La cocarde rouge
CHAPITRE V
LA DÉPUTATION
Il resta muet si longtemps, les yeux fixés sur la table, que je finis par m’en formaliser, me demandant quelle mouche le piquait, et pourquoi il se taisait et ne me disait pas les choses que j’attendais. Je prévoyais si bien quel conseil il me donnerait, que dès le début j’avais revêtu mon récit de la couleur appropriée. J’avais laissé voir mon amertume ; loin de taire aucune parole méprisante, je lui avais fourni tous les matériaux dont il pouvait avoir besoin pour me donner le conseil que je lui mettais d’avance sur les lèvres.
Mais il ne parlait toujours pas. Cent fois je l’avais ouï affirmer sa sympathie envers le peuple, sa haine de la corruption, de l’égoïsme, des abus gouvernementaux ; moins d’une heure auparavant, ses yeux étincelaient quand il parlait de la chute de la Bastille. C’était sur ses conseils que j’avais fait brûler le carcan ; sur ses instances que j’avais consacré une forte somme à nourrir le village au cours de la disette, l’année précédente. Et maintenant, alors que je m’attendais à le voir se lever et me presser de jouer mon rôle, il se taisait !
Je n’y tins plus à la fin.
— Eh bien ? dis-je, avec irritation. N’avez-vous rien à me dire, monsieur le curé ?
Et je déplaçai l’un des flambeaux afin de mieux distinguer ses traits. Mais il tenait toujours les yeux baissés, évitant mon regard, l’air pensif, les doigts occupés avec les miettes.
— Monsieur le vicomte, dit-il enfin, posément, par la mère de ma mère, je suis, moi aussi, noble.
Je tombai de mon haut, non que ce fût là une nouvelle pour moi, mais parce que je voyais où il voulait en venir.
— Et à cause de cela, dis-je, vous voudriez…
Il m’arrêta d’un geste.
— Non, dit-il doucement. Je ne voudrais pas. Car, malgré tout, je suis peuple de naissance, et pauvre par vocation. Mais…
— Mais quoi ? dis-je, agacé.
Au lieu de répondre, il se leva, et s’emparant de l’un des flambeaux, se dirigea vers le mur que décorait un portrait en pied de mon père, encadré d’une curieuse guirlande de feuillage ciselé. Il épela le nom inscrit au-dessous :
— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », fit-il comme à part lui. Ce fut un juste, et un ami du pauvre. Dieu l’ait en sa sainte garde !
Il s’attarda un peu à rêver sur le grave et noble visage, qui lui rappelait sans doute beaucoup de choses ; puis tenant la bougie haute, il passa au tableau qui faisait pendant au premier, de l’autre côté de la table. Il lut :
— « Adrien du Pont, vicomte de Saux, colonel du Royal-Flandre. » Tué, je crois, à Minden. « Chevalier de Saint-Louis, et de la Maison du roi. » Un beau gentilhomme et certes aussi vaillant. Je ne l’ai pas connu.
Je ne répondis pas, mais je commençai à rougir quand il passa au troisième tableau, derrière moi.
— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », lut-il, la bougie en main. « Maréchal et pair de France, chevalier des ordres royaux, colonel de la Maison du roi et membre du Conseil privé. » Mourut de la peste à Gênes, en 1710. J’ai ouï dire qu’il avait épousé une Rohan.
Il le regarda longuement, puis s’approcha du quatrième lambris, et resta silencieux une minute.
— Et celui-ci ? dit-il enfin. C’est, je crois, une noble figure entre toutes. « Antoine, seigneur du Pont de Saux, de l’ordre de saint Jean de Jérusalem. » Propagateur de la langue française. Mourut à La Valette, l’année d’après le grand siège, de ses blessures, disent les uns, de ses travaux et fatigues inouïs, dit l’ordre. Un soldat chrétien.
Ce tableau était le dernier. Quand il l’eut considéré un peu, il rapporta la bougie et la reposa auprès des deux autres sur la table luisante. Cette surface polie, avec les panneaux des murs, absorbait toute la lumière, et nos visages, seuls visibles dans un halo de clarté, se détachaient sur un fond obscur. Il me fit une inclination.
— Monsieur le vicomte, prononça-t-il enfin, d’une voix légèrement émue, vous êtes d’une noble race.
Je haussai les épaules.
— C’est entendu, fis-je. Et après ?
— Je n’ose vous donner de conseils.
— Mais la cause est bonne ! m’écriai-je.
— Oui, répondit-il posément, je le répète depuis toujours. Je n’ose me dédire aujourd’hui. Mais… la cause du peuple est celle du peuple. Laissez-la au peuple.
— C’est vous qui me parlez ainsi ! répliquai-je en le considérant, perplexe et irrité. Vous qui m’avez cent fois déclaré que je suis du peuple ! que la noblesse sort du peuple ! qu’il n’y a en France que deux catégories : le roi et le peuple !
Il sourit un peu tristement, et tapota des doigts sur la table :
— Je parlais en théorie, avoua-t-il. Au moment de mettre cette théorie en pratique, le cœur me fait défaut. Car moi aussi j’ai un peu de sang noble dans les veines, monsieur le vicomte, et je m’y connais.
— Je ne vous comprends plus, dis-je déconcerté. Vous soufflez le chaud et le froid, monsieur le curé. Je vous disais il n’y a qu’un instant que j’ai parlé en faveur du peuple à la séance de la noblesse, et vous m’approuviez.
— Vous avez noblement agi.
— Et maintenant ?
— Je dis la même chose, répliqua l’abbé Benoît d’un air pénétré. Vous avez noblement agi. Combattez pour le peuple, monsieur le vicomte, mais parmi les vôtres. Faites entendre votre voix là où vous ne récolterez rien d’autre que blâme et déconsidération. Mais s’il faut en venir, si nous en sommes venus à une lutte entre votre classe et le vulgaire, entre la noblesse et la roture, si un noble doit se ranger aux côtés de ses pairs ou se mettre à la solde du peuple, alors (la voix de l’abbé Benoît hésita un peu, et sa main pâle et émaciée tambourina doucement sur la table) j’aimerais mieux vous voir parmi les rangs de vos pairs.
— Contre le peuple ?
— Oui, contre le peuple, répondit-il, avec une légère hésitation.
J’étais abasourdi.
— Mais, juste ciel ! m’écriai-je, la plus élémentaire logique…
— Ah ! reprit-il en hochant mélancoliquement la tête et me considérant avec bonté. Là-dessus vous me tenez. J’ai contre moi la logique. La raison également. La cause du peuple, la cause de la réforme, de l’honnêteté, du blé à bas prix, de la justice égale pour tous, doit être une bonne cause. Et celui qui la soutient doit être dans le vrai. Je le concède, monsieur le marquis. Il y a plus. Si le peuple est livré à lui-même pour défendre sa cause, on risque des excès plus grands. Je m’en rends compte. Mais le sentiment ne me permet pas d’agir selon ma raison.
— Pourtant, M. de Mirabeau ? fis-je. Vous l’avez devant moi qualifié de grand homme.
— C’est juste, répondit l’abbé sans détourner les yeux des miens, et toujours tambourinant en sourdine sur la table.
— Je vous ai entendu parler de lui avec admiration.
— Souvent.
— Et de M. de La Fayette ?
— Aussi.
— Et des Lameth[8] ?
[8] Trois frères d’une famille noble de Picardie, tous trois députés aux états généraux ou à la Législative, et partisans d’une sage liberté.
Le curé fit un signe d’assentiment.
— Tous ceux-là pourtant, insistai-je, tous ceux-là sont des nobles… des nobles qui mènent le peuple !
— Oui, fit-il.
— Et vous ne les blâmez pas ?
— Non, je ne les blâme pas.
— Et même vous les admirez ! Vous les admirez, l’abbé ! répétai-je, le tenant sous mon regard.
— Je le sais bien, dit-il. Je sais que je suis faible et incohérent. Voire pis, monsieur le vicomte, en ce je n’ai pas le courage de mes convictions. Mais si j’admire ces hommes, si je les trouve grands et généreux, j’ai ouï parler d’eux tout différemment ; et, c’est peut-être une faiblesse, mais je vous ai connu enfant, et je ne voudrais pas que l’on parlât de vous de la sorte. Il y a des choses que nous admirons à distance, continua-t-il en me regardant avec malice, pour cacher la tendresse qui perçait dans son regard, et que néanmoins nous n’aimons pas rencontrer chez ceux qui nous sont chers. L’odieux jeté sur un étranger ne nous touche pas ; sur nos amis, ce serait plus cruel que la mort.
Il s’arrêta, car la voix lui manquait ; et nous restâmes une minute muets tous les deux. Cependant, je ne voulus pas lui laisser voir combien ses paroles m’avaient touché, et, comme en manière de diversion :
— Mais mon père ? dis-je. Il était bien du parti de la réforme !
— Oui, de la réforme par les nobles, pour le peuple.
— Mais les nobles m’ont rejeté ! répliquai-je. Pour m’être avancé d’un pas, j’ai tout perdu. N’en ferai-je pas deux, pour regagner ce tout ?
— Regagner ce tout ?… fit-il posément, et perdre combien ?
— Même si le peuple est vainqueur ? Et vous dites qu’il le sera.
— Même alors, répondit-il doucement. Tribun du peuple, mais proscrit !
C’étaient les expressions mêmes que je m’étais appliquées durant mon retour ; et je tressaillis. Avec une clarté soudaine leur signification plénière m’apparut ; et je compris pourquoi l’abbé Benoît avait si longtemps balancé à mon sujet. Avec les plus pures intentions et le plus sublime courage, je ne pouvais me faire autre que je n’étais. Je m’élèverais, si le succès couronnait mes efforts, à un degré de superbe isolement : suspect au peuple, dont je serais le bienfaiteur ; haï et maudit par les nobles, pour ma désertion.
Devant cette perspective, d’autres auraient été loin de reculer ; elle en eût même alléché certains. Mais je n’avais rien du héros, en cet instant de vision lucide. D’antiques préjugés s’émurent dans mes veines ; de vieilles traditions, nées de siècles de prééminence et de privilège, s’éveillèrent en ma mémoire. Un frisson de doute et de méfiance — tels ceux qui ont dû harceler les réformateurs de la première heure, et les faire broncher, sauf les plus hardis — me parcourut, cependant que je considérais le curé à la lueur des flambeaux. Je redoutai le peuple, l’inconnu. La vocifération de triomphe qui avait déchiré les airs sur la place du Marché de Cahors, les féroces huées qui avaient accueilli la chute de Gontaut, retentirent de nouveau à mes oreilles. Je me rejetai en arrière, tel celui qui se voit sur le bord d’un précipice, et à travers les flots de brume entr’ouverts une seconde par le vent, découvre les rocs fatals aux pointes hérissées qui l’attendent au bas.
Ce fut là un moment d’extraordinaire clairvoyance. Il passa bientôt, à vrai dire, et je n’aperçus plus autour de moi que la chambre silencieuse et le brave curé qui mouchait par contenance l’une des longues bougies ; mais son effet persista en moi. Lorsque l’abbé eut pris congé et que la maison fut close, je me promenai durant une heure au long de l’avenue de noyers ; tantôt arrêté à considérer la route, visible entre les grilles ouvertes ; tantôt lui tournant le dos, pour contempler la sombre masse du château à toit plat flanqué de sa tour et de ses poivrières.
Ma décision était prise, je resterais à l’écart. Je saluerais avec joie la réforme, je ferais dans mon entourage tous mes efforts pour hâter sa venue, mais je ne me dresserais pas une seconde fois contre mes pairs. J’avais eu le courage de mes opinions. Désormais, personne ne pouvait dire que je les avais dissimulées ; mais après cela je resterais à l’écart et attendrais les événements.
Un coq chanta derrière la maison, désheuré ; et du fond des ténèbres, par-dessus les champs silencieux, m’arriva le lointain aboiement d’un chien. Comme je l’écoutais, sous le regard serein des étoiles, l’injure que Saint-Alais m’avait faite se réduisit peu à peu à ses véritables proportions. Je songeai à Denise, à ma fiancée perdue, avec un léger regret, nuancé presque de badinage. Que dira-t-elle de cette brusque rupture ? me demandais-je. Cette singulière perte de son fiancé éveillerait-elle sa curiosité, son intérêt ? Ou bien, sortie à peine du couvent, croirait-elle que c’est là dans le monde la marche ordinaire des choses, que les fiancés vont et viennent, et que les soirées ont comme terminaison naturelle une émeute ?
Je riais tout bas, heureux de m’être décidé. Mais si j’avais su, en écoutant le frémissement des peupliers sur la route, et les bruits qui me parvenaient du vaste monde ténébreux, ce qui se passait dans ce monde ; si j’avais su cela, j’aurais éprouvé plus de satisfaction encore. Car on était au mercredi 22 juillet, et cette nuit-là Paris palpitait au sortir de singuliers spectacles. Pour la première fois Paris venait d’entendre le cri sinistre : « A la lanterne ! » et de voir un homme, un vieillard à cheveux blancs, pendu et torturé jusqu’à la mort. Un autre, l’intendant même de la cité, venait d’être renversé, foulé aux pieds et mis en pièces dans les rues de son ressort, publiquement, en plein jour, sous les yeux de milliers de gens. Paris avait vu ces choses, en tremblant ; et d’autres encore, des choses qui firent blêmir les réformateurs, et qui révélèrent à tous les êtres pensants que derrière La Fayette, derrière Bailly, la municipalité et le comité électoral, grondaient et bouillonnaient les forces en éveil des Faubourgs, tout Saint-Antoine et tout Saint-Marceau.
Que pouvait-on, que devait-on attendre, lorsque de telles violences demeuraient impunies, sinon de les voir se généraliser ? Dans le cours d’une semaine, les provinces suivirent l’exemple de Paris. Déjà, le 21, la populace de Strasbourg avait saccagé l’hôtel de ville et détruit les archives ; déjà les bastilles de Bordeaux et de Caen étaient prises et démolies. A Rouen, à Rennes, à Lyon, à Saint-Malo, il y avait de graves émeutes, où le sang coulait, et plus proche de Paris, à Poissy, à Saint-Germain, on pendait les meuniers. Mais, en ce qui concernait Cahors, ce fut seulement lorsque l’étourdissante nouvelle de la capitulation du roi nous parvint, quelques jours plus tard, — la nouvelle que le 17 juillet il avait fait son entrée dans Paris insurgé, et ratifié bénévolement[9] la destruction de la Bastille, — ce fut seulement lorsque ces nouvelles nous parvinrent, suivies de près par le bruit du second soulèvement du 22, où périrent Foullon et Berthier, ce fut seulement alors, dis-je, que la contrée avoisinante commença de s’émouvoir. L’abbé Benoît, la stupéfaction et le doute peints sur le visage, m’apporta les nouvelles, et nous les discutâmes en nous promenant sur la terrasse. D’autres rapports, sans doute, plus ou moins véridiques, avaient déjà atteint la ville, et, en fournissant au monde d’autres sujets de réflexion, m’avaient épargné d’être provoqué ou molesté. Mais à la campagne, où je passai la semaine en une pénible agitation, à revenir le matin sur la décision prise la veille, j’ignorai tout jusqu’à l’arrivée du curé, dans la matinée, je crois, du 29.
[9] A l’Hôtel de Ville, où La Fayette remit solennellement à Louis XVI la cocarde tricolore.
— Et que pensez-vous maintenant ? dis-je tout songeur, après l’avoir écouté jusqu’au bout.
— Ce que je pensais auparavant, ni plus ni moins, répondit-il sans hésiter. La chose est arrivée. Sans argent et donc sans soldats disposés à se battre, avec un peuple mourant de faim, avec des gens à l’esprit bourré de théories et d’abstractions toutes également subversives, que peut un gouvernement ?
— Certes, il peut cesser de gouverner, répliquai-je avec brusquerie ; mais ce n’est pas là ce que chacun désire.
— Il y aura forcément une période d’agitation, reprit-il, quoique avec moins d’assurance. Les forces de l’ordre, néanmoins, les forces de la loi, finissent toujours par triompher. Je ne doute pas qu’il en soit ainsi une fois de plus.
— Après une période d’agitation ?
— Oui, fit-il. Après une période d’agitation. Et je souhaiterais, je l’avoue, que nous l’ayons dépassée. Mais gardons haut les cœurs, monsieur le vicomte. Fions-nous au peuple : remettons-nous-en à son bon sens, à sa capacité de gouverner, à sa modération…
Force me fut de l’interrompre.
— Qu’est-ce, Gilles ? dis-je, en m’excusant d’un geste.
Le valet venait de sortir du château et attendait pour me parler.
— Monsieur le vicomte, c’est M. Doury, qui arrive de Cahors, répondit-il.
— Doury, l’aubergiste ?
— Oui, monsieur, avec Buton. Ils demandent à vous voir.
— Ensemble ? fis-je.
Cet accouplement me paraissait bizarre.
— Oui, monsieur.
— Eh bien ! amène-les-moi ici, répondis-je, après avoir interrogé des yeux mon compagnon. Pourquoi Doury ? Je lui ai payé ma note. Que peut-il me vouloir ?
— Nous le verrons bien, répliqua l’abbé, les yeux fixés sur la porte. Les voici… Oh ! oh ! A cette heure, monsieur le vicomte, reprit-il plus bas, je n’ai plus autant de confiance.
Il devinait sans doute quelque chose de la vérité ; mais, pour ma part, je n’y compris absolument rien. Je connaissais depuis des années l’aubergiste comme un homme poli et obséquieux, mais je ne l’avais jamais approfondi, et je ne le séparais guère dans ma pensée de sa clientèle et de son métier. Je fus donc stupéfait de le voir s’avancer avec un air où l’orgueil le disputait à la bassesse, tour à tour se redressant et pinçant les lèvres, comme pénétré de son importance, puis faisant le plongeon, tout confus et piteux. Son accoutrement était aussi bizarre que son attitude, car au lieu de ses bourgeois effets noirs, il étalait un habit bleu à boutons d’or, avec un gilet canari, et il maniait une canne à pomme d’or ; sobres magnificences qu’éclipsaient néanmoins deux énormes touffes de rubans bleus, blancs et rouges, piquées l’une sur son revers, l’autre à son chapeau.
Son acolyte, dont la carrure gigantesque et le visage tanné par le soleil faisaient ressortir la flasque obésité du citadin, le suivait à trois pas, semblablement paré. Mais tout enrubanné qu’il fût et en cette étrange société, il n’en restait pas moins Buton le forgeron. Il rougit sous mon regard, et se dissimula le plus possible derrière la personne de Doury.
— Bonjour, Doury, dis-je.
La gauche suffisance de l’individu m’eût fait éclater de rire, si je n’avais remarqué la gravité particulière du curé.
— Qu’est-ce qui vous amène à Saux ? repris-je. Et que puis-je faire pour vous ?
— Avec votre permission, monsieur le vicomte, commença-t-il.
Puis il s’arrêta, et se redressant — car la force de l’habitude lui courbait l’échine — il reprit tout à trac :
— L’intérêt public, monsieur. Et pour avoir l’honneur de conférer avec vous à son sujet.
— Conférer avec moi ? fis-je tout surpris. Sur l’intérêt public ?
Il sourit avec malaise, mais tint bon.
— Parfaitement, monsieur. Il s’est produit de si grands changements… et nous avons tellement besoin de conseils…
— Que je ne dois pas m’étonner, si M. Doury vient les demander à Saux.
— Parfaitement, monsieur.
Sans chercher à dissimuler mon mépris et mon étonnement, je haussai les épaules et regardai le curé.
— Eh bien ! dis-je après un instant de silence, qu’y a-t-il ? Avez-vous été pris à vendre de mauvais vin ? Ou désirez-vous savoir le nombre de plats fixé par décret des états généraux ? Ou…
— Monsieur, dit-il, en rassemblant toute sa dignité, ce n’est pas l’heure de plaisanter. Dans la crise actuelle, l’aubergiste est aussi intéressé que, sauf votre respect, le gentilhomme ; et déserté par ceux qui devraient le diriger…
— Qui ça, l’aubergiste ? m’écriai-je.
Il devint rouge comme une tomate.
— Monsieur le vicomte entend bien que je parle du peuple…, dit-il d’un ton offensé. Et déserté par ses chefs légitimes…
— Exemple ?
— M. le duc d’Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Polignac, M…
— Ah bah ! dis-je. Comment ont-ils déserté ?
— Pardi, monsieur ! N’avez-vous pas appris ?
— Appris quoi ?
— Qu’ils ont quitté la France ? Que dans la nuit du 17, trois jours après la prise de la Bastille, les princes du sang ont quitté la France en catimini, et…
— Absurde ! m’écriai-je. Absurde ! Pourquoi seraient-ils partis ?
— C’est précisément la question que l’on se pose, monsieur le vicomte, répondit-il avec un vif empressement. Les uns disent qu’ils s’éloignaient de la capitale dans l’intention de la punir. D’autres, qu’ils manifestaient ainsi leur désapprobation de l’amnistie que Sa Majesté très clémente devait accorder ce jour-là. D’autres, qu’ils avaient peur. D’autres même, qu’ils craignaient le sort de Foullon…
— Imbécile ! m’écriai-je, en l’arrêtant net, car ma patience était à bout ; vous délirez ! Retournez à vos casseroles ! Que savez-vous des affaires de l’État ? Certes, au temps de mon grand’père, continuai-je, outré, si vous aviez parlé des princes du sang sur ce ton, vous auriez goûté du pain sec pour six mois, et heureux de vous en tirer sans la bastonnade !
Je le vis lâcher pied, et les vieilles habitudes l’emportant sur son nouveau rôle, il balbutia des excuses. Il n’avait nulle intention injurieuse, à son dire. Il s’était mal exprimé. Néanmoins, je m’apprêtais à le semoncer, lorsque à ma stupéfaction Buton intervint.
— Mais, monsieur, ce que vous dites là, c’était bon il y a trente ans, fit-il d’un ton bourru.
— Hé quoi, vilain ? exclamai-je, le souffle quasi coupé d’étonnement, que viens-tu faire dans cette galère ?
— Je suis avec lui, répondit-il, en me désignant gravement son compagnon.
— Pour affaires d’État ?
— Oui, monsieur !
— Ma parole ! exclamai-je, en les considérant tous les deux, partagé entre l’indignation et l’incrédulité, si vous dites vrai, pourquoi n’avoir pas amené aussi le chien de garde ? Et le bélier de Jean le métayer ? Et le chat de mère-grand ? Et le tournebroche de M. Doury ? Et…
Le curé me toucha le coude.
— Mieux vaudrait, je crois, entendre ce qu’ils ont à dire, me fit-il observer à mi-voix. Ensuite, monsieur le vicomte…
Je cédai à regret.
— De quoi donc s’agit-il ? fis-je. Exposez votre demande.
— L’intendant a pris la fuite, répondit Doury, en recouvrant une partie de sa dignité première, et nous voulons organiser, conformément aux instructions reçues de Paris, et suivant le glorieux exemple de cette cité, un Comité ; un Comité pour administrer les affaires du district. Et c’est de ce Comité, monsieur, que mon bon ami ici présent et moi nous avons l’honneur d’être une députation.
— Vous, passe ; mais lui ? lançai-je, incapable de me contenir plus longtemps. Au nom du ciel, qu’a-t-il à voir avec le Comité ? ou avec les affaires du district ?
Et d’un index impitoyable je désignais Buton, qui rougissait sous son hâle et se dandinait avec gêne, mais ne disait mot.
— Il en est membre, répliqua l’aubergiste, en lançant à son collègue un regard oblique et dépourvu de bienveillance. Monsieur le vicomte n’est pas sans savoir que pour être aussi parfait que possible, ce Comité doit représenter toutes les classes.
— Voire même la mienne, dis-je, ironiquement.
— C’est dans ce but que nous venons vous trouver, répondit-il avec embarras. C’est en un mot pour vous demander, monsieur le vicomte, que vous nous permettiez de vous élire comme membre, et non seulement comme membre…
— Quel honneur !
— Mais comme président du Comité.
Cela revenait, tout compte fait, à ce que j’avais prévu. Cela survenait à l’improviste, mais en somme c’était la simple réalisation de ce que mon rêve me montrait. Qualifié mandat du peuple, cela eût bien sonné ; passant par la bouche de Doury l’aubergiste, avec Buton comme assesseur, cela me crispa les nerfs. Certes, cela n’eût pas dû me surprendre. Alors que de tels événements se déroulaient dans le monde ; alors qu’un roi acceptait de voir sa forteresse prise et ses serviteurs tués, et pardonnait aux rebelles ; alors qu’un intendant de Paris était massacré dans les rues de sa juridiction ; alors que les tumultes et les émeutes sévissaient dans chaque province, et que les princes fuyaient, et qu’on pendait les meuniers, cette invitation n’offrait rien de merveilleux. Et aujourd’hui, rétrospectivement, je la trouve toute naturelle. J’ai assez vécu pour voir des hommes exerçant le métier de Doury monter sur le trône, resplendissants de croix et de « crachats », et un artisan né dans une forge s’asseoir à la table des empereurs. Mais en ce jour de juillet, sur la terrasse de Saux, l’offre me parut de toutes les facéties la plus grotesque, de toutes les extravagances la plus absurde.
— Merci, monsieur, dis-je enfin, un peu remis de mon premier étonnement. Si je vous entends bien, vous me demandez de faire partie du même Comité que cet homme-là ? (Et je désignai sévèrement Buton.) De siéger avec ce paysan né sur mes terres, et soumis hier encore à ma justice ? Avec le serf que mes pères ont affranchi ? Avec l’artisan qui vit à mes gages ?
Doury jeta un coup d’œil à son collègue.
— Mais, monsieur le vicomte, dit-il en s’éclaircissant la gorge, pour être parfait, vous le savez, un Comité doit nous représenter tous tant que nous sommes.
— Un Comité ! lançai-je, incapable de contenir mon indignation. Voilà du nouveau en France. Et ce parfait Comité, quel est son rôle ?
Doury se ressaisit d’un seul coup, et se gonfla d’importance.
— L’intendant a fui, dit-il, et le peuple ne se fie plus aux magistrats. Il court aussi des histoires de brigands ; et le blé fait défaut. C’est de tout cela que le Comité doit s’occuper. Il doit prendre des mesures pour maintenir la paix, approvisionner la ville, contenter la troupe, tenir des réunions, et délibérer sur sa conduite future. En outre, monsieur le vicomte, poursuivit-il, en se bouffissant les joues, il correspondra avec Paris ; il administrera la justice ; il…
— En un mot, dis-je tranquillement, il gouvernera. Le roi, j’imagine, ayant abdiqué.
Doury sembla se ratatiner, et faillit perdre de ses couleurs.
— A Dieu ne plaise ! répondit-il, un trémolo dans la voix. Le Comité n’agira qu’au nom de Sa Majesté.
— Et avec son autorisation ?
L’aubergiste me considéra, tout démonté, et il bafouilla quelque chose où je saisis le mot : peuple.
— Ah ! ah ! dis-je. C’est le peuple qui m’invite à gouverner, alors ? Avec un aubergiste et un paysan ? Et avec d’autres aubergistes et paysans, j’imagine ? Gouverner ! Usurper sur les fonctions de Sa Majesté, oui ! Supplanter ses magistrats, corrompre sa force armée ! Bref, maître Doury, achevai-je avec suavité, se rendre coupable de haute trahison. De haute trahison, vous m’entendez ?
Certes, il m’entendait, l’aubergiste ! Il s’essuya le front d’une main tremblante, et resta terrifié et sans voix, à me regarder piteusement. Une deuxième fois le forgeron prit sur lui de me répondre.
— Monseigneur…, bégaya-t-il, en se passant dans la barbe son énorme main noire.
— Permettez, Buton, répliquai-je avec aménité. Pour quelqu’un qui aspire à gouverner le pays, vous êtes trop respectueux.
— Vous avez omis une chose que devra faire aussi le Comité, reprit l’artisan, d’une voix rauque, et sans oser, tel un chien timide mais hargneux, me regarder en face.
— Et quelle est cette chose ?
— De protéger les seigneurs.
Je l’examinai, partagé entre la colère et l’étonnement. Le point de vue était neuf. Après une pause :
— Contre qui ? fis-je sèchement.
— Contre leurs vassaux, répliqua-t-il.
— Contre leurs Butons, dis-je. Je saisis. Nous allons nous réveiller dans les flammes, n’est-ce pas ?
Il garda un silence obstiné. Je repris :
— Grand merci, Buton. Et voilà votre reconnaissance pour le pain de tout un hiver ! Dans ce monde, décidément, cela rapporte de faire le bien.
L’homme rougit sous son hâle, et soudain me regarda pour la première fois.
— Vous savez bien que vous mentez, monsieur le vicomte ! dit-il.
— Je mens, coquin ! m’écriai-je.
— Oui, monsieur, reprit-il. Vous savez que je mourrais pour mon seigneur, tout comme si j’avais au cou le collier de fer ! Que je me ferais brûler plutôt que de laisser le feu prendre au château de Saux ! Que, vivant ou mort, j’appartiens à mon maître. Mais, monseigneur (et il prit un ton de gravité surprenante chez un homme aussi inculte), il y a des abus, et il convient d’y mettre fin. Il y a des tyrans, et ils doivent disparaître. Il y a des hommes, et des femmes, et des enfants qui meurent de faim, et il faut que tout cela finisse. Le pauvre est pressuré, monseigneur, — pas chez vous, mais partout aux environs, — et cela doit finir. Et c’est le pauvre qui paie les impôts, alors que le riche en est déchargé ; c’est le pauvre qui fait les routes, dont le riche se sert ; le pauvre ne peut payer son sel, mais le roi mange dans l’or. A tout cela il faut aujourd’hui mettre fin, paisiblement, si les seigneurs le veulent, mais il faut y mettre fin. Il le faut, monseigneur, dût-on brûler les châteaux, conclut-il sombrement.