La cocarde rouge
CHAPITRE XVII
FROMENT DE NÎMES
Cette rencontre n’eut pour résultat ni d’égayer mon humeur ni de dissiper les appréhensions que m’inspirait notre prochaine arrivée en des centres plus populeux, et où le soupçon, une fois éveillé, serait moins facilement apaisé. Certes, de Géol ne m’avait pas trahi, mais il avait peut-être ses raisons pour cela, et je n’en trouvais pas plus agréable d’avoir derrière nous ce sinistre fantoche qui incarnait sous les apparences des doctrines modernes un fanatisme que j’avais cru défunt, et qui cherchait sous le couvert d’un nouveau parti à venger d’antiques injures. Les pentes dénudées et les pics déchiquetés qui nous dominaient, tandis que se poursuivait notre fastidieux voyage, les cols venteux jusqu’où les chevaux hissaient péniblement la berline vide, les mélancoliques champs de neige qui s’étalaient à droite et à gauche, tout contribuait à approfondir l’impression que cet homme avait faite sur mon esprit, si bien que l’associant lui-même avec ses Cévennes natales, j’aspirais à leur échapper, j’aspirais à sortir de cette désolation pour revoir le grand soleil et les terrasses d’oliviers dévalant vers la Méditerranée.
Toutefois la mésaventure offrait son bon côté. Le péril dont je m’étais ému avait agi également sur Mme de Saint-Alais, et rabattu sensiblement son orgueil. Elle était plus calme ; et tant assise à sa place que marchant à côté de la voiture, lorsque celle-ci contournait lentement quelque contrefort où s’élevait au long des interminables lacets de la route, elle m’abandonnait à moi-même. Voire, il ne m’échappait point que la distance parcourue, loin d’alléger son inquiétude, semblait l’aggraver ; si bien que plus loin nous laissions en arrière le fâcheux baron, plus elle devenait nerveuse, plus elle scrutait avidement la route derrière nous ; et moins elle m’accordait d’attention.
Je n’en étais que plus libre de me servir de mes yeux à mon gré ; et le souvenir me hante aujourd’hui encore, de cette heure écoulée en vue du mont Aigoual. Harassée par des jours et des nuits de fatigue, Denise s’était endormie dans son coin, et grâce aux secousses de la berline, sa mante avait glissé de dessus sa figure. Une faible rougeur avivait ses joues, comme si même dans son sommeil elle eût senti mes yeux fixés sur elle ; et bien qu’une larme perlât au bout de ses longs cils, un sourire ingénu — et le sourire resta quand la larme fut tombée — semblait dire que les joies de cette singulière journée en surpassaient les peines, et que dans son sommeil Denise ne trouvait rien à regretter. O Dieu ! comme je contemplai ce sourire ! Combien je fis des vœux pour qu’il me fût destiné ! avec quel élan je priai pour elle ! Jamais encore je n’avais eu le bonheur de la considérer à loisir, comme je le faisais en ce moment ; de rêver ainsi à l’ombre fine que mettaient sur son front lisse et blanc les frisons follets de sa chevelure ; de repasser les chères inflexions de ses lèvres, de son menton, de l’exquise oreille à demi cachée ; de poser mon regard sur les paupières veinées d’azur, partagé entre la crainte et l’espérance de les voir se soulever et me découvrir !
Denise, ô ma Denise ! Dans le secret de mon cœur je modulais ce nom : j’étais heureux. Malgré tout — malgré le froid, et le voyage, et de Géol, et la marquise — j’étais heureux. Mais voilà que soudain je retombai sur la terre, au son d’une voix qui prononçait nettement :
— Est-ce lui ?
Je me tournai vers Mme de Saint-Alais, car c’était elle qui venait de parler. Je vis avec soulagement qu’au lieu de regarder de mon côté, elle s’était mise debout et tenait les yeux fixés en arrière dans la direction d’où nous venions. Presque aussitôt, soit sur son ordre, soit que le cocher fît halte de sa propre initiative, la voiture s’arrêta. Nous étions alors dans une gorge abrupte, entre deux parois de rocher.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je avec surprise.
Elle ne me répondit point, mais dans le silence de la route et des montagnes s’éleva la grêle modulation d’un air sifflé, dans lequel je reconnus : « O Richard, ô mon roi ! » Parmi cette solitude de rocs et de précipices le son aigu et grêle faisait un effet bizarre et troublant. Je passai la tête à l’autre portière, et vis un homme à pied qui s’en venait tranquillement vers nous, comme si, l’ayant dépassé, nous nous arrêtions là pour l’attendre. Cet homme, grand et robuste, portait des bottes et un manteau des plus vulgaires ; mais néanmoins il n’avait pas l’air d’être du pays.
— Vous allez à Ganges ? lui cria la marquise, sans autre préambule.
— Oui, madame, répondit-il, en s’approchant paisiblement.
Et il la salua.
— Nous pourrions vous prendre avec nous, dit-elle.
— Mille fois merci, répliqua-t-il, en clignant des paupières. Vous êtes trop bonne. Si ce monsieur n’y voit pas d’inconvénient ?
Et il me regarda, avec un sourire non dissimulé.
— Certes non ! dit la marquise avec un accent ironique, ce monsieur n’y verra pas d’inconvénient.
Mais sa raillerie, ajoutée à mon étonnement, me donna le coup de pouce final. Le subterfuge de la rencontre était transparent ; cette apparition d’un individu en manteau et botté, sur une route déserte et loin de toute demeure, était trop évidemment préméditée : faute de consentir à jouer le rôle de dupe bénévole, il me fallait agir sans retard.
— Permettez, madame, fis-je, revenu de mon étonnement. J’ignore qui est ce monsieur.
Elle avait repris sa place, et l’étranger s’était avancé jusqu’à la portière de son côté, et regardait à l’intérieur de la voiture. Ses traits, épais et rudes, sans être déplaisants, exprimaient une force d’âme peu commune ; il avait le regard vif et brillant, et ses lèvres mobiles souriaient volontiers. La main qu’il posait sur la portière était énorme.
La marquise ne devait guère s’attendre à mes paroles car elle me jeta un regard courroucé.
— Vous êtes ridicule, fit-elle.
Et à lui :
— Montez donc, monsieur.
— Non pas, ripostai-je, me levant à moitié. Restez, je vous prie, restez où vous êtes, jusqu’à ce que…
La marquise se retourna vers moi, furieuse.
— Cette voiture m’appartient ! s’écria-t-elle.
— Incontestablement, répondis-je.
— Eh bien ! que voulez-vous dire ?
— Simplement que si ce monsieur monte, je descends.
Nos regards se croisèrent. Elle me vit déterminé, et, se rappelant la force de ma position, elle baissa le ton.
— Hé quoi ? fit-elle, respirant précipitamment. Hé quoi, parce qu’il entre dans la voiture, vous devriez en sortir ?
— Madame, répliquai-je, je ne vois aucune raison de prendre avec nous un inconnu. Ce monsieur est peut-être tout ce qu’il y a de plus distingué…
— Ce n’est pas un inconnu ! lança-t-elle. Je le connais, moi. Cela vous suffit-il ?
— Cela me suffira, si vous me dites son nom, fis-je.
Jusque-là il avait assisté impassible à notre discussion, en promenant de l’un à l’autre un regard amusé ; mais à ces mots il intervint :
— Avec plaisir, monsieur. Je m’appelle Alibon, et suis un avocat de Montauban qui la semaine dernière a eu la bonne fortune…
Je l’interrompis d’un ton brusque et péremptoire :
— C’est ce que je ne crois pas, fis-je. Vous n’êtes pas Alibon de Montauban. Vous êtes plutôt Froment de Nîmes, monsieur.
Une plaque de neige rosée par le soleil couchant s’étalait derrière lui et l’irradiation m’empêchait de distinguer ses traits : je ne pus voir comment il prit la chose. D’ailleurs il ne me répondit pas tout de suite, et quand il s’y décida, ce fut d’une voix calme, où je crus sentir plus de vanité que d’irritation.
— Eh bien ! monsieur, fit-il, et à supposer que je le sois ? Qu’en résulterait-il ?
— Si vous l’êtes, répliquai-je d’un ton ferme, et en soutenant son regard, je refuse de voyager avec vous.
— Et par conséquent, reprit-il, madame, à qui appartient cette voiture, n’a pas le droit de voyager avec moi ?
— Non, puisqu’elle ne peut voyager sans moi, lui répliquai-je du tac au tac.
Il fronça les sourcils, mais tout aussitôt il ricana :
— Et pourquoi cela ? Ne suis-je pas digne de tenir compagnie à votre excellence ?
— Il n’est pas question de dignité, ripostai-je carrément, mais de passeport, monsieur. Si vous voulez le savoir, je ne voyage pas avec vous parce que je tiens mon brevet du présent gouvernement, contre lequel vous travaillez, je pense. J’ai menti pour Mme de Saint-Alais et sa fille. C’était une femme, et je lui devais protection. Mais je ne veux pas mentir pour vous, ni vous servir d’égide. Est-ce assez clair, monsieur ?
— Tout à fait, répondit-il avec calme. Néanmoins, c’est le roi que je sers. Et vous, qui servez-vous ?
Je restai muet.
— De qui est ce brevet, monsieur, qui redoute la contamination ?
Je regimbai sous l’ironie, mais gardai le silence.
— Allons, monsieur le vicomte, reprit-il avec franchise, et sur un autre ton. Revenez à vous, je vous en prie. Je suis Froment, vous l’avez deviné. Je suis de plus un fugitif, et si l’on venait à savoir mon nom, à Villeraugues, dans une lieue d’ici, je serais pendu aussitôt. Et à Ganges de même. Je suis donc à votre merci, et je vous demande de me protéger. Faites-moi passer à Sumène et à Ganges comme étant de votre société ; au delà, conclut-il avec un sourire et un geste plein d’une fière suffisance, je puis me débrouiller tout seul.
Ce qui m’étonne, ce n’est pas d’avoir balancé, mais bien d’avoir tenu bon. La modestie de sa requête, la gravité d’un refus, en dépit de ma résolution prise une demi-minute plus tôt, me jetèrent dans une pénible indécision. Le visage me brûlait, sous le regard de la marquise qui me dévorait des yeux ; le silence se prolongeait ; il me fallait répondre… Un peu plus, je cédais. Mais, tout en me contorsionnant fébrilement sur mes coussins pour éviter le regard de la marquise, ma main effleura l’enveloppe qui recélait le brevet, et ce contact produisit en moi un revirement. L’affaire m’apparut sous son jour primitif, et, à tort ou à raison, je m’insurgeai contre ce que j’allais faire.
— Non ! m’écriai-je avec irritation. Je refuse ! je refuse !
— Vous êtes un lâche ! s’écria Mme de Saint-Alais, dans un emportement soudain.
Et elle bondit, prête à me souffleter, puis se rassit, frémissante.
— Un lâche ? c’est possible, dis-je. Mais je refuse.
— Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? cria-t-elle.
— Parce que je suis porteur de ce brevet : l’employer à protéger M. Froment serait un acte que M. Froment lui-même refuserait de commettre. Voilà tout.
Il haussa les épaules, et garda un silence magnanime. Mais elle entra en furie.
— Espèce de don Quichotte ! s’écria-t-elle. Oh ! vous êtes insupportable ! Mais vous me le paierez. Ah ! certes oui, monsieur, vous me le paierez !
— Non, madame, ces menaces sont inutiles. Car si je le voulais, je ne le pourrais pas. Vous oubliez que M. de Géol nous suit à moins d’une lieue, qu’il va à Nîmes : nous pouvons le voir apparaître d’une minute à l’autre. En tout cas, il ne peut manquer de descendre au même gîte que nous, ce soir. S’il découvre que ma famille naissante s’est accrue d’un frère, je doute qu’il prenne la chose en plaisanterie.
Mais ces paroles, dont elle vit certainement la justesse, ne l’émurent en aucune façon.
— Oh ! vous êtes insupportable ! s’écria-t-elle de nouveau.
Et s’adressant à Froment :
— Laissez-moi descendre, monsieur ! Laissez-moi descendre !
Sans que je m’y opposasse, il lui ouvrit la portière, et tous deux, s’éloignant de quelques pas, se mirent à causer avec volubilité.
Je les suivis du regard ; et en le voyant à cette heure séparément, pour ainsi dire, et isolé dans ce lugubre paysage, voyant en lui un homme seul et en danger, je fus pris de compassion. Un moment de plus, et je revenais peut-être sur ma décision ; mais un doigt se posa sur ma manche, je sursautai, et me retournant vis Denise qui avançait vers moi son visage inquiet.
— Monsieur, chuchota-t-elle en hâte.
Elle ne put continuer, car je saisis sa main et la pressai avidement sur mes lèvres.
— Non, monsieur, non, pas cela, murmura-t-elle (et elle retira sa main, tout en devenant cramoisie, mais sans détourner du mien son regard loyal). Pas maintenant. Je dois vous parler, vous prévenir, vous dire…
— Et moi, mademoiselle, m’écriai-je sur le même ton assourdi, je veux vous bénir, vous remercier…
— Je dois vous prier de prendre garde à vous, appuya-t-elle, en hochant la tête avec vivacité, pour m’imposer silence. Faites attention ! On va vous tendre un piège ! Ma mère ne voudrait pas vous nuire, bien qu’elle soit en colère ; mais cet homme est aux abois, et l’heure est dangereuse. Prenez donc garde, monsieur…
— N’ayez pas peur, répondis-je.
— Oh ! si fait, j’ai peur, reprit-elle.
Mais la manière dont elle dit cela, en me regardant puis détournant les yeux comme un oiseau effarouché, me combla de joie ; et, bien que la marquise revînt à ce moment, et que nous n’échangeâmes plus un mot ni même un regard, et fûmes forcés de nous rejeter dans nos coins et de simuler l’indifférence, cette joie fut si forte que je me sentis un autre homme. J’en laissai peut-être voir quelque chose, car la marquise, en arrivant à la portière, me lança un regard de soupçon et presque de haine, qu’elle reporta ensuite sur sa fille. Néanmoins les seules paroles prononcées le furent par Froment qui s’approcha de la portière et la referma, quand elle fut montée. Il me tira son chapeau.
— Monsieur le vicomte, dit-il, avec un peu d’amertume, si un chien venait à ma porte comme je suis venu à vous aujourd’hui, je le laisserais entrer.
— Vous feriez comme moi, répliquai-je.
— Non, dit-il avec conviction. Je le laisserais entrer. Néanmoins si nous nous revoyons à Nîmes, j’espère bien vous convertir.
— A quoi ? demandai-je froidement.
— A avoir un peu de foi, répondit-il d’un ton sec. A avoir un peu de foi en quelque chose… et à courir des risques pour cela, monsieur. Me voici donc aujourd’hui, reprit-il avec un geste qui ne manquait pas de noblesse, solitaire et sans toit ; j’ignore où je coucherai ce soir. Et pourquoi cela, monsieur le vicomte ? Parce que je suis seul en France à avoir la foi ! Parce que je suis seul à croire en quelque chose ! Parce que je suis seul à croire en moi-même ! Vous figurez-vous donc, poursuivit-il, avec un croissant mépris, que si vous autres nobles croyiez en votre noblesse, vous pourriez être dépouillés ? Jamais ! Ou que si vous, qui dites : « Vive le roi ! » croyiez en votre roi, il pourrait être détrôné ? Jamais ! Ou que si vous qui professez obéir à l’Église croyiez en elle, elle pourrait être renversée ? Jamais ! Mais vous ne croyez en rien, vous ne respectez rien, vous ne vénérez rien. Vous êtes donc condamnés ! Oui, condamnés ; car même les hommes auxquels vous vous êtes associés ont une sorte de foi bâtarde en leurs théories, en leur philosophie, en leurs réformes, qui doivent régénérer le monde. Mais vous, vous ne croyez en rien ; et vous disparaîtrez, comme vous allez maintenant disparaître à mes yeux !
Il fit de la main un geste de menace, et avant que je pusse lui répondre, la voiture se mit en mouvement, et le laissa là ; le paysage gris, froid et dénudé remplaça son visage dans le cadre de la portière. Le jour commençait à tomber ; une lieue encore nous séparait de Villeraugues. J’étais bien aise de sentir rouler la voiture, et de me voir délivré de lui ; mais surtout mon cœur se délectait, parce que j’avais en face de moi Denise, et que je l’aimais. Les sombres regards que me jetait de son coin la marquise, ne me troublaient guère ; et cependant le souvenir de cet homme que j’avais abandonné me hantait : ses paroles bourdonnaient dans mon crâne, et m’accablaient de sinistres pressentiments. « Condamné ! condamné ! » Il n’avait pas prononcé le mot en vain. Je ne pouvais plus douter de son éloquence. Je ne pouvais plus ignorer pourquoi on l’appelait le boutefeu de Nîmes. Le souffle ardent de la cité méridionale s’exhalait de lui ; la passion de luttes vieilles comme le monde s’exprimait par sa voix. Mélancoliquement je méditai sur ce qu’il avait dit, et me rappelai les paroles analogues prononcées par l’abbé Benoît, et voire par de Géol ; si bien que je restai pensif dans mon coin de berline, cahoté parmi le crépuscule, jusqu’au moment où nous fîmes halte dans la rue du village.
J’offris à Mme de Saint-Alais mon bras pour descendre.
— Non, monsieur, dit-elle, me repoussant avec irritation ; je ne veux plus vous toucher.
Elle avait, je crois, l’intention de se chambrer avec sa fille, et de me laisser souper seul. Mais l’auberge ne possédait qu’une grande pièce servant de salle à manger, de cuisine et de tout ; et quant à la petite alcôve voilée par un rideau crasseux où les dames se retiraient pour dormir, il n’y avait guère possibilité d’y manger. Cette auberge était, en fait, la plus mauvaise où je fusse jamais descendu : comme servante, une souillon qui sentait l’écurie ; comme société, trois laboureurs ; la terre battue en guise de parquet ; pas de vitres aux fenêtres. Accoutumée à voyager, et soutenue par sa colère, la marquise prenait le tout avec une aisance de grande dame ; mais Denise, fraîche émoulue de son couvent, s’effarouchait des éclats de voix et des jurons qui se croisaient autour d’elle, et se ramassait, pâle et craintive, sur son escabeau.
Cent fois je me vis sur le point d’intervenir pour lui épargner ces outrages ; mais ses yeux, quand ils m’accordaient la joie de chercher timidement les miens pour un instant, semblaient me prier de n’en rien faire. Ces hommes, d’ailleurs, comme le prouvaient leurs tirades ineptes, étaient des délégués de Castres, qui dès le premier mot se seraient écriés : « Aux aristocrates ! » Je me tins donc tranquille, et je fis bien, sans doute ; mais l’arrivée de Géol lui-même eût été une diversion bien accueillie.
J’ai dit que la marquise ne faisait guère attention à eux ; mais je m’aperçus bientôt du contraire. Quand nous eûmes soupé, alors que le tapage atteignait son paroxysme, elle s’en vint me trouver dans le coin où je m’étais réfugié, et chargeant sa voix de toute la colère et du dégoût que ses traits déguisaient si bien, elle me cria dans l’oreille qu’il nous fallait partir dès l’aube.
— Dès l’aube… ou même avant, chuchota-t-elle avec âpreté. Ceci est odieux ! abominable ! Cette auberge me tue. Je partirais même sur l’heure, en dépit du froid et de l’obscurité, si…
— Je vais leur parler, dis-je, en faisant un pas vers la table.
Elle me saisit par la manche, et me pinça le bras à me faire crier.
— Imbécile ! dit-elle. Voulez-vous nous perdre tous ? Un seul mot nous trahirait. Il ne s’agit pas de cela, mais de partir dès l’aube. Nous ne dormirons pas ; et sitôt le lever du jour, en route !
J’y consentis, bien entendu. Pour elle, s’approchant du cocher, qui avait pris notre place à table, elle l’avertit tout bas, puis revint à moi, pour me dire de l’appeler s’il ne se levait pas. La chose réglée, elle s’en alla vers l’alcôve, où Denise s’était déjà réfugiée. Par malheur, ses allées et venues avaient attiré sur elle l’attention des rustres de la table, et l’un d’eux, se dressant soudain, l’arrêta au passage.
— Une santé, madame, une santé ! cria-t-il, avec un hoquet immonde (et, titubant sur ses jambes, il lui présenta un verre de vin). Buvez ! c’est une santé que tout homme, femme ou enfant de France doit boire, ou le diable l’emporte. Aux trois couleurs ! Aux trois couleurs ; et à bas Madame Veto ! Buvez, madame, buvez aux trois couleurs !
L’ivrogne lui tendait le verre, au milieu des vociférations de ses camarades.
— Buvez ! buvez ! Aux trois couleurs ; et à bas Madame Veto !
Et il ajouta des plaisanteries et des blasphèmes que ma plume se refuse à écrire.
Je n’y tins plus : je me levai d’un bond pour châtier ces infâmes. Mais la marquise, qui gardait une présence d’esprit admirable, m’arrêta d’un coup d’œil.
— Non, dit-elle en relevant la tête avec fierté, je ne boirai pas !
— Oh ! oh ! s’écria-t-il avec un rire ignoble. Nous sommes donc une aristocrate ? Buvez quand même, ou bien nous vous ferons voir…
— Je ne boirai pas ! répliqua-t-elle, en lui opposant un courage hautain. Et de plus, quand M. de Géol arrivera tantôt, vous aurez des comptes à lui rendre.
L’homme prit un air déconfit.
— Vous connaissez le baron de Géol ? dit-il, changeant de ton.
— Je l’ai quitté au dernier village, et il doit me rejoindre ici ce soir, répliqua-t-elle froidement. Et je vous conseillerai, monsieur, de boire vos santés vous-même et de laisser les autres tranquilles. Car il n’est pas homme à ravaler une injure.
Le braillard haussa les épaules, pour cacher sa mortification.
— Oh ! alors, si vous êtes de ses amis, marmotta-t-il, en se disposant à regagner sa place, je suppose que tout va bien. C’est un brave. Il n’y a pas d’offense. Si vous n’êtes pas une aristocrate…
— Je ne suis pas plus aristocrate que M. de Géol, répondit-elle.
Et avec un léger salut, elle le laissa pour regagner l’alcôve.
Après cet incident les hommes firent un peu moins de tapage, car la marquise avait deviné juste : le nom de Géol était connu et respecté. Ils ne tardèrent pas à se coucher sur le sol, enveloppés dans leurs manteaux. Je fis de même, et passai la nuit, somme toute, beaucoup mieux que je ne l’attendais.
Au début, il est vrai, je ne m’endormis pas tout de suite, mais plus tard je tombai dans un sommeil pénible, plein de cauchemars ininterrompus, et attribuables à l’air confiné de la pièce. Lorsque finalement je m’éveillai en sursaut, je trouvai quelqu’un penché sur moi. D’apparence il faisait encore nuit, car tout était silencieux ; mais les tisons rougeoyants de l’âtre jetaient une vague lueur dans la pièce, et me permirent de reconnaître Mme de Saint-Alais. C’était elle qui venait de m’éveiller. Elle me désigna les autres personnages, qui ronflaient encore.
— Chut ! fit-elle, le doigt sur les lèvres. Il est cinq heures passées. Jules est en train d’atteler. J’ai payé la bonne femme, et dans cinq minutes nous serons prêts.
— Mais le soleil ne se lèvera que dans une heure ! répondis-je.
Cela pouvait s’appeler un départ matinal !
La marquise n’en démordit pas.
— Voulez-vous donc nous exposer à ce que cela recommence ? me glissa-t-elle, dans un chuchotement furieux. Vous tenez à nous garder ici jusqu’à l’arrivée de Géol, peut-être ?
— Je suis à votre disposition, madame, déclarai-je.
Cette réponse lui suffit, et sans rien ajouter, elle s’éclipsa et disparut derrière le rideau, où je l’entendis chuchoter. J’enfilai mes bottes, et comme il faisait très froid dans la salle, je m’approchai du feu, et rassemblant du pied les tisons, je me chauffai une minute. Puis j’ajustai ma cravate et mon épée, que j’avais retirées, et me trouvai prêt à partir. Il était beaucoup trop tôt, à mon avis, et nous étions déjà partis si tôt la veille ! Mais enfin, puisque la marquise le désirait, c’était mon rôle de lui complaire.
Elle revint au bout d’un instant, et je m’aperçus, malgré le pâle éclairage, qu’elle trépidait d’impatience.
— Oh ! dit-elle, ce cocher ne viendra donc jamais ? Il n’en finit pas ! Allez le presser, monsieur !… Si Géol arrivait !… Allez, de grâce, et qu’il se dépêche !
Je m’étonnais de cette hâte, que je jugeais tout à fait vaine et ridicule, car il n’y avait guère de chances pour que de Géol arrivât à cette heure ; mais convaincu que la marquise était à bout de résistance nerveuse, je crus convenable de lui céder. Je franchis avec précaution les corps des dormeurs, et atteignis la porte. Je soulevai le loquet, sortis, et refermai l’huis derrière moi. La bise glacée de l’aube, chargée d’une poussière de neige, fouetta mes joues, et transperça mon manteau. Je frissonnai. A l’orient, les premières lueurs du jour se révélaient à peine ; vers tous les autres points cardinaux, c’était encore la nuit, aussi noire qu’à minuit.
Fort mal disposé envers la marquise, je me dirigeai comme je pus, tout grelottant, vers la porte de l’écurie, piètre bicoque, située dans l’alignement de la maison et environnée d’une mer de crotte. Elle était close, mais une vague clarté jaunâtre, s’échappant d’une fenêtre, tout au bout, m’apprit que Jules y était occupé. Je soulevai le loquet, et l’appelai. Il ne répondit pas. J’entrai donc, et, passant derrière trois ou quatre misérables haridelles — tant debout que couchées — arrivai enfin à nos chevaux, qui se tenaient côte à côte, les derniers, sous la lanterne suspendue à un crochet.
Cependant Jules restait invisible, et je m’étais arrêté, me demandant où il pouvait être, car il ne répondait toujours pas, lorsqu’une chose noire, fouettant l’air, s’abattit sur mon visage et m’aveugla. Tout aussitôt, je fus à me débattre dans les plis d’un manteau, qui m’enveloppait complètement la tête, cependant qu’une poigne de fer me saisissait les bras et les appliquait contre mes flancs. Pris à l’improviste, je tentai de crier, mais l’épais tissu m’étouffait ; par un effort désespéré, je réussis à émettre un appel indistinct, mais d’autres mains que celles qui me maintenaient, assujettirent plus étroitement l’étoffe sur mon visage. A demi suffoqué, je luttais et me contorsionnais pour me délivrer. En vain. Je sentis des mains agiles parcourir tout mon corps, et je compris que l’on me dépouillait. Puis, comme je résistais toujours, l’homme qui me tenait par derrière me donna un croc-en-jambe, et je tombai, sans qu’il me lâchât, la face contre terre.
Par bonheur, je tombai sur de la paille ; mais, bien qu’amorti, le choc me coupa la respiration ; et, tant par suite de ma chute que grâce au manteau, qui dans ma nouvelle posture menaçait de m’étrangler tout à fait, je restai une minute inerte, et les scélérats en profitèrent pour me garrotter les poignets et les chevilles. Ainsi ficelé, je me sentis soulever et emporter à quelque distance, où l’on me jeta brutalement sur une couche molle — de foin, m’apprit mon odorat. Puis une botte de foin s’abattit sur moi, et une seconde, et d’autres, tant et plus. Je me crus sur le point d’asphyxier, et fis un effort frénétique pour appeler au secours. Mais le manteau m’entortillait la tête à plusieurs tours, et j’eus beau m’évertuer, je n’aboutis, en fin de compte, qu’à pousser un grognement sourd, qui se perdit dans les épaisseurs de l’étoffe.