La cocarde rouge
CHAPITRE IV
L’AMI DU PEUPLE
Je ne fus pas le seul à m’arrêter, impressionné par ce spectacle auquel les nouvelles que nous venions d’apprendre — ces étourdissantes et sinistres nouvelles — donnaient un sens particulier. Nous n’étions pas encore familiarisés, en France, avec les foules. Depuis des siècles, l’homme isolé, l’individu, roi, cardinal, évêque ou seigneur, venait-il à paraître, que sur un seul regard de lui, le nombre, la multitude, rentrait sous terre et se dispersait en saluant bien bas.
Mais voici qu’à notre vue se levait l’aube froide et lugubre d’un jour nouveau. Peut-être, si nous n’avions pas su ce que nous savions, — c’est-à-dire les nouvelles, — ou si le peuple les avait ignorées, l’effet produit sur nous, comme sur sa manière d’être, eussent été différents. Quoi qu’il en soit, la foule qui nous faisait face quand nous apparûmes sur la grand’place, la foule immense qui nous faisait face et l’emplissait dans toute sa largeur, silencieuse, aux aguets, menaçante, n’apparut aucunement intimidée. Ce fut nous, au contraire, qui demeurâmes stupides, immobilisés chacun dès sa sortie, regardant tour à tour et consultant son voisin des yeux pour connaître sa pensée.
Au-dessus de nos têtes se dressait la majestueuse cathédrale, et nous émergions de son ombre. La plupart d’entre nous étaient accoutumés à voir cent paysans trembler au froncement de leurs sourcils. Mais d’un moment à l’autre, en un clin d’œil, comme si ces nouvelles de Paris avaient sapé les fondements de la société, tout cela était remis en question. La foule de la grand’place ne tremblait pas. Dans un silence plus sinistre que des vociférations, elle renvoyait regard pour regard. Et ce n’était pas tout : quand nous sortîmes, personne ne nous fit place, et ceux de l’Assemblée qui avaient déjà descendu le perron durent contourner le plus dense de la cohue pour atteindre l’auberge. Arrivant après eux nous vîmes ce détail, qui eut sur nous son influence. Nous étions les nobles de la province ; mais nous n’étions que deux cents, et entre nous et les Trois Rois, entre nous et nos chevaux et valets, s’étendait cette barrière de sombres visages, ces milliers d’hommes silencieux.
On ne s’étonnera point que ce spectacle, et ce qu’il renfermait d’inouï, détournèrent provisoirement ma pensée de M. d’Harincourt et de ses intentions. Je regardais ailleurs, et il m’ignorait également, ébahi, et les sourcils contractés. Forcément, il nous fallut descendre, un par un et à contre-cœur ; notre grêle procession défila sous les regards de la foule, qui répondait par le dédain à notre muet défi. Cahors a gardé le souvenir de ce premier triomphe du peuple, qui fut aussi le premier pas des privilégiés vers leur déchéance. Quatre mots l’avaient provoqué. Quatre mots : « La Bastille est tombée », agglomérant les groupes épars, en avaient fait ce que nous voyions : le peuple.
En de telles circonstances il suffisait, pour déterminer une explosion, de la plus légère étincelle. L’étincelle ne manqua point. M. de Gontaut, grand et maigre vieillard, contemporain des premiers jours du feu roi, me précédait de quelques pas. Étant boiteux, il s’appuyait sur une canne, et en règle générale sur le bras d’un serviteur. Ce matin-là, son laquais ne paraissait pas, et il trouvait fort gênant de contourner la place au lieu de la traverser. Néanmoins il ne fut pas assez sot pour se jeter dans la cohue ; et tout se serait bien passé si un gueux du premier rang n’avait, par hasard peut-être, fait broncher sa canne d’un coup de pied. M. le baron se retourna furieux, les sourcils hérissés, et frappa l’individu de son bâton.
— Arrière, maroufle ! s’écria-t-il, frémissant et prêt à redoubler le coup. Si je te tenais, je t’aurais vite…
L’homme cracha sur lui.
M. de Gontaut poussa un juron, et dans un accès d’aveugle rage, appliqua au malotru plusieurs coups : je ne puis dire leur nombre, bien que je fusse seulement à quelques pas de là. Sans faire mine de rendre les coups, l’homme recula, intimidé par la furie du vieux gentilhomme. Mais ceux qui étaient derrière lui le poussèrent en avant, aux cris de : « Infamie ! A bas la noblesse ! » et il tomba sur M. de Gontaut. A l’instant le baron fut par terre.
La scène s’était déroulée si rapidement que ses seuls voisins immédiats, Saint-Alais, les Harincourt et moi, le vîmes tomber. La foule, apparemment, ne lui voulait pas grand mal, car elle n’avait pas encore perdu toute retenue. Mais j’étais alors sous l’impression de la triste fin de M. de Launay, et dans mon imagination surexcitée je me figurai qu’ils attentaient à la vie de M. de Gontaut. En voyant tomber le vieillard je m’élançai à son secours.
Mais Saint-Alais fut plus prompt. Bondissant sur l’agresseur, avec une rage non moins grande que celle de Gontaut, il le rejeta d’une seule bourrade dans les bras de ses provocateurs. Puis aidant M. de Gontaut à se relever, le marquis tira son épée, et projetant de-ci de-là la pointe étincelante avec l’art d’un escrimeur consommé, en un clin d’œil il élargit le cercle autour de lui, et les plus proches reculèrent avec des cris perçants et des malédictions.
Par malheur il atteignit quelqu’un. L’individu ne fut pas blessé sérieusement, mais sous la piqûre il s’effondra en beuglant, ce qui modifia aussitôt les dispositions de la foule. Aux cris mi-gouailleurs succédèrent des vociférations de rage. Un gourdin fut lancé, que le marquis reçut en pleine poitrine, ce qui le suffoqua momentanément. Deux secondes plus tard, il s’élança sur l’homme qui l’avait jeté, mais l’individu prit la fuite, et la foule, avec une huée de triomphe, se referma derrière lui. Ainsi arrêté dans sa poursuite, Saint-Alais n’eut plus d’autre ressource que de battre en retraite, ou de blesser des gens qui ne lui avaient rien fait.
Il fit volte-face en lançant un sarcasme et rengaina son épée. Mais à peine eut-il le dos tourné qu’il reçut un caillou sur la tête, et il s’étala de son long. En le voyant tomber, la foule poussa un hurlement, et une demi-douzaine d’hommes se précipitèrent pour le fouler aux pieds.
Les têtes s’échauffaient ; cette fois je ne me trompais plus en lisant le crime dans les yeux de tous. Les beuglements de l’homme qu’il avait blessé, encore que celui-ci eût plus de peur que de mal, ne leur sortait pas des oreilles. L’un des Harincourt renversa le plus avancé, mais loin de les intimider, cela ne fit que les exaspérer. En un instant il fut roué de coups et rejeté en arrière, aux trois quarts assommé, et la foule se rua sur sa victime.
Je m’élançai. Mais j’eus à peine le temps de couvrir Saint-Alais de mon corps en criant : « C’est abominable ! Honte à vous ! » et d’en faire reculer un ou deux ; un cercle de visages menaçants et de bras déjà levés nous entouraient, et mon intervention n’allait servir à rien qu’à me faire partager son sort, si en cet instant critique je n’avais été reconnu. Buton, le forgeron de Saux, qui était aux premiers rangs, proclama mon nom, et se retournant refoula ses voisins de ses deux bras écartés. Malgré sa force prodigieuse, il ne contenait le torrent qu’avec peine, mais ses cris désespérés furent à la fin entendus et compris. D’autres me reconnurent, la foule s’écarta. Un cri s’éleva : « Vive Saux ! Vive l’ami du peuple ! » puis le cri fut repris de côté et d’autre, tant que bientôt toute la grand’place retentit de cette acclamation.
J’ignorais encore la versatilité des foules, et qu’elles passent dans le cours d’un instant de « A bas ! » à « Vive ! » Malgré moi, et tout en me le reprochant, je sentis mon cœur se dilater au son de ces « Vive Saux, vive l’ami du peuple ! » Mes égaux m’avaient bafoué, mais le peuple — ce peuple dont les visages offraient aujourd’hui un aspect nouveau, ce peuple à qui une seule phrase : « La Bastille est tombée », conférait une nouvelle vie — le peuple m’acclamait. Sur-le-champ, alors même que je leur criais à tous et leur faisais signe de se taire, je vis dans un éclair ce que renfermait cette popularité ; elle pouvait me donner le pouvoir et le tribunat ! « Vive Saux, vive l’ami du peuple ! » Les airs retentissaient de ce cri ; les coupoles de la cathédrale me le renvoyaient. Je me sentis soulevé sur ses ondes ; je me sentis pendant cette minute un autre homme, un homme supérieur !
Mais je rencontrai le regard de Saint-Alais, et je retombai sur la terre. Il s’était relevé, pâle de rage, et il époussetait avec son mouchoir la poussière de son habit. Un filet de sang coulait de la blessure de son crâne, mais il ne s’en souciait, tout occupé à me considérer fixement, comme s’il lisait mes pensées. Dès que se fut rétabli un silence relatif, il parla.
— Si vos amis en ont tout à fait terminé avec nous, monsieur de Saux, peut-être pourrions-nous rentrer ? dit-il d’une voix mal assurée.
Je balbutiai une réponse vague, et m’apprêtai à l’accompagner, bien que le chemin de mon auberge fût dans la direction opposée. Nous n’avions avec nous que les deux Harincourt et M. de Gontaut. Les autres membres de l’Assemblée s’étaient dépêtrés de la foule, ou bien considéraient la bagarre du perron du Chapitre où ils étaient restés, séparés de nous par une muraille de peuple. J’offris mon bras à M. de Gontaut ; mais avec un salut glacial il le refusa pour prendre celui de Harincourt ; et quand je me rapprochai de lui, M. le marquis me déclara, avec un froid sourire, qu’on ne voulait pas me retenir davantage.
— Nul doute que nous ne soyons en sûreté, railla-t-il, si vous voulez bien donner des ordres à ce sujet.
Je m’inclinai sans répliquer ; il s’inclina, et s’éloigna. Mais la foule avait trop bien compris son attitude, ou elle crut à une altercation entre nous, car aussitôt qu’il se mit en marche il s’éleva une huée. Plusieurs cailloux volèrent, en dépit des efforts de Buton pour l’empêcher ; et la petite troupe n’avait pas fait vingt pas que la presse se referma sur elle, avec des cris sauvages. Gênés par la présence de l’invalide, les trois compagnons de M. de Gontaut ne pouvaient rien. J’aperçus fugitivement Saint-Alais, une joue en sang, qui couvrait vaillamment de son corps la personne du vieux gentilhomme. Alors je les suivis, la foule s’écarta avec empressement sur mon passage, des vivats éclatèrent de nouveau, et la grand’place sous l’ardent soleil de juillet semblait une mer de bras agités.
Je fus accueilli par M. de Saint-Alais. Il restait souriant, et avec un admirable empire sur lui-même il sut à la fois surmonter son humiliation et changer ses batteries.
— Je crains bien, tout compte fait, d’avoir à vous déranger, dit-il poliment. M. le baron n’est plus un jeune homme, et votre peuple, monsieur de Saux, est quelque peu turbulent.
— Que puis-je faire ? demandai-je avec contrainte.
Je n’avais pas le cœur de les abandonner à leur sort, et en même temps j’étais médiocrement tenté de recevoir le fardeau qu’on allait m’imposer.
— Nous reconduire jusque chez nous, dit-il aimablement.
Et il tira sa tabatière pour prendre une prise.
La foule était redevenue silencieuse, mais ne perdait pas un seul de nos gestes.
— Si vous croyez que cela puisse vous être utile, répondis-je.
— N’en doutez pas, fit-il avec vivacité. Vous savez, monsieur le vicomte, que l’on naît et que l’on meurt à chaque minute ? En vérité je vous le dis, bien que nul roi ne soit mort, il nous est né un nouveau roi.
Je me cabrai sous le sarcasme, et le mépris railleur de ses yeux. Mais je ne pouvais que céder, et m’inclinant je m’apprêtai à les accompagner. La foule s’ouvrit devant nous, et nous nous éloignâmes parmi des invectives mêlées d’acclamations. Mon intention était seulement de les aider à franchir le plus gros de la cohue, puis d’aller par le plus court à mon auberge, prendre mes chevaux pour décamper. Mais un détachement de la foule continua de nous suivre par les rues, et m’empêcha de mettre mon projet à exécution. Ce fut presque à mon insu que nous arrivâmes à la porte de l’hôtel de Saint-Alais, toujours suivis de notre farouche escorte.
La marquise et sa fille, en compagnie de leurs femmes, se trouvaient sur le balcon, aux aguets ; au-dessous d’elles, à la porte, se groupaient les serviteurs effrayés. En nous apercevant, Mme de Saint-Alais quitta son poste d’observation et apparut sur le seuil, où la livrée lui fit place. Elle jeta les yeux avec stupeur sur nous d’abord, puis sur la canaille qui nous suivait. Quand elle vit du sang sur la cravate de Saint-Alais, elle lui demanda tout émue s’il était blessé.
— Pas du tout, madame, répondit-il avec insouciance. Mais M. de Gontaut a fait une chute.
— Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-elle avec vivacité. Toute la ville semble devenue folle ! J’ai ouï un grand bruit tout à l’heure, et la valetaille rapporte une histoire insensée concernant la Bastille.
— L’histoire est vraie.
— Hé quoi ! La Bastille…
— A été prise par la lie du peuple, madame, et M. de Launay massacré.
— Impossible ! s’écria la marquise, les yeux étincelants. Ce vieillard ?
— Si fait, répliqua Saint-Alais, avec une suavité perfide. Messieurs du Peuple ne font pas acception de personnes. Par bonheur, poursuivit-il, en m’adressant un sourire qui me fit monter le sang à la face, ils ont des chefs plus prudents et judicieux qu’eux-mêmes.
Mais la marquise ignora ces derniers mots. Elle n’avait de pensée que pour ces abasourdissantes nouvelles de Paris. Elle restait là, les joues en feu, les yeux pleins de larmes ; elle connaissait de Launay.
— Oh ! mais le roi va les châtier ! s’écria-t-elle enfin. Les misérables ! les ingrats ! On devrait les rouer vifs ! Je suis sûre que le roi les a déjà châtiés ?
— Il y viendra un jour, s’il ne l’a encore fait, répondit Saint-Alais. Mais pour l’heure, vous comprendrez sans peine, madame, que les choses sont un peu désorganisées. Les gens ont la tête tournée, et ne se connaissent plus. Ici même nous avons eu quelque bagarre. M. de Gontaut a été malmené, et je ne m’en suis pas tiré tout à fait indemne. Si M. de Saux n’avait son peuple aussi bien en main, poursuivit-il, en me lançant un regard souriant, je crois bien que nous aurions vu pis.
La marquise me considérait fixement, et à mesure qu’elle commençait à comprendre, je crus la voir se congeler devant moi. La vie se retira de son masque hautain. Elle me dévisagea sévèrement. Derrière elle, j’entr’aperçus les yeux effrayés de Denise et des serviteurs aux écoutes ; puis elle interrogea :
— Ceux-là font-ils partie du peuple de M. de Saux ?
Et elle s’avança d’un pas, en désignant la troupe de malandrins qui avaient fait halte à quelque distance et nous surveillaient d’un air indécis.
— Rien qu’une poignée, madame, fit Saint-Alais d’un air détaché, simplement ses gardes du corps. Mais ne parlez pas trop mal de lui ; car, étant ma mère, vous devez lui avoir de l’obligation. S’il ne m’a pas tout à fait sauvé la vie, il a sauvé du moins mon esthétique.
— Il vous a sauvé grâce à ceux-là ? fit-elle méprisamment.
— Grâce à ceux-là ou de ceux-là, reprit-il gaiement. D’ailleurs, pour un jour ou deux, sa protection peut nous être utile. Je suis assuré, madame, que si vous la lui demandez il ne la refusera pas.
Je subissais, furieux et impuissant, les coups de cravache de sa langue, et Mme de Saint-Alais me regardait toujours. Elle dit enfin :
— Se peut-il que M. de Saux se soit associé à des gredins pareils ? (Et d’un geste de souverain mépris elle désignait la tourbe haineuse que j’avais derrière moi.) Avec des misérables qui…
— Tout doux, madame, fit M. le marquis à sa façon caustique. Vous allez trop loin. Actuellement ils sont nos maîtres, et M. de Saux est des leurs. Nous devons donc…
— Nous ne devons pas ! répliqua-t-elle impétueusement, dressée de toute sa taille, tandis que ses yeux lançaient des éclairs. Comment ! vous voudriez que j’aie des ménagements pour le rebut de la ville ? Pour la boue de mes souliers ? Pour les balayures du ruisseau ? Jamais ! Ni moi ni les miens n’avons rien de commun avec des traîtres.
— Madame ! m’écriai-je, poussé à bout par son injustice. Vous vous oubliez ! S’il m’a été donné de me placer entre votre fils et le danger, ce n’est pas grâce à la vilenie dont vous m’accusez.
— Dont je vous accuse ? s’écria-t-elle. Mais quel besoin d’accusation, en présence de ces ignobles individus qui vous escortent ? Est-il indispensable de crier « A bas le roi ! » pour être un traître ? Celui-là n’est-il pas aussi coupable, qui nourrit de faux espoirs et trompe les ignorants ? Qui insinue ce qu’il n’ose dire, et fait entrevoir ce qu’il n’ose promettre ? N’est-ce donc pas là la pire des traîtrises ? Honte sur vous, monsieur ! reprit-elle. Si votre père…
— Oh ! m’écriai-je, ceci est intolérable !
Elle me renvoya le mot avec une raillerie amère.
— Oui, intolérable ! Il est intolérable que les forteresses du roi soient prises par la canaille, et des vieillards tués par des va-nu-pieds ! Il est intolérable que des gentilshommes oublient leur naissance au point de s’abaisser jusqu’à la meute ! Il est intolérable que le nom du roi soit vilipendé et affublé de sobriquets ! Tous ces faits sont intolérables, mais ils ne sont pas de notre fait. C’est votre œuvre. Et quant à vous (et me dépassant soudain, elle apostropha la troupe de gueux arrêtés à quelques pas et l’écoutant d’un air farouche), quant à vous, pauvres sots, ne vous y trompez pas. Ce gentilhomme vous a raconté sans doute qu’il n’y a plus de roi en France, qu’il n’y aura plus d’impôts, ni de corvées ; que les pauvres seront riches, et que tout le monde sera noble ! Soit ! croyez-le si cela vous amuse. Il y a eu des pauvres et des riches, des nobles et des roturiers, des oisifs et des travailleurs, depuis que le monde est monde et qu’il y a un roi en France. N’importe, croyez-le si cela vous amuse. Mais pour l’heure, allez-vous-en. Éloignez-vous de mon hôtel. Allez-vous-en, ou j’appelle mes valets qui vous chasseront par les rues à coups de fouet comme des chiens ! A vos niches, ouste !
Elle frappa du pied, et j’eus l’étonnement de voir ces hommes, qui auraient dû comprendre l’inanité de sa menace, se retirer piteusement, tels les chiens auxquels on les comparait. A la minute, la rue était vide. Je n’en croyais pas mes yeux : ces mêmes hommes qui avaient failli tuer M. de Gontaut, qui avaient lapidé M. de Saint-Alais, se laissaient dompter par une femme ! Quand le dernier eut disparu, elle revint à moi, la face animée, les yeux pleins de mépris.
— Voilà, monsieur, dit-elle, retenez bien cette leçon. Voilà votre brave peuple ! Et maintenant, monsieur, allez-vous-en aussi ! Dorénavant ma maison n’est plus faite pour vous recevoir. Je ne veux pas abriter de traîtres sous mon toit ; non, pas même un seul instant.
Du geste elle m’ordonnait de partir, avec le même mépris altier qui avait maté la foule ; mais avant de m’éloigner je lui dis devant tous :
— Vous étiez l’amie de mon père, madame.
Elle me regarda durement, et ne répondit pas.
— Il eût donc été plus séant à vous, repris-je, de me secourir, au lieu de me blesser. En tout cas, fussé-je le plus loyal sujet de Sa Majesté, vous avez fait tout le nécessaire pour m’induire en trahison. A l’avenir, madame la marquise, je vous prie de ne pas l’oublier.
Et je m’éloignai, frémissant de rage.
La foule cependant avait diminué sur la place, mais elle refluait dans les rues adjacentes, où par groupes l’on discutait les événements avec passion, et le mot « Bastille » volait sur toutes les lèvres. A ma vue, l’on faisait place, et l’on se découvrait. Des « Dieu vous bénisse, monsieur de Saux », et des « Vous êtes un bon, vous ! » me caressaient les oreilles. Il y avait moins de bruit et moins de fièvre que dans la matinée, mais il régnait un air de détermination auquel on ne pouvait se méprendre.
Il laissait si peu de doute que les boutiquiers, midi à peine sonné, avaient fermé leurs échoppes et les mitrons leurs boulangeries. Un calme, plus menaçant que la tempête qui l’avait précédé, s’appesantit sur la ville. La majorité de l’Assemblée s’était dispersée en hâte, car je ne vis pas un seul de ses membres ; mais le bruit courait qu’ils s’étaient rendus en corps à la caserne. Personne ne me molesta — la chute de la Bastille eut cela de bon pour moi — et je montai à cheval et sortis de la ville, sans avoir même rencontré Louis.
A vrai dire, j’étais anxieux de me retrouver chez moi, anxieux de consulter le seul homme qui, me semblait-il, pouvait me diriger dans cette vicissitude. Je le voyais clairement, deux routes s’offraient à moi : l’une facile et unie, bien que dangereuse, l’autre âpre et rebutante. La marquise m’avait qualifié de tribun du peuple, de prétendu Retz, de prétendu Mirabeau. Le peuple avait crié mon nom, m’avait proclamé son sauveur. Devais-je m’affubler de ce titre ? Devais-je accepter ce rôle ? Ma caste m’avait rejeté. Saisirais-je le périlleux honneur que l’on m’offrait, pour triompher avec le peuple ou tomber avec lui ?
Avec le peuple ? Ces mots sonnaient bien, mais ils avaient alors un sens plus vague qu’aujourd’hui, et je me demandai, parmi tous ceux qui avaient embrassé sa cause, lesquels avaient triomphé ? Une émeute de la faim, un tumulte, une révolte locale, — celle par exemple qui coûtait la vie à M. de Launay, — de ces choses-là, oui, le peuple s’en était montré capable ; mais jamais d’une victoire durable. Toujours le roi avait maintenu son pouvoir, toujours les nobles avaient gardé leurs privilèges. Pour quelles raisons aujourd’hui en serait-il autrement ?
Les raisons ne manquaient pas. Oui, certes ; mais elles me semblèrent moins décisives, et les précédents militèrent plus fortement contre elles, lorsque j’en vins à songer, avec timidité, de m’en faire un levier. Surtout j’affrontais mal l’odieux de déserter mon ordre. Jusqu’ici j’étais demeuré innocent ; c’était à tort que l’on m’avait fait la grimace. Mais si j’acceptais le rôle que l’on m’assignait, non seulement je devais m’attendre au pis en cas d’échec, mais le succès ferait de moi un paria. Tribun du peuple, je devenais un proscrit pour mes pairs !
Tout en poursuivant ces pensées, je pressais mon cheval avec vigueur ; et je ne doutais pas d’être le premier qui apportât ces nouvelles à Saux. Mais le plus surprenant de cette époque fut la vélocité avec laquelle les bruits de ce genre parcouraient le pays. Ils se transmettaient de bouche en bouche ; un regard y suffisait ; l’air même semblait les porter. Ils dépassaient le plus rapide voyageur.
Partout donc où j’arrivai, la nouvelle était connue. Connue de ceux qui se tenaient depuis des jours à la croisée des chemins, dans l’attente d’ils ne savaient quoi ; connue d’hommes aux regards torves qui sur les ponts des villages conversaient à voix basse en surveillant les tours du château ; connue des régisseurs et factotums, gens de la trempe de Gargouf, qui l’accueillaient d’un sourire incrédule, ou vous parlaient, comme Mme de Saint-Alais, du roi, de sa bonté, et de tous ceux qu’il ferait pendre à cette occasion. Connue, enfin, de l’abbé Benoît, dont je voulais prendre conseil. Il m’attendait près de la grille du château, à l’ancienne place du carcan. Il faisait trop noir pour distinguer ses traits, mais je le reconnus à la coupe de sa soutane et à la forme de son chapeau. J’envoyai Gilles et André devant, et il remonta l’avenue à mon côté, la main sur l’arçon de ma selle.
— Eh bien ! monsieur le vicomte, la chose est arrivée, pour finir, dit-il.
— Vous avez appris ?
— Buton m’a raconté.
— Hé quoi ! il est ici ? demandai-je avec étonnement. Je l’ai vu à Cahors il n’y a pas trois heures.
— Ces nouvelles-là donnent des ailes, répondit avec force l’abbé Benoît. Je le répète, la chose est arrivée. Elle est arrivée, monsieur le vicomte.
— En partie, dis-je, prudemment.
— Tout à fait, répliqua-t-il avec confiance. La populace a pris la Bastille, mais qui s’est mis à sa tête ? Les soldats, les gardes-françaises. Or, monsieur le vicomte, si l’armée n’est plus sûre, c’est fini des abus, fini des exemptions, des extorsions, des disettes, fini des Foullon et Berthier[7], fini de pressurer le pauvre, de…
[7] Berthier, intendant de Paris, pendu par les vainqueurs de la Bastille, ainsi que son beau-père Foullon.
Je coupai court à la litanie du curé.
— Mais si la troupe se met avec la populace, où s’arrêtera-t-on ? fis-je.
— C’est à nous d’y veiller, répondit-il.
— Venez souper avec moi, dis-je. J’ai quelque chose à vous exposer, et aussi à vous demander.
Il ne se fit pas prier.
— Car je ne saurais dormir cette nuit, dit-il, les yeux étincelants. Voilà de grandes, de superbes nouvelles, monsieur le vicomte. Votre père s’en serait réjoui.
— Et M. de Launay ? lançai-je en mettant pied à terre.
— On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, répondit-il fermement, bien que sa mine s’allongeât un peu. Ses pères ont péché, et il en a subi la peine. Mais Dieu donne le repos à son âme ! J’ai ouï dire que ce fut un juste.
— Et qui est mort à son poste, répliquai-je assez vertement.
— Amen, conclut l’abbé Benoît.
Mais je ne me rendis pas pleinement compte de l’impression que les nouvelles avaient faite sur le curé, avant d’être installé avec lui dans le salon noisette, — que la livrée appelait la salle anglaise, — les flambeaux entre nous, au moment du dessert. Alors, tandis qu’il parlait ou m’écoutait, je vis l’émotion agiter ses membres longs et grêles, et contracter son visage émacié.
— C’est la fin, dit-il. N’en doutez pas, monsieur le vicomte, c’est la fin. Votre père m’a répété maintes fois que dans l’argent réside le nerf du pouvoir. C’est avec l’argent, disait-il, que l’on paye l’armée, et tout repose sur l’armée. Récemment, c’est l’argent qui a manqué. Aujourd’hui, l’armée fait défection. Il ne reste plus rien.
— Et le roi ? fis-je, parodiant à mon insu Mme la marquise.
— Dieu protège Sa Majesté ! répondit de bon cœur le curé. Ses intentions sont pures et maintenant il va pouvoir les réaliser, puisque la nation est avec lui. Mais sans la nation, sans argent ni armée, il n’est qu’un mot. Et ce mot n’a pas sauvé la Bastille.
Alors, débutant par ce qui s’était passé à la soirée de Mme de Saint-Alais, je lui racontai tout ce qui m’était arrivé : le serment des épées, le débat de l’Assemblée, l’émeute sur la place, et pour finir, je lui rapportai en quels termes rudes la marquise m’avait donné mon congé. Tout. Mon récit l’agita extraordinairement. Lorsque j’en vins à décrire la scène de la Chambre, il ne put rester en place, et dans son enthousiasme, il arpentait le salon, en parlant tout seul. Et quand je lui dis comment la foule avait crié : « Vive Saux ! » il répéta les mots posément et me regarda d’un air enchanté. A la fin, tout en rougissant, et m’interrompant de temps à autre, tout en jouant avec mon pain pour cacher mon trouble, je lui exposai les pensées qui m’assaillirent sur le chemin du retour, et l’alternative où je me voyais. Mais alors, il reprit son siège, et se mit lui aussi à émietter son pain en silence.