourit de toutes ses dents, comme je l’avais vue sourire mille fois dans son salon. Et maintenant, monsieur le vicomte, reprit-elle avec une espièglerie navrante, vous allez me faire le plaisir d’avouer que j’étais bon prophète.
Je murmurai quelques mots vagues ; la mine souriante de la marquise et l’attitude accablée des autres faisaient un contraste déchirant.
— Je le savais bien, que vous finiriez par nous revenir, continua-t-elle, en se rengorgeant. Et si j’étais sévère, je vous en dirais jusqu’à demain. Mais puisque vous êtes rentré au bercail avant qu’il ne soit trop tard, oublions le passé. Sa Majesté est si bonne que… Mais où sont les autres ? Nous ne pouvons nous passer d’eux pour la suite.
Elle nous parcourut du regard ; puis, à sa manière tranchante de jadis :
— Où donc est M. de Gontaut ? reprit-elle. Dites-moi, Louis, M. de Gontaut n’est-il pas arrivé ? Il m’a promis d’assister comme témoin à la signature du contrat.
Louis, debout à l’une des fenêtres closes, entre l’abbé Benoît et le médecin, répondit de sa place, et d’une voix contrainte, qu’il n’était pas encore là.
La marquise perçut quelque chose d’anormal dans le ton et l’attitude de son fils, et elle nous examina à tour de rôle avec défiance.
— Vous ne me cachez rien, j’espère ? fit-elle, en agitant plus vivement son éventail. Il ne lui est rien arrivé ?
— Non, non, madame, absolument rien, répondit Louis, pour la calmer. On l’attend d’une minute à l’autre.
Mais une ombre d’inquiétude voilait encore les traits de la marquise.
— Et Victor ? demanda-t-elle. Il n’est pas venu non plus ? Louis, vous m’assurez qu’il ne leur est rien arrivé ?
— Je vous assure, madame, que vous ne tarderez pas à les voir, répondit-il, en étouffant un sanglot.
Et il se détourna avec un geste navré, que sa mère eût vu sans l’un des rideaux de son alcôve.
Elle ne s’aperçut de rien, bien qu’il y eût dans l’air de son fils de quoi mettre en garde une personne lucide. Mais tandis qu’il parlait, les yeux de la marquise se posèrent sur moi, et l’inquiète sollicitude qui venait d’assombrir ses traits s’évanouit, aussi vite qu’un nuage dans un matin d’avril. Elle reprit son éventail, et me lança un regard joyeux.
— Savez-vous bien, monsieur le vicomte, fit-elle, que j’ai eu le rêve le plus singulier, la nuit dernière ?… ou bien était-ce pendant ma maladie, Denise ?… Peu importe… Bref, j’ai rêvé toutes sortes de vilaines choses : que notre château avait brûlé, ainsi que notre hôtel de Cahors, et qu’il nous avait fallu fuir et nous réfugier à Montauban, et ensuite à Nîmes, je crois. Et M. de Gontaut était tué, et toute la canaille se levait en armes ! Comme si, reprit-elle avec un petit rire, que coupa un halètement de douleur, comme si le roi allait permettre de telles choses, ou comme si elles étaient possibles ! Mais il y avait encore un détail plus absurde concernant l’Église. (Elle se tut, les sourcils froncés ; puis, d’un coup d’éventail, écarta le sujet.) Mais j’ai oublié… tout à fait. Et au moment où cela devenait le plus affreux, je me suis réveillée. Un cauchemar absolument ridicule. Au point que ce serait à vous faire tous mourir de rire si je pouvais me le rappeler. Je me figurais qu’une paire de talons rouges valait quasi un arrêt de mort, et que la poudre et les mouches vous condamnaient sans rémission.
Elle se tut. L’éventail s’échappa de ses doigts, et elle eut un regard d’angoisse.
— Il me semble… que je ne suis pas très bien, fit-elle, d’une voix changée, la face tiraillée d’une contraction.
Hélas ! on ne le voyait que trop, qu’elle souffrait !
— Louis ! reprit-elle avec pétulance, où donc est le notaire ? Il pourrait toujours nous lire le contrat. Victor et M. de Gontaut ne sauraient manquer d’être ici avant longtemps… Où est ce notaire ? fit-elle d’un ton acerbe.
On se demande peut-être ce qui nous empêchait de jouer nos rôles ; mais cette scène pitoyable et navrante, s’imposant à des cœurs déjà torturés par celles de la journée, nous démoralisait entièrement. Denise se cachait le visage, et tremblait au point d’agiter son fauteuil ; et tandis que Louis se détournait en frissonnant, je restai debout au pied du lit, pétrifié. Cette fois, ce fut le médecin, frêle jeune homme au teint bistré, qui prit sur lui de répondre.
— Les papiers sont dans la pièce à côté, madame, fit-il avec sérieux.
— Vous n’êtes donc pas M. Pettifer ? répliqua-t-elle, d’un ton chagrin.
— Non, madame, il s’est trouvé indisposé, et n’a pu sortir de chez lui.
— Il n’a pas le droit d’être indisposé, répartit la marquise d’un ton sévère. Pettifer indisposé, le jour de signer le contrat de Mlle de Saint-Alais ! Mais vous avez quand même les papiers ?
— Dans la pièce à côté, oui, madame.
— Allez les chercher ! allez vite ! reprit-elle, promenant de l’un à l’autre son regard inquiet.
Elle s’agita sur son lit, et poussa un soupir douloureux. Puis elle demanda avec impatience :
— Où est Victor ? Pourquoi ne vient-il pas ?
— Je crois l’entendre, fit tout à coup Louis.
C’était la première fois qu’il parlait de son propre mouvement, et je perçus dans sa voix une intonation nouvelle.
— Je vais voir, reprit-il, et se dirigeant vers la porte, il me fit signe, en passant, de le suivre.
Je le suivis, balbutiant une excuse. Dans le salon où j’avais attendu, dans cette pièce aux volets presque tous fermés, aux ombres lugubres, où Louis était venu me prendre, nous trouvâmes le médecin qui cherchait de tous côtés avec agitation.
— Du papier, monsieur, fit-il, en levant les yeux impatiemment à notre entrée. Du papier, n’importe lequel fera l’affaire.
— Arrêtez ! dit Louis, d’une voix rendue rauque par la douleur. Cette comédie n’a que trop duré. Je veux qu’elle cesse.
— Vous dites, monsieur ?
— Je dis que cela suffit ! riposta Louis d’un ton farouche, un sanglot dans la gorge. Avouez-lui la vérité.
— Elle ne me croira pas.
— C’est égal, tout vaut mieux que ceci.
— Parlez-vous sérieusement, monsieur ? interrogea le médecin avec gravité, en le regardant.
— Tout à fait sérieusement.
— Alors je ne m’en mêle plus, reprit l’homme de l’art. Je décline toute responsabilité. Mais je ne vous laisserai pas intervenir, monsieur, avant de vous exposer les conséquences inévitables qui en résulteront.
— Ma mère ne peut guérir ! fit Louis avec obstination.
— Non, monsieur, elle ne peut guérir ; et elle ne vivra plus, à mon avis, que peu d’heures. Lorsque la fièvre qui la soutient viendra à tomber, ce sera le coma, puis la mort. A vous de voir si elle fermera les yeux, ignorante du malheur qui la frappe dans la personne de son fils, ou si elle mourra…
— C’est affreux !
— A vous de décider, reprit le médecin, inexorable.
Louis regarda autour de lui.
— Voilà du papier, fit-il brusquement.
Notre absence avait duré tout au plus trois minutes, mais quand nous revînmes auprès de Mme de Saint-Alais, elle nous réclamait avec impatience, ainsi que Victor.
— Où est-il donc ? où est-il ? répétait-elle fiévreusement. Pourquoi donc choisit-il ce jour-ci pour être en retard ? Il n’y a pas eu… de querelle entre vous ?
Et elle me jeta un regard défiant.
— Pas la moindre, madame, répondis-je d’une voix mouillée de larmes. J’en fais le serment.
— Alors pourquoi n’est-il pas ici ? Et M. de Gontaut ?
Ses yeux restaient brillants, la tache rouge brûlait encore sur ses pommettes ; mais ses traits se tiraient, elle changeait à vue d’œil, et elle ne cessait de remuer les doigts. Sa voix était rauque et méconnaissable, et de temps à autre elle promenait autour d’elle un regard attristé.
— Je ne me sens pas bien aujourd’hui, soupira-t-elle, au bout d’un moment, avec un effort douloureux pour se ressaisir. Et je n’arrive pas à être joyeuse comme je le devrais. Mademoiselle, allez rejoindre M. le vicomte, et dites-lui quelques gentillesses pour distraire son attente… Mais vous rêvez, monsieur le vicomte ! Dans mon jeune temps, les fiancés avaient coutume d’embrasser leur promise en ces occasions-là. Fi, monsieur, vous devriez rougir de votre indifférence ! Vous m’avez tout l’air d’un triste amoureux !
Denise se leva, et sous les regards de tous s’approcha de moi à pas lents ; mais de ses lèvres pâles il ne sortit aucun son, et elle ne leva pas ses yeux vers les miens. Elle resta inerte lorsque suivant l’autorisation de sa mère je me penchai vers elle et mis un baiser sur sa joue froide : cette joue ne s’échauffa point, ces yeux ne s’illuminèrent point. Cependant j’eus lieu d’être satisfait, plus que satisfait, même ; car en me penchant sur elle je sentis ses mains, — ces mignonnes mains que j’aspirais à retenir dans les miennes pour l’abriter et la protéger, — je les sentis agripper solidement le revers de mon habit, comme les enfants se pendent au cou de leur mère. Devant tous, je lui passai mon bras autour de la taille, et nous restâmes enlacés au pied du lit de Mme de Saint-Alais, qui nous considérait.
— Pauvre petite souris ! fit-elle avec un rire gracieux. Elle est encore timide. Soyez bon pour elle, mon gendre, car c’est un morceau délicat, et… Je ne me sens pas bien, pas bien du tout ! redit-elle, s’interrompant soudain.
Et elle se souleva sur sa couche, en portant avec difficulté une main à son front.
— Je ne… Qu’est-ce que j’ai ? reprit-elle, et son visage blêmit à vue d’œil, et ses traits se décomposèrent, tandis que ses yeux révélaient un effroi soudain. Qu’est-ce qui me prend ? Allez chercher… Quelqu’un, vite, le docteur ! Et aussi Victor.
Denise s’échappa de mes bras, pour voler à son chevet. Je restai là, jusqu’au moment où le médecin me toucha l’épaule.
— Allez ! me souffla-t-il. Allez. Laissez-la avec les femmes. La fin est proche.
Ce fut ainsi que Mme de Saint-Alais m’accorda enfin Denise ; ce fut ainsi que s’accomplit notre mariage, qu’elle avait depuis tant d’années projeté avec mon père.
La marquise mourut le lendemain matin, ce qui lui épargna non seulement les maux à venir, mais ceux du présent, qui mugissaient en tourbillons par les rues de Nîmes autour du cadavre non enterré de son fils. Elle mourut sans s’éveiller du délire qui suivit sa blessure. J’entrai pour la voir couchée sur son lit de mort. Elle paraissait dormir, et dans la paix recueillie de la chapelle ardente je songeai avec respect au changement produit par une année, une brève année, qui venait à la fin de cinquante ans de prospérité. Il me parut déplorable, tandis que je me penchais pour baiser sa main cireuse, bien déplorable ; mais aujourd’hui, instruit de ce que l’avenir lui réservait, je la juge heureuse, quand je me rappelle les vingt années d’exil et d’espoirs trompés qui devaient être le lot de tant de ses amis, de tant de ceux qui avaient fait l’ornement de ses salons, à Saint-Alais et à Cahors. Doués d’énergie aussi bien que d’orgueil, assemblage peu répandu dans notre caste, elle et les siens osèrent beaucoup et perdirent beaucoup ; ils jouèrent le tout et perdirent le tout. Mieux valait encore cette fin que la prison ou la guillotine ; ou que devenir vieille et décrépite en terre étrangère, pour revoir une patrie qui les avait oubliés depuis longtemps, et des concitoyens qui riaient sur leur passage, des vieilles berlines, des jupes et des coiffures à la mode du temps des Polignacs.
J’ai dit que les émeutes de Nîmes durèrent trois jours. Le dernier, Buton vint me trouver pour nous engager à partir. Afin d’éviter des malheurs plus grands nous devions quitter la ville sans retard, ou bien lui et le parti modéré qui nous avait sauvés ne répondraient plus de rien. Louis était d’avis de se retirer à Montpellier, et de là chez les émigrés de Turin ; et pendant quelques heures je partageai son point de vue, désireux avant tout de mettre les femmes en sûreté.
Je suis redevable à Buton de n’avoir pas pris cette décision, que j’aurais sans nul doute regrettée plus tard. Il me demanda carrément si je partais, et sur ma réponse affirmative, il alla s’adosser à la porte.
— A Dieu ne plaise ! fit-il. Tant pis pour ceux qui s’en vont. Il n’en reviendra guère.
Je lui répliquai avec fougue :
— Jamais de la vie ! Dans moins d’un an vous nous prierez à deux genoux de revenir.
— Et pourquoi cela ? fit-il.
— Vous ne sauriez maintenir l’ordre sans nous !
— Avec facilité, répliqua-t-il froidement.
— Voyez plutôt où en sont les choses ici !
— Ce n’est que passager.
— Mais qui gouvernera ?
— Les plus dignes, répliqua-t-il avec obstination. Comment pouvez-vous encore croire, monsieur le vicomte, après tout ce qui s’est passé, que pour faire des lois il faille posséder un titre, sauf votre respect ? Vous figurez-vous donc que le blé ne poussera plus, que les poules ne pondront plus, dès que l’ombre du seigneur ne sera plus sur elles ? Vous figurez-vous que pour se battre il faille avoir de la poudre sur la tête aussi bien que dans son mousquet ?
— Je crois, ripostai-je, que quand ceux qui ne connaissent pas la mer se font pilotes, il est temps de quitter le navire.
— Le pilote apprendra son métier, reprit-il. Et pour ce qui est de quitter le navire, libre à ceux qui n’ont rien à faire à son bord. Soyez raisonnable, monseigneur, poursuivit-il sur un ton différent. Soyez raisonnable. On a tué dans Nîmes trois cents personnes en trois jours.
— Et vous me conseillez de rester ?
— Oui, car il y a du sang entre nous, répondit-il d’un air tragique. On ne pardonnera pas aisément ce qui vient de se passer ici. Allez à l’étranger après cela, et restez-y. Mais non, vous n’irez pas, vous serez raisonnable, reprit-il, d’une voix rude et affectueuse. Retournez chez vous au château, monsieur, et tenez-vous tranquille : personne ne vous fera de mal.
Il parlait fort sensément. Du moins l’avis me parut si bon, que, après un peu d’hésitation, je me déterminai à le suivre, et donnai le même conseil aux autres. Mais Louis refusa de m’écouter. Il avait pris la France en horreur depuis sa fuite, et il voulait partir. Il n’éleva pas d’objection, toutefois, lorsque je le sollicitai de me laisser Denise ; et moins de vingt-quatre heures après le décès de sa mère, l’abbé Benoît nous unit, dans cette sombre maison aux volets clos de la venelle des Capucins. En même temps Louis épousa Mme Catinot, qui allait partager son exil. Inutile d’ajouter que ces noces furent exemptes de réjouissances : ni festin, ni joyeuses sonneries de cloches, ni toilette de gala, mais des pleurs et des sanglots, des lèvres pâles et des mains inertes.
Mais une aurore en pleurs précède parfois un beau jour. Durant trois années au moins, il est vrai, notre vie connut des périls nombreux et quelques chagrins — dont je conterai peut-être l’histoire un jour — et nous partageâmes le sort de tous les Français en ces temps de honte et d’opprobre ; mais jamais, ni pour un jour ni pour une heure, je n’eus lieu de regretter ce qui s’était accompli si hâtivement à Nîmes. Des mains fidèles et des lèvres ardentes, des yeux qui brillèrent aussi clairs dans une prison que dans un palais, me réconfortèrent durant les mauvais jours ; et lorsque vinrent des temps meilleurs, et avec eux les cheveux gris et une France nouvelle, ma femme sut encore embellir ma vie et la partager de plus en plus étroitement.
Un dernier mot de l’homme à qui après Dieu je dus de l’obtenir. Il survécut, mais je ne revis jamais Froment de Nîmes. Le troisième jour des émeutes on amena du canon pour réduire sa tour : elle fut emportée d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. Un seul homme, je crois, s’en tira avec la vie. Ce fut Froment, l’indomptable, le chef le plus habile que possédèrent jamais les Royalistes de France. Il gagna la frontière sain et sauf, et passa à Turin, où il fut reçu honorablement par ceux dont l’aide un peu plus active lui eût donné la victoire. Mais celui qui échoue ne doit s’attendre qu’à des camouflets. On ne tarda point à lui battre froid ; il tomba dans l’estime, et avec les années ses maux empirèrent. Une fois je tentai de le découvrir et de l’assister ; mais il était alors engagé dans une expédition sur la côte barbaresque, et mes moyens ne m’auraient pas permis de faire grand’chose pour lui si je l’avais retrouvé. On dit qu’il mourut peu après, mais je n’en ai jamais eu la certitude. N’importe, mort ou vivant, je lui dois de la reconnaissance, du respect et d’autres choses, parmi lesquelles je place le plus grand bonheur de ma vie.
FIN
IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN